La manifestation nationale du 24 juin, troisième de l’année contre la réforme des retraites, a révélé une colère grandissante dans la classe ouvrière : 800 000 à 2 millions de manifestants pour une mobilisation de la seule fonction publique et à la veille des vacances ! Pourtant, Eric Woerth est resté droit dans ses bottes, comme Juppé en 1995, et a persisté à dire qu’il s’agissait de “sauver notre système de retraite” (1).
La réforme des retraites n’explique pas à elle seule ce mécontentement général, elle s’ajoute à tout un contexte marqué par des attaques tous azimuts contre tous les secteurs et toutes les générations : budgets sociaux de plus en plus rabougris, conditions draconiennes imposées aux 4 millions de chômeurs pour mieux les rayer des listes du Pôle emploi, mesures répressives d’une brutalité inouïes sur les sans-papiers et les immigrés, contrôles et gardes à vue renforcés de la population, vagues de licenciements récurrentes, conditions de travail de plus en plus ahurissantes qui se concrétisent notamment par des vagues de suicides dus au travail, etc.
Dans ce contexte, les discours gouvernementaux et présidentiels cumulent les mensonges les plus énormes et le mépris le plus total envers les salariés. Ces discours, de même que les attaques anti-ouvrières répétées dont la gauche fut en son temps le fer de lance, ne sont pas bien sûr l’apanage spécifique de ce gouvernement de droite. Mais le “style” Sarkozy (promesses jamais tenues et déclarations sans cesse contradictoires, effets de manche dérisoires, comme lors du dernier sommet des G8-G20 à Toronto (2), politique économique ouvertement aux basques de la haute finance voire de la jet-set), s’il fait les choux gras des comiques et de certains médias, ne peut de toute façon qu’accroître chaque jour un peu plus le sentiment général que les hauts dirigeants, non seulement en mettent plein la figure à la classe ouvrière, mais se moquent d’elle.
Face à cela, la bourgeoisie et ses médias cherchent à mettre un écran de fumée en focalisant l’attention sur de grandes affaires. Le barouf autour de la déculottée de l’équipe de France de football avait pour objectif, faute d’avoir une équipe “qui gagne”, de faire diversion avant les vacances. Mais cela n’a fait qu’exaspérer encore plus les esprits dans les rangs de la classe ouvrière et cette impression d’être profondément méprisée et gouvernée par des crapules. Le jour même de la manifestation, l’Elysée était en cellule de crise… à la rescousse du soldat Henry (ex-capitaine déchu de l’équipe de foot française), celui-là même qui a “sauvé” la France contre l’Irlande en faisant une main, donc une tricherie ! Tout un symbole. Encore mieux, le même ministre qui nous appelle sans sourciller à nous serrer la ceinture et devait assainir le système financier, et en particulier pourchasser ceux qui cachent leur argent en Suisse, est impliqué dans une des affaires financières des plus énormes.
Et la “grande” mesure tape à l’œil et populiste sarkozienne consistant à réduire le train de vie des ministres et autres secrétaires d’Etat (qui est une goutte d’eau dans l’océan du déficit budgétaire), sera loin de réussir à redorer le blason du gouvernement et à faire baisser la colère des travailleurs.
Cette politique de rigueur que mène la bourgeoisie française n’est pas une particularité de l’Hexagone. C’est partout, dans tous les pays, que la classe ouvrière est massivement attaquée par des Etats aux abois face à la gravité de la crise capitaliste.
En Allemagne, après le passage de la retraite à 67 ans, le gouvernement a mis en route un “plan d’économie” de 80 milliards d’euros, qui va frapper essentiellement les chômeurs de longue durée, les “bénéficiaires” des aides sociales comme les familles les plus démunies, etc.
En Grande-Bretagne, afin de réduire son déficit budgétaire, le nouveau gouvernement conservateur ne s’est pas attardé pour commencer à appliquer le “budget d’urgence” concocté par la gauche avec la réduction de 7 milliards d’euros en direction des “dépenses sociales” et des cinq millions de salariés de la fonction publique.
Au Portugal, le gouvernement de Socrates a annoncé des hausses d’impôts et des coupes budgétaires venant s’ajouter au gel des salaires pour quatre ans dans la fonction publique. En Espagne aussi, hausses d’impôts et réductions des budgets sociaux sont en marche, avec l’adjonction d’une réforme du marché du travail consistant à “assouplir” les droits des licenciements.
En Italie, c’est le gel des salaires des fonctionnaires pour trois ans, assorti d’une réduction de 10 % des budgets ministériels et de coupes claires dans les fonds dont bénéficient les collectivités locales.
En Grèce, non content d’avoir opéré une attaque massive sur les salaires dans la fonction publique et sur les retraites (âge légal de départ reporté à 65 ans et baisse des pensions de 3 à 10 %), “au titre de la solidarité” ( !), le gouvernement a sorti de son chapeau de nouvelles mesures. De “nouvelles” “relations du travail” prévoient ainsi une réduction de 50 % de l’indemnité de licenciement agrémentée d’une augmentation de 5 % du seuil des licenciements et de la suppression du droit unilatéral pour recourir à un arbitrage en cas de conflit : autrement dit, il faudrait attaquer son patron avec son accord !
Et le gouvernement grec s’attaque aussi aux jeunes pour lesquels des salaires minima spécifiques vont être mis en place : 80 % du salaire minimum (592 euros) pour les moins de 21 ans et 85 % (629 euros) pour les moins de 25 ans.
Tout cela seulement en Europe car il serait trop long d’édifier la liste des projets de cures d’austérité qu’envisagent les différents Etats-patrons partout dans le monde.
Ces “projets” de la bourgeoisie ne restent cependant pas sans réponse de la part de la classe ouvrière. Ainsi, le mois de juin a vu un véritable déferlement de manifestations en Europe montrant que la combativité ouvrière va crescendo.
Les dirigeants capitalistes aimeraient se rassurer et ne voir là que l’expression d’une grogne, “compréhensible” certes, mais au fond passagère. Un “analyste” politique grec étalait par exemple cette sacro-sainte vérité bourgeoise révélée par le bon docteur Coué et consistant à se dire qu’il suffit d’y croire pour que ce soit vrai : “Plutôt que de couler, les Grecs ont accepté de s’entasser dans des canots de sauvetage, ils ne sont évidemment pas contents mais ils rament.”
“Evidemment”, les mesures passent car la classe ouvrière n’a pas construit un rapport de force suffisant pour pouvoir s’opposer efficacement aux attaques qui la laminent actuellement. Les manifestations auxquelles elle participe de plus en plus massivement et simultanément dans de nombreux pays lui permettent d’exprimer dans la rue sa colère. Mais cela ne suffit et ne suffira pas pour faire reculer les mesures gouvernementales et/ou patronales. Il lui faut en effet développer des luttes encore plus massives, intégrant tous les secteurs, chômeurs comme actifs, élargir au maximum son combat et ne pas en rester à des manifestations sporadiques à l’issue desquelles tout le monde rentre chez soi, tandis que d’autres sont ou se mettent en grève, chacun dans leur coin (3). Les journées d’action isolées, sans lendemain et sans véritables échanges ni discussions, sont le pain béni de la bourgeoisie pour mieux faire passer les attaques anti-ouvrières ; car elles défoulent une certaine combativité et donnent le sentiment illusoire “d’avoir fait quelque chose”.
Et c’est aux syndicats qu’appartient ce rôle d’entretenir ces illusions et donc d’apparaître comme ceux qui mèneraient véritablement le combat, que leur auraient “délégué” les ouvriers. En réalité, ce sont eux qui s’efforcent de contenir la riposte ouvrière, de la diviser et la saucissonner, par catégories, secteurs, etc., et de la stériliser par tous les moyens. Il ne faut pas voir d’autre objectif dans le fait que Force Ouvrière ait fait cavalier seul sur les retraites, se payant le luxe d’avoir l’air plus radicale par l’organisation d’une grève “interprofessionnelle” contrairement aux manifestations plus “corporatistes” de la fonction publique organisées par les autres syndicats. Cependant, leur marge de manœuvre, leur crédibilité et leur capacité à permettre que les mesures passent sans se dévoiler sont d‘autant moins grandes que la conscience de la nécessité de se battre prend corps chaque jour plus puissamment dans les rangs ouvriers. Autrement dit, jusqu’où pourront-ils faire leur travail de sape et continuer à prétendre faire en sorte de défendre les ouvriers tout en sabotant les grèves et les potentialités de la lutte ? D’ailleurs, leurs discours révèlent cette inquiétude comme l’indique cette citation rapportée par les Echos du 25 juin : “Réorganisation de l’Etat, retraites, salaires... Tout se cumule. On atteint un niveau de colère comme nous n’en avons jamais connu dans la fonction publique”, prévient la CGT. Les syndicats ne se font pas d’illusion sur l’issue des discussions, mais tous évoquent des actions à la rentrée. “La messe ne sera pas dite avec la trêve estivale”, prévient la CGT.”
La journée d’action prévue pour le 7 septembre, alors que, depuis des années, c’est en octobre que les syndicats commençaient leur timide et fragile “rentrée sociale”, s’annonce donc comme un pare-feu syndical, face à une classe ouvrière qui supporte de moins en moins qu’on lui marche dessus.
Il n’y a pas d’illusions à avoir. La “reprise économique” qui prétendument pointe à l’horizon est une vue de l’esprit bourgeois. Il n’y aura même pas de “redémarrages” ici ou là, mais un approfondissement inéluctable de pans entiers de l’économie mondiale dans le marasme, avec les conséquences les plus désastreuses. Aussi, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, au niveau international, s’annonce comme une implacable nécessité. Il faut se donner les moyens de gagner ce combat crucial pour toute l’humanité.
Mulan (2 juillet)
1) La toute dernière publicité propagandiste, diffusée en boucle à la télévision, intitulée “Réussissons une réforme juste” et qui met en scène des “citoyens types” vantant la réforme des retraites, est d’ailleurs aussi cynique que ridicule.
2) Content de lui comme toujours, Sarkozy, Rolex au poignet, s’est félicité d’avoir fait progresser l’idée d’une taxe sur les banques, qui rapporterait un milliard d’euros, c’est-à-dire juste le montant de la dépense occasionnée par cette seule rencontre du G8 et du G20.
3) Lire notre article dans ce numéro qui rappelle le mouvement de grève massive des ouvriers de Pologne en 1980, il y a 40 ans. Cette lutte est riche de leçons pour les luttes à venir ! Elle montre en particulier comment la classe ouvrière peut prendre elle-même ses luttes en main, sans les syndicats, et établir un rapport de force favorable en développant son unité et sa solidarité.
Le 31 mai dernier, l’attaque israélienne contre la “flottille de la liberté” affrétée par la Turquie pour apporter une aide soi-disant humanitaire aux habitants de la bande de Gaza a défrayé la chronique. L’événement en lui-même a été en effet particulièrement choquant : une des armées les plus modernes et les mieux entraînées du monde tuant sans vergogne des militants pro-palestiniens désarmés. Et pour en rajouter dans le cynisme, les responsables israéliens prétexteront le recours à “l’auto-défense” contre des barres de fer ou... des couteaux suisses !
Toute une polémique a eu lieu, et a encore lieu, autour du nombre réel des victimes, tous les témoins de l’attaque affirmant qu’il y a eu bien plus que neuf morts (la plupart tués par plusieurs balles à bout portant) et soixante blessés (dont quelques-uns croupissent encore en prison en Israël), certains blessés étant même jetés par-dessus bord. Quel que soit le nombre réel de morts et de blessés, ce qui a marqué les esprits, c’est la violence de l’armée israélienne, totalement disproportionnée par rapport à la “menace” réelle que représentait ce convoi.
Pour justifier ce raid, Benyamin Netanyahou a déclaré juste après les événements : “Nos soldats devaient se défendre pour défendre leur vie.” “Ils ont été assaillis, matraqués, ils ont été battus, poignardés, on rapporte même qu’il y a eu des coups de feu et nos soldats devaient se défendre, défendre leur vie, sinon ils auraient été tués”, tout en affirmant sans honte “Nous voulons aller le plus rapidement possible vers des discussions directes puisque le genre de problème que nous avons avec les Palestiniens peut être résolu pacifiquement si nous nous asseyons ensemble à la même table.” De telles déclarations sont pitoyables et, de fait, Tsahal et l’Etat d’Israël se sont trouvés ridiculisés et montrés du doigt par la “communauté internationale”.
De son côté, pour en rajouter dans le style provocateur, le chef de la mission de liaison et de coordination pour l’enclave palestinienne, le colonel Moshe Levi, a convoqué une conférence de presse et affirmé qu’il n’y avait pas de pénurie de nourriture ni de marchandises dans la bande de Gaza : “La flottille devant se rendre à Gaza est un acte provocateur et inutile dans les conditions actuelles de la bande de Gaza, où la situation humanitaire est bonne et stable”, ajoutant qu’Israël permet que bien des produits soient introduits à Gaza et “restreint seulement l’accès de ceux qui pourraient servir à faire avancer les activités terroristes du Hamas”.
1,5 million d’habitants vivant dans 378 km2, préparant leur cuisine ou faisant leur toilette avec des eaux usées et souillées, parfois contraints d’en boire, soumis à des bombardements réguliers de l’armée israélienne qui teste ses drones et autres armes dernier cri sur eux (1) : voilà quelques aspects du quotidien des Gazaouis. Les poubelles s’entassent au point où l’on enseigne aux enfants dans les semblants d’école comment les recycler en bijoux ou autres babioles, à la fois pour tenter de diminuer les masses d’ordures qui dévorent tous les quartiers, pour occuper les “petits” et espérer grappiller quelques sous dans l’économie locale.
Que ce soit dans la bande de Gaza ou en Cisjordanie, le sol et le sous-sol, donc la nappe phréatique, sont abondamment pollués. D’abord par le confinement des décharges, par le non-traitement des eaux usées, et par les émanations et les résidus des milliers de tonnes de bombes au phosphore, à l’uranium appauvri, et à une trentaine d’autres métaux toxiques lourds qu’Israël a déversés depuis des années. Ainsi, les corps des victimes directes de l’offensive “Plomb durci” de janvier 2009 ont montré des taux élevés d’uranium, de zinc, de mercure, de cobalt et d’autres produits cancérigènes. Depuis de nombreuses années, la production agricole en est irrémédiablement contaminée, ainsi que les quelques arbres que l’armée n’a pas brûlés au phosphore blanc, tout cela et le reste entraînant un nombre de plus en plus important de cancers, d’insuffisances rénales et de malformations à la naissance. Telle est la situation humanitaire dramatique de ceux qui vivent en Palestine, otages de toutes les cliques impérialistes qui répandent depuis 40 ans un souffle de mort ! En attendant chaque matin pire que la veille, la colère gronde de plus en plus dans cette génération de jeunes qui n’ont vécu que l’occupation israélienne et la vie misérable des camps, et dont un des “passe-temps” favoris, pour cause de manque totale de perspective, est le caillassage des troupes israéliennes, comme à Jérusalem, ou encore l’enrôlement dans un groupe terroriste pour servir de kamikaze.
Ce qui s’est passé le 31 mai est un nouvel épisode de cette guerre qui dure depuis des décennies, non pas seulement entre Israéliens et Palestiniens, mais aussi et surtout entre les différentes puissances, petites ou grandes, qui ont un intérêt quelconque à défendre telle ou telle fraction.
Ainsi, l’IHH (“Fondation pour les Droits de l’homme et les Libertés” et très bien implantée en Turquie dans les municipalités proches de l’AKP, parti islamiste au pouvoir depuis 2002), à laquelle le gouvernement turc a prêté ses services pour l’affrètement des navires, est une organisation proche du Hamas. Elle possède même un bureau de représentation à Gaza et a déjà organisé d’autres convois vers les territoires palestiniens.
Devant ce convoi “humanitaire” dont l’arrivée provocatrice avait été à dessein particulièrement médiatisée, l’Etat israélien n’avait donc que de “mauvais choix” : soit laisser passer les bateaux et offrir une victoire aux islamistes du Hamas, soit intervenir par la force en affirmant sa volonté d’être le seul détenteur du contrôle de la bande de Gaza. Cette intervention musclée se voulait exemplaire pour le gouvernement israélien. Cette attitude n’a provoqué qu’une levée de boucliers et n’a contribué qu’à isoler davantage l’Etat hébreu sur la scène internationale. Cet épisode lamentable n’a pas affecté que l’image de l’Etat d’Israël mais aussi celle de son tuteur, les Etats-Unis. Et cela tombait mal.
La grande puissance américaine, dont le crédit international, tant commercial que politique, est en perte de vitesse, en particulier aux yeux de l’ensemble des pays arabes comme dans ceux à composante musulmane importante, a pris une nouvelle claque avec cette attaque israélienne sur la “flotille de la liberté”. Les Etats-Unis n’ont pu émettre qu’un faible murmure de protestation face à cette erreur de son allié principal dans la région. Le Grand Moyen-Orient qui devait aller du Maghreb jusqu’au Pakistan et dont rêvait en 2003 George W. Bush, se prenant pour un Lawrence d’Arabie moderne, s’est révélé être un piteux fiasco, et l’Empire américain n’est plus que celui de toons impuissants, creusant chaque jour un peu plus leurs propres tombes.
Dans l’affaire, ressort le rôle prépondérant pris par l’Etat turc qui a organisé le convoi maritime présenté comme une “initiative humanitaire”. Cela s’est illustré par les propos offensifs du Premier ministre Erdogan et de son ministre des Affaires étrangères : “Les agissements d’Israël ne resteront pas impunis. La communauté internationale doit agir...” La Turquie, qui prétend porter secours aux populations palestinienne, ne se livre là qu’à un racolage sans vergogne au service de sa propre propagande et de ses propres intérêts impérialistes.
Jusqu’à une époque récente, la Turquie était un des rares alliés d’Israël, via les Etats-Unis, dans le monde musulman ; aujourd’hui, elle se fait le chantre de la guerre contre le sionisme et se fait fort de jouer un rôle important au Moyen et au Proche-Orient.
La décrédibilisation et l’affaiblissement grandissants à l’échelle mondiale des Etats-Unis sont la toile de fond d’une nouvelle donne qui s’organise dans cette région de la planète.
L’axe Iran-Syrie qui prévalait encore il y a quelques mois et se concrétisait par une aide de ces pays au Hezbollah et au Hamas s’est agrandi de la Turquie. Une Turquie qui voit d’un œil de plus en plus mauvais l’indépendance du Kurdistan irakien (2) et le soutien économique que lui apporte Washington, comme le soutien de cette dernière aux Kurdes iraniens. L’Etat américain cherche à brider de ce fait les velléités impérialistes d’Ankara sur son propre Kurdistan, tout en laissant une plus grande latitude aux indépendantistes kurdes, en particulier ceux qui sont le plus proche des zones de l’Est de l’Anatolie qu’elle a de tous temps essayé de mettre au pas. Cette orientation impérialiste des Etats-Unis rapproche la Turquie, la Syrie et l’Iran, d’autant que ces trois pays ont été tenus à l’écart des décisions politiques américaines concernant l’Irak, son invasion et la gestion de la crise présente et à venir. De plus, pour la Turquie, son agrégation à cet axe lui donne une bouffée d’oxygène face aux atermoiements de l’Union européenne devant ses demandes d’intégration (3).
Mais à ce nouvel axe, il faut de surcroît ajouter la Russie, qui n’attendait que cela pour proposer ses bons offices contre le grand parrain américain. Ainsi, si trois Etats leaders au Proche-Orient sont entrés dans une phase d’intense coopération, et en quelques mois ont ouvert leurs frontières et libéralisé leurs échanges à marche forcée, la Russie en est partie prenante. En quelques mois, Ankara et Moscou ont abrogé la nécessité de visas pour leurs ressortissants. Ainsi un Turc peut entrer sans formalité en Russie alors qu’il n’y est toujours pas autorisé ni aux Etats-Unis, ni dans l’Union européenne, bien que la Turquie soit membre de l’OTAN et candidate à l’UE. Moscou se fait encore le chantre du rapprochement entre le Hamas et le Fatah, et mieux vendre ses missiles RPG et S-300 qui transpercent les chars israéliens (et dont elle va fournir l’Iran contre d’éventuels bombardements américains). C’est tout bénéfice pour Medvedev et Poutine. Les sociétés russes Rosatom et Atomstroyexport, qui terminent la construction d’une centrale nucléaire civile en Iran (à Bushehr) et sont en discussion pour de nouvelles, vont en construire une autre en Turquie pour 20 milliards de dollars. Un projet similaire est à l’étude en Syrie. En outre, Stroitransgaz et Gazprom vont assurer le transit du gaz syrien vers le Liban, Beyrouth étant empêché par son voisin israélien d’exploiter ses importantes réserves off shore (4). Mais la Russie a surtout consolidé une position militaire en prenant livraison de sa nouvelle base navale en Syrie. Celle-ci lui permettra de rétablir l’équilibre en Méditerranée dont elle est douloureusement absente depuis la dissolution de l’URSS.
Le retrait américain d’Irak n’en finit pas, la guerre en Afghanistan s’enlise et se répand au Pakistan. L’Iran est aujourd’hui en ligne de mire et, semble-t-il, de plus en plus sérieusement. Avec les échecs répétés et l’isolement tant d’Israël au Moyen-Orient que des Etats-Unis dans le monde, l’histoire s’accélère. Et ce qui pouvait apparaître comme peu probable il y a encore un an, ou moins, devient tangible. Deux semaines après l’attaque de la flottille de l’IHH, on n’a pas vu un apaisement des tensions guerrières, malgré les discours de Tel-Aviv sur l’élargissement du passage aux convois humanitaires vers Gaza. Au contraire. Douze navires de guerre américains faisaient route via le canal de Suez vers le Golfe persique, tandis que plusieurs sous-marins nucléaires israéliens capables d’atteindre n’importe quelle cible en Iran prenaient le même chemin. Pour l’instant, il s’agit de menaces cherchant à donner une valeur concrète aux discours d’Obama contre Téhéran. Mais le contexte international et les tensions impérialistes sont tels qu’on ne peut exclure un dérapage ou un nouvel épisode plus “planifié” de la fuite en avant délirante vers la guerre que connaît ce monde capitaliste décomposé.
Wilma (28 juin)
1) Les armes, particulièrement les drones tels le Heron, vendues par Israël à l’Union européenne ou aux États-Unis pour la guerre en Afghanistan, ou encore comme ceux qui ont servi dans la guerre entre la Géorgie et l’Abkhazie en 2008, ont comme argument majeur de vente qu’il sont “déjà testés pour la guerre”, c’est-à-dire dans les territoires occupés.
2) De plus, il faut savoir qu’au niveau économique, et en même temps militaire, c’est Israël qui se taille la part du lion au Kurdistan irakien, et devient de ce fait un concurrent direct de la Turquie.
3) L’attaque de la flottille humanitaire du 31 mai a encore eu pour répercussion que le IIe sommet de l’Union pour la Méditerranée chère au nain de jardin de l’Elysée a été repoussé en novembre, cette union préconisant entre autres délires l’intégration d’Israël au maintien de la paix en Méditerranée. Après que le Ier sommet a été complètement plombé par l’attaque israélienne sur Gaza... La droite française mérite une fois de plus son titre de plus bête du monde.
4) On voit que la “guerre à l’énergie” prend une tournure de plus en plus prégnante et dramatique autour de l’Iran, mettant réellement en difficulté la politique et poussant Washington à faire de nouvelles erreurs. Ainsi, Téhéran a signé avec le Pakistan un accord d’une valeur de 7 milliards de dollars, qui lance la construction d’un gazoduc allant de l’Iran au Pakistan. Un projet qui remonte à 17 ans, jusqu’ici bloqué par les États-Unis. Malgré cela, l’Iran a déjà réalisé 900 des 1500 km de gazoduc, du gisement de South Pars jusqu’à la frontière avec le Pakistan, qui en construira 700 autres. C’est un couloir énergétique qui, à partir de 2014, fera arriver chaque jour au Pakistan depuis l’Iran, 22 millions de mètres cube de gaz. La Chine est aussi disponible pour l’importation du gaz iranien : la China Petroleum Corporation a signé avec l’Iran un accord de 5 milliards de dollars pour le développement de ce gisement de South Pars. Pour l’Iran c’est donc un projet d’importance stratégique : le pays possède les plus grandes réserves de gaz naturel après celles de la Russie, et elles sont en grande partie encore à exploiter ; à travers le couloir énergétique vers l’Est, l’Iran peut défier les sanctions voulues par les États-Unis. Il a cependant un point faible : son plus gros gisement, celui de South Pars, est offshore, situé dans le Golfe Persique. Il est donc exposé à un blocus naval, comme celui que les États-Unis peuvent exercer en s’appuyant sur les sanctions décidées au Conseil de sécurité de l’ONU.
Dans son dernier livre, Le Quai de Ouistreham, la journaliste Florence Aubenas nous dévoile la vérité crue et effroyable de la vie des travailleurs précaires.
En 2009, elle s’est fait passer pour une chômeuse à la recherche d’un emploi en Basse-Normandie. Sa motivation ? “La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. Tout donnait l’impression d’un monde en train de s’écrouler. Et pourtant, autour de nous, les choses semblaient toujours à leur place.” Son but ? Décrocher un CDI. Elle l’obtiendra au bout de 6 mois de galères : “les conditions sont miraculeuses […] : un contrat de 5 h 30 à 8 h le matin, payées au tarif de la convention collective, 8,94 euros de l’heure” (sic !). Cela donne le ton quant aux conditions de vie des millions de chômeurs ou travailleurs précaires : on en vient à nommer “miraculeux” un pauvre contrat qui ne permet de travailler que 2h30 par jour, à peine plus que le SMIC !
Son parcours commence “naïvement” (selon ses propres mots) par les boîtes d’intérim. Florence Aubenas y arrive en précisant fièrement “J’accepterai tout”. “Ici, tout le monde accepte tout” lui répond-on ! Rapidement, elle en a fait le tour. Rapidement elle les connaît toutes. Rapidement, elle comprend qu’elle n’a aucune chance d’obtenir un emploi en ces temps de crise : elle n’a pas travaillé depuis 20 ans… elle n’a aucune expérience professionnelle… elle n’est pas un profil “fiable” pour l’intérim…
S’ensuit le Pôle emploi, une expérience des plus traumatisantes. Tout y est organisé afin de s’y sentir mal. Les locaux sont tristes, on est mal installé pour les recherches d’emploi, il y a peu d’ordinateurs et un seul est relié à une imprimante qui fonctionne. Un écran télé diffuse en boucle le même slogan ignobles : “Vous avez des droits, mais aussi des devoirs. Vous pouvez être radiés.” Radié… L’Etat veut graver cette menace dans les esprits, véritable épée de Damoclès… Plus d’allocations, plus de droits, plus rien… le vide… le néant… Tout est fait pour culpabiliser les ouvriers, pour leur faire croire que s’ils sont radiés, c’est entièrement de leur faute. “Vous avez des devoirs”. Entendez : “il est normal de faire quelques efforts pour rechercher un emploi, vous qui vivez au crochet des honnêtes travailleurs et êtes payés à ne rien faire.” Non ! Toutes ces contraintes imposées par le gouvernement n’ont qu’un seul et même but : radier un maximum de chômeurs, pour faire mentir les chiffres du chômage et faire des économies.
Au fil des pages, la recherche d’emploi devient un parcours du combattant usant et écœurant.
Tout commence avec le premier rendez-vous. Le conseiller annonce à Florence Aubenas qu’elle doit avoir le second rendez-vous dans les 24 h, sinon…
Le second rendez-vous ne durera pas plus de vingt minutes, nouvelles directives “d’en haut”. Les conseillers parlent entre eux “d’abattage”.
Et puis, il y a le rendez-vous mensuel, “une obligation fixée par l’administration”, quitte à débourser de gros frais de transports. “Devant l’accueil, une chômeuse attend, fâchée ça va de soi, mais de manière muette, avec des yeux de reproche. On la sent gonflée de griefs qu’elle n’ose pas exprimer, et qui cheminent en elle depuis longtemps. Elle doit penser sans cesse à ses convocations à l’agence, surtout la nuit. Elle sont obligatoires une fois par mois, toute la journée y passe, elle le sait, il faut venir en bus depuis Dives pour être reçue vingt minutes à Pôle emploi – et parfois même dix, comme la dernière fois. Dans un bureau ouvert à tout vent, un conseiller qui soupire d’autant plus qu’il ne lui proposera rien. Et pendant ce temps, sur toutes les chaînes, elle entend les politiques expliquer que les chiffres du chômage ne sont pas si mauvais. C’est à devenir fou.”
Et il y a encore les stages aux thèmes “bidons” (1) qui finissent par “être pire qu’un travail”. Là, on se présente chacun à son tour, on raconte son douloureux parcours, et puis plus grand chose… Quand le stage “apprendre à rédiger un CV” se termine, aucun matériel n’est prévu pour taper ni imprimer les nouveaux CV rédigés ! Quand il faut se déplacer à “une réunion spéciale d’information”, il apparaît assez vite “que Pôle emploi n’a en réalité, rien à annoncer à cette réunion” ! Un des conseillers finit d’ailleurs par expliquer qu’ils ont des consignes, qu’il faut faire baisser les chiffres du chômage et que cette réunion en est un des moyens : “on convoque une catégorie de chômeurs, cadres, RMistes, peu importe. Une partie ne viendra pas, et sans justificatif, c’est statistique. Ils seront radiés.”
Le personnel de Pôle emploi n’a d’ailleurs plus aucune illusion sur son propre rôle : il “a longtemps été constitué […] de travailleurs sociaux. Désormais, le recrutement cible d’abord des commerciaux”. Il ne faut plus dire “demandeurs d’emploi” mais “clients”. Il ne faut plus “faire du social” mais “faire du chiffre”. “Gagner en productivité est la priorité” du gouvernement… sous peine de suppression des primes collectives par agence ! Alors, la durée des entretiens ne doit pas excéder 20 minutes. “Dans certaines agences, chaque conseiller a parfois plus de 180 demandeurs dans son portefeuille, quand il devrait en compter 60. La région a plus de 4000 dossiers en retard. Personne n’arrive plus à tenir le rythme.”
Et les personnels craquent : des tentatives de suicide apparaissent, certaines avec un triste succès : “Il paraît qu’il s’est pendu dans les escaliers du Pôle emploi.” Et les usagers sont de plus en plus agressifs. Les conseillers Pôle emploi en sont sûrs, “[…] un jour, un drame va finir par arriver, quelqu’un va entrer dans l’agence, leur casser la gueule ou leur tirer dessus.” Non, Pôle emploi ne leurre plus personne, surtout pas ceux qui y travaillent.
Au final, donc, Florence Aubenas se verra juger, jauger et proposer un travail en moins de vingt minutes : “est-ce que vous voulez commencer une nouvelle vie ? Agent d’entretien, qu’est-ce que vous en pensez ?” En réalité, à son profil ne correspond pas grand chose d’autre. Elle accepte. Quant au CDI qu’elle s’est fixée comme objectif, il s’avère être une mission impossible : “ce type d’emploi n’existe tout simplement plus dans votre circuit à vous. Bientôt, il n’existera plus nulle part. On ne sait pas.”
Après 15 longs jours de recherches, Florence Aubenas trouve son premier emploi, enfin, un “emploi” dont personne ne veut, même les plus démunis : agent d’entretien sur un ferry à Ouistreham.
Pourtant, tous l’avaient prévenue : si tu vois une annonce sur le ferry, “n’y va pas. Ne répond pas. N’y pense même pas. Oublie-là. […] Cette place-là est pire que tout”. Ouistreham, c’est pire que “le bagne et la galère réunis”. “On fait le ménage pendant l’escale” entre 21 h 30 et 22 h 30, tous les soirs, ce qui fera “un peu plus de 250 euros par mois, avec des primes les jours fériés ou les dimanches”, et c’est un contrat de 6 mois. Il faut avoir un moyen de locomotion. Florence Aubenas en trouve un par hasard : une amie connaît quelqu’un qui peut lui prêter une voiture pour quelques temps… Le trajet durera 1 heure aller : “comme seul le temps passé à bord est payé, on perd deux heures pour en gagner une”. Florence Aubenas interroge une collègue : “Tu penses que c’est trop de temps gâché pour le salaire qu’on touche ?” La collègue ne comprend pas. D’où sort-elle “pour ne pas savoir que c’est normal ? Pour le boulot du matin, elle a trois heures de trajet.”
Sur place, il s’agit de nettoyer en des temps record les toilettes et cabines du ferry : par exemple, 3 minutes maximum pour les salles de douche ! Le travail est dur, pénible et sans interruption. Tout doit être parfait. Si ça ne l’est pas, tout doit être refait. “En un quart d’heure, mes genoux ont doublé de volume, mes bras sont dévorés de fourmis et j’écume de chaleur […]”. “L’heure de travail dure une seconde et une éternité”.
En plus de ce travail, Florence Aubenas trouve un CDD tous les samedis matin pour nettoyer des bungalows dans un camping. C’est une agence de propreté qui l’emploie, l’Immaculée.
Pour réussir à survivre, il faut en effet cumuler plusieurs employeurs, plusieurs contrats, plusieurs lieux, plusieurs horaires et des heures de déplacement. Florence Aubenas a “l’impression de passer (son) temps à rouler, en pensant sans penser, la tête traversée par des combinaisons compliquées d’horaires, de trajets, de consignes”. L’Immaculée lui “propose” aussi des remplacements. Les appels s’effectuent au jour le jour, à la dernière minute. Il faut accepter. C’est le seul moyen d’espérer obtenir un peu plus que des petits contrats. Elle vit dans l’attente, et elle dort peu. Les conditions de travail seront toujours les mêmes : laver, épousseter, aspirer dans un temps record une superficie outrageante, sans fausse note. Et quand elle dépasse les horaires, pas d’heures supplémentaires.
Pour l’employeur, donner un travail épuisant et sous-payé est quasiment présenté comme une faveur… “si tu n’es pas contente, il y en a des milliers dehors prêts à prendre ta place”. Alors c’est simple : les ouvriers n’ont pas le choix. Ils doivent tout accepter : être corvéables à merci, faire des heures non rémunérées, être présents dès qu’il y a besoin… Le chantage est insidieux, mais Florence Aubenas sent bien que si elle refuse ou se plaint, elle n’aura “pas de deuxième chance”.
Les contrats de nettoyage sont disputés âprement par plusieurs entreprises, qui négocient des horaires toujours plus restreints : “l’entreprise de nettoyage précédente assurait la prestation en deux heures, l’Immaculée lui a arraché le marché en rabiotant quinze minutes”. Florence Aubenas repartira avec trois quarts d’heure de retard… Pour le camping, c’est pire. Le patron annonce fièrement : “vous verrez, c’est vraiment tranquille. Là-bas, vous en aurez pour 3 heures maximum et votre contrat prévoit 3 h 15.” Au final, l’équipe de 5 personnes mettra 5 heures. “On termine vers 15 h 30 péniblement. On n’a rien mangé depuis le matin, on n’arrive plus à porter nos seaux, on n’a pas eu le temps d’aller aux toilettes, on sent monter une rage éperdue et désordonnée.” Toutes les semaines suivantes ressembleront à celle là : avec des dépassements d’horaires entre 2 et 3 heures. Et jamais aucune heure supplémentaire ne sera payée !
Avec une autre entreprise, Florence Aubenas fera l’expérience du travail gratuit : “les périodes de tests ne sont pas rémunérées chez nous” !
Durant son périple, Florence Aubenas va faire la connaissance de Victoria, septuagénaire qui aura fait toute sa carrière en tant que femme de ménage et combattante syndicaliste de la première heure. La rencontre se produit à l’issue de la manifestation contre la crise du 19 mars 2009. Victoria expliquera plus tard qu’elle avait 22 ans quand elle s’est syndiquée : “Cela allait de soi.” Mais “le syndicalisme n’était pas une affaire facile dans ce monde d’hommes, organisé autour des grosses sections, les métallos, les chantiers navals, les PTT. […] Dans les manifestations, certains avaient honte d’être vus à côté des caissières de Continent ou des femmes avec un balai. C’était leur grève à eux, leur marche à eux, leur banderole à eux, leur syndicat à eux.” Victoria était dans la section des précaires. Lors des réunions, elle ne comprenait pas tous les termes employés. Mais si quelqu’un demandait des explications, les responsables syndicaux s’énervaient : “Tu ne vois pas que tu emmerdes tout le monde avec tes questions ?” Certains se moquaient même ouvertement si un précaire prenait la parole. La rédaction des tracts se déroulait toujours de la même façon. Les filles commençaient mais comme cela prenait trop de temps, un responsable écrivait le tract à leur place. Personne “n’avait la patience d’écouter ce qu’elles avaient à dire”. Au final, les filles ne distribuaient pas le tract car il ne correspondait pas à leurs idées. “Elles se faisaient traiter de “chieuses”.” “Elles manquaient définitivement de “conscience de lutte”.” Dans les années 1980, Victoria se fait couper la parole par un copain syndicaliste en pleine réunion alors qu’elle donne le point de vue des femmes de ménage : “je me rends compte que les militants ne passent plus jamais le balai dans les locaux. On cherche quelqu’un pour le faire. Pourquoi pas toi, Victoria, quelques heures par semaine ? Tu serais salariée.” On nomme alors un responsable pour diriger la section des “précaires”, “un vrai lettré, bardé de diplômes”, car “il faut un intellectuel pour représenter dignement le syndicat […]. On ne peut quand même pas envoyer une caissière ou une femme de ménage aux réunions” ! A la fin des années 1980, le syndicat n’a plus d’argent pour Victoria : elle est virée. “Ce jour-là, elle les voit sortir de la salle en riant. […] Elle n’y tient pas. Elle crie : “bande d’ordures””.
Pour son amie Fanfan, elle aussi syndiquée dans la même période, c’est la même histoire. Elle se fait virer injustement par l’hypermarché où elle travaille car elle est à la tête d’une petite section syndicale. “Le syndicat ne bouge pas pour l’aider. Fanfan quitte le militantisme.”
Le syndicalisme, organe permanent de lutte, est dépeint tel qu’il est vraiment : un organe détaché des intérêts de la classe ouvrière, un organe élitiste où on défend un seul point de vue : celui de la centrale syndicale, celui de ceux qui sont payés pour prétendument “représenter les travailleurs”. C’est un organe qui décide pour la classe ouvrière contre les intérêts de la classe ouvrière.
Florence Aubenas a choisi de raconter la vie des travailleurs et des chômeurs de Caen mais la même histoire aurait pu se dérouler n’importe où ailleurs. Le bilan aurait été le même, les expériences racontées et la douleur de l’absence d’avenir identiques.
Cela dit, même si l’état des lieux de l’exploitation capitaliste et la description du travail des syndicats sont implacables (“A quoi ça sert ? Les syndicats ont fait le bazar à Caen pendant des années et les usines ont fermé quand même”), ce livre ne laisse finalement la place à rien d’autre que du désespoir. Quand le lecteur termine ces presque 300 pages, il est facile de l’imaginer silencieux, découragé, triste et effrayé par la situation dramatique dépeinte par la journaliste. Car, au bout du compte, aucune perspective d’avenir, aucune lueur ne se dégagent. Dans la région de Caen, comme dans beaucoup d’endroits, “en moins d’un siècle, une industrie s’est construite, puis a été entièrement rayée” et n’a laissé que désolation et sentiment de “no future”. “La France deviendra comme le Brésil, […] on va se retrouver sur des tas de déchets, en essayant de survivre avec ce qu’on trouve.”
Florence Aubenas ne va pas au bout de son raisonnement, elle ne tire pas les conclusions qu’imposent ses propres descriptions.
Oui, le capitalisme sème la misère ! Oui, le sort de la classe ouvrière est indigne ! Mais tout cela est aussi et surtout révoltant. Face à l’horreur de l’esclavage salarié, ce n’est pas la peur ni le désespoir qui doivent animer la classe ouvrière mais la combativité et la conviction qu’elle peut bâtir un autre monde ! C’est justement cette confiance en elle qui lui manque aujourd’hui le plus et qui l’a tant inhibé… jusqu’à présent.
Cunégonde (29 juin)
1) “Lettre de candidature spontanée”, “comment rédiger une lettre de réponse à une petite annonce ?”, “mettre en valeur ses savoir-faire”, “utiliser le téléphone dans la recherche d’emploi”…
Des pluies torrentielles se sont abattues sur le département du Var dans la nuit du 15 au 16 juin, causant d’importants dégâts matériels et le décès de 25 personnes, victimes d’inondations spectaculaires et de coulées de boue, en particulier autour de la rivière de la Nartuby. Aussitôt, la meute politicienne et médiatique s’est fendue de communiqués hypocrites et de déclarations larmoyantes. Mais quelques semaines après les inondations sur le littoral atlantique, les coulées de boues en Amérique latine et le séisme en Haïti, la bourgeoisie étale une nouvelle fois tout son cynisme en désignant sottement les “événements naturels très éprouvants” (1), évacuant bien opportunément son impuissance et son incurie. Il est certes impossible d’empêcher la nature de se déchaîner, mais l’installation de populations dans des zones à risque n’est pas une “fatalité.”
Les caprices de la Nartuby, cours d’eau prenant sa source au sommet du plateau dominant Draguignan, commune où son débordement a occasionné le plus de victimes, étaient, non seulement prévisibles, mais récurrents. Cet événement s’ajoute en effet à une liste de cinq crues torrentielles très importantes depuis 1974. De nombreux arrêtés de catastrophe naturelle ont également été décrétés à la suite des inondations. Le Plan de Prévention des Risques d’Inondation (2) (PPRI) de la ville de Draguignan, adopté en 2005, souligne d’ailleurs le risque “de graves problèmes en cas de crue majeure.”
Dans ce contexte, et depuis la tempête de 1999, le Service central d’hydrométéorologie et d’appui à la prévention des inondations (SCHAPI) est chargé de surveiller, en lien avec le système de vigilance de Météo France, les risques de crues des rivières. Sauf que le SCHAPI n’est pas suffisamment performant, à tel point qu’il n’est pas encore mis en place dans la région de la Nartuby, secteur manifestement très sensible. Ainsi, alors que des moyens techniques existent, aucun plan d’évacuation n’a été mis en place, faute d’information : le lundi soir, le service de vigilance de Météo France passait seulement au niveau “orange.”
Dans une région à risque, où les eaux menacent à chaque instant d’enlever des vies humaines, que fait la bourgeoisie ? Elle réalise des profits en multipliant, par exemple, les permis de construire sur ce que le PPRI de Draguignan qualifie désormais de “secteur le plus vulnérable de par les activités et les habitations implantées en zone rouge.” D’après l’association France Nature Environnement, près de 243 000 Varois habitent dans une zone à risque. Autrement dit, la bourgeoisie délivre des permis de construire, bâtit et vend des habitations au cœur de zones dont elle sait l’extrême dangerosité. Plutôt que freiner l’urbanisation, creuser des bassins de rétention des eaux pluviales, ou même équiper les communes d’alarmes pour avertir la population, les élus locaux préfèrent laisser la population se noyer dans la boue, pour le plus grand bonheur des promoteurs immobilier.
Mais la loi cynique du profit ne s’impose pas uniquement à la bourgeoisie locale. Nicolas Sarkozy, en visite dans la région, quelques jours après le drame, déclarait : “Tant que je serai président de la République, personne ne construira dans une zone reconnue comme dangereuse.” Nous voilà rassuré ! Simplement, un an plus tôt ce même Sarkozy déclarait qu’en matière d’urbanisme : “le problème, c’est la réglementation. Pour libérer l’offre il faut déréglementer, élever les coefficients d’occupation des sols et rétablir la continuité du bâti dans les zones denses, (...) rendre constructible les zones inondables pour des bâtiments adaptés à l’environnement et au risque.” Il n’y a d’ailleurs aucune illusion à se faire sur cette fameuse réglementation dont Sarkozy voulait “changer la philosophie.” Chaque catastrophe est l’occasion d’une série de promesses que l'État s’emploie méthodiquement à ne pas tenir. Il suffit, pour s’en convaincre, de se remémorer le spectacle pathétique que le gouvernement nous avait servi autour des “zones noires” après la tempête Xynthia. De gauche ou de droite, les gouvernements et leurs réglementations ne protègent que les profits de la classe dont ils sont l’expression. On estime ainsi à 2,7 millions le nombre de personnes résidant dans une zone inondable en France, chiffres notablement minimisés puisque, à titre d’exemple stupéfiant, les habitants de communes victimes de la tempête Xynthia ne font pas partie de ce triste décompte.
La seule loi que connaît le capitalisme, c’est décidément celle du profit. Si la nature produit des phénomènes spectaculaires, c’est le capitalisme qui fait les catastrophes.
Dupont (24 juin)
1) www.elysee.fr [8]
2) www.cdig-var.org/virtual/1/lots/draguignan_doc1_presentation.pdf [9].
Les Romains avaient la recette idéale pour s’assurer de la tranquillité du peuple : du pain et des jeux. En ces temps de crise, le pain venant à manquer, la bourgeoisie française comptait bien sur “les bleus”, son équipe nationale de football, pour offrir un peu de rêve à l’occasion du championnat de monde, aux ouvriers terrassés par les attaques déjà menées et celles encore plus dures à venir. Sarkozy l’avait d’ailleurs déclaré sans ambages le 28 mai dernier : “Nous pensons en France que le sport est une réponse à la crise. (L’organisation en France de l’Euro de football 2016) est une décision stratégique qui engage tout le pays face à la crise.”
Les grands événements sportifs sont en effet toujours l’occasion d’occuper les esprits, de les faire s’évader. L’avantage est qu’on ne le fait pas avec n’importe quoi : le sport est un moyen très efficace d’exiger et d’obtenir le soutien inconditionnel que tout bon citoyen doit à son équipe, qui porte fièrement les couleurs de la nation et entonne, avant chaque rencontre, l’hymne national la main sur le cœur. La bourgeoisie attend de son “peuple” que chaque victoire soit fêtée le drapeau tricolore à la main. Tout est fait pour que le déchaînement nationaliste soit à son comble : les vitrine se parent de drapeaux, les menus des restaurants s’ancrent dans la tradition “franchouillarde”, le mot “France” est écrit sur tous les supports possibles, même les enfants sont rendus le soir à leurs parents le visage maquillé en bleu-blanc-rouge ! Malheur à celui qui n’apprécie pas la chose : c’est un traître ! Malheur à celui qui n’exprime pas pleinement son soutien à son équipe : il aura sa part de responsabilité dans la défaite !
Moins il y a de pain, plus il faut de jeux. C’est le principe des vases communicants. Pas de chance pour la bourgeoisie cette fois-ci, le miracle de 1998 ne s’est pas reproduit. Le parcours calamiteux de l’équipe de France a bien dû rendre la classe dominante à l’évidence : des jeux hérités de Rome, il ne reste bien guère que le cirque. Et quel cirque ! Un sélectionneur couvert de tous les défauts, des joueurs critiqués pour leur train de vie par un membre du gouvernement, une prestation sportive médiocre, des insultes d’un joueur à son patron, son exclusion et pour finir : la grève !
Le gouvernement n’a même pas pu faire autrement que de se mêler du désastre : Rama Yade a attisé le feu avant la compétition, sa supérieure Roselyne Bachelot a pris le relais pendant le championnat et a tancé l’équipe au nom de leur “devoir national”, jusqu’à faire pleurer en direct à la télévision ces pauvres footballeurs désespérés d’avoir à ce point terni l’image internationale de la France. En faisant cela, elles ont tenté, avec bien évidemment toute la maladresse et l’incompétence qui les caractérisent, de faire la séparation entre une équipe irresponsable et un gouvernement détenteur et défenseur des valeurs de droiture, de respect de la hiérarchie et du sens des responsabilités.
Mais finalement ce grand-guignol n’est pas si éloigné de celui qui agite la classe politique ; il en est même l’exact reflet ! Pendant que les représentants de la France en short désespéraient jusqu’à leurs plus fidèles supporters, leurs homologues en costume et tailleur se débattaient, et se débattent toujours, dans les affaires les plus glauques. Entre la débandade des “bleus” et les affaires du gouvernement (par exemple, pour ne citer que les dernières en date, Christian Blanc, secrétaire d’Etat au “grand Paris” qui aurait acheté et fumé pour 12 000 euros de cigares sur les fonds publics, ou encore Eric Woerth, ministre du travail, qui aurait dissimulé l’évasion fiscale de Liliane Bettencourt, plus grande fortune de France, pour les intérêts de qui travaille sa femme, et même Nicolas Sarkozy lui-même, intervenant dans une affaire purement privée en traitant un candidat à la reprise du quotidien le Monde d’“homme du peep-show”), il est légitime de se demander ce qui est le plus grave et le plus emblématique de l’état de décomposition dans lequel le capitalisme entraîne la société.
Les frasques de l’équipe de France prêtent plutôt à sourire car au-delà des intérêts financiers en jeu, leur élimination du Mondial ne changera rien au vrai quotidien des ouvriers. En revanche, les tristes pitreries du gouvernement ne font rire personne : elles sont la marque d’un système totalement délabré qui confie ses commandes à une clique irresponsable, tout juste bonne à cogner à bras raccourcis sur les prolétaires.
Finalement que ce soit dans l’univers footballistique ou dans l’univers politique, on retrouve la même déliquescence, la même absence d’orientation, la même irresponsabilité. Même l’insulte est identiquement de mise, à ceci près que dans la sphère politique, elle est réservée au “sélectionneur” !
GD (28 juin)
Depuis la chute du président kirghize Kourmanbek Bakiev, évincé à la suite des émeutes du mois d’avril (voir RI no 412 [12]), la déstabilisation du pays s’est fortement accélérée, conduisant à de véritables scènes d’horreurs et de pogroms.
Quelle a été la dynamique de cette effroyable opération sanglante ?
Si la masse des exécutants a pu se recruter au hasard parmi les éléments lumpenisés d’une population très pauvre contre un bouc émissaire désigné, la population d’origine ouzbek, le noyau de l’opération était mené par le corps discipliné de l’armée. Les ordres sont venus du sommet de l’appareil d’Etat, là où grenouillent les chefs de cliques mafieuses en guerre. Le terrain était balisé et préparé de longue date par ces sinistres personnages officiels, par une classe dominante gangstérisée aux discours nationalistes haineux, opposant artificiellement la majorité kirghize et la minorité ouzbèke entre elles, les poussant à se détester au point de s’affronter. Les masses ignorantes ayant subit une longue et infâme propagande afin de pouvoir se lancer dans un assaut sanglant allaient forcément être prêtes à l’emploi ! Dans une telle atmosphère viciée, “on aurait commencé, comme à Och, à marquer les habitations ‘sart’ (terme péjoratif signifiant non-kirghize)”1. Ensuite, sur fond de tensions politiques croissantes entre l’ancienne opposition au pouvoir et le clan Bakiev, “les horreurs commises par les groupes de provocateurs” auraient “transformé ces tensions en conflit interethnique”2. Le “feu vert” pour cette offensive sanglante serait venu d’hommes cagoulés, portant dans un premier temps des attaques ciblées et coordonnées, décidées bien évidemment en haut lieu ! Les maisons ouzbèkes préalablement marquées par des patrouilleurs zélés pouvaient alors être incendiées par une foule excitée, prête à tout. C’est bien grâce à cette haine savamment entretenue par les cliques bourgeoises que cette foule exaltée, devenue incontrôlable, a semblé croire que tout lui était permis, du simple pillage en passant par le viol, le meurtre pur et simple et les crimes les plus horribles. Un témoignage, parmi de nombreux autres, rappelle les terribles heures sombres du conflit des Balkans dans les années 1990 : “une amie Ouzbek m’a raconté qu’une fillette de 5 ans a été violée devant son père et sa sœur de 13 ans par un groupe de 15 hommes. Le père a supplié qu’on le tue. On l’a tué. La sœur a perdu la raison”3.
Malgré leurs barricades de fortune, les Ouzbeks ont été livrés à cette foule en furie et à une soldatesque revancharde ivre de haine. Comme le montre le témoignage ci-dessus, viols, meurtres d’enfants, de femmes enceintes, vieillards pris pour cibles, les Ouzbeks étaient massacrés ou brûlés dans leurs maisons incendiées. De nombreux corps ont été retrouvés calcinés dans les ruines.
Aujourd’hui, de nombreux Ouzbeks qui avaient fuit ces monstruosités sont de retour au pays du fait que l’Ouzbékistan les refuse et ferme ses frontières. Seules des femmes et des enfants avaient pu franchir en nombre limité la frontière, les hommes étant suspectés d’être des terroristes islamistes potentiels. Les plus “chanceux”, ne se sentant pas en sécurité pour revenir, croupissent toujours dans des camps où manquent la nourriture, l’eau potable, où les cas de diarrhées se multiplient. A n’en pas douter, cette situation chaotique ne fait que préparer de nouveaux affrontements sanglants et meurtriers, les traumatismes générés par la brutalité des opérations ne pouvant permettre d’évacuer les haines qui se sont accumulées brutalement. Après cette tragédie, il paraît en effet très difficile de pouvoir faire revivre ensemble Kirghizes et Ouzbeks !
Quelle est l’origine véritable de ce déchaînement barbare ?
Au Kirghizistan, comme dans la plupart des pays de cette région d’Asie centrale, la bourgeoisie reste traversée par des affrontements entre clans mafieux. Animées de sordides intérêts, les cliques bourgeoises locales se sont en effet torpillées, n’hésitant pas un seul instant pour cela à déchaîner un pogrom anti-Ouzbeks. Le nouveau gouvernement provisoire issu de l’opposition, celui de madame Otounbaïeva, soucieux de maintenir l’ordre face à l’ancien président exilé et déchu4, ne pouvait que conduire son rival à agir au prix du sang des populations, d’une nouvelle épuration ethnique.
Et ces tensions déjà extrêmes, sont elles-mêmes attisées ou instrumentalisées en permanence par les grandes puissances qui s’affrontent avec une implacable logique de rapine impérialiste.
Loin de s’émouvoir d’une barbarie dont elles sont responsables, passant sous silence les événements, ces grandes puissances impérialistes laissent crever les victimes d’un véritable nettoyage ethnique : déjà plus de 2000 morts recensés officiellement. Un million de réfugiés sont actuellement répartis dans des camps à la frontière de l’Ouzbékistan ! Transformés parfois en chantres hypocrites de prétendus “droits de l’Homme”, non seulement les Etats les plus puissants ne peuvent venir en aide aux populations martyrisées, mais ils préparent en plus froidement les conditions de nouveaux massacres : “les troubles au Kirghizistan donnent lieu à une nouvelle partie d’échecs entre la Russie et les Etats-Unis. Cependant les deux camps ne sont pas passés à l’action immédiatement et attendent le moment opportun et les conditions adéquates pour s’immiscer dans cette affaire et marquer des points. (…) Pour la Chine, il est hors de question d’assister aux événements les bras croisés” (5).
Tout cela nous amène à mettre en évidence que les massacres et la barbarie sanglante qui se sont déchaînés au mois de juin, en particulier dans le sud du pays, sont bel et bien le produit de la guerre d’influence menée par tous ces impérialistes assassins.
Cette région chaotique du Kirghizistan, petit pays à la position géostratégique enclavée, montre que la situation politique reste explosive du fait des tensions qui s’exacerbent. De nouveaux massacres se profilent donc. La bourgeoisie, cette classe de gangsters qui ne connaît que la loi du capital et du profit, est prête à tout pour défendre le moindre de ses intérêts politiques et impérialistes. Elle a montré tout au cours de l’histoire que même sous les traits apparemment les plus civilisés, elle savait se vautrer dans le sang, en abaissant les hommes pour en faire des bêtes et de la chair à canon.
Tant que le capitalisme marquera son emprise sur le monde, nous sentirons en permanence le souffle barbare de sa décomposition. L’odeur pestilentielle des cadavres et des pogroms continuera à accompagner les nouveaux charniers.
WH (26 juin)
1) Courrier international no 1025.
2) Libération des 26 et 27 juin 2010.
3) Idem : propos d’Alain Deletroz.
4) Bakiev a trouvé refuge en Biélorussie.
5) A noter que la Russie et les États-Unis possèdent chacun une base militaire au Kirghizistan. Voir le dossier de Courrier international no 1025
Voici un extrait de l’ouvrage de Trotski, 1905 (1), qui montre qu’il y a toujours eu le même caractère manipulateur et intentionnel dans la préparation et la réalisation des pogroms. La bourgeoisie utilise chaque fois ses forces de l’ordre et le lumpen pour créer une atmosphère de lynchage et de pillage au sein de toute la population.
Ces mots de Trotski sur les événements de la Russie du début du xxe siècle pourraient avoir été écrits tout autant sur l’Allemagne des années 1930-1940, le Rwanda ou la Yougoslavie des années 1990 et le Kirghizistan d’aujourd’hui.
“Si la masse des fauteurs de pogroms – pour autant que l’on peut ici parler de “masse” – se recrute à peu près au hasard, le noyau de cette armée est toujours discipliné et organisé sur le pied militaire. Il reçoit d’en haut et transmet en bas le mot d’ordre, il fixe l’heure de la manifestation et la mesure des atrocités à commettre. “On peut organiser un pogrom à vos souhaits, déclarait un certain Kommissarov, fonctionnaire du département de la police, nous aurons dix hommes si vous voulez et dix mille si cela vous arrange” (…) Lorsque le terrain a été préparé, on voit venir les spécialistes de ce genre d’affaires, comme des acteurs en tournée. Ils répandent des rumeurs sinistres parmi les masses ignorantes (…). Ces étranges nouvelles sont transmises d’un bout à l’autre du pays par le télégraphe, et contresignées parfois par des personnages officiels. Parallèlement on poursuit les préparatifs : on rédige des listes de proscription dans lesquelles sont mentionnés les appartements et les personnes que les bandits doivent attaquer en premier lieu ; on élabore un plan général ; on fait venir des faubourgs, pour une date déterminée, des miséreux, des affamés. (…) Dans la foule sont disséminés des instructeurs spéciaux, venus d’ailleurs, et des gens de la police locale, en civil, mais qui parfois, faute de temps, ont gardé leur pantalon d’uniforme. Ils suivent attentivement tout ce qui se passe, émoustillent, exaltent la foule, lui font comprendre que tout est permis et cherchent l’occasion d’ouvrir le feu. Au début, on casse des carreaux, on maltraite des passants, on s’engouffre dans les cabarets et l’on boit à la régalade. (…) Si l’occasion se fait trop attendre, on y supplée : quelqu’un grimpe dans un grenier et, de là-haut, tire sur la foule, le plus souvent à blanc. Les bandes armées de revolvers par la police veillent à ce que la fureur de la foule ne soit pas paralysée par l’épouvante. Au coup de feu du provocateur, elles répondent par une salve dirigée sur les fenêtres d’un logement désigné d’avance. On brise tout dans les boutiques et on étend devant le cortège des pièces de drap et de soie qui proviennent d’un pillage. Si l’on se heurte à des mesures de défense, les troupes régulières viennent à l’aide des bandits. Il suffit de deux ou trois salves pour réduire à l’impuissance ou massacrer ceux qui résistent”.
1) Chapitre “Les sicaires de Sa Majesté”, p120-122, Ed. de Minuit.
Depuis trois ans environ, certains individus ou groupes anarchistes et le CCI ont fait tomber quelques barrières en osant commencer à discuter de façon ouverte et fraternelle. L’indifférence ou le rejet réciproque, a priori et systématique, de l’anarchisme et du marxisme a fait place à une volonté de discuter, de comprendre les positions de l’autre, de cerner honnêtement les points de convergence et de divergence.
Au Mexique, ce nouvel état d’esprit a permis la rédaction commune d’un tract signé par deux groupes anarchistes (le GSL et le PAM (1)) et une organisation de la Gauche communiste (le CCI). En France, tout récemment, la CNT-AIT de Toulouse a invité le CCI à réaliser un exposé introductif à l’une de ses réunions publiques (2). En Allemagne aussi, des liens commencent à être tissés.
Sur la base de cette dynamique, le CCI a entamé un véritable travail de fond sur la question de l’histoire de l’internationalisme au sein de la mouvance anarchiste. Nous avons ainsi publié au cours de l’année 2009 toute une série d’articles intitulée “Les anarchistes et la guerre” (3). Notre but était de montrer qu’à chaque conflit impérialiste, une partie des anarchistes avait su éviter le piège du nationalisme et défendre l’internationalisme prolétarien. Nous y montrions que ces camarades étaient parvenus à continuer d’œuvrer pour la révolution et le prolétariat international alors qu’autour d’eux se déchaînaient le chauvinisme et la barbarie guerrière.
Quand on connaît l’importance que le CCI attache à l’internationalisme, véritable frontière délimitant les révolutionnaires qui luttent réellement pour l’émancipation de l’humanité de ceux qui trahissent le combat du prolétariat, ces articles étaient à l’évidence non seulement une critique sans concession des anarchistes va-t-en-guerre mais aussi et surtout un salut aux anarchistes internationalistes !
Pourtant, notre intention n’a pas été bien perçue. Cette série a même jeté momentanément un certain froid. D’un côté, des anarchistes y ont vu une attaque en règle contre leur mouvance. De l’autre, des sympathisants de la Gauche communiste et du CCI n’ont pas compris notre volonté de nous “rapprocher des anarchistes” (4).
Au-delà des maladresses contenues dans nos articles et qui ont pu en “braquer” certains (5), ces critiques pourtant apparemment contradictoires ont en fait la même racine. Elles révèlent la difficulté de voir, au-delà des divergences, les éléments essentiels qui rapprochent les révolutionnaires.
Ceux qui se réclament de la lutte pour la révolution sont traditionnellement classés en deux catégories: les marxistes et les anarchistes. Il y a en effet des divergences très importantes qui les séparent:
– centralisation/fédéralisme :
– matérialisme/idéalisme :
– “période de transition” ou “abolition immédiate de l’Etat” :
– reconnaissance ou dénonciation de la révolution d’Octobre 1917 et du Parti bolchevique :
– …
Toutes ces questions sont effectivement extrêmement importantes. Il est de notre responsabilité de ne pas les esquiver, d’en débattre ouvertement. Mais pour autant, elles ne délimitent pas pour le CCI “deux camps”. Concrètement, notre organisation, qui est marxiste, considère qu’elle lutte pour le prolétariat aux côtés des militants anarchistes internationalistes et face aux Partis “communistes” et maoïstes (se proclamant pourtant eux aussi marxistes). Pourquoi ?
Au sein de la société capitaliste, il existe deux camps fondamentaux: celui de la bourgeoisie et celui de la classe ouvrière. Nous dénonçons et combattons toutes les organisations politiques appartenant au premier. Nous discutons, parfois vivement mais toujours fraternellement, et nous essayons de collaborer avec tous les membres du second. Or, sous la même étiquette “marxiste”, se cachent des organisations authentiquement bourgeoises et réactionnaires. Il en est de même sous l’étiquette “anarchiste” !
Il ne s’agit pas là de pure rhétorique. L’histoire fourmille d’exemples d’organisations “marxistes” ou “anarchistes” jurant la main sur le cœur défendre la cause du prolétariat pour mieux le poignarder dans le dos. La social-démocratie allemande se disait “marxiste” en 1919 en même temps qu’elle assassinait Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et des milliers d’ouvriers. Les partis staliniens ont écrasé dans le sang les insurrections ouvrières de Berlin en 1953 et de Hongrie en 1956 au nom, eux aussi, du “communisme” et du “marxisme” (en fait dans l’intérêt du bloc impérialiste dirigé par l’URSS). En Espagne, en 1937, des dirigeants de la CNT en participant au gouvernement, ont servi de caution aux bourreaux staliniens qui ont massacré et réprimé dans le sang des milliers de révolutionnaires… anarchistes ! Aujourd’hui, en France par exemple, la même dénomination “CNT” recouvre deux organisations anarchistes, une aux positions authentiquement révolutionnaires (CNT-AIT) et une autre purement “réformiste” et réactionnaire (CNT Vignoles (6)).
Repérer les faux amis qui se cachent derrière les “étiquettes” est donc vital.
Mais il ne faut pas tomber dans le piège inverse et se croire seuls au monde, les détenteurs exclusifs de la “vérité révolutionnaire”. Les militants communistes sont aujourd’hui encore peu nombreux et il n’y a rien de plus néfaste que l’isolement. Il faut donc aussi lutter contre la tendance encore trop grande à la défense de “sa chapelle”, de sa “famille” (anarchiste ou marxiste) et contre l’esprit de boutiquier qui n’a rien à faire dans le camp de la classe ouvrière. Les révolutionnaires ne sont pas des concurrents les uns par rapport aux autres. Les divergences, les désaccords, aussi profonds soient-ils, sont une source d’enrichissement pour la conscience de toute la classe ouvrière quand ils sont discutés ouvertement et sincèrement. Créer des liens et débattre à l’échelle internationale est une absolue nécessité.
Mais pour cela, faut il encore savoir distinguer les révolutionnaires (ceux qui défendent la perspective du renversement du capitalisme par le prolétariat) des réactionnaires (ceux qui, d’une façon ou d’une autre, contribuent à la perpétuation de ce système), sans se focaliser sur la seule étiquette “marxisme” ou “anarchisme”.
Pour le CCI, il existe des critères fondamentaux qui distinguent les organisations bourgeoises et prolétariennes.
Soutenir le combat de la classe ouvrière contre le capitalisme signifie à la fois lutter de façon immédiate contre l’exploitation (lors des grèves, par exemple) et ne jamais perdre de vue l’enjeu historique de ce combat: le renversement de ce système d’exploitation par la révolution. Pour ce faire, une telle organisation ne doit jamais apporter son soutien, de quelque manière que ce soit (même de façon “critique”, par “tactique”, au nom du “moindre mal”…), à un secteur de la bourgeoisie: ni à la bourgeoisie “démocratique” contre la bourgeoisie “fasciste” : ni à la gauche contre la droite : ni à la bourgeoisie palestinienne contre la bourgeoisie israélienne : etc. Une telle politique a deux implications concrètes:
1) Il s’agit de refuser tout soutien électoral, toute collaboration, avec des partis gérants du système capitaliste ou défenseurs de telle ou telle forme de celui-ci (social-démocratie, stalinisme, “chavisme”, etc.) :
2) Surtout, lors de chaque guerre, il s’agit de maintenir un internationalisme intransigeant, en refusant de choisir entre tel ou tel camp impérialiste. Au cours de la Première Guerre mondiale comme au cours de toutes les guerres impérialistes du xxe siècle, toutes les organisations qui, pour être à la recherche d’un camp à soutenir, ont abandonné le terrain de l’internationalisme, ont en fait trahi la classe ouvrière et ont été définitivement emportés dans le camp de la bourgeoisie (7).
Ces critères, exposés ici très brièvement, expliquent pourquoi le CCI considère certains anarchistes comme des camarades de combat, pourquoi il souhaite discuter et collaborer avec eux alors qu’il dénonce parallèlement avec virulence d’autres organisations anarchistes.
Par exemple, nous collaborons avec le KRAS (section de l’AIT anarcho-syndicaliste en Russie), en publiant et en saluant ses prises de positions internationalistes face à la guerre, notamment celle en Tchétchénie. Le CCI considère ces anarchistes, malgré les divergences, comme faisant authentiquement partie du camp du prolétariat. Ils se démarquent en effet clairement de tous ces anarchistes et de tous ces “communistes” (comme ceux des Partis “communistes” ou maoïstes ou trotskistes) qui défendent en théorie l’internationalisme mais qui s’y opposent en pratique, en défendant lors de chaque guerre un camp belligérant contre un autre. Il ne faut pas oublier qu’en 1914, lors de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, et en 1917, lors de la Révolution russe, la plupart des “marxistes” de la social-démocratie étaient du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat alors que la CNT espagnole dénonçait la guerre impérialiste et soutenait la révolution ! Lors des mouvements révolutionnaires de la fin des années 1910, les anarchistes et les marxistes œuvrant sincèrement à la cause prolétarienne se sont retrouvés côte à côte dans le combat, malgré leurs désaccords. Dans cette période, il y a même eu un essai de collaboration de grande ampleur entre les révolutionnaires marxistes (les bolcheviks, les spartakistes allemands, les tribunistes hollandais, les abstentionnistes italiens, etc.) qui s’étaient séparés d’une IIe Internationale dégénérescente, et de nombreux groupes qui se réclamaient de l’anarchisme internationaliste. Un exemple de ce processus est le fait qu’une organisation comme la CNT ait envisagé la possibilité, finalement rejetée, de s’intégrer dans la Troisième Internationale (8).
Pour revenir à un exemple plus récent, un peu partout dans le monde face aux événements actuels, il existe des groupes anarchistes et des sections de l’AIT qui non seulement maintiennent une position internationaliste mais aussi luttent pour l’autonomie du prolétariat face à toutes les idéologies et à tous les courants de la bourgeoisie:
– ces anarchistes défendent la lutte directe et massive ainsi que l’auto-organisation en assemblées générales et en Conseils ouvriers.
– ils rejettent toute participation à la mascarade électorale et tout soutien à un quelconque parti politique même prétendument “progressiste” qui participe à cette mascarade.
Autrement dit, ils font leur l’un des principes formulés par la Première Internationale: “L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.” Ceux-là œuvrent ainsi au combat pour la révolution et une communauté humaine mondiales.
Le CCI appartient au même camp que ces anarchistes internationalistes qui défendent réellement l’autonomie ouvrière ! Oui, nous les considérons comme des camarades avec qui nous souhaitons débattre et collaborer ! Oui, nous pensons également que ces militants anarchistes ont bien plus en commun avec la Gauche communiste qu’avec ceux qui, sous la même étiquette anarchiste, défendent en réalité des positions nationalistes ou “réformistes” et qui sont donc en fait, des défenseurs du capitalisme, des réactionnaires !
Dans le débat qui est peu à peu en train de se développer entre tous les éléments ou groupes révolutionnaires et internationalistes de la planète, il y aura inévitablement des erreurs, des débats vifs et animés, des maladresses, des malentendus et de vrais désaccords Mais les besoins de la lutte du prolétariat contre un capitalisme de plus en plus invivable et barbare, la perspective indispensable de la révolution prolétarienne mondiale, condition pour garantir la survie de l’humanité et de la planète, exigent cet effort. Il s’agit là d’un devoir. Et aujourd’hui qu’émergent à nouveau des minorités prolétariennes révolutionnaires dans de nombreux pays, se réclamant soit du marxisme soit de l’anarchisme (ou qui sont ouverts aux deux), ce devoir de débattre et collaborer doit rencontrer une adhésion déterminée et enthousiaste !
CCI (juin 2010)
Les prochains articles de cette série traiteront des questions suivantes:
Sur nos difficultés à débattre et les moyens de les dépasser.
Comment cultiver le débat.
1) GSL : Grupo Socialista Libertario
(https://webgsl.wordpress.com/ [15]).
PAM : Proyecto Anarquista Metropolitano (proyectoanarquistametropolitano.blogspot.com).
2) Un climat chaleureux a d’ailleurs régné tout au long de cette réunion. Lire le compte-rendu intitulé “Réunion CNT-AIT de Toulouse du 15 avril 2010 : vers la constitution d’un creuset de réflexion dans le milieu internationaliste [16]”.
3) “Les anarchistes et la guerre (I) [17]” (RI no 402), [18] “La participation des anarchistes à la Seconde Guerre mondiale (II) [19]” (RI no 403), [20]“De la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui [21] (III)” (RI no 404 [22]), “L’internationalisme, une question cruciale [23] (IV)” (RI no 405 [24]).
4) En particulier, des camarades ont été dans un premier temps gênés par la réalisation du tract commun GSL-PAM-CCI. Nous avons d’ailleurs essayé d’expliquer notre démarche dans un article en espagnol intitulé “Quelle est notre attitude face à des camarades qui se réclament de l’anarchisme ?”
(https://es.internationalism.org/node/2715 [25].
5) Quelques camarades anarchistes ont en effet souligné à juste titre des maladresses, des formulations imprécises et même des erreurs historiques. Nous y reviendrons prochainement. Nous tenons néanmoins à en rectifier dès à présent deux des plus grossières:
– à de multiples reprises, la série “Les anarchistes et la guerre” affirme que la majorité de la mouvance anarchiste a sombré dans le nationalisme lors de la Première Guerre mondiale alors que seule une poignée d’individus parvenait à défendre, au péril de leur vie, la position internationaliste. Les éléments historiques apportés dans le débat par des membres de l’AIT, confirmés par nos recherches, révèlent qu’en réalité une très grande partie des anarchistes se sont dressés contre la guerre dès 1914 (parfois au nom de l’internationalisme ou de l’anationalisme, plus souvent au nom du pacifisme).
– L’erreur la plus gênante (et que personne jusqu’à présent n’a soulevée) commise dans cet article concerne l’insurrection de Barcelone en mai 1937. Nous écrivons en effet: “les anarchistes se font complices de la répression par le Front populaire et le gouvernement de Catalogne”. En réalité, ce sont au contraire les militants de la CNT ou de la FAI qui ont constitué la majeure partie des ouvriers insurgés de Barcelone et qui ont été les principales victimes de la répression organisée par les hordes staliniennes ! Il eut été bien plus juste de dénoncer la collaboration à ce massacre de la direction de la CNT plutôt que “des anarchistes”. C’est d’ailleurs le sens de nos positions sur la Guerre d’Espagne, telles qu’elles sont défendues notamment dans l’article “Leçons des évènements d’Espagne” du no 36 de la revue Bilan (novembre 1936).
6) “Vignoles” est le nom de la rue où se situe leur local principal.
7) Des éléments ou groupes ont toutefois pu se dégager d’organisations qui étaient passées dans le camp bourgeois, par exemple la tendance de Munis ou celle qui allait donner “Socialisme ou Barbarie” au sein de la “IVe internationale” trotskiste.
8) Voir “Histoire du mouvement ouvrier: la CNT face à la guerre et à la révolution (1914-1919) [26]”, deuxième article d’une série sur l’histoire de la CNT, dans la Revue internationale no 129
En premier lieu, nous tenons à saluer et à remercier les militants de la CNT-AIT de Toulouse pour nous avoir invités à la réunion publique qu’ils avaient organisée et pour nous avoir permis de présenter l’exposé introductif sur le thème : "La faillite du capitalisme et le développement de la lutte de classe".
L’enregistrement audio de cet exposé « quelque peu atypique » (pour reprendre l’expression de l’AIT) ainsi que celui de ¾ de la discussion est disponible sur anarsonore.
L’accueil qui a été fait à notre exposé tout comme l’ambiance fraternelle et constructive de la réunion en général étaient tout à fait propices pour que se développe une véritable dynamique de débat collectif. Chaque participant a pu exprimer son questionnement, ses interrogations et sa vision de la situation actuelle au niveau le plus large : c'est-à-dire au niveau international. Un débat très vivant s’est développé entre les participants eux-mêmes. La discussion a duré trois heures et toute une série de problèmes essentiels pour l'avenir de le lutte contre le capitalisme ont été abordés. Des points d'accord mais aussi des divergences sont apparues sur les divers points abordés, mais justement un tel débat, par la clarification qu'il permet est une arme véritable aux mains des exploités pour dénoncer et lutter contre l'idéologie dominante et se donner des armes pour mener les luttes qui ont et qui vont avoir lieu. C'est pour cela que nous souscrivons totalement à l'idée avancée par un participant selon laquelle de telles réunions sont « un creuset de discussion » qu'il est extrêmement important de développer.
Dans leur ensemble, les participants à la réunion ont mis en avant l'importance de la conscience pour pouvoir lutter et pour que cette lutte se situe dans la perspective du renversement du capitalisme ; de même tous étaient aussi d'accord sur l'idée que la conscience de la grande majorité des exploités est, en ce moment, d'un niveau faible. Par contre, toute une discussion s'est engagée sur les caractéristiques de cette faiblesse et surtout sur la manière dont cette faiblesse pourra être dépassée.
Pour certains camarades, la grande majorité des exploités n'aurait pas d'autre envie et donc d'autre conscience que le modèle de toujours plus de consommation que nous présente la publicité et plus largement les médias ; et pour eux ce ne sera que lorsqu'une part importante des exploités aura fait la critique de ce mode de consommation (qui est l'essence du système) qu'ils pourront réellement se mettre en lutte.
Pour d'autres camarades, beaucoup d'exploités et, en particulier, des ouvriers se rendent compte que le capitalisme rend leur vie toujours plus difficile et qu'ils courent, eux-mêmes, le risque de tomber dans une misère absolue ; mais, dans la mesure où les ouvriers ne comprennent pas, pour le moment, qu'ils sont tous placés dans les mêmes conditions, que les mesures qui sont prises contre eux sont celles qui sont prises contre tous les ouvriers, ils n'arrivent pas à déterminer comment empêcher le capitalisme de licencier, de baisser les salaires et d'aggraver les conditions de travail ; en bref, ils n'arrivent pas à répondre à la question : Comment lutter ? Mais on voit actuellement que la dégradation brutale des conditions de vie commence à pousser les ouvriers à lutter. Même si ces mouvements ne sont pas encore massifs, ils contiennent tous des expressions claires de solidarité. De telles luttes ont eu lieu dernièrement en Turquie, en Algérie, en Espagne... En particulier, chaque fois, les campagnes xénophobes menées par la bourgeoisie et ses médias aux ordres ont été explicitement rejetés par ces ouvriers en lutte. C'est par cette dynamique que les ouvriers se rendront compte qu'ils sont une même collectivité, c'est-à-dire une classe sociale et que leur lutte n'est possible que dans la solidarité et l'unité.
Si la question qui vient d'être mentionnée est celle à laquelle le plus de temps a été consacré, il faut noter qu'une des premières interventions qui suivirent l’exposé s’étonnait que ce dernier ne parlait que des ouvriers en lutte au sein de leur entreprise ou de leur lieu de travail, et donc ne disait rien des autres lieux de vie ouvrière - par exemple l'obtention de moyens de s'alimenter ou de se chauffer – qui ont fait récemment l'objet de luttes collectives. Si toutes les personnes présentes ont été en accord avec cette remarque, cette dernière a permis de rebondir sur une autre question non moins importante, à savoir celle de la nécessité de la solidarité et de la fraternité entre exploités.
Tous les présents ont déclaré leur accord avec le fait que la construction de relations de solidarité et de fraternité entre exploités est une condition pour que ces derniers parviennent à renverser le capitalisme. Mais sur ce sujet aussi s'est posée la question : comment y parvenir ? Plusieurs réponses ont été formulées. Pour certains, il faudrait établir, construire des lieux, des regroupements au sein desquels existent de telles relations est un but en soi, tandis que pour d'autres de telles relations ne peuvent exister que parce qu'on lutte ensemble, donc que dans et par la lutte.
Nous étions tous d'accord sur le fait que les organisations révolutionnaires ne devaient pas avoir une fonction « contemplative » et devaient donc être des facteurs actifs du développement de la lutte des ouvriers et de leur prise de conscience. Mais sur cette base, et bien plus encore que pour les autres thèmes, les réponses apportées à cette question sont restées embryonnaires. Voilà quelques orientations qui ont été apportées par la discussion. L'aspect essentiel de l'intervention des révolutionnaires est-il de diffuser une dénonciation du capitalisme, la nécessité de sa destruction comme certains l'ont soutenu ? Où l'initiative, la participation à la lutte, la création de groupes fraternels ne sont-elles pas des aspects essentiels de nos tâches ? Où encore les deux ne sont-ils pas les deux faces nécessaires d'une même réalité qui doivent permettre de préparer des luttes massives dont les conditions sont en train de se réunir du fait de la violence des mesures prises contre l'ensemble des exploités ? Se clarifier sur ces questions est essentiel si les révolutionnaires que nous sommes veulent être à la hauteur de leur tâche. C'est d'ailleurs pour cela que comme un participant de la réunion l'a rappelé : « tenir des réunions et discuter comme nous le faisons, c’est déjà militer ».
Lorenzo
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/RI_414.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/tag/5/57/israel
[3] https://fr.internationalism.org/tag/5/58/palestine
[4] https://fr.internationalism.org/tag/5/257/turquie
[5] https://fr.internationalism.org/tag/7/304/tensions-imperialistes
[6] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/situation-sociale-france
[7] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/florence-aubenas
[8] https://www.elysee.fr/
[9] http://www.cdig-var.org/virtual/1/lots/draguignan_doc1_presentation.pdf
[10] https://fr.internationalism.org/tag/5/36/france
[11] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/catastrophes
[12] https://fr.internationalism.org/ri412/au_kirghistan_repression_des_troubles_sociaux_et_complicite_internationale.html
[13] https://fr.internationalism.org/tag/5/60/russie-caucase-asie-centrale
[14] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/trotski
[15] https://webgsl.wordpress.com/
[16] https://fr.internationalism.org/content/reunion-cnt-ait-toulouse-du-15-avril-2010-vers-constitution-dun-creuset-reflexion-milieu
[17] https://fr.internationalism.org/icconline/2009/les_anarchistes_et_la_guerre_1.html
[18] https://fr.internationalism.org/content/revolution-internationale-ndeg-402-juin-2009
[19] https://fr.internationalism.org/icconline/2009/la_participation_des_anarchistes_a_la_seconde_guerre_mondiale_les_anarchistes_et_la_guerre_2.html
[20] https://fr.internationalism.org/content/revolution-internationale-ndeg-403-juillet-aout-2009
[21] https://fr.internationalism.org/ri404/les_anarchistes_et_la_guerre_3_de_la_seconde_guerre_mondiale_a_aujourd_hui.html
[22] https://fr.internationalism.org/content/revolution-internationale-ndeg-404-septembre-2009
[23] https://fr.internationalism.org/ri405/les_anarchistes_et_la_guerre_l_internationalisme_une_question_cruciale.html
[24] https://fr.internationalism.org/content/revolution-internationale-ndeg-405-octobre-2009
[25] https://es.internationalism.org/node/2715
[26] https://fr.internationalism.org/rint129/la_cnt_face_a_la_guerre_et_a_la_revolution.html
[27] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/correspondance-dautres-groupes
[28] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[29] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/lanarchisme-internationaliste
[30] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/gauche-communiste-et-anarchisme-internationaliste