Gaza, Liban, Syrie, Irak, Afghanistan, Yémen… la spirale infernale du chaos impérialiste ne cesse de plonger le Moyen-Orient dans la barbarie la plus profonde, concentrant sur cette région du monde ce que le capitalisme décadent a de plus ignoble. Après des décennies de déstabilisations, d’invasions, de guerres civiles et de toutes sortes de conflits meurtriers, c’est l’Iran qui se trouve à nouveau dans l’œil du cyclone. En 2015, sous l’ère Obama, l’Iran signait avec les membres du conseil de sécurité de l’ONU et l’Allemagne, un accord visant à contrôler son programme nucléaire en échange d’une levée des sanctions économiques qui frappent le pays depuis des décennies. Soutenu par les “faucons” américains, le Premier ministre israélien et la monarchie saoudienne, Donald Trump n’a cependant cessé, depuis son arrivée au pouvoir, de dénoncer “le pire accord de l’histoire” avant d’annoncer, en mai 2018, que les États-Unis s’en retiraient définitivement. (1)
Depuis, les tensions et les provocations se sont multipliées de toute part. Les États-Unis ont ouvert le bal en rétablissant un embargo féroce. Un an plus tard, l’Iran menaçait de suspendre ses engagements en augmentant ses réserves d’uranium enrichi, déclenchant une nouvelle salve de sanctions. Quelques jours avant l’annonce de Téhéran, invoquant d’obscures “indications d’une menace crédible”, les États-Unis déployaient dans le Golfe persique le porte-avions USS Abraham Lincoln et plusieurs bombardiers. Selon le New York Times, le Pentagone prévoirait de mobiliser pas moins de 120 000 soldats supplémentaires au Moyen-Orient. L’USS Arlington et le système de défense aérienne Patriot ont déjà pris la route du détroit d’Ormuz où transite une part importante de la production pétrolière mondiale.
Le 13 juin, un mois après le sabotage de quatre navires dans les mêmes eaux, la pression montait à nouveau d’un cran, suite à l’attaque de deux tankers norvégien et japonais que Trump attribuait à l’Iran en dépit des dénégations de ces derniers. (2) Une semaine plus tard, l’Iran abattait un drone américain accusé d’avoir survolé le territoire iranien. Dénégation, cette fois, de Trump qui lançait aussitôt ses bombardiers avant de se raviser à la dernière minute. Et tout cela au milieu des invectives, des menaces et des déclarations belliqueuses ! (3)
De toute évidence, Trump, qui ne s’embarrasse même plus des mystifications de rigueur sur la guerre “propre” et “humanitaire”, joue la stratégie de ce qu’il a lui-même nommé : la “pression maximale”, l’armée américaine n’ayant pas intérêt à ouvrir un nouveau front. Mais force est de constater que tous les ingrédients d’un dérapage guerrier sont réunis : une stratégie qui a fait la preuve de son inefficacité face à la Corée du Nord, des troupes prêtes au combat des deux côtés de la frontière, des va-t-en-guerre cyniques au sommet de l’administration américaine comme de l’État iranien… La stratégie très audacieuse de la “pression maximale” est surtout celle du risque maximum de guerre !
Trump peut bien jouer les gros bras avec ses déclarations à l’emporte-pièce, ces tensions sont en réalité la manifestation très claire de l’affaiblissement historique du leadership américain. Lors de ses aventures militaires en Irak (1990 et 2003) et en Afghanistan (2001), l’Amérique a pu faire la démonstration de son incontestable supériorité militaire, mais elle a également fait étalage de son impuissance croissante à maintenir un minimum de stabilité dans la région et à obliger ses alliés de l’ancien bloc occidental à resserrer les rangs autour d’elle. Cet affaiblissement devait finalement déboucher sur l’incapacité des États-Unis à engager leurs forces terrestres en Syrie, laissant le champ libre à leurs rivaux régionaux, au premier chef desquels se trouvent la Russie mais également l’Iran.
Téhéran a ainsi pu s’ouvrir un véritable corridor militaire à travers l’Irak et la Syrie, jusqu’à son allié historique, le Hezbollah libanais, suscitant l’ire de son principal concurrent arabe dans la région, l’Arabie saoudite, et d’Israël qui a déjà mené des raids aériens contre les positions iraniennes en Syrie. De même, au Yémen, théâtre d’une guerre des plus atroces, l’Iran décrédibilise très sérieusement l’Arabie saoudite, principale puissance militaire de la région et pivot de la politique américaine au Moyen-Orient.
Dans ce contexte, l’ancien président Obama ne pouvait que se résigner à négocier un deal avec Téhéran : les États-Unis permettaient à Téhéran de se rebrancher à l’économie mondiale si l’État iranien acceptait de réfréner ses ambitions impérialistes, notamment par l’abandon de son programme nucléaire. Obama avait aussi derrière la tête une vieille stratégie de déstabilisation consistant à desserrer, par l’ouverture économique, l’emprise de la bourgeoisie locale sur sa population et susciter ensuite des révoltes pour renverser le régime en place.
Encore embourbés en Afghanistan, confrontés à des alliés européens qui traînent de plus en plus les pieds, les États-Unis sont désormais contraints de s’appuyer davantage sur leurs alliés régionaux pour mener à bien leur politique d’endiguement de l’Iran. C’est la raison pour laquelle Trump a récemment multiplié les gages de soutien en direction d’Israël et de l’Arabie saoudite : fourniture massive d’armes à l’Arabie saoudite dans sa guerre au Yémen, reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’État hébreu, soutien de Trump au prince héritier saoudien après l’assassinat de l’opposant Jamal Khashoggi… Si les décisions musclées et spectaculaires de Trump répondent à des besoins tactiques immédiats, cette stratégie ne fera, de toute évidence, qu’accélérer davantage le processus de contestation du leadership américain, en général, et le chaos au Moyen-Orient, en particulier.
S’il est clair que la bourgeoisie américaine vise l’écroulement du régime des mollahs, elle demeure néanmoins divisée sur la manière de procéder. L’entourage de Trump est en partie constitué de va-t-en-guerre notoires voire, à l’image de son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, de cow-boys sans foi ni loi à la gâchette facile. Bolton s’était, en effet, déjà illustré par son ardeur en faveur de l’invasion de l’Irak sous la présidence de Bush junior. L’Iran et ses ambitions impérialistes sont désormais ses cibles. Voici ce que ce responsable de la politique étrangère américaine écrivait déjà en 2015 dans le New York Times : “La vérité qui dérange, c’est que seule l’action militaire (…) peut accomplir ce qui est nécessaire. (…) Les États-Unis pourraient faire un travail minutieux de destruction [des installations nucléaires iraniennes], mais seul Israël peut faire ce qui est nécessaire. Une telle action devrait s’accompagner d’un soutien vigoureux des États-Unis à l’opposition iranienne, en vue d’un changement de régime à Téhéran”. (4) On ne pourra pas reprocher à Bolton de ne pas avoir de la suite dans les idées, ni d’être un hypocrite ! Pas un mot, pas une once de compassion pour ceux qui se trouveront sous les bombes américaines et iraniennes.
Mais les ambiguïtés et décisions contradictoires de Trump, au-delà des gesticulations irréfléchies du personnage, s’expliquent aussi par le fait qu’une partie de la bourgeoisie américaine, plus consciente de l’affaiblissement des États-Unis, demeure attachée à la méthode plus habile d’Obama. Trois élus républicains de la Chambre des représentants, dont leur chef de file, Kevin McCarthy, ont ainsi dû signer un communiqué qui appelle le gouvernement, en chœur avec le parti démocrate, à réagir de manière plus “mesurée” face à l’Iran. Mais la “mesure” dont parlent ces politiciens bourgeois n’est évidemment qu’un synonyme de “contorsions” car les États-Unis se trouvent face à un dilemme insoluble : soit ils encouragent l’offensive de leurs rivaux en n’intervenant pas directement, soit ils alimentent encore plus la contestation et le chaos en déployant leurs troupes. Quoi qu’ils fassent, les États-Unis ne peuvent échapper, comme toutes les autres puissances impérialistes, à la logique et aux contradictions du militarisme.
Des grandes puissances aux groupuscules fanatiques, des puissances régionales aux richissimes pétro-monarchies, les vautours sont assoiffés de sang ! Uniquement préoccupés par la défense de leurs cupides intérêts impérialistes, ils ne se soucient guère des cadavres qui s’amoncellent, des innombrables réfugiés jetés sur les routes, des villes en ruine, des vies broyées par les bombes, la misère et la désolation. Tous ces fauteurs de guerre vomissent chaque jour les mots hypocrites de “paix”, de “négociation” ou de “stabilité”, mais la barbarie extrême qui s’enracine toujours davantage témoigne de la putréfaction de leur système : le capitalisme.
EG, 1er juillet 2019
1 Alléchés par l’aubaine d’un nouveau marché à conquérir, les autres pays signataires, y compris européens, ont tenté de maintenir l’accord avec l’Iran. En représailles, Trump a menacé de sanctionner les entreprises qui ne respecteraient pas le nouvel embargo américain, ce qui a sensiblement contenu les velléités européennes.
2 À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’origine de l’attaque est sujette à caution. Si l’Iran a parfaitement pu chercher à envoyer un message à Trump, vu la tradition de manipulation des grandes démocraties (comme en témoigne encore l’invention des “armes de destruction massive” irakiennes), il n’est pas à exclure que les États-Unis ou un de leurs alliés aient organisé un coup pour faire davantage monter la pression.
3 Les tensions ne cessent, encore aujourd’hui de croître : Téhéran vient d’annoncer avoir franchi le seuil de réserve d’uranium prévu par l’accord de 2015 et Israël a de nouveau bombardé des positions iraniennes en Syrie.
4 “To stop Iran’s bomb, bomb Iran”, The New York Times, (26 mars 2015). Traduit par nous.
Les élections européennes qui se sont tenues en mai ont ravivé le piège du cirque électoral et de la mystification démocratique sur un terrain que les prolétaires n’ont aucun intérêt à défendre. Elles ont aussi redessiné quelque peu le paysage du parlement européen. Si les conservateurs et les sociaux-démocrates restent les principales forces politiques à Bruxelles, il n’en demeure pas moins qu’ils ont subi un véritable revers en perdant respectivement 43 et 36 sièges. Comme on pouvait s’y attendre, les partis populistes voient leur nombre de sièges augmenter mais on est loin du raz-de-marée annoncé par les analystes en tous genres au cours des semaines ayant précédé l’élection ! La véritable “surprise” reste la percée des écologistes, glanant près de 30 sièges supplémentaires, alors que ce courant politique était un peu en difficulté sur l’échiquier politique bourgeois depuis quelques années.
Il n’aura échappé à personne que la bourgeoisie développe depuis plusieurs mois une intense campagne de propagande sur la question climatique (1) afin de mobiliser la classe ouvrière ainsi que la future jeunesse exploitée sur le terrain de l’écologie et de la défense de la démocratie. Cela pour détourner encore l’attention de la question centrale posée par la logique meurtrière et destructrice du système capitaliste.
Il n’est pas difficile d’entrevoir les effets de cette campagne lors de ces élections. D’une part, toutes les tendances politiques ont pu se réjouir de l’envolée du taux de participation en hausse de 9 points par rapport à 2014. Elles ont toutes applaudi ce score jamais vu pour des élections européennes et ont savouré la “victoire de l’Europe et de la démocratie” en martelant que ces Européennes consacraient la véritable souveraineté des peuples du vieux continent. Il semblerait que les jeunes générations se soient largement mobilisées pour venir aux urnes ce coup-ci. C’est une chose suffisamment rare pour être signalée, elles qui d’habitude sont pointées du doigt par tous les faiseurs de pensée de la bourgeoisie, accusées de négliger “leur devoir de citoyens” ! Pour ces élections, près de 40 % des 18-35 ans se sont déplacés selon l’institut de sondage Ipsos. C’est 14 points de plus que lors des élections de 2014. En France, près de 51 % des 18-35 ans sont allés voter, le plus gros score depuis 25 ans. Cette gonflée des urnes serait-elle due à une poussée subite “d’européophilie” de la part des jeunes générations ? Certainement pas ! Ces futurs exploités ont surtout été influencés par le mouvement Youth for climate et par son égérie Greta Thunberg qui préconisaient de faire pression sur la classe politique afin que cette dernière prenne des mesures énergiques contre le réchauffement climatique et la destruction de la planète. Comme nous l’avons affirmé en mars dernier au moment où cette mobilisation battait son plein : “Les manifestations se concentrent sur la réalisation de “conversations” avec des ministres, des parlementaires, des groupes de pression et des militants écologistes. Cela ne sert qu’à laver le visage de l’État démocratique et à se perdre dans le labyrinthe des lois et des politiques gouvernementales. Les tentatives de “dialogue” avec les porte-parole politiques ne débouchent que sur des promesses grandiloquentes qui ne résolvent rien”. (2)
Il ne fait pas de doute que la part significative des votes des 18-24 ans (28 %) et des 25-34 ans (25 %) en faveur d’Europe Ecologie Les Verts en France est une conséquence directe de toute cette grande mobilisation écologiste qui dure depuis des mois partout dans le monde, dans la rue et véhiculée par les médias. Face au discrédit des partis traditionnels et au peu d’engouement que soulèvent les nouvelles formations politiques, l’écologisme est un thème de mystification recyclé que la bourgeoisie a sorti de son chapeau afin de mobiliser la classe ouvrière sur le terrain électoral. Le capitalisme “vert”, soi-disant “moins prédateur” et “plus humain”, est une illusion totale qui ne vise qu’à dédouaner le capitalisme, un mode de production destructeur qui n’a plus rien à offrir à l’humanité si ce n’est de crever la gueule ouverte.
Dès le résultat des élections, les fractions les plus responsables du capital se sont également félicitées d’avoir su contenir la percée des formations populistes. Dans les semaines précédant les élections, la presse et les médias annonçaient sans ambages une déferlante populiste en passe de redéfinir l’équilibre des forces dans l’hémicycle bruxellois. Ces pronostics largement exagérés visaient à mobiliser les exploités sur le terrain de l’anti-populisme. La bourgeoisie exhortait les populations européennes à se rendre aux urnes pour défendre les institutions démocratiques en passe d’être mises en péril.
En fait, les résultats des formations populistes varient fortement selon les pays. Si la victoire de la Ligue en Italie et du Brexit party en Grande-Bretagne confirme la difficulté pour les fractions les plus responsables de ces pays de refouler le populisme au sein de l’appareil politique, il n’en est pas de même dans d’autres pays comme en France où le Rassemblement national n’a pas profité autant que prévu de la mobilisation des “gilets jaunes”. C’est également le cas en Autriche et en Allemagne où l’AfD n’est arrivé qu’en quatrième position. Par conséquent, si le populisme, comme phénomène, continue de progresser en Europe, les partis populistes, eux, sont globalement contenus. Ces élections montrent ainsi une certaine capacité de la bourgeoisie à pouvoir résister malgré tout à l’avancée du populisme. Cette fois-ci, en préparant habilement le terrain aux formations écologistes.
Le nouveau revers subi par les partis traditionnels dans plusieurs pays, la progression du populisme et la “surprise” écologiste dessinent un hémicycle européen en forme de mosaïque dans lequel on a du mal à voir se détacher une majorité parlementaire claire. Ces résultats confirment et renforcent donc la division qui règne entre les différentes bourgeoisies sur la politique de l’Union Européenne, l’antagonisme le plus aigu se situant entre les partis euro-sceptiques et les partis pro-européens. En effet, l’ancrage des fractions ultra-nationalistes favorables à la fermeture des frontières, accroît le chacun pour soi et les antagonismes politiques et économiques au sein de l’UE. Cette incapacité à mettre en œuvre une politique cohérente et coordonnée dans plusieurs domaines, affaiblit la capacité de l’UE à faire face à la concurrence venue d’Amérique ou d’Asie. Par exemple, si le Brexit est une catastrophe pour le Royaume-Uni, il affaiblit aussi fortement la puissance économique européenne.
Le morcèlement du parlement est aussi à l’origine de la foire d’empoigne qui s’est déroulée sous nos yeux au sujet de la nomination du futur président de la Commission européenne dont dépend également la nomination aux principaux autres postes importants de l’UE (présidence du conseil, chef de la diplomatie et de la sécurité, direction de la BCE, participation aux Sommets internationaux…). Le bras de fer auquel on a assisté ces dernières semaines au sujet de la candidature de Manfred Weber, le poulain d’Angela Merkel, témoigne des tensions qui s’instaurent sur le sujet entre les principaux leaders de l’Union européenne ; tous soucieux de défendre leur rang et de maintenir ou de renforcer leur influence en essayant de placer leur champion aux postes-clés.
Cet épisode a montré une nouvelle fois que le “couple franco-allemand” bat de l’aile puisque Emmanuel Macron était le principal opposant à ce qu’un proche d’Angela Merkel devienne le “chef” de l’UE. La volte-face de la présidente d’Outre-Rhin confirme l’affaiblissement de l’emprise de l’Allemagne au sein des 28, son leadership étant de plus en plus contesté par les principales puissances du continent, à commencer par la France. Les deux jours de négociations passés à Bruxelles sans le moindre résultat ont montré que l’Union européenne reste un terrain sur lequel les impérialismes européens s’expriment allègrement même si cela doit venir perturber momentanément les rouages de l’UE. Au final, les choses se sont réglées en catimini entre la France et l’Allemagne, ce qui a permis à Angela Merkel et à Emmanuel Macron de rappeler qui étaient les véritables leaders de l’Europe. Ursula von der Leyen, ministre de la défense du gouvernement Merkel est nommée présidente de la commission. En échange, la française Christine Lagarde, actuelle présidente du FMI, prendra les rênes de la BCE à compter de novembre. Ce coup de force, jetant aux orties le mode du spitzenkandidat, s’est attiré les foudres de la social-démocratie européenne et d’une partie du parlement qui élit son président en ce moment même.
Ainsi, ces luttes d’influence et ces tensions internes mettent une nouvelle fois en lumière que “l’unité européenne” n’est rien d’autre qu’un mythe. Si les bourgeoisies européennes ont de plus en plus besoin de coordonner leurs politiques pour faire face à la concurrence impérialiste extérieure et à la crise du capitalisme, cela ne met pas fin aux antagonismes au sein même de l’Europe qui, bien au contraire, ne font que se renforcer dans une Europe à 28 où chaque puissance, quel que soit son rang, veut défendre ses intérêts, les nouveaux entrants refusant de jouer les seconds couteaux.
Par conséquent, “l’idéal” de la “construction européenne” n’est en rien le signe d’un avenir meilleur mais une illusion entretenue par la classe dominante pour masquer la réalité du monde capitaliste suant par tous ses pores non seulement la concurrence acharnée entre États mais aussi le chaos, la misère et la mort que ce système sans avenir et enlisé dans ses contradictions porte dans ses entrailles.
Time, 3 juillet 2019
1 Voir à ce sujet notre article : “L’idéologie verte au service du capitalisme”, Révolution Internationale n° 476.
2 Tract international du CCI : “Le capitalisme menace la planète et la survie de l’humanité : seule la lutte mondiale du prolétariat peut mettre fin à cette menace”.
Ces dernières semaines, la situation catastrophique des hôpitaux est revenue sur le devant de la scène médiatique après le black-out qui frappait la mobilisation du personnel des urgences depuis mars.
Alors que la vague de grèves dans les services des urgences prend désormais de l’ampleur et touche plus d’une centaine d’établissements, le cri de colère du personnel hospitalier permet au gouvernement de justifier de manière cynique la “nécessité” et “l’urgence des réformes”. Ainsi, les attaques successives contre le secteur de la santé sont présentées non pas pour ce qu’elles sont, une dégradation continue des conditions de travail, mais comme une prétendue “solution nécessaire” pour dépasser les “blocages” et sortir de la “crise des hôpitaux” ! Pour la ministre de la santé, Agnès Buzyn, l’annonce, le 14 juin dernier, du déblocage par ordonnance de 70 millions d’euros pour les seuls services d’urgences cherche donc à donner du crédit à ce mensonge, à faire passer la pilule pour que soient passées, même si c’est aux forceps, les nouvelles attaques programmées par les “réformes”.
Cela fait bien longtemps que la situation ne cesse de se dégrader aussi bien dans les hôpitaux que dans les EHPAD et aucun gouvernement n’a de solution à proposer, si ce n’est de réduire toujours plus les dépenses au détriment de la santé du personnel et de celle des patients. (1) C’est bien là que se trouve le caractère ignoble et cynique du gouvernement et de toute la bourgeoise. À cela s’ajoutent les difficultés d’accès aux soins pour une part croissante du prolétariat. De plus en plus d’ouvriers ne peuvent plus se soigner correctement (manque de médecins, de spécialistes, rendez-vous pouvant parfois attendre une année) et se tournent également vers les urgences, rendant la situation encore plus tendue.
De plus en plus de personnes en difficulté, marginalisées, cumulant souvent les problèmes de santé se retrouvent, faute de mieux, contraintes de se tourner vers les services d’urgences. On ne compte plus les journées de grève et les actions pour dénoncer une situation intenable : manque d’effectifs pour faire face à l’afflux de patients, manque de moyens, suppression d’emplois, de lits, précarité, faibles salaires… la liste est longue ! Le ras-le-bol du personnel hospitalier est immense et l’attitude faussement bienveillante du gouvernement actuellement cache mal son mépris profond.
En mars dernier, l’agression du personnel soignant par des patients dans le service d’urgence d’un hôpital parisien était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Une des premières réponses du gouvernement consistait à mettre en avant la nécessité de “sécuriser” les hôpitaux tout en renforçant la pression sur les salariés, se moquant totalement de la surcharge de travail et de l’épuisement des travailleurs.
La grève s’est élargie à de nombreux établissements à travers le pays, notamment par le biais de collectifs, en particulier : “Inter-Urgences” créé fin mai, “Souffrance Infirmière”, “Infirmières Oubliées”, etc. En fait, il s’agit d’une forme de syndicalisme de base avec toutes ses illusions, le danger et les pièges que cela représente pour la lutte. 2) Ces prétendues “nouvelles formes de lutte” jouent exactement le même rôle que les centrales syndicales et exercent la même fonction, mais de façon plus crédible, à travers leur apparente radicalité, d’encadrement et de canalisation de la colère des éléments les plus combatifs dans la lutte en les poussant à s’enfermer dans le corporatisme et ainsi à s’isoler des autres secteurs et du reste de la classe ouvrière. Comme dans la plupart des secteurs de la fonction publique d’État, le corporatisme est traditionnellement très prégnant dans le milieu hospitalier. La classe dirigeante sait très bien utiliser cette faiblesse pour faire passer ses attaques. Aux urgences, cet isolement et ce cloisonnement corporatiste s’expriment de manière particulièrement caricaturale dans chaque hôpital puisqu’il n’y a aucune tentative des urgentistes d’aller trouver ne serait-ce que le personnel soignant des étages supérieurs pour tenter de les entraîner dans la lutte. De ce huis-clos, ne filtre pas le moindre écho d’assemblée générale ou de simples débats menés au sein du personnel. Seulement s’affichent les interventions publiques et dans les médias des représentants des collectifs.
Bien que le caractère prolétarien de ce mouvement des “blouses blanches” s’exprime par ses revendications (luttes pour les salaires, pour de meilleures conditions de travail, pour les emplois) au travers desquelles l’ensemble de la classe ouvrière peut se retrouver et s’exprimer massivement, son isolement tend au contraire à renforcer un sentiment d’impuissance et de découragement. Une telle situation a permis aux centrales syndicales, souvent en arrière-plan (mais avec des syndicalistes très présents et actifs au sein des collectifs) de se faire relativement discrets dans leur entreprise de “maintien de l’ordre” social.
Il est clair que face aux effets de la crise et de la décomposition de la société capitaliste, face à l’enfoncement dans la misère qui l’accompagne, les services d’urgences sont en première ligne. C’est pour cette raison que la bourgeoisie est d’autant plus préparée à faire face aux expressions de colère qu’elle sait inévitables. Évidemment, la colère des prolétaires en lutte s’est d’abord heurtée à l’opposition résolue du gouvernement et de l’administration hospitalière.
Après plus de deux mois de mobilisation sans réelle perspective et exaspérée par la situation, une équipe entière d’urgentistes s’est mise en arrêt-maladie. Cela s’est tout d’abord produit en Saône-et-Loire et dans le Jura, fin mai, puis début juin à l’hôpital Lariboisière à Paris. Cette décision ne pouvait répondre qu’à une situation devenue intenable. Il est significatif que la seule “solution” proposée aux équipes d’urgentistes soit l’arrêt de travail. Cette méthode est certes un réflexe de survie pour répondre à une situation devenue insupportable mais elle traduit surtout et reflète l’impasse de cette mobilisation, toute l’impuissance, le découragement et la démoralisation générés par l’isolement le plus complet. Ce que le gouvernement n’a d’ailleurs pas manqué d’exploiter avec sa ministre dénonçant “le manque de solidarité” du personnel face aux collègues alors contraints de travailler 18 heures d’affilée. Immédiatement, l’État a fait apparaître son visage au grand jour : “les deux préfectures ont par exemple fait intervenir les forces de l’ordre pour réquisitionner des médecins et des soignants, leur ordonnant de se rendre en poste aux urgences. À Lons-le-Saunier, la police avait sonné à la porte du personnel concerné… en pleine nuit”.
C’est probablement ce geste de “solidarité” calculée de l’État qui a contribué à amplifier la mobilisation dans les hôpitaux : pendant les deux premières semaines de juin, le nombre d’établissements mobilisés a pratiquement doublé. Le gouvernement a alors pu orchestrer et mettre en place sa manœuvre en faisant dès lors une large publicité à la grève des urgentistes dont le point d’orgue a été l’annonce par la ministre de son ordonnance de 70 millions d’euros, faisant croire que ces miettes représentaient un recul et une “victoire” des urgentistes. (3)
Pour exécuter cette manœuvre qui renforce encore la division des travailleurs entre eux, le gouvernement sait sur qui il peut compter : aussi bien sur les organisations syndicales qui tiennent traditionnellement leur rôle de chiens de garde du capital en favorisant systématiquement les conditions permettant d’isoler les salariés les uns des autres, que sur les collectifs qui assurent aujourd’hui cet isolement par les mêmes moyens et les mêmes méthodes. Le seul et indispensable moyen d’échapper à ce piège, et de pousser le gouvernement à reculer dans ses “réformes” comme lors de la mobilisation massive contre le CPE en 2006, serait, au lieu de se mobiliser comme l’entendent les syndicats, pour les “blouses blanches” comme pour n’importe quel autre secteur du prolétariat, d’aller chercher la solidarité des autres secteurs de la classe ouvrière en les appelant à se joindre à la lutte, d’organiser des assemblées générales ouvertes à tous dans cette perspective. La colère et la détermination d’un secteur particulier, aussi combatif soit-il, ne suffisent pas, en aucun cas. Or, aujourd’hui, la bourgeoisie sait parfaitement que le risque que cela se produise est faible tant la classe ouvrière est engluée dans des difficultés liées à se mobiliser massivement, à unifier ses luttes, à son sentiment d’impuissance face au manque de perspective. La bourgeoisie peut d’autant plus profiter de ces faiblesses et de l’enfermement de la colère dans les hôpitaux, que la période estivale est toujours propice aux attaques contre le prolétariat qui est démobilisé par la “période des vacances”. L’ordonnance vise donc à pourrir la situation jusqu’à l’été afin de permettre à la ministre et à son équipe de défendre et mettre en avant l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM). (4)
Si la bourgeoisie suit de près la situation dans les hôpitaux, c’est qu’elle est parfaitement consciente de son enjeu pour la préparation de la poursuite de ses attaques anti-ouvrières tous azimuts et qu’elle utilise pleinement les faiblesses de la classe ouvrière, en particulier celles des secteurs les plus perméables au poison du corporatisme comme celui des urgentistes. On le voit encore avec l’appel de l’intersyndicale CGT-FO-SUD à un rassemblement devant le ministère des finances, le 2 juillet, date initialement choisie par le collectif “Inter-Urgences” pour appeler à une manifestation nationale. Parce que le prolétariat n’arrive pas à se concevoir comme classe autonome, parce qu’il ne perçoit pas la dimension politique de son combat pour l’instant, ses efforts restent insuffisants et tendent même, finalement, à se retourner contre lui sous l’action malveillante de ses exploiteurs.
Tout cela ne signifie en rien que les luttes et les efforts entrepris soient vains. Au contraire ! Le chemin de la lutte de classe, long et tortueux, passe nécessairement par ce type d’expérience douloureuse et par la nécessaire réflexion sur les difficultés rencontrées. Ce n’est qu’en tirant les leçons de ce type d’expérience et en poursuivant sa volonté de combat que le prolétariat pourra prendre conscience de sa vraie nature : celle d’une classe sociale unie, mais aussi porteuse d’un projet révolutionnaire.
Marius, 19 juin 2019
1 On peut rappeler le cas d’une patiente retrouvée morte sur un brancard de l’hôpital Lariboisière à Paris, douze heures après son admission aux urgences, dans la nuit du 17 au 18 décembre dernier. À lire également : “Restrictions dans les hôpitaux : c’est l’État qui tue les malades !”, RI n° 397 (février 2009).
2 Ces collectifs ne sont pas sans rappeler, mais dans un tout autre contexte, les coordinations de la grève des infirmières en 1988. Voir notre brochure : “Octobre 1988, bilan de la lutte des infirmières : Les coordinations, nouvelle arme de la bourgeoisie”.
3 Précisons au passage que la générosité du gouvernement ne représente que 0,08 % du budget annuel des hôpitaux (82 milliards d’euros).
4 Pour 2019, un ONDAM à 2,5 % vise une économie de près de 700 millions d’euros (dix fois le montant de l’ordonnance annoncée !)
Les licenciements, les attaques économiques et les réformes qui s’annoncent pour les mois à venir sont particulièrement violents. Toute la classe ouvrière est concernée : travailleurs du public et du privé, retraités, chômeurs, immigrés ou étudiants précaires. Tous.
Le même discours cynique et répugnant accompagne toutes ces mesures politiques : “Nous avons consulté les Français”. Utilisant comme un tremplin les complaintes issues du mouvement des “gilets jaunes” pour plus de “démocratie participative”, la bourgeoisie française multiplie partout les “consultations”, les “enquêtes”, les “assemblées de citoyens”… pour faire croire que sa politique est l’émanation de la “volonté du peuple”. Macron et son gouvernement, forts de leur “Grand débat national”, n’ont ainsi que le mot “démocratie” à la bouche pour légitimer toutes leurs actions anti-ouvrières. Derrière ce qui n’est qu’une caution idéologique, voilà concrètement ce qui attend les prolétaires :
– Dans tous les secteurs, les plans de fermetures et de licenciements tombent. Dans la grande distribution : chez Conforama,1 900 salariés et 32 magasins vont disparaître d’ici 2020. Dans l’éducation : 38 centres de formation sur 110 et 1 541 emplois vont être supprimés. Dans l’industrie, la liste des usines en train d’être rayées de la carte est interminable : Danzer à Souvans (Jura), Naturéo à Liévin (Pas-de-Calais), Matrot à Noyers-Saint-Martin (Oise), etc. Dans le secteur public, l’objectif du gouvernement est de supprimer 120 000 postes d’ici 2022.
– Qui dit moins d’emplois, dit plus de chômeurs. Alors le gouvernement anticipe, avec une seule idée en tête : faire des économies. En durcissant les droits d’accès et en mettant en place un énième nouveau mode de calcul des indemnités, toujours plus restrictif et excluant, l’UNEDIC anticipe la réduction des allocations de 1,2 millions de personnes ! Et le gouvernement de mettre en avant que “74 % des personnes interrogées seraient favorables à la dégressivité des allocations”. Puisque on vous dit que c’est “démocratique” !
– Pour ceux qui ont un emploi, l’exploitation va devenir encore plus féroce. Dans le privé, la réforme du Code du travail et des prud’hommes se traduit par une dégradation continue des conditions de travail. Dans le secteur public, la précarité est croissante : explosion des CDD, déplacements forcés, corvéabilité à merci au nom de l’ “adaptabilité” et de la “proximité des services”. La réforme de la fonction publique va encore aggraver cette situation dégradée. Le gouvernement prévoit, par exemple, la création de 2 000 “Maisons France Services”, rassemblant de nombreux “services publics”… officiellement, afin de favoriser le “service de proximité”. En réalité, pour fermer le maximum de structures d’État, regroupées dans un seul lieu avec le minimum de salariés à pressurer.
– La jeunesse ouvrière n’est pas épargnée. À l’image de l’instauration de Parcoursup, qui a multiplié le nombre de jeunes dans des formations non souhaitées, au nom de la rentabilité et de l’efficacité, la réforme du bac n’a aujourd’hui pas d’autre objectif qu’un diktat bureaucratique en faveur de la réduction des dépenses. Et n’oublions pas l’énorme augmentation des droits d’inscriptions en faculté pour les étudiants étrangers qui va les frapper directement dès septembre.
– Mais un jour, les jeunes deviennent vieux et du point de vue capitaliste, un ouvrier à la retraite est un ouvrier “inutile”, à “charge”. Alors Macron et son gouvernement ont courageusement décidé de taper sur les “papys” et les “mamies”. En mettant en place un “système universel par points” et “la fin des régimes spéciaux”, le niveau des pensions va être considérablement réduit, notamment grâce à un système de malus qui frapperait tous les travailleurs “choisissant” de partir avant “l’âge d’équilibre”. Autrement dit, tout ceux qui, usés par des décennies d’exploitation inhumaine, seront contraints de partir avant 64 ans, dans un premier temps, (puis 65, 66, 67,…) recevront une misère pour survivre.
– Pour finir cette liste révoltante, la bourgeoisie française n’oublie pas de durcir les “conditions d’accueil” (sic !) des immigrés, là aussi pour qu’ils puissent être exploités sans vergogne en coûtant le moins cher possible à la “société française”. Ces mesures inhumaines, Macron et le gouvernement les légitiment elles-aussi grâce aux fruits de la consultation du “Grand débat” et même directement à travers l’exploitation de certaines revendications d’une partie des “gilets jaunes”. (1)
Aujourd’hui, les prolétaires sont en grande difficulté ; ils n’ont plus confiance en eux, en leur force en tant que classe unie et organisée. Quand la situation devient intenable, comme dans les urgences des hôpitaux et qu’ils sont contraints à se battre, les prolétaires le font isolés de leurs frères de classe, enfermés dans leur secteur et donc impuissants face à la bourgeoisie et son État. Il est clair que le mouvement des “gilets jaunes”, en diluant les travailleurs dans la population en général, comme autant de citoyens-individus, en mettant en avant le “Peuple”, en promouvant les revendications et les méthodes de la petite bourgeoisie aux abois, en alimentant l’illusoire aspiration à être “mieux écoutés” des puissants par une “démocratie plus directe”, a affaibli encore un peu plus les capacités du prolétariat à lutter et à répondre massivement aux attaques. La bourgeoisie l’a parfaitement perçu et elle profite de cette situation de désarroi pour mener des attaques tous azimuts. Seule la lutte des ouvriers unis et organisés en tant que classe permettra de faire face à cette politique toujours plus inhumaine.
Pawel, le 6 juillet 2019
1 Parmi les 42 revendications officielles du mouvement des “gilets jaunes”, on peut par exemple y lire : “Que les déboutés du droit d’asile soient reconduits dans leur pays d’origine” ou encore : “Qu’une réelle politique d’intégration soit mise en œuvre. Vivre en France implique de devenir français (cours de langue française, cours d’histoire de France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du parcours)”.
Le 28 juin 1919, dans la galerie des Glaces du palais de Versailles, deux émissaires allemands, escortés par des soldats alliés, étaient sommés de signer le traité de Versailles. Obligés de défiler devant des “gueules cassées”, ils ressemblaient davantage à des “prisonniers conduits là pour la lecture de leur sentence”, note un diplomate anglais. Le colonel House, membre de la délégation américaine, rapporte quant à lui qu’il s’agissait d’une “mise en scène très élaborée et calculée pour humilier l’ennemi au maximum”. (1) Cinq ans jour pour jour après l’assassinat de l’archiduc François-Joseph qui avait alors mis le feu aux poudres, ce traité réglait la fin d’un conflit où les vainqueurs imposaient leurs conditions drastiques aux vaincus.
Pour les journaux de l’époque, ce traité de “paix” devait soi-disant montrer à la face du monde que les grandes démocraties travaillaient désormais à la concorde et à la paix universelle. L’humanité ne revivrait plus jamais un tel carnage. Cette guerre devait être la “der des ders”.
Ce traité était le produit de la Conférence de Paris qui se déroula du 18 janvier au mois d’août 1919, au cours de laquelle les représentants des puissances de l’Entente (Royaume-Uni, France, États-Unis, Italie) réglèrent la fin de la guerre sans l’avis des puissances vaincues.
Dans le même temps, la vague révolutionnaire qui s’était formée en Russie en Octobre 1917 trouvait son point culminant avec la création de l’Internationale communiste en mars 1919. Dans ces conditions, comme nous le verrons, la Conférence de Paris fut également le quartier général de “la sainte alliance des capitalistes pour réprimer la révolution des ouvriers”. (2)
Dans La crise de la social-démocratie parue en 1916, Rosa Luxemburg affirmait que la victoire ou la défaite de l’un des deux camps ne mettrait pas fin aux tensions impérialistes et au militarisme. La dynamique de l’impérialisme entraînerait fatalement une nouvelle conflagration mondiale. L’histoire a pleinement confirmé les projections de Rosa Luxemburg. Ainsi, ce traité de Versailles ne réglait rien du tout, il était une réponse capitaliste à la guerre ; consistant à repartager le monde en lésant les vaincus (en tout premier lieu l’Allemagne), ce qui ne manquerait pas d’attiser leurs désirs de revanche.
L’Allemagne et les empires centraux furent déclarés seuls responsables des dégâts causés par le conflit. Par conséquent, outre le fait de devoir payer le coût des réparations, l’Allemagne se vit imposer des conditions drastiques qui la rendaient exsangue dans le jeu impérialiste. Cette ligne politique fut avant tout défendue par la France, représentée par Clemenceau, qui voyait là le moyen d’assurer sa suprématie sur le continent européen. À l’issue du traité, l’Allemagne perdait 15 % de son territoire et 10 % de sa population au profit de la France, du Danemark, de la Belgique et de la Pologne. Sur le plan militaire, ses effectifs et son armement étaient limités, la rive gauche du Rhin était démilitarisée, elle devait également livrer 5 000 canons, 25 000 avions ainsi que toute sa flotte. Son empire colonial lui était retiré et passait sous l’administration des puissances de l’Entente et du Japon. Les deux autres principaux protagonistes du traité, le Royaume-Uni représenté par son premier ministre Lloyd Georges, et les États-Unis dirigés par Wilson restaient plus réservés. Non qu’ils n’étaient pas intéressés à dépecer l’Allemagne pour renforcer leur puissance respective, mais plutôt parce qu’ils craignaient une trop grande expansion de la France sur le continent européen. Comble de l’ironie, le rapport de force se jouait avant tout entre les charognards de l’Entente qui se disputaient le cadavre allemand. Au final, c’est la “ligne dure”, défendue par la France, qui finit par s’imposer. Une ligne qui accrut l’irritation de l’Allemagne “et par là même, les probabilités d’une revanche, rendant nécessaire encore d’autres dispositions draconiennes”. (3) Dans ces conditions, “une paix carthaginoise était inévitable, pour autant qu’on a momentanément la puissance pour l’imposer”. (4) Ce que la bourgeoisie française s’avéra incapable de faire par la suite. Le traité avait placé l’Allemagne et les autres vaincus dans des conditions “qui rendaient matériellement impossible leur existence économique, les privaient de tous droits et les humiliaient”. (5) Ainsi se préparait le terrain d’une future guerre.
Avant que Wilson ne participe en personne à la conférence de Paris, jamais un président américain n’avait effectué un voyage sur le vieux continent pour des raisons politiques. Ce fait inédit révélait la volonté des États-Unis de s’affirmer comme une grande puissance impérialiste. Cette prétention s’appuyait sur des décennies de développement prodigieux du capitalisme aux États-Unis, devenus la deuxième puissance du monde après la guerre. Les quatorze points du président Wilson appelant à une paix juste et magnanime, à la prise en compte des volontés des peuples, à la liberté des mers, à la limitation du militarisme, n’avaient pas d’autre but, pour les États-Unis, que de concurrencer les grandes puissances européennes sur leur propre continent. Cependant, il était hors de question pour l’Angleterre de laisser les États-Unis mettre un pied en Europe. Première puissance mondiale, sa flotte militaire et commerciale lui permettait encore d’endiguer la poussée impérialiste américaine en Europe. C’est pour cette raison que Lloyd Georges repoussa les conditions de paix plus souples de Wilson. Comme le soulignait Trotsky lors du deuxième congrès de l’Internationale communiste : “Pendant la guerre, la lourde industrie américaine s’est dressée comme une colonne géante jusqu’aux cieux, et le capital américain a rejeté bien loin de lui la devise : l’Amérique aux Américains. Ou plutôt, nous dirons qu’il a modifié cette devise et qu’il a dit : non seulement l’Amérique aux Américains, mais le monde entier. C’est alors qu’il a envoyé l’apôtre Wilson avec son Nouveau Testament. Nous savons que Wilson n’a pas fait la commission. Mais la commission est toujours à faire, et l’oligarchie américaine est en train de faire ses comptes : notre flotte, se dit-elle, est plus faible que celle de la Grande-Bretagne de tant de tonnes, de tant de bouches de canons de tel ou tel calibre. Et le Département de la Marine américaine établit un nouveau programme, un programme qui doit, avant 1925, et quelques-uns disent encore plus tôt, en trois ans, rendre la flotte américaine incomparablement plus forte que celle de l’Angleterre”. Si ce coup-ci, la bourgeoisie américaine était obligée de faire un pas en arrière, elle n’abandonnait pas ses prétentions sur le vieux continent pour autant. Cet objectif passait inévitablement par son renforcement militaire.
Contrairement à la version officielle de l’histoire, l’armistice du 11 novembre 1918 n’était pas dû à la situation militaire inextricable dans laquelle se trouvait l’Allemagne, mais à l’éclatement du soulèvement ouvrier qui allait mener à la chute de l’Empire dirigé par Guillaume II. La révolution prolétarienne était désormais le plus grand danger qui pesait sur toutes les bourgeoisies du monde. Alors que les plus puissantes d’entre elles s’étaient entre-déchirées durant quatre années de guerre, elles faisaient désormais cause commune pour la survie du système capitaliste. Depuis 1918, les principales puissances européennes soutenaient financièrement et militairement les armées blanches de la contre-révolution en Russie. (6) C’est pour cela, par exemple, que la bourgeoisie française, alors qu’elle voulait désarmer totalement l’Allemagne, autorisa le gouvernement social-démocrate et les militaires à garder des canons dans Berlin pour massacrer les ouvriers insurgés. La Conférence de Paris débuta d’ailleurs juste après la Semaine sanglante, et c’est depuis les salons diplomatiques parisiens que Clemenceau pouvait dire que “le danger bolchevik est très grand à l’heure présente. (...) Si le bolchevisme, après s’être étendu à l’Allemagne, devait traverser l’Autriche et la Hongrie et gagner l’Italie, l’Europe aurait à faire face à un très grand danger. C’est pourquoi il faut faire quelque chose contre le bolchevisme”. Ce front commun n’empêchait pas pour autant que chaque grande puissance fasse valoir ses propres intérêts, y compris dans la question russe. Si la France excluait toute relation avec le pouvoir des Soviets, les États-Unis étaient favorables à organiser des pourparlers lors d’une grande conférence. Cette proposition n’allait pas sans arrière-pensées, puisque comme le pressentait Lénine, les États-Unis lorgnaient sur la Sibérie et le Sud de la Russie. Au final, la Russie des Soviets fut totalement exclue des négociations qui devaient mener à la signature du traité de Versailles. Les puissances de l’Entente visaient à l’isoler et à l’affaiblir en annexant ses territoires et en pillant ses richesses, afin d’empêcher toute extension de la révolution prolétarienne.
La création de la Société des Nations, prévue par le traité de Versailles, fut une force supplémentaire forgée contre la classe ouvrière. Les révolutionnaires de l’époque la dénoncèrent comme telle. Pour Lénine, il s’agissait d’un “repaire de brigands”, rien de plus. Cette “association générale des Nations” (d’après les quatorze points de Wilson) avait la prétention de garantir la paix dans le monde, de réguler le militarisme, de protéger les “États faibles” de la domination des grandes puissances et même d’œuvrer à l’indépendance des peuples colonisés. Derrière ces belles paroles, les puissances de l’Entente mettaient en œuvre une politique d’annexion de tous les vaincus. Si désormais ces dernières prônaient la paix, après s’être enivrées de chaos et d’horreur durant quatre ans, c’est que celle-ci était synonyme du maintien de leur suprématie.
Mais surtout, comme l’affirme le deuxième congrès de l’IC : “la constitution de la Ligue des Nations [fut] le meilleur moyen de troubler la conscience de la classe ouvrière. À la place du mot d’ordre d’une Internationale des républiques révolutionnaires ouvrières, on propose celui d’une Union internationale des prétendues démocraties, qui pourrait être atteint par la coalition du prolétariat avec les classes bourgeoises”. (7) Cette politique de désunion du prolétariat à l’heure de la révolution mondiale était soutenue et appuyée par les partis social-traîtres qui, réunis lors de la conférence de Berne, avaient reconnus la SDN. Une position ouvertement opportuniste que ne manqua pas de dénoncer l’Internationale communiste qui appelait les ouvriers du monde entier à “mener une guerre implacable contre l’idée de la Ligue des Nations de Wilson et protester contre l’entrée de leur pays dans cette ligne de pillage, d’exploitation et de contre-révolution”. (8)
Au bout du compte, ce traité de Versailles mécontenta tout le monde. Forme de compromis diplomatique, il imposait à chaque puissance de réfréner ses prétentions impérialistes. Pour l’Italie, il s’agissait d’une “victoire mutilée” après que ses prétentions sur l’Istrie et la Dalmatie se soient envolées. Aux États-Unis, le Sénat américain refusa de le ratifier, désavouant complètement la politique de Wilson. Même la bourgeoisie française n’était pas satisfaite déplorant le refus de créer un État tampon indépendant en Rhénanie ; ce qui vaudra à Clemenceau le surnom de “Perd-la-victoire” ! Mais pour l’Allemagne et les empires centraux, le traité qui leur était imposé était vécu comme une véritable humiliation dont les réactions n’allaient pas tarder à se faire attendre comme l’avait prévu déjà Rosa Luxemburg en 1916 dans la Brochure de Junius : “La victoire de l’Angleterre et de la France conduirait très vraisemblablement, pour l’Allemagne, à la perte d’une partie au moins de ses colonies et du territoire du Reich et, à coup sûr, à la faillite de la position de l’impérialisme allemand dans la politique mondiale. Et cela signifie le démembrement de l’Autriche-Hongrie et la liquidation de la Turquie. (...) Avec cette option aussi, la victoire conduirait donc à une nouvelle et fébrile course aux armements dans tous les États (avec bien entendu, l’Allemagne en tête) et par là, préparerait une ère de domination incontestée du militarisme et de la réaction dans toute l’Europe avec, à terme, une nouvelle Guerre mondiale”.
Vincent, 21 juin 2019
1 Pour la bourgeoisie française, c’était l’occasion d’effacer symboliquement l’humiliation subie après la défaite lors de la guerre franco-prussienne de 1870/71, lorsque l’Empire allemand fut proclamé dans cette même galerie des Glaces du château de Versailles.
2 “Résolution sur la politique de l’Entente” adoptée par le 1ᵉʳ Congrès de l’Internationale communiste.
3 Les conditions économiques de la paix, J.M Keynes (1920). Lors du deuxième congrès de l’IC, Lénine s’appuya beaucoup sur Les conditions économiques de la paix de J.M Keynes lorsqu’il présenta le “Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales de l’IC”. Voici ce qu’il pouvait dire du futur maître à penser de la bourgeoisie mondiale : “Keynes a abouti à des conclusions qui sont plus incisives, plus concrètes et plus édifiantes que celles d’un révolutionnaire communiste, parce qu’elles sont celles d’un bourgeois authentique, d’un ennemi implacable du bolchevisme dont il se fait, en petit-bourgeois anglais, une image monstrueuse, bestiale et féroce”.
4 Ibid.
5 Lénine, cité dans Jean-Jacques Marie dans Lénine. La révolution permanente (2018).
6 Voir à ce sujet, “La bourgeoisie mondiale contre la révolution”, Revue Internationale n° 160 et n° 162.
7 “Résolution sur la politique de l’Entente” adoptée par le 2ᵉ congrès de l’Internationale communiste.
8 Ibid.
L’article ci-dessous est une introduction et une actualisation de la résolution sur la situation en Grande-Bretagne adoptée par la conférence territoriale de notre section au Royaume-Uni. Ce texte est disponible sur le site web du CCI.
Cette résolution, adoptée lors d’une conférence en janvier 2019, cherche à dégager les principales perspectives de la situation en Grande-Bretagne pour la période à venir. L’une des principales responsabilités d’une organisation révolutionnaire est de proposer la vision la plus cohérente possible des perspectives de la situation nationale. Cette tâche revêt d’autant plus d’importance que la situation sociale est dominée par une crise politique sans précédent de la classe dominante autour du Brexit, crise qui ne fera que s’accentuer dans la période à venir. Sans une compréhension des racines et des conséquences de cette tourmente, il est impossible d’en deviner les probables répercussions sur le prolétariat britannique et international dans les années à venir.
Le rôle de la résolution n’est pas de fournir une analyse détaillée des dynamiques à l’œuvre (ce qui est fait dans le rapport sur la situation nationale de cette même conférence), mais de poser un cadre théorique général et de ses implications. Dans le dernier numéro de World Revolution, nous avons publié la partie historique de ce rapport, à laquelle les lecteurs peuvent se référer.
Dans cette introduction, nous souhaitons donc examiner si la résolution a été vérifiée par les événements qui ont suivi depuis.
La résolution soutient que le Brexit est le produit de la combinaison du déclin séculaire de l’impérialisme britannique, des dissensions que cela a engendré au sein de la classe dominante, de l’aggravation de l’impact de la décomposition du capitalisme depuis la crise financière de 2008 et de la montée du populisme. La résolution démontre que la bourgeoisie est prise dans d'irréconciliables contradictions. Celles-ci ne se traduisent pas seulement par la montée du populisme, mais aussi par les divisions déjà existantes sur l’Europe au sein des principaux partis, divisions qui ont été poussées à un point tel qu’elles pourraient détruire l’appareil politique parlementaire, soigneusement construit, et qui a si bien servi la bourgeoisie britannique au cours des deux derniers siècles.
Cela s’est pleinement confirmé par la paralysie de la machine parlementaire aux cours des six derniers mois. Les deux principaux partis politiques ont été déchirés par des luttes de faction autour du Brexit. L’Accord de retrait du Royaume-Uni élaboré par l’Union Européenne (UE) et le gouvernement de May, visant à empêcher la Grande-Bretagne de s’effondrer une fois sortie de l’UE, a été sapé par l’incapacité des principales factions des deux partis à se mettre d’accord sur la manière de le mettre en œuvre. May n’a pas pu faire de compromis à cause de la pression exercée par les partisans d’un Brexit dur, tandis que Corbyn a été contraint par les divisions au sein du parti travailliste où des factions importantes demandent une union douanière ou un second référendum. Les pourparlers entre les deux partis représentaient le dernier espoir d’obtenir cet accord, mais ceux-ci étaient d’emblée condamnés car il était devenu évident que May allait être chassée du pouvoir par des factions du parti conservateur opposées à un accord avec les travaillistes. Ce qui fût en effet le cas lorsque May a annoncé sa démission le 7 juin. Aujourd’hui, cette paralysie a entraîné une bataille pour la direction du parti conservateur, avec en tête les partisans les plus enragés du Brexit, mais, quel que soit le résultat, cela ne résoudra pas l’impasse dans laquelle ils se trouvent.
Ce vide politique a engendré un nouveau regain de populisme, nourri par la colère et la frustration à l’encontre du parlement, incapable d’avancer sur le Brexit. Farage et ses partisans, bourgeois prospères, ont tiré avantage de ce vide en fondant le Parti du Brexit. Ce nouveau parti représente un sérieux danger pour les principales formations politiques. Il est le nouveau visage du populisme. Terminées, la véhémente rhétorique anti-immigration et les personnalités farfelues et aventurières qui ont rendu l’UKIP (UK Independance Party) intolérable pour beaucoup. Le nouveau parti est très rusé ; il mène une campagne sur internet très sophistiquée et se présente comme étant à la fois multiculturel et soutenu par des électeurs plus jeunes. Farage a fait grand cas de son rejet de l’islamophobie et du racisme croissants au sein d’UKIP. Ce stratagème, basé sur le fait d’être le seul parti capable de défendre le vote démocratique du “peuple”, constitue un véritable effort pour s’immiscer dans le jeu des principales formations politiques.
La popularité croissante du Parti du Brexit, cependant, pose problème. Le nouveau chef du parti conservateur ne voudra pas déclencher d’élections générales tant que le Brexit ne sera pas résolu, car, comme l’a dit un ancien collaborateur de Cameron, ils seraient “grillés”. Les travaillistes seraient également très réticents à se présenter à des élections parce que le Parti du Brexit s’efforce de se faire passer pour le parti des travailleurs.
Ainsi, trois ans après un référendum dont le but était de faire reculer le populisme, la classe dominante fait désormais face à un parti populiste revigoré et plus sophistiqué que jamais, exacerbant sa crise politique.
Comme le dit la résolution, cette crise menace l’identité territoriale de l’État britannique. L’élection d’un partisan intransigeant du Brexit à la tête du parti conservateur et/ou l’arrivée du Parti du Brexit au sein du Parlement ne feraient qu’empirer les tensions avec la fraction écossaise indépendantiste de la bourgeoisie.
L’impact de cette crise ne s’arrête pas aux frontières de l’Angleterre. Comme l’explique la résolution, le Brexit a contribué au renforcement du populisme en Europe ainsi qu’aux États-Unis. L’UE et les principales puissances européennes ont alors adopté une ligne très dure envers la bourgeoisie britannique. Cette stratégie a quelque peu payé : le chaos politique a suscité une peur réelle, même parmi les partis populistes et les gouvernements européens qui ont désormais abandonné ou tempéré leur demande de quitter l’UE. Cependant, l’extrême-droite populiste constitue toujours une menace sérieuse pour l’avenir de l’UE.
Les espoirs des partisans du Brexit en une Grande-Bretagne à nouveau “ouverte sur le monde” et capable de conclure des traités de libre-échange se heurtent déjà à la dure réalité. Le développement de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis a clairement montré que ces derniers, dans leur lutte de plus en plus acharnée contre la Chine, n’hésiteront pas à saper les intérêts de leurs anciens alliés. Le scandale qui a touché Huawei a vu la Chine menacer ses investissements en Grande-Bretagne si le gouvernement britannique devait céder aux pressions américaines visant à bannir l’entreprise de ses infrastructures.
Sa lutte avec la Chine pour la domination mondiale, ainsi que son intention de saper ses rivaux européens, signifient que les États-Unis ont peu d’intérêt à voir une Grande-Bretagne affaiblie par sa sortie de l’UE. Trump s’est montré fervent supporter du Brexit afin de porter un coup à l’UE, mais, une fois le Brexit mis en place, quel rôle pourra jouer la Grande-Bretagne pour les États-Unis ?
L’analyse de la résolution sur l’aggravation de la crise politique a donc été vérifiée par les événements. Sa mise en garde contre la menace que représente le populisme dans cette situation de crise était bien justifiée. L’émergence du Parti du Brexit est un autre facteur de chaos et d’instabilité, mettant encore plus en danger les efforts de l’État britannique pour garantir le bon déroulement du Brexit.
Pour la classe ouvrière, les conséquences de cette situation s’annoncent sombres. Le prolétariat n’a apporté presque aucune réponse à plus d’une décennie d’austérité. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de mécontentement, mais celui-ci n’a pas trouvé son expression dans la lutte de classe, à cause du profond manque de confiance en soi du prolétariat. Cette désorientation et cette démoralisation ont été exacerbées par le Brexit et la crise politique. Le soutien au populisme et sa promesse simpliste d’un avenir meilleur pour certaines parties du prolétariat est une expression de cette détresse et de ce désespoir. Cependant, derrière l’anti-populisme et sa défense de la démocratie ainsi que de l’État démocratique, se profile un danger encore plus grand pour le prolétariat. Aujourd’hui et dans la période à venir, le prolétariat aura du mal à éviter de se mobiliser derrières les différentes factions bourgeoises.
Mais la crise économique continuera de s’aggraver, et quelles que soient les factions bourgeoises au pouvoir, elles s’attaqueront toutes au prolétariat. C’est seulement dans la lutte contre ces attaques que la classe ouvrière pourra défendre ses intérêts. Ces luttes futures trouveront les mêmes réponses de la part des conservateurs, des travaillistes ou des populistes, parce qu’au bout du compte, ils sont tous les défenseurs du capitalisme.
World révolution,
section du CCI au Royaume-Uni
Au Grand Palais, à Paris, du 20 mars au 1er juillet 2019, s’exposent plus de 400 œuvres regroupées sous le titre alléchant de “Rouge : Art et utopie au pays des Soviets”.
Laissons parler la revue Télérama, ou plus exactement sa journaliste Yasmine Youssi, qui visiblement a été fortement impressionnée : “À partir de 1917, l’art envahit la vie (…). Soudain, les rues se sont couvertes d’affiches, les murs de pochoirs, les places de monuments (…). En témoignent les photos, tableaux, dessins, maquettes, affiches, livres, documents visuels, extraits de films, pièces de mobilier, de textiles signés des plus grands noms, mais aussi d’une flopée d’artistes rarement montrés en pareilles occasions”. Et de poursuivre avec le même enthousiasme : “Fusionner l’art et la vie. Riche de plusieurs centaines d’œuvres, “Rouge 1917-1953” plonge avec bonheur ses visiteurs au cœur de l’effervescence artistique russe au lendemain de la révolution bolchevique”. 1917 est un souffle dont la voile de l’art se gonfle. Voilà ce qu’il est effectivement possible de deviner au Grand Palais : peintures, sculptures, architectures, photographies, cinéma, design… Alexandre Rodtchenko, Kazimir Malevitch, Gustav Klutsis, Alexandre Deïneka, Sergueï Eisenstein, Varvara Stepanova… Avec la révolution, partout dans le monde, l’art part dans toutes les directions, une multitude de pistes nouvelles sont explorées, d’intenses débats agitent non seulement les milieux artistiques mais aussi les ouvriers. Ce vent nouveau artistique ne fut d’ailleurs pas limité à la seule Russie, comme en témoigne le développement du dadaïsme et de l’expressionnisme peu avant la révolution allemande ou celui du surréalisme en France.
Cette exposition ne se limite pas à la période révolutionnaire, elle se poursuit jusqu’en 1953 et la mort de Staline. Là encore, l’évolution du monde de l’art raconte l’Histoire : l’horreur de la contre-révolution incarnée par la victoire du stalinisme. Puisque, décidément, la plume de Yasmine Youssi est particulièrement acérée, poursuivons en sa compagnie notre lecture : “La prise des pleins pouvoirs par Staline, à partir de 1929, change la donne. C’est la fin des avant-gardes, et les différents groupes artistiques sont dissous. Pour le nouveau maître du Kremlin, la seule esthétique valable est celle du réalisme socialiste : une autre manière de nommer le réalisme russe du XIXe siècle, sauf qu’il se révèle encore plus kitsch et pompeux. Les œuvres qui s’en réclament réécrivent souvent l’histoire du pays. Tandis que les artistes qui firent les grandes heures de la révolution disparaissent peu à peu. Ils sont au mieux interdits d’exercer. Au pire, comme le metteur en scène Meyerhold, fusillés”. Comme les révolutionnaires d’Octobre 1917, la contre-révolution va signifier pour les artistes un choix morbide : refuser de se soumettre au pouvoir au prix de l’isolement, de la dépression, de la déportation, de l’exil, de la mort… ou se conformer en se reniant, en faisant de l’art un simple outil de propagande. Au fil de l’exposition, les œuvres deviennent ainsi de plus en plus grotesques et abjectes.
Seulement, l’histoire que nous content ces 400 œuvres est aussi accompagnée de commentaires et de silences, de citations et d’absences remarquables, autant de choix des exposants qui viennent orienter et, lâchons le mot, manipuler le visiteur.
Le ton est donné d’emblée : “Le coup d’État bolchevik plonge l’ancien Empire russe dans la guerre civile. Pour le nouveau pouvoir, il est crucial de mobiliser la population autour du projet porté par la révolution”. Cette exposition a beau se nommer “Rouge : Art et utopie au pays des Soviets”, pas un mot sur les Soviets (conseils ouvriers), sur la vie bouillonnante des assemblées générales permanentes, de la créativité des masses. Rien. Pas un mot de la réalité de la vie sociale de l’époque, des débats à tous les coins de rue.
Pour appuyer insidieusement la thèse que “le ver était dans le fruit”, que la propagande caricaturale et nauséabonde du stalinisme puise ses racines dans les premiers jours de la révolution (pardon, du “coup d’État”), toutes les œuvres sélectionnées sont présentées sous le seul prisme de l’art politique, de l’art d’État.
C’est ainsi que “Rouge : Art et utopie au pays des Soviets” fait, par exemple, disparaître l’utopie féerique d’un Chagall. Pas un tableau, pas une référence ! Pourtant, le génie de Chagall ne s’est jamais autant exprimé que pendant sa jeunesse dans la Russie révolutionnaire. “En 1914, le jeune homme, qui vit alors à Paris, rentre à Moscou pour épouser sa fiancée, Bella, et repartir avec elle. La guerre les coince. La Révolution russe éclate. En 1918, voilà Chagall, à 30 ans, propulsé à la tête d’une école d’art dans sa ville natale à Vitebsk. (…) “Je vivais comme dans un évanouissement”, écrira Chagall dans son autobiographie. Une extase quotidienne. C’est l’une de ces périodes miraculeuses qui ne durent qu’un ou deux printemps, au cours desquels tout est permis. Chagall, un juif, citoyen de seconde zone sous le tsarisme, est enfin libre, renouvelle le décor de sa ville. Tous ses tableaux sont marqués par son amour fou pour Bella : elle le porte comme une acrobate soutient l’artiste et ses verres de vin, qui trinque au sommet. Un ange veille sur le jeune couple. Il réalise de lui un autoportrait à la tête coupée, titré “N’importe où hors du monde”. C’est notre souffle qui est coupé devant tant d’audace”.(1)
Pas un mot non plus des débats enflammés entre les révolutionnaires sur l’art, pas une ligne des analyses profondément justes et flamboyantes de Léon Trotski. Il est vrai qu’une partie des artistes de l’époque s’était engagée dans la voie de la subordination à l’État. Mais l’activité artistique de l’époque ne se résumait pas à cela. C’est d’ailleurs ce qui poussa Trotski à rejeter la notion de “culture prolétarienne” et de subordination de l’art au Parti. En 1924, dans Littérature et Révolution, il écrivait : “L’art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. (…) L’art n’est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. II protège, stimule, ne dirige qu’indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d’un cercle littéraire. Il ne le peut pas et il ne le doit pas”.
Sans mention des débats des révolutionnaires sur l’art, sans Chagall, ni aucun tableau flamboyant d’aucun artiste, en focalisant tous les regards sur les affiches et les œuvres liées à la propagande politique, cette exposition fait entrer le visiteur dans les années 1930 comme en lui disant : “Voilà sur quoi inexorablement tout cela devait déboucher”. Là, comme par miracle, les explications et le contexte historique ne manquent plus. Si la vie des Soviets et tout le contexte historique de la vague révolutionnaire ont été tout bonnement effacés tels les personnages tombés en disgrâce sur les photographies truquées par le stalinisme, les crimes odieux, les procès de Moscou, les mensonges et le culte de la personnalité des années 1930 à 1950 sont étalés sur tous les murs : “La collectivisation forcée des campagnes est enclenchée, entraînant la “liquidation des koulaks (paysans propriétaires) en tant que classe”. Le premier plan quinquennal provoque une industrialisation à marche forcée ; les objectifs économiques deviennent des défis relevés grâce à l’ “émulation socialiste” entre “brigades de choc”. (…) Les “saboteurs” sont “démasqués” et jugés, tandis que la rhétorique du “complot” accapare l’espace public, amplement relayée par les arts visuels. Un vaste système concentrationnaire se met en place : le Goulag. En décembre 1934, l’assassinat de Sergueï Kirov, membre éminent du Politburo, ouvre la voie à une vague de répressions sans précédent. Les procès de Moscou (1936-1938) sont largement médiatisés. La “Grande Terreur” touche toutes les couches de la société et fait des millions de victimes”. Oui, le stalinisme a été d’une horreur insondable, mais il n’est en rien le continuateur d’Octobre 1917, il en est au contraire le fossoyeur !
Finalement, cette exposition donne involontairement une leçon pleine d’ironie : elle dénonce le burlesque et l’ignominie de la propagande mensongère du stalinisme, en utilisant les mêmes techniques de manipulation, les mêmes gommes et les mêmes ciseaux. En répétant, sous l’angle de l’art, le mensonge identifiant le stalinisme au communisme, elle s’inscrit dans les pas d’un autre Joseph, Goebbels, pour qui “un mensonge répété mille fois se transforme en vérité”.
Le visiteur attentif aura d’ailleurs remarqué, sur l’un des murs vers la fin du dédale, un petit aveu au passage d’une remarque discrète admettant que la propagande sous Staline ouvrait la voie à la propagande américaine pendant la Seconde Guerre mondiale qui utilisa les mêmes méthodes.
En effet, russe ou américaine, dictatoriale ou démocratique, fasciste ou socialiste, stalinienne ou libérale… sur les affiches ou dans les musées, la bourgeoisie falsifie l’Histoire !
Iskusstvo, 20 juin 2019
[1] “Quand Chagall était génial [16]”, Le Parisien (19 juin 2018).
Il y a 80 ans, prenait fin l’un des événements les plus importants du XXe siècle : la Guerre d’Espagne. Cet événement majeur a été au cœur de la situation mondiale dans les années 1930. Il a occupé le centre de l’actualité politique internationale pendant plusieurs années. Il a constitué un test décisif pour toutes les tendances politiques se réclamant du prolétariat et de la révolution. Par exemple, c’est en Espagne qu’on a vu à l’œuvre, pour la première fois en dehors de l’URSS, le stalinisme dans son rôle de bourreau du prolétariat. De même, c’est autour de la question espagnole que s’est opérée une décantation au sein des courants qui avaient lutté contre la dégénérescence et la trahison des partis communistes dans les années 1920, une décantation entre ceux qui allaient maintenir une position internationaliste lors de la Seconde Guerre mondiale et ceux qui se sont enrôlés dans celle-ci, comme le courant trotskiste, par exemple. Aujourd’hui encore, les événements de 1936-1939 en Espagne continuent d’être présents dans le positionnement et la propagande des courants qui se réclament de la révolution prolétarienne. C’est particulièrement le cas des différentes tendances de l’anarchisme et du trotskisme qui, au-delà de leurs divergences, sont toutes d’accord pour considérer qu’il y a eu une “révolution” en Espagne en 1936. Une révolution qui, d’après les anarchistes, serait allée bien plus loin que celle de 1917 en Russie du fait de la constitution des “collectivités” promues par la CNT, la centrale syndicale anarcho-syndicaliste. Une analyse qui à l’époque avait été rejetée par les différents courants de la Gauche communiste, par la Gauche italienne et aussi par la Gauche germano-hollandaise.
La première question à laquelle il nous faut donc répondre est celle-ci : a-t-on assisté à une révolution dans l’Espagne de 1936 ?
Avant de répondre à cette question, il faut évidemment se mettre d’accord sur ce qu’on entend par “révolution”. C’est un terme particulièrement galvaudé puisqu’il est revendiqué aussi bien par l’extrême-gauche (par exemple Mélenchon avec sa “Révolution citoyenne”) que par l’extrême-droite (la “Révolution nationale”). Macron lui-même avait intitulé, “Révolution”, le livre dans lequel il présentait son programme.
En fait, au-delà de toutes ses interprétations fantaisistes, ce terme “Révolution” qualifie dans l’histoire un changement violent de régime politique exprimant un bouleversement du rapport de forces entre les classes sociales au bénéfice de celles qui représentent un progrès pour la société. Ce fut le cas de la Révolution anglaise des années 1640 et de la Révolution française de 1789 qui, toutes les deux, se sont attaquées au pouvoir politique de l’aristocratie au bénéfice de la bourgeoisie.
Tout au long du XIXe siècle, les avancées politiques de la bourgeoisie au détriment de la noblesse constituaient des progrès pour la société. Et cela parce qu’à cette époque le capitalisme était un système en pleine prospérité, parti à la conquête du monde. Mais cette situation change radicalement au XXe siècle. Les puissances bourgeoises ont fini de se partager le monde. Toute nouvelle conquête, coloniale ou commerciale, se heurte au pré-carré d’une puissance rivale. On assiste alors à une montée du militarisme et à un déchaînement de tensions impérialistes qui aboutissent à la Première Guerre mondiale. C’est le signe que le capitalisme est devenu un système caduc et décadent. Les révolutions bourgeoises ne sont plus d’actualité. La seule révolution qui soit à l’ordre du jour est celle qui doit renverser le système capitaliste et instaurer une nouvelle société débarrassée de l’exploitation et des guerres, le communisme. Le sujet de cette révolution, c’est la classe des travailleurs salariés, producteurs de la plus grande partie de la richesse sociale, le prolétariat.
Il existe des différences fondamentales entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne. Une révolution bourgeoise, c’est-à-dire la prise du pouvoir politique par les représentants de la classe bourgeoise d’un pays, constitue un aboutissement de toute une période historique au cours de laquelle la bourgeoisie a acquis un poids décisif dans la sphère économique grâce au développement du commerce et des techniques productives. La révolution politique, l’abolition des privilèges de la noblesse, constitue une étape importante (bien que non indispensable) dans la mainmise croissante de la bourgeoisie sur la société qui lui permet de faciliter et d’accélérer ce processus de mainmise.
La révolution prolétarienne ne se situe nullement à la fin du processus de transformation économique de la société mais au contraire au tout début. La bourgeoisie avait pu constituer des îlots d’économie bourgeoise dans la société féodale, les villes marchandes, les réseaux commerciaux, des îlots qui s’étaient étendus et renforcés progressivement. Rien de tel pour le prolétariat. Celui-ci ne pourra pas constituer des îlots de communisme au sein d’une économie mondiale dominée par le capitalisme et les rapports marchands. C’était le rêve des socialistes utopistes tels Fourier, Saint-Simon ou Owen. Mais, malgré toute leur bonne volonté et leurs analyses souvent profondes des contradictions du capitalisme, leurs rêves se sont heurtés et effondrés face à la réalité de la société capitaliste. En fait, la première étape de la révolution communiste consiste dans la prise du pouvoir politique par le prolétariat à l’échelle mondiale. C’est grâce à ce pouvoir politique que la classe révolutionnaire pourra transformer progressivement l’ensemble de l’économie en la socialisant, en abolissant la propriété privée des moyens de production ainsi que les échanges marchands.
Il existe encore deux autres différences fondamentales entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne :
– Premièrement, alors que les révolutions bourgeoises ont eu lieu à des périodes différentes suivant les pays en fonction du développement économique de chacun d’eux (il s’écoule plus d’un siècle entre la révolution anglaise et la révolution française), la révolution prolétarienne doit se dérouler dans une même période historique. Si elle reste isolée dans un seul pays ou dans quelques pays, elle est condamnée à la défaite. C’est ce qu’on a vu avec l’exemple de la révolution russe de 1917.
– Deuxièmement, les révolutions bourgeoises, même extrêmement violentes, conservaient l’essentiel de l’appareil d’État de la société féodale (l’armée, la police, la justice, la bureaucratie). En fait, les révolutions bourgeoises consistaient en une modernisation, un perfectionnement de l’appareil d’État existant. C’était possible et nécessaire du fait que ce type de révolution signifiait que deux classes exploiteuses, la noblesse et la bourgeoisie, se succédaient à la tête de la société. Rien de tel avec la révolution prolétarienne. En aucune façon, le prolétariat, la classe exploitée spécifique de la société capitaliste, ne peut utiliser à son profit un appareil d’État conçu et organisé pour garantir cette exploitation, pour réprimer les luttes contre cette exploitation. La première des tâches du prolétariat lors de la révolution consiste à s’armer pour détruire de fond en comble l’appareil d’État et à mettre en place ses propres organes de pouvoir basés sur ses organisations unitaires de masse, avec des délégués élus révocables par les assemblées générales : les Conseils ouvriers.
Le 18 juillet 1936, face au coup d’État militaire contre le gouvernement de Front populaire, le prolétariat a pris les armes. Il a réussi à faire échouer dans la plupart des grandes villes l’entreprise criminelle dirigée par Franco et ses acolytes. A-t-il profité de cette situation, de sa position de force pour s’attaquer à l’État bourgeois ? Un État bourgeois qui, depuis l’instauration de la République en 1931, s’était déjà distingué dans la répression sanglante de la classe ouvrière, notamment aux Asturies en 1934 avec 3 000 morts. Absolument pas !
La riposte ouvrière était certes au départ une action de classe, empêchant le coup d’État de réussir. Mais, malheureusement, l’énergie ouvrière a été rapidement canalisée et récupérée idéologiquement derrière la bannière de l’État par la force mystificatrice de “l’antifascisme” du Front populaire. Loin de s’attaquer à l’État bourgeois et de le détruire, comme ce fut le cas en Octobre 1917 en Russie, les ouvriers ont été dévoyés et embrigadés dans la défense de l’État républicain. Dans cette tragédie, la CNT anarchiste, la centrale syndicale la plus puissante, a bel et bien joué un rôle moteur, en désarmant les ouvriers, en les poussant à abandonner le terrain de la lutte de classe pour capituler et le dévoyer en le livrant pieds et poings liés à l’État bourgeois. Au lieu de s’attaquer à l’État pour le détruire, comme ils ont toujours proclamé vouloir le faire, les anarchistes ont exercé des ministères, déclarant, comme l’a fait Federica Montseny, ministre anarchiste du gouvernement républicain : “Aujourd’hui, le gouvernement, en tant qu’instrument de contrôle des organes de l’État, a cessé d’être une force d’oppression contre la classe ouvrière, de même que l’État ne représente plus un organisme qui divise la société en classes. L’un et l’autre opprimeront même moins le peuple maintenant que des membres de la CNT y sont intervenus”. Les anarchistes, qui se proclament les meilleurs “ennemis de l’État”, ont donc pu, grâce à ce type de rhétorique, entraîner les ouvriers espagnols dans la défense pure et simple de l’État démocratique. La classe ouvrière était détournée de ses objectifs politiques propres pour soutenir la fraction “démocratique” contre la fraction “fasciste” de la bourgeoisie. On mesure là toute l’étendue de la faillite politique, morale, historique, de l’anarchisme. Politiquement dominant dans la péninsule ibérique, l’anarchisme a montré là sa totale incapacité à mener une politique de classe, d’émancipation de la classe ouvrière. Il a simplement abouti à pousser celle-ci vers la défense de la bourgeoisie démocratique, de l’État capitaliste. Mais la faillite de l’anarchisme ne s’arrête pas là. En prétendant mener la révolution en privilégiant “l’action locale” qui a mené aux “collectivisations” de 1936, il a en fait rendu un fier service à l’État bourgeois :
– d’une part, il a permis la réorganisation de l’économie espagnole au profit de l’effort de guerre de l’État républicain, c’est-à-dire du représentant de la bourgeoisie démocratique, contre la fraction “fasciste” de cette même bourgeoisie ;
– d’autre part, il a détourné le prolétariat d’une action politique globale au profit de cette gestion immédiate des unités de production, encore au profit de l’État et donc de la bourgeoisie. Contraints de s’occuper de la production au jour le jour, les ouvriers embrigadés dans les “collectivités” étaient amenés à se détourner de toute activité politique globale, au profit d’une gestion d’entreprises locales, sans liens entre elles, ni avec les besoins réels de la classe ouvrière.
Alors que le prolétariat était maître de la rue en juillet 1936, il a été soumis, en moins d’un an, par la coalition des forces politiques républicaines. Le 3 mai 1937, il a fait une dernière tentative pour s’opposer à cette soumission. Ce jour-là, les “Gardes d’Assaut”, unités policières du gouvernement de la Généralité de Catalogne, en fait des instruments des staliniens qui en avaient pris le contrôle, ont tenté d’occuper le central téléphonique de Barcelone entre les mains de la CNT. La partie la plus combative du prolétariat a répondu à cette provocation en s’emparant de la rue, en dressant des barricades, en partant en grève, une grève presque générale. Le prolétariat était bien mobilisé, disposait certes d’armes, mais restait cependant sans perspective. L’État démocratique était resté intact. Il était toujours présent et offensif, contrairement aux dires des anarchistes, et il n’avait aucunement renoncé à réprimer les tentatives de résistance prolétariennes. Alors que les troupes franquistes arrêtaient volontairement leur offensive sur le Front, les staliniens et le gouvernement républicain écrasaient ces mêmes ouvriers qui, en juillet 1936, avaient fait échouer le coup d’État fasciste. C’est à ce moment-là que Federica Montseny, la plus en vue des ministres anarchistes, a appelé les ouvriers à cesser le combat, à déposer les armes ! Ce fut donc un véritable coup de poignard dans le dos pour la classe ouvrière, une véritable trahison et une défaite cuisante. Voilà ce qu’écrivait à cette occasion la revue Bilan, la publication de la Gauche communiste italienne : “Le 19 juillet 1936, les prolétaires de Barcelone, AVEC LEURS POINGS NUS, écrasèrent l’attaque des bataillons de Franco, ARMES JUSQU’AUX DENTS. Le 4 mai 1937, ces mêmes prolétaires, MUNIS D’ARMES, laissent sur le pavé bien plus de victimes qu’en juillet, lorsqu’ils doivent repousser Franco et c’est le gouvernement antifasciste (comprenant jusqu’aux anarchistes et dont le POUM est indirectement solidaire) qui déchaîne la racaille des forces répressives contre les ouvriers”.
Dans la répression générale qui a suivi la défaite du soulèvement de mai 1937, les staliniens s’en sont donnés à cœur-joie pour procéder à l’élimination physique des “éléments gênants”. Ce fut le cas, par exemple, du militant anarchiste italien, Camilo Berneri, qui avait eu la lucidité et le courage de faire une critique en règle de la politique de la CNT et de l’action des ministres anarchistes dans une “Lettre ouverte à la camarade Federica Montseny”.
Dire que ce qui s’est passé en Espagne en 1936 était une révolution “supérieure” à celle qui a eu lieu en Russie en 1917 non seulement tourne totalement le dos à la réalité, mais constitue une attaque majeure contre la conscience du prolétariat en évacuant et en rejetant les expériences les plus précieuses de la révolution russe : notamment celles des Conseils ouvriers (les Soviets), de la destruction de l’État bourgeois et de l’internationalisme prolétarien, puisque cette révolution s’est conçue comme la première étape de la révolution mondiale et qu’elle a impulsé la constitution de l’Internationale communiste. Un internationalisme prolétarien qui, malgré ses affirmations, était bien étranger au mouvement anarchiste, comme on le verra plus loin.
Le premier élément qui nous permet d’affirmer que la Guerre d’Espagne n’a été qu’un prélude à la Seconde Guerre mondiale, et non une révolution sociale, c’est le caractère même des combats entre différentes fractions bourgeoises de l’État, républicains et fascistes, et entre nations. Le nationalisme de la CNT l’amènera d’ailleurs à appeler explicitement à la guerre mondiale pour sauver la “nation espagnole” : “L’Espagne libre fera son devoir. Face à cette attitude héroïque, que vont faire les démocraties ? Il y a lieu d’espérer que l’inévitable ne tardera pas longtemps à se produire. L’attitude provocatrice et grossière de l’Allemagne devient déjà insupportable. (…) Les uns et les autres savent que, finalement, les démocraties devront intervenir avec leurs escadres et avec leurs armées pour barrer le passage à ces hordes d’insensés…” (Solidaridad obrera, journal de la CNT, 6 janvier 1937, cité par Révolution prolétarienne n° 238, janvier 1937). Les deux factions bourgeoises en lutte ont immédiatement cherché à obtenir des soutiens extérieurs : non seulement, il y a eu une intervention militaire massive des États fascistes qui ont apporté une aviation et une armée blindée modernes aux franquistes, mais l’URSS, à travers des livraisons d’armes et ses “conseillers militaires”, s’est également impliquée dans le conflit. Il y a eu un soutien politique et médiatique énorme, partout dans le monde, pour un camp bourgeois ou pour l’autre. Par contre, aucune des grandes nations capitalistes n’avait soutenu la Révolution russe en 1917 ! Elles avaient toutes, au contraire, participé à l’isoler et à la combattre militairement, en essayant de l’écraser dans le sang.
Une des illustrations les plus spectaculaires du rôle de la guerre d’Espagne comme préparation de la Seconde Guerre mondiale est l’attitude de beaucoup de militants anarchistes par rapport à celle-ci. Ainsi, nombre d’entre eux se sont engagés dans la Résistance, c’est-à-dire l’organisation représentant le camp impérialiste anglo-américain sur le territoire français occupé par l’Allemagne. Certains se sont même engagés dans l’armée régulière française, notamment dans la Légion étrangère ou la 2e Division blindée du Général Leclerc, ce même Leclerc qui allait poursuivre sa carrière dans la guerre coloniale en Indochine. C’est ainsi que les premiers chars qui sont entrés dans Paris, le 24 août 1944, étaient conduits par des tankistes espagnols et arboraient le portrait de Durruti, dirigeant anarchiste commandant la célèbre “colonne Durruti”, mort devant Madrid en novembre 1936.
Tous ceux qui, tout en se réclamant de la révolution prolétarienne, ont pris fait et cause pour la République, pour le “camp démocratique”, l’ont fait en général au nom d’un “moindre mal” et contre le “péril fasciste”. Les anarchistes ont été les promoteurs de cette idéologie démocratique au nom de leurs principes “anti-autoritaires”. Selon eux, même s’ils admettent que la “démocratie” est une des expressions du capital, ils considèrent qu’elle constitue un “moindre mal” par rapport au fascisme parce que, évidemment, elle est moins autoritaire. C’est faire preuve d’une totale cécité ! La démocratie n’est pas un “moindre mal”. Au contraire ! C’est justement parce qu’elle est capable de créer plus d’illusions que les régimes fascistes ou autoritaires, qu’elle constitue une arme de prédilection de la bourgeoisie contre le prolétariat.
De plus, la démocratie n’est pas en reste lorsqu’il s’agit de réprimer la classe ouvrière. Ce sont les “démocrates”, et même “social-démocrates”, Ebert et Noske, qui ont fait assassiner Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ainsi que des milliers d’ouvriers, lors de la révolution allemande en 1919, provoquant un coup d’arrêt à l’extension de la révolution mondiale. À propos de la Seconde Guerre mondiale, les atrocités commises par le “camp fasciste” sont bien connues et médiatisées mais le “camp démocratique” n’a pas été en reste : ce n’est pas Hitler qui a envoyé deux bombes atomiques sur des populations civiles, c’est le “démocrate” Truman, président de la grande “démocratie” américaine.
Et si on revient sur le cas de la Guerre d’Espagne, on se doit de rappeler quel accueil la République française, championne des “droits de l’homme” et de la “Liberté-Égalité-Fraternité”, a réservé aux 400 000 réfugiés qui ont fui le territoire espagnol en hiver 1939 à la fin de la guerre civile. Pour la plupart d’entre eux, ils ont été parqués comme du bétail dans des camps de concentration entourés de barbelés, sous la garde armée des gendarmes de la démocratie française.
– Contrairement à ceux qui veulent enterrer le prolétariat et qui cherchent à discréditer son combat, à ceux qui pensent que la tradition de la Gauche communiste est “obsolète” ou une “vieillerie”, qu’il faudrait s’affranchir du passé révolutionnaire du prolétariat, que l’Espagne serait une expérience révolutionnaire “supérieure”, qu’il faudrait finalement oublier le passé pour “expérimenter autre chose”, nous affirmons que le combat ouvrier reste la seule issue pour l’avenir de l’humanité. Nous devons donc défendre impérativement la mémoire ouvrière et ses traditions de luttes. En particulier la nécessité de son autonomie de classe, de combattre de façon intransigeante pour ses propres intérêts, sur son terrain de classe, avec sa propre méthode de lutte, ses propres principes.
– Une révolution prolétarienne n’a rien à voir avec la lutte “antifasciste” et les événements en Espagne des années 1930. Elle doit se placer au contraire sur le terrain politique de la lutte ouvrière, consciente, basée sur la force politique des Conseils ouvriers. Le prolétariat doit conserver son auto-organisation, son indépendance politique vis-à-vis de toutes les fractions de la bourgeoisie, de toutes les idéologies qui lui sont étrangères. C’est ce que le prolétariat a été incapable de faire en Espagne puisque, au contraire, il s’est lié, et donc soumis, aux forces de gauche du capital !
– La Guerre d’Espagne montre aussi qu’il n’est pas possible de commencer à “construire une société nouvelle” au travers d’initiatives locales, sur le terrain économique, comme veulent le croire les anarchistes. La lutte de classe révolutionnaire est d’abord et avant tout un mouvement politique international et non limité à des réformes ou mesurettes économiques préalables (même par des “expérimentations” d’apparence très radicales). La Révolution prolétarienne, comme la Révolution russe nous l’a montré, doit avoir pour première tâche, une tâche politique : celle de la destruction de l’État bourgeois et de la prise du pouvoir par la classe ouvrière à l’échelle internationale. Sans cela, c’est fatalement l’isolement et la défaite.
– Enfin, l’idéologie démocratique est la plus dangereuse de toutes celles promues par l’ennemi de classe. C’est la plus pernicieuse, celle qui fait passer le loup capitaliste pour un agneau protecteur et “favorable” aux ouvriers. L’antifascisme a donc été l’arme parfaite en Espagne et ailleurs usée par les Fronts populaires pour envoyer les ouvriers se faire massacrer dans la guerre impérialiste. L’État et sa “démocratie”, comme expression hypocrite et pernicieuse du capital, reste notre ennemi. Le mythe démocratique est non seulement un masque de l’État et de la bourgeoisie pour cacher sa dictature, sa domination sociale et son exploitation, mais aussi et surtout, l’obstacle le plus puissant et le plus difficile à franchir pour le prolétariat. Les événements de 1936/37 en Espagne le montrent amplement et c’est un de leurs enseignements.
CCI, juin 2019
Liens
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