Pour tous ceux qui considèrent encore que le dernier espoir de l'humanité est le renversement révolutionnaire du capitalisme mondial, il est impossible de saluer le début de l'année 2017 sans rappeler qu'il s'agit du 100e anniversaire de la révolution russe. Et nous savons aussi que tous ceux qui martèlent l'idée qu'il n'y a pas d'alternative à l'ordre social actuel le rappelleront à leur manière.
Beaucoup d'entre eux vont, bien sûr, ignorer cet événement historique ou minimiser son importance en nous disant que ce n'est que de l'histoire ancienne. Tout aurait changé depuis - et à quoi bon parler d'une révolution de la classe ouvrière alors que la classe ouvrière n'existe plus ou qu'elle est tellement dégradée que le terme de révolution ouvrière peut même être assimilé à des votes de protestation en faveur du Brexit ou de Trump dans les vieux centres industriels décimés par la mondialisation ?
Ou, si l'on se souvient du bouleversement qui secoua le monde en 1917, dans la majorité des cas on le dépeint comme une sorte de conte d'horreur, mais avec une "morale" bien définie : voici ce qui arrive quand on défie le monde, si on tombe dans l'illusion qu'une forme sociale plus élevée est possible. On obtient quelque chose de bien pire. On obtient la terreur, les Goulags, l'État totalitaire omniprésent. Cela a commencé avec Lénine et sa bande fanatique de bolcheviks dont le coup d'État en octobre 1917 a tué la démocratie naissante en Russie, et il a fini avec Staline, avec toute la société transformée en un camp de travail forcé. Et puis tout s'est effondré, ce qui a démontré une fois pour toutes qu'il est impossible d'organiser la société moderne autrement que par les méthodes du capitalisme.
Nous n'avons pas l'illusion qu'il sera facile d'expliquer, en 2017, ce que signifie vraiment la révolution russe. Nous sommes dans une période d'extrême difficulté pour la classe ouvrière et ses petites minorités révolutionnaires, une période dominée par le sentiment de désespoir et la perte de toute perspective pour l'avenir, par le sinistre développement du nationalisme et du racisme qui sert à diviser les rangs de la classe ouvrière, par la démagogie haineuse des populistes de droite et de gauche, par des appels tapageurs pour défendre la "démocratie" contre ce nouvel autoritarisme.
Mais c'est aussi un moment pour rappeler le travail de nos ancêtres politiques, les fractions communistes de gauche qui ont survécu aux terribles défaites des mouvements révolutionnaires déclenchés par les événements de Russie en 1917 et qui ont essayé de comprendre la dégénérescence et la disparition même des partis communistes qui s'étaient constitués pour ouvrir la voie à la révolution. Résistant à la fois à la terreur ouverte de la contre-révolution sous ses formes staliniennes et fascistes et aux tromperies plus voilées de la démocratie, les courants communistes de gauche les plus lucides, tels que ceux groupés autour des revues Bilan dans les années 1930 et Internationalisme dans les années 1940, ont entrepris l'énorme tâche de tirer le "bilan" de la révolution. D'abord et avant tout, contre tous ses dénigreurs, ils ont réaffirmé ce qui avait été essentiel et positif dans la révolution russe. En particulier, ils ont mis en évidence :
que la révolution "russe" n'avait de sens qu'en tant que première victoire de la révolution mondiale et que son seul espoir était l'extension du pouvoir prolétarien au reste du globe ;
qu'elle a confirmé la capacité de la classe ouvrière de démanteler l'État bourgeois et de créer de nouveaux organes de pouvoir politique (notamment les soviets ou conseils de délégués ouvriers) ;
qu'elle a démontré la nécessité d'une organisation politique révolutionnaire défendant les principes de l'internationalisme et de l'autonomie de la classe ouvrière.
En même temps, les révolutionnaires des années 1930 et 1940 ont entrepris l'analyse douloureuse des erreurs coûteuses commises par les bolcheviks face à une situation sans précédent pour tout parti ouvrier, en particulier :
la tendance croissante du parti à se substituer aux soviets, et la fusion du parti avec l'État soviétique, qui sapaient à la fois le pouvoir des soviets et la capacité du parti à défendre les intérêts de classe des travailleurs, même face au nouvel État ;
le recours à la "Terreur rouge" en réponse à la Terreur blanche de la contre-révolution - processus qui a conduit les bolcheviks à s'impliquer dans la répression des mouvements de la classe ouvrière et des organisations prolétariennes ;
La tendance à voir le capitalisme d'État comme une étape de transition vers le socialisme, et même comme étant identique au socialisme.
Le CCI, depuis sa fondation, a tenté de poursuivre ce travail pour tirer les leçons de la révolution russe et de la vague révolutionnaire internationale de 1917-1923. Au fil des ans, nous avons réalisé une série d'articles et de brochures traitant de cette époque absolument vitale de l'histoire de notre classe. Durant l'année en cours et au-delà, nous veillerons à ce que ces textes soient davantage accessibles à nos lecteurs en compilant un dossier à jour de nos articles les plus importants sur la révolution russe et la vague révolutionnaire internationale. C'est ainsi que dès le mois de février, nous allons mettre en évidence les articles correspondant le plus directement au développement chronologique du processus révolutionnaire ou qui contiennent des réponses aux questions les plus importantes posées par les attaques de la propagande bourgeoise ou encore par les discussions dans et autour du milieu politique prolétarien. Ce mois-ci, nous allons mettre en première page de notre site un article écrit en 1997 sur la révolution de février. Il sera suivi d'articles sur les thèses d'avril de Lénine, les journées de juillet, l'insurrection d'octobre, etc. Et nous avons l'intention de maintenir ce processus sur une longue période, précisément parce que le drame de la révolution et de la contre-révolution a duré pendant un certain nombre d'années et ne s'est nullement limité à la Russie, mais a eu des échos à travers le monde, de Berlin à Shanghai, de Turin à la Patagonie, et de la zone industrielle de la Clyde en Grande-Bretagne à Seattle aux États-Unis.
Dans le même temps, nous chercherons à ajouter à cette collection de nouveaux articles traitant de questions que nous n'avons pas encore examinées en profondeur (comme l'assaut de la classe dominante contre la révolution à cette époque, le problème de la "Terreur rouge", etc.) ; articles qui répondent aux campagnes actuelles du capitalisme dirigées contre la mémoire révolutionnaire de la classe ouvrière ; et des articles qui examineront les conditions actuelles de la révolution prolétarienne - ce qu'elles ont en commun avec l'époque de la révolution russe, mais aussi et surtout les changements importants intervenus au cours des cent dernières années.
Le but de cette entreprise éditoriale n'est pas simplement de "célébrer" ou de "commémorer" des événements historiques passés depuis longtemps. Il est de défendre l'idée que la révolution prolétarienne est encore plus nécessaire aujourd'hui qu'elle ne l'était en 1917. Face aux horreurs de la Première Guerre impérialiste mondiale, les révolutionnaires de l'époque conclurent que le capitalisme était entré dans son époque de déclin, mettant l'humanité face l'alternative socialisme ou barbarie ; et les horreurs encore plus grandes - symbolisées par des noms comme Auschwitz et Hiroshima - qui ont suivi la défaite de la première tentative de révolution socialiste ont confirmé avec force le diagnostic des révolutionnaires. Un siècle plus tard, le fait que le capitalisme existe encore constitue une menace mortelle pour la survie même de l'humanité.
Écrivant depuis sa cellule en 1918, à la veille de la révolution en Allemagne, Rosa Luxemburg a exprimé sa solidarité fondamentale avec la révolution russe et le parti bolchevik, malgré toutes ses critiques très sérieuses des erreurs des bolcheviks, en particulier la politique de la terreur rouge. Ses paroles sont aussi pertinentes pour notre propre avenir que pour l'avenir qui a été le sien propre :
"Ce qui importe, c'est de distinguer dans la politique des bolcheviks l'essentiel de l'accessoire, la substance de l'accident. Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l'exemple au prolétariat mondial; ils sont jusqu'ici encore les seuls qui puisent s'écrier avec Hutten : "J'ai osé !"
C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d'avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l'exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c'est dans ce sens que l'avenir appartient partout au "bolchevisme""1.
Que peut attendre le monde de la nouvelle administration Trump aux États-Unis ? Alors que dans le monde entier les élites politiques traditionnelles affichent consternation et anxiété, le gouvernement russe et les populistes de droite en Amérique et dans toute l'Europe voient l'histoire prendre leur parti. Et alors que des entreprises d'envergure mondiale (telles que celles de l'industrie automobile) craignent maintenant des représailles si elles ne produisent pas aux États-Unis, les Bourses et les instituts économiques, qui étaient initialement confiants, s'attendant à une augmentation de la croissance pour les États-Unis et même pour l'économie mondiale sous Trump. Quant à Monsieur le Président en personne, il est régulièrement en contradiction non seulement avec sa propre nouvelle administration mais aussi avec lui-même. L'OTAN, le libre-échange ou l'Union européenne peuvent être qualifiés d'"essentiels" dans une phrase et d'"obsolètes" dans la suivante.
Au lieu de participer à cette tentative de voir dans une boule de cristal ce que sera la politique de l'État américain dans un avenir proche, nous essaierons ici tout d'abord d'analyser pourquoi Trump a été élu Président alors que les élites politiques traditionnelles établies n'en voulaient pas. De cette contradiction entre ce que Trump représente et les intérêts de la classe dominante américaine comme un tout, nous espérons poser des bases plus solides afin de donner quelques premières indications de ce qui peut être attendu de cette présidence, sans tomber dans une spéculation excessive.
Ce n'est pas un secret que Donald Trump est considéré comme un corps étranger dans le Parti républicain qui l'a investi pour l'élection à la Maison Blanche. Il n'est ni assez religieux ou conservateur pour les fondamentalistes chrétiens qui jouent un rôle si important dans ce parti. Ses propositions de politique économique, telles qu'un programme d'infrastructure organisé par l'État, le protectionnisme ou le remplacement de "l'Obamacare" par une assurance sociale pour tous et étatisée, sont des anathèmes pour les néo-libéraux qui ont toujours de l'influence dans les cercles républicains, comme c'est aussi le cas dans le Parti Démocrate. Ses plans de rapprochement avec la Russie de Poutine l'opposent au lobby de l'armée et du renseignement, très puissant tant dans le Parti républicain que dans le Parti démocrate.
La candidature de Trump à la présidence a été rendue possible par une révolte sans précédent des membres et des sympathisants républicains contre leurs leaders. Les autres candidats, qu'ils soient venus du clan Bush, des évangélistes chrétiens, des néo-libéraux ou du mouvement Tea Party, avaient tous été discrédités par leur participation ou leur soutien à l'administration de George W. Bush qui a précédé celle d'Obama. Le fait que, face à la crise économique et financière de 2007-08, un président républicain n'ait rien fait pour aider des millions de petits propriétaires effectifs ou potentiels - qui dans de nombreux cas avaient perdu en même temps leur emploi, leur maison et leurs économies - alors qu'il renflouait des banques avec de l'argent public, était impardonnable pour les électeurs républicains traditionnels. De plus, aucun des autres candidats n'avait autre chose à proposer, sur le plan économique, que de poursuivre ce qui n'avait pas pu empêcher le désastre de 2008.
En fait, la rébellion des électeurs républicains traditionnels s'est dirigée non seulement contre leur direction, mais aussi contre certaines des "valeurs" traditionnelles du parti. Ainsi, la candidature de Trump n'a pas seulement été rendue possible, elle a été pratiquement imposée à la direction du parti. Bien sûr, celle-ci aurait pu l'empêcher - mais seulement au risque de s'éloigner d'une grande partie de sa base voire même de diviser le parti. Ceci explique pourquoi les tentatives de contrecarrer Trump n'ont été que timides et inefficaces. Finalement, le "Grand Old Party" a été obligé d'essayer de conclure un "marché" avec l'intrus de la côte est.
Une révolte similaire a eu lieu au sein du Parti démocrate. Après huit années d'Obama, la croyance dans le fameux "oui nous pouvons" ("oui nous pouvons" améliorer la vie de la population dans son ensemble) avait sérieusement décliné. Le leader de cette rébellion était Bernie Sanders qui se dit lui-même "socialiste". Tout comme Trump du côté républicain, Sanders était un nouveau phénomène dans l'histoire moderne des démocrates. Non que les "socialistes" en tant que tels soient un corps étranger au sein de ce parti. Mais ils en font partie en tant que minorité parmi d'autres, qui soulignent les revendications de pluralité multiculturelle au sein de ce parti. Ils sont considérés comme éléments étrangers quand ils revendiquent le droit de présenter leur candidature au Bureau ovale. Que ce soit sous Bill Clinton ou Barack Obama, les présidents démocrates contemporains ont combiné une touche de protection sociale avec des politiques économiques fondamentalement néo-libérales. Une politique économique étatique directement interventionniste à caractère fortement "keynésien" (telle que celle de F.D. Roosevelt avant et pendant la Seconde Guerre mondiale) est aujourd'hui un anathème tant pour la direction démocrate que la direction républicaine. Ceci explique pourquoi Sanders n'a jamais fait secret du fait que ses politiques sont plus proches sur certaines questions de celles de Trump qu'elles ne le sont de celles d'Hillary Clinton. Après l'élection de Trump, Sanders lui a immédiatement apporté son soutien dans la mise en œuvre de son projet d'"assurance pour tous".
Cependant, contrairement à ce qui s'est produit chez les républicains, la révolte dans le Parti démocrate a été écrasée avec succès et Clinton investie sans encombre à la place de Sanders. Cela a réussi non seulement parce que le Parti démocrate est le mieux organisé et contrôlé des deux partis mais aussi parce que l'élite de ce parti avait été moins discréditée que son équivalent républicain.
Mais paradoxalement, ce succès de la direction du parti n'a fait que paver le chemin de sa défaite aux élections présidentielles. En éliminant Sanders, les démocrates ont écarté le seul candidat qui avait de bonnes chances de battre Trump. Le Parti démocrate a réalisé trop tard que Trump serait l'adversaire, et qu'il avait sous-estimé son potentiel électoral. Il a aussi sous-estimé le degré de discrédit d'Hillary Clinton elle-même. Cela était surtout dû à son image de représentante de "Wall Street", des "oligarchies financières de la côte est" - communément vues comme les principaux "coupables" et en même temps les principaux bénéficiaires de la crise financière. En fait, elle avait fini par être identifiée à la catastrophe de 2008 presque autant que la direction républicaine elle-même. La suffisance arrogante de l'élite démocrate et son aveuglement envers la colère et le ressentiment populaires montants devaient caractériser l'ensemble de la campagne électorale de Clinton. Un exemple de cela a été sa dépendance unilatérale aux médias de masse les plus traditionnels, alors que l'équipe de campagne de Trump utilisait à fond les possibilités offertes par les nouveaux médias.
Parce qu'ils n'ont pas voulu de Sanders, ils ont eu Trump à la place. Même pour ceux qui, au sein de la bourgeoisie américaine, avaient une profonde aversion pour une phase d'expérimentation économique néo-keynésienne, Sanders aurait sans aucun doute été le moindre mal. Sanders, tout comme Trump, voulait ralentir le processus de ce qu'on nomme "mondialisation". Mais il aurait agi avec modération et avec un bien plus grand sens des responsabilités. Avec Trump, la classe dominante de la première puissance mondiale ne peut même pas être sûre de ce qui va se passer.
Les États-Unis sont un pays fondé par des colons et peuplé par des vagues d'immigration. L'intégration des différents groupes et intérêts ethniques et religieux dans une seule nation est la tâche en constante évolution historique du système constitutionnel et politique existant. Un défi particulier pour ce système est l'implication des leaders des différentes communautés immigrées dans le gouvernement, puisque chaque nouvel vague d'immigration commence en bas de l'échelle sociale et doit "gravir les échelons". Le prétendu melting-pot américain est en réalité un système hautement compliqué de coexistence (pas toujours) pacifique entre différents groupes.
Historiquement, à côté des institutions telles que les organisations religieuses, la formation d'organisations criminelles a été un moyen éprouvé pour les groupes exclus d'avoir accès au pouvoir. La bourgeoisie américaine a une longue expérience dans l'intégration du meilleur de la pègre dans les échelons supérieurs. C'est une saga familiale souvent répétée : le père gangster, le fils avocat ou politicien, le petit-fils ou la petite-fille philanthrope et mécène. L'avantage de ce système était que la violence sur laquelle elle reposait n'était pas ouvertement politique. Cela la rendait compatible avec le système étatique bipartite existant. Vers quel bord allaient les votes italiens, irlandais ou juifs dépendait de cet assortiment donné et de ce que Trump appellerait les "services" que les républicains et les démocrates offraient aux différents intérêts communautaires et particuliers. En Amérique, on doit constamment s'occuper de ces assortiments entre communautés, et pas seulement de ceux entre les différentes industries ou branches de l'économie par exemple.
Mais ce processus d'intégration politique essentiellement non-partisan, compatible avec la stabilité des appareils partisans, commença à faiblir pour la première fois face aux revendications des Noirs américains. Ces derniers étaient originellement venus en Amérique non en tant que colons mais en tant qu'esclaves. Ils ont dû pleinement subir depuis le début le racisme capitaliste moderne. Pour qu'une élite noire puisse avoir accès à l'égalité bourgeoise devant la loi ainsi qu'au pouvoir et aux privilèges, des mouvements ouvertement politiques devaient être créés. Sans Martin Luther King, le Mouvement des droits civiques mais aussi une violence d'un nouveau genre - les émeutes dans les ghettos noirs durant les années 1960 et les Black Panthers - la présidence Obama n'aurait pas pu exister. L'élite dominante établie a réussi à relever ce défi en associant le Mouvement des droits civiques au Parti démocrate. Mais de cette manière, la distinction existante entre les différents groupes ethniques et les partis politiques était remise en question. Le vote noir allait régulièrement au Parti démocrate. Au début, les républicains furent capables de développer un contrepoids à cette situation en obtenant une part plus ou moins stable du vote latino (d'abord et avant tout de la communauté des exilés cubains). Quant au vote "blanc", il continuait à aller d'un bord à l'autre en fonction des propositions faites. Cela jusqu'aux élections de 2016.
Un des facteurs qui a amené Trump à la Maison Blanche a été l'alliance électorale qu'il a faite avec différents groupes de "suprémacistes blancs". Contrairement au racisme à l'ancienne du Ku Klux Klan avec sa nostalgie du système esclavagiste qui régnait dans les États du sud jusqu'à la Guerre de Sécession, la haine de ces nouveaux courants se dirige contre les pauvres, qu'ils soient noirs ou hispaniques, urbains ou ruraux, stigmatisés comme criminels et parasites sociaux. Bien que Trump lui-même ne soit peut-être pas un raciste de ce type, ces suprémacistes blancs modernes ont créé une sorte de bloc électoral en sa faveur. Pour la première fois, des millions d'électeurs blancs ont voté non selon les recommandations de "leurs" différentes communautés, et pas pour l'un ou l'autre des partis, mais pour quelqu'un qu'ils voyaient comme le représentant d'une communauté "blanche" plus large. Le processus sous-jacent est celui d'une "communautarisation" croissante de la vie politique bourgeoise américaine. Un pas supplémentaire dans la ségrégation du soi-disant melting-pot.
Le dilemme de la classe dominante américaine et le "Rendre sa grandeur à l'Amérique" de Trump
Le problème de tous les candidats républicains qui ont essayé de s'opposer à Trump, et ensuite celui d'Hillary Clinton, était non seulement qu'ils n'étaient pas convaincants mais aussi qu'ils ne semblaient pas vraiment convaincus eux-mêmes. Tout ce qu'ils pouvaient proposer n'était que différentes variantes de "la routine habituelle". Avant tout, ils n'avaient aucune alternative au "Rendre sa grandeur à l'Amérique" de Trump. Derrière ce slogan, il n'y a pas seulement une nouvelle version du vieux nationalisme. L'américanisme de Trump est d'un nouveau genre. Il contient le clair aveu que l'Amérique n'est plus aussi "grande" qu'elle l'a été. Économiquement, elle a été incapable d'empêcher la montée de la Chine. Militairement, elle a subi une série de revers plus ou moins humiliants : Afghanistan, Irak, Syrie. L'Amérique est une puissance en déclin, même si elle reste économiquement et surtout militairement et technologiquement de loin le pays dominant. Mais pas seulement. L'Amérique n'est pas une exception dans un monde florissant par ailleurs. Son déclin en est venu à symboliser celui du capitalisme comme un tout. Le vide créé par l'absence de toute alternative en provenance des élites établies a contribué à donner sa chance à Trump.
Non pas que l'Amérique n'ait déjà tenté de réagir face à son déclin historique. Certains des changements annoncés par Trump ont déjà été initiés préalablement, en particulier sous Obama. Ils incluent une plus grande priorité pour la zone Pacifique, économiquement et surtout militairement, de sorte que les "partenaires" européens de l'OTAN ont été appelés à supporter une charge plus grande qu'auparavant au sein de cette institution. Au niveau économique ils concernent une politique économique plus dirigée par l'État afin de gérer la crise de 2008 et ses conséquences. Mais cela ne peut que ralentir le présent déclin, alors que Trump prétend être capable de l'inverser.
Face à ce déclin et aussi aux divisions croissantes de classe, raciales, religieuses et ethniques, Trump veut unifier la nation capitaliste derrière sa classe dominante au nom d'un nouvel américanisme. Les États-Unis, selon Trump, sont devenus la principale victime du reste du monde. Il prétend que, alors que les États-Unis ont épuisé leurs ressources ainsi qu'eux-mêmes à maintenir l'ordre mondial, tous les autres ont profité de cet ordre aux dépens du "propre pays de Dieu". Ici, les trumpistes ne pensent pas seulement aux Européens ou aux Est-Asiatiques qui inondent le marché américain de leurs produits. Un des principaux "exploiteurs" des États-Unis, selon Trump, est le Mexique qu'il accuse d'exporter son surplus de population dans le système d'aide sociale américain tout en développant en même temps sa propre industrie à un point tel que sa production automobile est en train de dépasser celle de son voisin du nord.
Cela équivaut à une forme nouvelle et virulente de nationalisme, rappelant le nationalisme allemand "opprimé" après la Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles. L'orientation de cette forme de nationalisme n'est plus de justifier l'imposition d'un ordre mondial par l'Amérique. Cette orientation est de remettre soi-même en question l'ordre mondial existant.
Mais la question que le monde se pose est si Trump a une véritable offre politique en réponse au déclin de l'Amérique. Sinon, si son alternative est purement idéologique, il est peu probable qu'il dure très longtemps. Trump n'a certainement aucun programme cohérent pour son capital national. Personne n'est plus clair à ce sujet que Trump lui-même. Sa politique, a-t-il déclaré à maintes reprises, est de faire des "affaires juteuses" pour l'Amérique (et pour lui-même), dès que l'opportunité se présente. Le nouveau programme pour le capital américain est, semblerait-il, Trump lui-même : un homme d'affaires à la tête de l'État, amoureux du risque et qui a fait faillite plusieurs fois.
Mais cela ne signifie pas nécessairement que Trump n'a aucune chance d'au moins ralentir le déclin de l'Amérique. Il pourrait réussir au moins partiellement - mais seulement s'il est chanceux. Ici nous abordons le cœur du trumpisme. Le nouveau président, qui veut diriger le premier État du monde comme s'il s'agissait d'une entreprise capitaliste, est prêt, pour poursuivre ses objectifs, à prendre des risques incalculables - risques qu'aucun politicien bourgeois conventionnel dans sa position ne voudrait prendre. Si ça marche, cela peut se révéler être au bénéfice du capitalisme américain aux dépens de ses rivaux, mais sans trop de dégâts pour le système comme un tout. Mais si ça tourne mal, les conséquences peuvent être catastrophiques pour le capitalisme américain et mondial.
Nous pouvons déjà donner trois exemples du type de politiques risquées dans lesquelles Trump veut se lancer. Une d'entre elles est sa politique de chantage protectionniste. Son but n'est pas de mettre fin à l'actuel ordre économique mondial (la "mondialisation") mais d'obtenir un meilleur accord pour l'Amérique au sein de cet ordre. Les États-Unis sont le seul pays dont le marché intérieur est si grand qu'il peut menacer ses rivaux avec des mesures protectionnistes d'une telle ampleur. Le summum de rationalité de la politique de Trump est son calcul que les dirigeants politiques de ses principaux rivaux sont moins fous que lui, c'est-à-dire qu'ils ne se risqueront pas dans une guerre commerciale protectionniste. Mais si ces mesures devaient entraîner une réaction en chaîne incontrôlable, le résultat pourrait en être une fragmentation du marché mondial comparable à ce qui s'est produit durant la Grande Dépression des années 1930.
Le second exemple est celui de l'OTAN. Déjà l'administration Obama avait commencé à mettre sous pression les "partenaires" européens pour qu'ils s'impliquent davantage dans l'alliance en Europe et au-delà. La différence consiste dans le fait que Trump, maintenant, est prêt à menacer d'abandonner ou de mettre sur la touche l'OTAN si la volonté de Washington n'est pas suivie. Ici encore, Trump joue avec le feu, puisque l'OTAN est d'abord et avant tout un instrument pour sécuriser la présence de l'impérialisme américain en Europe.
Notre dernier exemple est le projet de Trump d'un "grand deal" avec la Russie de Poutine. Un des principaux problèmes de l'économie russe aujourd'hui est qu'elle n'a pas vraiment achevé la transformation d'un régime sous direction stalinienne en un ordre capitaliste fonctionnant correctement. Cette transformation était, durant une première phase, entravée par la priorité du régime de Poutine d'empêcher que des matières premières stratégiquement importantes ou l'industrie de l'armement soient raflées par du capital étranger. Le nécessaire processus de privatisation a été fait sans enthousiasme, de manière à ce qu'une large part de l'industrie russe fonctionne toujours sur la base d'une allocation administrative des ressources. Durant une seconde phase, le plan de Poutine était de s'atteler à la privatisation et à la modernisation de l'économie en collaboration avec la bourgeoisie européenne, et en premier lieu avec l'Allemagne. Mais ce plan a été contrecarré avec succès par Washington, essentiellement à travers sa politique de sanctions économiques contre la Russie. Bien que la raison de ces sanctions ait été la politique d'annexion de Moscou envers l'Ukraine, celles-ci avaient aussi pour but d'empêcher un renforcement des économies de la Russie et de l'Allemagne à la fois.
Mais ce succès - peut-être la principale réussite de la présidence Obama en Europe - a des conséquences négatives pour l'économie mondiale comme un tout. L'établissement d'une réelle propriété privée en Russie créerait un ensemble de nouveaux acteurs économiques solvables qui pourraient se porter garants pour les emprunts contractés sur la terre, les matières premières, etc. Au vu des difficultés économiques actuelles de l'économie mondiale, alors que même en Chine la croissance ralentit, le capitalisme peut-il se permettre de renoncer à de telles "affaires" ?
Non, selon Trump. Son idée est que ce n'est pas à l'Allemagne ou à l'Europe, mais à l'Amérique elle-même, de devenir le "partenaire dans la transformation" voulue par Poutine. Selon Trump (qui bien sûr souhaite aussi faire lui-même des affaires lucratives), la bourgeoisie russe, qui est à l'évidence incapable de s'atteler toute seule à sa modernisation, peut choisir entre trois partenaires possibles, le troisième étant la Chine. Puisque cette dernière est la plus grande menace pour l'Amérique, il est vital que Washington, et non Pékin, assume ce rôle.
Cependant, aucun des projets de Trump n'a provoqué autant que celui une telle résistance acharnée au sein de la classe dominante américaine. Toute la période entre l'élection de Trump et sa prise de fonction a été dominée par les tentatives conjointes de la "communauté du renseignement", les principaux médias et l'administration Obama de saboter le rapprochement envisagé avec Moscou. Sur ce sujet, tous ces acteurs estiment que les risques que Trump veut prendre sont trop élevés. Même s'il est vrai que le principal adversaire actuellement est la Chine, une Russie modernisée constituerait néanmoins un danger additionnel considérable pour les États-Unis. Après tout, la Russie est (aussi) une puissance européenne et l'Europe est toujours le cœur de l'économie mondiale. Et la Russie a toujours le deuxième plus important arsenal nucléaire derrière les États-Unis. Un autre problème possible est que, si les sanctions économiques contre la Russie étaient levées, le sphinx du Kremlin, Vladimir Poutine, serait tout-à-fait capable de se montrer plus malin que Trump en réintroduisant les Européens dans ses plans (dans le but de limiter sa dépendance de l'Amérique). La bourgeoisie française, par exemple, se prépare déjà à cette éventualité : deux des principaux candidats aux prochaines élections présidentielles en France (Fillon et Le Pen) ne font pas mystère de leur sympathie pour la Russie.
Pour le moment, l'issue de ce dernier conflit au sein de la bourgeoisie américaine reste ouverte. Jusque-là, l'argument de Trump reste unilatéralement économique (mais il n'est pas du tout exclu qu'il puisse étendre son aventurisme vers une politique de provocation militaire contre Pékin). Mais ce qui est vrai est qu'une réponse efficace sur le long terme à l'adversaire chinois doit comporter une forte composante économique, et ne peut seulement se situer au niveau militaire. Il existe deux domaines en particulier dans lesquels l'économie américaine doit supporter une plus lourde charge que la Chine, et que Trump devrait essayer de "rationaliser". L'un d'entre eux est l'énorme budget militaire. Sur cet aspect, la politique envers la Russie a aussi une dimension idéologique, depuis que ces dernières années l'idée que Poutine veuille rétablir l'Union soviétique a été une des principales justifications données pour la persistance à un niveau astronomique des dépenses de "défense".
L'autre budget que Trump veut réduire significativement est le budget de l'aide sociale. Ici, en attaquant la classe ouvrière, il peut cependant compter sur le soutien de la classe dominante comme un tout.
À côté d'une attitude d'aventurisme irresponsable, l'autre trait majeur du trumpisme est la menace de violence. Une de ses spécialités est de menacer les entreprises opérant à l'international de représailles si elles ne font pas ce qu'il veut. Ce qu'il veut, dit-il, ce sont des "emplois pour les travailleurs américains". Sa façon de harceler les grandes entreprises en tweetant a aussi pour but d'impressionner tous ceux qui vivent dans la peur constante, du fait que leur existence dépend des caprices de telles compagnies géantes. Ces ouvriers sont invités à s'identifier à sa force, qui est prétendument à leur service parce qu'ils sont de bons, obéissants et honnêtes Américains qui veulent travailler dur pour leur pays.
Durant sa campagne électorale, Trump a dit à son adversaire Hillary Clinton qu'il voulait la "mettre sous les verrous". Plus tard, il a déclaré qu'il ferait preuve de clémence envers elle - comme si la question de savoir quand d'autres politiciens se retrouvent en prison dépendait de ses propres caprices personnels. Une telle clémence n'est pas à prévoir pour les immigrants illégaux. Déjà Obama en a expulsé plus que tout autre président américain avant lui. Trump veut les emprisonner deux années avant de les expulser. La promesse d'une effusion de sang est le chiffon rouge avec lequel il attire la multitude croissante de ceux qui, dans cette société, sont incapables de se défendre mais ont soif de vengeance. Les gens qui viennent à ses meetings pour protester contre lui, il les fait tabasser sous les yeux des téléspectateurs. On a fait comprendre aux femmes, aux étrangers, aux soi-disant asociaux qu'ils devraient s'estimer chanceux de n'être exposés qu'à sa violence verbale. Non seulement il veut faire construire un mur pour empêcher les Mexicains d'entrer mais il promet aussi qu'ils le paieront eux-mêmes. À l'exclusion est ajoutée l'humiliation.
Ces menaces étaient évidemment un calcul dans la campagne électorale démagogique de Trump, mais en prenant ses fonctions il n'a pas perdu de temps pour faire passer une série de "faits accomplis" dans le but de prouver que, contrairement à d'autres politiciens, il allait faire ce qu'il avait promis. L'expression la plus spectaculaire de cette attitude - qui a causé un conflit énorme à la fois dans la bourgeoisie et dans la population en général - a été son "interdiction des musulmans", suspendant le droit des voyageurs d'un nombre soigneusement sélectionné de pays à majorité musulmane d'entrer ou de rentrer aux États-Unis. Ceci est avant tout une déclaration d'intention, un signe de sa volonté de cibler des minorités et d'associer l'Islam en général avec le terrorisme, malgré toutes ses dénégations du fait que ces mesures visent spécifiquement les musulmans.
Ce dont l'Amérique a besoin, dit Trump au monde, c'est de plus d'armes et de torture. Notre civilisation bourgeoise moderne ne manque pas de tels voyous et brutes vantardes, tout comme elle admire et acclame ceux qui prennent pour eux-mêmes tout ce qu'ils peuvent obtenir aux dépens des autres. Ce qui est nouveau est que des millions de gens, dans un des pays les plus modernes du monde, veulent d'un tel voyou comme chef d'État. Trump, comme son modèle et éventuel ami Poutine, sont populaires non pas en dépit mais en raison de leur brutalité.
Dans le capitalisme, il y a toujours deux alternatives possibles : l'échange d'équivalents ou le non-échange d'équivalents (le vol). On peut ou non donner à quelqu'un d'autre un équivalent de ce qu'on reçoit. Pour que le marché fonctionne, ses sujets doivent renoncer à la violence dans la vie économique. Ils le font sous la menace de représailles, telles que la prison, mais aussi sur la promesse que leur renoncement leur rapportera un avantage à long terme en sécurisant leur existence. Cependant, il n'en demeure pas moins que la base de la vie économique dans le capitalisme est le vol, la plus-value que les capitalistes obtiennent du surtravail non-payé des travailleurs salariés. Ce vol a été légalisé sous la forme de la propriété privée capitaliste des moyens de production ; ceci est imposé chaque jour par l'État, qui est l'appareil d'État de la classe dominante. L'économie capitaliste requiert un tabou de la violence sur la place du marché. Achat et vente sont supposés être des actions pacifiques - y inclus l'achat et la vente de force de travail : les ouvriers ne sont pas des esclaves. Dans les circonstances "normales", les travailleurs sont prêts à vivre plus ou moins en paix sous de telles conditions, bien qu'ils réalisent qu'il existe une minorité refusant de faire la même chose. Cette minorité est composée du milieu criminel, qui vit du vol, et de l'État, qui est le plus grand de tous les voleurs, tant au détriment de sa "propre" population (les impôts) qu'au détriment des autres États (la guerre). Et bien que l'État réprime les criminels en défense de la propriété privée, aux échelons supérieurs, les grands gangsters et l'État voleur tendent à collaborer plutôt qu'à s'opposer. Mais quand le capitalisme ne peut plus offrir de façon crédible ne serait-ce que l'illusion d'une possible amélioration des conditions de vie à la société dans son ensemble, la conformité de la société dans son ensemble vis-à-vis de sa propre norme commence à vaciller.
Aujourd'hui nous sommes entrés dans une période (ressemblant beaucoup à celle des années 1930) où de larges secteurs de la société se sentent dupés et ne croient plus que leur renonciation à la violence soit payante. Mais ils demeurent intimidés par la menace de répression, par le statut illégal du monde criminel. Cela se produit lorsque le désir de faire partie de ceux qui peuvent voler sans crainte devient politique. L'essence de leur "populisme" est l'exigence que la violence contre certains groupes soit légalisée, ou au moins non-officiellement tolérée. Dans l'Allemagne de Hitler, par exemple, le cours à la guerre mondiale était une manifestation "normale" de l'"État voleur", partagée par la Russie de Staline, l'Amérique de Roosevelt, etc. Ce qui était nouveau dans le national-socialisme était le vol systématique, organisé par l'État, d'une partie de sa propre population. Bouc-émissarisation et pogroms furent légalisés. L'Holocauste ne fut pas en premier lieu le produit de l'histoire de l'antisémitisme ou du nazisme. Il fut le produit du capitalisme moderne. Le vol devient la perspective économique alternative pour des secteurs de la population sombrant dans la barbarie. Mais cette barbarie est celle du système capitaliste lui-même. La criminalité fait autant partie de la société bourgeoise que la Bourse. Le vol et l'achat-vente sont les deux pôles de la société moderne avancée basée sur la propriété privée. La profession de voleur ne peut être abolie qu'en abolissant la société de classes. Quand le vol commence à remplacer l'achat-vente, c'est en même temps l'autoréalisation et l'autodestruction de la civilisation bourgeoise. En l'absence d'alternative, d'une perspective révolutionnaire communiste, l'envie d'exercer la violence contre les autres grandit.
Qu'arrive-t-il lorsque des parties de la classe dominante elle-même, suivies par certaines couches intermédiaires de la société, commencent à perdre confiance dans la possibilité de croissance soutenue pour l'économie mondiale ? Ou lorsqu'elles commencent à perdre l'espoir de pouvoir bénéficier elles-mêmes d'une quelconque croissance éventuelle ? En aucun cas elles ne voudront renoncer à leurs aspirations à une (plus grande) part de richesse et de pouvoir. Si la richesse disponible ne devait plus croître, elles peuvent toujours se battre pour obtenir une plus grande part aux dépens des autres. Là réside le lien entre la situation économique et la soif grandissante de violence. La perspective de la croissance commence à être remplacée par la perspective du vol et du pillage. Si des millions de travailleurs illégaux étaient expulsés, selon cette logique, il y aurait plus d'emplois, de logements, de protection sociale pour ceux qui restent. La même chose s'applique à tous ceux qui vivent du système des aides sociales sans rien débourser pour elles. Quant aux minorités ethniques, certaines d'entre elles ont des entreprises qui pourraient passer dans d'autres mains. Cette façon de penser remonte des profondeurs de la "société civile" bourgeoise.
Toutefois, selon une vieille expression, le poisson pourrit par la tête. C'est d'abord et avant tout l'État et l'appareil économique de la classe dominante elle-même qui produisent cette putréfaction. Le diagnostic des médias capitalistes est que la présidence de Trump, la victoire du Brexit en Grande-Bretagne, la montée du "populisme" de droite en Europe, sont le résultat d'une protestation contre la "mondialisation". Mais ceci est vrai uniquement si la violence est comprise comme l'essence de cette protestation et si la mondialisation n'est pas seulement comprise en tant qu'option économique parmi d'autres, mais en tant que terme désignant les moyens extrêmement violents par lesquels un capitalisme en déclin s'est maintenu en vie ces dernières décennies. Le résultat de cette gigantesque offensive économique et politique de la bourgeoisie (une sorte de guerre de la classe capitaliste contre le reste de l'humanité et contre la nature) s'est soldé par des millions de victimes, pas seulement parmi les populations ouvrières du globe mais également au sein de l'appareil de la classe dominante elle-même. C'est ce dernier aspect notable qui, de par son étendue, est absolument sans précédent dans l'histoire moderne. Sans précédent aussi est le degré auquel des parties de la bourgeoisie américaine et son appareil d'État lui-même ont été victimes de cette dévastation. Et ceci est vrai même si les États-Unis ont été le principal instigateur de cette politique. C'est comme si la classe dominante était obligée de couper des parties de son propre corps dans le but de sauver le reste. Des secteurs entiers de l'industrie nationale ont cessé leur activité parce que leurs produits pouvaient être fabriqués moins cher ailleurs. Non seulement ces industries elles-mêmes ont dû mettre la clé sous la porte, mais des parties entières du pays ont été dévastées au passage : régions et administrations, succursales locales des chaînes de distribution et des banques, sous-traitants, entreprises locales du bâtiment, etc. ont toutes été anéanties. Parmi les victimes figurent non seulement les travailleurs, mais aussi les grandes et les petites entreprises, les fonctionnaires et les dignitaires locaux. Contrairement aux ouvriers qui ont perdu leurs moyens de subsistance, ces victimes - bourgeois et petits-bourgeois - ont perdu leur pouvoir, leurs privilèges et leur statut social.
Ce processus a eu lieu, plus ou moins radicalement, dans tous les anciens pays industriels au cours des trois dernières décennies. Mais aux États-Unis, il y a eu, en outre, une sorte de tremblement de terre au sein de l'armée et de ce qu'on appelle l'appareil de renseignement. Sous Bush Jr. et Rumsfeld, des parties des forces armées et de sécurité et même des services de "renseignement" ont été "privatisées" - mesures qui ont coûté leurs emplois à de nombreux dirigeants de haut rang. De plus, le "renseignement" devait faire face à la concurrence des médias modernes tels que Google ou Facebook qui, à certains égards, sont aussi bien informés et aussi importants pour l'État que la CIA ou le FBI. Au cours de ce processus, l'équilibre des forces au sein de la classe dirigeante a changé, y compris au niveau économique, où les secteurs du crédit et de la finance ("Wall Street") et les nouvelles technologies ("Silicon Valley") ne sont pas seulement parmi les principaux bénéficiaires de la "mondialisation" mais aussi parmi ses principaux protagonistes.
Par opposition à ces secteurs, qui ont soutenu la candidature d'Hillary Clinton, les partisans de Donald Trump ne doivent pas être recherchés dans des fractions économiques spécifiques, bien que ses partisans les plus forts se trouvent parmi les dirigeants des anciennes industries qui ont tant décliné ces dernières décennies. Ils se trouvent plutôt ici et là, dans tout l'État et l'appareil économique du pouvoir. Ils étaient les tireurs isolés nourrissant, depuis derrière les coulisses, le feu croisé contre Clinton en tant que candidate présumée de "Wall Street". Ils comprenaient des magnats des affaires, des publicistes frustrés et des dirigeants du FBI. Pour ceux d'entre eux qui ont perdu espoir de devenir "grands" à nouveau, leur soutien à Trump était avant tout une sorte de vandalisme politique, une vengeance aveugle contre l'élite dirigeante.
Ce vandalisme se manifeste aussi dans la volonté de fractions importantes de la classe dirigeante - surtout celles liées aux industries du pétrole, du gaz et du charbon – de soutenir le rejet massif des connaissances scientifiques expliquant le changement climatique dont Trump a écarté l'idée comme étant un canular inventé par les Chinois. Ceci est une autre manifestation du fait que des parties importantes de la bourgeoisie ont tellement perdu toute vision d'un futur pour l'humanité qu'elles sont ouvertement prêtes à mettre leurs marges bénéficiaires ("nationales") au-dessus de toute considération pour le monde naturel, minant la base fondamentale de toute vie sociale humaine. La guerre contre la nature qui a été considérablement intensifiée par l'ordre mondial "néo-libéral" sera menée encore plus impitoyablement par Trump et ses comparses vandales.
Ce qui est arrivé est très grave. Alors que les principales fractions de la bourgeoisie américaine adhèrent encore à l'ordre économique mondial existant et veulent s'engager dans son maintien, le consensus à ce sujet au sein de la classe dirigeante dans son ensemble a commencé à s'effriter. C'est d'abord parce qu'une partie croissante de la bourgeoisie ne semble plus se soucier de cet ordre mondial. C'est en second lieu parce que les fractions dirigeantes ont été incapables d'empêcher l'arrivée d'un candidat de ces "desperados" à la Maison Blanche. L'érosion à la fois de la cohésion de la classe dominante et de son contrôle sur son propre appareil politique n'aurait pu se manifester plus clairement. Depuis sa victoire de la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie américaine a pris le relais de son homologue britannique dans le rôle de chef de file de la gestion de l'économie mondiale dans son ensemble. En général, la bourgeoisie de la première puissance économique mondiale est la mieux placée pour assumer ce rôle. D'autant plus lorsque, comme les Etats-Unis, elle dispose de la force militaire pour donner à son autorité un poids supplémentaire. Il est remarquable qu'aujourd'hui, ni les Etats-Unis, ni leur prédécesseur Britannique, ne peuvent assumer ce rôle - et pour la même raison essentiellement. C'est le poids du populisme politique qui fait sortir Londres des institutions économiques européennes. Ce fut un signe de désespoir quand, au début de la nouvelle année, le Financial Times, l'une des voix importantes de la City de Londres, a appelé la chancelière allemande Angela Merkel à assumer la direction mondiale. Trump, en tout cas, semble peu disposé et incapable d'assumer ce rôle, et il n'y a aucun autre leader mondial pour le moment qui pourrait le remplacer. Une phase dangereuse est à venir pour le système capitaliste et pour l'humanité.
L'affaiblissement du principe de solidarité indique clairement que la victoire de Trump n'est pas que le résultat d'une perte de perspective par la classe capitaliste, mais aussi par la classe ouvrière. Sinon beaucoup moins de travailleurs seraient influencés négativement par ce qu'on appelle le populisme. Il est significatif, par exemple, qu'avec des millions de travailleurs blancs, de nombreux latinos semblent également avoir voté pour Trump, en dépit de ses diatribes contre eux. Beaucoup parmi ceux qui étaient les derniers à avoir accès à la "patrie de Dieu", précisément parce qu'ils ont peur d'être parmi les premiers à être expulsés, ont été attirés en pensant qu'ils seraient plus en sécurité si la porte était fermement fermée derrière eux.
Qu'est-il arrivé à la classe ouvrière, à sa perspective révolutionnaire, à son identité de classe et à ses traditions de solidarité ? Il y a plus d'un demi-siècle, la classe ouvrière faisait son retour sur la scène de l'histoire, surtout en Europe (mai 1968 en France, automne 1969 en Italie, 1970 en Pologne, etc.) mais aussi plus globalement. Dans le "Nouveau Monde", cette renaissance de la lutte des classes s'était manifestée en Amérique latine (surtout en Argentine en 1969), mais aussi en Amérique du Nord, en particulier aux États-Unis. Il y avait deux expressions principales de cette résurgence. L'une consistait en un développement de grèves sauvages à grande échelle et d'autres luttes, souvent radicales, sur un terrain économique, pour des revendications de la classe ouvrière. L'autre expression consistait en la réapparition de minorités politisées parmi la nouvelle génération attirée par la politique prolétarienne révolutionnaire. Particulièrement importante était la tendance à développer une perspective communiste contre le stalinisme, plus ou moins clairement reconnu comme contre-révolutionnaire. Le retour au premier plan des luttes ouvrières, l'identité de classe et la solidarité, une perspective révolutionnaire prolétarienne, vont de pair. Dans les années 1960 et 70, probablement plusieurs millions de jeunes dans les vieux pays industriels ont été politisés de cette manière constituant ainsi un espoir d'humanité et une force pour le réaliser.
Outre les souffrances de la classe ouvrière, les deux questions les plus brûlantes à l'époque aux États-Unis étaient la guerre du Vietnam (le gouvernement américain avait d'ailleurs introduit la conscription obligatoire) et l'exclusion raciste et la violence contre les Noirs. À l'origine, ces questions étaient au moins en partie des facteurs supplémentaires de politisation et de radicalisation. Cependant, dépourvus de toute expérience politique propre, dépourvus d'une orientation venue d'une génération plus ancienne politisée au sens prolétarien, les nouveaux militants nourrissaient d'énormes illusions sur les possibilités d'une transformation sociale rapide. En particulier, les mouvements de classe de l'époque étaient encore trop faibles pour obliger le gouvernement soit à mettre fin à la guerre du Vietnam, soit à protéger les noirs et les autres minorités contre le racisme et la discrimination (contrairement au mouvement révolutionnaire de 1905 en Russie, par exemple, qui incluait la révolte contre la guerre russo-japonaise ainsi que la protection des Juifs en Russie contre les pogroms). Alors qu'au sein de la bourgeoisie américaine se développaient des fractions qui, dans son propre intérêt de classe, voulaient mettre fin à l'engagement au Vietnam et permettre à une bourgeoisie noire américaine de partager son pouvoir, beaucoup de ces jeunes militants se sont retrouvés dans la politique bourgeoise, tournant ainsi le dos à la classe ouvrière. D'autres, tout en voulant rester attachés à la cause des travailleurs mais qui débordaient d'impatience, se sont présentés comme candidats de gauche aux élections des Etats ou se sont engagés dans les syndicats dans l'espoir de réaliser quelque chose d'immédiat et tangible pour ceux qu'ils prétendaient représenter. Des espoirs qui furent invariablement déçus. Les ouvriers ont développé une hostilité de plus en plus ouverte envers ces gauchistes qui, de plus en plus souvent, se discréditaient eux-mêmes ainsi que la réputation de la révolution par leur identification avec des régimes brutaux, contre-révolutionnaires, essentiellement staliniens, et par leur approche bourgeoise manipulatrice de la politique. Quant à ces militants eux-mêmes, ils développèrent à leur tour une hostilité envers la classe ouvrière qui refusait de les suivre - une hostilité qui se transformait souvent en haine. Tout cela représentait une destruction à grande échelle de l'énergie politique révolutionnaire. C'était une tragédie de presque toute une génération de la classe ouvrière qui avait pourtant débuté de façon aussi prometteuse. Ce qui advint ensuite ce fut l'effondrement du stalinisme en 1989 (incompris et dénaturé car présenté comme l'effondrement du communisme et du marxisme) et la fermeture de toutes les industries traditionnelles dans les vieux pays capitalistes (mal comprise et présentée comme correspondant à la disparition de la classe ouvrière dans cette partie du monde). Dans ce contexte (comme l'a souligné par exemple le sociologue français Didier Eribon), la gauche politique (qui, selon le CCI, est la gauche du capital, une partie de l'appareil de la classe dominante) a été parmi les premiers courants à déclarer la disparition de la classe ouvrière. Il est révélateur que, lors de la récente campagne électorale aux Etats-Unis, le candidat des démocrates (qui prétendait représenter le "travail organisé") n'a jamais fait référence à la classe ouvrière, alors que le multimillionnaire Donald Trump le faisait constamment. En fait, une de ses principales promesses électorales était d'empêcher "l'extinction" de la "classe ouvrière" américaine (comprise comme étant seulement "les cols bleus"). Sa classe ouvrière est une partie essentielle de la nation américaine, et elle correspond à un rêve capitaliste: patriotique, travailleuse, obéissante.
La disparition de l'avant-scène, pour le moment, de l'identité de la classe ouvrière et de sa solidarité est une catastrophe pour le prolétariat et pour l'humanité. Face à l'incapacité actuelle de l'une ou l'autre des deux grandes classes de la société moderne de présenter une perspective crédible propre, l'essence même de la société bourgeoise apparaît plus clairement à la lumière du jour: la désolidarisation. Le principe de solidarité qui est le filet de sécurité, plus ou moins de toutes les sociétés précapitalistes fondées sur l'économie naturelle plutôt que sur le "marché", est remplacé par le filet de sécurité de la propriété privée - pour ceux qui en disposent. Dans la société bourgeoise, il faut pouvoir s'aider soi-même, et pour cela les moyens ne sont pas la solidarité, mais la solvabilité et l'assurance. Pendant des décennies, dans les principaux pays industriels, l'État providence - bien que faisant partie intégrante de l'économie du crédit et des assurances - a été utilisé pour cacher cette élimination de la solidarité de l'agenda social. Aujourd'hui, le rejet de la solidarité n'est pas non seulement caché, mais il gagne du terrain.
Les manifestations de millions de personnes, principalement des femmes, partout aux États-Unis, contre le nouveau président, le lendemain de son investiture, ont montré clairement qu'une grande partie de la population active de l'Amérique ne soutient ni Trump ni la tendance qu'il défend. Cependant, loin de réussir à s'opposer au nationalisme de Trump, ces manifestations tendent à répondre à Trump sur son propre terrain en affirmant: "Nous sommes la véritable Amérique".
Ces manifestations montrent en effet que la politique populiste d'exclusion et de recherche de boucs émissaires n'est pas le seul danger pour la classe ouvrière. Cette jeune génération qui exprime sa protestation, si elle ne suit pas Trump, risque néanmoins de tomber dans le piège de la défense de la société bourgeoise "démocratique" et "libérale". Les fractions dirigeantes de la bourgeoisie seraient ravies d'obtenir le soutien des secteurs les plus intelligents et les plus généreux de la classe ouvrière pour défendre la version actuelle d'un système d'exploitation qui, même sans "populisme", est depuis longtemps devenu une menace pour l'existence de notre espèce et qui, de plus, est lui-même le producteur du "populisme" qu'il veut garder sous contrôle. Il est indéniable qu'aujourd'hui, pour de nombreux travailleurs, en l'absence d'une alternative révolutionnaire en laquelle ils peuvent avoir confiance, un Obama, Sanders ou Angela Merkel peuvent apparaître comme un moindre mal par rapport à un Trump, Farage, Le Pen ou "l'Alternative für Deutschland". Mais en même temps, ces travailleurs se sentent également indignés par ce que la "société libérale" a imposé à l'humanité au cours des dernières décennies. L'antagonisme de classe demeure.
Il convient également de souligner que la résistance au sein de la classe ouvrière au populisme n'est pas en soi une preuve que ces travailleurs suivent les libéraux bourgeois et sont prêts à sacrifier leurs propres intérêts de classe. Des millions de travailleurs au cœur du système mondialisé de production sont avant tout très conscients que leur existence matérielle dépend d'un système mondial de production et d'échange et qu'il ne peut y avoir de retour à une division du travail plus locale. Ils sont également conscients que ce que Marx appelle la "socialisation" de la production (le remplacement de l'individu par le travail associé) leur apprend à collaborer entre eux à l'échelle mondiale et que c'est seulement à une telle échelle que les problèmes actuels de l'humanité peuvent être surmontés. Dans la situation historique actuelle, en l'absence d'identité de classe et de lutte pour une société sans classes, le potentiel révolutionnaire de la société contemporaine se réfugie pour l'instant dans des conditions "objectives" : la persistance des antagonismes de classe ; le caractère inconciliable des intérêts de classe ; la collaboration mondiale des prolétaires dans la production et la reproduction de la vie sociale. Seul le prolétariat a un intérêt objectif et une capacité objective à résoudre la contradiction entre la production mondiale et l'appropriation privée et nationale de la richesse par les États. Puisque l'humanité ne peut pas retourner à une production marchande locale, elle ne peut aller de l'avant qu'en abolissant la propriété privée, en mettant le processus de production international à la disposition de l'humanité tout entière.
Sur cette base objective, les conditions subjectives de la révolution peuvent encore se rétablir, notamment par le retour de la lutte économique du prolétariat à une échelle importante et par le développement d'une nouvelle génération de minorités politiques révolutionnaires avec l'audace nécessaire de reprendre maintenant plus que jamais la cause de la classe ouvrière, et de le faire avec la profondeur nécessaire pour convaincre le prolétariat de sa propre mission révolutionnaire.
Steinklopfer (fin janvier 2017)
Dans le précédent article sur le mouvement ouvrier en Afrique du Sud (publié dans la Revue internationale n° 155), nous avons mis en évidence l’efficacité contre la lutte de clase du système d’apartheid combiné à l’action des syndicats et des partis et ce jusqu’à la fin des années 1960 où, face à un développement inédit de la lutte de classe, la bourgeoisie dut "moderniser" son dispositif politique et remiser ce système. Autrement dit, elle dut faire face au prolétariat sud-africain qui, à travers des luttes massives s’inscrivait dans les vagues de lutte qui marquèrent au niveau mondial la fin des années 1960 et le début des années 1970.
Dans cette introduction nous voulons attirer d’emblée l’attention du lecteur sur l’importance des questions qu’il traite. Si, face à de nouveaux mouvements sociaux, la bourgeoisie sud-africaine s’appuie sur ses armes traditionnelles les plus barbares - ses forces policières et militaires - la dynamique de la confrontation entre les classes porte en elle des développements inédits dans ce pays. La classe ouvrière n’y avait jamais encore fait preuve d’une telle combativité et d’un tel développement de sa conscience ; face à une bourgeoisie qui, elle non plus, n’avait jamais à ce point sophistiqué ses manœuvres, notamment en ayant largement recours à l’arme du syndicalisme de base animé par l’extrême gauche du capital. Dans cet affrontement entre les deux véritables classes historiques, la détermination du prolétariat ira jusqu’à provoquer objectivement le démantèlement du système d’apartheid se traduisant par la réunification de toutes les fractions de la bourgeoisie en vue de faire front face à la déferlante de la lutte de classe ouvrière.
Avant cela, suite à la vague de luttes qui marqua la période de 1973/1974 1, on assista en 1976 à un vigoureux prolongement de cet épisode de lutte : le soulèvement de la jeunesse scolarisée. En juin de cette année-là, quelques dix mille jeunes descendirent dans la rue pour protester contre l’enseignement obligatoire en afrikaans et plus généralement contre les mauvaises conditions de vie imposées par le système d’apartheid. Un mouvement de jeunes aussitôt suivi par la mobilisation des milliers d’adultes, ouvriers actifs et chômeurs. Durement secoué par cette formidable flamme prolétarienne, le pouvoir répondit, comme de coutume, en lâchant ses chiens sanguinaires – les forces de répression - sur les protestataires et massacrant des centaines de manifestants dont des enfants :
"Depuis les grandes grèves de 1973-74, un autre front de lutte s’est ouvert en Afrique du Sud : celui des écoliers et des étudiants noirs dont la colère a explosé en juin 1976 à Soweto. Depuis, l’insurrection populaire n’a guère connu d’accalmie. La violente répression policière (500 morts environ dans la seule cité de Soweto, des centaines d’autres à travers tout le pays, des milliers de blessés) a soudé l’ensemble du peuple noir dans ce combat commun.
Parmi les jeunes à l’origine du mouvement populaire, beaucoup sont tombés sous les balles de la police au cours des manifestations non violentes ou lors de raids de milices civiles dans les quartiers noirs. Les adultes, frappés par le courage et la détermination de la jeune génération, se sont joints à elle, et ont suivi les mots d’ordre lancés par ses porte-parole : des grèves ouvrières et le boycottage des transports ont été organisés à plusieurs reprises dans les cités noires de Johannesburg et du Cap. Ils ont été massivement suivis, y compris par les populations métisses de la province du Cap. Aux destructions de bâtiments scolaires, de débits de boisson, d’administrations et de moyens de transport qui ont marqué tout le début de la révolte populaire, ont fait suite des campagnes plus orchestrées, mais tout aussi suivies. Boycottage des cours et des examens jusqu’à la libération de jeunes emprisonnés, deuil général en mémoire aux victimes de la répression, boycottage des débits de boisson, des grands magasins, des fêtes de Noel". 2
Nous sommes ici en présence d’un grand mouvement insurrectionnel prolétarien contre la misère générale imposée par une des formes les plus brutales du capitalisme, à savoir à savoir l’apartheid. Un soulèvement de dignité de la part de la jeunesse faisant écho à la reprise de la lutte de classe internationale marquée par les grandes grèves ouvrières du début des années 1970 dans divers pays du monde. Un mouvement qui a fini par s’étendre dans les grandes zones industrielles du pays entraînant et mêlant dans un même combat ouvriers et populations de tous âges. Bien entendu face à une lutte de cette ampleur avec une colère prolétarienne déferlante tendant à ébranler le système, le pouvoir barbare ne put cacher son affolement et répondit par la terreur sanglante, quitte à susciter l’indignation générale dans le pays et amplifier la colère et la mobilisation de toute la population de Soweto et au-delà. Des ouvriers, des chômeurs et des familles avec enfants rejoignirent le combat des jeunes scolarisés et subirent eux aussi les matraques et les balles des forces de l’ordre à l’origine des milliers de victimes dans leurs rangs.
Mais la sauvagerie des tueries ne fit que radicaliser le mouvement qui se maintient jusqu’en 1977 avec des grèves et des manifestations massives et tendit surtout à se politiser en suscitant un foisonnement d’innombrables comités de lutte dits "civics" 3 constitués majoritairement par des travailleurs (syndiqués ou pas), des chômeurs, des jeunes et leurs parents.
"Les civics se sont rapidement développées au Cap à la fin des années soixante-dix. Elles prolongèrent d’une certaine manière les formes d’organisation au sein des townships qui étaient apparues au cours des mouvements de juin 1976 dans le Transvaal. Il y a pratiquement autant d’histoires spécifiques qu’il y a eu d’organisations puisque celles-ci naissaient très souvent à partir des besoins particuliers d’un township ou d’un quartier. Beaucoup ont pu apparaître sous la forme de comités de lutte soit pour le boycott des transports en commun contre une augmentation des tarifs, soit pour un boycott des loyers contre l’augmentation de ceux-ci. Certaines ont pris la forme de comités politiques traitant de tous les problèmes de la communauté. Le mouvement fut infiniment diversifié : les associations cultuelles, religieuses, de jeunesse, d’étudiants ou de lycéens, des parents d’élèves, furent progressivement assimilées à la notion de "civics". Il n’y avait donc pas simplement un comité par quartier ou par township ; il y avait un croisement complexe des appartenances militantes et des terrains d’intervention" 4.
Voilà un puissant mouvement social qui cristallisa à un haut niveau certaines des caractéristiques de la vague de luttes à l’échelle internationale. En effet, il est remarquable de voir que la forte combativité de la classe ouvrière qui se traduisit par des grèves massives s’exprima également par une forte volonté d’auto-organisation qui explique l’extraordinaire multiplication des "civics". À notre connaissance ce fut la première fois qu’on assista, avec cette ampleur, en Afrique du Sud (et sur le continent africain), à de telles formes d’auto-organisation, où plusieurs années durant la vie sociale des quartiers était littéralement l’affaire des habitants eux-mêmes qui débattaient de tous les sujets et prenaient en charge tous les problèmes les concernant. Ce fut là l’aspect le plus inquiétant pour la bourgeoisie qui voyait son autorité lui échapper "sauvagement". Certes on peut noter que quelques comités prirent, ici ou là, un caractère interclassiste ou une connotation religieuse, particulièrement à mesure que les forces bourgeoises (syndicats, partis, églises, etc.) y s’infiltraient. Cependant, il doit être clair que les "civics", en dépit de l’hétérogénéité idéologique qui les caractérisaient, étaient fondamentalement le produit d’une authentique lutte de classe prolétarienne. Par ailleurs, l’aspect auto-organisation du soulèvement de Soweto montre un pas supplémentaire par rapport à la politisation qui avait caractérisé le prolétariat sud-africain lors du puissant mouvement de luttes des années 1973/1974, particulièrement en termes de solidarité et d’unité dans le combat de classe. Dès lors on peut établir un lien évident de continuité entre les deux mouvements de lutte, le deuxième prenant le relais du premier pour aller plus loin dans le développement de la conscience de classe, comme l’illustre la citation suivante relative au bilan de la vague de luttes précédente :
"Le développement de la solidarité des travailleurs noirs au cours de l’action et la prise de conscience de leur unité de classe ont été soulignés par de nombreux observateurs. Cet acquis, non quantifiable, des luttes est considéré par eux comme le plus positif pour la poursuite de l’organisation du mouvement ouvrier noir. (…) Ces grèves étaient également politiques : le fait que les travailleurs demandaient le doublement de leur salaire n’est pas le signe de la naïveté ou de la stupidité des Africains. Il indique plutôt l’expression du rejet de leur situation et leur désir d’une société totalement différente. Les ouvriers retournèrent au travail avec quelques acquis modestes, mais ils ne sont pas plus satisfaits maintenant qu’ils l’étaient avant les grèves". (Brigitte Lachartre, Ibid.) De ce fait, on peut en déduire qu’un grand nombre des acteurs des grèves de 1973/74 ont ensuite été partie prenante du mouvement insurrectionnel de Soweto au sein duquel, grâce à leur expérience acquise précédemment, ils purent jouer un rôle déterminant quant à sa radicalisation et sa politisation. De telles potentialités pour le développement de la combativité de la combativité et de la conscience ne pouvaient que faire trembler la bourgeoisie qui, d’ailleurs, dut en prendre pleinement conscience y compris au niveau inter-impérialiste.
En effet, le mouvement de Soweto se prolongea par des grèves et des manifestations jusqu’en 1977 où la répression policière fit encore un grand nombre de victimes dont le jeune adolescent Steve Biko, militant du mouvement de la "Conscience Noire". L’assassinat de ce jeune dans les locaux de la police redynamisa les luttes et amplifia les manifestations d’indignation, la victime devenait ainsi un "martyre" de l’apartheid, notamment aux yeux de tous les défenseurs de la "cause noire" et au-delà dans le monde. Ainsi, en Afrique comme en Amérique et surtout en Europe où l’on assista à de nombreuses manifestations contre le régime d’apartheid pilotées notamment par les syndicats et les partis de gauche, l’on put lire (en France) des slogans tels que ceux-ci : "Contre les relations amicales (tourisme, sport, culture) franco-sud-africaines ; contre l’émigration française en Afrique du Sud ; contre les livraisons d’armes et de technologie en Afrique du Sud ; contre les importations de produits sud-africains, etc.". (B. Lachartre, Ibid.)
Conscient de l’intensification du mouvement avec notamment la radicalisation de la jeunesse prolétarienne de Soweto, le bloc impérialiste de l’OTAN accentua la pression sur son allié sud-africain (y compris sur le plan économique en allant jusqu’au boycott de produits sud-africains) pour éviter la déstabilisation politique qui menaçait à terme. Mais surtout pour faire face à l’exploitation idéologique des événements par le bloc russe qui, non content d’armer et de financer l’ANC, se mit également à instrumentaliser ouvertement les diverses manifestations de par le monde contre le régime d’apartheid. C’est dans ce contexte que les responsables sud-africains finirent par accepter les "conseils" de leurs parrains occidentaux en prenant conscience des risques encourus. Ainsi, on put voir même chez les dirigeants sud-africains les plus radicaux un changement de ton ou de tactique envers les grévistes :
"À moins que nous ne réussissions à créer une classe moyenne forte parmi les Noirs, nous aurons de sérieux problèmes." (Botha, ministre de la défense,). "On doit donner suffisamment aux Noirs pour qu’ils croient au développement séparé (expression pudique pour désigner le système de l’apartheid) et qu’ils veillent bien protéger ce qu’ils possèdent des agitateurs. Rien ne nous arrivera si nous donnons à ces gens suffisamment pour qu’ils aient peur de perdre ce qu’ils ont… Une personne heureuse ne peut devenir communiste." (Kruger, ministre de la police et de la justice).
Dès lors le gouvernement de Pretoria décida de faire un certain nombre de concessions allant dans le sens des revendications des jeunes en lutte, par exemple en retirant ainsi sa loi visant à imposer aux élèves africains l’enseignement en afrikaans et en levant également l’interdiction pour les habitants de Soweto de posséder ou de construire leurs propres maisons tout en se voyant reconnaître des droits associatifs impliquant l’existence d’organisations syndicales et politiques.
A dire vrai, le capital sud-africain (son secteur le plus "éclairé") n’avait pas attendu le mouvement de Soweto pour commencer à mettre en place ses orientations visant à assouplir le régime d’apartheid pour mieux contrecarrer les luttes ouvrières :
"La société avait bougé. Le système, n’était, à nouveau, plus à l’abri d’une déstabilisation. Le gouvernement et le patronat sud-africains allaient donc procéder à quelques rectifications, de manière à encadrer aussi bureaucratiquement que possible les évolutions sociopolitiques. Le Bantu Labour Regulation Act de 1973 compléta ainsi l’arsenal des réglementations du travail. Il instaura deux types de comités d’usines : Des comités d’entreprise (working committee) composés uniquement des représentants des travailleurs ; Le comité de liaison (liaison committee) était composé de représentants de l’employeur et des employés, en nombre égal (…) Et l’Urban Training Project joua le jeu et chercha à utiliser ces comités d’usine pour stabiliser les syndicats qu’il coordonnait". (Claude Jacquin, Ibid.)
La mise en place de ce dispositif bien avant l’éclatement du mouvement de révolte de Soweto exprimait clairement la volonté de la bourgeoisie sud-africaine de prendre en compte l’évolution de la situation dont le contrôle tendait à lui échapper. En effet, en tirant les leçons de la première vague de luttes des années 1972-74, elle dut prendre nombre de mesures audacieuses dont les principales visaient à donner plus de "pouvoir" aux syndicats africains en augmentant largement leur nombre et en élargissant les "droits" dans le but affiché d’éviter les "désordres politiques" 5. Il se trouve cependant que cela restait largement insuffisant pour empêcher le développement des luttes, comme l’a montré le mouvement de Soweto.
Dans le but manifeste de contrer la lutte de classe prolétarienne, le pouvoir sud-africain entreprit un grand virage en décidant d’instaurer de nouvelles orientations politiques visant ni plus ni moins au démantèlement (progressif) du système d’apartheid, ce qui signifie la dissolution des barrières raciales et l’intégration des mouvements nationalistes noirs dans le jeu politique (démocratique). Bref, pour en arriver là, le régime d’apartheid avait déjà dû être sérieusement ébranlé dans ses fondements.
En d’autres termes, au milieu des années 1970 tout change du fait de l’irruption de la lutte de classe, la bourgeoisie n’étant jusqu’alors pas vraiment inquiétée par la question sociale :
"Les événements de Soweto, de juin 1976, allaient confirmer le changement politique en cours dans le pays. La révolte des jeunes du Transvaal s’ajouta à la renaissance du mouvement ouvrier noir pour déboucher sur les grands mouvements sociaux et politiques des années quatre-vingt. Après les grèves de 1973, les affrontements de 1976 ferment ainsi la période de la défaite". (C. Jacquin, Ibid.)
Il s’agit là d’un véritable retournement de situation dans la mesure où l’apartheid fut conçu avant tout contre la lutte de classe en ayant pour but d’éviter la manifestation concrète d’une classe ouvrière multiraciale6 la ségrégation en matière d’attribution de "droits/privilèges" à des fractions de la classe ouvrière. Autrement dit, la théorie de la prétendue "suprématie" des Blancs sur les Noirs se traduisit concrètement par des emplois (qualifiés) et d’autres avantages réservés exclusivement aux ouvriers d’origine européenne, tandis que leurs camarades africains, indiens et métis devaient se contenter de conditions de travail, de rémunération et d’existence nettement plus défavorables 7. Ce faisant le régime d’apartheid parvint à corrompre une bonne partie de la classe ouvrière d’origine européenne en la faisant adhérer volontairement ou passivement à son système ségrégationniste. Et tout cela se solda par la très longue période (entre 1940 et 1980) de division du prolétariat sud-africain ainsi entravé dans sa capacité à développer des luttes à même de gêner la bonne marche du capitalisme.
Mais ce retournement de situation se traduisit aussi par un rapprochement entre les fractions de la bourgeoisie issues des deux anciennes puissances coloniales à savoir britannique et hollandaise qui, face à la montée en puissance du prolétariat, tendirent à l’unité de toutes les composantes ethniques, décidèrent d’oublier leur haine et divergences idéologiques ancestrales pour s’unir derrière le capital national sud-africain comme un tout.
Il s’agissait donc d’un tournant véritablement historique dans la vie de la bourgeoisie sud-africaine en général et au sein de la fraction afrikaner en particulier. En effet, depuis la terrible "guerre des Boers" 8 de 1899/1902, opposant Afrikaners et Britanniques, où les seconds écrasèrent les premiers, la haine entre les descendants des colons venus des deux anciennes puissances coloniales restait visible jusqu’à la veille de la fin de l’apartheid, alors même qu’elles durent gouverner ensemble le pays à plusieurs reprises. Une fraction importante des Afrikaners rêvait depuis longtemps de prendre sa revanche sur l’empire britannique, comme l’illustrèrent le fait que durant la Seconde Guerre mondiale une bonne partie des dirigeants afrikaners (notamment militaires) manifestèrent ouvertement leur soutien au régime hitlérien qui fut leur référence idéologique ainsi que la décision du pouvoir afrikaner de quitter le Commonwealth et de changer l’ancien nom du pays (Union Sud-Africaine) en le remplaçant par son appellation actuelle.
Pour aborder ce grand tournant historique qu’a constitué le démantèlement de l’Apartheid, le capital sud-africain a pu trouver un allier stratégique de taille, à savoir le syndicalisme, mais d’un nouveau genre, en l’occurrence le "syndicalisme radical" de "base" (comme on le verra plus loin), seul capable, à ses yeux, d’endiguer les vagues de lutte qui le menaçaient de plus en plus dangereusement. Et cette fois-ci, compte tenu de l’importance des enjeux de l’époque, ce furent tous les principaux acteurs décisifs de la bourgeoisie sud-africaine qui assumèrent clairement cette nouvelle orientation y compris donc les dirigeants afrikaners, à savoir les tenants de l’apartheid les plus réactionnaires, pour ne pas dire fascisants (à l’instar de Botha, Kruger, etc.). De même, comme on le verra plus loin, ce furent ces derniers en compagnie de De Klerk (ancien président) qui téléguidèrent directement le processus de négociation avec l’ANC de Mandela en vue de la dislocation du système d’apartheid.
Face à l’effondrement de tous les anciens appareils syndicaux provoqué par le feu des luttes des années 1970 et ce malgré le renforcement par l’État de leurs moyens d’action, la bourgeoisie décida alors de recourir carrément à ce que l’on appelle un "syndicalisme de base" ou "shop-stewards", prenant la forme de nouveaux syndicats "combatifs" se voulant "indépendants vis-à-vis des grandes centrales syndicales".
"(…) Durant les années soixante-dix, plusieurs courants syndicaux se sont développés et se sont différenciés sur fond de reprise des conflits sociaux. Leurs histoires s’entremêlent au rythme des scissions et des unifications. Trois projets syndicaux se sont ainsi développés sur la base de quelques postulats politiques et idéologiques distincts.
Le premier s’est constitué (ou reconstitué) autour de la tradition syndicale du South African Congress of Trade Unions (SACTU) et de son lien à l’African National Congress (ANC). Le second s’est formé à partir de la nouvelle mouvance Black Consciousness (Mouvement de la Conscience noire). Il formera notamment le Concil of Union of South Africa (CUSA). Le dernier, enfin, est apparu de manière originale, sans lien apparent avec un courant politique connu. Il a donné naissance, en 1979, à la Federation of South African Trade Unions (FOSATU)". (C. Jacquin, Ibid.)
Il s’agit là d’une recomposition radicale du dispositif syndical ayant pour objectif de neutraliser les luttes ouvrières au moyen de nouveaux instruments, à défaut de pouvoir les empêcher. Mais ce que cela montre d’abord c’est que le pouvoir dirigeant sud-africain était parfaitement conscient du danger que représentait le développement de la lutte de classe à partir de 1973 jusqu’au mouvement de Soweto en 1976 et au-delà. Il fit le constat que le système d’apartheid dans toutes ses formes n’était plus adapté à la montée de la combativité ouvrière s’accompagnant d’une prise de conscience grandissante de la part du prolétariat sud-africain. En clair, le pouvoir bourgeois dut prendre acte du fait que le système de syndicalisation basé sur la division des travailleurs selon leurs origines ethniques n’était plus adapté et que les grands appareils syndicaux, comme TUCSA (Trade UNION Council of South Africa) n’étaient plus crédibles auprès des ouvriers combatifs notamment de la jeune génération. D’où l’émergence de ces nouveaux syndicats appelés à jouer le rôle d’un syndicalisme de "base", de "combat", "indépendant" vis-à-vis des appareils syndicaux. Le passage suivant (C. Jacquin) relatif à la FOSATU (Federation of South Africa Trade Unions) est éloquent quant à la réalité de ces nouveaux syndicats :
"(…) Notre étude est particulièrement consacrée à ce courant syndical(FOSATU) qui s’est formé à partir de réseaux d’intellectuels et d’étudiants, eux-mêmes produits d’une phase spécifique de l’évolution socio-économique du pays.
(…) Ainsi, en à peine dix ans, un groupe d’intellectuels (majoritairement blancs) et d’ouvriers noirs aura créé une forme nouvelle d’organisation syndicale. Il se présentera d’abord comme un point de référence indépendant de l’ANC et radicalement opposé au Parti communiste. Il dirigera une grande partie des mouvements grévistes des années 1980".
Voilà un groupement syndical très "radical" et "critique" vis-à-vis des appareils syndicaux et politiques, mais aussi d’une grande singularité par rapport à ce que fut le système d’apartheid en étant capable de réunir ensemble blancs et noirs, ouvriers et intellectuels, opposants politisés radicaux de diverse obédience, bref un nouvel appareil syndical appelé à jouer un grand rôle dans la vie politique sud-africaine. Tout comme c’était le cas pour la bourgeoisie des grands pays industriels européens, face à la radicalisation de la lutte ouvrière, le capital sud-africain s’est vu contraint de recourir au "syndicalisme de base" 9. De même, comme en Europe, dans ces "syndicats radicaux" se trouvait en général un grand nombre de gauchistes, à l’instar de la FOSATU dirigée plus ou moins ouvertement par des éléments proches du "Unity Movement", c'est-à-dire des trotskistes. Nous y reviendrons plus loin. Comment les nouveaux syndicats de base, une fois formés, vont accomplir leur sale besogne à la tête ou à l’intérieur des mouvements de lutte de Soweto ?
Comme on pouvait s’y attendre, les concessions du pouvoir ne purent calmer véritablement le mouvement de Soweto, au contraire elles ne firent que le radicaliser mais parvinrent aussi à diviser ses acteurs aussi bien en milieu scolaire que chez les ouvriers. Par exemple, certaines organisations voulaient se satisfaire plus ou moins des concessions du gouvernement alors que d’autres à l’apparence plus radicale en demandaient plus. En fait il s’agit là d’un partage des tâches type du travail de division des syndicats. En effet, outre la FOSATU (parmi les nouveaux syndicats radicaux), le "Black Allied Worker Union- B.A.W.U." (Syndicat des travailleurs noirs réunis) joua un rôle important. Créé en 1973 dans la foulée des grandes grèves de Johannesburg, il militait pour le regroupement exclusif des travailleurs noirs de toutes catégories et de toutes branches industrielles.
"(…) Ses buts étaient principalement : "d’organiser et d’unifier les travailleurs noirs en un mouvement ouvrier puissant, capable d’obtenir le respect et la reconnaissance de fait des employeurs et du gouvernement ; d’améliorer les connaissances des travailleurs par des programmes éducatifs généraux et spécialisés, afin de promouvoir leurs qualifications ; de représenter les travailleurs noirs et leurs intérêts dans le monde du travail". (Brigitte Lachartre, Ibid.)
Donc un syndicat créé exclusivement par et pour les travailleurs noirs d’où son opposition à tous les autres syndicats, (même ceux qui n’étaient noirs qu’à 99 %). Mais l’orientation de ce syndicat fut particulièrement pernicieuse car elle donnait l’impression de faire de la "ségrégation positive" en prétendant remplir des objectifs légitimes, par exemple l’amélioration des connaissances des travailleurs noirs, ou encore promouvoir leurs qualifications. Et ce faisant il put "séduire" un grand nombre d’ouvriers à conscience de classe limitée. Autrement dit, il existait et agissait fatalement comme un obstacle à l’unité dans la lutte entre ouvriers de toutes origines ethniques. D’ailleurs pour enfoncer le clou, le B.A.W.U. se dirigea aussitôt vers le "Mouvement de la conscience noire" :
"Cette position reflète l’attitude générale des diverses organisations qui composent le Mouvement de la conscience noire, celle, en particulier, des étudiants noirs (South African Students Organisation- S.A.S.O.- qui s’est séparée de l’Union nationale des étudiants sud-africains (N.U.S.A.S.) afin, selon ses militants, d’échapper au paternalisme dont font preuve tous les Blancs quels qu’ils soient vis-à-vis des Noirs". (Brigitte Lachartre, Ibid.)
Ainsi des groupements en milieu étudiant adoptèrent ouvertement et sans difficulté l’orientation du syndicat B.A.W.U, c'est-à-dire devinrent ouvertement racistes et jouèrent le même rôle de division des rangs ouvriers que les syndicats blancs les plus racistes. En clair on est loin de la défense des intérêts communs du prolétariat sud-africain, et même de ceux de la fraction noire de la classe ouvrière. Et effet, derrière ce regroupement ou alliance entre ouvriers et étudiants on constate surtout la nocivité de la question raciale surtout quand celle-ci se décline en termes de "conscience noire" supposé s’opposer à la "conscience blanche" ou tout simplement à la conscience de classe prolétarienne. Ce alors même que les conditions étaient largement réunies pour l’unité dans la lutte comme l’ont montré les mouvements de grève qui se déroulaient dans le pays où de nombreux secteurs ouvriers combattaient sur des revendications de classe et non de race ce qui par ailleurs fit souvent leurs succès. De plus, aux difficultés de l’alliance entre ouvriers et étudiants liées à la division raciale et syndicale s’ajoutèrent le corporatisme et l’esprit petit bourgeois des intellectuels fortement présents dans ce mouvement de luttes. De ce fait, malgré la forte dynamique créée par la reprise générale de la lutte au début des années 1970, la combativité des ouvriers et de la jeunesse de Soweto fut détournée sur une voie sans issue ; le mouvement fut détourné et divisé par les rivalités entre cliques ethniques, corporatistes et petites bourgeoises, ce qui finit par étouffer toute tentative d’orientation purement prolétarienne de la lutte.
"(…) Un des aspects importants et non des moins surprenants de la création des syndicats africains du Natal, est le rôle qu’y jouèrent des groupes d’universitaires, étudiants ou enseignants de race blanche. L’importance du rôle de la poignée d’intellectuels qui s’engagea à fond auprès des travailleurs africains ne signifie pas que l’Université sud-africaine soit l’avant- garde de la contestation et du combat pour la libération des masses noires. Loin de là. Le conservatisme et le racisme de la jeunesse afrikaner, l’insouciance des étudiants anglophones et le corporatisme des intellectuels de métier sont la règle générale. Quant aux étudiants noirs, après s’être volontairement écartés des organisations étudiantes blanches (en 1972), il semble que leur combat pour leur propre survie en tant que groupe et leur participation au Mouvement de la conscience noire aient accaparé la totalité de leur force militante". (Brigitte Lachartre, Ibid.)
En clair, dans ces conditions l’avant-garde véritablement prolétarienne ne pouvait guère se mettre en avant, car ficelée et encadrée assez tôt, tantôt par les syndicalistes nationalistes ou racistes, tantôt par les factions corporatistes de la petite bourgeoisie intellectuelle téléguidée sournoisement par divers groupes politiques comme le PC, l’ANC et des éléments gauchistes. Dès lors on voit mieux les limites du développement de la conscience de classe notamment chez les jeunes de Soweto dont cette lutte fut leur première expérience en tant que membres de la classe prolétarienne.
Après s’être infiltré dans les divers organes de lutte de la jeunesse ouvrière de Soweto, l’ANC étendit son contrôle sur un grand nombre de jeunes radicaux issus des "civics" et parvint à les enrôler dans la lutte armée en les expédiant dans les camps d’entraînement militaire situés dans les pays voisins. L’ANC visait notamment ceux des éléments les plus actifs du mouvement de Soweto qui cherchaient à échapper à la répression policière du pouvoir sud-africain en leur promettant une sordide "formation" pour mieux lutter contre le régime d’apartheid. Et une fois sur place, nombreux jeunes critiques étaient systématiquement punis par l’emprisonnement voire par la mort.
"Ceux des soldats de l’ANC mal à l’aise avec cette politique n’avaient pas le droit de la discuter au nom de la discipline. En 1983, l’ANC qui participait à la guerre civile angolaise, envoyait des soldats contestataires y compris pour s’en débarrasser. Et quand les centaines de survivants qui revinrent se mutinèrent l’année suivante, ils furent réprimés. Pour cela il existait au Mozambique un camp-prison de l’ANC, celui de Quatro, où la torture était utilisée contre les opposants internes récalcitrants." 10
En clair, avant même d’arriver au pouvoir, l’ANC se comportait déjà comme bourreau de la classe ouvrière. Mais ce que le groupe trotskiste Lutte Ouvrière ne dit pas c’est que le parti de Mandela était impliqué dans la guerre en Angola dans les années 1980 pour le compte de l’ex-bloc impérialiste russe d’où le soutien qu’il recevait des pays voisins (opposants du bloc de l’OTAN) à savoir le Mozambique, l’Angola, le Zimbabwe, etc. C’était l’époque où l’ANC et le PC articulaient leur lutte de "libération nationale" avec les confrontations entre puissances impérialistes des deux blocs (Est/Ouest) en s’appuyant clairement sur le soutien de Moscou. De même, pendant qu’il brisait militairement les luttes à l’intérieur, le pouvoir sud-africain jouait à l’extérieur, en Afrique australe, le rôle de "gendarme délégué" du bloc impérialiste occidental, d’où son engagement militaire, tout comme ses rivaux, dans la guerre en Angola et dans d’autres pays voisins.
Depuis l’entrée du capitalisme en décadence (marquée par le premier conflit impérialiste mondial de 1914), partout le syndicalisme a cessé d’être un véritable organe de lutte pour la classe ouvrière, pire encore, il est devenu un instrument contre-révolutionnaire au service de l’État capitaliste. C’est d’ailleurs ce qu’a illustré l’histoire de la lutte des classes en Afrique du Sud 11. Mais l’étude de l’histoire du syndicalisme incarné par la FOSATU (Federation of South African Trade Unions) et le COSATU (Congress of South African Trade Unions) va nous montrer la puissance d’un syndicalisme nouveau capable de peser simultanément sur le prolétariat d’une grande combativité et sur le régime d’apartheid d’un autre âge. En effet, la FOSATU fit usage de son "génie" pernicieusement efficace au point de se faire entendre simultanément par l’exploité et l’exploiteur en parvenant ainsi à "gérer" astucieusement les conflits entre les deux véritables protagonistes, mais au service, en dernière analyse de la bourgeoisie. De même, la confédération joua un rôle de "facilitateur" à la "transition pacifique" entre le "pouvoir blanc" et le "pouvoir noir" se concrétisant par l’instauration d’un gouvernement d’"union nationale".
Fondée en 1979, elle était le fruit d’une recomposition syndicale faisant suite à la disparition ou à l’auto- dissolution des principaux anciens syndicats dans la foulée des vigoureux mouvements de grève de 1973 qui secouèrent fortement le pays tout entier.
Ce nouveau courant syndical a donné naissance aux plus importants syndicats de l’industrie (hormis celui des mines), comme par exemple, l’automobile, la métallurgie, la chimie, le textile, etc. L’année même où était fondée la FOSATU, l’État sud-africain lui facilitait la tâche en décidant d’accorder le titre d’"employé 12" à tous les Noirs y compris ceux des Bantoustans, suivis quelque temps après par les travailleurs africains venus des pays voisins. Cela constituait un formidable encouragement à la syndicalisation des travailleurs de tous les secteurs du pays, ce dont la FOSATU put bénéficier amplement par la suite pour construire son propre "projet de développement".
"Il (ce courant syndical) a développé au début des années quatre-vingt un projet syndical original et ce, à partir d’une conception explicitement indépendante des principales forces politiques ; il s’est formé à partir de réseaux d’intellectuels et d’étudiants, eux-mêmes produits d’une phase spécifique de l’évolution socio-économique du pays ; il correspondait à une véritable mutation sociale et économique du pays et a accompagné la transformation progressive de l’organisation du marché du travail." (C. Jacquin, Ibid.)
Ce fut donc dans ce contexte que ce courant syndical se propulsa en se voulant à la fois "gauche syndicale" et "gauche politique" et que nombre de ses dirigeants furent influencés par l’idéologie trotskiste et stalinienne critique, comme on peut le lire ainsi :
"Vers la fin des années vingt, aussi des militants adhérant aux critiques trotskistes se détachaient du Parti communiste. Certains d’entre eux furent dirigeants d’un mouvement assez large dans les années quarante, portant le nom de Unity Movement. Par ailleurs, un syndicaliste de renom dans les années trente et quarante, Max Gordon, était trotskiste.
Ce courant s’est fragmenté et fortement affaibli à la fin des années cinquante. Mais il existe toujours au Cap, dans les années soixante-dix, une forte implantation de ces groupes, principalement parmi les enseignants métis.
(…) Au cours des entretiens faits au Cap, en 1982 et en 1983, nous avions pu vérifier que le dirigeant du syndicat des travailleurs municipaux, John Erentzen, avait été membre du Unity Movement. Marcel Golding, avant d’entrer dans la direction syndicale des mineurs et d’en devenir l’un des dirigeants, a fait partie d’un groupe d’étude d’orientation trotskiste".
"(…) Alec Elwin (premier secrétaire de la FOSATU) se dit influencé au départ par les français Althusser et Poulantzas. Il mentionne l’importance pour des gens comme lui du débat qui existait dans la Grande Bretagne des années soixante-dix sur la question des shop-stewards, c'est-à-dire des délégués d’atelier et de l’organisation à la base. Un autre facteur important pour cette génération d’intellectuels radicaux est constitué par l’apport d’une analyse marxiste rénovée de l’apartheid (par des personnes comme Martin Legassick) dans des rapports aux relations de production capitaliste. Ainsi se dégageait progressivement une théorie alternative à celle du parti communiste." (C. Jacquin, Ibid.)
A travers ces citations on voit clairement le rôle joué historiquement 13 par le courant trotskiste ou sa "nébuleuse" dans les syndicats en général et dans le syndicalisme de base en particulier. En effet, on a vu précédemment que le courant trotskiste était partie prenante de la formation des nouveaux syndicats radicaux dans la foulée des luttes des années 1970. Dans ce cadre, il convient de souligner une facette spécifique de l’apport du trotskisme à la contre-révolution, à savoir "l’entrisme 14" dans les partis sociaux-démocrates (et dans les syndicats). En clair, il s’agit d’entrer (clandestinement) dans ces organisations bourgeoises pour soi-disant s’emparer (le moment venu) de leur direction (en vue de la révolution). En effet, cette pratique est en soi anti-prolétarienne et exprime un clair mépris de la classe ouvrière au nom de laquelle ses auteurs (masqués) prétendent agir. 15 Une autre conséquence de cette pratique est qu’elle est impossible d’identifier formellement les "entristes", de connaître ainsi, même approximativement, le nombre des dirigeants de la FOSATU qui furent sous l’influence trotskiste à un moment ou un autre de leurs parcours au sein des syndicats sud-africains.
On peut affirmer ici l’idée suivant laquelle, les dirigeants de la "gauche syndicale" incarnée par la FOSAT/COSATU furent marqués par diverses influences idéologiques bourgeoises : allant du trotskisme à la social-démocratie en passant par le stalinisme, le syndicalisme "Solidarnosc" (en Pologne), le "Parti des travailleurs" de Lula (Brésil), au gré des opportunités et obstacles à la réalisation de leur fumeux "projet syndical".
"En octobre 1983 le journal "Fosatu work news" publia un article en double page centrale sur Solidarnosc et la Pologne. Le fil conducteur est assez semblable à ce que des dirigeants de la FOSATU pouvaient penser des processus sud-africains : croissance industrielle, peu d’amélioration du statut social ouvrier, répression, exigence du contrôle, différenciation interne dans le syndicat et évolution du groupe Walesa… Et l’article se termine par : "la lutte des travailleurs polonais constitue une inspiration pour tous les autres travailleurs en lutte". (…) En 1985, les numéros 39 et 40 publiaient un long article reportage sur le Parti des travailleurs du Brésil(PT)". (C. Jacquin, Ibid.)
A travers cette citation, on peut voir clairement certaines similitudes de la démarche entre la FOSATU et les syndicats respectifs de Walesa et de Lula, notamment en termes de mode préparatoire en vue d’accéder au plus haut sommet de l’État.
Ainsi armée de son expérience de manœuvrière politico-syndicale acquise dans les luttes des années 1970/1980, la FOSATU pouvait sans risque majeur se mettre ouvertement au service du capital national sud-africain en profitant de son "aura" pour œuvrer à la constitution d’un nouveau syndicalisme débarrassé des anciens appareils syndicaux archaïques issus de l’apartheid, en faisant prévaloir sa fumeuse doctrine syndicale s’appuyant essentiellement sur les ouvriers d’industrie comme l’indiquait le texte de son premier congrès :
"La fédération sera essentiellement constituée de syndicats de branches industrielles dans la mesure où c’est, dans le cadre des structures industrielles existantes, le meilleur moyen de favoriser l’unité ouvrière et l’intérêt des travailleurs et dans la mesure aussi où c’est le meilleur moyen de nous concentrer sur les domaines des préoccupations ouvrières. Ceci, cependant, ne reflète pas un soutien aux actuels rapports industriels. (…) l’absence de division raciale (non-racialism), contrôle ouvrier (workers control), syndicats de branches, organisation à la base, solidarité ouvrière internationale, unité syndicale". (C. Jacquin, Ibid.)
Si l’on situe ce positionnement politico-syndical de la FOSATU dans le contexte de l’apartheid, on peut comprendre la relative facilité avec laquelle la fédération a pu attirer nombre d’ouvriers combatifs ou conscients de la nécessité de leur unité dans la lutte par de-là les frontières ethniques. En clair, elle se servit particulièrement de son "image combative" aux yeux d’un grand nombre d’ouvriers durant les luttes des années 1970/1980 pour gagner leur confiance, d’où d’ailleurs son statut de premier syndicat dans le secteur industriel. Avec son appareil de "syndicalisme combatif" bien organisé elle entra en discussions avec tous les autres syndicats ayant gardé une influence en vue de les fédérer mais non sans grosses difficultés, notamment avec ceux d’entre eux sous contrôle de l’ANC/PC. Elle dut buter aussi sur l’hostilité ou les réticences d’autres courants syndicaux en son propre sein avant de les convaincre ou les marginaliser, à l’instar du syndicat des mineurs (NUM) ou de certains syndicats proches de la mouvance de la "Conscience noire".
À l’origine (1979), la FOSATU était composée de trois syndicats enregistrés (légalement) et de neuf syndicats non enregistrés 16, ce qui veut dire que la seconde catégorie était dominante et son poids se reflétait dans les choix idéologiques et stratégiques de la fédération. Ce jusqu’au moment où la FOSATU décida d’amorcer un virage vers son intégration institutionnelle, c'est-à-dire en devenant de plus en plus l’interlocuteur du pouvoir (certes tout en restant "radical").
"Le débat sur l’enregistrement prit la forme d’une vive polémique contre les syndicats de la FOSATU qui étaient enregistrés. L’attaque vint de la GWU (pro Conscience noire) et, de manière bien plus virulente, de la part de la SAAWU (pro ANC). Les arguments étaient à peu près similaires : perte d’indépendance vis-à-vis de l’État et entrave à un véritable fonctionnement démocratique pour les syndicats qui devaient se plier aux contraintes du contrôle officiel, etc.
(…) D’autres débats furent menés au cours des négociations. Et ce fut la forme de la future Confédération qui préoccupa le plus la direction de la FOSATU. Il fallait convaincre que le modèle de la FOSATU était le mieux adapté avec ses sections syndicales d’entreprise, ses syndicats par branche industrielle, structures régionales (inter- professionnelles, dirons-nous selon la terminologie du syndicalisme français), sa démocratie à la base fondée sur des shop-stewards, etc.
(…) La direction de la FOSATU finit par convaincre la majorité de ses partenaires sur ces questions proprement syndicales. Mais il est important de signaler ici que le processus unitaire vers la fondation du COSATU se clarifia finalement quand la SAAWU changea de position, à notre avis, après que les directions en exil de l’ANC et du Parti communiste aient elles-mêmes décidé de modifier leur attitude. Et aussi quand la NUM, le syndicat des mines membre du CUSA et de très loin son principal affilié, décida, en décembre 1984, de rompre avec sa fédération et de participer pleinement et jusqu’au bout au lancement du COSATU 17". (C. Jacquin, Ibid.)
En clair, en intégrant en son sein le syndicat des mines (NUM) la FOSATU s’imposa définitivement dans les secteurs décisifs de l’économie du pays et devint dès ce moment-là le partenaire obligé du pouvoir en place. Elle renforça ainsi son contrôle sur les secteurs les plus combatifs de la classe ouvrière et dès lors elle prit l’initiative de fédérer les principales centrales syndicales avec succès.
Voilà un parcours remarquable de la FOSATU qui réussit, de main de maître, à fédérer les principaux syndicats influents dans une grande confédération à l’échelle du pays débouchant sur la création du Congress of South African Trade Union (COSATU).
Une fois de plus la FOSATU montre par là son "génie politique" et son savoir-faire au plan organisationnel en passant d’une opposition radicale de gauche à une union avec les grands appareils bureaucratiques nationalistes dans le but évident d’accéder au pouvoir bourgeois et ce sans réaction ouvrière (ouverte) hostile à sa démarche. En fait on remarquera que ces "messieurs rabatteurs" de la classe ouvrière (vers les appareils bourgeois de gauche) durent procéder méthodiquement par étapes. Premier temps : en optant pour un "radicalisme" syndical et politique de gauche pour mieux séduire les ouvriers combattifs ; deuxième temps : en procédant à l’unification des appareils syndicaux et troisième temps : en favorisant la constitution d’un large front syndical et politique en vue de gouverner "sagement" le pays postapartheid.
Certes, pour l’unité syndicale et politique, le COSATU ne put intégrer deux courants proches de la mouvance "Conscience noire" et du PAC 18. Tous deux ayant préféré rester dans l’opposition avec leur propre fédération unitaire : National Council of Trade Unions (NACTU). De même n’y figuraient pas d’autres petits syndicats blancs ou corporatistes. Cependant ces derniers n’avaient pas d’influence décisive sur l’organisation des luttes, comparé au COSATU.
Toujours est-il que celui-ci est sur les rails, c’est à travers lui que les dirigeants de l’ex-FOSATU vont poursuivre leur "mission syndicale" jusqu’aujourd’hui en jouant leur rôle de gestionnaire (responsable) du capital sud-africain, en tant que ministres ou grands patrons d’entreprises.
En se généralisant et en prenant en charge dans la durée (globalement entre 1976 et 1985) toute la vie sociale des principaux quartiers des villes industrielles, les civics finirent par devenir l’enjeu central de tous les organes de pouvoir en Afrique du Sud. En d’autres termes, leur contrôle provoqua d’âpres empoignades entre brigands syndicaux/politiques.
"L’un des grands problèmes auquel dut faire face le nouveau mouvement syndical fut singulièrement celui du développement d’une autre forme d’organisation de la population noire, les CIVICS, ou community associations. Sous ce vocable ont été souvent regroupés toutes formes associatives se développant au niveau des townships.
Un travail considérable reste à faire sur ces mouvements car ils n’ont pas bénéficié de la même attention que les syndicats de la part des chercheurs.
(…) Il semble que le développement des CIVICS se soit surtout fait au départ au Cap sous l’impact des deux courants politiques concurrents à l’époque dans cette région : Celui de la gauche politique indépendante (la nébuleuse politique héritière du "Unity Mouvement") et celui lié ou influencé par l’ANC. Les réseaux d’associations se divisèrent selon les sympathies politiques. C’est ainsi qu’au Cap les militants du Unity Movement formèrent avec les associations qu’ils contrôlaient la Federation of Cap Civic Associations et que les militants de l’ANC et du Parti communiste formèrent de leur côté le Cape Area Housing Action Committee (CAHAC). Cette cartélisation s’accentua par la suite au plan national avec, en plus, l’activité propre du parti Azapo (héritier du Mouvement de la Conscience Noire) et celles des militants et sympathisants du PAC (Pan-Africanist Congress). Au milieu des années quatre-vingt la plupart des courants politiques apparaissaient ainsi publiquement sous la bannière des regroupements des CIVICS qu’ils contrôlaient". (C. Jacquin, Ibid.)
On ne peut que partager l’avis de l’auteur de la citation selon lequel les "CIVICS" n’ont pas bénéficié de la même attention que les syndicats de la part des chercheurs et qu’un important travail reste à faire sur ces mouvements. Ceci étant dit, l’autre élément majeur à souligner c’est le terrible acharnement dont les vautours syndicaux et politiques firent preuve pour neutraliser les organisations issues des luttes insurrectionnelles de Soweto. En effet, pour rattraper le mouvement don elles ne furent pas les initiatrices, toutes ces forces bourgeoises procédèrent par noyautage et diverses manœuvres sordides en vue de saborder les divers comités sous l’appellation "CIVICS" et parvinrent finalement à les contrôler et à s’en servir comme instruments de lutte d’influence en vue d’accéder au pouvoir. Ainsi, en 1983, on constata une série de manifestations et de grèves mobilisant de plus en plus de monde en particulier autour de Soweto, mais aussi dans d’autres régions. Ce fut le moment choisi par l’ANC pour accentuer son contrôle sur les mouvements sociaux en créant un organisme qui se nomma "United Democratic Front (Front démocratique uni)», une espèce de "forum" ou un simple "filet " dans lequel le parti de Mandela réussit à enfermer nombre de "CIVICS". De même que les rivaux de l’ANC ne tardèrent pas à répliquer en lui disputant la chasse aux mêmes groupes autonomes et, d’ailleurs, non sans violence criminelle de part et d’autre.
"(…) Des polémiques de plus en plus violentes se développèrent au rythme des grands conflits sociaux. Une grève générale, un stay-away local ou régional, voire un boycott des commerces tenus par des Blancs, s’adressent indistinctement aux employés des usines et à la population des townships. Dans ces régions comme celles de Port Elizabeth ou de East-London, où l’on comptait déjà à cette époque au moins 50 % de chômeurs il n’était pas possible d’organiser des mouvements de cette ampleur sans s’appuyer sur la complémentarité des CIVICS et des syndicats. Chaque partie affichait évidemment une telle conviction unitaire. Mais les enjeux politiques étaient tels que chacune cherchait à exercer une pression hégémonique sur l’autre. Il y eut toutes sortes de conflits y compris entre des associations contrôlées par l’AZAPO (Organisation du Peuple d’Azanie) et certains syndicats.
(…) Les exemples abondent des cas de violences physiques. Les dirigeants de la FOSATU se plaignaient que, par l’absence de réelle centralisation, des groupes de jeunes, liés aux CIVICS, s’en prenaient parfois à des travailleurs effectuant normalement leur travail. C’est ainsi que des chauffeurs d’autobus ont pu être attaqués, voire tués, par des jeunes ne comprenant pas, ou simplement ignorant l’opposition syndicale à tel ou tel appel". (C. Jacquin, Ibid.)
En résumé, voilà comment les "CIVICS" ont été sabordés par les diverses forces syndicales, nationalistes et démocrates se disputant leur contrôle. En d’autres termes, on voit là que l’ANC et ses rivaux n’hésitèrent pas à dresser nombre de jeunes à s’entretuer ou à attaquer et à tuer des ouvriers actifs comme des conducteurs de bus. Et ce pour le plus grand bien de l’ennemi commun, à savoir le capital national. Certes, en la matière, c’est l’ANC qui frôla le summum des crimes commis contre la jeunesse de Soweto pour avoir embrigadé dans un camp impérialiste un grand nombre d’anciens membres des "CIVICS" et les avoir envoyé au massacre pour la dite "libération nationale" (cf. chapitre précédent).
En 1982/83, contre les mesures d’austérité appliquées par le gouvernement, des grèves éclatèrent dans beaucoup de secteurs, en particulier dans les mines et dans l’automobile, mobilisèrent des dizaines de milliers d’ouvriers, affectant ainsi fortement les usines Général Moteurs, Ford, Volkswagen, etc. En effet, comme beaucoup d’autres pays de cette époque, l’Afrique du Sud fut frappée par la crise économique qui la plongea profondément dans la récession.
"La récession qui s’ouvre en 1981-82 est marquée par l’essoufflement de tout un système y compris sur le plan institutionnel. Entre 1980 et 1985, les faillites d’entreprise augmentèrent de 500%. Le taux d’escompte passa de 9,5% à 17% au cours de l’année 1981 ; il atteint 18% en 1982 et 25% en août 1985. En 1982, le pays bénéficiait encore d’une entrée nette de 662 millions de rands ; en 1983, ce fut au contraire un déficit de 93 millions de rands. Le rand qui valait 1,09 dollar américain en 1982, valait moins de 0,37 dollar à la fin de 1985. Le total des investissements passa de 2.346 millions de rands en 1981 à 1.408 millions en 1984. Cette même année, la dette extérieure atteint 24,8 milliards de dollars, dont 13 milliards à court terme. La production manufacturière baissa en volume, les coûts salariaux augmentèrent, le chômage crût, le volume des exportations diminua". (C. Jacquin, Ibid.)
Face à l’ampleur de la récession le gouvernement sud-africain dut prendre des mesures draconiennes contre les conditions de vie de la classe ouvrière, c'est-à-dire des licenciements massifs et baisses de salaires, etc. De son côté, malgré son énorme affaiblissement résultant principalement des luttes de cliques menées sur son dos par l’ANC et ses concurrents, la classe ouvrière ne put rester bras croisés et se devait donc de partir en lutte en montrant, une fois de plus, que sa combativité restait intacte. A ce propos, comme exemple éclairant, on peut prendre l’année1982 où la plupart des conflits portaient sur des revendications de salaires (170), suivis par les problèmes de licenciements et de réduction d’effectifs (56), alors que les conflits pour la reconnaissance d’un syndicat ne purent entraîner que 12 grèves. Ce dernier aspect est important car il signifie que les ouvriers ne ressentaient manifestement pas le besoin de se syndiquer pour entrer en lutte.
Toujours est-il que dans la période de 1982/1983 l’Afrique du Sud fut marquée par une augmentation ininterrompue des grèves. Dans ce cadre, il convient de noter une fois de plus le rôle anti-ouvrier du syndicalisme radical :
"Ce sont les syndicats de la FOSATU qui totalisent le plus de grèves à leur actif, et notamment ceux de la métallurgie et de l’automobile. Ce sont donc dans les régions où ces industries sont particulièrement présentes que l’on enregistre alors le plus de conflits. La région de l’Eastern-Cap, notamment les villes de Port Elisabeth et d’Uitenhage connaissent les taux les plus élevés de grèves : 55.150 grévistes dans cette région, en 1982, dont 51.740 grévistes pour l’industrie automobile. C’est dans l’East Rand que se concentrent le plus de mouvements dans la métallurgie : 40 pour un total de 13.884 grévistes. Ces chiffres peuvent être comparés aux 30.773 grévistes pour toute la région de Johannesburg, tous secteurs confondus(…) De telles comparaisons permettent de mesurer ce que pouvaient être, à cette époque, le poids relatif de la FOSATU dans l’ensemble du mouvement syndical indépendant…". (C. Jacquin, Ibid.) Même particulièrement encadrée, la classe ouvrière demeure pugnace et lutte sur un terrain de classe en refusant de subir sans réaction les attaques économiques de la bourgeoisie. Bien entendu, il est clairement perceptible que les ouvriers en lutte étaient fortement sous contrôle du syndicalisme notamment de base, se plaçant à la tête du mouvement pour en prendre le contrôle et finir par saborder les grèves avant qu’elles ne compromettent les intérêts du capital national sud-africain. Dans ce sens, il est remarquable de savoir qu’au cours des mouvements de grève (1982), aucun rôle ne fut attribué aux "CIVICS", au contraire tout fut l’affaire des syndicats, en particulier la FOSATU, qui put s’appuyer sur ses organisations de base radicalisées pour faire prévaloir la suprématie de sa "combativité" et dissuader toute tentative d’organisation autonome en dehors des appareils constitués comme interlocuteurs de l’État.
En 1984-85, d’importantes grèves éclatèrent au Transvaal/Port-Elisabeth mobilisant des dizaines de milliers d’ouvriers et parmi la population en mêlant des revendications multiples (salaires, éducation, logement, droit de vote, etc.). En effet, parallèlement aux grèves des mineurs et celles d’autres salariés, des commerces appartenant aux blancs et les transports publics furent boycottés activement, de même que des milliers de jeunes refusèrent de servir dans l’armée.
Face aux mouvements de contestation, le pouvoir sud-africain répondit en tendant une "petite carotte" d’une main et un "gros bâton" de l’autre. Ainsi il décida, d’un côté, d’accorder aux citoyens de couleur (indiens et métis) et aux Noirs le droit d’élire leurs propres députés ou représentants municipaux issus de leurs communautés. Et de l’autre côté, sa seule réponse aux revendications salariales et aux conditions de vie des protestataires, fut l’instauration l’état d’urgence. Et ce fut l’occasion de s’acharner sur les grévistes qu’il accusa de mener des "grèves politiques" pour mieux justifier sa répression barbare qui déboucha sur le licenciement de 20 000 mineurs et à l’assassinat d’un grand nombre d’ouvriers et l’emprisonnement de milliers d’autres.
À dire vrai, entre 1982 et 1987 le pays connaissait une augmentation ininterrompue des grèves, des manifestations et des affrontements meurtriers avec les forces de l’ordre.
"Le 9 août 1987 la NUM déclencha une grève dans les mines. 95% des syndiqués consultés, selon la loi, avaient voté en faveur de la grève. Celle-ci toucha toutes les mines où la NUM était implantée, soit 28 mines d’or et 18 mines de charbon. Ce conflit a été, et de loin, la plus longue grève des mines sud-africaines (le conflit de 1946 avait duré 5 jours), elle dura 21 jours et représenta 5, 25 millions de journées de débrayage. (…) La NUM jeta toutes ses forces dans cette bataille qui fut son plus grand défi depuis sa création en 1982. Elle revendiquait 30% d’augmentation des salaires, une prime de risque, un capital de 5 ans de salaire donné aux familles des mineurs morts par accident au lieu de deux années auparavant, 30 jours de congés payés et le 16 juin, anniversaire des révoltes de Soweto, désigné comme jour férié payé.
Les compagnies minières perdirent 17 millions de rands dans ce conflit mais ne cédèrent sur pratiquement rien. La coordination de la Chambre de des mines s’avéra efficace. Les directions restaient d’une extrême fermeté à commencer par celle de l’Anglo America 19"(C. Jaquin, Ibid.).
Une fois de plus la classe ouvrière fait preuve de combativité exemplaire même si cela ne suffit évidemment pas à faire reculer la bourgeoisie qui refusa de céder sur les principales revendications des grévistes. D’ailleurs, le patronat et l’État savaient pouvoir compter sur le contrôle des ouvriers par des syndicats, certes "radicaux" mais très "responsables" quand il s’agit de préserver les intérêts du capital national. Et pourtant, malgré cela, la classe ouvrière refusa d’abdiquer en reprenant le combat massivement dès l’année suivante, en 1988, où l’on compta jusqu’à 3 millions de grévistes pour une grève de trois jours, du 6 au 8 juin de cette année-là.
Mais, sur le plan politique, l’événement le plus marquant de cette période des années 1980 se produisit 1986. C’est l’année où commença à se concrétiser le vrai tournant politique qui sonna la fin du régime d’apartheid incarné principalement par les Afrikaners qui en faisait leur mode de gouvernement. En effet, après avoir réglé définitivement la "question syndicale" en intégrant dans le giron de l’État les principaux syndicats (cf. le cas de la FOSATU/COSATU), le pouvoir en place d’alors décida de mettre en œuvre le volet politique de sa réforme constitutionnelle. Dans ce cadre, des rencontres furent organisées (en secret) entre les dirigeants blancs sud-africains 20 et les responsables de l’ANC y compris Mandela qui, depuis sa prison, put recevoir régulièrement entre 1986 et 1990 des émissaires du gouvernement afrikaner en vue de la reconstruction du pays sur de nouvelles bases non raciales et en accord avec les intérêts du capital national. Les tractations entre les nationalistes africains et le gouvernement sud-africain se poursuivirent jusqu’en 1990, l’année de la libération de Mandela et de la fin de l’apartheid, la levée de l’interdiction du PC sud-africain et de l’ANC. Il va sans dire que le contexte international y fut pour quelque chose.
D’un côté, la chute du mur de Berlin annonçait l’effondrement soudain et brutal du principal allié de l’ANC/PC, le bloc soviétique ainsi qu’une perte de prestige pour le "modèle soviétique" que l’ANC avait adopté jusque-là ; ceci oblige alors l’ANC à revoir son attitude "anti-impérialiste" d’antan. D’un autre côté, la disparition du bloc soviétique faisait que la perspective de l’arrivée de l’ANC au pouvoir ne représentait plus aucun danger, sur le plan impérialiste, pour la bourgeoisie sud-africaine pro-occidentale. Et cela éclaire l’annonce par le président sud-africain, Frederick De Klerk, en février 1990, devant le parlement, de sa décision de légalisation de l’ANC, du PC et de toutes les organisations interdites, dans une perspective de négociation globale. Voici quels furent les arguments justifiant sa décision :
"La dynamique en cours dans la politique internationale a également créé de nouvelles opportunités pour l’Afrique du Sud. D’importants progrès ont été faits, entre autres choses, dans nos contacts extérieurs, particulièrement là où il y avait auparavant des limitations d’ordre idéologique. (…) L’écroulement du système économique en Europe de l’Est constitue aussi un signal (…) Ceux qui cherchent à imposer à l’Afrique du Sud un tel système en faillite devraient s’engager dans une révision totale de leur point de vue."
Et de fait, "ceux qui cherchaient à imposer à l’Afrique du Sud un tel système en faillite" (la coalition qui gouvernent l’Afrique du Sud aujourd’hui) décidèrent alors de s’engager effectivement dans une révision totale de leur point de vue en entrant définitivement dans les rangs des gestionnaires du capital national, à commencer par le COSATU.
"Début 1990 le débat sur la charte ouvrière dans le COSATU tourne définitivement à l’élaboration d’un ensemble de droits élémentaires (…) accompagnant les propositions constitutionnelles de l’ANC. Il n’est plus question d’un "programme politique" quel qui soit (…) ;
- Au cours de l’année 1990, des figures nationalistes de la NUMSA (syndicats affilié au COSATU) adhèrent au Parti communiste. Entre autres cas, Moses Mayekiso est élu membre de la direction provisoire du parti à nouveau légal ;
- En juillet 1991 le quatrième congrès du COSATU confirme une alliance entre le syndicat des mineurs(NUM) et celui de la métallurgie-automobile (NUMSA). Ils totalisent à eux deux 1000 délégués sur les 2.500 présents ;
(…) L’un des textes votés à ce congrès syndical dit : "Nous sommes partisans de former nos membres et de les encourager pour qu’ils rejoignent l’ANC et le Parti communiste". (C. Jacquin, Ibid.)
Dès lors ce fut toute la bourgeoisie sud-africaine qui s’engagea unie dans une nouvelle ère dite "démocratique" et bien entendu on invita toute la population notamment la classe ouvrière à s’unir derrière les nouveaux dirigeants en vue de la construction de l’Etat multiracial démocratique et, dès lors, la "fête" put commencer.
"La cooptation ne fait que commencer mais, déjà, il n’y a pas une seule grande entreprise qui ne cherche un certain nombre de cadres de l’ANC à intégrer à sa direction. Une véritable "génération Mandela" est ainsi absorbée dans les structures publiques ou privées perdant rapidement toute fidélité aux anciennes doctrines. L’appel à la "société civile" est devenu la clef de voûte de tous les discours afin de faire le pont entre le mouvement social encore fort et les arrangements au sommet. Mais pour qui se rappelle les thèmes politiques des années quatre-vingt il ne fait aucun doute que le glissement terminologique n’est pas de simple forme". (C. Jacquin, Ibid.)
En définitif, de par sa nature de classe bourgeoise, la gauche politico-syndicale ne pouvait absolument pas aller à l’encontre du système capitaliste, et ce en dépit son verbiage ultra radical et ouvriériste anticapitaliste prétendument pour la "défense de la classe ouvrière". Au bout du compte, la gauche syndicale s’avère comme étant un simple et redoutable rabatteur des ouvriers vers la gauche du capital. Mais sa contribution principale fut incontestablement le fait d’avoir réussi à construire sciemment le piège "démocratique/unité nationale" dans lequel la bourgeoisie put entraîner la classe ouvrière. D’ailleurs, en profitant de ce climat d’"euphorie démocratique", résultant largement de la libération de Mandela et compagnie en 1990, le pouvoir central dut s’appuyer sur son "nouveau mur syndical" que constitue le COSATU et son "aille gauche" pour dévoyer systématiquement les mouvements de lutte sur des revendications d’ordre "démocratique", "droits civiques", "égalités raciales", etc. Et ce quand bien même des ouvriers partaient en grève sur des revendications salariales ou visant à améliorer leurs conditions de vie. Et de fait, entre 1990 et 1993 où d’ailleurs un gouvernement d’ "union nationale de transition" fut formé, les grèves et les manifestations se faisaient rares ou restaient sans effets sur le nouveau pouvoir. D’autant moins qu’au poison des illusions démocratiques s’ajouta une terrible tragédie au sein de la classe ouvrière noire quand, en 1990, les troupes de Mandela et celles du chef zoulou Buthelezi s’affrontèrent militairement pour le contrôle des populations des townships. Ce conflit dura quatre ans et fit plus de 14 000 morts et des destructions massives d’habitations ouvrières. Pour les révolutionnaires marxistes cette lutte sanglante entre cliques nationalistes noires ne fit que confirmer, une fois de plus, la nature bourgeoise (et arriérée) de ces brigands qui exprimaient ainsi leur empressement à accéder aux commandes de l’État pour prouver définitivement leur aptitude à gérer les intérêts supérieurs du capital sud-africain. D’ailleurs, tel était l’objectif central du projet de la bourgeoisie quand elle décida le processus qui aboutit au démantèlement de l’apartheid et à la "réconciliation nationale" entre toutes ses fractions qui s’entretuaient sous l’apartheid.
Ce projet sera mis en œuvre fidèlement par Mandela et l’ANC entre1994 et 2014, y compris en massacrant nombre d’ouvriers résistant à l’exploitation et à la répression.
Lassou, septembre 2016
1 Nous parlons souvent des années "73/74" puis 76 sans évoquer formellement 1975. En effet cette année-là connut moins de luttes et apparut comme un moment de "pause" avant la "tempête de Soweto".
2 Brigitte Lachartre, Luttes ouvrières et libération en Afrique du Sud, Editions Suros, 1977.
3 Civics ou CBO (Community Based Organisations) : "associations populaires, souvent sur la base géographique d’un quartier ou d’une rue, dont les membres organisent eux-mêmes le fonctionnement et décident des objectifs". Cette définition est extraite de l’ouvrage La figure ouvrière en Afrique du Sud, Karthala, 2008.
4 Claude Jacquin, Une Gauche syndicale en Afrique du Sud (en 1978-1993), Editions l’Harmattan, 1994. L’auteur cité est journaliste et chercheur spécialiste des nouveaux syndicats sud-africains. Nous serons amenés dans la suite du texte à le citer à nouveau lorsqu'il rapporte des éléments pertinents permettant ce comprendre la réalité de la situation. Ce n'est pas pour autant que nous adhérons à son point de vue et nous signalerons des réserves que nous pouvons avoir avec certains de ses propos.
5 Selon l’expression d’un dirigeant sud-africain cité dans l’article "De la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1970" dans la Revue internationale n° 155.
6 Voir l’article "De la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale", Revue internationale n° 154, sur le fondement de l’apartheid et ses méfaits sur la lutte de classe ouvrière.
7 En fait, les premières mesures discriminatoires furent instaurées en Afrique du Sud par le gouvernement travailliste en 1924 où siégeaient des Afrikaners.
8 Voir Revue internationale n° 154, "De la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale", sur ce conflit (qui fit des centaines de milliers de victimes) et ses répercussions dans les relations entre les deux anciennes puissances coloniales.
9 Voir la brochure du CCI Les syndicats contre la classe ouvrière, qui aborde largement la question du "syndicalisme de base" et sa nature.
10 "L’Afrique du Sud : de l’apartheid au pouvoir de l’ANC [8]", Cercle Léon Trotsky.
11 Voir l’article de la Revue internationale n° 154 "De la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale" et le n°155 "De la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1970".
12 Sous l’apartheid un sud-africain noir, s’il avait travaillé durant des décennies dans le pays n’était pas considéré comme étant "employé", car le terme était réservé aux "ayant –droits", c'est-à-dire essentiellement les travailleurs blancs (et dans une moindre mesure travailleurs métis et indiens).
13 Voir à ce propos la Revue internationale, n° 154 "De la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale" et le n° 155 "De la Seconde Guerre mondiale" au milieu des années 1970".
14 L’entrisme dans les partis de gauche (PS/PC) fut théorisé par Léon Trotski dans les années 1930, pour plus de développement voir la brochure du CCI Le trotskisme contre la classe ouvrière.
15 Ce n’est certainement pas un accident que beaucoup de ces dirigeants de base (y compris Marcel Golding) ont quitté le syndicalisme à la fin du régime d’apartheid pour devenir des riches hommes d’affaires ou politiciens influents (nous y reviendrons dans le prochain article).
16 Selon l’apartheid, les syndicats enregistrés sont les syndicats reconnus par l’État, tandis que ceux non enregistrés sont tolérés jusqu’à certaine limite mais pas reconnus par la loi.
17 La NUM fut créée en 1982. Elle annonçait 20 000 membres en 1983, puis 110.000 en 1984. Au départ elle était hostile aussi à son enregistrement par l’Etat.
18 PAC : Pan-Africanist Congress, une scission de l’ANC dans les années 1950, parti ultra nationaliste (noir).
19 Cette compagnie dont le Patron (Oppenheimer) fut l’un des les plus grands soutiens à la syndicalisation des Africains, se montre ici particulièrement féroce face aux revendications des salariés (syndiqués ou pas).
20 Une délégation du patronat sud-africain se rendit en Zambie en 1986 pour y rencontrer la direction de l’ANC. Puis des échanges de courriers se développèrent entre 1986/1990 entre Mandela et Botha le chef d’Etat de l’Afrique du Sud, puis avec De Klerk qui lui succéda en 1989. E le tout déboucha sur la libération du dirigeant de l’ANC en 1990, ce qui annonça ainsi la fin de l’apartheid.
La révolution russe est sans conteste le fait le plus considérable de la guerre mondiale. La façon dont elle a éclaté, son radicalisme sans exemple, son action durable, tout cela réfute admirablement l'argument à l'aide duquel la social-démocratie allemande s'est efforcée, dès le début, de justifier la campagne de conquêtes de l'impérialisme allemand, à savoir la mission réservée aux baïonnettes allemandes de renverser le tsarisme et de délivrer ses peuples opprimés. Les dimensions formidables prises par la révolution en Russie, l'action profonde par laquelle elle a bouleversé toutes les valeurs de classe, développé tous les problèmes économiques et sociaux, et, par une marche conséquente, avec, pour ainsi dire, la fatalité d'un processus logique, elle est passée du premier stade de la république bourgeoise à des stades de plus en plus élevés - le renversement du tsarisme n'étant plus dans ce processus qu'un court épisode, presque une bagatelle - tout cela montre, clair comme le jour, que l'affranchissement de la Russie ne fut pas l'œuvre de la guerre et de la défaite militaire du tsarisme, des "baïonnettes allemandes dans des poings allemands", comme disait Kautsky [10], mais qu'elle avait en Russie même des racines profondes. Ce n'est pas l'aventure guerrière de l'impérialisme allemand, sous l'écusson idéologique de la social-démocratie allemande, qui a provoqué la révolution en Russie. Elle n'a fait au contraire que l'interrompre pour quelque temps, à ses débuts, après la première vague des années 1911-1913, et lui créer ensuite les conditions les plus difficiles et les plus anormales.
Mais pour tout observateur qui réfléchit, ce cours des choses est un argument de plus contre la théorie, défendue par Kautsky et tout le parti social-démocrate allemand, d'après laquelle la Russie, pays économiquement arriéré, en majeure partie agricole, ne serait pas encore mûre pour la révolution sociale. Cette théorie, qui n'admet comme possible en Russie qu'une révolution bourgeoise, d'où découle par conséquent, pour les socialistes de ce pays, la nécessité de collaborer avec le libéralisme bourgeois, est aussi celle de l'aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, des mencheviks dirigés par Dan et Axelrod [11]. Les uns et les autres, les opportunistes russes comme les opportunistes allemands, s'accordent entièrement, dans cette façon de comprendre la révolution russe, avec les socialistes gouvernementaux d'Allemagne. D'après eux la Révolution russe n'aurait pas dû dépasser le stade que l'impérialisme allemand, dans l'imagination de la social-démocratie, posait comme noble but à la guerre, à savoir le renversement du tsarisme. Si elle est allée au-delà, si elle s'est posé comme tâche la dictature du prolétariat, cela a été, selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, des bolcheviks; et tous les déboires que la révolution a connus par la suite, toutes les difficultés qu'elle a rencontrées, ne sont que la conséquence de cette erreur. Théoriquement, cette doctrine, que le Vorwärts présente comme le fruit de la pensée "marxiste", aboutit à cette originale découverte "marxiste" : que la révolution socialiste est une affaire nationale et pour ainsi dire domestique, de chaque Etat en particulier. Dans la vapeur bleue de ce schéma abstrait, un Kautsky sait naturellement décrire en détail les relations économiques mondiales du capital, qui font de tous les Etats modernes un organisme indivisible. Mais la Révolution russe - fruit de l'entrelacement des relations internationales et de la question agraire - ne peut aboutir dans le cadre de la société bourgeoise.
Pratiquement, cette doctrine tend à écarter la responsabilité du prolétariat international, en premier lieu du prolétariat allemand, en ce qui concerne le sort de la Révolution russe, à nier, en un mot, les connexions internationales de cette révolution. En réalité, ce qu'ont démontré la guerre et la Révolution russe, ce n'est pas le manque de maturité de la Russie, mais l'incapacité du prolétariat allemand à remplir sa mission historique; et faire ressortir ce fait avec toute la netteté désirable est le premier devoir d'une étude critique de la Révolution russe. En misant sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné le témoignage le plus éclatant de leur intelligence politique, de leur fidélité aux principes et de la hardiesse de leur politique. C'est en cela que se manifestent les progrès formidables réalisés par le développement capitaliste au cours de la dernière décennie. La révolution de 1905-1907 ne trouva qu'un faible écho en Europe. C'est pourquoi elle ne pouvait être qu'un début. La suite et la fin en étaient liées au développement européen.
Il est clair que seule une critique approfondie, et non pas une apologie superficielle, peut tirer de tous ces événements les trésors d'enseignement qu'ils comportent. Ce serait en effet une folie de croire qu'au premier essai d'importance mondiale de dictature prolétarienne, et cela dans les conditions les plus difficiles qu'on puisse imaginer, au milieu du désordre et du chaos d'une conflagration mondiale, sous la menace constante d'une intervention militaire de la part de la puissance la plus réactionnaire d'Europe, et en face de la carence complète du prolétariat international, ce serait une folie, dis-je, de croire que, dans cette première expérience de dictature prolétarienne réalisée dans des conditions aussi anormales, tout ce qui a été fait ou n'a pas été fait en Russie ait été le comble de la perfection. Tout au contraire, la compréhension la plus élémentaire de la politique socialiste et de ses conditions historiques nécessaires obligent à admettre que, dans des conditions aussi défavorables, l'idéalisme le plus gigantesque et l'énergie révolutionnaire la plus ferme ne peuvent réaliser ni la démocratie ni le socialisme, mais seulement de faibles rudiments de l'une et de l'autre.
Bien comprendre ce fait, avec toutes ses conséquences profondes, est un devoir élémentaire pour les socialistes de tous les pays. Car ce n'est qu'à une telle compréhension amère qu'on peut mesurer toute la responsabilité du prolétariat international en ce qui concerne le sort de la Révolution russe. D'autre part, ce n'est que de cette manière qu'apparaît l'importance décisive de l'action internationale de la révolution prolétarienne - comme une condition essentielle, sans laquelle les plus grands efforts et les plus sublimes sacrifices du prolétariat dans un seul pays doivent inévitablement tomber dans un tourbillon de contradictions et d'erreurs.
Il ne fait d'ailleurs aucun doute que c'est avec les plus grandes hésitations que Lénine et Trotsky, les cerveaux éminents qui dirigent la révolution russe, ont fait plus d'un pas décisif sur leur chemin épineux, semé de pièges de toutes sortes, et que rien ne saurait être plus éloigné de leur esprit que de voir l'Internationale accepter comme un modèle suprême de politique socialiste, ne laissant place qu'à l'admiration béate et à l'imitation servile, tout ce qu'ils ont dû faire ou ne pas faire sous la contrainte et dans le tumulte des événements.
Ce serait une erreur de craindre qu'un examen critique des voies suivies jusqu'ici par la révolution russe soit de nature à ébranler le prestige du prolétariat russe, dont le fascinant exemple pourrait seul triompher de l'inertie des masses ouvrières allemandes. Rien de plus faux. Le réveil de la combativité révolutionnaire du prolétariat allemand ne saurait être provoqué, conformément aux méthodes de la social-démocratie allemande de bienheureuse mémoire, par des moyens de suggestion collective, par la foi aveugle en quelque autorité infaillible, que ce soit celle de ses propres "instances" ou celles de l'"exemple russe". Ce n'est pas en créant un enthousiasme artificiel, mais, au contraire, uniquement en lui faisant comprendre la terrible gravité, la complexité des tâches à accomplir, en développant sa maturité politique et sa capacité de jugement, que la social-démocratie, pendant de longues années, et sous les prétextes les plus divers, s'est efforcée d'étouffer systématiquement, que l'on pourra mettre le prolétariat allemand en mesure de remplir sa mission historique. Se livrer à une étude critique de la révolution, sous tous ses aspects, c'est le meilleur moyen d'éduquer la classe ouvrière, tant allemande qu'internationale, en vue des tâches que lui impose la situation présente.
Rosa Luxembourg
Avant de faire une incursion dans les tentatives de l'anarchisme espagnol pour établir le "communisme libertaire" pendant la guerre d'Espagne de 1936-39, nous avions publié la contribution de la Gauche communiste de France sur "l'État dans la période de transition" 1, un texte basé sur les acquis des fractions de gauche italiennes et belges durant les années 1930, et qui constituait déjà, à plusieurs égards, une avancée par rapport à leurs propres conceptions. La GCF était l'expression d'une certaine résurgence des organisations politiques prolétariennes dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale mais, au début des années 1950, le milieu prolétarien a été confronté à une grave crise alors qu'il devenait de plus en plus évident que la défaite profonde subie par la classe ouvrière n'avait pas été effacée par la guerre - au contraire, la victoire de la démocratie sur le fascisme avait encore aggravé la désorientation du prolétariat. Un long chemin était encore à parcourir avant que finisse la contre-révolution qui avait commencé dans les années 1920.
Dans notre livre La Gauche hollandaise, en particulier le chapitre 11, "Le Communistenbond Spartacus et le courant "conseilliste" (1942-1950)", nous avons examiné les développements importants qui ont eu lieu dans une partie de la gauche communiste hollandaise : la tentative du Communistenbond Spartacus d'ouvrir des discussions avec d'autres courants (tels que la GCF) et de se réapproprier certaines des anciennes positions du KAPD - ce qui constituait une distanciation vis-à-vis de ses idées antipartis développées dans les années 1930. Cependant, ces progrès étaient fragiles et les idées essentiellement anarchistes qui avaient été adoptées par la majorité de la gauche germano-hollandaise en réaction à la dégénérescence du bolchevisme revinrent bientôt en force, contribuant ainsi à un long processus de dispersion avec des groupes essentiellement locaux axés sur les luttes immédiates des travailleurs.
En 1952, la GCF éclatait : en partie à cause d'une prévision erronée concernant le cours historique, conduisant à la conclusion qu'une troisième guerre mondiale était imminente et au départ au Venezuela de Marc Chirik, le membre le plus influent du GCF ; et également en raison d'une combinaison de tensions personnelles et de divergences politiques non exprimées. Marc a lutté contre ces difficultés dans une série de "lettres de loin", dans lesquelles il a également tenté de décrire les tâches des organisations révolutionnaires dans les conditions historiques de l'époque, mais il a été incapable de mettre un terme à la désintégration du groupe. Certains de ses anciens membres ont rejoint le groupe Socialisme ou Barbarie autour de Cornelius Castoriadis, dont nous reparlerons dans un article ultérieur.
La même année, une scission majeure eut lieu entre les deux grandes tendances au sein du Parti Communiste Internationaliste en Italie - tendances qui existaient plus ou moins depuis le début, mais qui avaient été en mesure d'établir une sorte de Modus Vivendi alors que le parti se trouvait dans une phase euphorique de croissance. Alors que le recul de la lutte des classes était devenu de plus en plus évident et confrontée à la démoralisation de nombreux travailleurs qui avaient adhéré au Parti sur une base militante superficielle, l'organisation était inévitablement obligée de réfléchir à ses tâches et à son orientation future.
Les années 1950 et le début des années 60 constituèrent donc une autre période sombre pour le mouvement communiste qui faisait face à un véritable prolongement de la profonde contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière dans les années 1930 et 40, mais cette fois dominée par l'image d'un capitalisme triomphant qui semblait avoir surmonté - peut-être définitivement - la crise catastrophique des années 1930. Ce fut le triomphe, en particulier, du capital américain, de la démocratie, d'une économie qui était passée assez rapidement de l'austérité d'après-guerre au boom de la consommation de la fin des années 1950 et du début des années 60. Certes, cette période "glorieuse" avait sa part d'ombre, en particulier la confrontation incessante entre les deux géants impérialistes avec sa prolifération des guerres locales et la menace globale d'un holocauste nucléaire. Parallèlement à cela, dans le bloc "démocratique", il y avait un véritable essor de la paranoïa vis-à-vis du communisme et de la subversion, illustrée par les chasses aux sorcières du Maccarthisme aux États-Unis. Dans cette atmosphère, les organisations révolutionnaires, là où il en existait, ont vu leur taille se réduire encore, et être encore plus isolées qu'elles ne l'avaient été dans les années 1930.
Cette période a ainsi marqué une rupture profonde dans la continuité du mouvement qui avait ébranlé le monde au lendemain de la Première Guerre mondiale, affectant même les courageuses minorités qui avaient résisté à l'avance de la contre-révolution. Comme le boom économique s'est maintenu, l'idée même que le capitalisme était un système transitoire, condamné par ses propres contradictions internes, paraissait beaucoup moins évidente qu'elle ne l'avait été dans les années 1914-1945, lorsque le système semblait être pris dans une succession de catastrophes gigantesques. Peut-être le marxisme lui-même avait-il échoué ? Ce fut clairement le message délivré par un certain nombre de sociologues et d'autres penseurs professionnels bourgeois, et de telles idées allaient bientôt pénétrer le mouvement révolutionnaire lui-même, comme nous l'avons vu dans notre récente série sur la décadence 2.
Malgré tout, la génération de militants qui avait été forgée par la révolution ou la lutte contre la dégénérescence des organisations politiques qu'elle avait fait surgir n'avait pas tout-à-fait disparu. Certaines des figures clés de la gauche communiste étaient restées actives après la guerre et dans la période de reflux des années 1950 et 60, et pour elles, malgré tout, la perspective du communisme était loin d'être morte et enterrée. Pannekoek, bien que n'étant plus rattaché à une organisation, publia son livre sur les conseils ouvriers et leur rôle dans la construction d'une nouvelle société 3; et jusque dans sa vieillesse, il est resté en contact avec un certain nombre de groupes qui sont apparus après la guerre, comme Socialisme ou Barbarie. Les militants qui avaient rompu avec le trotskisme pendant la guerre, comme Castoriadis et Munis, ont maintenu une activité politique et ont tenté d'esquisser une vision de ce qui se trouvait au-delà de l'horizon capitaliste. Et Marc Chirik, bien que "non organisé" depuis plus d'une décennie, n'avait en rien abandonné la pensée et la réflexion révolutionnaires ; quand il est revenu à la vie militante organisée au milieu des années 60, il avait précisé son point de vue sur un certain nombre de questions, notamment pas la moindre d'entre elles, les problèmes de la période de transition.
Nous reviendrons sur les écrits de Castoriadis, Munis et Chirik dans des articles à venir. Nous pensons qu'il est valable de parler de leurs contributions individuelles, même si le travail qu'ils ont effectué l'a été presque toujours été dans le contexte d'une organisation politique. Un militant révolutionnaire n'existe pas comme un simple individu, mais dans le cadre d'un organisme collectif qui, au bout du compte, est engendré par la classe ouvrière et sa lutte pour prendre conscience de son rôle historique. Un militant est par définition quelqu'un qui lui-même est engagé dans la construction et la défense d'une organisation politique. Mais - et là, comme nous le verrons ci-dessous, nous nous séparons des conceptions développées par Bordiga – une organisation révolutionnaire saine n'est pas celle dans laquelle l'individu sacrifie sa personnalité et abandonne ses facultés critiques ; au contraire, elle vise à exploiter plutôt qu'à supprimer l'individualité de différents camarades. Dans une telle organisation, il y a la place pour les contributions théoriques particulières de différents camarades et, bien sûr, pour le débat autour des objections soulevées par les militants individuels. Ainsi, comme nous l'avons constaté tout au long de cette série, l'histoire du programme communiste est non seulement l'histoire des luttes de la classe ouvrière, des organisations et des courants qui ont tiré les leçons de ces luttes et à partir desquelles un programme cohérent a été élaboré, mais aussi des militants individuels qui ont ouvert la voie dans ce processus d'élaboration.
Damen, et Bordiga en tant que militants révolutionnaires
Dans cet article, nous revenons au travail de la gauche communiste italienne qui, avant la guerre, sous la forme de la Fraction en exil, avait fait une contribution irremplaçable à notre compréhension des problèmes de la transition du capitalisme au communisme. Cette contribution avait également été construite sur les fondements marxistes élaborés par le courant de gauche en Italie au cours de la phase précédente, la phase de la Première Guerre impérialiste mondiale et de la vague révolutionnaire d'après-guerre ; et après la Deuxième Guerre impérialiste, l'héritage théorique de la gauche italienne n'avait pas disparu malgré les erreurs et les schismes qui affectaient le Parti Communiste Internationaliste. Si nous examinons la question de la période de transition ou d'autres questions, à travers toute cette période, il est impossible d'ignorer l'interaction et souvent l'opposition des deux principaux militants de ce courant : Onorato Damen et Amadeo Bordiga.
Pendant les jours de tempête de la guerre et de la révolution de 1914 à 1926, Damen et Bordiga ont démontré très clairement une capacité à s'opposer à l'ordre dominant, ce qui est la marque d'un militant communiste. Damen a été emprisonné pour agitation contre la guerre ; Bordiga a lutté sans relâche pour développer le travail de sa fraction au sein du Parti socialiste, pour faire pression pour une scission avec l'aile droite et les centristes et la formation d'un parti communiste sur des principes solides. Lorsque la nouvelle Internationale communiste elle-même a pris un cours opportuniste au début des années 1920, Bordiga était de nouveau sur la ligne de front de l'opposition à la tactique du Front uni et à la "bolchevisation" des PC ; à la réunion du Comité exécutif de l'IC à Moscou en 1926, il a eu l'immense courage de se lever et, face à Staline, de le dénoncer comme le fossoyeur de la révolution. Cette même année, Bordiga a lui-même été arrêté et exilé à l'île d'Ustica 4. Damen, quant à lui, a également été actif dans la résistance aux tentatives de l'IC visant à imposer sa politique opportuniste au parti italien, lequel avait initialement été dominé par la gauche. Avec Forticiari, Repossi et d'autres, il a formé le Comitato di Intesa en 1926 5. Au cours de la période fasciste, il a traversé plus d'un épisode de confinement et d'exil, mais il n'a pas été réduit au silence, prenant la tête d'une révolte des prisonniers dans Pianosa.
À ce stade, cependant, une différence dans l'attitude des deux militants devait avoir des conséquences à très long terme. Bordiga, placé en résidence surveillée et obligé d'abjurer toute activité politique (comme les fascistes semblaient doux alors !), évitait tout contact avec ses camarades et se concentrait entièrement sur son travail d'ingénieur. Il a reconnu que la classe ouvrière avait subi une défaite historique, mais n'en a pas tiré la même conclusion que les camarades qui formaient la Fraction en exil. Ces derniers avaient compris qu'il était plus que jamais nécessaire de maintenir une activité politique organisée, même si cela ne pouvait plus prendre la forme d'un parti. Ainsi, au moment de la formation de la Fraction italienne, et tout au long de la décennie très fertile qui a suivi, Bordiga a été entièrement coupé de ses développements théoriques 6. Damen, quant à lui, a maintenu des contacts et a regroupé un certain nombre de camarades de la Fraction à leur retour en Italie avec l'idée de contribuer à la formation du parti. Ces militants comptaient entre autres Stefanini, Danielis et Lecci, qui étaient restés fidèles aux positions essentielles de la Fraction, tout au long des années 1930 et de la guerre. En 1943, le Partito Comunista Internazionalista (PCInt) était proclamé dans le nord de l'Italie 7; il a ensuite été "refondé" en 1945, suite à un regroupement un peu hâtif avec des éléments autour de Bordiga dans le sud de l'Italie 8.
En conséquence, le parti unifié, formé autour d'une plate-forme écrite par Bordiga, était dès le début un compromis entre deux tendances. Celle autour Damen, était beaucoup plus claire sur de nombreuses positions de classe de base en grande mesure liées aux développements entrepris par la Fraction - par exemple, l'adoption explicite de la théorie de la décadence du capitalisme et le rejet de la position de Lénine sur l'autodétermination nationale.
En ce sens - et nous n'avons jamais caché notre critique de l'opportunisme profond qui sous-tendait la formation du parti dès le début - la tendance "Damen" a montré une capacité à assimiler certaines des avancées programmatiques les plus importantes faites par la Fraction italienne en exil, et même à adopter une position plus élaborée sur certaines des questions clés soulevées en son sein. Ce fut le cas avec la question syndicale : au sein de la Fraction, cette question avait donné lieu à un débat non résolu dans lequel Stefanini avait été le premier à défendre l'idée que les syndicats étaient déjà intégrés à l'État capitaliste. Bien qu'on ne puisse pas dire que la position de la tendance Damen était déjà complètement cohérente sur la question syndicale, elle était certainement plus claire que ce qui était devenu le point de vue dominant "bordiguiste" après la scission de 1952.
Ce processus de clarification a également englobé les tâches du parti communiste dans la révolution prolétarienne. Comme nous l'avons vu dans les articles précédents de la série 9, en dépit de quelques références persistantes au sujet du parti exerçant la dictature du prolétariat, la Fraction avait pour l'essentiel dépassé cette position en insistant sur le fait qu'une leçon clé de la révolution russe était que le parti ne devrait pas s'identifier à l'État de transition. La tendance Damen est allée encore plus loin et a précisé que la tâche du parti n'était pas d'exercer le pouvoir. Sa plate-forme de 1952, par exemple, affirme que "Jamais et sous aucun prétexte le prolétariat doit se départir de son rôle dans la lutte. Il ne doit pas déléguer son rôle historique à d'autres ou transférer son pouvoir à d'autres - même pas à son propre parti politique".
Comme nous le montrons dans notre livre La Gauche communiste italienne, ces idées étaient liées de façon tout à fait logique à certains développements sur la question de l'État : "Beaucoup plus hardie est la position que prend le parti internationaliste sur la question de l'État dans la période de transition, visiblement influencé par Bilan et Octobre. Damen et ses camarades rejettent l'assimilation de la dictature du prolétariat à celle du parti, et face à "l'État prolétarien" préconisent dans les conseils la démocratie la plus large. Ils n'écartent pas l'hypothèse, vérifiée à Kronstadt, d'affrontements entre "l'État ouvrier" et le prolétariat, dans lequel cas le parti communiste se retrouverait aux côtés de ce dernier : "La dictature du prolétariat ne peut en aucun cas se réduire à la dictature du parti, même s'il s'agit du parti du prolétariat, intelligence et guide de l'État prolétarien. L'État et le parti au pouvoir, en tant qu'organes d'une telle dictature, portent en germe la tendance au compromis avec le vieux monde, tendance qui se développe et se renforce, comme l'expérience russe l'a montré, par l'incapacité momentanée de la révolution dans un pays donné à s'élargir, en soudant d'autres pays au mouvement insurrectionnel. Notre parti devra : a) éviter de devenir l'instrument de l'État ouvrier et de sa politique ; défendre les intérêts de la révolution même dans les affrontements avec L'État ouvrier ; b) éviter de se bureaucratiser, en faisant de son centre directif, comme de ses centres périphériques un champ de manœuvre pour le carriérisme révolutionnaire ; c) donc éviter que sa politique de classe soit pensée et réalisée avec des critères formalistes et administratifs."" 10
Cependant, la vision la plus cruciale de la Fraction - la notion même de fraction, c'est-à-dire la forme et la fonction de l'organisation révolutionnaire dans une période de défaite de la lutte des classe, a été entièrement perdue dans la tendance Damen, comme ce fut aussi le cas concernant la notion connexe de cours historique, c'est-à-dire la nécessité de comprendre le rapport global de force entre les classes qui peut subir des modifications profondes durant l'époque de la décadence du capitalisme. Incapables de faire une réelle critique de l'erreur capitale de 1943 - la constitution d'un "parti" dans un seul pays dans une période de profonde contre-révolution - les Damenistes ont aggravé l'erreur en théorisant que le parti est une nécessité permanente et même une réalité permanente. Ainsi, malgré le rétrécissement rapide à un "mini-parti", s'est maintenu dans celui-ci l'accent original du regroupement de 1943-45 visant à la construction d'une présence au sein de la classe ouvrière et à donner à ses luttes une direction décisive, au prix de ce qui était vraiment nécessaire : la priorité de la clarification théorique sur les besoins et les possibilités de la période.
La tendance opposée autour de figures comme Bordiga et Maffi était, en général, beaucoup plus confuse au sujet des positions les plus importantes de la classe ouvrière. Bordiga ignorait plus ou moins les acquis de la Fraction et préconisait un retour aux positions des deux premiers congrès de la Troisième Internationale qui, pour lui, étaient fondés sur "la restauration" du programme communiste par Lénine. Une suspicion extrême vis-à-vis "d'innovations" opportunistes au marxisme (qui, il est vrai, commençaient à prospérer sur le sol de la contre-révolution) l'a conduit à la notion de programme "invariant" qui avait été celé dans la pierre en 1848 et qu'il suffisait de déterrer alors qu'il avait périodiquement été enterré par les opportunistes et les traîtres 11. Comme nous l'avons souvent souligné, cette notion d'invariance est basée sur une géométrie très "variable", de sorte que, par exemple, Bordiga et ses disciples pouvaient à la fois affirmer que le capitalisme était entré dans son époque de guerres et de révolutions (une position fondamentale de la Troisième Internationale) et aussi polémiquer contre la notion de déclin qu'ils estimaient fondée sur une idéologie pacifiste et gradualiste. 12
Cette remise en cause de la décadence a eu des répercussions importantes quand il s'est agi d'analyser la nature de la révolution russe (définie comme une révolution double, pas différemment de la vision conseilliste), et en particulier quand il s'est agi de caractériser les luttes de libération nationale qui se multipliaient dans les anciennes colonies. Mao, au lieu d'être vu pour ce qu'il était, une expression de la contre-révolution stalinienne et un véritable produit de décomposition capitaliste, a été salué comme un grand révolutionnaire bourgeois dans le moule de Cromwell. Plus tard, les bordiguistes devaient fournir le même type d'appréciation des Khmers rouges au Cambodge, et cette incompréhension profonde de la question nationale allait causer des ravages dans le parti bordiguiste à la fin des années 1970, avec un nombre important d'éléments qui abandonnaient l'internationalisme.
Sur la question du parti et des erreurs des bolcheviks dans le fonctionnement de l'État soviétique, ce fut comme si la Fraction n'avait jamais existé. Le parti prend le pouvoir, investit la machine d'État, impose la terreur rouge sans pitié ... même les nuances importantes de Lénine sur la nécessité pour la classe ouvrière de se méfier du danger que l'État de transition devienne une machine bureaucratique et s'autonomise semblent avoir été oubliées. Comme nous le soutenons dans un article précédent de cette série 13, la contribution de Bordiga la plus importante sur les leçons de la révolution russe dans la période de l'après Seconde Guerre mondiale, "Force, violence et la dictature dans la lutte des classes" (1946), contient assurément quelques idées sur le problème de la dégénérescence, mais son antidémocratisme plutôt dogmatique ne lui permettait cependant pas de reconnaître le problème du parti et de l'État se substituant au prolétariat.14
Cependant, même si la tendance Bordiga n'a également jamais mis en cause ouvertement la formation du parti en 1943, elle a été en mesure de comprendre que l'organisation était entrée dans une période beaucoup plus difficile et que des tâches différentes étaient à l'ordre du jour. Bordiga avait, dans un premier temps, été sceptique quant à la formation du parti. Sans montrer la moindre compréhension de la notion de fraction - en effet, il avait plutôt enterré sa propre expérience de travail de fraction avant la Première Guerre mondiale avec ses théorisations ultérieures sur le parti formel et le parti historique 15 - il avait une certaine compréhension du fait que le simple maintien d'une routine de l'intervention dans la lutte immédiate n'était pas la voie à suivre, et qu'il était essentiel de revenir aux fondements théoriques du marxisme. Ayant rejeté la contribution de la Fraction et d'autres expressions de la gauche communiste, ce travail n'a pas été terminé, ni même entrepris en ce qui concerne les positions programmatiques clés. Mais en ce qui concerne certaines questions théoriques plus générales, et en particulier celles relatives à la nature de la future société communiste, il nous semble que, pendant cette période, c'est Bordiga, plutôt que les "Damenistes", qui nous a laissé l'héritage le plus important.
La passion pour le communisme: la défense par Bordiga des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844
Le livre Bordiga et la passion du communisme, une collection d'écrits assemblés par Jacques Camatte en 1972, est le meilleur témoignage de la profondeur des réflexions de Bordiga sur le communisme, en particulier à travers deux grands exposés présentés lors des réunions du parti en 1959-60, qui sont dédiés aux Manuscrits économiques et politiques de 1844 de Marx : "Commentaires des Manuscrits de 1844 (1959-1960)", et "Tables immuables de la théorie communiste".
Voici comment Bordiga situe les Manuscrits de 1844 dans le corpus des écrits de Marx ! "Un autre lieu commun très vulgaire est que Marx est hégélien dans les écrits de jeunesse, que c'est seulement après qu'il fut théoricien du matérialisme historique, et que, plus vieux, il fut un vulgaire opportuniste. C'est une tâche de l'école marxiste révolutionnaire de rendre manifeste à tous les ennemis (qui ont le choix de tout prendre ou de tout rejeter) le monolithisme de tout le système depuis sa naissance jusqu'à la mort de Marx et même après lui (concept fondamental de l'invariance, refus fondamental de l'évolution enrichissante de la doctrine du parti)."("Commentaires …" p. 120).
Ici, nous avons à la fois dans un seul paragraphe les forces et les faiblesses de l'approche de Bordiga. D'une part, la défense intransigeante de la continuité de la pensée de Marx et la répudiation de l'idée que les Manuscrits de 1844 sont le produit d'un Marx qui était encore essentiellement idéaliste et hégélien (ou au moins Feuerbachien), une idée qui a été attribuée en particulier à l'intellectuel stalinien Althusser que nous avons déjà critiquée dans les articles précédents de cette série 16
Pour Bordiga, Les Manuscrits de 1844, avec leur exposé profond de l'aliénation capitaliste, et leur description inspirante de la société communiste qui la dépassera, indiquent déjà que Marx avait effectué une rupture qualitative avec les formes les plus avancées de la pensée bourgeoise. En particulier, Les Manuscrits de 1844, qui contiennent une grande partie consacrée à la critique de la philosophie hégélienne, sont la démonstration qu'ont lieu exactement à la même période l'assimilation complète de Hegel par Marx en matière de dialectique, sa rupture avec Hegel - ce qui signifiait renverser sa dialectique, "la remettre sur ses pieds" - et l'adoption d'une vision communiste du monde. Bordiga souligne en particulier le rejet par Marx du point de départ du système hégélien : l'individu avec un grand 'I'. "Ce qui est clair, c'est que pour Marx, l'erreur de Hegel est de faire reposer tout son colossal édifice spéculatif, avec son formalisme rigoureux, sur une base abstraite, la "conscience". Comme Marx le dira tant de fois, c'est de l'être qu'il faut partir, et non de la conscience qu'il a de lui-même. Hegel se renferme, dès le départ dans le vain dialogue éternel entre le sujet et l'objet. Son sujet est le "moi" entendu dans un sens absolu... " ("Commentaires …" p119).
D'autre part, il est évident que pour Bordiga Les Manuscrits de 1844 fournissent des preuves pour sa théorie de l'invariance du marxisme, une idée dont nous pensons qu'elle est contredite par le développement réel du programme communiste que nous avons tracé tout au long de cette série. Mais nous reviendrons sur cette question plus tard. Ce que nous partageons avec la vision de Bordiga à propos des Manuscrits de 1844 est, avant tout, la centralité de la conception de Marx de l'aliénation, non seulement dans Les Manuscrits de 1844 mais également dans l'ensemble de son œuvre ; nous partageons également un certain nombre d'éléments fondamentaux dans la conception de Bordiga de la dialectique de l'histoire de même qu'une vision exaltée du communisme qui, encore une fois, n'a jamais été répudiée par Marx dans son travail ultérieur (qu'il a au contraire, à notre avis, enrichie).
La dialectique de l'histoire
Les références de Bordiga à la notion d'aliénation dans Les Manuscrits de 1844 révèlent toute sa vision de l'histoire, car il insiste sur le fait que "le plus haut degré de l'aliénation de l'homme est atteint à l'époque capitaliste actuelle" ("Commentaires …" p. 124). Sans abandonner l'idée que l'émergence et le développement du capitalisme, et la destruction de l'ancien mode féodal d'exploitation, constituent une condition préalable à la révolution communiste, il méprise le progressisme facile de la bourgeoisie qui vante sa supériorité sur les modes de production antérieurs et leurs moyens d'appréhender le monde. Il suggère même que la pensée bourgeoise est d'une certaine manière vide en comparaison avec les points de vue précapitalistes tant tournés en dérision. Pour Bordiga, le marxisme a démontré que "… vos remontrances sont de vides et inconsistants mensonges, beaucoup plus caractérisés et plus nets que ne le sont les opinions plus anciennes de la pensée humaine que, vous, bourgeois, croyez avoir, pour toujours, submergées sous la fatuité de votre rhétorique illuministe." ("Commentaires …" p168). Par conséquent, même lorsque bourgeoisie et prolétariat formulent leur critique de la religion, il y a encore une rupture entre les deux points de vue de classe : "… que même dans les cas (non généraux) où les idéologues de la bourgeoisie moderne ont osé rompre ouvertement avec les principes de l'église chrétienne, nous, marxistes, nous ne définissons pas cette superstructure, l'athéisme, comme une plate-forme commune à la bourgeoisie et au prolétariat" ("Commentaires …" p. 117).
Avec de telles affirmations, Bordiga semble être en phase avec certains des critiques "philosophiques" du marxisme de la Deuxième Internationale (et, par extension, de la philosophie officielle de la Troisième), tels que Pannekoek, Lukacs et Korsch qui ont rejeté l'idée selon laquelle, tout comme le socialisme est la prochaine étape logique dans l'évolution historique qui ne nécessiterait que la "prise en charge" de l'État capitaliste et de l'économie, le matérialisme historique serait alors tout simplement la prochaine étape dans la progression du matérialisme bourgeois classique. Une telle vision est basée sur une sous-estimation profonde de l'antagonisme entre les conceptions bourgeoises et prolétariennes du monde, de la nécessité inévitable d'une rupture révolutionnaire avec les formes anciennes. Il y a continuité, bien sûr, mais elle est tout sauf progressive et pacifique. Cette façon d'aborder le problème est tout à fait conforme à l'idée que la bourgeoisie ne peut que voir le monde social et naturel à travers le prisme déformant de l'aliénation qui, sous son règne, a atteint son stade "suprême".
Le slogan "Contre l'immédiatisme" figure plus d'une fois dans les sous-titres de ses contributions. Pour Bordiga, il était essentiel d'éviter toute appréhension étroite du moment présent de l'histoire, et de regarder au-delà du capitalisme, vers l'arrière et vers l'avant. À l'époque actuelle, la pensée bourgeoise est peut-être plus immédiatiste que jamais, plus que jamais fixée sur le particulier, ici et maintenant, à court terme, car elle vit dans la peur mortelle que le fait de regarder la société actuelle avec l'œil de l'histoire permette de discerner sa nature transitoire. Mais Bordiga développe également une polémique contre les "grands écrits" classiques de la bourgeoisie dans sa période la plus optimiste : non pas à cause de leur grandeur, mais parce que le récit de la bourgeoisie déforme l'histoire véritable. Tout comme le passage de la pensée bourgeoisie à la pensée prolétarienne n'est pas qu'un pas en avant, l'histoire en général n'est pas une ligne droite allant de l'obscurité à la lumière, mais elle est une expression de la dialectique du mouvement : "le progrès de l'humanité et du savoir du tourmenté homo sapiens n'est pas continu, mais advient par de grands élans isolés parmi lesquels s'insèrent de sinistres et obscurs plongeons dans des formes sociales dégénérant jusqu'à la putréfaction" ("Commentaires …" p. 168). Ce n'est pas une formulation accidentelle : à un autre endroit du même texte, il dit "Les conceptions banales des idéologies dominantes voient ce chemin comme une ascension continue et constante ; le marxisme ne partage pas cette vision, et définit une série alternante de montées et de descentes, entrecoupées par de violentes crises" ("Commentaires …" p. 152). C'est là une réponse très claire, pourrait-on penser, à ceux qui rejettent le concept de l'ascendance et de la décadence des modes de production successifs.
La vision dialectique de l'histoire voit le mouvement comme résultant du conflit - souvent violent - des contradictions. Mais elle contient aussi la notion de spirale et de "retour à un niveau supérieur". Ainsi, le communisme de l'avenir est, dans une mesure importante, un retour de l'homme à lui-même, comme dit Marx dans les Manuscrits de 1844, car il est non seulement une rupture avec le passé, mais une synthèse de tout ce qui était humain en son sein : "l'homme retourne à lui-même et en lui-même non tel qu'il était parti à l'origine de sa longue histoire, mais disposant finalement de toutes les perfections d'un développement immense, mêmes acquises dans la forme de toutes les techniques, coutumes, religions, philosophies successives dont les côtés utiles étaient - s'il est permis de nous exprimer ainsi - captés dans la zone d'aliénation" ("Commentaires …" p. 125).
Un exemple plus concret de cela est donné dans un court article sur les habitants de l'île de Janitzio au Mexique 17, écrit en 1961, et inclus dans la collection de Camatte. Bordiga développe l'idée que "dans le communisme naturel et primitif" l'individu, toujours lié à ses frères humains dans une vraie communauté, ne connait pas la peur de la mort telle qu'elle a émergé avec l'atomisation sociale engendrée par la propriété privée et de la société de classes ; et cela nous donne une indication que dans le communisme de l'avenir, où le destin de l'individu sera lié à celui de l'espèce, la crainte de la mort personnelle de même que "tout culte de la vie et de la mort" seront dépassés. Bordiga confirme ainsi sa continuité avec ce fil central de la tradition marxiste qui affirme que, dans un certain sens, "les membres des sociétés primitives furent plus proches de l'essence humaine" ("Tables immuables …" p. 175) – et que le communisme du passé lointain peut aussi être compris comme préfiguration du communisme de l'avenir 18.
Ce que le communisme n'est pas
La défense par Bordiga des Manuscrits de 1844 est, dans une large mesure, une longue diatribe contre l'imposture du "socialisme vrai" dans les pays du bloc de l'Est, qui avait acquis un nouveau souffle de vie dans le sillage de la "guerre antifasciste" de 1939-45. Son attaque a été conçue à deux niveaux : la négation et l'affirmation ; négation de la revendication que ce qui existait dans les régimes soviétiques et similaires avait quelque chose à voir avec la conception de Marx du communisme, d'abord et avant tout sur le plan économique ; affirmation des caractéristiques fondamentales des relations de production communistes.
Selon une version d'une blague répandue dans l'ancienne URSS, un instructeur de l'école du parti donne une leçon à des membres du Jeune Komsomol sur la question clé suivante : Y-aura-t-il de l'argent dans le communisme ? : "Historiquement, camarades, il y a trois positions sur cette question. Il y a celle de la déviation proudhonienne-boukharinienne de droite : sous le communisme, tout le monde aura de l'argent. Ensuite, il y a celle de la déviation ultragauche infantile : sous le communisme, personne n'aura d'argent. Quelle est alors la position dialectique du marxisme-léninisme ? C'est très clair : sous le communisme, certaines personnes auront de l'argent, et d'autres n'en auront pas".
Que Bordiga ait connu ou non cette blague, sa réponse aux staliniens dans ses "Commentaires des manuscrits de 1844" va dans le même sens. Une préface à l'une des éditions staliniennes des Manuscrits de 1844 souligne que le texte de Marx contient une polémique contre la théorie de Proudhon des salaires égaux, ce qui implique que, pour le marxisme vrai pratiqué en URSS, sous le socialisme il doit y avoir des salaires inégaux. Mais, dans la section qui suit intitulée "Travail salarié ou socialisme", Bordiga souligne que dans les Manuscrits de 1844, ainsi que dans d'autres ouvrages tels que Misère de la philosophie et Le Capital, Marx "réfute la vacuité proudhonienne qui conçoit un socialisme conservant les salaires comme les conserve la Russie. Marx ne tape pas sur la théorie de l'égalité mais sur celle du salaire. Même si on veut le niveler, le salaire est la négation du socialisme. Mais non nivelé, il est à plus forte raison la négation du socialisme" ("Commentaires …" p. 129).
Et la section suivante est intitulée "Soit l'argent soit le socialisme" : tout comme le travail salarié persiste en URSS, il doit en être de même de son corollaire : la domination des rapports humains par la valeur d'échange, et donc par l'argent. Revenant sur la critique profonde de l'argent comme une expression de l'aliénation entre les êtres humains, que Marx, citant Shakespeare et Goethe, a développée dans les Manuscrits de 1844 et revenant au Capital, Bordiga insiste sur ce fait que "les sociétés où l'argent circule sont des sociétés de propriété privée ; elles restent dans la préhistoire barbare de l'espèce humaine …" ("Commentaires …" p. 137).
Bordiga, en fait, démontre que les staliniens ont plus en commun avec le père de l'anarchisme qu'ils veulent l'admettre. Proudhon, dans la tradition d'un "communisme brut" que Marx reconnaît déjà comme réactionnaire au point que lui-même a embrassé le communisme, envisage une société dans laquelle le "… le 'revenu annuel' fût socialement divisé en parties égales entre tous les membres de la société, devenus tous ouvriers salariés" (p. 132). En d'autres termes, ce type de communisme ou socialisme était celui dans lequel la misère de la condition prolétarienne a été généralisée plutôt que supprimée, et dans laquelle la "société" devient elle-même le capitaliste. Et en réponse à ceux - non seulement les staliniens, mais aussi leurs apologistes de gauche, les trotskystes - qui niaient que l'URSS pourrait être une forme de capitalisme parce qu'elle s'était (plus ou moins) débarrassée des propriétaires individuels de capital, Bordiga répond: "La question de savoir où sont les capitalistes n'a pas de sens. La réponse est écrite depuis 1844: la société est un capitaliste abstrait"("Commentaires …" p. 132).
La cible de la polémique dans ces essais ne se limite pas aux défenseurs manifestes de l'URSS. Si le communisme abolit la valeur d'échange, c'est parce qu'il a abolit toutes les formes de propriété 19 - non seulement la propriété d'État comme dans le programme du stalinisme, mais aussi la version anarchosyndicaliste classique (que Bordiga attribue également au groupe contemporain Socialisme ou Barbarie avec sa définition du socialisme comme étant la gestion de la production par les ouvriers) : "la terre aux paysans et les usines aux ouvriers et de semblables et piteuses parodies similaires du magnifique programme du parti communiste révolutionnaire" ("Tables immuables …" p. 178). Dans le communisme, l'entreprise individuelle doit être abolie en tant que telle. Si l'entreprise continue à être la propriété de ceux qui y travaillent, ou même de la communauté locale autour d'elle, elle n'a pas été vraiment socialisée, et les relations entre les différentes entreprises autogérées doivent nécessairement être fondées sur l'échange de marchandises. Nous reviendrons sur cette question lorsque nous nous pencherons sur la vision du socialisme développée par Castoriadis et le groupe Socialisme ou Barbarie.
Comme Trotsky dans les passages visionnaires à la fin de Littérature et Révolution 20- qui, en 1924, n'avait certainement pas eu connaissance des Manuscrits de 1844 - Bordiga s'élève alors de la sphère de la négation du capitalisme et de son aliénation, à une insistance sur ce que le socialisme n'est pas, et à l'affirmation positive de ce à quoi l'humanité ressemblera dans les stades supérieurs de la société communiste. Les Manuscrits de 1844, comme nous l'avons souligné dans un article au début de cette série 21, sont remplis de passages décrivant la façon dont les rapports entre les êtres humains et entre l'humanité et la nature seront transformés sous le communisme, et Bordiga cite abondamment les plus importants de ces passages dans ses deux textes, plus particulièrement là où ils traitent de la transformation des rapports entre les hommes et les femmes, et où ils insistent sur le fait que la société communiste permettra l'émergence d'un stade supérieur de la vie consciente.
La transformation des relations entre les sexes
Tout au long des Manuscrits de 1844, Marx répudie le "communisme vulgaire" qui, tout en attaquant la famille bourgeoise, continue de considérer la femme comme un objet et spécule sur une future "communauté des femmes". Contre ce "communisme vulgaire", Bordiga cite Marx mettant en évidence en quoi l'humanisation du rapport entre l'homme et la femme constitue un révélateur de l'avancée réelle de l'espèce. Mais en même temps, sous le capitalisme, la femme et le rapport entre les sexes, resteront prisonniers des rapports marchands.
Après avoir repris la pensée de Marx sur ces questions, Bordiga fait une digression momentanée sur le problème de la terminologie, de la langue.
"En citant ces passages, il est nécessaire d'adopter tour à tour le mot homme et le mot mâle dans la mesure où le premier mot indique tous les membres de l'espèce ... Quand on fit il y a un demi-siècle une enquête sur le féminisme dans les sociétés de propriété, l'estimable marxiste Filippo Turati répondit ces seuls mots : la femme ... est homme. Cela voulait dire : elle le sera dans le communisme, mais pour votre société bourgeoise c'est est un animal, un objet". ("Commentaires …" p. 150)
Le féminisme une déviation bourgeoise ? Cette position est fortement rejetée par ceux qui estiment qu'il peut y avoir un "féminisme socialiste" ou un "anarchoféminisme". Mais du point de vue de Bordiga, le féminisme a un point de départ bourgeois parce qu'il vise à "l'égalité" des sexes à l'intérieur des rapports sociaux existants ; et cela conduit logiquement à la revendication que les femmes devraient être "aussi" capables que les hommes de combattre dans les armées impérialistes ou de monter dans l'échelle sociale en devenant chefs d'entreprise et chefs d'État.
Le communisme n'a pas besoin de l'additif du féminisme ou même du "féminisme socialiste" pour avoir été, dès le début, un défenseur de la solidarité des hommes et des femmes à l'instant présent, mais cela ne peut être réalisé que dans la lutte de classes, dans la lutte contre l'oppression et l'exploitation capitaliste et pour la création d'une société dans laquelle la "forme originelle de l'exploitation" - celle de la femme par l'homme - ne sera plus possible. Plus que cela : le marxisme a aussi reconnu que la femelle de l'espèce - en raison de sa double oppression et de son sens moral plus avancé (lié notamment à son rôle historique dans l'éducation des enfants) - est souvent à l'avant-garde de la lutte, par exemple dans la révolution de 1917 de Russie, qui a commencé avec des manifestations de femmes contre la pénurie de pain, ou plus récemment dans les grèves massives en Egypte en 2007. En effet, selon l'école anthropologique de Chris Knight, Camilla Power et d'autres, qui se revendique de la tradition marxiste dans l'anthropologie, la morale féminine et la solidarité ont joué un rôle crucial dans l'émergence même de la culture humaine, dans la "révolution humaine" primitive 22. Bordiga est en accord avec cette façon de voir les choses comme il le montre dans la section des "Commentaires des Manuscrits …" intitulée "L'amour, besoin de tous", alors qu'il fait valoir que la fonction passive assignée aux femmes est un pur produit des rapports de propriété et que, en fait, "l'amour étant, selon la nature, le fondement de la reproduction de l'espèce, la femme est le sexe actif et les formes monétaires, envisagées d'après ce critère, se révèlent contre nature" ("Commentaires …" p. 156). Et il poursuit avec un résumé de la façon dont l'abolition des rapports marchands transformera cette relation: "Dans le communisme non monétaire, l'amour aura, en tant que besoin, le même poids et le même sens pour les deux sexes et l'acte qui le consacre réalisera la formule sociale que le besoin de l'autre homme est mon besoin d'homme, dans la mesure où le besoin d'un sexe se réalise comme un besoin de l'autre sexe".
Bordiga explique ensuite que cette transformation sera basée sur les changements matériels et sociaux introduits par la révolution communiste: "On ne peut pas proposer cela uniquement en tant que rapport moral fondé sur un certain mode de rapport physique, parce que le passage à la forme supérieure s'effectue dans le domaine économique : les fils et leur charge ne concernent pas les deux parents qui s'unissent mais la communauté." C'est là l'étape à partir de laquelle l'humanité future sera en mesure de franchir les limites imposées par la famille bourgeoise.
La vie consciente à un autre niveau
Dans un article précédent de cette série 23, nous avons fait valoir que certains passages des Manuscrits de 1844 n'ont de sens que si nous les considérons comme des anticipations d'une transformation de la conscience, d'un nouveau mode d'être que les rapports sociaux communistes rendront possibles. L'article examinait longuement le passage du chapitre "Propriété privée et communisme" où Marx parle de la façon dont la propriété privée (comprise dans son sens le plus large) a servi à limiter les sens humains, à entraver - ou, pour utiliser un terme plus précis de la psychanalyse, réprimer – l'expérience sensuelle humaine ; par conséquent, le communisme apportera avec lui "l'émancipation des sens", un nouveau rapport corporel et mental avec le monde qui peut être comparé à l'état d'inspiration vécu par les artistes dans leurs moments les plus créatifs.
Vers la fin du texte de Bordiga "Tables immuables …" il y a une section intitulée "À bas la personnalité : voilà la clef". Nous aborderons plus tard cette question de la "personnalité", mais nous voulons d'abord examiner la façon dont Bordiga, dans sa façon d'interpréter les Manuscrits de 1844, envisage la modification de la conscience humaine dans le futur communiste.
Il commence par affirmer que, dans le communisme, on sera "sorti de la tromperie millénaire de l'individu seul face au monde naturel stupidement appelé externe par les philosophes. Externe à quoi ? Externe au moi, ce déficient suprême ; externe à l'espèce humaine, on ne peut plus l'affirmer, parce que l'homme espèce est interne à la nature, il fait partie du monde physique". Et il poursuit en disant que "dans ce texte puissant, l'objet et le sujet deviennent, comme l'homme et la nature, une seule et même chose. Et même tout est objet : l'homme sujet "contre nature" disparaît avec l'illusion d'un moi singulier" ("Tables immuables …" p. 191).
Il ne peut ici que faire référence au passage du chapitre "Propriété privée et communisme" où Marx dit "… à mesure que partout dans la société la réalité objective devient pour l'homme la réalité des forces humaines essentielles, la réalité humaine et par conséquent la réalité de ses propres forces essentielles, tous les objets deviennent pour lui l'objectivation de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets, c'est-à-dire qu'il devient lui-même objet" 24
Bordiga continue : "Nous avons que lorsque d'individu il devient d'espèce, l'esprit, pauvre absolu, se dissout dans la nature objective. Aux cerveaux individuels, misérables machines passives, on a substitué le cerveau social. De plus Marx a, avec le sens humain collectif, dépassé les sens corporels singuliers" ("Tables immuables …" p. 191). Et il continue à citer les Manuscrits de 1844 sur l'émancipation des sens, en insistant que celle-ci aussi indique l'émergence d'une sorte de prise de conscience collective – ce que l'on pourrait appeler un passage du "sens commun" de l'ego isolé à la communisation des sens.
Que faisons-nous de ces conceptions ? Avant de les rejeter comme de la science-fiction, il faut se rappeler que, dans la société bourgeoise en particulier, bien que nous prenions souvent l'ego comme étant le centre absolu de notre être ("Je pense, donc je suis"), il y a aussi une longue tradition de pensée qui insiste sur le fait que l'ego est seulement une réalité relative, au mieux une partie spécifique de notre être. Ce point de vue est incontestablement au cœur de la théorie psychanalytique, pour laquelle l'ego adulte n'émerge qu'à travers un long processus de répression et de division entre la partie consciente et la partie inconsciente de nous-mêmes – ce qui, en outre, constitue le "siège unique de l'anxiété" 25 parce que, pris comme il est entre les exigences de la réalité extérieure et les pulsions inassouvies enfouies dans l'inconscient, l'ego est constamment préoccupé par son propre renversement ou son extinction.
C'est également une perspective qui a été mise en avant dans un certain nombre de traditions "mystiques" à l'est et à l'ouest, même si elle a probablement été développée de la façon la plus cohérente par la philosophie indienne, et surtout par le bouddhisme avec sa doctrine du "anatta" - l'impermanence du soi séparé. Mais toutes ces traditions ont tendance à s'accorder qu'il est possible, en pénétrant directement l'inconscient, de dépasser la conscience quotidienne de l'ego - et donc le tourment de l'anxiété perpétuelle. Dépouillées des distorsions idéologiques qui accompagnent inévitablement ces traditions, leurs idées les plus lucides soulèvent la possibilité que les êtres humains sont capables d'atteindre un autre type de conscience dans lequel le monde autour de nous n'est plus considéré comme un autre hostile, et où l'essentiel de la prise de conscience se déplace - non seulement intellectuellement, mais également à travers une expérience directe et très corporelle - depuis l'atome isolé jusqu'au point de vue de l'espèce - en fait, plus encore que le point de vue de l'espèce, à savoir la nature - un univers en évolution°- qui devient consciente d'elle-même.
Il est difficile de lire les passages ci-dessus de Bordiga et de conclure qu'il parle de quelque chose de totalement différent. Et il est important de noter que Freud, dans les parties introductives à Malaise dans la civilisation, a reconnu la réalité du "sentiment océanique", cette expérience d'unité érotique avec le monde, mais il ne pouvait la concevoir que comme une régression à l'état infantile antérieure à l'émergence de l'ego. Cependant, dans la même section du livre, il accepte également la possibilité que les techniques mentales du yoga peuvent ouvrir la porte à des "états archaïques, depuis longtemps ensevelis, de la vie psychique". La question théorique que cela nous pose - et peut-être celle d'une investigation pratique qui est posée aux générations futures - est de savoir si les techniques séculaires de la méditation ne peuvent conduire qu'à une régression, à un effondrement dans le passé, dans l'unité indifférenciée de l'animal ou du nourrisson ; ou bien si elles peuvent faire partie d'un "retour dialectique vers la conscience", d'une exploration consciente de notre propre esprit. Dans cette optique, les cas de "sentiment océanique" lorsqu'ils se produisent concernent non seulement le passé infantile, mais aussi l'horizon d'une conscience humaine plus avancé et plus universelle. C'était certainement le point de vue adopté par Erich Fromm dans son étude Bouddhisme Zen et psychanalyse, par exemple lorsqu'il écrit à propos de ce qu'il appelle "l'état de dé-refoulement" qu'il définit comme "un état où l'on retrouve cette emprise sur la réalité immédiate et non déformée, cette simplicité et cette spontanéité de l'enfance. Mais comme ce retour à l'innocence se produit après avoir passé par le processus de l'aliénation, du développement de l'intellect, il se place à un niveau supérieur. Retourner à l'innocence n'est possible après qu'après avoir perdu son innocence" 26.
Contre la destruction de l'environnement
Mais les écrits théoriques de Bordiga au cours de cette période ne posent pas seulement la question du rapport de l'homme avec la nature à ce niveau très "philosophique". Bordiga a également soulevé cette question dans ses réflexions perspicaces sur les catastrophes capitalistes et le problème de l'environnement. En écrivant sur les catastrophes contemporaines comme l'inondation de la vallée du Pô en 1957 et le naufrage du paquebot Andrea Doria l'année précédente, Bordiga met à profit ses connaissances de spécialiste comme ingénieur et surtout son profond rejet du progrès bourgeois en montrant comment sa volonté d'accumuler contient les germes de ces catastrophes et, finalement, de la destruction du monde naturel lui-même 27. Bordiga est particulièrement véhément dans ses articles sur la frénésie d'urbanisation qu'il pouvait déjà discerner dans la période de reconstruction d'après-guerre, dénonçant l'entassement des êtres humains dans des espaces urbains de plus en plus limités et la philosophie qui va avec, le "verticalisme" dans la construction. Il fait valoir que cette réduction des êtres humains au niveau de fourmis est un produit direct des besoins de l'accumulation et sera inversée dans le communisme futur, réaffirmant la revendication de Marx et Engels pour surmonter la séparation entre ville et campagne: "Quand, après avoir écrasé par la force cette dictature chaque jour plus obscène, il sera possible de subordonner chaque solution et chaque plan à l'amélioration des conditions du travail vivant, en façonnant dans ce but ce qui est du travail mort, le capital constant, l'infrastructure que l'espèce homme a donnée au cours des siècles et continue de donner à la croûte terrestre, alors le verticalisme brut des monstres de ciment sera ridiculisé et sera supprimé, et dans les immenses étendues d'espace horizontal, les villes géantes une fois été dégonflées, la force et l'intelligence de l'animal-homme tendront progressivement à rendre uniforme sur les terres habitables la densité de la vie et celle de travail ; et ces forces seront désormais en harmonie, et non plus farouchement ennemies comme dans la civilisation difforme d'aujourd'hui, où ils ne sont réunies que par le spectre de la servitude et de la faim" 28. Il est également intéressant de noter que lorsque Bordiga, en 1952, a formulé une sorte de "programme révolutionnaire immédiat 29, il a inclus les revendications pour mettre un terme à ce qu'il a déjà vu comme l'engorgement inhumain et le rythme de vie provoqués par l'urbanisation capitaliste (un processus qui a atteint depuis lors des niveaux beaucoup plus élevés en irrationalité). Ainsi, le septième point des neuf que comporte ce programme appelle à "l'Arrêt de la construction d'habitations et de lieux de travail à la périphérie des grandes villes et même des petites, comme mesure d'acheminement vers une répartition uniforme de la population sur tout le territoire. Réduction de l'engorgement, de la rapidité et du volume de la circulation en interdisant celle qui est inutile" (dans un futur article nous avons l'intention de revenir sur les autres revendications de ce "programme" car elles contiennent un certain nombre de formulations qui peuvent, à notre avis, être fortement critiquées).
Il est intéressant de noter que, quand vient le moment de démontrer pourquoi tout ce que l'on appelle le progrès de la ville capitaliste n'a rien de cela, Bordiga a recours à un concept de décadence qu'il tend à jeter par la fenêtre dans d'autres polémiques - par exemple dans le titre "Le sinistre roman noir de la décadence sociale moderne" 30. Un tel terme est par ailleurs tout à fait conforme à l'idée générale de l'histoire que nous avons relevée ci-dessus, où les sociétés peuvent "dégénérer au point de putréfaction" et passer par des phases d'ascension et de déclin. C'est comme si Bordiga, une fois retiré du monde "étroit" de la confrontation des positions politiques, et obligé de revenir aux bases de la théorie marxiste, n'avait pas d'autre choix que de reconnaître que le capitalisme, comme tous les modes de production antérieurs, doit également entrer dans une époque de déclin ; et que nous sommes depuis longtemps dans cette époque, quelles que soient les merveilles de la croissance du capitalisme en décadence qui étouffent l'humanité et qui menacent son avenir.
Le problème avec "l'invariance"
Nous devons maintenant revenir à la notion de Bordiga selon laquelle les Manuscrits de 1844 fournissent des preuves pour sa théorie de "l'invariance du marxisme". Nous avons fait valoir à plusieurs reprises que cela est une conception religieuse. Dans une polémique cinglante 31 avec le groupe bordiguiste qui publie Programma Comunista, Mark Chirik a noté la similitude réelle entre le concept bordiguiste de l'invariance et l'attitude islamique de soumission à une doctrine immuable.
La cible de cet article était principalement, il est vrai, les épigones de Bordiga, mais que dit Bordiga lui-même au sujet de la relation entre le marxisme et les sources de la doctrine de "l'invariance" dans le passé ? Dans un texte fondateur intitulé précisément "L'invariance historique du marxisme", il écrit :
"Bien que le patrimoine théorique de la classe ouvrière révolutionnaire ne soit plus une révélation, un mythe, une idéologie idéaliste comme ce fut le cas pour les classes précédentes, mais une "science" positive, elle a toutefois besoin d'une formulation stable de ses principes et de ses règles d'action, qui joue le rôle et possède l'efficacité décisive qu'ont eu dans le passé les dogmes, les catéchismes, les tables, les constitutions, les livres-guides tels que les Védas, le Talmud, la Bible, le Coran ou la Déclaration des droits de l'homme. Les profondes erreurs, dans la substance ou dans la forme, contenues dans ces recueils ne leur ont rien ôté de leur énorme force organisatrice et sociale - d'abord révolutionnaire, puis contre-révolutionnaire, en succession dialectique - et même ce sont souvent ces "écarts" qui y ont précisément contribué". 32
Dans ses "Commentaires …", Bordiga était déjà conscient de l'accusation que de telles idées le ramenaient à une vision religieuse du monde :
"Quand, à un certain point, notre banal contradicteur (qui ne sait que rabâcher, sans originalité et sans vie, d'anciennes inepties que notre doctrine a, depuis longtemps, liquidées en puisant à la seule source dans laquelle, à certains moments, la vie porte sur son cours torturé le souffle original et nouveau ; et c'est mourir que de le perdre au moment de son irruption) nous dira que nous construisons ainsi notre mystique, se posant lui, le pauvre, comme l'esprit qui a dépassé tous les fidéismes et les mystiques, nous tournera en dérision en nous traitant de prosternés devant les tables mosaïques, ou talmudiques, de la Bible, ou du Coran, des évangiles ou des catéchismes, nous lui répondrons que même avec ça il ne nous a pas induits à prendre la position de ·défense requise à l'inculpé et même en mettant à part l'utilité de causer des ennuis au philistin de tout temps renaissant - nous lui répondrons également que nous n'avons pas de motifs de considérer comme une offense l'affirmation qu'on peut encore attribuer à notre mouvement - tant qu'il n'a pas triomphé dans la réalité (qui précède dans notre méthode toute conquête ultérieure de la conscience humaine) - une mystique et, si l'on veut, un mythe.
Le mythe, dans ses formes innombrables, ne fut pas un délire des esprits qui avaient leurs yeux physiques fermés à la réalité - naturelle et humaine de façon inséparable comme chez Marx - mais c'est une étape irremplaçable dans l'unique voie de conquête réelle de la conscience …" ("Commentaires …" p. 169).
Bordiga a raison de considérer que la pensée mythique a en effet été une "étape irremplaçable" dans l'évolution de la conscience humaine, et que la Bible, le Coran ou la Déclaration des droits de l'homme ont été, à un certain stade de l'histoire, véritablement des produits révolutionnaires. Il est également juste de reconnaître que l'adhésion à ces "tables de la loi" est devenue contre-révolutionnaire, à une autre étape de l'histoire. Mais si elle est devenue contre-révolutionnaire dans de nouvelles circonstances historiques c'est précisément du fait de la conception selon laquelle elles étaient immuables et inchangeables. L'Islam, par exemple, estime sa révélation plus pure que celle de la Torah juive, car soutient-il, alors que cette dernière a été soumise à la révision et à la rédaction ultérieure, pas un seul mot du Coran n'a été modifié à partir du moment où l'ange Gabriel l'a dicté à Mahomet. La différence entre le point de vue marxiste du programme communiste et le mythe ou le dogme religieux est que le marxisme voit ses concepts comme le produit historique des êtres humains et donc qu'ils sont soumis à la confirmation ou l'infirmation à travers le développement historique ou l'expérience, et non pas comme la révélation, une fois pour toutes, d'une source surhumaine. En effet, il insiste sur le fait que les révélations mythiques ou religieuses sont elles-mêmes des produits de l'histoire humaine, et donc limitées dans leur portée et leur clarté, même à leurs plus hauts points de réalisation. En acceptant l'idée que le marxisme est lui-même une sorte de mythe, Bordiga perd de vue la méthode historique qu'il est capable d'utiliser si bien ailleurs.
Bien sûr, il est vrai que le programme communiste lui-même n'est pas infiniment malléable et qu'il possède un noyau immuable de principes généraux tels que la lutte des classes, la nature transitoire des sociétés de classes, la nécessité de la dictature du prolétariat et le communisme. En outre, il y a un sens dans lequel ce schéma général peut apparaître comme un éclair d'inspiration. Ainsi Bordiga peut écrire:
"Une nouvelle doctrine ne peut apparaître à un moment quelconque de l'histoire. Il y a certaines époques de l'histoire, bien caractéristiques - et même rarissimes - où elle peut apparaître, comme un faisceau de lumière éblouissante, et si l'on n'a pas reconnu ce moment crucial et fixé la terrible lumière, il est vain de recourir ensuite aux bouts de chandelle avec lesquels le pédant universitaire ou le combattant de peu de foi tentent d'éclairer leur chemin." 33
Très probablement Bordiga a en tête la période incroyablement riche des travaux de Marx qui a donné naissance aux Manuscrits de 1844 et à d'autres textes fondamentaux. Mais Marx ne considérait pas ces textes comme ses derniers mots sur le capitalisme, la lutte des classes, ou le communisme. Même si, à notre avis, il n'a jamais abandonné le contenu essentiel de ces écrits, il les considérait comme des "premières ébauches" qui devaient être mises au point et auxquelles il fallait donner une base plus solide par d'autres recherches, en lien étroit avec l'expérimentation pratique / théorique réalisée par le mouvement réel du prolétariat.
Bordiga, dans les "Commentaires…" (Page 161) souligne également un passage spécifique des Manuscrits de 1844 qui viendrait prouver leur invariance. Dans ce passage, Marx écrit que "Le mouvement entier de l'histoire est donc, d'une part, l'acte de procréation réel de ce communisme - l'acte de naissance de son existence empirique - et, d'autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir" 34
Et Bordiga ajoute que le sujet de cette conscience ne peut pas être le philosophe individuel : il ne peut être que le parti de classe du prolétariat mondial. Mais si, comme le dit Marx, le communisme est le produit de l'ensemble du mouvement de l'histoire, alors il doit avoir commencé à émerger bien avant l'apparition de la classe ouvrière et de ses organisations politiques, de sorte que la source de cette conscience doit être plus ancienne que la conscience elle-même - tout comme, dans la société capitaliste, le communisme est également plus vaste que les organisations politiques de la classe, même si ces dernières sont généralement son expression la plus avancée. En outre, étant donné que le communisme ne peut devenir clair pour lui-même, "compris et connu" que lorsqu'il devient le communisme prolétarien, c'est assurément une preuve supplémentaire que le communisme et la conscience communiste sont quelque chose qui évolue, qui n'est pas statique, mais est un processus en devenir - et donc ne peut pas être invariant.
Individu et espèce
La critique de l'individualisme a une longue histoire dans le marxisme, qui remonte aux critiques de Hegel par Marx, et en particulier à leur assaut contre Max Stirner ; et en argumentant contre le point de vue philosophique du penseur isolé, Bordiga est sur un terrain solide, citant la remarque tranchante de L'Idéologie allemande sur Saint Max dont "la philosophie se trouve dans la même relation à l'étude du monde réel que la masturbation à l'amour sexuel". Et comme nous l'avons vu, l'idée que l'ego est dans un certain sens une construction illusoire a aussi une longue histoire. Mais Bordiga va plus loin que cela. Comme nous l'avons également vu, la partie des "Tables immuables …" que nous citions plus haut, où Bordiga prédit que l'humanité communiste sera en mesure d'accéder à une sorte d'espèce ou de conscience cosmique, est intitulée "À bas la personnalité, c'est la clé". C'est comme si Bordiga voulait que l'être humain soit fondu dans l'espèce plutôt que réalisé à travers elle.
L'expérience d'un état de conscience qui va au-delà de l'ego a tendance à être une expérience de pointe plutôt qu'un état permanent, mais en tout cas, elle ne supprime pas nécessairement la personnalité. On pourrait dire que, dans l'avenir, cette forme de la personnalité en tant que masque, en tant que sorte de propriété privée, de face extérieure à l'illusion d'un moi absolu sera peut-être transcendée. Mais la nature elle-même a besoin de diversité pour pouvoir aller de l'avant, ce qui n'est pas moins vrai pour la société humaine. Même les bouddhistes ne prétendent pas que l'illumination fait disparaître l'individu. Il y a une histoire zen qui raconte comment un étudiant, approchant son professeur après avoir entendu que ce dernier avait atteint le "satori", le flash de l'éclair d'illumination, demande au maître "comment vous sentez-vous d'être illuminé ?" Ce à quoi maître répond" : "aussi misérable que d'habitude."
Et dans la même partie des "Tables immuables …", Bordiga cite la "splendide expression" des Manuscrits de 1844 qui dit que l'humanité est un être qui souffre, et que s'il ne souffre pas, il ne peut pas connaître la joie. Cet être charnel, mortel, être humain individu existera toujours dans le communisme, qui, pour Marx est "la seule société dans laquelle le développement original et libre des individus n'est pas un vain mot cesse d'être une simple phrase" (Idéologie allemande, "Le communisme comme tâche humaine". Ed La pléiade, p. 1321)
Ce sont bien sûr des questions pour l'avenir lointain. Mais les soupçons de Bordiga sur la personnalité individuelle ont des implications beaucoup plus immédiates sur la question de l'organisation révolutionnaire.
Nous savons que Bordiga a fait une critique acerbe du fétichisme bourgeois de la démocratie, parce que cette dernière est basée sur la notion fausse du citoyen isolé et sur le fondement réel d'une société atomisée par l'échange des marchandises. Les idées qu'il a développées dans le principe démocratique et ailleurs nous permettent de mettre en lumière la vacuité fondamentale des structures les plus démocratiques de l'ordre capitaliste. Mais il arrive un moment dans la pensée de Bordiga où il perd de vue ce qui était authentiquement "progressiste" dans la victoire de l'échange des marchandises sur toutes les formes plus anciennes de la société : la possibilité de critique, la pensée individuelle sans laquelle la "science positive" - que Bordiga revendique encore comme étant le point de vue du prolétariat - n'auraient pas vu le jour. Appliquée à la conception de Bordiga du parti, cette manière de penser conduit à la notion d'organisation "monolithique", "anonyme" et même "totalitaire" - termes qui ont tous été utilisés et approuvés dans les canons bordiguistes. Elle conduit à théoriser la négation de la pensée individuelle et donc des divergences internes et des débats. Et comme avec tous les régimes totalitaires, il y a toujours au moins une personne qui devient tout sauf anonyme - qui devient l'objet d'un culte de la personnalité. Et ceci est précisément ce qui a été justifié dans le Parti communiste Internationaliste dans la période d'après-guerre par ceux qui ont vu dans Bordiga le "leader brillant", le génie qui pourrait trouver des réponses à tous les problèmes théoriques posés à l'organisation (même quand il n'était pas membre du parti). C'est cette façon aberrante de penser qui est attaquée dans l'article de la GCF "Contre la conception du chef génial" 35
La contribution de Bordiga
Nous avons parfois critiqué l'idée de Bordiga qu'un révolutionnaire est quelqu'un pour qui la révolution est déjà arrivée. Dans la mesure où elle implique l'inévitabilité du communisme, ces critiques sont valables. Mais il y a aussi quelque chose de vrai dans l'affirmation de Bordiga. Les communistes sont ceux qui représentent l'avenir dans le présent, comme le pose le Manifeste communiste, et en ce sens ils mesurent le présent - et le passé - à la lumière de la possibilité du communisme. "La passion pour le communisme" de Bordiga - son insistance sur la démonstration de la supériorité du communisme sur tout ce que la société de classe et le capitalisme avait engendré - lui a permis de résister aux fausses visions du progrès capitaliste et "socialiste" qui ont été serinées à la classe ouvrière durant les années 1950 et 60 et, peut-être plus important encore, de démontrer dans la pratique que le marxisme n'est en fait pas un dogme invariant, mais une théorie vivante, car il n'y a aucun doute que les contributions de Bordiga sur le communisme enrichissent notre compréhension de celui-ci.
Plus tôt dans cet article nous nous sommes référés à la nécrologie de Damen de 1970, qui visait à évaluer la contribution politique globale de Bordiga. Damen commence par la liste de toutes les choses "que nous devons à Bordiga", par-dessus tout l'immense contribution qu'il a faite dans sa période "classique" sur la théorie de l'abstentionnisme et la relation entre le parti et la classe. Mais, comme nous l'avons vu, c'est à juste titre qu'il n'épargne aucune critique à Bordiga concernant son retrait de l'activité politique entre la fin des années 1920 et le début des années 1940, son refus de se prononcer sur tous les drames économiques et politiques qui emplissent cette période. En examinant son retour à la vie politique à la fin de la guerre, Damen est encore cinglant sur les ambiguïtés de Bordiga concernant la nature capitaliste de l'URSS. Il aurait pu aller encore plus loin en montrant comment le refus de Bordiga de reconnaître les acquis de la Fraction a conduit à une claire régression politique sur des questions clés telles que la question nationale, les syndicats et le rôle du parti dans la dictature du prolétariat. Mais ce qui manque dans le texte de Damen est une évaluation de la contribution réelle à notre compréhension du communisme que Bordiga a entreprise dans ses dernières années - une contribution que la gauche communiste doit encore assimiler, notamment parce qu'elle a, par la suite, été reprise par d'autres aux programmes douteux, tels que le courant "communisateur" (dont Camatte a été l'un des pères fondateurs), qui l'ont utilisée pour produire des résultats que Bordiga lui-même aurait certainement désavoués. Mais cela exigera un autre article, et avant cela, nous voulons nous pencher sur les autres "théories de la révolution prolétarienne" qui ont été élaborées dans les années 50, 60 et 70.
C D Ward
1 "Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution". https://fr.internationalism.org/icconline/201401/8873/apres-seconde-guerre-mondiale-debats-maniere-dont-ouvriers-exerceront-pouvoir [14]
2 Revue internationale n° 147. "Décadence du capitalisme : le boom d'après-guerre n'a pas renversé le cours du déclin du capitalisme". https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom_d_apres_guerre_n_a_pas_renverse_le_cours_du_declin_du_capitalisme.html [15]
3 https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1936/00/pannekoek_19360000.htm [16]. Voir aussi l'article référencé dans la note 1.
4 À Ustica, il a rencontré Gramsci qui avait joué un rôle central pour imposer la ligne de l'IC dans le parti italien en écartant Bordiga du leadership. À ce moment, Gramsci était déjà malade et, en dépit de leurs divergences considérables, Bordiga n'a pas hésité à prendre la défense de ses besoins de base et de travailler avec lui à la formation d'un cercle éducatif marxiste.
5 Cette plateforme a été récemment republiée en anglais sous forme d'une brochure de la Tendance Communiste Internationaliste. https://www.leftcom.org/en/adverts/2011-11-01/the-platform-of-the-committee-of-intesa-of-1925-is-now-available-once-again [17]
6 Les problèmes pratiques auxquels Bordiga a été confronté au cours de cette période étaient incontestablement considérables : il était suivi par deux agents de police partout où il allait. Néanmoins, il y a eu un aspect volontaire dans la démarche d'isolement de Bordiga vis-à-vis de ses camarades et de Damen. Une sorte de nécrologie, écrite peu après la mort de Bordiga en 1970, est très critique concernant son comportement politique : "Son comportement politique, son refus constant de prendre une attitude politiquement responsable, doivent être pris en compte au regard de ce climat particulier. Ainsi, de nombreux événements politiques, dont certains d'une grande importance historique, comme le conflit Trotsky-Staline et le stalinisme lui-même ont été dédaigneusement ignorés et sont restés sans réaction de sa part. Il en allait de même concernant notre Fraction à l'étranger, en France et en Belgique, concernant l'idéologie et la politique du parti de Livourne, la Seconde Guerre mondiale et, enfin, l'alignement de l'URSS avec le front impérialiste. Pas un mot, pas une ligne de la part de Bordiga ne sont apparus tout au long de cette période historique qui était d'une dimension plus vaste et complexe que la Première Guerre mondiale". https://www.leftcom.org/en/articles/2011-01-21/amadeo-bordiga-beyond-the-myth-and-the-rhetoric-0 [18]. (Traduit par nous). Une étude des "années d'obscurité" de Bordiga a été publiée en italien par Arturo Peregalli et Sandro Saggioro, intitulée Amadeo Bordiga. - La sconfitta e gli anni Oscuri (1926-1945). Edizioni Colibri, Milan, Novembre 1998.
7 Lire à ce propos deux articles de la Revue internationale, respectivement les numéros 36 et 90,"Le deuxième congrès du parti communiste internationaliste (Internationalisme n°36, juillet 1948)" ; https://fr.internationalism.org/rinte36/pci.htm [19] et "Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, I - La fraction italienne et la gauche communiste de France" ; https://fr.internationalism.org/rinte90/bipr.htm [20].
8 Voir l'article suivant de la Revue internationale n° 36, Le deuxième congrès du parti communiste internationaliste (Internationalisme n°36, juillet 1948). https://fr.internationalism.org/rinte36/pci.htm [19]
9 Voir en particulier dans la Revue internationale n° 127, l'article "Les années 1930 : le débat sur la période de transition". https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html [21]
10 La Gauche communiste d'Italie. Chapitre "Le Partito Comunista Internazionalista d'Italie". P 220. Ces aperçus sur les dangers potentiels émanant de l'État "prolétarien" semblent avoir été perdus, à en juger par la surprise exprimée par le délégué du PCInt / Battaglia Comunista, lors du deuxième congrès du CCI, après avoir pris connaissance d'une proposition de résolution sur l'État de la période de transition qui était basée sur les acquis de la Fraction et de la GCF. Cette résolution a finalement été adoptée lors du Troisième Congrès: https://fr.internationalism.org/rint11/periode_de_transition.htm [22]. Voir aussi la Revue internationale n° 47, "La période de transition : polémique avec le PCInt Battaglia Comunista". https://fr.internationalism.org/rinte47/polem.htm [23].
11 Dans sa préface à Russie et Révolution dans la Théorie Marxiste (Éditions Spartacus 1975), Jacques Camatte montre que le Bordiga des années révolutionnaires après la Première Guerre mondiale ne défendait pas la notion d'invariance, se référant notamment pour cela au premier article de la collection, "Les leçons de l'histoire récente", qui fait valoir que le mouvement réel du prolétariat peut enrichir la théorie, et qui critique ouvertement certaines des idées de Marx sur la démocratie et quelques-unes des prescriptions tactiques du Manifeste communiste : "le système du communisme critique doit naturellement être compris en liaison avec l'intégration de l'expérience historique postérieure au Manifeste et à Marx, et, s'il le faut, dans un sens opposé à certaines comportements tactiques de Marx et d'Engels qui se sont révélés être erronés". (p. 71)
12 Lire dans la Revue Internationale n°147, "Décadence du capitalisme : le boom d'après-guerre n'a pas renversé le cours du déclin du capitalisme". https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom... [15].
13 Lire l'article : "Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution". https://fr.internationalism.org/icconline/201401/8873/apres-seconde-guer... [14].
14 Comme souligné dans un récent article de C Derrick Varn sur le blog Symptomatic Commentary, "The brain of society: notes on Bordiga, organic centralism, and the limitations of the party form" (), Bordiga semblait réticent à abandonner la notion de parti non seulement se maintenant durant la phase la phase supérieure du communisme mais également y agissant comme l'incarnation du cerveau social. https://symptomaticcommentary.wordpress.com/2014/08/19/the-brain-of-society-notes-on-bordiga-organic-centralism-and-the-limitations-of-the-party-form/ [24].
15 Amadeo Bordiga. 1965. "Considérations sur l'activité organique du parti lorsque la situation générale est historiquement défavorable". https://www.quinterna.org/lingue/francais/historique_fr/consid%C3%A9rati... [25]
16 Voir en particulier dans la Revue internationale n° 70, " Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle. L'aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation ". https://fr.internationalism.org/rinte70/communisme.htm [26] ; dans la Revue internationale n° 75 "L'étude du Capital et des fondements du communisme".
17 Intitulé, "À Janitzio, ils n'ont pas peur de la mort."
18 Voir également un article précédent de la Revue internationale n° 81 dans la série "Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle. Marx de la maturité : communisme du passe, communisme de l'avenir". https://fr.internationalism.org/rinte81/comm.htm [27].
19 Une exposition assez claire de la conception de Bordiga du socialisme peut être trouvée dans un article d'Adam Buick du Parti socialiste de Grande-Bretagne qui, malgré ses nombreux défauts, a toujours très bien compris que le socialisme signifie l'abolition du travail salarié et de l'argent. https://libcom.org/library/bordigism-adam-buick [28]
20 Voir dans la Revue internationale n° 111, dans la série "Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire", l'article "Trotski et la "culture prolétarienne"".
21 Voir dans la série "Le communisme une nécessité matérielle", l'article de la Revue internationale n° 71, "Le communisme : véritable commencement de la société humaine" ; https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm [29].
22 Lire dans la Revue internationale n° 150, "Le communisme primitif et le rôle de la femme dans l'émergence de la culture [30]" et dans la Revue internationale n° 151, l'article "le communisme primitif et le rôle de la femme dans l'émergence de la solidarité" ; https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6967/a-propos-du-livre-communisme-primitif-nest-plus-ce-quil-etait-ii-co [31].
23 Revue internationale n° 71. https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm; [32]
24 Manuscrits économiques et politiques de 1844. "Propriété privée et communisme". 3. https://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/manuscrits_1844/Manuscri... [33]
25 Freud, New Introductory Lectures, London 1973, p 117. Notre traduction.
26 Erich Fromm, Bouddhisme Zen et psychanalyse, 1960, chapitre "Dé-refoulement et illumination". Éditions Quadrige / PUF. Fromm, un descendant de l'école de Francfort qui a également beaucoup écrit sur les premiers écrits de Marx, considère aussi que le véritable but de la psychanalyse (qui ne pourrait être atteint à grande échelle que dans une "société saine"), n'est pas seulement de soulager les symptômes névrotiques ou de subordonner les instincts au contrôle intellectuel, mais de rendre l'inconscient conscient et d'accéder ainsi à la vie non réprimée. Il définit ainsi la méthode de la psychanalyse par rapport à cet objectif : "elle examine le développement psychique d'un individu depuis son enfance et s'efforce de faire revivre en lui les premières afin de l'aider à expérimenter ce qui est, pour le moment, maintenant refoulé. Elle procède en découvrant pas à pas les illusions sur le monde qui habitent l'individu, pour diminuer les distorsions parataxiques et les intellectualisations aliénantes. L'individu qui suit ce processus, en devenant de moins en moins un étranger à lui-même, devient moins de moins en moins étranger au monde ; puisqu'il est entré en contact avec son univers intérieur, il est entré en contact avec l'univers extérieur. La fausse conscience disparaît, et avec elle la polarité conscient-inconscient" (Chapitre "Dé-refoulement et illumination". Ailleurs (un peu avant le passage cité), il compare cette méthode avec celle du Zen, qui utilise différents moyens, mais aussi passe par une série de petites réalisations ou "satoris" vers un niveau qualitativement plus élevé d'être dans le monde.
27 Voir la collection Murdering the Dead : Amadeo Bordiga sur le capitalisme et d'autres catastrophes, Antagonisme Press, Revue 2001. Voir aussi notre article sur les inondations en Grande-Bretagne qui se penche sur la notion de Bordiga du rôle de la destruction dans l'accumulation capitaliste: http: //en.internationalism. org / Révolution Inte / 201403/9567 / inondation-forme-choses-vient
28 Espèce Humaine et Croûte Terrestre, Petite Bibliothèque Payot, p168
29 Le programme révolutionnaire immédiat. https://www.sinistra.net/lib/upt/prolac/muue/muueapebuf.html [34].
31 Revue internationale n°°14. "Une caricature de parti : le parti bordiguiste". https://fr.internationalism.org/rinte14/pci.htm [36].
32 "L'invariance historique du Marxisme". https://www.sinistra.net/lib/bas/progco/qioe/qioennobef.html [37].
33 Idem.
34 Manuscrits économiques et politiques de 1844. Propriété privée et communisme. 1.
35 Lire dans la Revue internationale n° 33, l'article "Problèmes actuels du mouvement ouvrier - Extraits d'Internationalisme n°25 (août-1947) - La conception du chef génial" ; https://fr.internationalism.org/rint33/Internationalisme_chef_genial.htm [38]
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/ir158_french.pdf
[2] https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus4.htm
[3] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe
[4] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
[5] https://fr.internationalism.org/tag/5/50/etats-unis
[6] https://fr.internationalism.org/tag/30/475/donald-trump
[7] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/elections-aux-etats-unis
[8] https://www.lutte-ouvriere.org/clt/documents-archives-cercle-leon-trotsky-article-afrique-du-sud-de-l-apartheid-au-9666.html
[9] https://fr.internationalism.org/tag/5/434/afrique-du-sud
[10] https://www.marxists.org/francais/bios/kautsky.htm
[11] https://www.marxists.org/francais/bios/axelrod.htm
[12] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/troisieme-internationale
[13] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/rosa-luxemburg
[14] https://fr.internationalism.org/icconline/201401/8873/apres-seconde-guerre-mondiale-debats-maniere-dont-ouvriers-exerceront-pouvoir
[15] https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom_d_apres_guerre_n_a_pas_renverse_le_cours_du_declin_du_capitalisme.html
[16] https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1936/00/pannekoek_19360000.htm
[17] https://www.leftcom.org/en/adverts/2011-11-01/the-platform-of-the-committee-of-intesa-of-1925-is-now-available-once-again
[18] https://www.leftcom.org/en/articles/2011-01-21/amadeo-bordiga-beyond-the-myth-and-the-rhetoric-0
[19] https://fr.internationalism.org/rinte36/pci.htm
[20] https://fr.internationalism.org/rinte90/bipr.htm
[21] https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html
[22] https://fr.internationalism.org/rint11/periode_de_transition.htm
[23] https://fr.internationalism.org/rinte47/polem.htm
[24] https://symptomaticcommentary.wordpress.com/2014/08/19/the-brain-of-society-notes-on-bordiga-organic-centralism-and-the-limitations-of-the-party-form/
[25] https://www.quinterna.org/lingue/francais/historique_fr/consid%C3%A9ration.htm
[26] https://fr.internationalism.org/rinte70/communisme.htm
[27] https://fr.internationalism.org/rinte81/comm.htm
[28] https://libcom.org/library/bordigism-adam-buick
[29] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm
[30] https://fr.internationalism.org/content/5473/a-propos-du-livre-communisme-primitif-nest-plus-ce-quil-etait-i-communisme-primitif-et
[31] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6967/a-propos-du-livre-communisme-primitif-nest-plus-ce-quil-etait-ii-co
[32] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm;
[33] https://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/manuscrits_1844/Manuscrits_1844.pdf
[34] https://www.sinistra.net/lib/upt/prolac/muue/muueapebuf.html
[35] https://www.marxists.org/francais/bordiga/works/1956/08/bordiga_19560824.htm
[36] https://fr.internationalism.org/rinte14/pci.htm
[37] https://www.sinistra.net/lib/bas/progco/qioe/qioennobef.html
[38] https://fr.internationalism.org/rint33/Internationalisme_chef_genial.htm
[39] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne
[40] https://fr.internationalism.org/tag/30/505/amadeo-bordiga
[41] https://fr.internationalism.org/tag/30/506/onorato-damen
[42] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/battaglia-comunista
[43] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/bordiguisme
[44] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/communisme-necessite-materielle
[45] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/communisme