Soumis par Révolution Inte... le
Avec près de 28 % des voix au premier tour des élections régionales, le Front national, principale formation d’extrême-droite en France, a réalisé un score historiquement élevé, l’autorisant à se présenter comme “le premier parti de France”. Si le Parti socialiste et le parti de droite, Les Républicains, ont pu écarter les candidats d’extrême-droite des présidences de deux grandes régions 1 convoitées par le Front national, ce dernier améliorait encore son score au soir du second tour, cumulant 6 820 477 suffrages. Ce résultat confirme la montée en puissance inexorable du parti d’extrême-droite depuis 2010, élections après élections.
Ces résultats, loin d’être une “exception culturelle” française, s’inscrivent dans une montée en puissance depuis plusieurs années du populisme à travers le monde. Aux États-Unis, le succès fulgurant du candidat du Parti républicain Donald Trump et du Tea Party en sont une expression caricaturale. Le favori des sondages multiplie les déclarations aussi démagogiques que provocatrices et stupides. En Europe, l’extrême-droite a déjà participé, au gré des alliances parlementaires, au gouvernement en Italie ou en Autriche. Le populisme de “gauche” progresse également avec les succès électoraux de Syriza en Grèce et son allié d’extrême-droite, Anel, et, plus récemment, de Podemos en Espagne. Il peut paraître étonnant de qualifier de “populistes” des partis qui semblent si différents au premier abord. Pourtant, le Front national de Marine Le Pen et Podemos de Pablo Iglesias Turrión sont tous l’expression de la phase de décomposition du capitalisme qui marque de son empreinte la vie politique bourgeoise.
Le développement du populisme, une expression de la décomposition
L’incapacité actuelle des deux classes fondamentales et antagonistes, que sont la bourgeoisie et le prolétariat, à mettre en avant leur propre perspective (guerre mondiale ou révolution) a engendré une situation de “blocage momentané” et de pourrissement sur pied de la société. Si la décomposition touche l’ensemble des classes sociales, ses effets affectent en premier lieu la classe dominante et son appareil politique. Comme l’a toujours défendu le marxisme, l’État est l’organe exclusif de la bourgeoisie. Même sous ses formes les plus démocratiques, il est toujours l’expression de la dictature de la classe dominante sur le reste de la société. Avec la décadence du capitalisme, l’État a eu la mainmise sur l’ensemble de la vie sociale et cela s’est exprimé, dans les pays dotés d’un jeu électoral sophistiqué, par l’émergence du “bipartisme” (deux partis échangent régulièrement leur rôle dans l’exercice du pouvoir) où l’exécutif conserve un rôle prépondérant. Ce schéma a parfaitement fonctionné depuis la Seconde Guerre mondiale dans tous les pays démocratiques d’Europe, d’Amérique du Nord, etc.
Cependant, avec l’accélération sans répit de la crise et le poids de la décomposition, le bipartisme a souffert d’une usure considérable. Les partis de gouvernement, en particulier ceux de “gauche”, censément “protecteurs” et champions de la “répartition des richesses”, sont de plus en plus contraints d’assumer la gestion de la crise et les cures d’austérité contraires aux promesses faites plus tôt dans l’opposition.
Par ailleurs, la décomposition du système capitaliste a engendré dans les rangs des partis de gouvernement des comportements de plus en plus irresponsables du point de vue des besoins politiques de l’appareil étatique, une perte du “sens de l’État”. Des fractions toujours plus larges de la bourgeoise ne voient plus, dans l’immédiat, que leurs propres intérêts de clique et perdent de vue les intérêts généraux de la classe dominante. Cette situation se caractérise aussi par la difficulté croissante à contrôler le jeu politique des différentes composantes rivales de la bourgeoisie, notamment au moment des élections.
L’évolution du paysage politique français s’inscrit pleinement dans cette dynamique où la droite française a longtemps souffert de ses archaïsmes et se retrouve historiquement affaiblie et très divisée. Ces tares congénitales, renforcées par le développement du chacun pour soi, typique de la période de décomposition, ont ressurgi avec la défaite du président Nicolas Sarkozy en 2012 où François Fillon et Jean-François Copé se sont déchirés pour prendre le leadership de la droite. Sur les ruines de l’UMP, devenue “les Républicains”, Nicolas Sarkozy et l’ancien Premier ministre Alain Juppé ont à nouveau déterré la hache de guerre dans le cadre de la “campagne pour les primaires de la droite” en vue de désigner le prochain candidat à l’élection présidentielle. Leur affrontement déjà violent pourrait bien annihiler les chances de la droite pour revenir au pouvoir aux prochaines présidentielles de 2017, tant le pouvoir de nuisance du futur perdant semble important.
Au-delà des ambitions personnelles exacerbées et des rivalités de cliques, les clivages de la droite s’articulent aussi autour de la stratégie à adopter face au Front national. Ces dernières années, le clan Sarkozy a ouvertement “flirté” avec les positions de l’extrême-droite au moyen de discours plus musclés et de postures démagogiques, en contradiction flagrante avec les intérêts du capital national, afin d’endiguer la montée en puissance du Front national et de glaner au passage quelques voix supplémentaires 2. Mais le décalage entre les discours démagogiques du clan Sarkozy et la pratique du pouvoir n’a fait que renforcer l’extrême-droite et diviser un peu plus la droite gouvernementale. Cette situation contraint le Parti socialiste, déjà décrédibilisé en tant que parti de “gauche” par les années Mitterrand et Jospin, à s’user encore au pouvoir en le condamnant à assumer seul les attaques contre la classe ouvrière. Du point de vue de la bourgeoisie, cela pose problème pour l’encadrement idéologique, d’autant qu’aucune force politique conséquente, aucun Podemos français, n’a pu véritablement émerger à la gauche du Parti socialiste pour assurer ce rôle. Face à une droite embourbée dans ses divisions et une gauche appliquant un programme de rigueur encore plus brutal que celui de Nicolas Sarkozy, le Front national a eu tout loisir de prospérer en dénonçant le système “UMPS” 3.
La dynamique de la décomposition est également au cœur des formes idéologiques que prend le populisme. Historiquement, il est une expression d’un manque de perspective qui favorise les idéologies de la petite-bourgeoisie, classe intermédiaire sans cesse menacée par l’évolution du capitalisme. Cette classe sans principes, indépendamment des formes qu’ont pu revêtir ses expressions politiques (anarchisme, boulangisme, poujadisme, le Parti socialiste révolutionnaire en Russie…) a constamment et invariablement cherché à dissoudre les classes dans le grand fourre-tout du “peuple”. Avec la décomposition et l’absence de perspective, ces pires expressions idéologiques étriquées, prisonnières des peurs et de l’immédiat, se répandent toujours plus, poussant des millions de personnes à trouver refuge dans les bras du populisme de droite ou de gauche. L’idéologie bourgeoise décomposée pèse de tout son poids sur la société, notamment sur une partie de la classe ouvrière qui, victime de sa perte d’identité et des campagnes de propagande destinées à la déboussoler, n’arrive pas pour le moment à affirmer sa perspective révolutionnaire. Contrairement à ce que ressasse la presse bourgeoise, le Front national n’est pas “le nouveau parti des ouvriers”. L’idéologie du Front national est celle de la petite-bourgeoisie 4 qui se répand d’autant plus facilement que l’avenir semble aux yeux de beaucoup d’ouvriers totalement bouché, que le manque de confiance dans le futur, en eux-mêmes et dans les autres s’enracine.
Mais si la montée en puissance du populisme déstabilise le jeu politique de la bourgeoisie, cette dernière sait très bien retourner ce produit de la décomposition contre la classe ouvrière.
L’instrumentalisation du populisme contre la classe ouvrière
Le rôle institutionnel croissant des populistes dans la machine étatique ne représente nullement un danger pour la classe dominante dans son ensemble. Les fractions populistes véhiculent, certes, des programmes en complet décalage avec les besoins objectifs du capital national, tant au niveau de la gestion de l’économie que des conceptions impérialistes. L’extrême-droite rencontre, certes, des difficultés pour comprendre les enjeux centraux de l’encadrement idéologique de la classe ouvrière. C’est notamment pour ces raisons que la classe dominante ne souhaite pas laisser ses fractions populistes disposer du pouvoir, préférant muscler le discours des partis traditionnels de la droite ou créer de toute pièce des oppositions “de gauche” 5. Néanmoins, partout où l’extrême-droite a eu l’occasion de participer à la gestion de l’État, les éléments programmatiques les plus en contradiction avec les intérêts nationaux ont été soigneusement enterrés. En 1995, par exemple, le Mouvement social italien, parti alors ouvertement néo-fasciste de Gianfranco Fini, adopta un programme pro-européen de centre-droit afin de se maintenir dans le gouvernement de Silvio Berlusconi, tandis que la Ligue du Nord, tout en conservant son verbiage populiste, enterra rapidement son programme indépendantiste. La même logique s’imposa, en Autriche, à Jörg Haider, contraint d’assouplir ses positions et d’adopter un programme plus “responsable”, tout comme elle s’impose encore aujourd’hui à la coalition indépendantiste flamande (Vlaamsblok) en Belgique. Quant à la “gauche radicale”, Syriza et le gouvernement d’Alexis Tsipras, loués par les gauchistes de tout poil, ont déjà fait la démonstration pratique de leur appartenance à la classe dominante en ensevelissant les ouvriers en Grèce sous un déluge de mesures d’austérité et de discours ultra-nationalistes. Derrière ces partis de gauche “tout neufs” se dissimulent en fait bien souvent le visage sinistre du stalinisme et son nationalisme outrancier.
En réalité, la principale crainte de la bourgeoisie réside dans le fait qu’en donnant aux populistes des responsabilités institutionnelles, l’instrumentalisation idéologique de ces courants s’amenuise. En France, depuis les années 1980, la bourgeoisie instrumentalise en effet le vote d’extrême-droite afin de pousser les “citoyens” aux urnes au nom de la “défense de l’État démocratique” bourgeois et du “danger fasciste” 6. Ce véritable piège continue à servir le Parti socialiste et son image de “dernier rempart de la République”. Les tentatives d’intrusion institutionnelle du Front national et la “lepénisation” forcée de l’aile droite des Républicains pourrait lui faire perdre son aura de parti repoussoir, laissant ce terrain à des groupuscules radicaux et ultra-violents mais sans potentiel électoral.
Quant aux populistes de gauche, tout comme les partis gauchistes historiques (mais avec un corpus idéologique d’une rare pauvreté), leur rôle consiste avant tout à encadrer les expressions de mécontentement sur le terrain pourri du réformisme et de la défense de l’État. Ils sont les rabatteurs du “citoyennisme” et de la “vraie démocratie”. L’entrée au gouvernement de ces fractions représente donc à la fois un dernier recours et un problème d’encadrement idéologique dans la mesure où, comme l’illustre très bien Syriza, elles doivent se plier aux exigences du capitalisme d’État et ainsi perdre leur crédibilité en matière de radicalité.
Si bien des ouvriers ont conscience que l’avenir n’appartient pas aux partis traditionnels, le populisme est tout autant une impasse. La classe dominante retourne toujours les expressions de la décomposition contre le prolétariat. Il lui faut donc résister pour ne pas se laisser duper par les campagnes médiatiques et idéologiques. Il doit absolument prendre conscience qu’il représente la perspective du communisme, que lui seul est porteur d’avenir.
EG, 4 janvier 2016
1 Nord-Pas-de-Calais-Picardie et Provence-Alpes-Côte d’Azur.
2 La “droitisation” d’une partie des Républicains n’est pas seulement tactique. Les provocations de la “droite décomplexée” et, dernièrement, les déclarations racistes de Nadine Morano expriment aussi la pénétration de visions de plus en plus irrationnelles au sein même des partis de gouvernement.
3 Contraction de UMP (ancien acronyme du parti de droite) et PS (Parti socialiste) utilisée par l’extrême-droite pour renvoyer dos-à-dos les deux grands partis de gouvernement accusés d’appliquer le même programme et de faire preuve de “laxisme” en matière migratoire.
4 La petite-bourgeoisie constitue historiquement le gros de l’électorat frontiste.
5 C’est ainsi qu’émerge au sein du Parti socialiste, les “frondeurs”, ce groupe de parlementaires prétendument plus soucieux du sort des ouvriers.
6 Pour une analyse plus approfondie sur la réalité du “danger fasciste” et son instrumentalisation, nous invitons les lecteurs à lire notre brochure, Fascisme et démocratie.