Soumis par Revue Internationale le
En France, Emmanuel Macron et son nouveau mouvement "La République En Marche" (LREM) ont remporté de façon spectaculaire les élections présidentielles et les élections législatives (au parlement) de l’été 2017. Cette victoire du meilleur candidat possible pour battre le populisme en France a été le produit de sa capacité à recueillir un large soutien autour de cet objectif dans la bourgeoisie française, la bureaucratie de l’Union Européenne et de la part de personnages politiques influents comme Angela Merkel. Le Front National (FN), le principal parti "populiste" du pays, n’a eu aucune chance au deuxième tour des élections présidentielles contre Macron. Plombée par l’arriération de ses origines, en particulier par la domination du clan Le Pen, la double défaite électorale du FN l’a plongée dans une crise ouverte. Dans un éditorial de première page sur la situation, sous le titre "La France tombe en morceaux", le quotidien suisse souvent astucieux, le Neue Zürcher Zeitung écrit que : "le système de partis français tombe en morceaux". Cette analyse a été publiée le 4 février 2017, bien avant que la victoire de Macron puisse détourner l’attention de l’effritement des partis établis. Si, comme nous l’avons vu, le parti Républicain aux États-Unis a été pris en otage par Donald Trump et si le parti conservateur en Grande Bretagne est divisé, en France, deux des principaux partis établis sont en train de patauger. Le parti conservateur "Les Républicains" n’a remporté que 22% des votes, tandis que le Parti socialiste (PS) a fait encore moins bien, n’obtenant que 5,6% aux élections législatives. Au préalable, aucun des deux candidats de ces deux partis n’avait réussi à se qualifier pour le second tour des élections présidentielles (où étaient opposés les deux candidats qui avaient remporté le plus de voix au premier tour). Au lieu de cela, la candidate populiste spectaculairement incompétente, Marine Le Pen, a perdu contre la nouvelle star montante Macron, qui n’avait même pas un parti derrière lui.
Au début de la campagne présidentielle, la plupart des experts s’attendaient à un combat entre le président en place à cette époque, François Hollande du PS, et, à droite, Alain Juppé, un modernisateur, très prisé par des courants importants au sein de la bourgeoisie française. Cinq ans avant, François Hollande devenait président, après avoir été nommé par le parti socialiste, dans une primaire hautement médiatisée, une procédure d’élection du candidat présidentiel par chaque parti sur le modèle américain. Les Républicains, pensant que ce qui avait marché pour les socialistes ne pouvaient être un échec pour eux, ont décidé de faire leur propre "primaire". En faisant cela, ils perdaient le contrôle du processus de nomination. À la place de Juppé, ou d’un autre candidat plus ou moins solide, François Fillon a été nommé. Bien que favori du vote catholique et de parties de la haute société très conservatrice, il était clair pour une partie importante de la bourgeoisie française que Fillon n’était en aucune façon assuré de la victoire contre Marine Le Pen s’il se qualifiait pour le deuxième tour. Mais si le jugement politique n’était pas une qualité particulière du candidat Fillon, son entêtement l’était. Malgré le scandale dirigé contre lui, Fillon a refusé de démissionner et les LR sont restés coincés avec leur candidat "canard boiteux". Du côté des socialistes, le président en exercice Hollande renonçait à une deuxième candidature au vu de l’absence de soutien des électeurs comme à l’intérieur de son parti. En ce qui concerne le premier ministre sous Hollande, Manuel Valls, il échouait à la primaire du parti, dans laquelle, pour protester contre la direction, la base nommait à la place le candidat à peine connu mais réputé plus à gauche, Benoît Hamon.
La perte de contrôle des partis établis a été une occasion pour Emmanuel Macron. Ce dernier s’était déjà fait la main en tant que réformateur économique et politique quand il avait servi de conseiller au premier gouvernement dirigé par le PS sous la présidence de Hollande, et ensuite en tant que membre du second gouvernement dirigé par Valls. À cette époque, son but semble d’avoir été de démarrer un processus de modernisation économique en France, quelque chose dans la ligne de "l’Agenda 2010" de Gerhard Schröder en Allemagne. Mais Macron n’est pas resté longtemps au gouvernement, réalisant bien vite qu’à la différence du SPD en Allemagne, le parti socialiste n’était pas assez fort, pas assez discipliné et uni pour faire passer un tel programme.
Au début de 2017, le capitalisme français a vu surgir une situation très dangereuse pour lui. Confronté à l’incompétence des principaux partis établis, le danger d’une victoire électorale du Front National ne pouvait plus être écarté. Ses idées de faire sortir la France de la zone Euro étaient en contradiction flagrante avec les intérêts des fractions dominantes du capital français. Face à ce danger, ce fut Macron qui a sauvé la situation. Il l’a fait, dans une grande mesure, en utilisant la méthode du populisme contre les populistes.
D’abord, Macron a réussi à voler un des thèmes courants favoris des populistes : celui de la faillite historique de la droite et de la gauche traditionnelles parce qu’elles ont été trop occupées à s’opposer l’une à l’autre idéologiquement et dans leurs luttes de pouvoir, pour bien servir la "cause de la nation". Mais Macron n’a pas seulement adopté ce langage, il l’a mis en pratique en recrutant délibérément des soutiens et des supporters à la fois de gauche et de droite pour son nouveau mouvement "En marche". Son affirmation de ne servir "ni la gauche ni la droite, mais seulement la France" l’a aidé à désarmer politiquement Marine Le Pen. Il a même été capable de présenter le FN comme appartenant lui-même à "l’establishment", comme un parti de droite depuis longtemps.
En second lieu, Macron a répondu au dégoût général croissant vis-à-vis des partis existants en mettant en avant, non pas un parti, mais un mouvement et surtout en se mettant en avant … lui-même. Ce faisant, il prenait en considération une mode de plus en plus grande au sein de parties de la société bourgeoise : l’aspiration à l’autorité d’un leader fort. Si un politicien "irresponsable" comme Trump pouvait avoir du succès avec cette tactique, pourquoi pas Macron (qui se voit comme hautement responsable !) ? Au lieu de prendre en otage un ou deux des principaux partis établis, Macron a incité, de l’extérieur, à une sorte de mutinerie dans les partis et à la défection dans chacun d’entre eux. En tant que tel, il a sérieusement contribué à faire des dégâts dans ces partis. Selon une théorie du sociologue allemand Max Weber (1864-1920), la "direction charismatique" est une des trois formes de la domination bourgeoise. Dans la période après Deuxième Guerre mondiale, en France, il y a une tradition : celle du Général de Gaulle (1890-1970) qui en 1958, "a sauvé" une nation qui était dans les affres de la guerre d’Algérie. Ce faisant, De Gaulle a modifié la structure de la Constitution nationale et de la politique des partis d’une façon qui, à long terme, s’est avérée n’être ni particulièrement efficace, ni stable.
Mais Macron ne s’inscrit pas seulement la tradition de De Gaulle. Il est aussi l’expression d’une nouvelle tendance dans la bourgeoisie en réponse à la montée du "populisme". Aux élections du printemps de cette année, aux Pays-Bas, le premier ministre en exercice, Mark Rutte, décrivait la victoire électorale des partis "pro-Euro et pro-UE" sur l’enfant terrible du populisme de droite, Geert Wilders, comme la victoire du "bon" populisme sur le "mauvais". En Autriche, dans une tentative de contrer le FPÖ populiste, l’ÖVP conservateur, pour la première fois, est allé dans la campagne électorale, non pas sous son propre nom, jadis prestigieux, mais en tant que "liste électorale de Sebastian Kurz – ÖVP". En d’autres termes, le parti avait décidé de se cacher derrière le nom du jeune vice-chancelier dont on comptait sur le "charisme" et d’un ministre des affaires étrangères qui avait récemment menacé de mobiliser les tanks sur la frontière avec l’Italie contre les réfugiés.
En troisième lieu, Macron a suivi l’exemple de la chancelière allemande, Angela Merkel, en défendant ouvertement le "projet européen". Alors que les partis établis sapaient leur crédibilité en adoptant la rhétorique anti-européenne du FN, tout en continuant en réalité à maintenir l’adhésion de la France à l’Union Européenne, à la zone Euro et à la "zone Schengen". Cette position claire contribuait à rappeler à une société bourgeoise en désordre que le capital français est un des principaux bénéficiaires de ces institutions européennes.
Comme De Gaulle dans les années 1940 et 1950, Macron a été un coup de chance pour la bourgeoisie française aujourd’hui. C’est en grande partie grâce à lui que la France a évité d’atterrir dans une impasse politique similaire à celles où se trouvent actuellement ses homologues américain et britannique. Mais le succès à plus long terme de cette opération de sauvetage est tout, sauf garanti. En particulier, s’il arrivait quelque chose à Macron, ou si sa réputation politique s’altérait gravement, sa République en Marche risque de tomber en morceaux. C’est le handicap caractéristique de la "direction charismatique". Il en va de même pour la nouvelle star politique de l’opposition de gauche française : Jean-Luc Mélenchon, qui a réussi à répondre à la désagrégation de la gauche bourgeoise traditionnelle (les partis socialistes et communistes comme le trotskisme) en créant un mouvement de gauche autour de lui, d’une manière qui ressemble de façon frappante à celle de Macron lui-même. Mélenchon n’a pas perdu de temps pour jouer son rôle : canaliser le mécontentement prolétarien face aux attaques économiques à venir dans les impasses de la bourgeoisie. Quasiment du jour au lendemain, la division du travail entre les deux M, Macron et Mélenchon, est devenue un des axes de la politique de l’État français. Mais là encore, le mouvement autour de Mélenchon reste instable pour le moment, avec un risque d’éclatement si son leader chancelle.