A New York comme ailleurs: le capitalisme sème la mort

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Nous savons maintenant que les attentats de New York ont fait plus de 6 000 morts. Au-delà de ce simple chiffre - déjà effarant - la destruction du World Trade Center marque un tournant dans l'histoire dont nous ne pouvons pas encore mesurer toute la portée. C'est la première attaque contre le territoire américain depuis Pearl Harbour en 1941. Le premier bombardement de son histoire sur le territoire continental des Etats-Unis. Le premier bombardement d'une métropole d'un pays développé depuis la 2e Guerre Mondiale. Il s'agit là d'un véritable acte de guerre, comme disent les médias. Et comme tous les actes de guerre, c'est un crime abominable, un crime perpétré contre une population civile sans défense. Comme toujours, c'est la classe ouvrière qui est la principale victime de cet acte de guerre. Les secrétaires, balayeurs, ouvriers d'intendance et employés de bureau qui représentent la vaste majorité des tués furent des nôtres.

 

Et nous nions tout droit à la bourgeoisie hypocrite et à ses médias aux ordres de pleurer les ouvriers assassinés. La classe dominante capitaliste est déjà responsable de trop de massacres et de tueries : l'effroyable boucherie de la 1re Guerre Mondiale; celle encore plus abominable de la 2e, où pour la première fois les populations civiles furent les principales cibles. Rappelons-nous ce dont la bourgeoisie s'est montrée capable : les bombardements de Londres, de Dresde et de Hambourg, d'Hiroshima et de Nagasaki, les millions de morts dans les camps de concentration nazis et dans les goulags.

 

Rappelons-nous l'enfer des bombardements des populations civiles, et de l'armée irakienne en fuite pendant la Guerre du Golfe en 1991, et de ces centaines de milliers de morts. Rappelons-nous les tueries quotidiennes, et qui continuent encore, en Tchétchénie, perpétrées avec toute la complicité des Etats démocratiques d'Occident. Rappelons-nous la complicité des Etats belge, français, et américain dans la guerre civile en Algérie, les pogroms horribles du Rwanda.

 

Rappelons enfin que la population afghane, aujourd'hui terrorisée par la menace des bombardiers américains, a subi vingt années de guerre ininterrompue qui ont laissé deux millions de réfugiés en Iran, encore deux millions en Pakistan, plus d'un million de morts, et la moitié de la population qui reste dépendante de la nourriture fournie par l'ONU et autre ONG.

 

Ce ne sont là que des exemples, parmi tant d'autres, des basses oeuvres d'un capitalisme aux prises avec une crise économique sans issue, aux prises avec sa décadence irrémédiable. Un capitalisme aux abois.

 

L'attaque de New York n'est pas une attaque "contre la civilisation", mais au contraire l'expression même de la "civilisation" bourgeoise.

 

Aujourd'hui, avec une hypocrisie sans nom, la classe dirigeante de ce système pourrissant se tient devant nous, les mains encore dégoulinantes du sang des ouvriers et des miséreux tués sous ses bombes, et elle ose prétendre pleurer les morts dont elle porte elle-même la responsabilité.

 

Les campagnes actuelles des démocraties occidentales contre le terrorisme sont particulièrement hypocrites. Non seulement parce que la destruction perpétrée sur les populations civiles par la terreur étatique de ces démocraties est mille fois plus meurtrière que le pire des attentats (des millions de morts dans les guerres de Corée et du Vietnam, pour ne citer qu'elles). Non seulement parce que sous prétexte de combattre le terrorisme, ces mêmes démocraties s'associent - entre autres - avec la Russie, dont elles ont dénoncé maintes fois les actes de guerre contre sa propre population en Tchétchénie. Non seulement parce qu'elles n'ont jamais hésité à se servir des coups d'Etat et des dictatures sanglantes pour imposer leurs intérêts (comme les Etats-Unis avec le Chili par exemple). Elle sont hypocrites aussi parce qu'elles-mêmes n'ont jamais répugné à se servir de l'arme terroriste, ou à sacrifier des vies civiles, tant que ces méthodes servaient leurs intérêts du moment. Rappelons quelques exemples tirés de l'histoire récente :

 

  • Dans les années 80, des avions russes abattent un Boeing de la Korean Air Lines dans l'espace aérien de l'URSS : il s'est avéré par la suite que le détournement de l'avion de sa route normale a été manigancé par les services de renseignements américains, dans le but d'étudier la réaction russe à une incursion au-dessus de son territoire.

  • Pendant la guerre Iran-Irak, les Etats-Unis abattent un avion de ligne iranien au-dessus du Golfe persique. Il s'agissait d'un avertissement à l'Etat iranien de se tenir tranquille, et de ne pas déclencher la guerre dans les Etats du Golfe.

  • Pendant qu'elle menait des essais de bombes nucléaires à Mururoa dans la Pacifique, la France a envoyé ses services secrets en Nouvelle Zélande afin de plastiquer et couler le navire Rainbow Warrior de Greenpeace.

  • L'attentat dans la gare de Bologne, qui a tué une centaine de personnes dans les années 1970, fut longtemps mis sur le dos des Brigades Rouges, pour enfin être attribué aux services secrets italiens. Ces mêmes services secrets étaient inextricablement mêlés à toute une mouvance mafieuse autour du réseau Gladio mis en place par les américains à travers l'Europe, et dont on a soupçonné la participation dans une série d'attaques meurtrières en Belgique.

  • Pendant la guerre civile au Nicaragua, le gouvernement Reagan acheminait armes et argent aux guérilleros "Contra". Il s'agissait d'une action illégale, cachée du Congrès américain, et financée par des ventes d'armes à l'Iran (illégale aussi) et par le narco-trafic.

  • L'Etat très démocratique d'Israël poursuit aujourd'hui même une campagne d'assassinats et d'attentats en territoire palestinien, contre des dirigeants du Fatah, Hamas, et autres. (1)

 

Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude aujourd'hui si Oussama Ben Laden est vraiment responsable de l'attaque des Twin Towers, comme l'en accuse l'Etat américain. Mais, si l'hypothèse Ben Laden s'avérait juste, c'est véritablement le cas d'un seigneur de la guerre devenu incontrôlable par ses anciens maîtres. Ben Laden n'est pas un simple terroriste fanatique nourri d'islam. Sa carrière, au contraire, a commencé comme maillon dans la chaîne de l'impérialisme américain lors de la guerre contre l'URSS en Afghanistan. Issu d'une famille richissime saoudienne, avec tout l'appui de la famille royale des Ben Saoud, Ben Laden a été recruté par la CIA à Istanbul en 1979. "La guerre d'Afghanistan vient d'éclater et Istanbul est le lieu de transit choisi par les américains pour acheminer les volontaires vers les maquis afghans. D'abord responsable de la logistique, Oussama Ben Laden devient l'intermédiaire financier du trafic d'armes, financé à parts égales par les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite, à hauteur de 1,2 milliards de dollars par an environ. En 1980, il gagne l'Afghanistan où il restera pratiquement jusqu'au départ des troupes russes en 1989. Il est chargé de répartir la manne entre les différentes factions de la résistance, un rôle clé, éminemment politique. A l'époque, il bénéficie de l'appui total des Américains et du régime saoudien, via son ami, le prince Turki Bin Fayçal, frère du roi et chef des services secrets saoudiens, ainsi que de sa famille. Il transforme de l'argent 'propre' en argent 'sale', puis fera aussi l'inverse." (Le Monde, 15 septembre) D'après le même journal, Ben Laden aurait également mis sur pied un réseau de trafic d'opium, conjointement avec son ami Gulbuddin Hekmatyar, chef Taliban également soutenu par les Etats-Unis. Ceux qui se dénoncent mutuellement aujourd'hui comme "le grand Satan" et "le terroriste mondial numéro un", comme s'ils étaient des adversaires irréductibles, sont en réalité les alliés indéfectibles d'hier. (2)

Le cadre général

Mais au-delà du dégoût que nous inspirent à la fois les meurtres de New York, et l'hypocrisie de la bourgeoisie qui les dénonce, les révolutionnaires et la classe ouvrière ont besoin de comprendre les raisons de ce massacre, si nous ne voulons pas rester dans le rôle de simples spectateurs effrayés par l'événement. Alors, face aux médias bourgeois qui nous déclarent que le responsable c'est l'intégrisme, les "Etats voyous", les "fanatiques", nous répondons que le vrai responsable, c'est le système capitaliste tout entier.

 

Pour nous (3), le début du siècle dernier fut marqué par l'entrée de la société capitaliste dans sa période de décadence au niveau mondial. Avec les années 1900, le capitalisme a achevé sa mission historique : l'intégration de l'ensemble de la planète dans un seul marché mondial; l'élimination de l'emprise des anciennes formes de pouvoir (féodale, tribale, etc.) ont jeté les bases matérielles sur lesquelles la construction d'une véritable communauté humaine devient possible pour la première fois dans l'histoire. En même temps, le fait que les forces productives soient arrivées à ce point de développement signifie que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave à leur développement ultérieur. Dès lors, le capitalisme ne pouvant plus être un système progressiste, il est devenu un carcan pour la société.

 

La décadence d'une forme sociale n'ouvre jamais une simple période historique de déclin ou de stagnation. Au contraire, le conflit entre forces productives et rapports de production ne peut être que violent. Dans l'histoire, c'est ce que nous avons vu avec la période de décadence de l'empire romain esclavagiste, marquée par des convulsions, des guerres internes et externes, et des invasions barbares, jusqu'à ce que la montée de nouveaux rapports de production, les rapports féodaux, permette l'éclosion d'une nouvelle forme de société. De même, la décadence du mode de production féodal fut marquée par deux siècles de guerres destructrices jusqu'à ce que les révolutions bourgeoises (en particulier en Angleterre au 17e siècle, et en France au 18e) démolissent le pouvoir des seigneurs féodaux et des monarchies absolues, ouvrant ainsi la période de domination de la bourgeoisie capitaliste.

 

Le mode de production capitaliste est le plus dynamique de toute l'histoire humaine, ne vivant qu'à travers un bouleversement continuel des techniques productives existantes, et - plus important encore - un élargissement continu de son champ d'activité. Encore moins que tout autre mode de production, sa décadence ne pouvait être une période de paix. Matériellement, l'entrée du capitalisme dans sa décadence fut marquée par deux faits gigantesques et antinomiques : la 1re Guerre Mondiale, et la révolution ouvrière de 1917 en Russie.

 

Avec la guerre de 1914, les affrontements entre les grandes puissances impérialistes ne seront plus des guerres limitées où des confrontations dans des pays lointains lors de la course aux colonies. Désormais, les conflits impérialistes seront mondiaux, incroyablement meurtriers et destructeurs.

 

Avec la révolution d'Octobre 1917, le prolétariat russe a réussi pour la première fois dans l'histoire à renverser un Etat capitaliste ; la classe ouvrière a révélé sa nature de classe révolutionnaire capable de mettre fin à la barbarie de la guerre et d'ouvrir la voie vers la constitution d'une nouvelle société.

 

Dans son manifeste, la 3e Internationale, créée justement afin de diriger le prolétariat sur le chemin d'une révolution mondiale, déclara que la période ouverte par la guerre était celle de la décadence capitaliste, la "période des guerres et des révolutions", où - comme disait Marx dans le Manifeste Communiste - le choix était posé entre la victoire de la révolution et "la ruine commune des classes en conflit". Les révolutionnaires de l'Internationale Communiste envisageaient soit la victoire, soit une descente aux enfers de toute la civilisation humaine.

 

Ils ne pouvaient sans doute pas imaginer les horreurs de la 2e Guerre Mondiale, des camps de concentration, des bombardements nucléaires. Encore moins ne pouvaient-ils imaginer la situation historique inédite dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

 

Tout comme la guerre de 1914 marqua l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, l'effondrement du bloc russe en 1989 marqua son entrée dans une nouvelle phase de cette décadence : celle de sa décomposition. La 3e Guerre Mondiale, en préparation depuis la fin de la 2e en 1945, n'a pas eu lieu. Depuis mai 1968 en France, et la plus grande grève de l'histoire, une succession de luttes ouvrières qui ont secoué les principaux pays capitalistes jusqu'à la fin des années 1980 a montré que le prolétariat mondial, et surtout le prolétariat des pays situés au coeur du système capitaliste, n'était pas prêt à partir en guerre "comme en 1914", ni même comme en 1939. Mais si la classe ouvrière a refusé implicitement la guerre, elle n'a pas réussi à ce hisser à une conscience de sa véritable place dans la société capitaliste, ni de son rôle historique de fossoyeur du capitalisme. L'une des expressions éclatantes de cette difficulté se révèle dans l'incapacité des organisations communistes aujourd'hui à être autre chose que des groupes infimes, éparpillés, et sans écho significatif dans la classe ouvrière.

 

La menace de la guerre mondiale entre deux blocs impérialistes a disparu, mais le danger pour l'humanité reste entier. La décomposition du capitalisme n'est pas une "simple" phase qui sera succédée par d'autres. Elle est bien la phase ultime de sa décadence, qui ne peut déboucher que sur une des deux issues : soit la révolution prolétarienne et le passage à une nouvelle forme de société humaine, soit la chute de plus en plus rapide dans une barbarie infinie, que connaissent déjà beaucoup de pays sous-développés, et qui vient de frapper pour la première fois le coeur même de la société bourgeoise. Tels sont les enjeux de la période que nous vivons.

 

La disparition de l'empire russe n'a pas mis fin aux rivalités impérialistes, loin de là. Au contraire, elle a permis la libre expression des ambitions impérialistes non seulement des anciennes grandes puissances européennes, mais aussi des puissances secondaires, régionales, et jusqu'aux plus petits pays et aux derniers et plus minables seigneurs de la guerre.

 

En 1989, le président Bush nous annonçait la fin du conflit contre "l'empire du Mal", nous promettant une nouvelle ère de paix et de prospérité. En 2001, les Etats-Unis sont frappés au coeur pour la première fois dans leur histoire, et le fils de Bush, lui-même devenu président, nous propose une croisade "du bien contre le mal", une croisade qui durera "jusqu'à l'éradication de tous les groupes terroristes à portée mondiale". Le 16 septembre, Donald Rumsfeld, ministre de la défense américain, répète qu'il s'agit d'un "effort long, large, soutenu" qui s'étendra "non sur des semaines ou des jours, mais sur des années." (cité dans Le Monde du 18 septembre) Ainsi, nous sommes face à une guerre dont même la classe dominante ne prétend pas voir la fin. L'heure n'est plus à s'extasier devant les dix années écoulées de "prospérité" américaine, mais à prendre conscience de cette réalité que Winston Churchill avait promis au peuple anglais en 1940 : "du sang, de la sueur et des larmes."

 

La situation que nous affrontons aujourd'hui confirme mot pour mot la résolution de notre 14e Congrès International qui a eu lieu au printemps de cette année : "La fragmentation des structures et de la discipline des anciens blocs a libéré les rivalités entre nations à une échelle sans précédent, entraînant un combat de plus en plus chaotique, chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus petits seigneurs de la guerre locaux (...) La caractéristique des guerres dans la phase actuelle de la décomposition du capitalisme est qu'elles ne sont pas moins impérialistes que les guerres dans les précédentes phases de sa décadence, mais elles sont devenues plus étendues, plus incontrôlables, et plus difficiles à arrêter même momentanément (...) Les Etats capitalistes sont tous pris dans une logique qui échappe à leur contrôle et qui a de moins en moins de sens, même en termes capitalistes, et c'est précisément ce qui rend la situation à laquelle l'humanité doit faire face, si dangereuse et instable."

A qui profite le crime ?

A l'heure où nous écrivons, personne - aucun Etat, aucun groupe terroriste - n'a revendiqué l'attentat. Il est pourtant évident qu'il a exigé une longue préparation et des moyens matériels importants; et le débat entre "spécialistes" reste ouvert à savoir s'il a pu être l'oeuvre d'un groupe terroriste uniquement, ou si l'étendue de l'action nécessitait l'implication des services secrets d'un Etat. Toutes les déclarations publiques des autorités américaines montrent du doigt l'organisation Al Qaida d'Oussama Ben Laden, mais devons-nous forcément prendre ces déclarations pour argent comptant ? (4)

 

A défaut d'éléments vraiment concrets, et avec le peu de confiance que nous pouvons accorder au médias bourgeois, nous sommes obligés de suivre la bonne vieille méthode de tout détective digne de ce nom, et donc de chercher le mobile. A qui profite le crime ?

 

Une autre grande puissance aurait-elle pu être tentée de faire le coup ? Un des Etats européens, voire la Russie ou la Chine, lésé par la surpuissance américaine faisant de l'ombre à ses propres ambitions, aurait-il tenté de porter un coup au coeur des Etats-Unis et ainsi de discréditer l'image de cette super puissance dans le monde ? A priori, cette thèse nous semble impossible, tant le résultat des attentats paraît prévisible sur le plan international : une réaffirmation de la détermination des Etats-Unis de frapper militairement où bon leur semble partout sur la planète, et de leur capacité à entraîner, bon gré mal gré, toutes les puissances dans leur giron.

 

Ensuite, il y a les prétendus "Etats voyous" tel l'Irak, l'Iran, la Libye, etc. Ici aussi, la thèse nous paraît pour le moins improbable. Mais outre le fait que ces Etats sont toujours moins "voyous" qu'on veut le faire croire (le gouvernement iranien actuel, par exemple, est plutôt pour l'alliance avec les Etats-Unis), il est évident que le risque pour eux est gigantesque si le crime était découvert. Ils risqueraient l'écrasement total et militaire, pour un avantage qui semble très incertain.

 

Au Moyen-Orient, il y a aussi les palestiniens et l'Etat d'Israël qui s'accusent mutuellement de tremper dans le terrorisme. Nous écartons tout de suite l'hypothèse palestinienne : Arafat et ses comparses savent très bien que seuls les Etats-Unis peuvent empêcher Israël de mettre fin à leur avorton d'Etat, et pour eux les attentats de New York sont un désastre total, portant immédiatement un discrédit sur tout ce qui est arabe. C'est ce même raisonnement, mais dans le sens inverse - pour montrer au monde et surtout aux Etats-Unis qu'il faut en finir avec le "terroriste" Arafat - qui pourrait nous amener à envisager la piste israélienne : c'est un crime dont le Mossad serait sans doute capable au niveau de son organisation, mais on voit difficilement comment le Mossad pourrait agir ainsi sans l'aval de l'Etat américain.

 

Les accusations américaines sont peut-être justifiées : ces attentats seraient le fait d'un groupe quelque part dans l'énorme nébuleuse des groupes terroristes qui pullulent au Moyen Orient et un peu partout dans le monde. Dans ce cas, il serait beaucoup plus difficile de dépister le mobile, ces groupes n'ayant pas d'intérêt étatique facilement identifiable. On peut cependant remarquer que même si le groupe Al Qaida était inculpé, cela ne clarifierait pas forcément les choses pour autant : la déliquescence de l'économie capitaliste mondiale est accompagnée depuis des années par le développement d'une énorme économie noire parallèle, fondée sur la drogue, la prostitution, le trafic d'armes et le trafic de réfugiés. Ainsi, l'austère régime islamique des Talibans n'a pas empêché - loin s'en faut - l'Afghanistan de devenir le principal fournisseur du monde en opium et en héroïne. En Russie, l'homme d'affaires Berezovski, grand ami d'Eltsine, n'a guère caché ses liens d'affaires avec les mafias tchétchènes. En Amérique Latine, les guérillas gauchistes, comme la FARC colombienne, se financent par la vente de cocaïne. Partout, les Etats manipulent ces groupes dans leurs propres intérêts. Et cela, au moins depuis la guerre de 1939-45 quand l'armée américaine a sorti le mafioso Lucky Luciano de prison pour lui permettre de faciliter le débarquement des troupes alliées en Sicile. Il n'est pas exclu non plus que certains services secrets aient pu agir pour leur compte, indépendamment de la volonté de leur gouvernement.

 

La dernière hypothèse peut sembler la plus "folle" : le gouvernement américain, ou une fraction de celui-ci au sein de la CIA par exemple, aurait pu sinon préparer l'attentat, l'avoir provoqué et avoir laissé faire sans intervenir. Il est vrai que les dégâts pour la crédibilité des Etats-Unis dans le monde, et pour l'économie, peuvent sembler trop énormes pour qu'une telle théorie soit même imaginable.

 

Néanmoins, avant de l'écarter il vaut la peine de faire une comparaison plus poussée avec l'attaque japonaise sur Pearl Harbour (comparaison très présente dans la presse d'ailleurs), et de faire une parenthèse historique.

 

Le 8 décembre 1941, les forces aéronavales japonaises attaquent la base américaine de Pearl Harbour, à Hawaï, où est regroupée la presque totalité des forces navales américaines du Pacifique. Cette attaque prend totalement par surprise les militaires qui sont chargés de la sécurité de la base et elle provoque des dégâts considérables : la grande majorité des navires à quai sont détruits de même que plus de la moitié des avions, il y a 4500 tués ou blessés du côté américain contre 30 avions seulement perdus par le Japon. Alors que jusqu'à cette date la majorité de la population américaine est opposée à l'entrée en guerre contre les forces de l'Axe et que les secteurs isolationnistes de la bourgeoisie américaine, animant le Comité "Amérique d'abord", tiennent le haut du pavé, l'attaque "hypocrite et lâche" des Japonais fait taire toutes les résistances. Le Président Roosevelt. qui, depuis le début, voulait la participation de son pays à la guerre et apportait depuis un bon moment un soutien à l'effort militaire de l'Angleterre, déclare : "Nous devons constater que la guerre moderne, conduite à la manière nazie, est une répugnante affaire. Nous ne voulions pas y entrer. Nous y sommes et nous allons combattre avec toutes nos ressources." Il réalise désormais une union nationale sans faille autour de sa politique.

 

Après la guerre, sous l'impulsion du Parti républicain, une vaste enquête a été menée pour déterminer les raisons pour lesquelles les militaires américains avaient été surpris à ce point par l'attaque japonaise. Cette enquête a fait apparaître clairement que les autorités politiques au sommet portaient la responsabilité de l'attaque japonaise et de son succès. D'un côté, au cours des négociations américano-japonaises qui s'étaient menées à ce moment là, elles avaient imposé des conditions inacceptables pour le Japon, notamment un embargo sur les livraisons de pétrole à ce pays. D'autre part, alors qu'elles étaient parfaitement au courant des préparatifs japonais (notamment grâce à l'interception des messages d'état major dont elles connaissaient le code secret) elles n'en avaient pas informé le commandement de la base de Pearl Harbour. Roosevelt avait même désavoué l'amiral Richardson qui était opposé à l'entassement de toute la flotte du pacifique dans cette base. Il faut cependant noter que les trois porte-avions (c'est-à-dire les navires de loin les plus importants) qui s'y trouvaient habituellement l'avaient quittée quelques jours auparavant. En fait, la majorité des historiens sérieux est aujourd'hui d'accord pour considérer que le gouvernement américain avaient provoqué le Japon pour justifier l'entrée de son pays dans la seconde guerre mondiale et obtenir l'adhésion de la population des Etats-Unis et de tous les secteurs de sa bourgeoisie.

 

Il est difficile aujourd'hui de dire qui est le responsable des attentats de New York, notamment d'affirmer qu'ils constituent une réédition de l'attaque de Pearl Harbour. Par contre, ce que nous pouvons dire avec certitude c'est que les Etats-Unis sont les premiers à en profiter, démontrant ainsi une capacité impressionnante de tirer avantage de leurs propres revers.

Comment les Etats-Unis profitent de la situation

The Economist le dit de façon très succincte : "La coalition que l'Amérique a rassemblée est extraordinaire. Une alliance qui inclut la Russie, les pays de l'OTAN, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Pakistan, l'Arabie Saoudite et les autres pays du Golfe, avec l'accord tacite de l'Iran et de la Chine n'aurait pas été concevable le 11 septembre."

 

Et en effet, pour la première fois de son histoire, l'OTAN a invoqué l'article 5 du traité de l'Atlantique, obligeant tous les Etats membres de venir en aide à un autre Etat attaqué depuis l'étranger. Fait encore plus extraordinaire, le président russe Poutine a donné son accord pour l'utilisation de bases russes pour des opérations "humanitaires" (aussi "humanitaires" sans doute que le bombardement du Kosovo), et a même offert son aide logistique ; la Russie ne s'oppose pas à ce que le Tadjikistan et l'Ouzbékistan permettent l'utilisation de leurs bases aériennes pour des opérations militaires américaines contre l'Afghanistan : des troupes américaines et britanniques y seraient déjà présentes et en train de prêter main forte à l'Alliance du Nord, seule force afghane encore en lice contre le gouvernement Taliban.

 

Evidemment, tout cela n'est pas sans arrière-pensées. La Russie, pour commencer, entend tirer profit de la situation pour mettre fin à toute critique contre sa guerre sanglante en Tchétchénie et pour couper les vivres acheminés aux rebelles depuis l'Afghanistan (auxquels l'ISI, les services secrets pakistanais, n'étaient certainement pas étrangers). L'Ouzbékistan salue l'arrivée des forces américaines comme moyen de pression contre la Russie, grand frère par trop encombrant à son goût.

 

Quant aux Etats européens, ce n'est pas de gaieté de coeur qu'ils se rangent derrière les Etats-Unis, et chacun compte bien faire son possible pour garder sa liberté d'action. Pour l'instant, seule la bourgeoisie britannique affiche une solidarité totale et militaire avec les Etats-Unis, avec une force embarquée de 20 000 hommes déjà en exercice dans le Golfe persique (la plus grande du genre depuis la Guerre des Malouines) et l'envoi des unités d'élite SAS en Ouzbékistan. Même si la bourgeoisie anglaise a pris quelques distances vis-à-vis des Etats-Unis ces dernières années, avec son soutien à la formation d'une force de réaction rapide européenne capable d'agir indépendamment des américains, et sa coopération navale avec la France, son histoire particulière au Moyen-Orient, avec des intérêts historiques et vitaux dans la région, fait que la défense de ses propres intérêts dans la région l'oblige à se ranger derrière les Etats-Unis aujourd'hui. La Grande-Bretagne joue son propre jeu comme les autres, mais dans ce cas son jeu exige une coopération fidèle avec les américains. Comme le disait Lord Palmerston déjà au 19ème siècle : "Nous n'avons ni alliés éternels, ni ennemis permanents. Nos intérêts sont éternels, et il est de notre devoir de les suivre." (cité dans Kissinger, La Diplomatie) Ce qui n'a pas empêché Lord Robertson, actuel secrétaire général de l'OTAN, d'insister sur l'indépendance de chaque Etat membre : "il est clair qu'il y a une obligation solennelle, morale, pour chaque pays d'apporter une assistance. Celle-ci dépendra à la fois de ce que le pays attaqué (...) décidera de ce qui est approprié, et aussi de la manière dont les pays membres estiment pouvoir contribuer à cette opération." (Le Monde, 15 septembre) La France est nettement plus nuancée : pour Alain Richard, ministre de la défense, les principes de "soutien mutuel [de l'OTAN] vont bien s'appliquer" mais que "chaque nation (...) le fait avec les moyens qu'elle juge adaptés" et que, si "l'action militaire peut être un des outils pour réduire la menace terroriste, il y en a d'autres." "Solidarité ne signifie pas aveuglement", ajoute Henri Emmanuelli, un des dirigeants du PS. (5) Et au président Chirac en visite à Washington de mettre les points sur les "i": "La coopération militaire, naturellement, peut se concevoir, mais dans la mesure où nous nous serions préalablement concertés sur les objectifs et les modalités d'une action dont le but est l'élimination du terrorisme." (citations tirées du Monde, 15 et 20 septembre)

 

Il y a néanmoins une différence entre la situation aujourd'hui, et celle lors de la Guerre du Golfe en 1990-91. Il y a onze ans, l'Alliance rassemblée par les Etats-Unis incorpora les forces militaires de plusieurs Etats européens et arabes (l'Arabie Saoudite et la Syrie notamment). Aujourd'hui par contre, les Etats-Unis indiquent qu'ils ont l'intention d'agir seuls sur le plan militaire. C'est dire à quel point, depuis cette dernière guerre, leur isolement sur le plan diplomatique s'est accru, ainsi que leur méfiance vis-à-vis de leurs "alliés". Ils obligeront bien sûr ces derniers à les soutenir, y compris en particulier en essayant d'inféoder leur réseaux de renseignements, mais ils ne supporteront aucune entrave à leur action armée.

 

On peut souligner un autre avantage tiré par la fraction dominante de la bourgeoisie américaine, cette fois sur le plan intérieur. Il existe depuis toujours une tendance "isolationniste" de la bourgeoisie américaine, qui considère que son pays est suffisamment isolé par les océans, et suffisamment riche, pour ne pas s'immiscer dans les affaires du monde. C'est cette même fraction qui a résisté à l'entrée des Etats-Unis dans la 2e Guerre Mondiale, et que Roosevelt a réduite au silence, comme on l'a vu, suite à l'attaque japonaise sur Pearl Harbour. Il est clair que cette fraction aujourd'hui n'a plus droit de cité, et le Congrès vient de voter une enveloppe de 40 milliards de dollars supplémentaires pour la défense et la lutte "anti-terroriste", dont 20 milliards à dépenser entièrement à la discrétion du Président. C'est-à-dire un formidable renforcement du pouvoir de l'Etat central.

Pourquoi l'Afghanistan?

C'est avec une rapidité extraordinaire que la police et les services secrets américains ont montré du doigt le coupable de l'attentat : Oussama Ben Laden et ses hôtes Talibans. (6) Et bien avant qu'on ait pu avancer la moindre preuve concrète, l'Etat américain a désigné sa cible et son intention : en finir avec l'Etat Taliban. A l'heure où nous écrivons (il est évident que la situation aura largement évoluée quand cette revue sortira de l'imprimerie), la presse annonce que cinq porte-avions américains et britanniques sont dans la région ou en route, que des avions américains atterrissent déjà en Ouzbékistan, et qu'une attaque est prévue dans les 48 heures. Si on fait la comparaison avec les six mois de préparation précédant l'attaque contre l'Irak en 1991, on peut se demander si ce n'était pas prévu d'avance. En tout cas, il est évident que la bourgeoisie américaine a décidé d'imposer son ordre en Afghanistan. Et ce n'est évidemment pas pour conquérir les richesses économiques ni les marchés de ce pays exsangue. Alors, pourquoi l'Afghanistan ?

 

Si ce pays n'a jamais présenté le moindre intérêt sur le plan économique, par contre un coup d'oeil sur la carte suffit pour comprendre son importance stratégique depuis plus de deux siècles. Depuis la création du Raj (l'empire britannique en Inde) et pendant tout le 19e siècle, l'Afghanistan a été le lieu privilégié d'affrontements entre l'impérialisme anglais et russe, dans ce qu'on aimait appeler alors "le Grand Jeu". La Grande-Bretagne voyaient d'un mauvais oeil l'avancée de l'impérialisme russe vers les émirats de Tashkent, Samarkand, et Bokhara, et encore plus vers ses chasses gardées en Perse (aujourd'hui l'Iran). Elles considérait, non sans raison, que le but final des armées du Tsar était la conquête de l'Inde dont la Grande-Bretagne tirait d'énormes profits et un grand prestige. C'est pourquoi elle envoya par deux fois des expéditions militaires en Afghanistan (la première essuya une cuisante défaite, perdant 16 000 hommes avec un seul survivant).

 

Avec le 20e siècle, la découverte d'immenses réserves de pétrole au Moyen-Orient, la dépendance croissante à l'égard du pétrole des économies développées et avant tout de leurs armées, accroît encore l'importance stratégique du Moyen-Orient. Après la seconde Guerre Mondiale, l'Afghanistan devient la plaque tournante dans la région des dispositifs militaires des deux grands blocs impérialistes. Les Etats-Unis réunissent la Turquie, l'Iran, et le Pakistan dans le CENTO (Central Treaty Organisation), l'Iran est truffé de stations d'écoute américaines, et la Turquie devient un des pays les plus puissants militairement du Proche-Orient. Le Pakistan, lui, est soutenu par les Etats-Unis comme contrepoids à une Inde trop ouverte aux sollicitations russes.

 

La "révolution" islamique en Iran retire ce pays du dispositif américain. L'invasion en 1979 de l'Afghanistan par l'URSS, qui tente de profiter de cette faiblesse américaine, constitue donc une menace des plus dangereuses pour toute la position stratégique du bloc américain non seulement au Moyen-Orient mais dans toute l'Asie du Sud. Ne pouvant pas s'attaquer directement aux positions russes (du fait en partie du resurgissement spectaculaire des luttes ouvrières avec la grève massive en Pologne), les Etats-Unis interviennent par guérilla interposée. Dès lors, avec l'Etat pakistanais et son ISI comme hommes de main, les Etats-Unis soutiennent avec les armements les plus modernes le mouvement de "libération" sans doute le plus arriéré de la planète. Et pour pouvoir rester en lice, les services secrets anglais et la DGSE française se sont empressés d'apporter leur aide à l'Alliance du Nord du commandant Massoud.

 

A l'aube du 21e siècle, deux nouveaux événements ont rehaussé encore plus l'importance stratégique de l'Afghanistan. D'un côté, l'éclatement de l'empire russe et l'apparition de nouveaux Etats chancelants (les "cinq Stans" : Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan, et Turkménistan - Arménie, Azerbaïdjan, et Géorgie) attisent les appétits impérialistes des puissances secondaires : la Turquie essaie de mettre sur pied des alliances avec les nouveaux Etats turcophones, le Pakistan de jouer sur le gouvernement Taliban afin de renforcer son influence et de gagner du terrain dans sa guerre larvée avec l'Inde au Cachemire, pour ne pas parler des tentatives russes d'imposer de nouveau leur présence militaire dans la région. D'un autre côté, la découverte d'importantes réserves de pétrole autour de la mer Caspienne et particulièrement au Kazakhstan attire les grandes entreprises pétrolières occidentales.

 

Nous ne pouvons pas ici essayer de démêler toutes les rivalités et conflits inter-impérialistes qui secouent la région depuis 1989 (7). Mais pour se faire une idée de la poudrière qui entoure l'Afghanistan, il suffit d'énumérer quelques-uns des conflits et des rivalités en cours :

 

  • La géographie absurde laissée par la désagrégation de l'URSS fait que la région la plus riche et la plus peuplée - la vallée du Fergana - est partagée entre l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, et le Kirghizistan, de façon à ce qu'aucun de ces pays ne dispose d'une route directe entre sa capitale et sa partie la plus peuplée !

  • Après une guerre civile de cinq ans, les islamistes de l'Opposition Unifiée Tadjik sont entrés dans le gouvernement ; cependant, on soupçonne qu'ils n'ont pas abandonné leurs liens avec le Mouvement Islamique d'Ouzbékistan (l'organisation de guérilla la plus importante), surtout parce que ce dernier doit passer par le Tadjikistan pour attaquer l'Ouzbékistan à partir de ses bases en Afghanistan.

  • L'Ouzbékistan est le seul pays à avoir refusé la présence de troupes russes sur son territoire : il est donc soumis à toutes les pressions de la Russie.

  • Le Pakistan soutient depuis toujours les Talibans, y compris avec 2 000 hommes de troupe lors de la dernière offensive contre l'Alliance du Nord. Il espère ainsi se donner une "profondeur stratégique" dans la région par rapport à la Russie et l'Inde, pour ne pas parler du commerce lucratif de l'héroïne qui passe en grande partie par le Pakistan et entre les mains des généraux de l'ISI.

  • La Chine, qui a ses propres problèmes avec des séparatistes Ouighours en Xinjiang, essaie aussi d'accroître son influence dans la région à travers la Shanghai Cooperation Organisation, regroupant les "cinq Stans" (sauf le Turkménistan, reconnu comme pays neutre par l'ONU) et la Russie. En même temps, la Chine veut rester en bons termes avec les Talibans et vient de signer un accord industriel et commercial avec leur gouvernement.

  • Evidemment, les Etats-Unis ne restent pas en-dehors. Ils ont déjà apporté leur soutien au gouvernement très peu recommandable Ouzbek : "Les militaires US connaissent bien les militaires Ouzbek et la base aérienne de Tachkent. Des unités US ont participé dans des exercices d'entraînement militaires avec des troupes Ouzbek, Kazakh, et Kirghize comme partie des exercices Centrazbat sous l'égide du programme de l'OTAN 'Partenariat pour la Paix'. Plusieurs de ces exercices ont eu lieu à la base militaire de Chirchik, aux abords de Tachkent. L'Ouzbékistan a aussi recherché activement un soutien US depuis son indépendance en 1991, souvent au dépens de ses rapports avec la Russie (...) Lors d'une visite dans la région en 2 000 par le Secrétaire d'Etat d'alors, Madame Albright, les Etats-Unis ont promis à l'Ouzbékistan plusieurs millions de dollars d'équipement militaire, et les forces spéciales US ont entraîné des troupes Ouzbek dans des méthodes de contre-terrorisme et de combat en montagne."

 

C'est donc dans une véritable poudrière qu'interviennent les Etats-Unis, soi-disant pour y apporter la "Liberté durable". Evidemment, nous ne pouvons pas aujourd'hui prévoir qu'elle en sera le résultat final. Par contre, l'histoire de la guerre du Golfe nous indique que dix ans après la fin de la guerre :

  • la région ne connaît pas de paix, puisque les affrontements entre israéliens et palestiniens, entre turcs et kurdes, entre gouvernements et guérillas fondamentalistes continuent de plus belle, ainsi que les bombardements devenus quotidiens des avions américains et anglais sur l'Irak ;

  • les troupes américaines se sont installées durablement dans la région, grâce à leurs nouvelles bases en Arabie Saoudite, et que cette présence devient elle-même source d'instabilité (attentat anti-américain à Dahran).

 

Nous pouvons donc affirmer avec certitude que l'intervention qui se prépare en Afghanistan n'apportera ni paix, ni liberté, ni justice, ni stabilité, mais seulement plus de guerre et de misère pour attiser un peu plus les feux du ressentiment et du désespoir des populations, le même désespoir qui s'est emparé des kamikazes du 11 septembre.

La crise et la classe ouvrière

Quelques jours à peine avant l'attentat, Hewlett-Packard annonçait sa fusion avec Compaq. Cette fusion doit se traduire par la perte de 14 500 emplois. C'est un exemple parmi tant d'autres de la crise qui va en s'approfondissant, et qui s'apprête à frapper de plus en plus durement les ouvriers.

 

A peine quelques jours après l'attentat, United Airlines, US Air, et Boeing annoncèrent des dizaines de milliers de licenciements. Depuis, l'exemple a été suivi par des lignes aériennes à travers le monde (Bombardier Aircraft, Air Canada, Scandinavian Airlines, British Airways, et Swissair pour ne mentionner que les derniers en date).

 

De plus, la bourgeoisie a le culot d'utiliser l'attentat du World Trade Center comme explication pour la nouvelle crise ouverte qui est en train de s'abattre sur la classe ouvrière (8). C'est une explication qui peut sembler tenir la route, avec les 6 600 milliards de dollars de valeurs perdus dans le véritable krach boursier mondial qui s'est produit depuis le 11 septembre. Mais en réalité la crise était déjà là, les patrons ne font que sauter sur l'occasion. Ainsi, selon Leo Mullin, le PDG de Delta Airlines, "même si le Congrès a approuvé l'octroi d'une aide financière globale à l'industrie, l'apport de liquidités a été calculé selon le manque à gagner engendré uniquement par les seuls événements du 11 septembre (...) Or, la demande chute tandis que les coûts de l'exploitation augmentent. Delta enregistre donc un flux de trésorerie négatif."

 

Et en effet, le monde capitaliste est déjà serré dans l'étreinte de la récession, qui se traduit en premier lieu bien évidemment par des attaques contre la classe ouvrière. Aux Etats-Unis, entre janvier et fin août 2001, il y a eu un million de chômeurs de plus. Des entreprises géantes comme Motorola et Lucent, la canadienne Nortel, la française Alcatel, la suédoise Ericsson, ont licencié par dizaines de milliers. Au Japon, le chômage qui était de 2% est monté à 5% cette année (9). La rapidité foudroyante des annonces de nouvelles pertes d'emplois (57 700 entre le 17 et le 21 septembre aux Etats-Unis) nous montre comment les patrons ont sauté sur le prétexte de l'attentat pour mettre en oeuvre des plans de licenciements déjà prévus depuis des mois.

 

Non seulement la classe ouvrière doit payer pour la crise, mais elle doit payer aussi pour la guerre, et pas seulement aux Etats-Unis ou la note s'élève déjà à au moins 40 milliards de dollars. En Europe, tous les gouvernements sont d'accord pour accroître leurs efforts en vue de constituer une force de réaction rapide qui donnera aux puissances européennes une capacité d'action indépendante. En Allemagne, 20 milliards de marks pour la restructuration militaire n'ont pas encore trouvé de place dans le budget fédéral. On peut se douter que la place sera rapidement trouvée, et cette note aussi les ouvriers devront la payer.

 

Décidément, la solidarité de l'union sacrée est une solidarité à sens unique, des ouvriers envers la classe dominante ! Et le cynisme de cette classe dominante, qui se sert des morts de la classe ouvrière comme prétexte pour licencier, ne connaît pas de bornes.

 

Aujourd'hui comme toujours, c'est la classe ouvrière qui est la première victime de la guerre.

 

Victime d'abord dans sa chair. Mais victime surtout dans sa conscience. Alors que seul la classe ouvrière a la capacité de mettre fin au système responsable de la guerre, la bourgeoisie s'en sert, encore et toujours, pour appeler à l'union sacrée. L'union sacrée des exploités avec leurs exploiteurs. L'union sacrée de ceux qui souffrent en premier du capitalisme avec ceux qui en tirent leur jouissance et leurs privilèges.

 

La première réaction des prolétaires de New York, une des premières villes ouvrières du monde, n'a pas été le chauvinisme revanchard. D'abord, on a assisté à une réaction spontanée de solidarité envers les victimes, comme en ont témoigné les queues pour donner son sang, les milliers de gestes individuels de secours et de réconfort. Dans les quartiers ouvriers ensuite, où on pleurait les morts à défaut de pouvoir les enterrer, on pouvait lire sur des pancartes des déclarations : "Zone libérée de la haine", "Vivre comme un seul monde est la seule façon d'honorer les morts", "La guerre n'est pas la réponse." Evidemment, de tels slogans sont imbibés de sentiments démocratiques et pacifistes. Sans un mouvement de lutte capable de donner corps à une résistance puissante aux attaques capitalistes, et surtout sans un mouvement révolutionnaire capable de se faire entendre dans la classe ouvrière, cette solidarité spontanée ne peut qu'être balayée par l'immense vague de patriotisme relayée par les médias depuis l'attentat. Ceux qui tentent de refuser la logique de guerre risquent d'être inféodés au pacifisme qui devient toujours le premier va-t-en-guerre quand la "patrie est en danger". Ainsi, on peut lire cette déclaration (individuelle) sur un site web pacifiste : "quand une nation est attaquée, la première décision doit être ou de capituler ou de combattre. Je pense qu'il n'y a pas de voie moyenne ici : Ou vous combattez ou vous ne combattez pas, et ne rien faire équivaut à capituler." (d'après le Willamette Week Online) Pour les écologistes, "La nation est aujourd'hui unie : nous ne voulons pas apparaître en désaccord avec le gouvernement." (Alan Metrick, porte-parole du Natural ressources Defense Council, 530 000 membres, cité dans Le Monde du 28 septembre)

 

"La paix mondiale ne peut être préservée par des plans utopiques ou foncièrement réactionnaires, tels que des tribunaux internationaux de diplomates capitalistes, des conventions diplomatiques sur le 'désarmement' (...) etc. On ne pourra pas éliminer ou même enrayer l'impérialisme, le militarisme et la guerre aussi longtemps que les classes capitalistes exerceront leur domination de classe de manière incontestée. Le seul moyen de leur résister avec succès et de préserver la paix mondiale, c'est la capacité d'action politique du prolétariat international et sa volonté révolutionnaire de jeter son poids dans la balance."

 

Voilà ce qu'écrivait Rosa Luxemburg en 1915 (Thèses sur les Tâches de la Social-Démocratie Internationale), au milieu d'une des périodes les plus noires que l'humanité ait jamais connues, alors que les prolétaires des pays les plus développés se massacraient sur les champs de bataille de la guerre impérialiste. Aujourd'hui aussi la période est dure, pour les ouvriers et pour les révolutionnaires qui maintiennent bien haut, coûte que coûte, le drapeau de la révolution communiste. Mais comme Rosa Luxemburg, nous sommes convaincus que l'alternative est socialisme ou barbarie, et que la classe ouvrière mondiale reste la seule force capable de résister à la barbarie et de créer le socialisme. Avec Rosa Luxemburg, nous affirmons que l'implication des ouvriers dans la guerre "est un attentat non pas à la culture bourgeoise du passé, mais à la civilisation socialiste de l'avenir, un coup mortel porté à cette force qui porte en elle l'avenir de l'humanité et qui seule peut transmettre les trésors précieux du passé à une société meilleure. Ici, le capitalisme découvre sa tête de mort, ici il trahit que son droit d'existence historique a fait son temps, que le maintien de sa domination n'est plus compatible avec le progrès de l'humanité (...) Cette folie cessera le jour où les ouvriers (...) se réveilleront enfin de leur ivresse et se tendront une main fraternelle, couvrant à la fois le choeur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes, en poussant le vieux et puissant cri de guerre du Travail : prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" (Brochure de Junius, 1915).

Jens, 3 Octobre 2001

 

 

Notes :

 

1. Ajoutons à cela que tous les Etats maintiennent des services secrets, avec leurs "sections des sales coups" et que, quand ils n'utilisent pas leurs propres assassins, ils sont toujours prêts à se payer les services d'un opérateur indépendant.

2. En fait, d'après les révélations de Robert Gates (ancien patron de la CIA) les Etats-Unis n'ont pas seulement répondu à l'invasion russe de l'Afghanistan, mais l'a délibérément provoquée en aidant l'opposition au régime prosoviétique de Kaboul de l'époque. Interviewé par Le Nouvel Observateur en 1998, Zbigniew Brzezinski (ancien conseiller du président Carter) répond : "Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d'attirer les russes dans le piège afghan, et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j'ai écrit au président Carter, en substance: 'Nous avons maintenant l'occasion de donner à l'URSS sa guerre du Vietnam (...) Qu'est-ce qui est plus important au regard de l'histoire du monde ? Les Talibans ou la chute de l'empire soviétique ?" (cité dans Le Monde Diplomatique de septembre 2001).

3. Voir notre brochure La décadence du capitalisme.

4. On peut, par exemple, se rappeler le procès des agents des services secrets libyens accusés d'avoir perpétré l'attentat de Lockerbie. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont maintenu mordicus que les libyens devaient être jugés, même quand il est apparu que la responsabilité était plutôt du côté syrien. Mais à l'époque, les Etas-Unis faisaient les yeux doux à la Syrie pour essayer de l'engager dans le processus de paix entre Israël et les palestiniens.

5. Notons au passage que le Parti soi-disant Communiste Français n'exprime pas de tels états d'âme : le 13 septembre, le conseil national du PCF observe deux minutes de silence, pour exprimer sa "solidarité à tout le peuple américain, à l'ensemble des citoyens et des citoyennes de ce grand pays et aux dirigeants qu'ils se sont donnés". Et que dire du titre à la une de Lutte Ouvrière : "On ne peut entretenir les guerres aux quatres coins du monde sans qu'elles vous rattrapent un jour". Traduction: "Ouvriers américains assassinés, c'est bien fait pour votre gueule".

6. On peut quand même se poser des questions sur cette rapidité : une voiture de location retrouvée à peine quelques heures après l'attentat avec des manuels d'aviation écrits en arabe, alors que les pilotes kamikazes vivaient depuis des mois, sinon des années, aux Etats-Unis et y suivaient leurs cours; le rapport selon lequel on aurait trouvé dans les décombres du World Trade Center un passeport appartenant à l'un des terroristes, qui n'aurait pas été détruit par l'explosion de plusieurs centaines de tonnes de kérosène...

7. En particulier, nous ne parlerons pas des conflits constants sur la construction des nouveaux oléoducs pour transporter le pétrole de la mer caspienne vers les pays développés, la Russie cherchant à imposer une route qui passerait par la Tchétchénie et la Russie pour terminer à Novossibyrsk sur la côte russe de la Mer Noire, le gouvernement américain promouvant la route Baku-Tbilisi-Ceyhan (c'est-à-dire Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie) qui laisserait les russes complètement sur la touche. Notons seulement au passage que le gouvernement américain a dû imposer son choix au grand dam des compagnies pétrolières, qui la considéraient économiquement inintéressant.

8. Comme elle a fait en 1974, quand la crise était censée être dûe à l'augmentation du prix du pétrole, c'est la même explication qu'on nous a resservie en 1980. Quant à la crise de 1990-93, elle aurait été la conséquence de la guerre du Golfe...

9. Ajoutons que si ce taux semble relativement bas par rapport à la France par exemple, il montre le succès de l'Etat nippon, non pas dans la limitation du chômage, mais dans le trucage des chiffres.

 

 

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