L’Ukraine glisse dans la barbarie militaire

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Quand Porochenko a été élu président de l’Ukraine, il promettait de vaincre “les terroristes séparatistes” de la région du Donbass. Ces derniers mois, la combinaison de l’armée régulière à Kiev et de milices non officielles lui a permis de gagner du terrain, en particulier autour de Louhansk ; ceci, malgré des pertes humaines croissantes du fait d’un combat qui s’est déplacé vers des cités plus peuplées où davantage de civils ont été pris sous des feux croisés. Les estimations sont toutes au-delà des 2000 morts. On doit ajouter à cela les 298 passagers abattus avec l’avion du vol MH17 ; la Russie avait mis dans les mains des séparatistes des armes antiaériennes puissantes, sans que ceux-ci n’aient la capacité ni même le souci de reconnaître les signaux d’un transporteur civil. Par-dessus le marché, la compagnie aérienne, poussée par la logique capitaliste du profit, a pris elle-même le risque de voler au-dessus d’une zone de guerre afin d’éviter les coûts supplémentaires de carburant qu’entraînait un simple contournement.

“La crise de sécurité la plus grave en Europe”[1] 

L’Ukraine est un pays intrinsèquement instable, un pays artificiel[2]  qui regroupe la majorité de la population ukrainienne, une minorité de russophones et d’autres nationalités. Les populations qui la composent sont divisées par des haines historiques remontant aux famines de la collectivisation forcée sous Staline, aux divisions issues de la Deuxième Guerre mondiale, à l’expulsion des Tatars de Crimée : tout cela étant instrumentalisé par les politiciens d’extrême-droite et les différents gangs. De plus, en proie à une situation économique désastreuse, la partie ouest de l’Ukraine voit son salut dans un commerce plus proche de l’UE, alors que l’Est du pays reste davantage lié à la Russie.

Tout cela fait que la guerre “civile” n’est pas fondamentalement une affaire ukrainienne, mais un conflit dont la genèse et les implications sont complètement intégrées à la chaine des tensions impérialistes existant en Europe et ailleurs. Avant 1989, l’Ukraine faisait partie de l’URSS et les divisions étaient tenues sous contrôle. Aujourd’hui, la Russie se trouve de plus en plus à l’étroit du fait de l’expansion de l’UE et de l’OTAN, à tel point que Barack Obama souligne que le défi représenté par la Russie est “effectivement régional” (The Economist, 9 août 14). Or, même avec cette ancienne superpuissance réduite à sa dimension régionale, il y a certaines choses qu’elle ne peut abandonner, y compris sa base en Crimée sur la Mer Noire, un port en eau tempérée qui lui donne accès à la Méditerranée et, via le Canal de Suez, à l’Océan Indien. Pas plus qu’elle ne peut permettre à l’Ukraine et à la branche sud de son pipeline de tomber entièrement sous le contrôle de ses rivaux et ennemis. D’où l’encouragement et le soutien aux séparatistes à Donetsk et Louhansk. La Russie a bénéficié pour cela du déplacement de l’attention américaine vers l’Extrême-Orient avec la nécessité de contrer la montée en puissance de la Chine. Le Russie ne pouvait donc en aucune façon rester en dehors et laisser la “Novorossiya” (nouvelle Russie) être détruite. La Russie n’a pas seulement fourni des armes lourdes aux séparatistes, elle a aussi 20 000 soldats massés près de Rostov en manœuvre à la frontière ukrainienne. L’incursion estimée à 1000 soldats n’allait pas seulement au secours de Donetsk ; elle visait la création d’un couloir vers Marioupol au sud. Les séparatistes “novorossiyens” n’en font clairement pas assez aux yeux du Kremlin pour créer un pont vers la Crimée, qu’elle a annexée en mars dernier, ni en faveur des séparatistes pro-russes de la Transnistrie, en Moldavie. Pour le moment, ce n’est qu’une incursion à peine déguisée, sans être ouvertement une invasion. La perspective actuelle est donc à la déstabilisation continue.

Alors que l’Ukraine souhaite rejoindre l’OTAN, Porochenko et Poutine peuvent bien s’être rencontrés à Minsk lors d’une réunion de l’Union Eurasienne, il n’y avait en réalité aucune base pour des négociations.

“L’Ouest” ne pouvait pas laisser les mains libres à la Russie, même si elle n’est désormais qu’une puissance régionale, alors qu’Obama a admis que les États-Unis devaient encore développer une stratégie pour la contrer. D’abord, il y a eu la condamnation diplomatique. Ensuite, des sanctions croissantes décidées après que l’avion de ligne malais a été abattu et elles affectent désormais les banques russes. De plus, la question de fournir de l’aide à Kiev a été soulevée : 690 millions de dollars venant de l’Allemagne, 1,4 milliard de dollars du FMI (le premier acompte des 1,7 milliard promis quand la Russie a supprimé son aide l’hiver dernier). Sans aucun doute, l’aide va aussi inclure la vente d’armes. Enfin, la Grande-Bretagne va commander une nouvelle Force Expéditionnaire Unie de 10 000 hommes venant de six pays, aucun d’entre eux n’étant un des poids lourds de l’OTAN. Le Canada pourrait aussi être impliqué – ceci est largement symbolique à cette étape et ne présage certainement pas d’une réponse militaire à la crise ukrainienne. Même si tous les pays européens sont unis par leurs intérêts pour contrer l’offensive russe, nous ne pouvons imaginer qu’il y ait “une communauté internationale” unie ou “occidentale”. En fait, les pays voisins et les puissances européennes sont tout affairés à protéger leurs propres intérêts. La France fournit encore des hélicoptères gros porteurs à la Russie, la Grande-Bretagne veut encore que le milieu d’affaire russe investisse via la City de Londres et l’Allemagne dépend encore du gaz russe. En fait, chacun voudrait que les autres supportent le coût des sanctions. Il existe des divergences entre des pays qui ont un point de vue beaucoup plus belliqueux vis-à-vis des incursions russes en général, parce qu’ils ont leurs propres minorités russes et ont peur que la même instabilité se produise chez eux. La Serbie, quant à elle, est en même temps prise dans le dilemme d’essayer de garder son vieil allié russe tout en s’orientant vers l’UE : une situation intenable.

La ruine interne

Le conflit en Ukraine est très destructeur. En plus des pertes humaines et des destructions d’infrastructures, dans l’Est en particulier, il existe des effets négatifs sur l’économie. Bien que l’industrie lourde et minière du Donbass soit désuète et dangereuse, la perte d’une région qui représente 16 % du PIB et 27 % de la production industrielle est un désastre pour Kiev dont on prévoit que le PIB va chuter de 6,5 % à la fin de l’année et dont la monnaie, le hryvnia, a perdu 60 % par rapport au dollar depuis le début de l’année. L’Ukraine est donc vraiment dépendante de l’aide qu’elle reçoit. Les choses ne peuvent qu’empirer cet hiver si la Russie coupe le gaz dont elle dépend – avec des implications désastreuses pour les populations qui seront confrontées aux rigueurs de l’hiver. 117 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur et il y a à peu près un quart de million de réfugiés en Russie.

La nature du combat, les deux côtés dépendant de milices composées de mercenaires les plus fanatiques, de terroristes et d’aventuriers, font non seulement souffrir les populations civiles mais créent aussi une situation réellement dangereuse pour l’avenir. Qui contrôle ces forces irrégulières ? Qui sera capable de les rappeler ? Nous n’avons qu’à regarder la prolifération des différents gangs fanatiques en Afghanistan, Irak, Syrie, ou Libye, pour voir la menace se profiler.

La classe ouvrière et le danger du nationalisme

Le plus grand danger pour la classe ouvrière dans le conflit ukrainien est qu’elle puisse être enrôlée derrière différentes factions nationalistes. Un indice vraiment concret du succès ou de l’échec de cet embrigadement peut se voir dans la volonté des travailleurs à se laisser recruter dans l’armée. Or, en Ukraine, de nombreuses protestations se sont produites contre cela. “Après que six soldats originaires de la région de Volhynia ont été tués, les mères, les femmes et les parents des soldats de la 15 brigade ont bloqué les routes dans la région de Volhynia pour protester contre un nouvel envoi de l’unité dans le Donbass. Les manifestations et les protestations organisées par les femmes et les autres parents de conscrits demandant le retour au foyer des soldats ou essayant d’empêcher leur départ au front s’étendirent aux autres régions de l’Ukraine (Bukovina, Lviv, Kherson, Melitopol, Vlhynia, etc.). Les familles des soldats bloquaient les routes avec des arbres coupés dans la région de Lviv début juin” (article du groupe tchèque Guerre de classe posté sur le forum de discussion du CCI)[3]. Des occupations de bureaux de recrutement, de terrains militaires d’entraînement et même d’un aéroport se sont produites.

Ces protestations n’ont pas toutes réussi à résister au chant des sirènes du nationalisme. Par exemple, le même article rapporte que des manifestations ont eu lieu dans le Donbass en faveur de la paix et de la fin de l’“opération anti-terroriste”. En d’autres termes, en appelant seulement à la fin de l’action militaire du camp “d’en face”. Malgré cela, l’article rapporte qu’il y a eu des grèves de mineurs dans la région avec des revendications portant sur la sécurité (ne pas aller sous la terre qu’un bombardement a pu piéger) et pour des salaires plus élevés.

Ces protestations rapportées par Guerre de classe sont un signe important que la classe ouvrière n’est pas battue, que beaucoup de travailleurs ne veulent pas perdre leur vie pour la classe dominante dans de telles aventures militaires. Cela ne signifie pas que la classe ouvrière en Ukraine et en Russie soit assez forte pour mettre directement la guerre en question. Et le danger pour la classe ouvrière d’être recrutée par les différents gangs nationalistes demeure. Pour mettre vraiment la guerre en question, cela demanderait une lutte beaucoup plus massive et surtout plus consciente de la classe ouvrière à l’échelle internationale.

D’après Alex, 30 août 2014


[1] Le ministre des Affaires étrangères polonais, Radoslaw Sikorski, a décrit la guerre civile en Ukraine comme “la crise de sécurité la plus grave en Europe depuis la dernière décennie”.

[2] Voir : Le glissement de l’Ukraine vers la barbarie militaire, dans RI numéro 447
(http ://en.internationalism.org/icconline/201406/9958/ukraine-slides-towards-military-barbarism).

[3] http ://en.internationalism.org/forum/1056/guerre-de-classe/9820/ukraine-battlefield-imperialist-powers (http ://www.autistici.org/tridnivalka/neither-ukrainian-nor-russian/), and video of protests can be seen on here https ://www.youtube.com/watch ?v=AWi0Daf228M

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Rubrique: 

Conflits impérialistes