Chômage massif et extension de la lutte de classe

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Impitoyablement, le chômage fauche aujourd'hui des millions d'existences et s'impose comme le phénomène le plus important et marquant de la vie sociale dans tous les pays. Les mois et années à venir ne verront que se confirmer cette hémorragie.

Les grandes vagues de licenciements alimentent cette progression du chômage dont il y a quelques années, dans les pays industrialisés, l'arrivée sur un marché du travail bouché des jeunes générations était encore la princi­pale source. Ces grandes vagues de licenciements n'épargnent aucune couche de la population ouvrière. Ouvriers d'industrie et employés, techniciens ou main d'oeuvre non qualifiée, jeunes ou adultes, hommes ou femmes, im­migrés ou non. Le chômage pénètre ainsi toute la vie sociale et lui impose sa marque de fer rouge. Des mil­lions de personnes se retrouvent directement sous sa coupe, des millions d'autres en vivent quotidiennement la menace,   tous  en  subissent la  pression.

Cette situation de chômage massif qui, loin de régresser dans les mois et années qui viennent, va se dévelop­per à un rythme soutenu, conduit irrésistiblement à une paupérisation absolue de toute la classe ouvrière. Ce chômage massif est la manifestation la plus aiguë et directe de la crise historique du capitalisme. Il en expri­me de façon nette et tranchée la nature et les causes, crise de surproduction, en l'occurrence, surproduction de force de travail, crise où le rapport capitaliste du travail salarié se révèle trop étroit pour contenir toutes les richesses produites par le travail des générations passées et présentes,et qu'il promet ainsi à la destruction y compris la "force de travail", source de toutes les richesses.

Manifestation la plus criante de la crise historique du capitalisme, ce chômage massif et chronique qui gangrè­ne en largeur et profondeur toute la vie sociale n'est pas une "première" historique. Avant d'être "résorbé" par la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes dans la seconde guerre mondiale, il a aussi profondément marqué toute la période des années 20 jusqu'à la fin des années 30 .

Contrairement à toutes les idées reçues et curieusement entretenues par l'idéologie dominante, la profonde dé­moralisation, démobilisation et finalement soumission de la classe ouvrière à tous les embrigadements fascistes, staliniens ou démocratiques, n'est pas à mettre sur le compte des chômeurs "toujours prêts à se jeter dans les bras de la première dictature venue", mais sur celui de la profonde contre-révolution et de la trahison des organisations politiques du prolétariat qui a accompagné cette puissante contre-révolution. Même durant ces an­nées, le chômage a, malgré tout, déterminé de grandes luttes, en France et aux USA,par exemple. Mais l'épo­que n'étant plus à la révolution, mais à la guerre, ces luttes ont finalement été dévoyées grâce aux organisa­tions politiques staliniennes et social-démocrates, dévoiement grandement facilité par un développement gigan­tesque du capitalisme d'Etat avec les politiques de grands travaux et de réarmement massif.

Aujourd'hui, le chômage massif fait sa réapparition, mais dans un contexte totalement différent, et dans cette situation radicalement différente- des années 30 où le joug de la contre-révolution n'écrase plus la classe ou­vrière, la lutte des chômeurs qui commence à poindre, menace de contribuer grandement au bouleversement gi­gantesque de tout l'ordre social établi. Et ce n'est sûrement pas la maladresse avec laquelle s'expriment les premiers mots d'ordre et les premières revendications de cette lutte qui nous amèneront à penser le contraire, car comme le disait K.Marx, en tirant le bilan des révolutions de 1848 :

"Dans le premier projet de constitution rédigé avant les journées de juin, se trouvait encore le droit au tra­vail, première formule maladroite où se résument les exigences révolutionnaires du prolétariat On le transforma en droit à l'assistance Or, quel est l'Etat moderne qui, d'une manière ou d'une autre, ne nourrit pas ses indigents ! Le droit au travail est au sens bourgeois un contresens, un désir vain, pitoyable; mars derrière le droit au travail, il y a le pouvoir sur le capital; derrière le pouvoir sur le capital, l'appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c'est à dire la suppression du salariat, du capi­tal et de leurs rapports réciproques. Derrière le droit au travail, il y avait l'insurrection de juin" (K. Marx. "Les luttes de classe en France", Ed. Sociales, p.81)

L'IMPACT DU CHOMACE

Le chômage est un signe particulièrement distinctif du mode de production capitaliste, et d'une manière ou d'une autre, à chaque stade de son évolution histori­que, il s'est imposé comme un situation inhérente à la condition ouvrière. Lors de l'apparition du capitalisme, au sortir du mode de production féodal, lors de son développement ultérieur avec la réalisation du marché mondial, durant toute la période de décadence, épo­que des grandes crises, guerres mondiales et révolu­tions,  que  nous  vivons.

Mais, si le chômage est inhérent à la condition ou­vrière où le travail prend la forme de marchandise "force de travail" qui s'achète et se vend en échange d'un salaire selon les conditions du marché, on ne peut tirer de cette vérité générale, que de tout temps, le chômage a toujours eu la même signification, le même  impact  et  les  mêmes déterminations sur  la classe ouvrière, sa conscience et sa lutte.

Le chômage des centaines de milliers de sans-travail dans toute l'Europe de la fin du féodalisme, où serfs, paysans, artisans étaient arrachés à leurs conditions, moyens de travail, de subsistances, avec lesquels ils faisaient corps, par l'avènement et le développement du machinisme et de la manufacture, n'a déjà pas la même signification et le même impact que le chôma­ge qui s'impose lors de la marche en avant du machinisme et de la grande industrie. Dans cette période his­torique qui s'étend grossièrement de 1830 à 1900, on assiste à un chômage permanent certes, toujours- ali­menté par la paupérisation de paysans et d'artisans, mais à une échelle bien plus limitée qu'au début du 19ème siècle, ainsi qu'à un chômage limité à certai­nes corporations ou branches d'industrie, dû aux crises passagères et ponctuelles limitées à ces branches d'industrie.

Avec la première guerre mondiale, la crise généralisée et permanente de l'ensemble du mode de production capitaliste, qui n'épargne aucun pays, aucune corpora­tion et branche d'industrie détermine un chômage d'u­ ne autre signification et d'une autre sorte au sein de la population ouvrière. Ce chômage dont les caracté­ristiques sont propres à notre période de décadence est bien plus  différent des autres  formes antérieures du chômage que celles-ci ne le sont entre el­les.

Le chômage enfanté par les secousses de la crise mondiale du capital tend premièrement à devenir per­manent. Mis à part les périodes de guerre où les ou­vriers, comme le reste de la population, sont occupés soit à s'entretuer ou à produire les armes nécessaires aux massacres, le chômage massif domine la condition ouvrière : de 1920 à 1940, 20 ans de chômage généra­lisé dans tous les pays industrialisés. L'immense bou­cherie de la seconde guerre mondiale avec ses 50 millions de morts et plus, et l'occupation des bras qui restaient valides après la guerre pendant la reconstruction d'un monde ravagé par les destructions, ne per­mettra de repousser la question du chômage que pour une dizaine d'années, ou guère plus. Dès la fin des années 60, le chômage, comme problème de fond,fait sa réapparition et il ne sera contenu et cantonné à la jeunesse pendant les années 70 que par le faux fuyant économique des politiques inflationnistes d'endette­ment généralisé des années d'illusions. Aujourd'hui, la crise reprend tous ses droits, s'impose, et le chômage à nouveau, explose littéralement.

C'est dans ces conditions que la question du chômage acquiert ne signification différente pour le dévelop­pement de la conscience de classe et la lutte de classe, signification très différente de celle qui domi­nait au siècle dernier.

Au siècle passé, la conscience que pouvait déterminer le chômage au sein de la classe ouvrière ne pouvait qu'être très limitée. Jamais, à cette époque, le chô­mage n'apparaît comme une situation irréversible. Le chômage est extrêmement cruel pour la classe ouvriè­re lorsqu'elle est atteinte, mais l'époque, est, elle, to­talement différente. Le capitalisme bouleverse cons­tamment les conditions de la production; dans chaque crise, il tire une énergie nouvelle, en sort renforcé pour continuer sa marche triomphale à travers le monde. Une grande partie des chômeurs, ou anciens paysans sont aspirés dans le sillage de cette marche triomphale. C'est l'époque de la colonisation où des centaines de millions de personnes émigrent vers des continents gigantesques : Amérique, Afrique, Asie... A côté de l'émigration massive de populations d'Europe, l'origine sociale des chômeurs, serfs, paysans, ou arti­sans permet aussi souvent à la bourgeoisie de se ser­vir de cette masse de chômeurs pour faire une pres­sion générale sur l'ensemble de la classe ouvrière, ses conditions de travail et d'existence et ses salaires, voire les employer comme "jaunes" et briseurs de grè­ves. Même s'il s'agissait du chômage produit par une crise dans une branche d'industrie déterminée, le cloi­sonnement, sinon l'opposition qui régnait entre les dif­férentes branches d'industrie, rendait l'impact du chô­mage sur toute la classe ouvrière et sa conscience très limité. De même, quand il s'agissait du "volant de chômage" ou "armée de réserve industrielle", la pression sur les salaires qui en résultait, ne permet­tait pas plus à cette forme de jouer un rôle particu­lièrement positif dans l'unification et le développe­ment de la conscience de classe de la classe ouvriè­re. Mis à part la grande crise de 1847 qui n'épargna aucune catégorie ou secteur ouvrier, et le mouvement ludiste durant les tous premiers développements du machinisme, les chômeurs et le chômage en général, ne furent pas amenés à jouer un rôle particulier dans l'avancée de la lutte de classe du siècle dernier.

Cette situation change radicalement avec l'ouverture et la course effrénée de la décadence du capitalisme. Les chômeurs, dans leur immense majorité, ne sont plus des anciens paysans ou artisans, mais des ou­vriers ou employés, qui, depuis des générations étaient insérés dans la production industrielle. Ce n'est plus une catégorie ou une corporation particulière, où les ouvriers sont victimes du chômage, mais toutes, comme c'est le cas pour toutes les villes, régions, pays. Ce chômage n'est plus conjoncturel, mais irréversible, sans avenir. Ce chômage qui concentre toutes les caractéristiques de la décadence du capitalisme et est une de ses principales manifestations ne peut dé­terminer dans la classe ouvrière que des réactions qualitativement différentes de celles du siècle dernier.

Ainsi, dès l'après première guerre mondiale, ce sera en Allemagne par exemple, les chômeurs qui souvent seront à l'avant-garde du mouvement révolutionnaire. Alors que les syndicats du siècle dernier ne regrou­paient pas de chômeurs dans leurs rangs, toujours en Allemagne, où, avec la Russie, la classe ouvrière était l'avancée de la révolution internationale, on trouve dans les organisations révolutionnaires une forte pro­portion de chômeurs.

En pénétrant profondément et indistinctement toutes les couches de la classe ouvrière, le chômage déter­mine dans l'ensemble de la population ouvrière, une si­tuation commune où toutes les barrières catégorielles, corporatistes, usinistes, locales, régionales, nationales, disparaissent pour ne laisser apparaître que ce que la classe ouvrière dans son ensemble a de commun -si­tuation, condition, intérêts - effaçant ou mettant de côté toute spécificité face aux conditions et perspec­tives qu'impose la crise du capitalisme, situation où la classe ouvrière prend conscience "qu'on ne lui a pas fait un tort particulier, mais tous les torts". C'est ain­si que même en dehors de toute période de luttes ouvertes, le chômage généralisé qui se développe, en em­portant comme des têtus de paille toutes les petites mesures par lesquelles la bourgeoisie et les Etats es­saient de l'entraver, de le ralentir sans oser même es­pérer le stopper, tend à dissoudre rapidement tout es­prit corporatiste inculqué et entretenu par les syndi­cats depuis des  années.

Non seulement, le chômage tend à dissoudre tout es­prit corporatiste, mais dans le même mouvement, il place l'ensemble de la classe ouvrière face à un pro­blème de fond, qui réclame de manière on ne peut plus pressante, des solutions de fond impliquant toute la classe ouvrière.

Pour que la  révolution sociale soit possible, Rosa Luxemburg déclarait déjà au début de ce siècle : ".il faut que le terrain  social soit labouré de fond en comble, que ce qui est en bas apparaisse à la surface, que ce qui est en haut soit enfoui profondément..."

(Grève de masse, parti et syndicats. Editions Maspéro, page 1 13).

Et bien, ce travail là, nous pouvons constater que le chômage massif, généralisé, chronique et sans avenir, est en train de particulièrement contribuer à le réali­ser. Et il n'y a rien de plus fort aujourd'hui que le développement du chômage pour enfouir profondément toutes les illusions passées, les séparations qui les ont couvées et faire remonter à la surface tout ce qui unit la classe ouvrière face à la crise généralisée du capitalisme.

LE  CHOMAGE  ET  L'ILLUSION  DU  CAPITALISME D'ETAT

Nous avons ici défendu qu'à notre époque, le déve­loppement du chômage avait joué et jouera un rôle extrêmement important dans le développement de la conscience de classe et dans la lutte de classe en gé­néral. Dans l'introduction de cet article, nous disions aussi que, même dans une des plus noires périodes du mouvement ouvrier, les années 30, un des* derniers sursauts de la classe ouvrière/ avant d'être embrigadée dans la seconde guerre mondiale, avait eu pour base la lutte contre le chômage. Il faut constater qu'à cette époque, l'écrasement de toute perspective révolutionnaire avec la grande vague de contre-révolu­tion et le travail d'embrigadement des partis qui avaient trahi la classe prolétarienne, ne pouvaient per­mettre à la classe ouvrière de dégager une perspective révolutionnaire, vouant ainsi toutes ses luttes à l'échec Ceci  est   le   fond  de   la  question.

Mais pour mieux cerner ce qui distingue notre époque au sein même de cette période de décadence, et en particulier, la différence avec les années 30, il faut prendre en considération l'immense développement du capitalisme d'Etat qui est venu accompagner et facili­ter cet embrigadement de la classe ouvrière dans la guerre.

Pendant ces années qui précèdent la seconde guerre mondiale, les différents Etats nationaux engagent tou­tes les réserves économiques, s'endettent sans compter pour financer, sous l'égide de l'Etat tout puissant, grands travaux et armement massif, qui, à la veille de la guerre épongent en grande partie le chômage. Ainsi, aux USA par exemple :

"L'écart qui séparait à ce moment la production de la consommation fut attaqué de 3 côtés à la fois : 1° Contractant une masse de dettes sans cesse ac­crue, 1 'Etat exécute une série de vastes travaux publics   (. . .)

L'Etat augmenta le- pouvoir d'achat des masses laborieuses   ;

a) en introduisant le principe d'accords collec­tifs garantissant des salaires minimum et édictant des limitations de la durée du travail, tout en renforçant la position générale des organisations ouvrières  et  notamment  du  syndicalisme

b) en créant un système d'assurance contre le chômage et par d'autres mesures sociales destinées à empêcher une nouvel le réduction du niveau de vie des  masses

3° De plus, l'Etat tenta, par une série de mesu­res telles que des limitations imposées à la pro­duction agricole et des subventions destinées à soutenir les prix agricoles, d'augmenter le revenu de la population rurale de façon à permettre à la majorité des exploitants de rejoindre le niveau de vie des classes moyennes urbaines" (F.Sternberg.   "Le conflit  du   siècle",   p.389).

Il ne faut d'autre part pas oublier que cette interven­tion des Etats s'accompagne en même temps d'un quadrillage et d'un encadrement de la population ex­trêmement poussé. Pour continuer avec l'exemple des USA, nous pouvons citer :

"Du fait des modifications décisives qui s'étaient opérées sous 1'égide du New-Deal dans la structu­re sociale américaine, la situation du syndicalis­me changea du tout au tout. Le New-Deal encouragea en effet le mouvement syndical par tous les moyens ('...). Au cours d'un bref espace de temps qui va de 1933 à 1939, le nombre de syndiqués a fait plus  que  tripler. A la veille de la deuxième guerre mondiale, il y a plus de deux fois plus de co­tisants qu'aux meilleurs moments  d'avant la crise, bien plus que dans toute 1'histoire des USA" (Idem).

LA PERSPECTIVE DU CHOMAGE MASSIF

L'on ne peut saisir l'impact décisif du chômage sur la situation sociale des pays industrialisés si l'on n'a pas clairement pris conscience que celui-ci, loin d'être conjoncturel, est irréversible, pas plus d'ailleurs, si l'on ne comprend pas que celui-ci, loin d'être à son apogée, n'en est encore qu'à ses débuts. Avant de ré­pondre à la question : est-ce que le chômage va con­tinuer à se développer, et si oui, comment ? on peut déjà essayer de considérer quelles conditions devraient être réunies pour qu'il soit simplement maintenu à son niveau actuel. Même en comptant sur une reprise de l'économie mondiale qui aujourd'hui a fait long feu, l'OCDE, qui pourtant n'est jamais avare  d'affirmations optimistes établissait dès 1983 dans son rapport sur les perspectives économiques :

"Pour maintenir le chômage à son' niveau actuel, en fonction de 1 'augmentation prévisible de la popu­lation active, il faudrait créer de 18 à 20 mil­lions d'emplois d'ici la fin de la décennie De plus, il faudrait encore 15 millions d 'emplois sup­plémentaires si l'on voulait revenir au niveau de chômage de 1979, soit 19 mi liions de personnes sans travail

Cela reviendrait  à  créer 20 000 emplois par jour entre 1984 et 1989, alors qu 'après le premier choc pétrolier, entre 1975 et 1980, _les 24 pays membres n'en avaient dégagés que 11 500 respectivement" (Rapport OCDE 1983)

D'ores et déjà, tout retour en arrière se révèle donc impossible et si l'on fait le point sur la situation ac­tuelle, on peut établir que :

"Ce sont déjà plus de 2,5 millions de chômeurs que recensent en France les statistiques officiel les, 2,7 en Espagne, 3,2 mi 11 ions en Grande-Bretagne, 2,5 millions en RFA, et dans- la première puissance économique du monde, les USA, 8,8 millions.C'est déjà 17,1% de la population active qui est au chômage aux Pays-Bas, 19,3% en Belgique, 25% au Portugal , suivant ces mêmes chiffres officiels' ("Manifeste  sur  le  problème du  chômage".  R.I.,  mai  83).

Le résultat est donc là, simple, net et terriblement tangible. Le chômage représente à l'heure actuelle 10 à 12% en moyenne de la population active des pays industrialisés. Il est irréversible, et plus grave encore, la nouvelle récession qui s'annonce menace d'emporter avec elle, dans les mois et les prochaines années qui viennent, une masse encore plus considérable de per­sonnes dans le tourbillon du chômage. Dans le dernier numéro de cette revue, nous notions déjà cette accé­lération :

"Avec le ralentissement de la reprise, ces derniers mois ont vu une relance du chômage : 600.000 chô­meurs de plus pour la CEE en janvier, 300. 000 pour la seule RFA qui, avec cette progression, bat son record de 1953 avec 2,62 millions  de  chômeurs".

(Revue Internationale n°1. "Dollar, le roi est nu", p.7).

L'évolution du chômage est d'autant plus rapide, ses conséquences plus graves et profondes, qu'elle est de plus en plus alimentée directement par les licencie­ments. Quand le chômage se manifestait encore prin­cipalement par la difficulté de nouvelles générations à trouver un emploi, son évolution n'avait pas forcément pour corollaire une baisse du nombre de salariés en activité. Aujourd'hui, oui.

Cette augmentation croissante de la masse des chô­meurs et son corollaire, la diminution de la population salariée, a pour conséquence directe la quasi-faillite de toutes les caisses d'assurance chômage. Un nombre plus grand d'allocations à verser et de moins en moins de cotisants rend tout système d'assurance ou de cou­verture sociale impossible. Les systèmes d'assurance chômage, dans la mesure où ils existent  - ce qui n'est le cas que pour un petit nombre de pays- n'ont jamais été un cadeau de l'Etat, "une oeuvre sociale"; les allo­cations versées comme indemnités aux chômeurs tem­poraires sont une ponction sur les caisses alimentées par des cotisations obligatoires retirées directement aux salaires. Dans des situations où les taux de chô­mage sont peu élevés et les périodes d'inemploi cour­tes, un tel système peut même financièrement s'avérer "juteux" pour l'Etat qui le gère comme tout système d'assurance, mais il devient carrément impossible dans une situation de crise et de chômage massif. Forcé­ment, dans de telles situations comme aujourd'hui, les cotisations augmentent sans cesse, les allocations sont réduites à peau de chagrin pour des périodes de plus en plus courtes, et les caisses sont constamment défi­citaires  avec  un  déficit  croissant.

En conclusion de ce survol rapide sur les perspectives du chômage, nous pouvons affirmer :

-   le chômage sera dans les mois et les années qui viennent de plus en plus massif, les chômeurs devenant la catégorie la plus importante et de loin de la popu­lation. La grande période de chômage qui s'ouvre de­vant nous et qui a commencé depuis longtemps par ce que l'on appelle le chômage des jeunes n'a rien de conjoncturel; elle est irrémédiable. Elle est la mani­festation la plus directe et criante de la crise his­torique du capital, du salariat et de leurs rapports ré­ciproques;

-   tous les systèmes d'assurance, de couvertures diverses ne sont pas devant nous, mais derrière. Le capitalisme ne pouvant digérer un chômage massif, les chômeurs n'ont pas à attendre que l'Etat leur fasse de cadeau, ils n'auront que ce qu'ils gagneront. En effet, si le capital, même avec le concours, l'assistance et l'inter­vention massive de l'Etat, ne parvient plus dans le ca­dre de ses lois juridiques, économiques et sociales à assurer un lien entre les forces et moyens de production, les marchandises produites et les besoins de la société, face à ces besoins, ces moyens de production et de subsistance n'en continuent pas moins à exister, et par leur lutte, les chômeurs doivent et peuvent continuellement essayer de les arracher aux mains du capitalisme.

Au sein de la lutte générale du travail contre le ca­pital, la lutte des chômeurs contre la situation qu'on leur impose exprime de façon limpide le fond, la natu­re et la perspective de la lutte ouvrière : l'assujettis­sement de toutes les richesses à la satisfaction des besoins de l'humanité, et cela, même si comme le di­sait K.Marx : " ces exigences révolutionnaires sont ex­primées dans des formules maladroites". Cela n'a rien d'étonnant dans la mesure où dans le chômage se trouve condensée et résumée toute la condition ou­vrière. Situation où la classe ouvrière touche le fond de sa condition face à un monde dont l'anachronisme des lois éclate au grand jour avec cette immense sur­production qui n'engendre que misère, dégénérescence et mort alors qu'elle pourrait soulager et libérer l'hu­manité d'un  immense  fardeau.

C'est dans un tel contexte que les propagandes humanitaristes dans la bouche desquelles le mot "solidari­té"  prend  le sens de "mendicité", où le geste prend les  allures de l'assistance, révèlent leurs caractères caricaturalement  réactionnaires.

LEUR SOLIDARITE ET LA NOTRE

L'exploitation de la notion de "solidarité" a des fins qui n'ont rien à voir ni avec les besoins des luttes ou­vrières, et encore moins, avec la perspective d'éman­cipation de la classe ouvrière, n'est pas nouvelle. On l'a vu à l'oeuvre ces dernières années, dans le travail de cloisonnement corporatiste réalisé par les divers syndicats, et en particulier, dans la grève des mi­neurs, en Angleterre. Avec le développement du chô­mage, -ce dévoiement prend une forme caricaturale, ce qui a au moins l'avantage d'en éclairer toute la tartufferie  et  l'inefficacité.

Depuis que les systèmes d'assurance sociale manifes­tent leur faillite et leur incapacité à faire face ou tout au moins à cacher les aspects les plus criants de la condition de chômage, les appels à la solidarité "contre le fléau social" ne cessent plus. L'Etat, pour commencer, instaure de nouvelles cotisations sociales à prélever sur les salaires au nom bien sûr de "la solida­rité", les organisations charitables en appellent au don, les syndicats, nouveaux ou anciens -quand ils ne se cantonnent pas aux slogans nationalistes du style "pro­duisons allemand, français, etc..."-en appellent au "par­tage du travail".

Pour commencer, les nouvelles cotisations sociales ou l'augmentation des anciennes ne résoudront rien et ne peuvent avoir qu'un impact très limité sur la condition des chômeurs. Avec l'augmentation constante du chô­mage, l'augmentation de ces cotisations deviendrait une spirale sans fin, grevant d'autant les salaires sur lesquels vivent déjà souvent plusieurs personnes. De fait, ce ne sont plus des "cotisations", encore moins un "geste de solidarité", mais un impôt sur la crise du capitalisme qu'on prélève sur une population ouvrière qui en subit déjà largement les conséquences et assume la plus grande partie de la charge des chômeurs, car les chômeurs ne sont pas sur la planète Mars, mais dans les familles d'ouvriers ou d'employés. Quand ils sont seuls, alors leur situation devient rapidement in­vivable.

Quant aux dons et autres "gestes charitables", leur inefficacité par rapport à l'immensité du problème et des. besoins parle d'elle-même. Cette histoire de "soli­darité" par la "charité" nous ramène plusieurs années en  arrière,  dans  les  années 30  :

"La société était engagée à résoudre ses problèmes locaux par un accroissement de leur travail de charité Aussi tardivement qu'en 1931, le président Hoover   était   d'avis  que le maintien d'un esprit de mutuelle assistance par le don volontaire est d'une importance infinie pour l'avenir de 1'Amérique Aucune action gouverne­mentale, aucune doctrine économique ni projet ne peut remplacer cette responsabilité imposée par Dieu, de l'homme individuel ou de la femme envers leurs prochains'.  (Adress on unemployement  relief, 18  octobre 193 1 ).

Cependant, moins d'une année plus tard, 'la respon­sabilité imposée par Dieu' fut reconnue impotente. Les fonds de 1'Etat et de 1'aide locale étaient épuisés. La radicalisation des travailleurs tout autant que des masses progressaient rapidement : marche de la faim, manifestations spontanées de toutes sortes, et même des pillages devenaient de plus  en  plus  fréquents". (Living Marxism. N°4, août 1938).

De toutes ces démarches qui en appellent à la solida­rité pour faire face à la question du chômage, il nous reste à- considérer celle prônée plus spécifiquement par les syndicats, le fameux "Partage du travail". Cela fait d'ailleurs un sacré bout de temps que les syndi­cats, en particulier, ceux d'obédience   social-démocra­te, tentent de polariser l'attention de la classe ouvrière sur "la lutte pour les 35h". Au fond de l'idéologie syn­dicale qui prône ce "partage du travail", c'est une certaine vision de la crise actuelle que l'on retrouve. Dans leur travail idéologique, ces syndicats défendent le point de vue selon lequel la crise actuelle qui en­fante un chômage massif n'est qu'une crise conjonctu­relle, période charnière qui aboutirait à une nouvelle expansion de l'économie mondiale où les nouvelles technologies seraient peines. C'est dans cette perspec­tive "rose" qu'ils demandent à la classe ouvrière d'ac­cepter ce bouleversement et la préparation d'un ave­nir mythique.

Ces mots d'ordre de "partage du travail" ne sont pas si nouveaux que ça : dans les années 30 déjà, les IWW ([1]) mettaient en avant des orientations d'action sem­blables :

"Les syndicats de chômeurs de 1'IWW avaient pour opinion que les secours ne pouvaient pas résoudre la question du chômage, et c'est pourquoi, il était nécessaire de renvoyer les sans-travail au tra­vail, en raccourcissant la journée de travail pour tous les travailleurs à 4 heures. Leur politique était de faire le 'piquet de grève des industries' pour impressionner les ouvriers au travail" (Idem).

Autant dire tout de suite que de telles actions n'ont jamais abouti, même de manière insignifiante aux ré­sultats recherchés. Au contraire, pour opposer une partie de la classe ouvrière à une autre, on ne peut rêver mieux. Et de fait, derrière toutes ces mascara­des de solidarité, c'est fondamentalement, le seul but recherché. Toute la bourgeoisie et les différentes bou­tiques qui, par leurs idéologies et leurs actions s'y rattachent veulent bien considérer le problème des chômeurs dans la mesure où ceux-ci veulent bien être considérés comme des indigents et des assistés. Elles veulent bien prendre en compte une "nécessaire soli­darité" dans la mesure où c'est la classe ouvrière qui paye.

Tous ces mots d'ordre sont d'ailleurs peu mobilisa­teurs et ne suscitent que méfiance quand ce n'est pas carrément le dégoût, et on le comprend aisément. Mais cet échec à mobiliser aujourd'hui la masse des chômeurs qui sont pourtant dans une situation drama­tique est d'une certaine manière leur victoire. Une victoire sans éclat et panache peut-être, mais une victoire tout de même. Dans la situation actuelle, il vaut mieux pour l'Etat et les syndicats remporter de petites victoires en travaillant à la démobilisation générale que de tenter de grandes victoires dans de grands rassemblements, car les risques et les enjeux sont immenses. Avec les chômeurs, ces risques sont décuplés, car en dehors des usines et des bureaux, ils sont difficilement encadrables dans les structures syndicales traditionnelles et, face à la pression des besoins, la mollesse et les revendications syndicales traditionnelles peu adaptées.

Il est arrivé une fois dans l'histoire, où la bourgeoisie a fait l'erreur de rassembler la masse des chômeurs en croyant créer une armée facilement manipulable contre le reste de la classe ouvrière. Elle s'en est vi­te mordue les doigts et n'est pas prête de recommen­cer la même erreur. C'était en 1848 où comme le rapporte  K.Marx :

"A  côté de la garde mobile, le gouvernement décida de rassembler encore autour de lui une armée d'ou­vriers industriels. Des centaines de mille d'ou­vriers, jetés sur le pavé de la' crise et de la révolution, furent enrôlés par le ministre Marie dans les prétendus ateliers nationaux. Sous ce nom pompeux, se dissimulait seulement 1'occupation des ouvriers à des travaux de terrassement fastidieux, monotones et improductifs, pour un salaire de 23 sous Des workhouses anglais en plein air, voilà ce qu'étaient ces ateliers nationaux et rien de plus Le gouvernement provisoire croyait avoir formé avec ces ateliers une seconde armée proléta­rienne contre les ouvriers eux-mêmes. Pour cette fois, la bourgeoisie se trompa au sujet des ate­liers nationaux, comme les ouvriers se trompaient au sujet de la garde mobile Elle avait créé une armée pour 1'émeute" ("Lutte de classe en France. Ed.Sociales, p.81).

C'est ainsi que tout rassemblement des chômeurs dans des manifestai ions ou dans des comités est une force qui les contient toutes. Rassemblés massivement, les chômeurs sont directement amenés à prendre cons­cience de l'immensité du problème qu'ils représentent et de l'inanité de tous les discours syndicaux. Non seulement, les chômeurs en se mobilisant, prennent conscience de leur force, mais aussi des liens qui les unissent à toute la classe ouvrière dont ils ne forment pas une entité séparée.

De ce point de vue, il ne saurait y avoir plusieurs luttes différentes de la classe ouvrière. Depuis des années d'ailleurs, l'ensemble de la lutte de classe est essentiellement dominée par la lutte contre les licen­ciements. Depuis des années, la question du chômage est ainsi particulièrement présente comme détermina­tion du combat. La seule différence aujourd'hui, c'est que les chômeurs menacent de rompre leur isole­ment et de ne pas accepter leur sort; cela veut-il di­re qu'ils doivent mener un combat séparé de celui de l'ensemble de la classe ouvrière ? Sûrement pas. Si l'on se fonde sur l'expérience des luttes passées, on peut justement constater que les causes des défaites résidaient justement dans l'isolement corporatiste, ré­gional, catégoriel dont les syndicats se sont faits les champions. Aujourd'hui, alors que la lutte ouvrière montre tous les signes d'un élargissement de son front social avec l'apparition de la lutte des chômeurs, alors que cet élargissement peut et doit contribuer à briser toutes les séparations qui jusqu'ici se sont ré­vélées si néfastes pour l'ensemble de la classe ou­vrière, nous devons combattre de toutes nos forces les nouvelles séparations, voire oppositions. Celles-là mê­me utilisées par les syndicats pour mener à la défaite des luttes contre les licenciements hier, et qu'ils es­saient encore d'introduire dans la lutte générale con­tre le chômage.

Si les chômeurs dans leurs luttes ne pouvaient comp­ter sur la solidarité active des ouvriers encore au tra­vail, alors ils seraient incapables de faire plier la bourgeoisie et l'Etat sur quoi que ce soit. Il en serait de même si les chômeurs d'une manière ou d'une au­tre, n'apportaient pas leur solidarité aux ouvriers ac­tifs en lutte.

Cette extension de la lutte de classe qui est encore en germe, non seulement contient la possibilité de cré­er au sein de la société un rapport de force qui soit favorable à la classe ouvrière pour la défense de ses intérêts immédiats, mais de plus, de cette extension et unification de la classe ouvrière, dépend la possibi­lité de dégager une perspective qui déchire enfin l'ho­rizon  bouché de la crise historique du capitalisme.

Prénat


[1] "Industrial Workers of the World", organisation  syndicaliste révolutionnaire"au début de ce siècle.

 

Questions théoriques: