Soumis par Revue Internationale le
Les élections générales en Allemagne sont prévues pour la mi-septembre. L’Allemagne a aussi vu la montée d’un parti populiste d’opposition de droite, "l’Alliance pour l’Allemagne" (AfD). Mais bien qu’il semble que ce parti puisse entrer vraisemblablement pour la première fois au parlement national, le Bundestag, il a peu de chance pour le moment de mettre à mal les plans des principales fractions de la bourgeoisie allemande, politiquement et économiquement relativement stables. La campagne électorale actuelle de la chancelière Merkel nous en dit beaucoup sur la situation du capitalisme allemand. Son mot d’ordre est : stabilité. Sans utiliser les mêmes mots, sa démarche semble inspirée par celle d’après-guerre de son prédécesseur, le chancelier démocrate- chrétien, Konrad Adenauer, qui jadis faisait campagne avec la devise "pas d’expériences nouvelles". Dans les circonstances présentes, "pas d’expériences nouvelles" est l’expression de la compréhension que l’Allemagne a d’elle-même comme étant plus ou moins le seul havre de stabilité politique parmi les puissances majeures du monde occidental actuellement. Mais derrière cette fixation sur la stabilité, il y a aussi une alarme croissante. La principale source de consternation de la classe dominante allemande, ce sont les États-Unis. Nous avons déjà mentionné les menaces protectionnistes de Trump. Il y aussi son retrait unilatéral de l’accord de Paris sur le climat, et en particulier, l’offensive américaine contre l’industrie automobile allemande qui a commencé sous l’administration Obama. Mais la menace contre les intérêts de l’impérialisme allemand ne se limite pas aux questions économiques ou environnementales. Elle concerne d’abord et avant tout les questions militaires et soi-disant de sécurité. Une brève récapitulation historique est ici nécessaire.
Sous le règne de la coalition "Vert-Rouge", dirigée par les sociaux-démocrates de Gerhard Schröder (1998-2005), l’Allemagne s’était rapprochée de la Russie de Poutine, en développant des projets communs pour l’énergie, et en rejoignant Moscou (et Paris) dans le refus de soutenir la guerre de George W. Bush en Irak. La successeuse de Schröder, Merkel, comme beaucoup de politiciens de l’ancienne Allemagne de l’Est (RDA), une "atlantiste" loyale, a modifié cette orientation en réaffirmant le "partenariat" avec l’Amérique comme pierre angulaire de la politique étrangère allemande. Sous Obama, Washington a offert à Berlin le rôle de bras droit des États-Unis en Europe. L’Allemagne était appelée à assumer une plus grande partie du travail de l’OTAN en Europe, permettant à l’Amérique de se concentrer d'avantage sur l’Extrême-Orient et son principal rival, la Chine. En retour, pour ce rehaussement de statut, Merkel devait abandonner "le rapport spécial" avec Moscou que Schröder avait inauguré. Mais en même temps, Washington réassurait Berlin qu’il "n’abandonnait pas l’Europe à son destin", en modernisant la présence militaire américaine en Allemagne, y compris au niveau militaire. Mais sous la surface, déjà pendant le second mandat d’Obama, des tensions sont apparues entre Berlin et Washington. C’est devenu visible pendant la "crise des réfugiés" de l’été 2015. Les appels de la bourgeoisie allemande à un soutien américain ont été négligés de manière presque démonstrative. Ce que demandait Berlin n’était pas que les États-Unis accueillent des Syriens ou d’autres réfugiés, mais qu’ils interviennent politiquement et même militairement de manière à tenter de stabiliser la situation en Syrie, Lybie et ailleurs dans le bassin méditerranéen. Mais Washington n’a rien fait en ce sens. Au contraire, Obama a affirmé de façon répétée que la "crise des réfugiés était seulement le problème de l’Europe". Mais c’est surtout sur la politique à l’égard de la Russie que les rapports entre Berlin et Washington sont devenus de plus en plus conflictuels. L’Allemagne sous Merkel a soutenu et soutient encore la politique de l’OTAN d’encerclement de la Russie et espère, en tant que bras droit de l’Amérique, être un de ses principaux bénéficiaires. Mais elle s’est opposée et s’oppose à la stratégie américaine (dont Hillary Clinton était la championne, bien plus que Barak Obama) de remplacer le gouvernement Poutine à Moscou. D’ailleurs, sur cette question, l’opposition au sein de la bourgeoisie européenne s’amplifie, même si elle ne s’exprime pas toujours ouvertement.[1] Après la chute de la coalition "Rouge-Vert" de Schröder, la fraction de la bourgeoisie allemande qui a des liens étroits avec la Russie n’a ni disparu, ni n’est restée inactive. En particulier, avec la formation du gouvernement de la Grande Coalition entre les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates il y a 4 ans, les "amis de Poutine" au sein du SPD sont revenus au pouvoir. On peut parler d’une certaine division du travail entre les fractions de Merkel et de Schröder, et c’est probablement plus astucieux et plus favorable aux intérêts allemands, si les amis de Schröder ne jouent que le rôle de partenaires mineurs dans le gouvernement (comme c’est le cas actuellement). Mais il y a aussi eu des activités en coulisses de cette fraction. Selon les premiers résultats des investigations publiques sur les connexions de la Russie avec Trump aux États-Unis, la Deutsche Bank a joué un rôle central en encourageant les affaires et d’autres transactions entre Trump et "l’oligarchie russe". Elle préfère voir Poutine soutenu plutôt que renversé par "l’Occident". On sait aussi que des parties de l’industrie allemande ont généreusement contribué à la campagne électorale de Trump.
***Et c’est un secret de Polichinelle que l’un des bastions de la fraction Schröder-Gabriel [2] en Allemagne est la province de Basse-Saxe et la firme Volkswagen que cet État provincial possède et exploite en partie. Avec cet éclairage, on peut mieux comprendre que les procès contre Volkswagen et la Deutsche Bank aux États-Unis ne sont pas motivés qu’économiquement, mais surtout politiquement, et pourquoi, sept semaines avant les élections générales nationales, une lutte de pouvoir s’est instaurée en Basse-Saxe (et chez Volkswagen) mettant fin à la coalition Rouge-Vert à Hanovre. Bien qu’elle ne partage pas nécessairement ses orientations, la chancelière Merkel a, dans une certaine mesure, toléré les activités de cette autre fraction et a essayé de bénéficier de ses liens à la fois avec Poutine et Trump. Aujourd’hui cependant, les "faucons" antirusses à Washington font monter la pression non seulement sur Trump, mais aussi sur le gouvernement Merkel. La réponse de Merkel a été typiquement à double face. D’un côté, elle maintient ses contacts avec les trumpistes. De l’autre, elle maintient le nouveau leadership américain à une distance démonstrative en public. Il y a peu de pays en Europe occidentale où la critique de la nouvelle administration à Washington soit aussi ouverte et sévère, et autant partagée par l’ensemble de la classe politique qu’en Allemagne. De pair avec Erdogan, Trump a éclipsé Poutine en tant que "méchant" comme cible favorite des médias allemands. Nous sommes en droit de conclure que la bourgeoisie allemande a d'avantage profité des mauvaises manières politiques et autres déclarations à l’emporte-pièce dans le camp de Trump, pour prendre des distances politiques avec les États-Unis à un degré où, dans d’autres circonstances, cela aurait provoqué un scandale international. Dans ces circonstances, la pression exercée par Washington (accrue par Trump) sur les "partenaires" européens de l’OTAN – l’Allemagne en particulier - pour qu’ils augmentent leur budget militaire est en réalité plus que bienvenue (même si beaucoup de politiciens affirment le contraire en public). Berlin a déjà mis en œuvre cette augmentation. Le projet est d’augmenter les dépenses militaires des 1,2% actuels du PIB allemand à 2% en 2024 – presque le double du taux actuel. Si c’était conforme à la demande de Trump de 3% du PIB, l’Allemagne aurait le plus gros budget militaire des États européens (au moins 70 milliard par an). De plus, l’Allemagne a récemment changé officiellement sa "doctrine de défense". Après la fin de la Guerre froide, il avait été officiellement déclaré que l’Allemagne et l’Europe occidentale n’étaient plus sous menace militaire directe. Aujourd’hui, cette doctrine a été révisée, établissant que la "défense du territoire" est une fois de plus le principal but de la Bundeswehr. Avec cette nouvelle doctrine, l’État allemand ne réagit pas qu’à la contre-offensive récente de la Russie en Ukraine et en Syrie, mais aussi aux craintes grandissantes à l’égard de la stabilité politique de la Russie, et du chaos qui pourrait s’y développer. L’Allemagne profite aussi du "Brexit" pour accroître la militarisation des structures de l’Union Européenne et manifester une certaine indépendance vis-à-vis de l’OTAN (chose que la Grande-Bretagne était capable d’empêcher tant qu’elle était un membre actif de l’UE). Sous le mot d’ordre de "guerre au terrorisme", et "guerre à l’entrée illégale d’immigrants", l’UE a déclaré ne plus être seulement une union économique ou politique, mais aussi (et même "par-dessus tout" selon Merkel et Macron) une "union sécuritaire".
[1] Par exemple, lors d’un symposium à Berlin, cet été, organisé par le Neue Zürcher Zeitung, il était mis en avant que le principal danger pour la stabilité de l’Europe n’est pas le régime de Poutine, mais l’effondrement possible du régime de Poutine.
[2] Schröder est officiellement sur la liste du personnel du projet de pipeline allemand avec Gazprom russe. Gabriel, qui en est venu récemment à prôner une "solution fédérale" au conflit en Ukraine peu différente de celle dont Moscou fait la propagande, est le nouveau ministre des affaires étrangères d’Allemagne.