L’État grec est au bord du gouffre. Sa “faillite” (1) fait la une de tous les médias, dans tous les pays. Une véritable “tragédie grecque” se plaisent même à répéter les journalistes, fiers de leurs traits d’esprit dramaturgiques. Mais derrière ces envolées lyriques se cache une réalité terrible, celle ressentie dans leur chair par les travailleurs, les chômeurs, les retraités, les jeunes précaires… bref, la classe ouvrière.
Loin d’être renvoyée aux calendes grecques, la brutale dégradation des conditions de vie est en effet pour elle une réalité d’ores et déjà bien tangible. Les plans d’austérité se succèdent à un rythme infernal. Les usines ferment. Les taxes s’envolent. Les fonctionnaires voient leur maigre salaire se réduire drastiquement, quand ils ne sont pas tout simplement licenciés. Au moment de mettre sous presse ce journal, le gouvernement hellénique s’apprête à annoncer encore de nouvelles attaques. D’après des “fuites” savamment orchestrées pour préparer “l’opinion publique”, il s’agirait “entre autres” (sic!) d’un “relèvement [supplémentaire] de la TVA de 1 à 2 points”, de “la suppression des 13e et 14e mois dans le secteur public”, d’une “hausse à 4 % par an, contre 2 % actuellement, de la proportion d’employés pouvant être licenciés”, d’un “gel pluriannuel des rémunérations dans le secteur public” (2) et d’une hausse de l’âge légal de départ à la retraite pour les fonctionnaires de 53 à 67 ans! D’après la presse bourgeoise même, il s’agit là d’une “cure d’austérité inédite” (Libération) (3), d’une “austérité sans précédent” (les Echos) (4), d’un “traitement de choc” (le Monde et le Figaro) (5).
Et la peur de “l’effet domino”, de “la contagion”, de “la panique”… commence à poindre dans les déclarations des responsables politiques et économiques européens. Le Portugal et l’Espagne sont à leur tour pointés du doigt. Leur capacité à maîtriser la dette publique est jugée trop “incertaine”. Ces États doivent donc réduire eux aussi de façon drastique leurs dépenses pour limiter la hausse de l’endettement public. Le gouvernement portugais vient ainsi d’annoncer lui aussi un nouveau plan d’austérité. La cure grecque est administrée aux habitants de la péninsule ibérique. Aux mêmes maux les mêmes “remèdes” : réduction des pensions, des allocations, des salaires et des effectifs, dans le privé comme dans le public, hausse des impôts…
Pourtant, ces derniers mois, les docteurs en économie ont voulu nous faire croire que la Grèce était un cas particulier, qu’elle était la victime du manque d’honnêteté de ses responsables politiques (qui ont effectivement truqué, a priori plus que les autres encore, les statistiques de l’économie nationale) et de l’appétit des prédateurs de la spéculation boursière. Ils ont voulu nous cacher la sombre réalité : tous les États de la planète sont surendettés. L’économie mondiale survit depuis des décennies à crédit et l’heure des comptes a sonné. La crise qui a débuté en 1967 a brutalement accéléré depuis juillet 2007. Aujourd’hui, le capitalisme mondial convulse. L’avenir va dorénavant être fait d’une succession de récessions de plus en plus violentes, brutales et dévastatrices. Rien à voir, donc, avec une quelconque “spécificité grecque” !
Le Portugal et l’Espagne (6) commencent eux aussi à craquer, l’Italie et l’Irlande sont dans une situation économique dramatique… et il n’y a pas que les “PIIGS” (7) de concernés ! La France est l’un des pays européen les plus endettés. La Grande-Bretagne fait partie des nations les plus touchées, voire ravagées, par la crise et la bourgeoisie anglaise attend sûrement l’après-élection pour annoncer la réelle gravité de la situation et les mesures drastiques à venir. Quant à la première puissance mondiale, les États-Unis, elle joue toujours son rôle de locomotive de l’économie mondiale, mais elle entraîne maintenant les autres pays vers l’abîme !
L’état désastreux de l’économie mondiale peut effrayer. Comment lutter, et contre qui, quand les États sont au bord de la faillite ? Quoi faire quand les responsables politiques effectuent ce chantage immonde : “vous devez accepter les plans d’austérité pour sauver l’économie nationale, l’État, les retraites…” ? De tels coups de massue ont un effet paralysant. Mais ils rendent aussi évident aux yeux de tous que le capitalisme n’a pas d’avenir, que ce système d’exploitation est inhumain, qu’il ne peut engendrer que toujours plus de larmes, de sueur et de sang. Surtout, cette crise économique dévastatrice révèle que l’État (quelle que soit sa couleur, le bleu de la droite, le rose de la gauche ou le rouge de l’extrême-gauche) est le pire ennemi de la classe ouvrière. C’est lui qui assène les attaques économiques les plus violentes. C’est lui qui réprime sans vergogne.
Face au monstre étatique, à ce représentant de la force et de l’unité politique de la bourgeoisie, un ouvrier isolé ne peut que se sentir écrasé et impuissant.
Que peuvent faire une poignée d’individus, quand leur école, leur hôpital, leur administration, leur usine ferme ? Rien, s’ils restent isolés ! Mais aujourd’hui, toute la classe ouvrière est simultanément touchée. Dans tous les pays, les travailleurs du public comme du privé, les retraités comme les chômeurs et les jeunes précaires, subissent une insoutenable paupérisation. Cette situation, jugée socialement “explosive” par la bourgeoisie elle-même, est propice à faire comprendre que tous les ouvriers ont les mêmes intérêts, le même ennemi (la bourgeoisie et son État) et que ce n’est qu’en luttant de façon organisée, consciente, en tant que classe, qu’ils peuvent résister aux attaques. Seules des luttes massives, mettant en acte ce qu’est l’unité et la solidarité ouvrière, peuvent faire trembler la bourgeoisie ! Le capitalisme est en faillite, l’avenir appartient à la lutte de classe !
Pawel (29 avril)
1) Tout au long de cet article, ce terme sera utilisé par nous sous un sens bien particulier. Un État ne peut faire faillite comme une entreprise. La bourgeoisie ne va pas mettre la clef sous la porte et laisser sa place à qui voudra bien la prendre. Derrière le mot “faillite”, nous entendons un État qui ne peut plus rembourser l’intérêt de sa dette et dont l’économie nationale est alors ravagée. Mais même plongée dans une profonde dépression, la classe dominante fera toujours face politiquement et militairement à la classe ouvrière. Les ouvriers et les jeunes grecs en lutte victimes de la répression peuvent en témoigner.
2) lesechos.fr du 29 avril.
3) libération.fr du 29 avril.
4) lesechos.fr du 29 avril.
5) lemonde.fr et lefigaro.fr du 29 avril.
6) Le taux de chômage vient d’ailleurs de dépasser les 20 % dans ce pays !
7) Jeu de mot anglais assimilant ironiquement le Portugal, l’Irlande, l’Italie, la Grèce et l’Espagne (Spain), à des cochons !
Le 7 avril 2010 a vu la chute du président kirghize Kourmanbek Bakiev, après deux jours d’émeutes. Provoquée par l’annonce d’augmentation du tarif des services publics, la colère a éclaté : de nombreux bâtiments symboles du pouvoir ont été attaqués, comme le Parlement, et même brûlés, comme la Maison Blanche présidentielle. Suite à cette explosion de violence, l’opposition dirigée par Rosa Otounbaïeva prenait les rênes du pays. Bakiev, en fuite avec son trésor de guerre de 200 millions de dollars, continue malgré tout aujourd’hui encore à revendiquer sa “légitimité” comme chef d’État, depuis le sud du pays qu’il contrôle, ce qui n’augure rien de bon pour l’avenir.
Avec près de 20 % de chômage, 40 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté et une corruption généralisée, le régime de Bakïev n’a pas réussi longtemps à illusionner la population après l’ère Akaïev. Près d’un million de gens sont contraints de travailler dans d’autres pays (essentiellement en Russie), et la vie de la plupart des Kirghizes dépend des ressources envoyées de l’étranger. Nul doute que cette misère croissante et cette corruption de l’Etat sont les causes essentielles du soulèvement.
Par-dessus le marché, le gouvernement, afin d’enrayer les expressions de révolte populaire, a développé des méthodes répressives de plus en plus violentes. Ces méthodes n’ont fait évidemment qu’alimenter encore davantage le mécontentement populaire, qui a débouché sur ces émeutes des 6 et 7 avril. Tous les commentaires (1) ont montré que cette révolte était bien plus furieuse qu’il y a cinq ans, ce qui démontre l’exaspération de la population. Ainsi, des dizaines de gens ont été tués par des snipers cachés sur les toits, mais cela n’a arrêté personne. Les chefs de l’opposition ont essayé de les arrêter, mais se sont eux-mêmes trouvés en danger de subir des actions radicales. La Maison du Parlement et d’autres bâtiments officiels ont ainsi été pris d’assaut. Ceux qui y arrivèrent saisirent les armes, frappèrent les flics, prirent et étrillèrent par exemple le chef du MVD ou un ancien ministre de l’Intérieur.
Les médias ont essayé de focaliser sur les pillages de magasins qui ont eu lieu. Mais ces “pillages” se sont concentrés sur les supermarchés et les biens essentiellement volés consistaient en vêtements, tapis, appareils électroménagers, couvertures, etc., c’est-à-dire en produits de première nécessité. En revanche, la presse a été une fois encore beaucoup moins prolixe sur les pillages effectués par la mafia kirghize et ses agissements dans les supermarchés (2), où c’est de façon bien plus vaste et organisée que ces derniers ont été vidés puis brûlés.
Il y a cinq ans, lorsque le premier président kirghize Askar Akaïev avait été déchu à la suite d’élections truquées et d‘émeutes, les médias occidentaux nous avaient abreuvés de la “révolution des tulipes”, “révolution” qui venait en droite ligne de celle des “roses” de Géorgie et de la “révolution orange” ukrainienne, “signes” prétendus de la poussée en avant des forces démocratiques dans les pays de l’ex-URSS. Cette fois-ci, rien de tel, et c’est plutôt l’inquiétude qui a prévalu dans les commentaires des chefs d’État. Pour les États-Unis, Barack Obama, en déplacement à Prague pour la signature du nouveau traité américano-russe de non-prolifération START, a réprouvé l’usage de la force et a appelé au calme, du fait de la présence d’une base militaire américaine sur le territoire kirghize, maillon important de leurs opérations en Afghanistan. La Chine, pays voisin du Kirghizistan, s’est déclarée très préoccupée par les événements du pays et appelait au calme le plus rapidement possible, “pour la sécurité régionale”. L’Europe se fendait d’une aide humanitaire au gouvernement provisoire de 3 milliards d’euros et l’Inde espérait que la paix et la stabilité reviendraient au plus vite dans la république kirghize. La Russie, suspectée par la presse d’être à l’origine du soulèvement ou de vouloir en tirer partie, a immédiatement proposé une aide au gouvernement provisoire et a déployé 150 parachutistes en renfort, avec 150 millions de dollars. Cette inquiétude des puissances limitrophes ou qui interviennent dans ce pays n’est pas feinte. Selon le président russe Medvedev : “Le risque de voir le Kirghizistan se scinder en deux parties, le Nord et le Sud, existe réellement (...). Le Kirghizistan se trouve actuellement au seuil d’une guerre civile. Ainsi, toutes les forces existantes dans ce pays doivent prendre conscience de leur responsabilité devant la nation, le peuple et les destinées de l’État kirghizes.”
Le problème majeur que représente un pays comme le Kirghizistan est justement qu’il doit y régner une certaine stabilité. Car autant les Russes que les Américains ou les Chinois ont intérêt à ce que les troubles que connaît le pays soient enrayés pour qu’un État fort et pérenne puisse se maintenir. L’ex-république soviétique abrite une base russe mais également, pour les États-Unis, la base de ravitaillement des troupes de Manas, base créée en 2001 dans l’aéroport international de la capitale kirghize dans le cadre de l’opération antiterroriste “Liberté immuable” en Afghanistan, où sont présentes des troupes françaises et espagnoles, et qui risque d’être affectée. Quant à la Chine, qui connaît des difficultés avec ses minorités musulmanes, il ne serait pas bon que la population kirghize montre un mauvais exemple sur ses frontières. Madame Otounbaïeva a bien sûr rassuré tout ce beau monde qui l’exhortait comme le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, à “assurer l’ordre constitutionnel”.
Cependant, la nature de l’impérialisme est telle que, même si ces hypocrites appellent à calmer le jeu, c’est parce qu’ils ont face à eux des populations misérables qui demandent une vie décente. D’ailleurs, c’est avec le soutien plein et entier de la “communauté internationale” que Rosa Otounbaïeva, ex-dirigeante du PC russe, n’a pas hésité à menacer la population de répression si les troubles perduraient, et pas seulement face aux troubles alimentés par Bakïev, mais contre “ceux qui en veulent plus”, c’est-à-dire les pauvres.
En même temps, les divergences d’intérêts de ces charognards ne pourront pas faire qu’un semblant d’ordre puisse s’instaurer. Leur présence ne pourra qu’alimenter un désordre social sans perspective.
Mulan (28 avril)
1) Beaucoup d’éléments rapportés ici sont empruntés à des articles publiés récemment par des camarades de Russie, soit par l’ARS (Alliance of the Revolutionary Socialists), groupe influencé par la Gauche communiste) soit par le KRAS, de tendance anarcho-syndicaliste. Voici les liens sur leur site en anglais :
– revsoc.org pour l’ARS :
– https://aitrus.info [2] pour le KRAS.
2) Voir sur le sujet notre article [3] dans RI no 411 sur le rôle de la mafia dans les pillages au Chili.
Les attaques continuent de tomber à la pelle en France aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Partout, grandit un même sentiment de ras-le-bol et d‘exaspération chez les travailleurs. Mais les réactions ouvrières, nombreuses, comme en témoigne la multiplicité des grèves un peu partout, se retrouvent complètement isolées les unes des autres. On voit depuis plusieurs mois une totale dispersion des luttes, ponctuée par quelques journées d’action syndicales stéréotypées de moins en moins mobilisatrices qui renvoient les ouvriers à un sentiment d’impuissance. Malgré quelques tentatives d’étendre la lutte à l’échelle régionale dans les Pôles emploi, la plupart des luttes restent enfermées sur un site, comme Fralib à Gemenos près de Marseille où la grève dure depuis près de deux mois. Dans le public comme dans le privé, chaque bureau, chaque centre, chaque usine reste isolé : à La Poste, dans les crèches, les hôpitaux, les écoles ou les centres d’éducation spécialisée, à la RATP comme dans les dépôts de bus en province.
A quoi cela est-il dû ? Au fait que partout les syndicats sont à la manœuvre pour que les ouvriers continuent à lutter chacun dans leur coin, pour défendre “leur” entreprise, “leur” emploi, “leur” secteur derrière telle ou telle revendication spécifique, en empêchant la moindre expression de solidarité et de lutte unitaire. La caricature de cet émiettement et ce cet enfermement est donnée par la récente grève à la SNCF. En effet, lors de la troisième grève déclenchée depuis le début de l’année, la CGT et Sud-Rail, qui se sont âprement disputés le contrôle de la lutte, ont canalisé la combativité en “organisant” les ouvriers dans de prétendues assemblées générales soigneusement cloisonnées corporation par corporation, dépôt par dépôt, atelier par atelier, transformées en simples bureaux de vote pour la poursuite ou non de la grève. De même à Airbus-Toulouse, l’intersyndicale organise actuellement une série de grèves “tournantes” de quelques heures impliquant à tour de rôle les équipes travaillant sur tel ou tel type d’avion pour isoler les ouvriers et les empêcher de se mobiliser ensemble. Et alors que tous les syndicats concoctent actuellement main dans la main avec le gouvernement le scénario pour faire passer cet été l’attaque générale sur les retraites qui va toucher de plein fouet toutes les générations ouvrières, ces mêmes syndicats s’arrangent non seulement pour éviter une mobilisation massive dans la rue mais pour renvoyer aux ouvriers une image démoralisante de division lors des défilés du Premier mai organisés en ordre dispersé. La division et la démoralisation sont un objectif des syndicats pour dissuader à tout prix les ouvriers d’entrer massivement en lutte. D’ailleurs, les syndicats ne cessent de pousser les ouvriers vers des gestes désespérés comme à Sodimatex, avec la menace de faire sauter leur usine, ou vers des actions stériles en séquestrant des patrons ou des cadres quelques heures. Cela suscite de plus en plus de réactions chez certains syndiqués eux-mêmes sincèrement écœurés et ulcérés en réaction aux agissements de leur centrale, comme en témoignent les deux courriers que nous publions ci-dessous. Mais surtout, au delà de cette simple indignation face au sabotage des luttes par les syndicats, beaucoup de prolétaires se posent les mêmes questions plus fondamentales auxquelles nous nous proposons de répondre pour tenter de dissiper un certain nombre d’illusions sur la nature des syndicats.
Une enseignante en colère face à son syndicat [6]
Alors que le secteur de l’Education nationale (EN) est particulièrement visé avec des suppressions massives de postes d’enseignants, de surveillants, d’enseignants spécialisés, de personnel travaillant au ménage, à la restauration et qu’une énième réforme est en cours, que proposent les syndicats ? Nous avons pris connaissance d’un échange de courriers entre le SNES (1) et une de ses adhérentes. La déception, la colère et la rage animent l’enseignante ébranlée par le doute sur le rôle réel de son syndicat.
Suite à la manifestation du 23 mars, le SNES a fait parvenir un courrier aux syndiqués pour leur donner le nombre de participants à la journée du 23 mars et leur rappeler le but de cette journée : “Les enseignants du second degré ont bien entendu investi cette journée avec les revendications qu’ils portent depuis des mois dans leur secteur : abandon des réformes Chatel, arrêt des suppressions de postes”, puis il a invité les syndiqués à un nouveau rassemblement le 1er avril. Au cours de cette manifestation, les collègues devaient porter un t-shirt où était inscrit : “Tout va bien dans l’éducation… poisson d’avril”.
La lettre qui suit montre l’indignation de l’enseignante face à ces propositions et nous pensons que le poisson d’avril n’est pas prêt d’être digéré.
“Je suis syndiquée au SNES depuis de nombreuses années et je tiens à vous faire part de ma plus grande indignation suite au message que vous nous envoyez. Est-ce là tout ce que propose le premier syndicat enseignant ?
J’en ai assez de faire grève un jour par mois et de distribuer des tracts type “poisson d’avril”. Pourquoi pas des actions plus fortes : au lieu de faire grève un jour par mois, pourquoi ne pas arrêter de travailler carrément une semaine (cinq jours) à la rentrée scolaire ou mieux pendant le bac ? Je me permets de vous écrire car je me fais aussi le porte-parole de nombre de mes collègues qui ont l’impression de faire grève par acquis de conscience. Je suis prête à perdre mon salaire mais pour de vraies actions. La direction du SNES croit-elle vraiment à ce qu’elle affiche ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu une intersyndicale après la manifestation pour proposer des suites d’actions crédibles ?
Nos droits sont absolument bafoués, notre métier est remis en cause, cette réforme est l’apogée du leurre aux parents, signe la fin de l’Education nationale et tout ce que vous proposez, ce sont des tracts “poisson d’avril” ! à part la grève mais une vraie, pas une kyrielle de journées d’action saupoudrées sur une année, je ne connais pas de moyen d’action efficace. A moins que vous ne considériez que la réforme des lycées est passée et qu’il ne reste plus qu’a l’accompagner ?
Merci de me répondre, je suis vraiment dans l’attente d’éléments d’explication.”
Nous ne savons pas encore ce qu’il lui sera répondu par son syndicat mais nous pouvons déjà un peu le deviner : noyer le poisson !
La démarche entreprise par cette enseignante montre à quel point une partie de la classe ouvrière tend aujourd’hui à se poser les vraies questions. En multipliant la division au sein de la classe ouvrière, en éparpillant les luttes, en faisant faire n’importe quoi comme par exemple les manifestations balades où le bruit des sonos et des tambours empêchent toutes possibilités de discuter, quel est le rôle des syndicats ? Ne défendent-ils pas les intérêts de ce système capitaliste qui nous emmène pourtant tous dans un gouffre ?
L’enseignante veut des explications, et voilà le résultat d’un échange téléphonique musclé qu’elle a eu avec un représentant du SNES dont elle fait part : “... au final, suite à mon insistance sur l’avenir et le retrait de la réforme, il m’a dit qu’il était encore possible de se battre pour que la répartition des 10 h 30 dédoublées soit décidée de façon nationale et contre la mastérisation… Donc pendant que je fais grève contre la réforme, mon syndicat sait que c’est fini ? Avez-vous eu les mêmes échos ?
Alors que devons-nous faire ? La grève de la faim ? Brûler la préfecture ? Séquestrer notre chef ? Barrer les routes avec les vélibs ? Déverser du crottin d’élèves au parc de la Tête d’or ? (2) Je suis absolument scandalisée. Je pense que je vais rendre ma carte.
PS : Heu…, finalement tout mais pas la grève de la faim…”
Derrière le ton quelque peu ironique de cette enseignante, c’est surtout de la colère et l’indignation qui se dégagent. Le sentiment de se faire avoir et le début d’un questionnement sur ce qu’il faudrait faire pour réellement se faire entendre. A travers le “alors, que devons nous faire ?”, elle rejoint les préoccupations de nombreux travailleurs qui, s’ils commencent à douter des syndicats, ne savent pas comment lutter autrement. Elle montre que sa confiance envers le SNES est largement ébranlée car elle découvre que celui-ci a un double discours, celui qu’il a avec l’Etat et celui qu’il a avec les syndiqués.
C’est ce que commence à comprendre cette enseignante quand elle dit : “Donc pendant que je fais grève contre la réforme, mon syndicat sait que c’est fini ?”
Comme nous l’avons vu dans son courrier, elle est aussi scandalisée car il n’y a pas eu d’intersyndicale après la manifestation. Dans la manifestation, un petit groupe distribuait des tracts signés MICOSOL (3) pour appeler à une AG interprofessionnelle après la manifestation. Peu de monde est venu. Pourquoi ? Parce que comme l’exprime, entre les mots, cette enseignante il faut d’abord perdre ses illusions sur le syndicalisme. Il y a encore un monde entre la critique des directions syndicales et la compréhension que ce moyen de lutte qu’est le syndicalisme est perdu pour nos luttes depuis longtemps. Pourtant, le fait qu’il n’y ait pas eu d’AG organisée par les syndicats à la fin de la manifestation montre que ceux-ci ont peur des réactions de la classe ouvrière et surtout que, sous l’impulsion de tel ou tel secteur de la classe, à travers des discussions, d’échanges d’idées d’expériences et d’analyses politiques, nous prenions conscience que nous sommes une classe unie avec des problèmes communs à résoudre. Ce que ne veulent surtout pas les syndicats c’est que nous découvrions notre force et notre capacité à lutter par nous-mêmes.
Ce n’est pas pour rien que les manifestants sont tous parqués derrière des banderoles représentant les revendications spécifiques, pour “leur” usine, “leur” école, “leur” hôpital. Pour les syndicats, les ouvriers peuvent défiler ensemble mais surtout pas discuter ensemble. C’est pourtant cela que les syndicats appellent “manifestation unitaire”.
C’est pourquoi cet échange de courrier entre le SNES et une syndiquée qui parle de rendre sa carte est si intéressant. La situation de la crise économique avec son cortège de mesures d’austérité touche l’ensemble de la classe ouvrière et nous devrons lutter avec des moyens qui seront véritablement les nôtres : AG ouvertes à tous, avec des décisions et des mots d’ordre qui doivent être décidés collectivement, avec des délégués élus et révocables. En fait, dans la lignée des AG organisées par les étudiants en 2006 dans les luttes anti-CPE., et au contraire des AG bidons aux mains des syndicats.
C’est pourquoi l’appel d’une AG après la manifestation par un petit groupe naissant, AG ouverte à tous, avec liberté de parole, est un signe des temps (“Regroupement à tous ceux qui veulent réfléchir et agir pour recréer l’unité là où il n’y en a plus”). Un besoin qui va de plus en plus s’imposer à nous et qu’il faudra faire vivre nous-mêmes.
Map (22 avril)
1) Syndicat national de l’enseignement de second degré : principal syndicat dans le secteur de l’Education nationale en France.
2) Parc urbain très connu à Lyon, situé sur les bords de Rhône.
3) MICOSOL : Mouvement des insoumis(es) conscient(e)s et solidaires lyonnais.
A travers les débats qui existent dans divers forums sur Internet et qui touchent aux questions portant sur la lutte de classe, nous voulons souligner la réaction indignée d’un internaute face aux pratiques syndicales, en l’occurrence de l’UNEF, consignées dans un document intitulé : “Consignes de l’UNEF aux militants au sujet des autres formations”. Il s’agit là d’un document à usage syndical “interne” et qui dévoile non seulement l’état d’esprit mais aussi les sales méthodes utilisées par toutes les centrales dans leurs “cours de formation” des cadres syndicaux qui, outre leur professionnalisation du sabotage des luttes, vont à la pêche aux adhérents en appâtant ceux qu’ils cherchent à convertir en électeurs. Pour présenter l’essence de ce document, nous pensons que le mieux est de donner la parole à celui qui l’a porté de façon critique à notre connaissance par son intervention : “(…) je suis tellement énervé par le mail qu’un ami à moi proche de l’UNEF vient de me transmettre, qu’il est indispensable que je vous le communique. Ce mail va bien au-delà du désormais célèbre “Vade-mecum” repris par tout Internet sur “comment prendre en mains une AG ([1]). Le contenu est édifiant... à un point qu’il fait vraiment peur: Le rédacteur y revendique le droit de mentir aux étudiants !” ([2]).
En effet, mais le contenu du document en question nous permet d’affirmer, pour notre part, que l’objectif va bien au-delà de la simple “revendication du droit au mensonge”. Il ne fait ni plus ni moins que préconiser ce qui est déjà en usage dans toutes les officines bourgeoises, notamment les syndicats !
Outre le mépris porté à l’égard des étudiants, le document syndical cherche à conditionner et à coincer ses victimes pour les enfermer dans le piège électoral. C’est ce qu’on peut nettement déduire de ce premier extrait qui fait penser à une recette de cuisine : “L’étudiant “jour du vote” risque de vous demander pourquoi il n’a pas entendu parler des élections. Il faut dire que c’est la faute de l’université, qui n’a pas intérêt à ce que les étudiants puissent trop se plaindre. L’étudiant lambda a toujours des problèmes administratifs divers et ne pourra que vous donner raison. Dites que vous voulez changer les choses là-dessus” ([3]).
Notre conseiller en communication syndicale ordonne ensuite de passer à l’offensive avec une opération de séduction, vieille méthode employée par tous les boutiquiers et autres requins du marketing, pour ponctuer à l’aide d’un grossier mensonge : “Restez toujours aimables et avec le sourire, et sachez toujours où se trouve les bureaux de vote les plus proches pour renseigner les étudiants ! Si vous êtes en dispo de solidarité, renseignez-vous sur les formations présentes là où vous faites campagne pour dire que vous êtes étudiants du coin, ça passe mieux en général”. Faire croire qu’on est “du coin”, est une vieille ficelle digne des démarcheurs à domicile et des charlatans ! Après, car ce n’est pas tout, il faut encore “ratisser large”. Comment ? En faisant croire que l’UNEF n’est pas un sous-marin du Parti socialiste ! Voici la technique : “Sur les liens politiques PS/UNEF, répliquer que l’UNEF étant la première organisation de jeunesse, plusieurs de ses membres sont engagés, du MODEM au PG, donc dans les partis progressistes, vu que l’UNEF est de gauche (je ne considère pas le modem de gauche, mais ça fait moins peur aux étudiants comme ça)…”. Ensuite, il ne faut surtout pas que l’électeur potentiel se pose trop de questions, en particulier sur l’histoire du syndicat, au risque de découvrir des perles ou de ternir son image : “répondez que quand l’UNEF à fêté ses cent ans en 2007, personne ne l’a contesté et tous les candidats aux présidentielles ont répondu à l’appel de l’orga. Même chose sur l’appartenance de Le Pen à l’UNEF apolitique : bien évidemment niée (on ne va pas expliquer aux étudiants l’histoire du syndicat)…”. Face aux questions gênantes de concurrents éventuels, comme ceux de la FAGE, le mensonge reste de mise pour ces faiseurs d’opinions : “Combien de permanents à la FAGE sont rémunérés grâce aux subventions publiques ? Aucun à l’UNEF, comme le prouve le rapport du commissariat au compte fait sur l’orga majoritaire et disponible sur Internet (c’est faux, mais l’étudiant ne mettra pas votre parole en doute)”. Bien entendu, dans l’univers concurrent des forces bourgeoises, où le racolage côtoie le mensonge, le poker menteur reste une règle d’or : “De façon générale, il faut répondre à leur mauvaise foi par de la mauvaise foi mieux placée, et surtout se concentrer sur nos idées et notre programme pour accrocher les étudiants.” Tout est dit ! Encore une fois, ces “préceptes” ne sont pas spécifiques à l’UNEF et ne peuvent être que le produit de l’idéologie dominante, celle d’une classe qui doit mentir pour assurer un ordre social garantissant sa domination.
WH (23 avril)
1.) Déjà commenté par nous : voir RI n° 381 [10], juillet/août 2007.
2.) L’intervention peut être consultée à l’adresse suivante : forum.luttes-etudiantes.com/viewtopic.php?f=2&t=5381#p15365.
3.) Cette citation et les suivantes proviennent du texte : “Consignes de l’UNEF aux militants au sujet des autres formations”.
Les travailleurs ressentent aujourd’hui plus que jamais la nécessité de se battre contre les attaques du gouvernement et du patronat. Bon nombre d’entre eux se posent de plus en plus de questions sur les syndicats et leur “efficacité” à défendre les intérêts des salariés.
Nous publions ci-dessous quelques brèves réponses aux questions les plus répandues parmi les travailleurs salariés. Nous renvoyons nos lecteurs intéressés à mieux comprendre le rôle des syndicats et leur nature de classe à notre brochure les Syndicats contre la classe ouvrière, consultable sur notre site Internet.
NON ! Tous les syndicats, y compris les plus “radicaux” et “combatifs”, ne défendent pas les intérêts des travailleurs mais ceux de la bourgeoisie. Leur fonction consiste à saboter les luttes en faisant semblant d’être du côté des exploités. Lorsqu’ils organisent des journées d’action pour protester contre les mesures d’austérité, lorsqu’ils appellent à des débrayages, des grèves ou des manifestations, c’est uniquement pour pouvoir encadrer la colère des travailleurs, défouler leur combativité et les conduire dans des impasses. Toutes les mobilisations derrière les syndicats ne mènent qu’à la défaite et à la démoralisation. L’apparente division entre les syndicats “mous” et les syndicats plus “à gauche”, plus “radicaux”, ne sert qu’à diviser la classe ouvrière, à mieux couvrir tout le terrain de la lutte.
S’il n’y a pas de “bons” et de “mauvais” syndicats, c’est parce que le syndicalisme n’est plus adapté aux besoins de la lutte de classe aujourd’hui. Le syndicalisme est devenu une arme de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Les syndicats sont devenus (depuis la Première Guerre mondiale) des organes de l’État capitaliste dans les rangs ouvriers. Depuis près d’un siècle, leur fonction consiste à diriger les luttes pour empêcher la classe ouvrière de prendre elle-même la direction de ses combats, pour l’empêcher de développer sa solidarité et son unité lui permettant de se battre efficacement contre le capitalisme. Croire qu’il existe de “bons” syndicats est une pure illusion. La preuve : l’agitation des syndicats les plus “radicaux” (comme Sud par exemple) n’a pas empêché la bourgeoisie de renforcer ses attaques et de faire passer tous ses plans d’austérité. Au contraire ! La division entre les syndicats ne leur sert qu’à œuvrer pour diviser la classe ouvrière et la conduire à la défaite.
Tous les syndicats sont complices du gouvernement et du patronat. Lorsqu’ils “négocient” (toujours dans le dos des travailleurs), c’est pour discuter avec les représentants du gouvernement et du patronat de la façon de faire passer les attaques. Tous les syndicats ont pour fonction d’encadrer les luttes pour maintenir l’ordre social du capital ! Pour cela, ils se partagent le travail entre eux et en étroite collaboration avec les représentants de la classe dominante.
NON ! Dans la mesure où les syndicats sont devenus des organes d’encadrement de la classe ouvrière et ont été définitivement intégrés à l’appareil de l’État bourgeois, on ne peut pas les “réformer”. Beaucoup de prolétaires pensent que ce sont les bureaucraties syndicales qui sont pourries et qu’il suffirait de changer la direction des syndicats pour que ces derniers deviennent de vrais organes de défense des travailleurs. C’est une illusion ! Si les syndicats ne sont pas “efficaces”, ce n’est pas à cause de leurs “mauvais” leaders qui trahissent la “base”. C’est la forme syndicale elle-même qui est devenue inefficace et totalement inadaptée aux besoins de la lutte.
Le syndicalisme est une idéologie réformiste basée sur la division de la classe ouvrière en corporations, en corps de métiers.
Le syndicalisme est une idéologie qui sème l’illusion que l’on peut se battre aujourd’hui pour obtenir des réformes durables afin d’améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière au sein-même du capitalisme (comme c’était le cas au xixe siècle). Aujourd’hui, avec l’enfoncement du capitalisme dans une crise économique sans issue et qui ne peut que continuer à s’aggraver, les seules “réformes” durables sont celles qui nous sont imposées par la bourgeoisie, telle la “réforme” du système de retraite. Ces “réformes”, au lieu d’améliorer les conditions d’existence des salariés, ne peuvent que les plonger dans une pauvreté et une misère croissantes.
Le syndicalisme sème l’illusion qu’en se battant chacun dans son coin, derrière des revendications spécifiques à sa boîte, son secteur, sa corporation, on peut obtenir gain de cause. C’est FAUX !
Lutter chacun dans son coin, de façon isolée a toujours mené à la défaite et à la démoralisation. Seule une lutte massive englobant tous les secteurs de la classe ouvrière, derrière des mots d’ordre unitaires peut faire reculer le gouvernement et le patronat. Pour cela, il faut briser toutes les divisions corporatistes, sectorielles que les syndicats nous imposent.
Il ne sert à rien de chercher à “réformer” les syndicats ou créer de nouveaux syndicats. La preuve : lors des luttes des ouvriers de Pologne en 1980, par exemple, ces derniers avaient l’illusion qu’en créant un nouveau syndicat “libre” et “démocratique” (le syndicat Solidarnosc dirigé par Lech Walesa), ils allaient pouvoir renforcer leurs luttes et obtenir des réformes durables. On a vu ce que cela a donné : c’est grâce à la création du syndicat “indépendant” Solidarnosc (mis en place avec le soutien des syndicats occidentaux et de toute la bourgeoisie des États “démocratiques”) que le général Jaruzelski a pu décréter l’état de guerre et réprimer férocement la classe ouvrière en Pologne (voir notre brochure sur les luttes en Pologne de 1980). Par la suite, on a vu le parcours du leader du syndicat Solidarnosc : Lech Walesa est devenu chef de l’État polonais et c’est lui qui a eu la responsabilité de gérer le capital national polonais et de porter des attaques directes contre la classe ouvrière !
OUI ! Officiellement, les travailleurs n’ont pas le “droit” de lutter sans passer par les syndicats car ce sont eux qui déposent les préavis de grève. Le droit de grève est une “tolérance” que la bourgeoisie peut maintenir à condition que la lutte des exploités ne remette pas en cause l’ordre établi, qu’elle ne porte pas atteinte au système d’exploitation capitaliste. La classe dominante des pays “démocratique” ne peut tolérer les grèves que lorsque celles-ci ne constituent pas un danger pour sa domination. C’est bien pour cela qu’elle tient tant à ses syndicats et qu’elle les finance.
La vraie lutte de classe est toujours illégale. Lorsque les prolétaires se battent pour défendre leurs intérêts contre les attaques de la bourgeoisie, ils n’ont pas à demander “poliment” une autorisation à leurs exploiteurs. Lorsque les exploités prennent conscience que les syndicats ne défendent pas leurs intérêts, ils n’attendent pas leurs consignes et partent spontanément en grève “sauvage”. Et à chaque fois que cela s’est produit (comme on a pu le voir de façon magistrale en Pologne en 1980, mais aussi dans de nombreuses petites luttes qui ont explosé dans les pays “démocratiques”), les travailleurs qui ont osé débrayer sans les syndicats ont immédiatement tenté de faire vivre la solidarité dans la lutte. Ils ont recherché l’unité et l’extension de leur mouvement aux autres secteurs. Ils ont éprouvé le besoin de prendre eux-mêmes la direction de leur combat et de discuter collectivement dans des assemblées générales souveraines.
Aujourd’hui, si la classe ouvrière a beaucoup de difficulté à engager la lutte sans attendre les directives des syndicats, c’est parce qu’elle manque encore de confiance en elle-même et dans ses propres forces. C’est aussi parce que l’idéologie “démocratique” inoculée dans ses rangs par les syndicats (et le syndicalisme) pèse encore sur sa conscience.
L’idée qu’on a besoin des syndicats pour se battre est véhiculée par la bourgeoisie. La classe dominante veut nous faire croire que seuls les syndicats peuvent nous “représenter” parce que ce sont des professionnels de la “négociation”, alors que ce sont des professionnels du sabotage, de la magouille et de la collaboration avec l’ennemi de classe.
La grève massive des ouvriers de Pologne en août 1980 (avant que Solidarnosc n’en récupère le contrôle) a montré au monde entier que lorsque les exploités prennent leurs luttes en main, sans les syndicats, ils sont capables de développer un vrai rapport de force en leur faveur. En Pologne, ils ont été capables d’étendre leur mouvement à l’échelle de tout un pays, ils ont été capables de faire reculer l’État et de faire trembler toute la bourgeoisie. Ils ont été capables de négocier avec le gouvernement non pas dans le secret des cabinets ministériels, mais publiquement : ils ont élus des délégués pour négocier avec les autorités gouvernementales et ont installé des hauts parleurs dans les lieux publics (notamment dans les chantiers navals de Gdansk) afin que toute la classe ouvrière en lutte puisse écouter ce qui se discutait dans les négociations.
OUI ! Pour cela, il faut que la classe ouvrière en France comme dans tous les pays, prenne confiance en elle-même et en ses propres forces. Il faut qu’elle puisse surmonter les hésitations et surtout la peur de la répression des grèves “sauvages” et “illégales”. Cette peur de la répression (sous forme de sanctions disciplinaires) ne pourra être dépassée que si les travailleurs sont capables de développer la solidarité entre eux, s’ils refusent de se laisser diviser et intimider. Cette peur ne pourra être dépassée que lorsque les exploités prendront conscience qu’ils n’ont plus rien à perdre que leurs chaînes.
Les travailleurs, salariés ou au chômage, ne pourront prendre en mains leur propre destinée que lorsqu’ils auront compris que toutes les actions “radicales”, les actions commandos préconisées par les syndicats (séquestration des patrons, sabotage de la production, blocage des voies ferrées, etc.) ou les actes de désespoir (telles les menaces de faire sauter l’usine, comme on l’a vu à Sodimatex) sont totalement stériles et ne peuvent conduire qu’à la démoralisation et à la défaite. Toutes ces actions pseudo-radicales derrière lesquelles les syndicats cherchent à entraîner les travailleurs les plus combatifs ne servent qu’à défouler leur colère et ne sont que des feux de paille.
Dans les pays “démocratiques”, les syndicats sont les représentants de la “démocratie” bourgeoise au sein de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la forme la plus sournoise et hypocrite de la dictature du capital.
Pour pouvoir se battre efficacement en se dégageant de l’emprise totalitaire des syndicats, il faut faire vivre la vraie “démocratie” de la classe ouvrière. Cela veut dire développer la discussion collective au sein des assemblées générales massives et souveraines. Ces AG doivent être des lieux de débats où chacun peut intervenir librement, faire des propositions d’actions soumises au vote. Ces AG doivent élire des délégués révocables à tout moment, qu’ils soient syndiqués ou non. Si les délégués élus ne remplissent pas correctement le mandat confié par l’AG, l’AG suivante doit les remplacer. Contrairement aux méthodes de sabotage syndicales, il faut que ces AG soient ouvertes à TOUS les travailleurs (et pas seulement à ceux de la boîte, de l’entreprise ou de la corporation). Les chômeurs doivent également être invités à y participer activement car ce sont des prolétaires exclus du monde du travail. Les AG souveraines doivent être des lieux de discussions publics, (comme l’ont montré les travailleurs de Vigo en Espagne en 2006). Ce n’est qu’à travers la discussion et la réflexion collective dans ces AG ouvertes à tous que peut se construire l’unité et la solidarité de la classe exploitée. Ce n’est que dans ces Assemblées que peuvent se décider des actions unitaires, être mises en avant des revendications communes à tous et que pourront être démasquées les magouilles des syndicats.
Pour se battre efficacement en se débarrassant des entraves et du carcan des syndicats, les travailleurs doivent immédiatement poser la question de l’extension de leur lutte et de la solidarité avec tous leurs camarades des autres secteurs et entreprises frappés par les mêmes attaques de la bourgeoisie. Lorsque les travailleurs d’une entreprise engagent la lutte, ils doivent envoyer des délégations massives vers les autres entreprises voisines pour entraîner dans la lutte tous les travailleurs de la même zone géographique et élargir leur mouvement de proche en proche.
Aujourd’hui, c’est toute la classe ouvrière qui est attaquée (notamment par la réforme du système de retraites). Il n’y a donc aucune raison de se battre de façon isolée, chacun dans son coin. Il n’y a aucune raison de continuer à se laisser balader par les journées d’action syndicales sans lendemain.
Face aux plans d’austérité dont nous sommes tous victimes, il est possible de lutter efficacement. Mais pour construire un véritable rapport de force capable de faire reculer la bourgeoisie, les travailleurs doivent déjouer les manœuvres de sabotage des syndicats et comprendre qu’ils ne peuvent plus compter sur ces faux amis.
Les organisations syndicales n’ont pas d’autre fonction que de préserver l’ordre social capitaliste et faire passer les attaques du gouvernement et du patronat. Malgré leurs discours “radicaux”, elles ne peuvent que continuer à nous diviser, à nous affaiblir pour empêcher tout “débordement” et nous faire voter la reprise du travail sans n’avoir rien obtenu.
C’est bien grâce aux syndicats que la classe dominante peut continuer à cogner toujours plus fort et à faire payer aux travailleurs les frais de la crise insurmontable du capitalisme.
Sofiane (29 avril)
Isaac Joshua est membre du “Conseil scientifique d’ATTAC”. Les livres qu’il écrit ne présentent donc pas seulement l’opinion d’un universitaire parmi d’autres, ils sont aussi et surtout représentatifs d’une organisation qui a obtenu une audience internationale à partir de la fin des années 1990. ATTAC prétend expliquer l’évolution du capitalisme contemporain et affirme, face à la misère et à la barbarie dans laquelle est en train de nous entraîner cette société, “qu’un autre monde est possible”.
Ainsi, le livre d’I. Joshua la Grande crise du xxie siècle porte comme sous-titre “Une analyse marxiste”. Contrairement à tous ces livres sur “la crise” qui pullulent aujourd’hui sur les étalages des librairies et qui ne font que décrire le terrible approfondissement de la crise que connaît le capitalisme depuis 2007, ce livre se propose, conformément à ce que Marx a fait en analysant les fondements de la vie du capitalisme, de comprendre les causes profondes tant de la crise dont les manifestations sont réapparues il y a quarante ans que de son aggravation actuelle.
Et, effectivement, contrairement aux multiples analyses qui nous disent que tout le mal vient de la politique dite néo-libérale lancée au début des années 1980 par M. Thatcher et R. Reagan, ce livre commence par l’examen de la dégradation de la situation économique du monde qui est en fait apparue dès la fin des années 1960.
Mieux encore. Pour comprendre la crise du capitalisme, le livre commence même par proposer une explication de la période de forte croissance économique qui s’est étendue de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la fin des années 1960, les fameuses “Trente Glorieuses” : “Mon hypothèse est que les taux de profit élevés constatés à partir de 1946 en Europe et aux États-Unis s’expliquent comme étant, au premier chef, ceux d’une phase de rattrapage” ([1]). Que veut-il dire par “phase de rattrapage” ? Pour lui, l’expansion connue par le capitalisme jusqu’à la Première Guerre mondiale a subi une rupture du fait de cette dernière, cette rupture se poursuivant à cause de la crise de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale. En conséquence, la croissance économique extraordinaire que va connaître le monde dans les années 1950 et 1960 représente, selon lui, la période pendant laquelle le capitalisme va “rattraper” le développement qu’il aurait eu si les événements des années 1914-1945 n’avaient pas eu lieu. Il faut le dire tout de suite, cela ne correspond en rien à l’analyse que Marx a fait du capitalisme : pour lui, l’essor du capital provient du fait que le profit que les capitalistes extraient de l’exploitation des ouvriers est investi, c’est-à-dire accumulé, que cette accumulation permet une plus grande production et que cette production est vendue ou comme le dit Marx, que sa valeur est “réalisée”. Cette idée de “rattrapage” ne nous dit pas pourquoi ces conditions étaient réunies à la fin de la Seconde Guerre mondiale alors qu’elles ne l’étaient ni en 1914, ni en 1929 ou à un quelconque moment de la période qui va de 1914 à 1945.
Poursuivant son analyse, I. Joshua explique que la dégradation de la situation économique à la fin des années 1960 serait due à la fin de ce rattrapage : “l’effet de rattrapage doit, par définition, s’épuiser. En Europe et aux États-Unis, la productivité du capital se dégrade au cours de la seconde moitié des années 1960” ([2]). Si “le rattrapage” ne nous expliquait rien, “la fin du rattrapage” ne nous éclaire pas plus.
Pour Marx et les marxistes, l’apparition de la crise économique n’est jamais vue comme la fin d’un quelconque rattrapage par rapport à une période de forte croissance. Dans le Manifeste communiste, Marx définit la crise de la manière suivante : “Une épidémie sociale éclate, qui à toute autre époque, eut semblé absurde : l’épidémie de la surproduction (...) la société a trop de civilisation, trop de vivres, trop d’industrie, trop de commerce” ([3]). L’idée de “l’épuisement”, de “l’effet de rattrapage”, ne nous dit pas du tout pourquoi il y aurait “trop de vivres, trop d’industrie, trop de commerce”. Pourquoi, comme lors des crises précédentes, la fin des années 1960 est marquée par une surproduction croissante qui se manifeste par une baisse du taux de profit de l’ensemble des capitaux, par une concurrence de plus en plus acharnée entre les entreprises des grands pays et par des crises monétaires qui touchent les États qui n’arrivent plus à écouler les marchandises sur le marché mondial ? I. Joshua est totalement incapable de l’expliquer.
Les premiers chapitres du livre ne peuvent que nous convaincre que le qualificatif “d’analyse marxiste” qu’attribue I. Joshua à son livre est totalement usurpé car on n’y trouve pas, pour toute la période qui va des années 1950 à la fin des années 1970, les bases premières de l’analyse que Marx a fait de l’évolution du capitalisme et de ses crises. Pas plus que les alchimistes ne sont parvenus à transformer le plomb en or, I. Joshua ne peut transformer ses affirmations (qui ne sont même pas démontrées) en une réelle analyse des fondements du capitalisme et de ses crises.
Le début de l’analyse des années 1980-2009 paraît plus intéressant. Joshua explique que le démantèlement du l’État-providence et la baisse des salaires (qu’il appelle la “destruction de la régulation fordiste” ([4])), rendus nécessaires par la fin du “rattrapage”, ont provoqué de nouveaux problèmes pour le capitalisme. La chute des revenus salariaux qu’a entraînée cette politique a obligé les États à “pousser à toute force les dépenses des ménages vers le haut par la réduction de l’épargne et l’accroissement de leur endettement” ([5]), ce dernier étant délibérément provoqué par les États au moyen d’une baisse des taux d’intérêts et toute une série de mesures incitatives. Par exemple, les ménages américains ont pu bénéficier de l’augmentation de la valeur de leur logement (du fait du développement du crédit qui permettait un nombre toujours plus important d’acheteurs) pour emprunter davantage pour leur consommation.
Mais après avoir fait tout ce développement sur l’accroissement de l’endettement des ménages américains (qui devrait aboutir au diagnostic du rôle central qu’a l’endettement pour le maintien d’un niveau de demande qui permette une croissance minimale de la production), Joshua change radicalement de démonstration. Ainsi, lorsqu’il pose le problème de la cause de cette crise, il nous dit que ce qui a maintenu la demande n’est pas la croissance de l’endettement mais, “surtout, (...) l’excès de consommation des plus riches, qui ne souffraient certainement pas d’une insuffisance de revenus” ([6]). Il faut tout d’abord noter le caractère trompeur et nauséabond de cette thèse. Joshua nous ressert ici la vieille recette des “200 familles” du PCF des années 1930 (qui accusait déjà à l’époque les plus riches de France, et leur luxe affiché, d’être la cause de tous les maux du “peuple français”) à la sauce anti-américaine ! Cet altermondialiste pointe en effet du doigt comme bouc émissaire les “20 % de la population [américaine qui] disposent des revenus les plus élevés”. Pour lui, ces “20 %”, en “surconsommant” pendant des décennies, ont engendré la profonde dépression actuelle. Oubliés les millions de tonnes de marchandises que le capitalisme ne parvient pas à vendre et qui l’étouffent ! Oubliés les milliers de milliards de dettes des ménages, des entreprises, des États du monde entier ! Quel rôle ces “20 %” peuvent t-ils donc bien avoir dans cette crise économique effroyable ? Aucun. Il ne s’agit là que d’un leurre, un piège idéologique pour détourner la colère du prolétariat mondial sur les “riches américains” cause de tous les maux et, in fine, épargner le système capitaliste comme un tout.
Mais surtout, par ses démonstrations sur le fait que l’accroissement de la construction immobilière ou l’augmentation de la consommation permis par l’endettement n’a pas été un élément important de l’accroissement de la demande entre 1982 et 2009, Joshua “oublie” ce qu’il nous affirmait quelques pages plus haut. I. Joshua avait dit que les États poussaient à l’accroissement de l’endettement et c’est vrai ! Entre les deux années que nous venons de mentionner, l’accroissement annuel moyen de l’endettement des ménages, des entreprises et de l’État exprimé en pourcentage du PIB est de 4,2 % tandis que l’accroissement du PIB lui-même sur la même période est d’environ 3 % par an ([7]). Autrement dit, pendant toute cette période, l’accroissement de l’endettement a représenté en moyenne annuelle une part de la production nationale plus élevée que l’augmentation elle-même de cette production ; et ce qui est vrai pour les États-Unis l’est aussi pour la plupart des pays développés. Alors, nous dire que, pendant cette période, l’endettement n’a pas constitué un élément essentiel de la demande aux États-Unis signifie que l’on est en train de nous faire prendre des vessies pour des lanternes !
Mais les démonstrations falsificatrices ne s’arrêtent pas là. Si, pour Joshua, la demande n’est pas, contrairement à ce qu’a dit Marx, un des éléments essentiels qui font partie des causes des crises du capitalisme, on est obligé de poser la question : pour lui, dans “son analyse marxiste”, quelle est la cause de la crise dont nous sommes en train de subir les conséquences ? I. Joshua énonce plusieurs fois sa réponse : “(...) La crise actuelle est clairement le prolongement de la crise de la nouvelle économie qui, elle-même, est indéniablement une crise de suraccumulation” ([8]). Que peut vouloir dire le terme de “suraccumulation” du capital dans le cadre des analyses que nous ont laissés depuis deux siècles Marx et les théoriciens qui ont poursuivi son œuvre, alors qu’eux-mêmes n’ont pas ou peu employé ce terme ? Fondamentalement, il n’y a que deux directions qui ont été montrées par les révolutionnaires marxistes pour expliquer l’inévitabilité des crises du capitalisme.
L’une des interprétations est celle que Rosa Luxemburg a développée à partir des travaux de Marx. Selon elle, la nécessité pour le capital d’obtenir un profit qui sera accumulé implique nécessairement que les salaires versés par les capitalistes aux ouvriers ne permettront pas à ces derniers l’achat de l’ensemble de la production qu’ils ont réalisé. En conséquence, en l’absence de débouchés extérieurs à la sphère capitaliste, cette dernière se retrouvera immanquablement dans une situation de surproduction. L’autre interprétation mise en avant par Marx et par de nombreux révolutionnaires à sa suite consiste dans la “loi de la baisse tendancielle du taux de profit”. Cette loi démontre que le taux de profit baisse au fur et à mesure que grandit la part du capital total représenté par la valeur des machines. Il faut noter que cette loi se traduit elle-même par la surproduction parce qu’elle implique que les capitalistes ne parviennent pas à vendre leurs marchandises avec un taux de profit suffisant.
Or Joshua récuse explicitement ces manières d’expliquer la crise actuelle. Il nous dit sans explication que la crise actuelle (pas plus que les précédentes) n’est “une crise des débouchés” ([9]), même s’il nous dit comme nous l’avons vu plus haut que l’endettement a été développé “pour pousser à toutes forces les dépenses des ménages vers le haut” ; comprenne qui pourra ! Il nous dit ensuite à propos de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit : “Cependant, pour Marx, cette loi est de long terme et il accorde beaucoup d’attention à cet aspect” ([10]), cela veut dire en clair que cette loi n’est pas une explication pour des phénomènes violents comme l’approfondissement actuel de la crise économique. Et c’est tout : on ne trouve aucune autre réfutation des causes des crises qui avaient été mises en avant par les révolutionnaires du passé.
Mais alors, comment I. Joshua explique-t-il, en général, ce qui est pour lui la cause de la crise, à savoir la “suraccumulation” du capital ? La réponse est martelé sans ambiguïté : “(...) Résumons ce qui nous paraît essentiel pour comprendre l’origine de la crise actuelle. Elle est une manifestation de la foncière instabilité du capitalisme (...)” ([11]). Pour lui, c’est de cette manière qu’il faut comprendre que, dès la fin des années 1980, le capital américain a recouru, pour faire face à ses problèmes, à l’endettement massif, à la “surconsommation” des riches, ce qui a provoqué la dégradation de son commerce extérieur, la chute de la valeur du dollar, etc.
Marx et ceux qui ont continué son travail ont bien diagnostiqué que le capitalisme est “instable” ; Marx l’a démontré dès les premiers chapitres du Capital en indiquant que rien n’assure que n’importe quelle marchandise produite (et c’est donc vrai pour toutes les marchandises) sera vendue. Il est possible que Joshua se réfère à cette analyse de Marx. Mais, cette “instabilité” est une donnée permanente du capitalisme ; elle existe autant pendant les périodes de prospérité que pendant les crises. C’est pour cela qu’une grande partie des travaux des révolutionnaires marxistes sur les questions économiques a été consacrée à la recherche des raisons pour lesquelles cette instabilité débouchait sur des crises. C’est aussi pour cela qu’ils ont cherché à déterminer le plus clairement possible si cette crise du capitalisme n’était pas seulement possible du fait de son instabilité, mais si elle était inévitable.
Une telle démonstration fait partie intégrante de la méthode marxiste : la base du matérialisme historique est constituée par le fait que l’histoire de l’humanité a été une succession inévitable, jusqu’à présent, de modes de production. Chaque mode de production entre en crise, c’est-à-dire en déclin, après une période de développement. Tel a été le cas pour l’esclavagisme et le féodalisme. Il en sera de même pour le capitalisme qui va inévitablement périr et être remplacé soit par une barbarie sans nom, soit par le seul “autre monde possible”, le socialisme. En résumé, dire que la cause des crises du capitalisme est son “instabilité”, alors que cette instabilité existe depuis sa naissance, gomme cette alternative pour le moins essentielle.
C’est d’ailleurs pour cela que bien des économistes – en particulier Keynes – dont le but avoué était de sauver le capitalisme, ont constaté cette instabilité : il était nécessaire pour eux de trouver une ou des manières de “réguler” ce système et de le rendre plus “stable”.
Après nous avoir donné des mots (rattrapage, fin du rattrapage, suraccumulation, etc.) en guise d’explication, I. Joshua nous fait la description du déroulement de l’accélération de la crise actuelle qui est passée de l’impossibilité de remboursement par les ménages de la dette qu’ils ont contractée pour l’achat de leur logement (les fameux prêts subprimes) à la dépression économique. La description de ces mécanismes n’est ni mieux ni moins bien faite que celle que font tous les autres livres qui sont sur les étalages des librairies, mais cela fait sérieux et savant. En fait, I. Joshua prend ses lecteurs pour des pies : il les attire par des mots et des descriptions brillantes pour qu’ils pensent qu’il vient de leur livrer des pierres précieuses alors que ce n’est que de la vulgaire verroterie.
Alors, à quelles propositions concrètes aboutit cette marchandise frelatée. Quel “autre monde possible” nous promet-il ?
On voit assez vite vers quel “autre monde” Joshua veut nous entraîner. Il donne d’abord les conditions que les Etats doivent respecter pour sauver le système bancaire. Or, dans une société qui produirait pour les besoins humains, c’est-à-dire le communisme qui est le seul qui puisse en finir avec les crises économiques, les banques seraient, comme les autres institutions du capitalisme, remisées au musée de l’histoire. La perspective que nous propose Joshua devient encore plus claire quand il fait des propositions plus précises :
– “la constitution d’un grand pôle bancaire public” qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la Gosbank de l’URSS,
– “une taxation renforcée des plus-values” et “la non-cessibilité des titres” ; en d’autres termes, la plus-value serait concentrée entre les mains de l’État et la propriété des entreprises serait entre les mains d’une minorité dirigeante inamovible,
– “le bilan désastreux de l’URSS semble avoir condamné à tout jamais la notion de planification. Il serait temps d’affronter nos peurs et de mettre en œuvre une planification (...) concrétisée par des politiques de branches ([12]) ; en d’autres termes “le bilan désastreux” de l’URSS n’empêche pas Joshua de nous dire qu’il faut recommencer la même expérience d’une planification étatique avec des objectifs à réaliser par branche d’activités !
Il n’y a pas de doute sur le fait que ce que l’on nous présente là est le capitalisme d’État tel qu’il était pratiqué en URSS.
Bien sûr, à côté de cela, on trouve la démagogie habituelle sur “la stabilisation du marché du travail en rétablissant la prépondérance des CDI”, “un nouveau partage de la valeur ajoutée [pour] garantir le pouvoir d’achat des salariés” ([13]), etc. On sait ce que valent toutes ces promesses dans le capitalisme en crise ! Ce capitalisme, Joshua ne nous propose pas du tout de le détruire mais au contraire de l’aménager en semant l’illusion d’un retour possible à l’Etat-providence (dans lequel on remplacerait les directeurs d’entreprises par des commis de l’État).
De telles revendications sont lancées régulièrement par les partis d’extrême-gauche pour nous faire croire qu’ils peuvent réformer le système pour le rendre plus social. Joshua est membre du Conseil scientifique d’ATTAC et son livre nous permet de constater une fois de plus que, dès qu’on déchire le voile de la propagande sur “un autre monde est possible”, on voit poindre à nouveau le miroir aux alouettes du modèle étatique de la réorganisation stalinienne de la production pour régir la société capitaliste, tendu vers les ouvriers pour les empêcher de prendre conscience de la nécessité du renversement du capitalisme et de son appareil d’État.
Vitaz (20 avril)
1.) Isaac Joshua, La Grande crise du xxie siècle, une analyse marxiste, Ed. La Découverte, mars 2009, p.17.
2.) Idem, p. 18
3.) K. Marx et F. Engels, le Manifeste communiste, in “Œuvres”, T. 1, collection La Pléiade, Gallimard, p.167.
4.) Nous n’examinerons pas la pertinence de ce qualificatif dans l’espace limité de cet article, mais certaines explications pourront être trouvées dans nos Revues internationales nos 133 [12], 135 [13], 136 [14], 138 [15],141 [16].
5.) La Grande crise..., op.cit., p. 23.
6.) Idem, p. 51.
7.) Pour ce qui est de l’accroissement de l’endettement, les chiffres proviennent de la Réserve fédérale, tandis que pour la production, on a utilisé des chiffres fournis par les conseillers du Président (Council of Economic Advisers).
8.) La Grande crise..., op.cit., p. 54.
9.) Idem, p. 48.
10.) Idem, p. 59.
11.) Idem, p. 40.
12.) Idem, p. 127.
13.) Ibidem.
Le 29 mars, entre 6 heures et 7 heures du matin, deux attentats-suicides ont eu lieu coup sur coup dans le métro de Moscou, faisant plus de 30 morts et près d’une trentaine de blessés dont on ne sait combien resteront estropiés ou avec de graves séquelles de tous ordres pour le restant de leur vie. Tous ces gens se rendaient au travail et, une fois de plus, c’est la classe ouvrière qui a payé le prix fort du terrorisme aussi aveugle que stupide, comme la plupart des attentats que Moscou a connu depuis 1999 et qui ont fait 500 morts.
Les dernières attaques ont été revendiquées par “l’émir du Caucase”, Dokou Oumarov, qui a déclaré qu’elles étaient une “action de vengeance au carnage” effectué sur des habitants tchétchènes et ingouches par les forces russes près du village d’Archty en Ingouchie le 11 février dernier. Cette petite république connaît en effet une forte répression de l’armée russe, moindre que celle vécue en Tchétchénie mais en progression, car elle a fait 260 morts en 2009.
Bien sûr, les “grands” de ce monde se sont élevés pour stigmatiser ces attaques et exprimer leur “solidarité” avec la Russie. Obama se déclarait prêt “à coopérer avec la Russie pour aider à traduire en justice” les responsables, tandis que Sarkozy condamnait ces attentats “odieux” et “lâches”. Quant à l’État russe, sa réaction a été plus vive : “La politique de la répression de la terreur et de la lutte contre le terrorisme va se poursuivre. Nous allons poursuivre les opérations contre les terroristes sans compromis et jusqu’au bout.”, disait Medvedev, tandis que Poutine assurait une fois de plus : “Les terroristes seront anéantis”.
Tous ces hypocrites peuvent multiplier les déclarations les plus indignées, le terrorisme n’en reste pas moins un instrument entre leurs mains, dont ils se servent au moins de deux façons : pour justifier leurs exactions guerrières et renforcer les armes de répression contre la population.
Ainsi, en Russie, dans ce pays pourtant doté historiquement d’un arsenal répressif impressionnant, la bourgeoisie a répondu à chaque acte de terreur par la création de lois pour accentuer le contrôle de la population et de la classe ouvrière. Après les attentats de 1999, le maire de Moscou renforçait les mesures d’enregistrement des Russes présents temporairement dans la ville, exigeant un nouvel enregistrement après trois jours de présence. En octobre 2002, une loi interdisait aux médias de donner des informations sur les opérations antiterroristes (comme en Tchétchénie). Après l’attentat de 2003, une loi était promulguée, instituant des sortes de comités publics de délation habilités à rapporter à la police trois fois par mois toutes sortes de “troubles”.
Depuis les attentats de février 2004, une nouvelle loi permet d’arrêter et de retenir sans preuve jusqu’à 30 jours toute personne soupçonnée d’accointances avec des terroristes ou des extrémistes. Puis la même année, c’est l’introduction d’un “état d’urgence” pouvant être justifié par des opérations antiterroristes où la population voit ses droits restreints.
Avec les attentats de cette année, le gouvernement russe prévoit le relevé d’empreintes de toute la population de la Fédération de Russie, les contrôles renforcés sur l’Internet, la mise en place de caméras dans tous les transports et des mesures pour faciliter l’arrestation des “complices de terroristes”.
La bourgeoisie sait bien que cet arsenal répressif, à l’instar des plans Vigipirate en France ou d’autres ailleurs, n’est pas destiné à empêcher les terroristes d’agir. Que faire par exemple contre des kamikazes fanatisés, hommes ou femmes ? Leur prendre les empreintes digitales ou les filmer dans les transports ? Quant à leurs complices, quand ils en ont, c’est bien plus du côté des instances étatiques qu’il faut chercher que dans la population. Tous les services secrets des Etats dans le monde le savent.
Ceux qui sont visés, ce sont les ouvriers, qui manifestent et manifesteront toujours plus fort dans l’avenir leur mécontentement devant les conditions de misère capitalistes.
Cependant, si la bourgeoisie russe utilise “son” terrorisme pour ses besoins répressifs, comme ses consœurs européennes et américaine, elle le fait aussi pour les besoins de sa politique guerrière dans le Caucase. Cette région est le théâtre d’une offensive de la Russie depuis le début des années 1990 et la dislocation de l’URSS (voir nos différents articles sur les guerres en Tchétchénie, etc.). Les deux guerres menées en Tchétchénie depuis 1992 par Moscou avaient eu pour objectif de mater la rébellion tchétchène, mais aussi de tenter de s’assurer le contrôle de cette zone truffée de minorités ethniques, pas moins d’une quinzaine, cherchant toutes peu ou prou à exiger leur indépendance, et, ce qui n’arrange rien, subdivisées en six catégories religieuses distinctes. La naissance des États sécessionnistes d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie dès 1991 aura été une des premières pierres lancées dans le jardin de l’ex-URSS. Mais l’enjeu principal que représente le Caucase, cette ligne de division entre l’Europe et l’Asie, ne consiste pas seulement pour la Russie à affirmer sa présence dans cette région comme son contrôle sur la mer Noire, mais en plus et surtout de contrer la mainmise américaine. Ainsi, depuis 1991, la Géorgie se trouve au centre du conflit américano-russe pour le contrôle de la région caucasienne. Les différents conflits avec l’Ossétie du Sud et avec l’Abkhazie, qui faisaient initialement partie du territoire géorgien, marquent cette lutte et ces tensions permanentes entre les États-Unis et la Russie. Sa position stratégique au cœur du Caucase en a fait une clef du contrôle militaire russe sur la région ainsi qu’un lieu de transit obligé des relations transcaucasiennes. L’Ossétie du Sud et aussi la Géorgie sont situées au cœur de la région stratégique du Caucase, point de passage d’importants oléoducs et lieu de tensions entre les influences russe et occidentale. Lors de l’offensive catastrophique d’août 2008 menée par le président géorgien Saakhachvili, l’État russe avait montré sa détermination à ne rien lâcher et même à mettre le feu aux poudres si nécessaire. Poutine n’avait-il pas dit qu’une “nouvelle guerre froide” ne lui faisait pas peur ?
Ces derniers attentats de Moscou, après 5 ans “d’accalmie”, ne surviennent pas par hasard, et quels qu’en soient les commanditaires, il est clair qu’ils sont l’émanation et la manifestation, directe ou indirecte, d’une aggravation des tensions guerrières dans le Caucase, avec une Russie qui y défendra coûte que coûte ses prérogatives.
Une fois encore, ce sont les populations qui vont en payer le tribut.
Wilma (28 avril)
Ces dernières semaines, des vies ont encore été laissées dans des catastrophes dites “naturelles”. Au Pérou, début avril, les fortes pluies habituelles de la saison ont entraîné une coulée de boue et de pierres qui a fait 20 morts, 25 disparus et une cinquantaine de blessés. Les 120 habitations endommagées (une soixantaine a carrément été détruite) appartenaient à un village andin et principalement à un bidonville situé à flanc de colline (1). Les rescapés ont fini dans des tentes.
Au Brésil, quelques jours après, d’autres coulées de boue ont fait 205 morts dans la région de Rio, et laissé dehors des milliers de sans-abri. Là aussi, ce sont des bidonvilles, les fameuses favelas, qui ont été emportés. Là aussi, ces baraques étaient “construites” à flanc de colline, que la colline soit naturelle ou non (l’une des favelas était sur une ancienne décharge) (2).
Les maigres secours mobilisés ont été vite dépassés et n’ont pas permis de dégager tous les corps. Le chaos s’est installé dans ces régions et les pouvoirs publics, dans la panique, n’ont eu comme réflexe que d’évacuer de force les habitations situées dans des zones estimées dangereuses.
Tout cela a un air de déjà-vu, et pas seulement en rapport avec les inondations récentes sur le littoral français. Le fait est que ce ne sont pas les premiers éboulements que la région doit affronter, notamment au Pérou. Bien au contraire, “les glissements de terrain dus aux précipitations sont fréquents pendant la saison des pluies dans les régions andines du Pérou” (3). Pourtant, à chaque fois, la bourgeoisie reste inerte et impuissante face au danger. Elle fait preuve de la plus totale incurie quand la catastrophe survient.
Les populations les plus pauvres de ces pays n’ont pas d’autre choix que de s’amasser dans des abris de fortune là où le capital laisse la terre inexploitée. C’est-à-dire là où le risque est trop grand de voir disparaître ses investissements dans une coulée de boue ou un éboulement de pierres.
Pourquoi la bourgeoisie irait-elle sacrifier des zones constructibles ou cultivables pour loger en sécurité la population désœuvrée qui se tasse dans les favelas ? Quel intérêt en tirerait-elle ?
Les larmes de crocodile versées sur les cadavres, les mesures d’expulsion d’urgence (mais pour aller où ?) et les grands projets de relogement annoncés sur les corps encore chauds des victimes ne font pas longtemps illusion : il n’y a pas un sole, pas un real, encore moins un dollar à mettre dans le moindre de ces projets. L’aide internationale est, comme à chaque catastrophe, l’expression profondément cynique de positions et d’appétits impérialistes, et rien d’autre (4). D’ailleurs, sitôt les bulldozers passés, la population n’en voit plus la couleur.
A la prochaine saison des pluies, le sol glissera de nouveau, emportant d’autres victimes. Et encore une fois, la bourgeoisie nous promettra la main sur le cœur que tout sera fait pour se prémunir de ces “coups du sort”.
Mais le sort n’a pas grand chose à faire là-dedans. Eviter un glissement de terrain est difficile, certes, mais il est beaucoup plus facile d’éviter qu’il ne fasse des victimes, simplement en évitant que des populations s’installent sur les zones connues comme instables. Le souci est que le coût d’un tel dispositif est contraire aux lois du capitalisme qui veulent que ce qui n’est pas source directe ou indirecte de profit n’a pas à être pris en charge.
Les phénomènes naturels ne devraient jamais être que des phénomènes, aussi spectaculaires soient-ils. Mais ils resteront des catastrophes tant que les lois capitalistes régiront le monde.
GD (23 avril)
1) Lemonde.fr, 3 avril.
2) Lepoint.fr, 10 avril.
3) Lemonde.fr, 3 avril.
4) Voir à ce sujet nos articles sur le récent séisme en Haïti.
Dans RI no 409 (février 2010), nous avons écrit un article sur “le suicide et la souffrance au travail [23]”. Nous avons également organisé une série de réunions publiques autour de ce thème fortement marqué par une actualité récente. En reprenant ici les éléments essentiels d’un article déjà publié dans notre Revue internationale (no 86, 3e trimestre 1996) (1), nous entendons montrer que la souffrance au travail n’est pas une fatalité et que le travail peut aussi être une source de plaisir dans une société future débarrassée des rapports d’exploitation, où l’homme ne sera plus considéré comme une marchandise contraint de vendre sa force de travail. Il est clair que nous rejetons également avec force et indignation toute idéologie productiviste ou stakhanoviste développée et glorifiée par les diverses formes de l’exploitation capitaliste.
Le marxisme commence par la compréhension que le travail est “l’acte d’autogenèse de l’homme”, comme l’écrit Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques où il porte cette découverte au crédit de Hegel, même si ce dernier l’a faite de façon formelle et abstraite. En 1876, Engels utilisait les découvertes les plus récentes en anthropologie et confirmait que “le travail a créé l’homme lui-même” (2). La puissance du cerveau humain, la dextérité de la main humaine, le langage et la conscience, spécifiquement humaine, de soi et du monde, sont nés du processus de fabrication des outils et de transformation de l’environnement extérieur ; bref, du travail qui constitue l’acte d’un être social travaillant collectivement.
Mais dans des conditions de pénurie matérielle, et en particulier dans la société divisée en classes, le travail qui crée et reproduit l’homme a aussi eu pour résultat que les pouvoirs propres de l’homme échappent à son contrôle et le dominent.
L’aliénation de l’homme envers lui-même se situe d’abord et avant tout dans la sphère où il se crée lui-même, la sphère du travail. Le dépassement de l’aliénation du travail constitue donc la clé du dépassement de toutes les aliénations qui tourmentent l’humanité, et il ne peut y avoir de transformation réelle des rapports sociaux (que ce soit la création de nouveaux rapports entre les sexes, ou une nouvelle dynamique entre 1’homme et la nature) sans transformation du travail aliéné en une activité créative agréable.
Certaines sectes “modernistes” ont utilisé la critique du travail aliéné pour en déduire que le communisme signifie non seulement l’abolition du travail salarié – dernière forme du travail aliéné dans l’histoire – mais aussi celle du travail tout court. De telles conceptions envers le travail sont typiques de la petite-bourgeoise qui se désintègre et des éléments déclassés qui considèrent les ouvriers comme de simples esclaves et qui pensent que le “refus” individuel “du travail” constitue un acte révolutionnaire. De tels points de vue ont en fait toujours été utilisés pour discréditer le communisme. Auguste Bebel a répondu à cette accusation dans la Femme et le socialisme, quand il souligne que le véritable point de départ de la transformation socialiste n’est pas l’abolition immédiate du travail, mais l’obligation universelle de travailler :
“La société une fois en possession de tous les moyens de production, mais la satisfaction des besoins n’étant possible qu’avec l’apport d’un travail correspondant, et nul être valide et capable de travailler n’ayant le droit de demander qu’un autre travaille pour lui, la première loi, la loi fondamentale de la société socialisée, est que l’égalité dans le travail doit s’imposer à tous, sans distinction de sexe. L’allégation de certains de nos adversaires malveillants qui prétendent que les socialistes ne veulent pas travailler et cherchent même autant que possible à supprimer le travail – ce qui est un non-sens –, se retourne contre eux-mêmes. Il ne peut y avoir de paresseux que là où d’autres travaillent pour eux. Ce bel état de choses existe à l’ heure actuelle, et même presque exclusivement, au profit des adversaires les plus acharnés des socialistes. Ces derniers posent en principe : “Qui ne travaille pas ne doit pas manger”. Mais le travail ne doit pas être du travail seul, c’est-à-dire de la simple dépense d’activité : il doit être aussi du travail utile et productif. La société nouvelle demande donc que chacun prenne une fonction donnée, industrielle, professionnelle ou agricole, qui lui permette d’aider à créer la quantité de produits nécessaires à la satisfaction des besoins courants. Pas de jouissance sans travail, pas de travail sans jouissance” (3).
De ce que dit Bebel, il découle que, dans les premières étapes de la révolution communiste, l’obligation universelle du travail contient un élément de contrainte. Le prolétariat au pouvoir comptera certainement d’abord et avant tout sur l’enthousiasme et la participation active de la masse de la classe ouvrière qui sera la première à voir qu’elle ne peut se débarrasser de l’esclavage salarié que si elle est prête à travailler en commun pour produire et distribuer les biens de première nécessité. Dans cette phase du processus révolutionnaire, le travail trouve déjà sa contrepartie en ce qu’il est immédiatement vu comme socialement utile – du travail pour un bienfait commun réel et observable et non pour les besoins inhumains du marché et du profit. Dans ces circonstances, même le travail le plus dur prend un caractère libérateur et humain puisque “dans l’utilisation et la jouissance que tu as de mon produit, j’aurais la satisfaction immédiate et la connaissance que par mon travail, j’ai gratifié un besoin humain... Dans 1’expression individuelle de ma propre vie, j’aurai provoqué l’expression immédiate de ta vie, et ainsi, dans mon activité individuelle, j’aurai directement confirmé et réalisé ma nature authentique, ma nature humaine, communautaire” (4). Néanmoins, ce soulèvement politique et social gigantesque requerra d’abord inévitablement de très grands sacrifices, et les seuls sentiments ne suffiront pas à convaincre ceux qui sont habitués à l’oisiveté et à vivre du labeur des autres de se soumettre volontairement à la rigueur et à la discipline du travail associé. L’utilisation de la contrainte économique – celui qui ne travaille pas, ne mange pas – constitue donc une arme nécessaire de la “dictature” du prolétariat, de l’abolition de l’exploitation. Il faut immédiatement préciser que cette règle ne peut s’appliquer que dans le respect des principes communistes de solidarité de classe exprimés de façon limpide par Marx dans l’Idéologie allemande : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”, ce qui signifie entre autres qu’il revient bien évidemment à la collectivité de prendre en charge les invalides, les handicapés, les malades... Ce n’est que dans une société socialiste plus développée qu’il deviendra clair et évident pour tout le monde que c’est dans l’intérêt de chaque individu de prendre pleinement sa part à la production sociale.
En même temps, ce n’est pas du tout le but du mouvement communiste d’en rester à un stade où la seule contrepartie du travail est qu’il bénéficie à quelqu’un d’autre. S’il ne devient pas un plaisir en lui-même, la contre-révolution s’établira, et les sacrifices volontaires du prolétariat à la cause commune deviendront des sacrifices pour une cause étrangère – comme en témoigne la tragédie de la défaite de la Révolution russe qui a donné naissance au stalinisme. C’est pourquoi Bebel ajoute, immédiatement après le passage cité ci-dessus :
“Mais, dès lors que tous sont astreints au travail, tous ont aussi le même intérêt à réaliser dans celui-ci trois conditions : 1) qu’il soit modéré, ne surmène personne et ne s’étende pas trop en durée ; 2) qu’il soit aussi agréable et aussi varié que possible ; 3) qu’il soit rémunérateur autant qu’il se pourra, car de là dépend la mesure du bien être” (5).
Dans les trois conditions mises en avant par Bebel pour que le travail soit agréable, l’élément de repos, de loisir et de détente est élaboré très concrètement : il insiste sur la possibilité de réduire la journée de travail à une fraction de ce qu’elle était alors (et est toujours). C’est parce que, face à une société capitaliste qui vole les meilleures heures, les meilleurs jours et les meilleures années de la vie de l’ouvrier, les révolutionnaires ont le devoir élémentaire de démontrer que le développement même de la machine capitaliste a rendu ce vol historiquement injustifiable. C’est aussi le thème de la brochure sardonique de Paul Lafargue le Droit à la paresse, publiée en 1883. A l’époque, il était déjà plus qu’évident qu’une des contradictions les plus frappantes dans le développement de la technologie du capitalisme, c’était que tout en créant la possibilité de libérer l’ouvrier des travaux pénibles, il ne semblait être utilisé que pour l’exploiter plus intensivement que jamais. La raison en était simple : sous le capitalisme, la technologie n’est pas développée au bénéfice de l’humanité, mais pour les besoins du capital.
Dans le même ordre d’idées, Bebel cite les calculs des scientifiques bourgeois de la fin du xixe siècle qui montrent qu’avec la technologie existant déjà à son époque, la journée de travail pouvait être réduite à une heure et demie par jour ! Bebel était particulièrement optimiste sur les possibilités qu’ouvrait le développement de la technologie dans cette période d’expansion capitaliste sensationnelle. Mais cet optimisme n’était pas une apologie béate du progrès capitaliste. Ecrivant sur l’énorme potentiel contenu dans l’utilisation de l’électricité, il défendait aussi que “cette force naturelle n’atteindra son maximum d’utilisation et d’application que dans la société socialisée” (6). Même si aujourd’hui le capitalisme a “électrifié” la plus grande partie (et non pas la totalité) de la planète, on saisit la pleine signification de la vision de Bebel quand, un peu plus loin, il remarque que “tous nos cours d’eau, le flux et le reflux de la mer, le vent, la lumière du soleil, convenablement utilisés fournissent d’innombrables chevaux-vapeurs” (7). Les méthodes que le capitalisme a adoptées pour fournir l’électricité – brûler du pétrole et l’énergie nucléaire – ont amené de nombreux effets secondaires nuisibles, notamment sous forme de pollution, tandis que les besoins du profit ont conduit à négliger le “nettoyage” ainsi que des sources d’énergie plus abondantes telles que le vent, les marées et le soleil.
Mais pour les socialistes de la fin du xixe siècle, la réduction du temps de travail ne serait pas seulement le résultat de l’utilisation rationnelle des machines. Elle serait également rendue possible par l’élimination du gigantesque gaspillage de force de travail, inhérent au mode de production capitaliste. Dès 1845, dans l’un des ses “Discours d’Eberfeld”, Engels a attiré l’attention là-dessus, montrant la façon dont le capitalisme ne pouvait éviter de gaspiller les ressources humaines puisqu’il emploie des hommes d’affaires et des intermédiaires financiers, des policiers, des gardiens de prison, des soldats et des marins pour mener ses guerres, et par dessus tout par le chômage forcé de millions de travailleurs à qui l’accès à tout travail productif est fermé à cause des mécanismes de la crise économique. Les socialistes de la fin du xixe siècle n’étaient pas moins frappés par ce gaspillage et montraient le lien entre le dépassement de celui-ci et la fin de l’exploitation du prolétariat.
De tels sentiments sont plus vrais que jamais aujourd’hui, dans un capitalisme décadent où la production improductive (armement, bureaucratie, publicité, spéculation, drogue, etc.) a atteint des proportions sans précédent et où le chômage massif est devenu un fait permanent de la vie, tandis que la journée de travail est, pour la majorité des ouvriers actifs, plus longue qu’elle ne l’était pour leurs aînés du xixe siècle. De telles contradictions offrent la preuve la plus frappante de l’absurdité qu’est devenu le capitalisme et donc de la nécessité de la révolution communiste.
Le but de la révolution communiste n’est pas seulement de libérer les êtres humains du travail désagréable : “le travail doit aussi être rendu agréable” comme le dit Bebel. Il élabore alors certaines conditions pour que ce soit le cas.
La première condition est que le travail se déroule dans un environnement agréable :
“Pour cela, il faut construire de beaux ateliers, installés d’une façon pratique, mettre le plus possible d’ouvriers à l’abri de tout danger, supprimer les odeurs désagréables, les vapeurs, la fumée, en un mot tout ce qui peut causer du malaise ou de la fatigue.
“Au début, la société nouvelle produira avec ses anciennes ressources et le vieil outillage dont elle aura pris possession. Mais, si perfectionnés qu’ils paraissent, ceux-ci seront insuffisants pour le nouvel ordre de choses. Un grand nombre d’ateliers, de machines, d’outils disséminés et à tous égards insuffisants, depuis les plus primitifs jusqu’aux plus perfectionnés, ne seront plus en rapport ni avec le nombre des individus qui demanderont du travail, ni avec ce qu’ils exigeront d’agrément et de commodité.
“Ce qui s’impose donc de la manière la plus urgente, c’est la création d’un grand nombre d’ateliers vastes, bien éclairés, bien aérés, installés de la façon la plus parfaite, et bien décorés. L’art, la science, l’imagination, l’habileté manuelle trouveront ainsi un vaste champ ouvert à leur activité. Tous les métiers qui ont trait à la construction des machines, à la fabrication des outils, à l’architecture, tous ceux qui touchent à l’aménagement intérieur pourront se donner largement carrière” (8).
L’usine est souvent décrite dans la tradition marxiste comme un véritable enfer sur terre. Et ceci n’est pas seulement vrai de celles qu’il est respectable d’abhorrer – celles des jours sombres et lointains de la “révolution industrielle” dont les excès sont admis – mais également de l’usine moderne à l’époque de la “démocratie” et de l’Etat-providence. Mais pour le marxisme, l’usine est plus que cela : c’est le lieu où les travailleurs associés se retrouvent, travaillent ensemble, luttent ensemble, et elle constitue donc une indication sur les possibilités de l’association communiste du futur. En conséquence, les marxistes de la fin du xixe siècle avaient tout à fait raison d’envisager une usine du futur, transformée en centre d’apprentissage, d’expérimentation et de création.
Pour que ce soit possible, il est évident que l’ancienne division capitaliste du travail, sa manière de réduire quasiment tous les travaux à une routine répétitive qui engourdit l’esprit, doivent être supprimées aussi vite que possible. Aussi les écrivains socialistes de la fin du xixe siècle (comme William Morris en Angleterre), suivant une fois encore Marx, insistent sur la nécessité que le travail soit varié, qu’il change et ne soit plus paralysé par la séparation rigide entre l’activité mentale et l’activité physique. Mais la variété qu’ils proposaient – basée sur l’acquisition de différentes qualifications, sur un équilibre approprié entre l’activité intellectuelle et l’exercice physique – constituait bien plus qu’une simple négation de la sur-spécialisation capitaliste, plus qu’une simple distraction vis-à-vis de l’ennui de cette dernière. Elle voulait dire le développement d’une nouvelle sorte d’activité humaine dans le sens plein, qui soit en fin de compte conforme aux besoins les plus profonds du genre humain :
“Le besoin de liberté dans le choix et le changement d’occupation est profondément enraciné dans la nature humaine. Il en est d’un travail donné, tournant chaque jour dans le même cercle, comme d’un mets dont le retour constant, régulier, sans changement, finit par le faire paraître répugnant ; l’activité s’émousse et s’endort. L’homme accomplit machinalement sa tâche, sans entrain et sans goût. Et pourtant il existe chez tout homme une foule d’aptitudes et d’instincts qu’il suffit d’éveiller et de développer pour produire les plus beaux résultats et pour faire de lui un homme vraiment complet. La socialisation de la société fournit largement l’occasion de satisfaire ce besoin de variété dans le travail” (9).
Cette variété n’a rien de commun avec la recherche frénétique de l’innovation pour elle-même qui est de plus en plus devenue le sceau de la culture capitaliste décadente. Elle est fondée sur le rythme humain de la vie où le temps disponible est devenu la mesure de la richesse. Travailler avec entrain et dans la joie ; le réveil des aptitudes et des désirs réprimés. Bref, le travail comme activité consciemment sensuelle.
Marx avait soutenu l’insistance de Fourier selon laquelle le travail, pour être digne des êtres humains, devait se baser sur une “attirance passionnelle”, ce qui est certainement une autre façon de parler de “l’Eros” que Freud a ultérieurement approfondi.
Freud a remarqué que l’homme primitif “rendait son travail agréable en le traitant, pour ainsi dire, comme un équivalent et un substitut des activités sexuelles” (10). En d’autres termes, dans les premières formes de communisme primitif, le travail n’était pas encore devenu ce que Hegel a défini dans la Phénoménologie de l’esprit comme “le désir réprimé et contenu”. En termes marxistes, l’aliénation du travail ne commence pas vraiment avant l’avènement de la société divisée en classes. Le communisme du futur réalise donc une réintégration généralisée de la charge sensuelle du travail et de l’activité humaine qui, dans les sociétés de classe, ont généralement constitué le privilège de l’élite des artistes.
En même temps, dans les Grundrisse, Marx critique l’idée de Fourier selon laquelle le travail puisse devenir un jeu, dans le sens d’un “simple plaisir et d’un simple amusement”. C’est parce que le communisme scientifique a compris que l’utopisme est toujours dominé par une fixation sur le passé. Un homme ne peut pas redevenir un enfant, comme le note Marx dans le même écrit. Mais il poursuit en soulignant que l’homme peut et doit retrouver la spontanéité de l’enfance ; l’adulte qui travaille et prévoit le futur, doit apprendre à réintégrer le lien érotique de l’enfant au monde. L’éveil des sens, décrit dans les Manuscrits économiques et politiques, nécessite un retour au royaume perdu du jeu, mais celui qui y retourne ne s’y perd plus comme le font les enfants, car il a maintenant acquis la maîtrise consciente de l’être humain social pleinement développé.
(D’après la Revue internationale no 86)
1) “La transformation de travail selon les révolutionnaires de la fin du [24]xix [24]e [24] siècle [24]” (issu de la série “Le communisme n’est pas un idéal mais une nécessité matérielle [25]”).
2) “Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme” (in la Dialectique de la nature).
3) La femme dans le passé, le présent et l’avenir, collection Ressources, page 254.
4) Extraits de Elements of political economy de James Mill, par Marx. Traduit de l’anglais par nous.
5) La femme dans le passé..., op. cit.
6) Idem, page 267.
7) Ibidem.
8) Idem, page 262.
9) Idem, page 268.
10) Freud, Introduction à la psychanalyse.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/RI_412.pdf
[2] https://aitrus.info/
[3] https://fr.internationalism.org/ri411/sur_les_pretendus_pillages_apres_le_seisme_au_chili.html
[4] https://fr.internationalism.org/tag/5/60/russie-caucase-asie-centrale
[5] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/luttes-classe
[6] https://fr.internationalism.org/ri412/une_enseignante_en_colere_face_a_son_syndicat.html
[7] https://fr.internationalism.org/ri412/un_temoignage_du_sale_boulot_de_l_unef.html
[8] https://fr.internationalism.org/ri412/reponses_a_quelques_questions_a_propos_des_syndicats.html
[9] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/question-syndicale
[10] https://fr.internationalism.org/ri381/cpe%2Creforme_des_universites_dans_les_facs_aussi_les_syndicats_sabotent_la_lutte.html
[11] https://fr.internationalism.org/tag/5/36/france
[12] https://fr.internationalism.org/rint133/les_causes_de_la_periode_de_prosperite_consecutive_a_la_seconde_guerre_mondiale.html
[13] https://fr.internationalism.org/content/3514/debat-interne-au-cci-causes-prosperite-consecutive-a-seconde-guerre-mondiale-ii
[14] https://fr.internationalism.org/rint136/debat_interne_au_cci_les_causes_de_la_prosperite_consecutive_a_la_seconde_guerre_mondiale_3.html
[15] https://fr.internationalism.org/rint138/debat_interne_au_cci_les_causes_de_la_periode_de_prosperite_consecutive_a_la%20_seconde_guerregmondiale_4.html
[16] https://fr.internationalism.org/rint141/la_surproduction_chronique_une_entrave_insurmontable_a_l_accumulation_capitaliste.html
[17] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/anti-globalisation
[18] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/leconomie
[19] https://fr.internationalism.org/tag/7/287/terrorisme
[20] https://fr.internationalism.org/tag/7/304/tensions-imperialistes
[21] https://fr.internationalism.org/tag/5/52/amerique-centrale-et-du-sud
[22] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/catastrophes
[23] https://fr.internationalism.org/ri409/le_suicide_et_la_souffrance_au_travail.html
[24] https://fr.internationalism.org/rinte86/communisme.htm
[25] https://fr.internationalism.org/series/209
[26] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/communisme