La GCF au camarade Mattick

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

Le 9/01/1947

Cher Camarade,

Ayant lu votre réponse au camarade Rochon, nous avons été assez intéressés par la critique, bien qu’hâtive, que vous donnez des 4 points critères que nous proposons pour une discussion constructive.

Tout d'abord il semble que notre premier point ait été déformé. Nous n'avons pas employé le terme de défaitisme révolutionnaire qui est, à votre avis et au nôtre, assez ambigu, au point de permettre aux trotskistes, défenseurs de l'URSS, de se dénommer défaitistes révolutionnaires.

Nous avons, au contraire, repris les termes de Lénine car nous y dénotions un plus grand sens de classe ; et nous disions "lutte contre la guerre impérialiste actuelle et transformation de la guerre impérialiste en guerre civile."

Nous ajoutions que, dans l'état présent de nos forces, ce mot-d'ordre n'avait pas un sens d'agitation directe dans les masses en raison de notre manque d'influence ; mais il indiquait une norme de pensée et d'idéologie qui peut être constructive.

Il s'agissait, dans ce premier point, non de nous délimiter d'un courant politique quelconque, bourgeois ou prolétarien, mais de montrer quel fossé existait entre un mode de pensée bourgeois qu'est la guerre ou le pacifisme bêlant et humanitaire d'avec un mode de pensée révolutionnaire, repoussant non seulement la guerre mais posant aussi la nécessité de la seule solution prolétarienne : guerre civile prolétariat contre capitalisme.

C'était un retour vers la notion de classe et de lutte de classe violente qui aujourd'hui est absent de l'arène politique en rapport avec toutes ces idéologies hybrides de nationalisations et d'étatisations.

Encore une fois nous précisons : il y a dans l'histoire de la classe ouvrière des faits historiques indéniables. La guerre civile, qui en 1917 mit fin à la guerre impérialiste en Russie et en Allemagne un an après, exprimait un caractère net de classe contre classe et c'est ce caractère que, aujourd'hui, nous devons exprimer et imposer pour ne pas nous perdre dans les vues humanitaires d'un MacDonald ou technobureaucratiques d'un Burnham.

Et ceci, sans rejeter à priori ces nouvelles esquisses de l'histoire des sociétés mais après étude et discussion.

Pour le deuxième point, le rejet des idéologies fascistes et anti-fascistes, vous semblez partager notre point de vue, qui n'est pas nouveau, puisque le fascisme date depuis la fin de la première guerre mondiale. Nous reprenons en effet la thèse du Parti Communiste italien et plus particulièrement de sa fraction de gauche.

Les mouvements de résistance, de libération nationale, ont trouvé mêlés, pour des raisons diverses, tous les groupes bourgeois, du PRC au PC ainsi que ceux dits "d'avant-garde", tels les trotskistes et les anarchistes.

Avec l'expérience d'Espagne, où tous ces groupes avaient cherché (...) une politique de présence, même comme laquais de la bourgeoisie, il n'était pas douteux de les voir réaffirmer la même politique qu'entre 1940 et 1945.

Et sans l'étiquette des anti-fascistes de gauche, ces groupes dits d'avant-garde ont trempé dans la guerre impérialiste et n'ont trouvé aucun écho dans la classe, non du fait de la situation de reflux mais en raison de leur vulgaire copie de la politique et de la tactique des grands partis dits ouvriers.

La (...) française, fille adultérine de la CGT n'a même plus la (...) et la spontanéité de la CGTSR d'avant-guerre. Et avec tous les chiens hurlants du capitalisme, des PRC aux anarchistes, la même rengaine pour camoufler les échecs : "Le fascisme n'est pas mort" et "tous les autres partis sont fascistes sauf le nôtre." Quelle belle aubaine pour la bourgeoisie dans cette course au meilleur anti-fasciste de gauche !

Il était donc indispensable de ne pas faire l'autruche. Il ne s'agissait pas de condamner la participation au mouvement de libération seulement mais toute l'idéologie qui, de la guerre d'Espagne à la guerre impérialiste mondiale, représentait la trame réelle de l'enchaînement du prolétariat à sa bourgeoisie.

Le troisième point, la reconnaissance de la nature capitaliste de l'État, c'était pour nous un besoin un besoin de garantir la méthode (...).

Condamner l'État russe ne suffit pas car faut-il en reconnaître la nature, voir s'il ne s'encastre pas dans l'évolution en (...) du capitalisme, ou bien s'il ne sort hors du cadre de l'ancienne société bourgeoise pour représenter, non le socialisme mais une société intermédiaire ayant son temps historique, ses lois de développement et ses caractéristiques.

On rétorquera que notre troisième critère élimine cette possibilité d'étude et de discussion. L'avant-garde n'est pas une école pour élèves retardataires ; nous ne pouvons pas, à chaque instant, remettre en question des points déjà discutés. Et ceci sans que nos documents, que nous avons le plus propagés, soient discutés par ceux-là même qui nous reprochent nos quatre points critères.

Il est aujourd'hui une maladie dans l'avant-garde : considérer que l'époque actuelle n'est plus en rapport direct avec la période de 1914-18. À l'encontre de la méthode scientifique, on énonce une "vérité" et on cherche ensuite les éléments permettant d'asseoir cette "vérité". Comme dans le flot de facteurs il y en a qui sont gênants pour la "vérité" énoncée, on prend une attitude de "grand philosophe" et on décrète, apriori, que ces facteurs ne sont pas intéressants. C'est une tendance très journalistique de traiter les problèmes.

Pour nous, la tendance du capitalisme à se concentrer, à s'amalgamer à l'État n'est pas propre à la période qui va de 1920 à 1946. Cette tendance ne ressort pas d'une nouvelle expression des lois économiques mais de la nécessité de parer et de contourner les lois inflexibles du capitalisme.

La concurrence, qui était un élément progressif à la naissance du capitalisme, devient un élément gênant avec le rétrécissement du marché. La bourgeoisie aura donc tendance à réduire cette concurrence par une concentration des industries. La diminution relative de la concurrence n'a fait, d'une part, que cacher le vrai problème qui demeure l'élargissement du marché d'écoulement et, d'autre part, a transporté la concurrence du marché intérieur de chaque pays au marché international, de nation à nation. À ce moment, se fait donc sentir de plus en plus la nécessité de l'intervention de l'État dans le domaine économique. Les protections douanières, les subventions, les crédits aux capitalistes sont des expressions de cette intervention.

Mais le problème sur le marché international est autre. La petitesse du marché pose surtout la nécessité d'un resserrement du prix de revient. Ce prix de revient est conditionné :

a. par un outillage toujours plus perfectionné, diminuant les pertes de temps par une organisation plus concentrée et plus centralisée ;

b. par une compression toujours plus grande du pouvoir d'achat des masses. Cette compression ne peut se faire uniquement par une réduction des salaires ; il faut aussi des moyens indirects tels les impôts, taxes, emprunts, dévaluations.

Seul l'État est capable de remplir ces deux conditions.

Un autre aspect de cette tendance à la concentration de l'économie dans les mains de l'État est donné par le fait que seuls les pays pauvres, mal outillés, désorganisés ou retardataires ont besoin d'un capitalisme d'État pour soutenir, même faiblement, la concurrence internationale sous peine de disparaître. Ainsi devons-nous regarder la Russie, la Tchécoslovaquie, l'Italie de Mussolini, la France etc...

Les pays dont le développement se heurtent aux frontières nationales sans possibilités d'extension doivent aussi faire appel à l'État capitaliste pour lier l'intérêt capitaliste avec l'intérêt de la nation. Et plus la nécessité devient grande, plus le capitalisme s'intègre. L'Allemagne en était un vivant exemple.

Lier la notion de profit et de réalisation des profits à des individualités pour définir le capitalisme, c'est mettre la charrue avant les bœufs.

L'exploitation ne provient pas de la possession des moyens de production mais de l'achat de la force de travail des ouvriers et de la possession des produits fabriqués. Que ce soit le capitaliste individuel ou le capitaliste-État qui s'approprie les produits fabriqués, ceci ne change rien au phénomène. Même la répartition de l'appropriation de la plus-value n'intervient en rien dans le processus économique du capitalisme.

Ce qui intervient inflexiblement dans le processus capitaliste c'est l'échange en une de la réalisation, non du capital constant ni du capital variable (qui se retrouvent), mais de la plus-value non consommée par les capitalistes. Et c'est ce qui fait que les forces économiques qui furent développées par le capitalisme, si elles garantissaient la société des accidents et fléaux naturels, devenaient à leur tour des facteurs étrangers indépendants et primordiaux par rapport à ceux qui croyaient s'en servir, en l'occurrence les capitalistes individuels ou étatiques. Les fluctuations de la monnaie est l'exemple le plus directement visible de cette loi.

Et en revenant particulièrement sur la Russie actuelle, ce pays présente toutes les caractéristiques décrites plus haut sans apporter d'importants éléments économiques nouveaux. Voir une différence fondamentale entre l'enfant, l'adulte et le vieillard est un non-sens scientifique. On ne donnerait aucun crédit à cette idée.

Mais transportons cette ineptie dans le domaine économique et là l'imagination économico-littéraire d'un Burnham trouve écho parmi les chercheurs d'idée nouvelles mais non originales.

* * *

Notre quatrième point posait la reconnaissance du caractère prolétarien de la révolution d'Octobre, non seulement en fonction des vastes mouvements de classe mais surtout en fonction du bolchevisme. Nous savons qu'il est très facile de dire aujourd'hui, après 30 ans, que le parti bolchevik n'a jamais été révolutionnaire, qu'il exprimait un capitalisme d'État et qu'il a été le fossoyeur de la révolution spontanée des masses russes.

Cette façon de voir les choses et surtout les événements historiques rejoint de bien près le mode bourgeois de pensée. Il faut un coupable avec acte prémédité.

Poser à l'ordre du jour la nécessité de faire le procès du parti bolchevik est la preuve d'un infantilisme politique. C'est vouloir considérer une révolution comme absolue, dans un cadre selon ses désirs, avec des forces ennemies battues d'avance. C'est vouloir rendre responsable le parti bolchevik de n'avoir pas résolu à l'avance tous les problèmes post-révolutionnaires.

Car, si des fautes ont été commises, c'est moins grave par manque de démocratie et d'organisation que par impréparation idéologique du programme de classe. Si le parti bolchevik contenait, à sa naissance, les germes du stalinisme, il contenait aussi les germes les plus poussés du programme révolutionnaire.

Nier cela et vouloir donner aujourd'hui un verdict de culpabilité au parti bolchevik, ceci est du ressort des puristes et non de l'avant-garde qui se doit plutôt de relever les éléments les plus poussés du programme bolchevik et d'éliminer, au travers de l'expérience de ces 30 années, les éléments qui ont contribué à sa dégénérescence.

Ce n'est pas dans le cadre de cette lettre que nous pourrions montrer :

  1. que le parti bolchevik en 1917 avait le programme de classe le plus poussé ;
  2. qu'une situation révolutionnaire n'est pas sujet à schématisation et à principe transcendant ;
  3. que, si aujourd'hui nous pouvons rejeter certaines stratégies et tactiques de classe, c'est que nous avons à notre acquis 30 ans d'expérience qui manquait en 1917 ;
  4. que le problème aujourd'hui revient, non à schématiser une révolution pur style, mais à tirer les leçons pour la classe en cherchant à mieux poser les problèmes que la révolution de 1917 n'a pu que hâtivement ébaucher.

Mais si vous jugez utile la nouvelle discussion de ces points ou d'autres ayant trait à la révolution de 1917, il faudrait élargir le débat et poser, et non critiquer seulement, les fondements du mouvement de la révolution et de l'État après la révolution.

* * *

Pourquoi ces critères, direz-vous, quand la discussion serait plus aisée, plus féconde sans critère ?

Il ne s'agit pas pour nous de limiter les débats ; mais, malheureusement, tout débat tourne toujours autour d'une question de méthode et plutôt que de poser des points en l'air, nous nous inspirons de la méthode marxiste et nous recherchons quel est le programme minimum de classe à partir duquel toute discussion est possible.

Reculer les frontières de classe ne donne aucune garantie de résultat concluant mais nous conduit directement vers l'utopie, sœur jumelle de l'opportunisme.

Nous avons créé à Paris un cercle d'étude aussi large que possible pour ne pas gêner la discussion. Mais immanquablement parce que les événements et les phénomènes ne se laissent pas mettre en boite, le problème a tourné et tourne autour de la méthode marxiste et de la méthode anarchiste c'est-à-dire du manque total de méthode caché derrière des énumérations bibliographiques et des phrases creuses.

L'expérience continue mais clairement maintenant ; et, s'il faut rediscuter tout le marxisme, on le fera ; mais on réclame l'honnêteté de la critique et savoir aller jusqu'au bout des conséquences, c'est-à-dire demeurer ou abandonner entièrement le marxisme, car il n'y a pas de mi-chemin. Le marxisme n'est pas un catalogue de classification où il y a du bon et du mauvais, mais une méthode d'analyse et d'interprétation.

* * *

Nous espérons que la discussion internationale se portera sur la valeur de nos 4 points critères ; et ensuite, une fois le terrain déblayé, les problèmes urgents de classe pourront être élaborés et discutés dans toute l'avant-garde.

Fraternellement, pour la GCF

SADI

Conscience et organisation: 

Personnages: 

Heritage de la Gauche Communiste: 

Rubrique: 

Polémique