Irak: l’Etat Islamique est un produit de la décomposition de l’ordre mondial

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Début 2014, le CCI écrivait : “Aujourd’hui, le retrait programmé des troupes américaines et de l’OTAN d’Irak et d’Afghanistan laisse une instabilité sans précédent dans ces pays avec le risque qu’elle ne participe à l’aggravation de l’instabilité de toute la région” (“Résolution sur la situation internationale du XXe Congrès du CCI”, point 5). C’est clairement la situation présente, et elle laisse présager une prochaine spirale d’instabilité guerrière dans toute la région et ses alentours. Nos dirigeants nous ont promis la guerre pour des années, pour une génération.

L’Irak et la Syrie ne sont pas étrangers à la guerre capitaliste et l’existence même de ces pays est la conséquence de la guerre impérialiste de 1914-1918. Ils ont été créés par l’impérialisme le long de la ligne de démarcation Sykes-Picot, tracée par les Anglais et les Français en 1916 afin de découper la région alors aux mains de l’Empire ottoman. Ces deux pays sont nés au cours et de la guerre, laquelle s’est en quelque sorte poursuivie depuis lors. Il en a été de même pour les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale contre l’Allemagne et par la suite lors de la guerre froide, lorsqu’Américains et Anglais multipliaient les coups tordus et les manipulations contre la Russie au cours des années 1950. L’Irak fut à nouveau utilisé par l’Ouest contre l’Iran lors de la sanglante guerre de 1980 et fut en 1991 le bouc-émissaire du vain effort des Américains pour permettre au bloc de l’Ouest de conserver sa cohérence, ce qui coûta la vie à des dizaines de milliers de victimes lorsque le boucher Saddam Hussein et sa garde républicaine furent épargnés pour permettre la répression. L’invasion de 2003, menée par les États-Unis et l’Angleterre, a abouti à des milliers de morts supplémentaires et de blessés par des bombes à fragmentation ou au phosphore et les munitions en uranium appauvri. La population irakienne connaît fort bien les embrassades et les baisers de l’impérialisme, particulièrement ceux des Américains, des Français et des Anglais.

Le 10 juin, la prise de Mossoul, une ville de plus d’un million d’habitants, par l’EI (“l’État islamique”, connu depuis juin de cette année sous le nom d’EIIL, “État islamique en Irak et au Levant”), a amorcé une nouvelle descente dans la barbarie capitaliste, le chaos, la terreur et la guerre des régions du Proche-Orient déjà frappées par ces fléaux. L’EIIL n’est pas une armée en haillons plus ou moins affiliée à de vagues regroupements, comme l’est Al-Qaïda (qui a formellement désavoué l’EIIL en février de cette année), mais une très efficace et impitoyable machine de guerre actuellement capable de mener des combats sur trois fronts : vers Bagdad au sud, vers les territoires kurdes à l’est et vers Alep et la Syrie à l’ouest. Hisham al-Hashimi, un expert de l’EIIL basé à Bagdad, estime ses forces à 50 000 hommes (The Guardian du 21 août 2014), le même rapport ajoutant qu’elle disposerait “d’au moins cinq divisions de l’armée irakienne, toutes équipées de matériel américain”, et ajoute que “le nombre important de combattants étrangers présents acquiert une influence de plus en plus grande dans certaines zones”. L’EIIL a largement étendu son règne de terreur en grandissant au sein d’Al-Qaïda en Irak (AQI), puis s’est développé dans le maelström syrien où il a absorbé, volontairement ou sous peine de mort, d’autres djihadistes et des forces “modérées” anti-Assad ; il contrôle aujourd’hui des zones importantes de la vallée de l’Euphrate où il a établi son “califat” autour de ce qu’il reste de la frontière Irak/Syrie, c’est-à-dire la ligne Sykes-Picot. La destruction de cette frontière est significative de l’enfoncement dans la décadence et le chaos qui est de plus en plus la marque du capitalisme dans toutes les grandes régions du monde.

Avec la régression que constitue la pagaille au Proche-Orient, une force s’installe, l’État islamique, dont les principes en tant que califat islamique sont basés sur les divisions religieuses et des arguments qui remontent à plus d’un siècle. La nature complètement réactionnaire de ce califat est à la fois l’exacerbation et le reflet de toute la nature réactionnaire et irrationnelle du monde capitaliste lui-même, une tendance qui se situe dans la continuité de la Première Guerre mondiale et de tous les massacres impérialistes qui l’ont suivie. L’État islamique n’a pas de futur, sauf celui d’un nouveau gang de bandits, de brutes et d’assassins qui vont continuer à déstabiliser la région et sont une expression de l’impérialisme qui atteint le stade d’une sanglante pagaille. Bien qu’elle soit une force religieuse réactionnaire, ainsi que le démontre la terreur imposée aux civils chiites, chrétiens, yazidis, turkmènes, shabaks, l’EIIL est fondamentalement une expression capitaliste construite et soutenue par les forces impérialistes locales et maintenant devenu le front anti-Assad et anti-iranien. Cette évolution a été soutenue par les actes de l’Amérique et de l’Angleterre.

Mordre la main qui vous nourrit

“Bien sûr que non”, répondront certains, quel sens cela peut-il bien avoir ? Mais le capitalisme a une longue histoire de création de ses propres monstres : Adolf Hitler a été démocratiquement mis en place avec l’assistance de la Grande-Bretagne et de la France afin d’être au départ une force capable de terroriser la classe ouvrière en Allemagne. Saddam et son régime d’assassins ont été mis en place par l’Occident, en particulier par la Maison Blanche. C’est la même chose pour Robert Mugabe au Zimbabwe et Slobodan Milosevic en Serbie. Les madrasas islamiques fondamentalistes ainsi qu’Oussama ben Laden sont essentiellement des produits de la CIA et du MI6 en collaboration avec l’ISI, les services secrets pakistanais, tout ce monde agissant pour contrer l’impérialisme russe en Afghanistan, une mixture qui a donné naissance aux Talibans et à Al-Qaïda. La création du Hamas fut au départ encouragée par Israël comme un moyen d’affaiblir l’OLP, et les forces djihadistes ont été armées, encouragées et soutenues par l’Occident en Libye et dans les républiques de l’ex-URSS.

Tout cela s’est retourné contre ses initiateurs et a mordu les mains qui l’avaient élevé et nourri, montrant que ce n’est pas une question de quelques individus diaboliques, mais de psychopathes capitalistes efficaces, armés et soutenus par la démocratie. Et aujourd’hui, au Proche-Orient, plus que jamais, tout ce que les impérialismes majeurs et locaux vont essayer de faire pour affronter leurs rivaux, jouer leurs cartes et façonner les événements va non seulement échouer, mais va contribuer à la détérioration générale de la situation, approfondir encore plus les problèmes et les élargir à plus long terme.

Al-Qaïda en Irak a été puissant pendant une dizaine d’années, mais sa ramification, l’EIIL, sous la nouvelle direction de Abu Bakr-al-Baghdadi (lequel a été libéré en 2009 de la prison américaine de la base irakienne d’Umm Qasr sur l’ordre d’Obama [1]) a été soutenu par les fonds saoudiens et qataris blanchis par le très accommodant système bancaire koweïtien, avec ses combattants qui lui ont donné accès à la frontière avec la Turquie. L’EIIL a été armé, directement ou indirectement, par la CIA, et il existe des rapports concordants signalant que certains de ses combattants ont été entraînés par les forces spéciales américaines et britanniques en Jordanie ou sur la base américaine d’Inçirlik en Turquie [2]. Pourquoi ? Parce qu’Américains et Britanniques voulaient une force de combat efficace contre le régime d’Assad, plus efficace en tout cas que les forces “modérées”. Même le régime syrien a fait affaire avec l’EIIL et l’a utilisé dans la vieille stratégie consistant à soutenir l’ennemi de mon ennemi. En apportant une aide aux forces de l’État islamique, les puissances locales et occidentales ont cherché à contrer la menace grandissante constituée par l’alliance Iran/Hezbollah/­Assad, une machine de guerre soutenue en arrière-plan par la Russie.

Le califat de l’EIIL n’a aucune perspective à long terme, mais pour le moment il s’étend et grossit, profitant de l’attrait particulier qu’il exerce sur la jeunesse nihiliste qui constitue une sorte de “brigade internationale” en son sein. Il possède des milliards de dollars d’équipements, des liquidités provenant de ses nombreuses affaires. Ce n’est pas le premier retournement dans la situation : les forces aériennes américaines ont apporté leur couverture au PKK kurde dans son combat contre les djihadistes, alors que c’est un groupe qui est qualifié de “terroriste” par les États-Unis. L’Iran, la Syrie d’Assad et l’Occident sont maintenant peu ou prou du même bord, des informations (The Observer, 17/08/14) signalant que des avions de combat iraniens opèrent depuis l’énorme base aérienne de Rasheed au sud de Bagdad et lancent des barils d’explosifs sur les zones sunnites. Indubitablement, des forces iraniennes opèrent sur le sol de l’Irak et de la Syrie contre l’EIIL. La Turquie et la Jordanie, l’Arabie Saoudite elle-même sont impliquées par la menace que constitue cette organisation. Rien n’est ici stable ; tout est ici mouvant, un continuel remue-ménage inter-impérialiste.

Lorsque les éléments sunnites de la province d’Anbar se sont alliés à l’État islamique pour prendre Mossoul en juin, il était clair que la guerre en Syrie avait débordé sur l’Irak. C’est un complet renversement de la situation de 2006/2007, lorsque les chefs tribaux sunnites d’Anbar avaient rejoint les forces américaines dans une “prise de conscience” qu’il fallait battre Al-Qaïda. Mais le gouvernement d’Al-Maliki à Bagdad, soutenu dans l’ombre par les Américains et dominé par les Chiites, a exclu les Sunnites de tout pouvoir, encouragé les gangs chiites à mener de quasi-pogroms contre eux et traité les populations sunnites comme le ferait une armée d’occupation. Le nouveau gouvernement d’“Union nationale” en Irak peut admettre à nouveau certains de ses députés sunnites, mais ces derniers se feront probablement décapiter s’ils osent retourner dans leurs circonscriptions. Les États-Unis peuvent bien espérer un gouvernement stable, mais la perspective pour l’Irak ressemble bien plutôt à une partition. Les États-Unis ne peuvent ni contrôler ni contenir ce chaos qu’ils ont au contraire facilité. Pour le moment, il a été décidé de défendre la capitale kurde, Erbil, où les Américains sont actuellement implantés, pour le pétrole et autres intérêts. Il n’est aucunement question de quelque “intervention humanitaire” que ce soit ici, c’est seulement un mensonge flagrant [3]. Un autre mensonge de Cameron est son affirmation que “l’Angleterre ne se laissera pas entraîner dans une nouvelle guerre en Irak” (BBC News, 18/08/14), ce qui rejoint celui sur la nature soi-disant “humanitaire” de son intervention. La décision des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, de l’Allemagne et de la République tchèque d’armer les Kurdes n’est aucunement une politique commune de ces pays, elle ne peut que renforcer le gouvernement régional kurde (KRG) et la tendance à la partition de l’Irak, et causer de nouveaux problèmes dans la région.

Il y a 60 000 réfugiés à Erbil, et il y en a 300 000 de plus à Dohuk, l’une des régions les plus pauvres d’Irak. Cela fait plus d’un million rien qu’en Irak, plusieurs millions dans toute la région. Ce chiffre sans précédent de gens errant sur les routes, ainsi que l’effondrement des frontières, sont des expressions de l’avancée de la décadence de ce système en train de pourrir. Le régime iranien s’est renforcé, les frontières de la Turquie (qui est un membre de l’OTAN) et de la Jordanie sont affaiblies et menacées, les terroristes d’hier et ceux qui incarnaient alors le mal sont maintenant devenus des alliés. Et le danger de leur retour vers les capitales occidentales et les régions industrialisées, menace contre laquelle le Premier ministre Blair avait été averti dès 2005 par le Joint Intelligence Commitee (JIC) [4], est aujourd’hui plus aigu que jamais alors que les djihadistes vaincus vont chercher à revenir vers de grands centres stratégiques et à obtenir les moyens de continuer leurs attaques violentes. L’EIIL résume à lui seul la nature putréfiée, régressive du capitalisme, ainsi que son enfoncement dans le militarisme, la barbarie et l’irrationalité : tuer et mourir pour la religion [5], le massacre massif de civils, le viol et la mise en esclavage des femmes et des enfants. Les États-Unis et leurs “alliés” sont à même de repousser l’EIIL, mais ils ne peuvent contenir le chaos impérialiste qui l’a fait naître. Bien au contraire, les grandes puissances et les forces locales ne peuvent qu’aggraver toujours plus l’instabilité et le chaos. Ce qu’ils ne veulent pas est exactement ce à quoi ils ont travaillé et continuent à travailler, parce que tout le système capitaliste les mène aveuglément dans cette direction.

Baboon, 23 août 2014

2. guardianlv.com/2014/06/isis-trained-by-us-government.

3. Obama et le Premier ministre Cameron se sont attribués le mérite du sauvetage des Yezidis du Mont Singar, mais ce qui les préoccupait bien plus était de défendre Erbil, et c’est la même chose pour les Peshmergas kurdes qui ont abandonné ces civils, offrant au PKK bien plus radical l’occasion de s’engouffrer dans la brèche et de se présenter comme le véritable sauveur des Yezidis, malgré le fait que nombre d’entre eux sont encore dans la nature et en grand danger.

4. warisacrime.org/node/22644.

5. L’un des plus efficaces et absurdes moyens de défense de l’État islamique contre les forces irakiennes menées par les Américains pour reprendre Tikrit a été les bombes volantes humaines, qui se jetaient elles-mêmes depuis les fenêtres et les toits sur les colonnes en progression.

 

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Conflits impérialistes