Soumis par Révolution Inte... le
Moins d'un mois après le début de l'engagement des troupes de la coalition anglo-américaine en Irak, celles-ci maîtrisaient totalement la situation sur le plan militaire. Ainsi, une fois de plus, les Etats-Unis viennent de démontrer leur écrasante suprématie militaire et surtout leur capacité à la mettre en œuvre au service de leurs objectifs politiques. En effet, les troupes américaines d'occupation en Irak ont sous leurs pieds la deuxième réserve de pétrole mondiale, dont dépend de façon significative l'économie du Japon et de certains pays industrialisés en Europe occidentale, lesquels se trouvent ainsi en partie à la merci de Washington pour leurs sources d'approvisionnement énergétique. Le succès militaire que viennent de remporter les Etats-Unis en Irak inspire la crainte et le respect et les met plus que jamais en position dominante au Moyen-Orient. Signe de l'ascendant qu'ils viennent de prendre sur tous ceux qui contestaient leur hégémonie mondiale, la croisade anti-américaine s'est fortement atténuée. Et pourtant, c'est maintenant que vont commencer les vraies difficultés pour les Etats-Unis, à la faveur desquelles va renaître de plus belle la contestation de leur leadership, comme cela a été le cas depuis le début des années 1990, les contraignant à des déploiements militaires et des démonstrations de force de plus en plus gigantesques, prenant le monde pour champ de bataille.
Les Etats-Unis en position de force
La disproportion des forces en présence ne
pouvait que conduire à une victoire militaire écrasante
des Etats-Unis. D'un côté, une armée de métier,
bien entraînée, bien encadrée et bien nourrie,
sans états d'âme pour aller faire son "job",
dotée d'une puissance de feu inégalée avec à
son service des moyens technologiques eux aussi inégalés.
De l'autre, une armée en déroute, sans aviation, avec
un armement dépassé et en mauvais état de
fonctionnement, et peu encline à se faire massacrer pour
défendre un régime honni. Avant le conflit, les
prévisions américaines rendues publiques tablaient sur
une guerre éclair grâce au soulèvement attendu de
la population irakienne dès l'entrée en scène de
ses "libérateurs". Cela ne s'est pas produit, mais
tout laisse à penser que cette "erreur de pronostic"
a été délibérément commise au
service de la propagande destinée à vaincre des
réticences à entrer en guerre. De même,
lorsqu'après une semaine de guerre, Bush avait averti qu'il
fallait s'attendre à ce que le conflit soit long et difficile,
c'était également une tromperie destinée à
ce que soit accueilli avec soulagement une victoire américaine,
plus rapide et moins meurtrière que ce qui avait été
annoncé. Aucune guérilla urbaine n'a transformé
les villes conquises, notamment Bagdad, en un enfer pour
l'envahisseur. Des milliers d'Irakiens ont été tués
ou atrocement mutilés, les conditions de survie de la
population irakienne se sont considérablement aggravées,
mais les troupes américaines n'ont eu à confronter
aucun mouvement populaire d'hostilité. Les exodes massifs,
pour lesquels des camps sommaires de réfugiés avaient
été prévus dans certains pays limitrophes, ne se
sont pas produits non plus.
La réunion du "camp de la
paix" à Moscou le 11 avril, après la prise de
Bagdad mais avant la chute de Tikrit tablait d'ailleurs encore sur
l'irruption de difficultés de cet ordre affectant gravement la
politique américaine au Moyen-Orient. C'est ce dont témoignent
ces paroles de Poutine parlant en ces termes des forces d'occupation
en Irak : "Je crois qu'elles font leur possible pour éviter
une catastrophe humanitaire, mais le problème est d'une telle
ampleur qu'elles en sont incapables." Lors de cette même
réunion il avait d'ailleurs qualifié le projet
américain de "colonialisme" (cité par Le
Monde du 13-14 avril). Depuis lors, l'évolution de la
situation en Irak plaçant les Etats-Unis en position de force,
les critiques à leur encontre revêtent une forme
beaucoup plus "constructive".
Une situation ingérable
Dans ces circonstances, il n'est pas étonnant
que les Etats-Unis aient rejeté catégoriquement et sans
ménagement les prétentions européennes à
vouloir jouer, à travers l'ONU, un rôle important en
Irak, avec l'argument massue et implacable que l'Europe n'avait aucun
projet, réalité que ses divisions venaient
effectivement de démontrer.
Néanmoins, la mise sur
pied par les Etats-Unis, en Irak, d'un gouvernement de transition
relève d'un véritable casse-tête tant il existe
des facteurs antagoniques qui doivent être pris en compte et
qui résultent soit de caractéristiques propres au pays
lui-même, soit de son environnement géopolitique.
Le
régime de Saddam Hussein avait dû faire face, lui aussi,
à certaines de ces contradictions sur le plan intérieur,
à commencer par l'existence de trois communautés
importantes, les Kurdes, les Chiites et les Sunnites avec à
leur tête des dirigeants peu enclins à composer entre
eux. Qu'à cela ne tienne, les communautés Kurdes et
Chiites avaient été écartées de
l'exercice du pouvoir, à tous les échelons. Son régime
étant lui-même haï de toute la population, Saddam
Hussein n'avait pu le maintenir en place que par l'exercice renforcé
de la terreur. Et lorsque, dans un tel contexte, le verrou saute
alors ce sont les forces poussant à l'éclatement et au
chaos qui tendent à l'emporter sur toutes les autres, comme on
l'a constaté en Yougoslavie en 1991 par exemple 1.
C'est donc cette situation que les Etats-Unis doivent gérer
sans avoir la possibilité immédiate, comme Saddam
Hussein, de ligoter l'Irak dans un nouveau corset de fer, puisqu'ils
sont venus "apporter la démocratie". Même
s'ils sont inévitablement amenés à jouer un rôle
direct et prépondérant dans la gestion des affaires du
pays pendant toute une période, cette dernière doit
être mise à profit pour préparer la transition
vers une administration plus autonome vis-à-vis de l'Oncle
Sam. Et là, c'est plutôt mal parti si on en juge par la
première réunion du 15 avril à Nassiriya devant
réunir les opposants de l'exil et ceux de l'intérieur,
boycottée par plusieurs partis irakiens dont celui de Ahmed
Chalabi, chef du CNI (Congrès national Irakien) et considéré
juqu'alors comme l'homme des Américains. En fait, cet épisode
démontre non seulement que la diplomatie américaine ne
peut contenter tout le monde, mais aussi qu'elle ne peut pas faire
autrement que de s'appuyer sur une partie de la base de l'appareil de
Saddam Hussein, encore en place et constituée en particulier
par les chefs de tribu. C'est une des raisons pour lesquelles des
chefs du parti Baas (le parti de Saddam Hussein) avaient été
conviés à cette réunion. Une telle option
apparemment prise par les Etats-Unis n'est pas sans inconvénients
puisqu'elle ne peut que cristalliser un sentiment anti-américain
latent, comme en a témoigné le jour même de la
réunion à Nassiriya, une manifestation d'irakiens
renvoyant dos-à-dos "l'Amérique" et "Saddam".
Se trouvant dans l'impossibilité de faire jaillir du néant
un appareil d'Etat au niveau local, les Etats-Unis n'ont en effet pas
d'autre alternative que de tenter de s'appuyer sur ce qui existe, et
donc aussi, concernant la communauté chiite, le pouvoir des
chefs religieux, lesquels ont fait preuve ces derniers temps d'une
intense mobilisation pour "occuper le vide social" créé
par la chute de Saddam Hussein.
Bien que divisés, certains
leaders de cette communauté ont clairement averti les
Etats-Unis que gouverner sans les associer au pouvoir risquait de
"jeter les Chiites dans la rue et de provoquer un chaos dont ils
seraient, cette fois, les seuls responsables" (cf. les propos de
Sayyid Imad, un "homme fort" de Bassora, cités par
Le Monde du 13-14 avril). La récente démonstration de
force chiite réalisée depuis lors à l'occasion
du pèlerinage de Kerbala est venue ponctuer la mise en garde.
Outre la difficulté pour faire cohabiter les responsables de
la communauté chiite avec leurs anciens persécuteurs du
parti Baas, plus problématique encore est la question des
liens de ces premiers avec l'Iran chiite. En effet, faisant partie de
"l'axe du mal", selon la classification opérée
par les Etats-Unis, ce pays a de plus été mal inspiré
en développant des liens privilégiés avec
certains pays européens. Washington va-t-il devoir revoir ses
plans vis-à-vis de ce pays en vue de résoudre la
quadrature du cercle irakien ? C'est certainement une hypothèse
"à l'étude" dont vient de témoigner le
récent bombardement "secret" par les forces
américaines des bases, situées en Irak, de la guérilla
d'un mouvement d'opposition au gouvernement iranien.
Le problème
chiite n'étant pas résolu, il faut simultanément
prendre en compte celui posé par les Kurdes. Leur accorder
trop de poids au sein du nouvel Etat irakien contient le risque de
leur permettre d'assumer leur suprématie dans la région
où ils sont majoritaires et sur la ville de Kirkouk située
au cœur de riches gisements pétrolifères. Or, de cette
situation, la Turquie voisine n'en veut en aucun cas, à cause
de la menace que contient pour sa propre stabilité la création
d'un Etat kurde à ses frontières, compte tenu de
l'importante minorité kurde qu'elle comporte elle-même
en son sein. Jusqu'à aujourd'hui, les craintes turques ont été
prises en compte par les autorités américaines, qui ne
peuvent se permettre de se mettre Ankara à dos du fait de la
position stratégique de ce pays et de ses accointances
certaines avec l'Allemagne. Ainsi, les autorités américaines
ont demandé à leurs alliés peshmergas
(combattants kurdes), et obtenu d'eux, qu'ils retirent leurs forces
de Kirkouk. Mais, si une telle situation d'exclusion des Kurdes
devait se prolonger et se confirmer, ils pourraient alors être
tentés de compenser leur frustration de ne pas tirer parti de
la chute de Saddam Hussein en s'ouvrant à toute influence
opposée aux plans américains.
Le risque d'isolement de la bourgeoisie américaine
Des années d'un soutien presque
inconditionnel accordé par les Etats-Unis à Israël,
y inclus lorsque ce dernier impose sa férule de fer sur les
territoires occupés au prix d'exactions quotidiennes contre la
population palestinienne, ont nourri dans le monde arabe un sentiment
anti-américain et anti-israélien que l'occupation
américaine de l'Irak risque à présent de
cristalliser en hostilité ouverte. Face au développement
d'une telle situation que les rivaux des Etats-Unis ne manqueraient
pas d'exploiter, Washington n'avait d'autre choix, pour le
désamorcer, que d'imposer brutalement à son plus fidèle
et puissant allié dans la région qu'il renonce à
ses colonies et accepte la création d'un Etat palestinien. Y
parviendra-t-il à terme ? Ceci est une autre question.
Toujours est-il qu'en agissant de la sorte, les Etats-Unis
démontrent qu'ils sont conscients qu'ils doivent à tout
prix éviter l'isolement au Moyen-Orient mais aussi
internationalement. Sur ce plan aussi, ils ont des craintes à
avoir compte tenu des distances que la Grande-Bretagne est en train
de prendre vis-à-vis d'eux, et cela de façon presque
obligée si elle ne veut pas être vassalisée par
son ancienne colonie. C'est ainsi qu'on la voit affirmer plus
explicitement ses différences avec Washington sur des
questions clés comme celle de l'occupation de l'Irak, où
elle ne veut pas rester militairement plus de 6 mois et dont elle
commence à retirer ses troupes, et comme celle aussi du rôle
de l'ONU dont elle veut qu'il soit essentiel en Irak. Face à
cela, les Etats-Unis ont déjà envisagé une
parade consistant à tenter de mettre sur pied une armée
d'occupation et de maintien de l'ordre en Irak recrutée parmi
les pays européens ne s'étant pas opposés à
l'intervention américaine.
La stabilisation de la
situation à laquelle vient d'aboutir la victoire américaine
en Irak a permis aux Etats-Unis de réaffirmer leur leadership
mondial. Mais, en même temps, comme on vient de le voir, les
facteurs d'instabilité qui demain seront à l'œuvre
sont dès aujourd'hui clairement identifiables 2.
Ainsi donc le calme après la victoire n'est que le prélude
à un chaos encore plus important porté par
l'antagonisme impérialiste entre les Etats-Unis et leurs
principaux rivaux. Et si ces derniers sont pour l'instant contraints,
du fait de la situation en leur défaveur, de mettre en
sourdine leurs propres prétentions, c'est une situation qui ne
durera pas. Pour s'en convaincre, il suffit de se souvenir comment,
quelques mois seulement après la victoire américaine de
la guerre du Golfe en 1991, l'Allemagne remettait en cause l'ordre
mondial en provoquant l'explosion de la Yougoslavie par son appui à
la sécession de la Slovénie et de la Croatie. Et si,
sur ce plan, le même phénomène ne peut que se
répéter c'est néanmoins à chaque fois sur
une échelle beaucoup plus large et de façon toujours
plus dévastatrice.
Luc (22 avril)
1 C'était d'ailleurs pour que "le verrou ne saute pas" que les Etats-Unis avaient délibérément laissé Saddam Hussein en place en 1991 après leur victoire militaire. C'était alors possible dans la mesure où les enjeux impérialistes ne commandaient pas encore de leur part une présence militaire directe sur le terrain. Saddam Hussein s'était alors pleinement acquitté de sa mission peu de temps après en infligeant une saignée meurtrière aux communautés chiites et kurdes.
2 Aux difficultés auxquelles la bourgeoisie américaine doit faire face, il faut ajouter la reconstruction de l'Irak. Elle est contrainte de la mettre en oeuvre, au moins très partiellement, si elle ne veut pas se discréditer. Une source de financement possible pour celle-ci pourrait provenir de l'exploitation du pétrole à un niveau au moins équivalent à la production d'avant 1991. Or, pour en arriver là, deux ans de coûteux travaux de remise en état de marche des installations pétrolifères sont nécessaires. Qui va les financer ? Qui garantit que, ces travaux étant réalisés, l'exploitation du pétrole à un niveau supérieur à 1990 ne sera pas pénalisée par une baisse des cours de l'or noir?