La crise politique de la bourgeoisie américaine

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Aujourd’hui, il y a dans le bureau ovale un président qui voudrait gérer le pays comme une simple entreprise capitaliste et qui semble n’avoir aucune compréhension de choses comme l’État et l’habileté politique ou la diplomatie. C’est en soi un signe clair de la crise politique dans un pays comme les États-Unis. Depuis 2010, la vie politique de la bourgeoisie aux États-Unis a été caractérisée par une tendance de tous les principaux protagonistes à se bloquer les uns les autres. Les Républicains radicaux ont retardé le plan budgétaire de la présidence Obama, par exemple, à un tel niveau que, à des moments critiques, l’État a été sur le point d’être incapable de payer même les salaires de ses employés. L’obstruction mutuelle entre le président et le Congrès, entre les Républicains et les Démocrates, et au sein des deux partis (en particulier, au sein du premier) a atteint un niveau tel que cela a commencé à handicaper gravement la capacité des États-Unis à remplir leur rôle de maintenir un minimum d’ordre au capitalisme global. Un exemple de cela en est la réforme des structures du Fond Monétaire International (FMI), qui devenait nécessaire pour répondre au poids croissant des BRICS en particulier (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans l’économie mondiale. Le président Obama reconnaissait que, si les institutions économiques internationales, inspirées par les États-Unis et sous leur conduite, devaient continuer à accomplir leur fonction de donner certaines "règles du jeu" à l’économie mondiale, il n’y avait aucun moyen d’éviter de donner aux "pays émergents" plus de droits et de votes en leur sein. Mais cette restructuration a été bloquée par le Congrès américain pendant pas moins de cinq ans. En conséquence, la Chine a pris l’initiative de créer la dite Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII). Pire encore, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France ont décidé de participer à la BAII (mars 2015). Un pas majeur a été fait dans la création d’une architecture institutionnelle alternative, dirigée par les Chinois, pour l‘économie mondiale. L’opposition en Amérique n’a même pas eu de succès en empêchant la "réforme" du FMI.

Donald Trump souhaitait mettre fin à cette tendance à une paralysie rampante du système de pouvoir américain en détruisant le pouvoir de l’establishment, des "élites" établies, en particulier au sein des partis politiques eux-mêmes. Il est évident que cet establishment n’a aucune intention de rendre son pouvoir. Le résultat de la présidence de Trump, au moins jusqu’à maintenant, a transformé cette tendance au blocage en une crise à grande échelle de l’appareil politique américain. Une furieuse lutte de pouvoir s’est enclenchée entre les trumpistes et leurs opposants, entre le président et le système judiciaire, entre le Maison Blanche et les parti politiques, au sein du parti Républicain lui-même – que Trump a plus ou moins kidnappé en tant que moyen de sa candidature présidentielle – et même dans l’entourage du président lui-même. Une lutte de pouvoir qui se mène aussi dans les media : CNN et la presse de la côte Est contre Breitbart et Fox News. Les tribunaux et les municipalités bloquent la politique de Trump en matière d’immigration. Sa "réforme de la santé" pour remplacer celle d’Obama manque de soutien dans son "propre" camp républicain. Les fonds pour construire son mur contre le Mexique n’ont pas été alloués. Même sa politique étrangère est ouvertement contestée, en particulier, son intention de faire une "bonne affaire" avec la Russie. Le président frustré, agissant par coups de tête, branché sur Twitter, a licencié des membres éminents de sa propre équipe les uns après les autres. En même temps, pas à pas, l’opposition construit un mur pare-feu autour de et contre lui, constitué de campagnes médiatiques, d’investigations et de la menace de poursuite, et même de destitution (impeachment). Sa capacité de gouverner le pays, et même sa santé mentale, sont mises en question publiquement. Ce développement n’est pas spécifique aux États-Unis. Au cours des deux dernières années, par exemple, on a vu une série de manifestations massives contre la corruption, que ce soit en Amérique latine (au Brésil par exemple), en Europe (Roumanie) ou en Asie (Corée du Sud). Ce sont des protestations, non contre l’État bourgeois, mais contre l’idée que l’État bourgeois fait correctement son travail (et bien sûr, il y a des protestations contre certaines factions – souvent à l’avantage d’une autre faction). En réalité, ladite corruption n‘est qu’un symptôme de problèmes plus profonds. La gestion permanente, non seulement de l’économie, mais de l’ensemble de la société bourgeoise par l’État, est un produit de la décadence du capitalisme, l’époque globale inaugurée par la Première Guerre mondiale. Le déclin du système nécessite un contrôle permanent de l’État avec une tendance de plus en plus totalitaire : le capitalisme d’État. Sous sa forme actuelle, l’appareil capitaliste d’État, y compris l’administration, le processus de prise de décisions et les partis politiques, est un produit des années 1930 et/ou de la période après Deuxième Guerre mondiale. En d’autres termes, tout cela existe depuis des décennies. Au cours du temps, la tendance innée à l’inertie, à l’inefficacité, à l’affirmation de l’intérêt personnel et à l'autoperpétuation devient de plus en plus marquée. Cela vaut aussi pour la "classe politique", avec une tendance croissante des politiciens et des partis politiques et d’autres institutions à préserver leurs propres intérêts acquis, au détriment de ceux du capital national dans son ensemble. Le "néolibéralisme" s’est en partie développé pour répondre à ce problème. Il essayait de rendre les bureaucraties plus efficaces en introduisant des éléments de compétition économique directe dans leur mode de fonctionnement. Mais sur beaucoup de plans, le système "néolib" a aggravé le mal qu’il voulait soigner. La volonté de faire des économies dans le fonctionnement de l’État a fait naître un nouvel appareil gigantesque, celui de ce qu'on appelle le lobbysmelobbyisme. En dehors de ce système de lobbies, s’est développé en retour la sponsorisation, de groupes ou d’individus privés, de ce qu’on appelle aux États-Unis les Comités d’Action Politique (CAP) : "think tanks", instituts politiques et soi-disant mouvements de base. En mars 2010, la Cour d’appel américaine garantissait le droit à des fonds illimités pour de tels organismes. Depuis lors, des groupes privés puissants ont de plus en plus exercé une influence directe sur la politique nationale. Un exemple en est le vote de la "Grover Norquist Initiative" (vote d’une motion lancée par le Républicain Grover Norquist) qui a réussi à obtenir une large majorité de Républicains à la Chambre des députés pour jurer publiquement et solennellement que jamais plus n'aurait lieu de vote en faveur d’augmentations d’impôts. Un autre exemple en est l’institut Cato et le Mouvement Tea Party sponsorisés par les frères Koch (des magnats du pétrole). L’exemple le plus pertinent, peut-être, dans le contexte actuel, est celui de Robert Mercer (appartenant à une espèce de droite équivalente à celle du "libéral" George Soros), apparemment un brillant mathématicien, qui a utilisé ses talents en mathématiques pour devenir un des leaders milliardaires en fonds spéculatifs et pour créer un puissant instrument d’investigation et de manipulation de l’opinion publique appelé Cambridge Analytica. Ce dernier institut, avec sa chaîne d'information Breitbart axée sur la supériorité de la race blanche, a probablement eu un rôle décisif dans la victoire à la présidence de Donald Trump, et a aussi été impliqué dans des manipulations d’opinions pour un résultat pro-Brexit dans le référendum au Royaume-Uni[1].

L’indication la plus claire du fait que l’obstruction mutuelle au sein de la classe dominante a franchi un nouveau pas qualitatif – celle d’une crise politique à grande échelle – est que, bien plus que dans les années passées, l’orientation impérialiste et la stratégie militaire de la superpuissance sont elles-mêmes devenues la principale pomme de discorde et des sujets donnant prise au blocage de l’État.


[1] Pour une analyse plus détaillée des contradictions entre la politique de Trump et les intérêts de la principale fraction de la bourgeoisie américaine, voir notre article "L'élection de Trump et le délitement de l'ordre capitaliste mondial" de la Revue internationale n° 158, qui développe aussi le contexte du déclin global des États-Unis et le cancer du militarisme qui se développe toujours et qui pèse sur son économie. 

 

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