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Revue Internationale n° 139 - 4e trimestre 2009

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Apollo 11 et la conquête de l'espace: une aventure sans lendemain

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Le 20 juillet 1969, il y a tout juste quarante ans, un vaisseau spatial s'est posé sur la surface de la lune. Apollo 11 était le premier de six alunissages qui allaient se suivre jusqu'à la mission Apollo 17 en décembre 1972. Les trois dernières missions prévues furent annulées par manque de fonds, et Apollo 17 reste aujourd'hui le dernier vol habité en dehors de l'orbite terrestre basse.

Pour les millions de gens qui ont regardé l'alunissage à la télévision, ce fut indéniablement un moment de grande émotion. Qui ,en effet, pouvait ne pas être touché par les images de la Terre vue depuis la lune, de ce berceau commun de l'espèce humaine, si beau et en même temps si fragile, dans le vaste espace intersidéral ? Qui ne pouvait admirer le courage des astronautes qui avaient réussi pareil exploit ? Pour la première fois, l'humanité avait mis pied sur un astre autre que la terre. Et d'autres planètes, d'autres systèmes solaires même, au-delà, apparaissaient du coup presque accessibles. L'expédition Apollo avait transformé les paroles de John Kennedy en réalité. Sept ans auparavant, à la Rice University de Houston, il avait prononcé une allocution qui semblait ouvrir une nouvelle époque de confiance et d'expansion humaine - menée bien sûr par les Etats-Unis avec à leur tête un président jeune, confiant et dynamique : "...l'homme, dans sa quête de connaissance et de progrès est résolu, et ne peut être découragé. L'exploration de l'espace ira de l'avant, que nous y participions ou non ; elle est une des grandes aventures de l'époque, et aucune nation qui s'attend être à la tête des autres nations ne peut se permettre de rester en arrière dans cette course vers l'espace (...) Nous avons l'intention de participer [à la nouvelle ère spatiale], nous avons l'intention d'y être à la tête. Car le regard du monde est aujourd'hui tourné vers l'espace, vers la lune, et vers les planètes au-delà, et nous avons juré de ne pas la laisser gouverner par un drapeau hostile et conquérant, mais par le drapeau de la liberté et de la paix. Nous avons juré de voir l'espace rempli, non pas par des armes de destruction massive mais par les instruments de la connaissance (...) L'espace est là (...) la lune et les planètes sont là, de nouveaux espoirs pour la connaissance et la paix sont là. Alors nous demandons, au moment de hisser les voiles, la bénédiction de Dieu sur la plus hasardeuse, la plus dangereuse, et la plus grande aventure dans laquelle l'homme s'est jamais embarqué".

La réalité était bien différente.

Le 20 novembre 1962, dans une conversation privée avec l'administrateur de NASA James E Webb, Kennedy déclare : "Tout ce que nous faisons doit être fait pour que nous arrivions sur la lune avant les russes (...) sinon on ne devrait pas dépenser tout cet argent,  parce que l'espace ne m'intéresse pas plus que ça (...) la seule justification de ces dépenses (...) est que nous espérons battre [l'Union soviétique]  et démontrer que, bien qu'elle nous ait devancé de quelques années, bon Dieu, nous l'avons doublée".

Loin de refuser les "armes de destruction massive" dans l'espace, les Etats-Unis s'efforçaient de les développer depuis la Deuxième Guerre mondiale, en particulier grâce à l'aide de scientifiques et de techniciens, comme Werner von Braun, qui avaient participé à l'effort de guerre allemand. Les années 1950 ont vu le développement, par le RAND Corporation et autres, de toute une panoplie de théories sur la dissuasion nucléaire et les moyens d'éviter la destruction par l'ennemi de la capacité de riposter à une attaque nucléaire (une étude plutôt farfelue présenté par Boeing en 1959 a même proposé la construction de bases lance-missiles sur la lune !). Les paroles "pacifiques" de Kennedy à ce propos sont donc parfaitement hypocrites et cachent mal l'effroi causé à la bourgeoisie américaine - et largement relayé par sa propagande envers la population en général - par le lancement du premier Spoutnik en 1957 et l'incapacité de l'armée américaine de rivaliser avec cette réussite, d'une part et, d'autre part, par le succès du premier vol spatial habité du cosmonaute russe Yuri Gagarin. Le choc causé par Spoutnik était donc d'autant plus grand que les Etats-Unis se croyaient en avance dans le développement des missiles et des armements spatiaux. En fait, l'URSS semblait devancer les Etats-Unis dans la nouvelle technologie des missiles et, surtout, en missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) capables de frapper les Etats-Unis sur leur propre territoire. Dans un document publié en janvier 1958, Hugh Dryden, directeur du NACA (National Advisory Committee for Aeronautics) publia un rapport sur Un programme national pour la technologie spatiale qui déclarait : "Il est de la plus grande urgence et importance pour notre pays, à la fois pour son prestige et de par des considérations militaires, que ce défi [c'est à dire le Spoutnik] soit contré par un programme énergique de recherche et de développement pour la conquête spatiale". Le résultat en fut la transformation en 1958 du NACA, une commission établie pendant la Première Guerre mondiale, essentiellement pour veiller au développement de l'aviation militaire, en NASA dont le budget allait exploser : partant d'un budget de seulement $100 millions pour le NACA en 1957, la NASA allait engloutir plus de $25 milliards rien que dans le programme Apollo.

Cependant, la raison fondamentale derrière le programme Apollo n'était pas directement militaire : les énormes lanceurs Saturn V n'étaient pas aptes à porter des missiles balistiques, et les bases de lancement était bien trop vastes et trop exposées pour servir en temps de guerre. En réalité, le programme Apollo a sciemment détourné des fonds importants des programmes ICBM, plus explicitement militaires. Déjà, en janvier 1961, le rapport Weisner, préparé pour le nouveau président avant son entrée en fonction, signalait que la raison principale de l'effort spatial devait être "...le facteur de prestige national. L'exploration de l'espace et les exploits dans l'espace ont saisi l'imagination des peuples du monde. Pendant les années à venir, le prestige des Etats-Unis sera déterminé en partie par notre leadership dans l'espace". Pour Kennedy ce facteur de prestige est primordial. Lorsque, le 25 mai 1961, Kennedy présente le programme de son gouvernement à une séance réunissant les deux chambres du Congrès, le programme spatial est très clairement présenté à la lumière de la rivalité impérialiste entre les Etats Unis et l'URSS dans un contexte de décolonisation des vieux empires européens : "Le grand champ de bataille pour la défense et l'expansion de la liberté occupe aujourd'hui la moitié sud de la planète - l'Asie, l'Amérique latine, l'Afrique et le Moyen Orient - les pays des peuples montants. Leur révolution est la plus grande de l'histoire humaine. Ils cherchent une fin à l'injustice, à la tyrannie et à l'exploitation (...) nous devrions soutenir leur révolution (...) quel que soit le chemin qu'ils choisissent pour aller vers la liberté. Car les adversaires de la liberté [sous-entendu, l'URSS] n'ont pas créé la révolution, ni les conditions qui l'impulsent. Mais ils essaient de la monter, et de la capturer à leur profit. Pourtant leur agression est plus souvent cachée qu'ouverte...".

En d'autres termes, les anciens empires (surtout les empires anglais et français) ont créé une situation catastrophique dans laquelle des "révolutions" nationales risquent de basculer dans le camp russe, et ce, non pas à cause de leurs faits d'armes, mais parce que l'URSS représente une option plus attrayante pour les nouvelles cliques de la bourgeoisie locale qui sortent de la décolonisation. Dans ce contexte, Kennedy présente une série de mesures de renforcement militaire américain, d'aide militaire et civile aux gouvernements amis, etc. A la fin du discours le programme Apollo est annnoncé : "Si nous voulons gagner la bataille qui se déroule dans le monde entre la liberté et la tyrannie, les exploits spatiaux spectaculaires de ces dernières semaines doivent montrer clairement, comme Spoutnik en 1957, l'impact de cette aventure sur les esprits de tous ceux qui essaient de déterminer quel chemin ils doivent prendre (...) Aucun autre projet ne sera plus impressionnant pour l'humanité [que l'envoi d'un homme sur la lune]" (ibid).

De même que la "mission civilisatrice" des puissances coloniales européennes au 19e siècle, l'engagement des Etats Unis dans cette grande "aventure pour la liberté" comportait une grande part d'hypocrisie : il a indubitablement servi de masque pour cacher les réelles visées impérialistes américaines dans la bataille que livraient les Etats-Unis contre le bloc russe adverse pour la domination de la planète. Dans ce sens, la véritable cible de l'expédition Apollo 11 se trouvait non sur la lune mais bien sur la Terre.

Et pourtant, ce serait réducteur de ne voir que l'aspect hypocrite. L'expédition lunaire comportait aussi d'énormes risques : c'était un projet d'un coût, d'une complexité, et d'une nouveauté jamais égalés. Le fait d'entreprendre ce projet était également une expression d'une confiance remarquable de la bourgeoisie américaine dans ses propres capacités - une confiance que les vieilles puissances avaient totalement perdue, restées exsangues après deux guerres mondiales et en perte de vitesse économique et militaire. Les Etats-Unis au contraire semblaient au sommet de leur puissance : n'ayant subi aucune occupation ni bombardement sur leur propre territoire, seuls vainqueurs indiscutable de la Deuxième Guerre dont ils étaient sortis avec une puissance militaire inégalée, et apparemment en plein boom économique avec une prospérité qui restait un objet d'admiration et d'envie pour les autres pays. L'idéologie dominante américaine avait, en quelque sorte, pris du retard sur la réalité et continuait d'exprimer la confiance en soi d'une bourgeoisie triomphante qui aurait été plus appropriée au 19e siècle, avant que la boucherie de 1914-18 ne vienne démontrer que la classe capitaliste était devenu un obstacle au progrès futur de l'espèce humaine.

En 1962 Kennedy avait projeté d'envoyer des astronautes sur la lune dans les dix ans. En l'occurrence, c'est seulement sept ans plus tard que Apollo 11 se pose sur la lune. Mais loin d'être le début d'une nouvelle ère triomphante d'expansion spatiale à l'image de l'expansion vers l'ouest des Etats-Unis pendant le 19e siècle, la réussite du programme lunaire marque aussi le moment où la réalité de la période de la décadence du capitalisme a rattrapé le rêve américain. Le pays est empêtré dans la guerre du Vietnam, Kennedy est assassiné, et les débuts de la crise économique commencent à se faire sentir - les Etats-Unis allaient abandonner l'étalon-or en 1971, ce qui signifia la fin du système de Bretton Woods qui avait assuré la stabilité du système financier international depuis la Deuxième guerre.

Le sort du programme spatial américain est à l'image de cette perte de vitesse économique, perte d'invincibilité militaire et perte de confiance idéologique. L'objectif fixé par Reagan dans les années 1980 n'est plus l'exploration mais la militarisation à outrance de l'espace orbital avec le programme dit de "Guerre des étoiles". Les ambitions déclarées de développer des moyens plus économiques et efficace pour envoyer des hommes et du matériel dans l'espace, avec la navette spatiale, n'ont rien donné : la navette date aujourd'hui de trente ans et les Etats Unis seront bientôt dépendants des fusées russes tout aussi vieillissantes pour approvisionner la station spatiale internationale (ISS). In 2004, George W Bush annonça une nouvelle "vision" pour l'exploration spatiale, avec l'achèvement de l'ISS et l'envoi d'une nouvelle mission vers la lune pour 2020 afin de préparer des voyages ultérieurs vers Mars. Cependant, dès qu'on regarde de près, il est évident que ce n'est que du barouf. L'expédition vers Mars serait d'une complexité et d'un coût proprement astronomiques et, alors que le gouvernement américain dépense des milliards pour les guerres en Irak et en Afghanistan, il n'y a aucune indication de comment il fera pour allouer des fonds adéquats à la NASA. Alors qu'on présente le président Obama comme un nouveau Kennedy - jeune, dynamique, porteur d'espoir - il est évident qu'il n'a pas, et ne peut pas se permettre, les ambitions d'un Kennedy. Les Etats-Unis ne sont plus la puissance triomphante d'il y a 40 ans mais un géant aux pieds d'argile, de plus en plus contesté par des puissances de deuxième et de troisième ordre. D'ailleurs, la mise en oeuvre effective d'un programme coûteux de nouveaux vols habités vers la lune est de plus en plus contestée dans l'administration Obama, et ne parlons même pas d'aller sur Mars. Il n'y aura pas de "nouvelle ère spatiale" : les grandes puissances au contraire sont en train de militariser à outrance l'espace proche avec des satellites espions et sans doute bientôt, des satellites armés au laser pour la destruction de missiles ; le LEO (Low Earth Orbit) est en cours de devenir une énorme poubelle de satellites et étages de fusée abandonnées. Le capitalisme mondial est une société moribonde qui a perdu son ambition et sa confiance en elle-même, et les puissances ne pensent à l'espace que pour protéger leurs propres intérêts mesquins sur Terre.

Peut-on atteindre les étoiles ?

De tous les exploits réalisés par l'espèce humaine, sans doute le plus grand est celui lancé par nos ancêtres lointains, il y a environ 100.000 ans lorsqu'ils ont quitté la vallée du Rift, berceau de l'humanité, pour peupler d'abord le continent africain et ensuite le reste du monde. Nous ne saurons jamais à quelles qualités de courage, de curiosité, de connaissance et d'ouverture vers l'extérieur nos prédécesseurs ont dû faire appel en partant à la découverte d'un monde inconnu. Cette grande aventure était celle d'une société (ou plutôt d'un foisonnement de sociétés) communiste primitive. Nous ne pouvons pas dire si l'humanité sera un jour capable de quitter la Terre et s'aventurer sur d'autres planètes, ou même d'explorer d'autres étoiles. Mais une chose est certaine : cet exploit ne pourrait être réalisé que par une société communiste qui aura fini d'engloutir des ressources énormes dans la guerre, qui aura réparé la destruction planétaire dont l'anarchie capitaliste est responsable, qui ne gaspillera plus l'énergie physique et mentale de sa jeunesse dans la misère et le chômage, qui entreprendra l'exploration et la recherche scientifique pour le bien des hommes et pour le plaisir d'apprendre, et qui pourra regarder vers l'avenir avec confiance et enthousiasme.

Jens (2009)


"Low Earth Orbit", c'est à dire entre 160 et 2.000km au-dessus de la Terre.

12 septembre 1962, https://en.wikisource.org/wiki/We_choose_to_go_to_the_moon [2] (les traductions de l'anglais sont de nous).

https://en.wikipedia.org/wiki/Space_Race [3].

Werner von Braun, responsable du développement des fusées V2 allemandes qui ont bombardé Londres à la fin de la guerre, a travaillé après la guerre sur le programme ICBM (Inter-Continental Ballistic Missile) américain, avant de devenir l'architecte du lanceur Saturn V utilisé pour les missions Apollo, et le responsable du Marshall Space Flight Centre.

Voir "Take off and nuke the site from orbit" dans un numéro du Space Review de 2007 [4].

En décembre 1957, la tentative de lancer une fusée Vanguard par l'armée américaine échoue lamentablement devant les caméras de télévision. La nécessité de mettre fin à la rivalité entre les armées de terre et de mer en matière de recherche aéronautique et spatiale était une des motivations sous-jacente à la création de la NASA.

Cité dans Mark Erickson, Into the unknown together - the DOD, NASA, and early spaceflight.

https://www.hq.nasa.gov/office/pao/History/report61.html [5]

Disponible dans la bibliothèque Kennedy.

Selon un rapport qui vient d'être présenté à la Maison Blanche, la NASA aura besoin de $3 milliards de plus par an à partir de 2014 pour entreprendre des expéditions au delà de l'orbite terrestre, ses budgets ayant été grevés par des transferts imprévus vers d'autres postes.

Personnages: 

  • JF Kennedy [6]

Evènements historiques: 

  • Apollo 11 [7]

Rubrique: 

Il y a 50 ans...

Anniversaire de l'effondrement du stalinisme : vingt ans après l'euphorie, la bourgeoisie fait profil bas

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Il y a vingt ans se produisait un des événements les plus considérables de la seconde partie du vingtième siècle : l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est et des régimes staliniens d'Europe, dont le principal d'entre eux, celui de l'URSS.

Cet événement fut utilisé par la classe dominante pour déchaîner une des campagnes idéologiques les plus massives et pernicieuses qui ait jamais été dirigée contre la classe ouvrière. En identifiant frauduleusement, une nouvelle fois, le stalinisme qui s'effondrait avec le communisme, en faisant de la faillite économique et de la barbarie des régimes staliniens la conséquence inévitable de la révolution prolétarienne, la bourgeoisie visait à détourner les prolétaires de toute perspective révolutionnaire et à porter un coup décisif aux combats de la classe ouvrière.

Dans la foulée, la bourgeoisie en profitait également pour faire passer un second gros mensonge : avec la disparition du stalinisme, le capitalisme entrait dans une ère de paix et de prospérité et allait enfin pouvoir s’épanouir vraiment. L’avenir, promettait-elle, s’annonçait radieux.

Le 6 mars 1991, George Bush père, président des États-Unis d'Amérique, fort de sa toute récente victoire sur l’armée irakienne de Saddam Hussein, annonçait la venue d'un "nouvel ordre mondial" et l'avènement d'un "monde où les Nations unies, libérées de l'impasse de la guerre froide, sont en mesure de réaliser la vision historique de leurs fondateurs. Un monde dans lequel la liberté et les droits de l'homme sont respectés par toutes les nations".

Vingt ans après, on pourrait presque en rire, si le désordre mondial et la prolifération des conflits aux quatre coins de la planète, qui ont caractérisé le monde depuis ce célèbre discours, n'avaient répandu autant de mort et de misère. Sur ce plan, le bilan ne fait que s'alourdir année après année.

Quant à la prospérité, il est hors de propos d'en parler. En effet, depuis l’été 2007 et surtout l’été 2008, "au centre des discours bourgeois, les mots "prospérité", "croissance", "triomphe du libéralisme" se sont éclipsés discrètement. A la table du grand banquet de l’économie capitaliste s’est installé un convive qu’on croyait avoir expulsé pour toujours : la crise, le spectre d’une "nouvelle grande dépression" semblable à celle des années 30." 1 Hier, l'effondrement du stalinisme signifiait le triomphe du capitalisme libéral. Aujourd'hui, c'est ce même libéralisme qui est accusé de tous les maux par l'ensemble des spécialistes et politiques, même parmi ceux qui s'en étaient fait les plus acharnés défenseurs, comme le président français Sarkozy !

On ne choisit évidemment pas les dates des anniversaires et, le moins que l'on puisse dire, c'est que celui-ci tombe au plus mal pour la bourgeoisie. Si, à cette occasion, elle s'est délibérément privée d'en remettre une couche sur "la mort du communisme" et "la fin de la lutte de classe", ce n'est pas l'envie qui lui en manquait mais, la situation du capitalisme étant calamiteuse, cela risquait de dévoiler plus complètement encore l'imposture de ces thèmes idéologiques. C'est pourquoi la bourgeoisie nous a épargné de grandes célébrations de l'effondrement de la "dernière tyrannie mondiale", de la grande victoire de la "liberté". Au lieu de cela, mis à part les quelques évocations historiques de rigueur, il n'y eut point d'euphorie ni d'exaltation.

Si l'histoire a tranché quant à la réalité de la paix et de la prospérité que le capitalisme devait nous offrir, ce n'est pas pour autant que la barbarie et la misère actuelles apparaissent clairement aux yeux de tous les exploités comme la conséquence inéluctable des contradictions insurmontables du capitalisme. En effet, la propagande de la bourgeoisie, aujourd'hui plutôt orientée sur la nécessité "d'humaniser" et de "réformer" le capitalisme, a pour mission de différer le plus possible la prise de conscience de cette réalité par les exploités. Plus encore, la réalité n'a dévoilé qu'une partie du mensonge, l'autre partie, l'identification du stalinisme avec le communisme continue encore aujourd'hui de peser sur le cerveau des vivants, même si c'est évidemment de façon moins massive et abrutissante que durant les années 1990. Face à cela, il est nécessaire de rappeler quelques éléments d'histoire.

La même crise du capitalisme à l'origine de l'effondrement du stalinisme et de l'actuelle récession

"La crise mondiale du capitalisme se répercute avec une brutalité toute particulière sur leur économie [celle des pays de l'Est] qui est, non seulement arriérée, mais aussi incapable de s'adapter d'une quelconque façon à l'exacerbation de la concurrence entre capitaux. La tentative d'introduire des normes "classiques" de gestion capitaliste, afin d'améliorer sa compétitivité, ne réussit qu'à provoquer une pagaille plus grande encore, comme le démontre en URSS l'échec complet et cuisant de la "Perestroïka". (...) La perspective pour l'ensemble des régimes staliniens n'est nullement celle d'une "démocratisation pacifique" ni d'un redressement de l'économie. Avec l'aggravation de la crise mondiale du capitalisme, ces pays sont entrés dans une période de convulsions d'une ampleur inconnue dans leur passé pourtant déjà "riche" de soubresauts violents." ("Convulsions capitalistes et luttes ouvrières", 7/09/89, Revue Internationale n°59).

Cette situation catastrophique des pays de l'Est n'empêchera pas la bourgeoisie de les présenter comme recélant de nouveaux marchés immenses à exploiter, dès lors qu'ils auront été complètement libérés du joug du "communisme". Pour cela, il fallait y développer une économie moderne qui, de plus, aurait cette vertu de remplir les carnets de commande des entreprises occidentales pendant des décennies. La réalité fut tout autre : il y avait certes beaucoup de choses à construire, mais personne pour payer.

Le boom attendu de l'Est ne viendra donc pas. Bien au contraire, les difficultés économiques qui apparaissent à l'Ouest sont, sans le moindre scrupule, mises sur le compte de la nécessaire assimilation des pays arriérés de l'ancien bloc de l'Est. Il en est ainsi de l'inflation qui devient difficilement maîtrisable en Europe. La situation ne tarde pas à déboucher, dès 1993, sur une récession ouverte sur le vieux continent 2. Ainsi, la nouvelle configuration du marché mondial, avec l'intégration complète en son sein des pays de l'Est, ne changea absolument rien aux lois fondamentales qui régissent le capitalisme. En particulier, l'endettement a continué à occuper une place toujours plus importante dans le financement de l'économie, la rendant toujours plus fragile face à la moindre déstabilisation. Les illusions de la bourgeoisie durent rapidement s'envoler face à la dure réalité économique de son système. Ainsi, en décembre 1994, le Mexique craque face à l'afflux des spéculateurs que l'Europe en crise avait fait fuir : le Peso s'effondre et risque d'entraîner avec lui une bonne partie des économies du continent américain. La menace est réelle et bien comprise. Une semaine après le début de la crise, les États-Unis mobilisent 50 milliards de dollars pour secourir la monnaie mexicaine. A l'époque, la somme paraît faramineuse... Vingt ans plus tard, c'est quatorze fois plus que les États-Unis mobiliseront, pour leur seule économie ! 

Dès 1997, rebelote, en Asie. Cette fois, ce sont les monnaies des pays du Sud-est asiatique qui s'effondrent brutalement. Ces fameux Tigres et Dragons, pays modèles du développement économique, vitrine de ce "nouvel ordre mondial" où la prospérité est accessible même aux plus petits pays, subissent eux aussi la dure loi capitaliste.

L'attrait pour ces économies avait nourri une bulle spéculative qui éclatera début 1997. En moins d'un an, tous les pays de la région seront touchés. 24 millions de personnes se retrouvent au chômage en un an. Les émeutes et pillages se multiplient, causant la mort de 1200 personnes. Le nombre de suicides explose. Dès l'année suivante, le risque de contagion internationale est constaté, avec l'apparition de graves difficultés en Russie.

Le modèle asiatique, fameuse "troisième voie", était enterré aux côtés du modèle "communiste". Il allait falloir trouver autre chose pour prouver que le capitalisme est le seul créateur de richesse sur terre. Cette autre chose, c'est le miracle économique de l'Internet. Puisque tout s'effondre dans le monde réel, investissons dans le virtuel ! Puisque prêter aux riches ne suffit plus, prêtons à ceux qui nous promettent de devenir riches ! Le capitalisme a horreur du vide, surtout dans son portefeuille, et quand l'économie mondiale semble bien incapable d'offrir les profits toujours plus grands pour répondre aux besoins insatiables du capital, quand plus rien n'existe de rentable, on invente un nouveau marché de toutes pièces. Le système va fonctionner un temps, les paris se multipliant sur le cours d'actions qui n'ont plus aucun lien raisonnable avec le réel. Des sociétés qui dégagent des millions de pertes valent plusieurs milliards de dollars sur le marché. La bulle est constituée, et elle gonfle. La folie s'empare d'une bourgeoisie qui s'illusionne totalement sur la pérennité à long terme de la "nouvelle économie", au point d'y mouiller aussi "l'ancienne". Les secteurs traditionnels de l'économie s'y mettent aussi, espérant trouver là leur rentabilité perdue dans leur activité historique. La "nouvelle économie" envahit l'ancienne 3, et elle l'entraînera de ce fait dans sa chute.

La chute fait mal. L'effondrement d'un tel dispositif fondé sur rien d'autre que la confiance mutuelle entre les acteurs pour qu'aucun ne flanche, ne peut qu'être brutal. L'éclatement de la bulle provoque des pertes de 148 milliards de dollars dans les sociétés du secteur. Les faillites se multiplient, les survivants déprécient leurs actifs à coup de centaines de milliards de dollars. Au moins 500 000 emplois sont supprimés dans le secteur des télécommunications. La "nouvelle économie" ne s'est pas montrée finalement plus fructueuse que l'ancienne et les fonds qui échappent à temps du marasme vont devoir trouver un autre secteur où se placer.

Et c'est dans l'immobilier qu'ils trouvent. Finalement, après avoir prêté à des pays vivant au-dessus de leurs moyens, après avoir prêté à des sociétés construites sur du vent, à qui peut-on encore prêter ? La bourgeoisie n'a aucune limite à sa soif de profit. Désormais, le vieil adage "on ne prête qu'aux riches" est définitivement remisé dans les placards, puisque de riches, il n'en est plus assez. La bourgeoisie va donc s'attaquer à un nouveau marché... celui des pauvres. Au-delà du cynisme évident de la démarche, il y a aussi le mépris total pour la vie des personnes qui vont devenir les proies de ces vautours. Les prêts octroyés sont garantis par la valeur du bien acquis par son intermédiaire. Mais en plus, quand ce bien prend de la valeur avec la hausse du marché, il donne l'occasion pour augmenter encore les dettes des familles, les plaçant dans une situation potentielle désastreuse. Car quand le modèle s'effondre, ce qui s'est passé en 2008, la bourgeoisie pleure ses propres morts, les banques d'affaires et autres sociétés de refinancement, mais elle oublie les millions de familles à qui tout ce qu'elles possédaient, bien que ça ne vaille plus rien du tout, leur a été enlevé, les jetant à la rue ou dans des bidonvilles improvisés.

La suite est suffisamment connue pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir, si ce n'est à travers ces quelques mots qui la résument parfaitement : une récession ouverte mondiale, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale, jetant à la rue des millions d'ouvriers dans tous les pays, une augmentation considérable de la misère.

Les guerres, avant et après 1990, sont le produit des mêmes contradictions du capitalisme

La configuration impérialiste se trouve évidemment bouleversée par l'effondrement du bloc de l'Est. Avant cet évènement, le monde était divisé en deux blocs adverses constitués chacun autour d'une puissance dirigeante. Toute la période d'après Seconde Guerre mondiale, jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est, est marquée par les très fortes tensions entre les blocs prenant la forme de conflits ouverts à travers des pays du tiers monde interposés. Pour n'en citer que quelques uns : guerre de Corée au début des années 50, guerre du Vietnam tout au long des années 60 et jusqu'au milieu des années 70, guerre en en Afghanistan à partir de 1979, etc. L'effondrement de l'édifice stalinien en 1989 est en fait le produit de son infériorité économique et militaire face au bloc adverse.

Néanmoins la disparition de "l'empire du mal", le bloc russe tenu pour unique responsable par la propagande occidentale des tensions guerrières, ne pouvait mettre fin aux guerres. Telle était l'analyse que le CCI défendait en janvier 1990 : "La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux ‘partenaires’ d’hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l’heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (…). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible." (Revue Internationale n° 61, "Après l’effondrement du bloc de l’Est, stabilisation et chaos"). La scène mondiale n’allait pas tarder à confirmer cette analyse, notamment avec la première Guerre du Golfe en janvier 1991 et la guerre dans l’ex Yougoslavie à partir de l’automne de la même année. Depuis, les affrontements sanglants et barbares n’ont pas cessé. On ne peut tous les énumérer mais on peut souligner notamment : la poursuite de la guerre dans l’ex Yougoslavie qui a vu un engagement direct, sous l’égide de l’OTAN, des États-Unis et des principales puissances européennes en 1999 ; les deux guerres en Tchétchénie ; les nombreuses guerres qui n’ont cessé de ravager le continent africain (Rwanda, Somalie, Congo, Soudan, etc.) ; les opérations militaires d’Israël contre le Liban et, tout récemment, contre la bande de Gaza ; la guerre en Afghanistan de 2001 qui se poursuit encore ; la guerre en Irak de 2003 dont les conséquences continuent de peser de façon dramatique sur ce pays, mais aussi sur l’initiateur de cette guerre, la puissance américaine.

Le stalinisme, une forme particulièrement brutale du capitalisme d’Etat

Toute la partie qui suit, relative à la dénonciation du stalinisme, fait partie d'un supplément à notre un intervention qui a été diffusé massivement en janvier 1990 (Le supplément en question est publié intégralement dans l'article "1989-1999 - Le prolétariat mondial face à l'effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme"de la Revue internationale n° 99). Considérant que, 20 ans après, cette dénonciation demeure parfaitement valable, nous la reproduisons sans aucune modification.

"C'est sur les décombres de la révolution d'Octobre 1917 que le stalinisme a assis sa domination. C'est grâce à cette négation du communisme constituée par la théorie du "socialisme en un seul pays" que l'URSS est redevenue un État capitaliste à part entière. Un État où le prolétariat sera soumis, le fusil dans le dos, aux intérêts du capital national, au nom de la défense de la "patrie socialiste".

"Ainsi, autant l'Octobre prolétarien, grâce au pouvoir des conseils ouvriers, avait donné le coup d'arrêt à la Première Guerre mondiale, autant la contre-révolution stalinienne, en détruisant toute pensée révolutionnaire, en muselant toute velléité de lutte de classe, en instaurant la terreur et la militarisation de toute la vie sociale, annonçait la participation de l'URSS à la deuxième boucherie mondiale.

Toute l'évolution du stalinisme sur la scène internationale dans les années 30 a, en effet, été marquée par ses marchandages impérialistes avec les principales puissances capitalistes qui, de nouveau, se préparaient à mettre l'Europe à feu et à sang. Après avoir misé sur une alliance avec l'impérialisme allemand afin de contrecarrer toute tentative d'expansion de l'Allemagne vers l'Est, Staline tournera casaque au milieu des années 30 pour s'allier avec le bloc "démocratique" (adhésion de l'URSS en 1934 à ce "repaire de brigands" qu'était la SDN, pacte Laval-Staline en 1935, participation des PC aux "fronts populaires" et à la guerre d'Espagne au cours de laquelle les staliniens n'hésiteront pas à user des mêmes méthodes sanguinaires en massacrant les ouvriers et les révolutionnaires qui contestaient leur politique). A la veille de la guerre, Staline retournera de nouveau sa veste et vendra la neutralité de l'URSS à Hitler en échange d'un certain nombre de territoires, avant de rejoindre enfin le camp des "Alliés" en s'engageant à son tour dans la boucherie impérialiste où l'État stalinien sacrifiera, à lui seul, 20 millions de vies humaines. Tel fut le résultat des tractations sordides du stalinisme avec les différents requins impérialistes d'Europe occidentale. C'est sur ces monceaux de cadavres que l'URSS stalinienne a pu se constituer son empire, imposer sa terreur dans tous les États qui vont tomber, avec le traité de Yalta, sous sa domination exclusive. C'est grâce à sa participation à l'holocauste généralisé aux côtés des puissances impérialistes victorieuses que, pour le prix du sang de ses 20 millions de victimes, l'URSS a pu accéder au rang de superpuissance mondiale.

Mais si Staline fut "l'homme providentiel" grâce à qui le capitalisme mondial a pu venir à bout du bolchevisme, ce n'est pas la tyrannie d'un seul individu, aussi paranoïaque fût-il, qui a été le maître d’œuvre de cette effroyable contre-révolution. L'État stalinien, comme tout État capitaliste, est dirigé par la même classe dominante que partout ailleurs, la bourgeoisie nationale. Une bourgeoisie qui s'est reconstituée, avec la dégénérescence interne de la révolution, non pas à partir de l'ancienne bourgeoisie tsariste éliminée par le prolétariat en 1917, mais à partir de la bureaucratie parasitaire de l'appareil d'État avec lequel s'est confondu de plus en plus, sous la direction de Staline, le Parti bolchevique. C'est cette bureaucratie du Parti-État qui, en éliminant à la fin des années 20, tous les secteurs susceptibles de reconstituer une bourgeoisie privée, et auxquels elle s'était alliée pour assurer la gestion de l'économie nationale (propriétaires terriens et spéculateurs de la NEP), a pris le contrôle de cette économie. Telles sont les conditions historiques qui expliquent que, contrairement aux autres pays, le capitalisme d'État en URSS ait pris cette forme totalitaire, caricaturale. Le capitalisme d'État est le mode de domination universel du capitalisme dans sa période de décadence où l'État assure sa mainmise sur toute la vie sociale, et engendre partout des couches parasitaires. Mais dans les autres pays du monde capitaliste, ce contrôle étatique sur l'ensemble de la société n'est pas antagonique avec l'existence de secteurs privés et concurrentiels qui empêchent une hégémonie totale de ces secteurs parasitaires. En URSS, par contre, la forme particulière que prend le capitalisme d'État se caractérise par un développement extrême de ces couches parasitaires issues de la bureaucratie étatique et dont la seule préoccupation n'était pas de faire fructifier le capital en tenant compte des lois du marché, mais de se remplir les poches individuellement au détriment des intérêts de l'économie nationale. Du point de vue du fonctionnement du capitalisme, cette forme de capitalisme d'État était donc une aberration qui devait nécessairement s'effondrer avec l'accélération de la crise économique mondiale. Et c'est bien cet effondrement du capitalisme d'État russe issu de la contre-révolution qui a signé la faillite irrémédiable de toute l'idéologie bestiale qui, pendant plus d'un demi-siècle, avait cimenté le régime stalinien et fait peser sa chape de plomb sur des millions d'êtres humains.

En aucune façon, et quoi qu'en disent la bourgeoisie et ses médias aux ordres, l'hydre monstrueuse du stalinisme ne s'apparente ni au contenu ni à la forme de la révolution d'Octobre 17. Il fallait que celle-ci s'effondre pour que celle-là puisse s'imposer. Cette rupture radicale, cette antinomie entre Octobre et le stalinisme, le prolétariat doit en prendre pleinement conscience."

Destruction du capitalisme ou destruction de l'humanité

Le monde ressemble de plus en plus à un désert jonché de cadavres et des milliards d'êtres humains sont en situation de survie. Chaque jour, près de 20 000 enfants meurent de faim dans le monde, plusieurs milliers d'emplois sont supprimés, laissant des familles dans la détresse ; les baisses de salaires se multiplient pour ceux qui ont encore un travail.

Voilà le "nouvel ordre mondial" promis il y a presque vingt ans par George Bush senior. Il ressemble davantage à un désordre absolu ! Ce terrifiant spectacle invalide totalement cette idée que l'effondrement du bloc de l'Est marquait "la fin de l'histoire" (sous-entendu, le début de l'histoire éternelle du capitalisme) comme le "philosophe" Francis Fukuyama le clamait à l'époque. Il marquait plutôt une étape importante dans la décadence du capitalisme, en signifiant que, confronté de plus en plus durement à ses limites historiques, le système voyait ses parties les plus fragiles s'écrouler définitivement. Mais pour autant, la disparition du bloc de l'Est n'a en rien assaini le système. Les limites sont toujours là et elles menacent toujours plus le cœur même du capitalisme. Chaque nouvelle crise est plus grave que la précédente.

C'est pourquoi la seule leçon qui vaille concernant ces vingt dernières années, c'est bien qu'il ne peut y avoir aucun espoir de paix et de prospérité dans le capitalisme. L'enjeu est, et restera, destruction du capitalisme ou destruction de l'humanité.

Si les campagnes sur "la mort du communisme" ont effectivement porté un coup sévère à la conscience de la classe ouvrière, cette dernière n'étant pas vaincue, il existait la possibilité de récupérer le terrain perdu et de s'engager à nouveau dans un processus de développement de la lutte de classe à l'échelle internationale. Et effectivement, depuis le début des années 2000, face à l'usure des campagnes sur la mort du communisme et de la lutte de classe, et confrontée à des attaques considérables de ses conditions de vie, la classe ouvrière a repris le chemin de la lutte. Cette reprise, qui, d'ores et déjà manifeste un effort minoritaire de politisation à l'échelle internationale, constitue la préparation à des luttes massives qui, dans le futur, dégageront à nouveau la seule perspective pour le prolétariat et l'humanité, le renversement du capitalisme et l'instauration du communisme.

GDS

 

 

1. Résolution sur la situation internationale du 18e congrès du CCI [8] publiée dans la Revue internationale n° 138.

2. Voir, entre autres, "la récession de 1993 réexaminée", Persée, revue de l'OCDE, 1994, volume 49, n°1.

3. Elle l'achète même : l'opération d'achat de la société Time Warner par AOL, fournisseur Internet, reste un symbole de l'irrationalité qui s'empare à ce moment de la bourgeoisie.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [9]
  • Tensions impérialistes [10]

Courants politiques: 

  • Stalinisme [11]

Le monde à la veille d'une catastrophe environnementale (II) - Qui est responsable ?

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Dans le premier article [12] de cette série sur la question de l’environnement, publié dans la Revue Internationale n° 135, nous avons fait un état des lieux et cherché à montrer la nature du risque auquel est confrontée l’humanité toute entière à travers la mise en évidence des phénomènes les plus menaçants au niveau planétaire que sont :

- l’accroissement de l’effet de serre ;

- la production massive de déchets et les problèmes qui en découlent pour leur gestion ;

- la diffusion sans cesse accrue de produits toxiques et le processus de bioconcentration croissante de ces derniers dans la chaîne alimentaire ;

- l’épuisement des ressources naturelles et/ou le fait qu’elles soient menacées par la pollution.

Nous poursuivons cette série avec ce deuxième article dans lequel nous chercherons à démontrer comment les problèmes d’environnement ne sont pas du ressort de quelques individus ni de quelques entreprises en particulier qui ne respecteraient pas les lois – bien qu’il existe aussi, bien sûr, des responsabilités individuelles ou de certaines entreprises – mais que c’est le capitalisme qui en est le vrai responsable avec sa logique du profit maximum.

Nous chercherons ainsi à illustrer, à travers une série d’exemples, en quoi ce sont les mécanismes spécifiques du capitalisme qui génèrent les problèmes écologiques déterminants, indépendamment de la volonté même de quelque capitaliste que ce soit. Par ailleurs, l’idée couramment répandue selon laquelle le développement scientifique atteint aujourd’hui nous mettrait davantage à l’abri des catastrophes naturelles et concourrait de manière décisive à éviter des problèmes au niveau environnemental, sera fermement combattue. Dans cet article, nous montrerons, en citant largement Bordiga, comment la technologie capitaliste moderne n’est vraiment pas synonyme de sécurité et comment le développement des sciences et de la recherche, n’étant pas déterminé par la satisfaction des besoins humains, mais subordonné aux impératifs capitalistes de la réalisation du maximum de profit, est en fait assujetti aux exigences du capitalisme et de la concurrence sur le marché et, quand c’est nécessaire, de la guerre. Il reviendra au troisième et dernier article d’analyser les réponses données par les différents mouvements des Verts, des écologistes, etc. pour montrer leur inefficacité totale, en dépit de toute la bonne volonté de la plupart de ceux qui s'en revendiquent et militent en leur sein,. la seule solution possible étant, de notre point de vue, la révolution communiste mondiale.

L'identification du problème et de ses causes

Qui est responsable des différents désastres environnementaux ? La réponse à cette question est de la plus haute importance, pas seulement d’un point de vue éthique et moral, mais aussi et surtout parce que l’identification correcte ou erronée de l'origine du problème peut conduire soit à sa résolution correcte soit au contraire à une impasse. Nous allons d’abord commenter une série de lieux communs, de réponses fausses ou partiellement vraies, dont aucune ne réussit vraiment à identifier l’origine et le responsable de la dégradation croissante de l’environnement à laquelle nous assistons jour après jour, pour montrer au contraire comment cette dynamique est elle-même la conséquence, ni volontaire ni consciente mais objective, du système capitaliste.

Le problème ne serait pas aussi grave que ce qu’on veut nous faire croire

Aujourd'hui que les gouvernements se veulent tous plus "verts" les uns que les autres, ce discours – qui a été dominant pendant des décennies - n'est généralement plus celui qu'on entend dans la bouche des hommes politiques. Il demeure néanmoins une position classique dans le monde de l’entreprise qui, face à un danger – menaçant les travailleurs, la population ou l’environnement - lié à une activité donnée, tend à minimiser la gravité du problème tout simplement parce qu'assurer la sécurité au travail signifie dépenser davantage et extorquer moins de profit aux ouvriers. C’est ce qui se vit au quotidien avec des centaines de morts au travail par jour dans le monde, simple coup de la fatalité d’après les employeurs, alors qu'il s'agit d'un authentique produit de l’exploitation capitaliste de la force de travail.

Le problème existe,mais son origine est controversée

La grande quantité de déchets produits par la société actuelle serait, pour certains, le fruit de "notre" frénésie de consommation. Ce qui est en cause, en réalité, c'est une politique économique qui, afin de favoriser une commercialisation plus compétitive des marchandises, tend, depuis des décennies, à minimiser les coûts par un usage massif des emballages non dégradables 1.

Pour certains, la pollution de la planète résulterait d'une carence d’esprit civique face à laquelle il faudrait promouvoir des campagnes de nettoyage des plages, des parcs, etc., en éduquant ainsi la population. Dans le même sens, on invective une partie des gouvernements pour leur incapacité à faire respecter les lois sur le transport maritime, etc. Ou bien encore c'est la mafia et ses trafics de déchets dangereux qu'on incrimine, comme si c’était la mafia qui les produisait et non pas le monde industriel qui, afin de réduire les coûts de production, recourt à la mafia comme simple exécuteur de ses sales affaires. La responsabilité incomberait bien aux industriels, mais seulement aux mauvais, aux cupides…

Quand, finalement, on en arrive à un épisode comme celui de l’incendie à la Thyssen Krupp à Turin en décembre 2007, qui coûta la vie à 7 ouvriers en raison de la totale inobservance des normes de sécurité et de prévention anti-incendie, alors un courant de solidarité se lève, jusqu’au monde de l’industrie, mais uniquement pour avancer l’idée trompeuse selon laquelle, si des catastrophes arrivent, c’est seulement parce qu’il y a des secteurs d'affaires sans scrupules qui s'enrichissent au détriment des autres.

Mais est-ce vraiment le cas ? Y a-t-il, d’un côté, des capitalistes cupides et, de l'autre, ceux qui seraient responsables et de bons gestionnaires de leurs entreprises ?

Le système de production capitaliste, seul responsable de la catastrophe environnementale

Toutes les sociétés d'exploitation ayant précédé le capitalisme ont apporté leur contribution à la pollution de la planète engendrée en particulier par le processus productif. De même, certaines sociétés s'étant livrées à l'exploitation excessive des ressources à leur disposition, comme ce fut probablement le cas des habitants de l'Ile de Pâques 2, ont disparu du fait de l'épuisement de celles-ci. Néanmoins, les nuisances ainsi causées ne constituaient pas, dans ces sociétés, un danger significatif, susceptible de mettre en jeu la survie même de la planète, comme c'est le cas aujourd'hui pour le capitalisme. Une raison en est que, en faisant connaître un bond prodigieux aux forces productives, le capitalisme a également provoqué un bond de même échelle aux nuisances qui en résultent et qui affectent maintenant l'ensemble du globe terrestre, le capital ayant conquis ce dernier dans sa totalité. Mais là n'est pas l'explication la plus fondamentale puisque le développement des forces productives n'est pas en soi nécessairement significatif de l'absence de maîtrise de celles-ci. Ce qui, en effet, est essentiellement en cause, c'est la manière dont ces forces productives sont utilisées et gérées par la société. Or justement, le capitalisme se présente comme l'aboutissement d'un processus historique qui consacre le règne de la marchandise, un système de production universelle de marchandises où tout est à vendre. Si la société est plongée dans le chaos par la domination des rapports marchands, qui n'implique pas seulement le strict phénomène de la pollution mais également l'appauvrissement accéléré des ressources de la planète, la vulnérabilité croissante aux calamités dites "naturelles", etc. c'est pour un ensemble de raisons qui peuvent être résumées de la sorte :

- la division du travail et, plus encore, la production sous le règne de l'argent et du capital divisent l'humanité en une infinité d'unités en concurrence ;

- la finalité n'est pas la production de valeurs d'usage, mais, à travers celles-ci, la production de valeurs d'échange qu'il faut vendre à tout prix, quelles qu'en soient les conséquences pour l'humanité et la planète, de manière à pouvoir faire du profit.

C'est cette nécessité qui, au-delà de la plus ou moins grande moralité de chaque capitaliste, contraint ceux-ci à adapter leur entreprise à la logique de l’exploitation maximale de la classe ouvrière.

Cela conduit à un gaspillage et à une spoliation énormes de la force de travail humaine et des ressources de la planète comme Marx le mettait déjà en évidence dans Le Capital : "Dans l'agriculture moderne, de même que dans l'industrie des villes, l'accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s'achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, [est] un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité (…). La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. (Marx, Le Capital, Volume 1, Chap. 15, "Machinisme et grande industrie", par. 10 "Grande industrie et agriculture", www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-15-10.htm [13])

Comble de l'irrationalité et de l'absurdité de la production sous le capitalisme, il n'est pas rare de trouver des entreprises qui fabriquent des produits chimiques fortement polluants et, en même temps, des systèmes de purification des terrains et des eaux contre les mêmes polluants ; d'autres qui fabriquent des cigarettes et des produits pour empêcher de fumer et, enfin, certaines encore qui contrôlent des secteurs de production d’armes mais qui s’occupent aussi de produits pharmaceutiques et de fournitures médicales.

On atteint ici des sommets qui n'existaient pas dans les sociétés antérieures où les biens étaient essentiellement produits pour leur valeur d’usage (ou bien ils étaient utiles à leurs producteurs, les exploités, ou bien ils servaient la splendeur de la classe dominante).

La nature réelle de la production de marchandises interdit au capitaliste de pouvoir s’intéresser à l’utilité, au genre ou à la composition des marchandises produites. La seule chose qui doit l’intéresser est de savoir comment gagner de l’argent. Ce mécanisme explique pourquoi nombre de marchandises n’ont qu’une utilité limitée, quand elles ne sont pas carrément totalement inutiles.

La société capitaliste étant essentiellement basée sur la concurrence, même lorsque les capitalistes trouvent des accords circonstanciels, ils demeurent fondamentalement et férocement concurrents : la logique du marché veut en fait que la fortune de l’un corresponde à l’infortune des autres. Ceci signifie que chaque capitaliste produit pour lui-même, que chacun d’entre eux est rival de tous les autres et qu’il ne peut y avoir de planification réelle décidée par tous les capitalistes, localement ou internationalement, mais seulement une compétition permanente avec des gagnants et des perdants. Et dans cette guerre, un des perdants est précisément la nature.

En fait, dans le choix d’un site pour implanter une nouvelle installation industrielle ou d'un terrain et des modalités d’une culture agricole, l’entrepreneur ne tient compte que de ses intérêts immédiats et aucune place n’est laissée aux considérations d’ordre écologique. Il n'existe aucun organe centralisé au niveau international qui ait l’autorité de donner une orientation ou d’imposer des limites ou des critères à respecter. Dans le capitalisme, les décisions sont uniquement prises en fonction de la réalisation du profit maximum de façon que, par exemple, un capitaliste particulier puisse produire et vendre de la manière la plus profitable ou en plus grande quantité, ou que l’État puisse imposer au mieux ce qui va dans le sens des intérêts du capital national et donc, globalement, des capitalistes nationaux.

Des législations existent cependant au niveau de chaque pays où elles sont plus ou moins contraignantes. Lorsqu'elles le sont trop, il n'est pas rare que, pour augmenter sa rentabilité, telle entreprise expatrie une partie de sa production là où les normes sont moins sévères. Ainsi, Union Carbide, multinationale chimique américaine avait implanté une de ses usines à Bhopal, en Inde, sans la doter d'un système de réfrigération. En 1984, cette usine laissait échapper un nuage chimique toxique de 40 tonnes de pesticides qui a tué, immédiatement et dans les années suivantes, au moins 16 000 personnes, causant des dommages corporels irrémédiables à un million d'autres 3. Quant aux régions et aux mers du tiers-monde, elles constituent souvent un dépotoir bon marché où, légalement ou non, des compagnies établies dans des pays développés expédient leurs déchets dangereux ou toxiques, alors qu'il leur en coûterait beaucoup plus cher de s'en débarrasser dans leur pays d'origine.

Tant qu’il n'existera pas de planification agricole et industrielle coordonnée et centralisée au niveau international, qui prenne en compte l’harmonisation nécessaire des exigences d’aujourd’hui et la sauvegarde de l’environnement de demain, alors les mécanismes du capitalisme continueront à détruire la nature avec toutes les conséquences dramatiques que nous avons vues.

Il est courant que la responsabilité de cet état de fait soit imputée aux multinationales ou à un secteur particulier de l’industrie, du fait que les origines du problème se trouvent dans les mécanismes "anonymes" du marché.

Mais, l’état pourrait-il mettre fin à cette folie au moyen d’un interventionnisme accru ? En fait, non, parce que l’état ne peut que "réguler" cette anarchie. Ainsi, en défendant les intérêts nationaux, l’état contribue à renforcer la concurrence. Contrairement aux revendications des ONG (Organisations non gouvernementales) et du mouvement altermondialiste, une intervention accrue de l’état - laquelle d'ailleurs ne s'est jamais démentie malgré certaines apparences passées du "libéralisme" et comme le révèle, de façon évidente, l'interventionnisme étatique face à l'accélération présente de la crise économique - n'est pas en mesure de résoudre les problèmes de l'anarchie capitaliste.

Quantité contre qualité

L’unique préoccupation des capitalistes est, comme on l'a vu, de vendre avec un profit maximum. Mais ce qui est en question, ce n’est pas l’égoïsme des uns ou des autres, mais bien une loi du système à laquelle aucune entreprise, petite ou grande, ne peut se soustraire. Le poids croissant des coûts d’équipement sur la production industrielle implique que les investissements énormes ne peuvent être amortis que par des ventes très importantes.

Par exemple, l’entreprise Airbus, fabriquant d’avions, doit vendre au moins 600 de ses gigantesques A 380 avant de réaliser des profits. De la même façon, les entreprises productrices d'automobiles doivent vendre des centaines de milliers de voitures avant de compenser la dépense affectée aux équipements qui en permettent la construction. Bref, chaque capitaliste doit vendre le plus possible et être constamment à la recherche de nouveaux marchés. Mais pour cela, il doit pouvoir s'imposer face à ses concurrents dans un marché saturé, ce qu'il fait à travers une débauche des moyens publicitaires qui sont la source d'un gaspillage énorme de travail humain et de ressources naturelles comme, par exemple, la pâte à bois engloutie dans la production de milliers de tonnes de prospectus.

Ces lois de l’économie (qui contraignent à la réduction des coûts, impliquant une diminution conséquente de la qualité de la production et de la fabrication en série) impliquent que le capitaliste est bien loin de se préoccuper de la composition de ses produits et de se demander si celle-ci peut être dangereuse. Ainsi, bien que les risques des carburants fossiles pour la santé (cause de cancer) soient connus depuis longtemps, l’industrie ne prend aucune mesure pour y remédier. Les risques sanitaires liés à l’amiante ont été reconnus depuis des années. Mais seule l’agonie et la mort de milliers d’ouvriers ont contraint l’industrie à réagir longtemps après. Beaucoup d’aliments sont enrichis en sucre et en sel, en glutamate monosodique, afin d’en augmenter la vente, aux dépens des conséquences sur la santé. Une incroyable quantité d'additifs alimentaires sont introduits dans les aliments sans que soient vraiment connus les risques qui en résultent pour les consommateurs alors qu'il est notoire que beaucoup de cancers sont imputables à la nutrition.

Quelques irrationalités notoires de la production et de la commercialisation

Un des aspects les plus irrationnels du système actuel de production est le fait que les marchandises voyagent tout autour de la planète avant d’arriver sur le marché sous forme de produit fini. Ceci n’est pas lié à la nature des marchandises ou à une exigence de production, mais exclusivement au fait que la sous-traitance est plus avantageuse dans tel ou tel pays. Un exemple célèbre est celui de la fabrication des yoghourts : le lait est transporté à travers les Alpes, de l’Allemagne vers l’Italie, où il est transformé en yoghourt pour être re-transporté sous cette forme, de l’Italie vers l’Allemagne. Un autre exemple concerne les automobiles dont chaque composant provient de différents pays du monde avant d’être assemblé sur une chaîne de montage. En général, avant qu’un bien soit disponible sur le marché, ses composants ont déjà parcouru des milliers de kilomètres par les moyens les plus divers. Ainsi, par exemple, les appareils électroniques ou ceux d’usage domestique sont produits en Chine en raison des très bas salaires pratiqués dans ce pays et de l’absence quasi-totale de mesures de protection de l’environnement, même si, d’un point de vue technologique, il aurait été facile de les produire dans les pays où ils sont commercialisés. Souvent, le lancement de leur production a eu lieu, au début, dans le pays consommateur pour être ensuite délocalisée dans un autre pays où les coûts de production, et surtout les salaires, sont plus bas.

Nous avons aussi l’exemple des vins, produits au Chili, en Australie ou en Californie et vendus sur les marchés européens tandis que le raisin produit en Europe pourrit en raison de la surproduction, ou encore l’exemple des pommes importées d’Afrique tandis que les cultivateurs européens ne savent plus que faire de leur excédent de production de pommes.

Ainsi, à cause de la logique du profit maximum au détriment de celle de la rationalité et du recours minimum aux dépenses humaines, énergétiques et naturelles, les marchandises sont produites quelque part sur la planète pour être ensuite transportées dans une autre partie du monde afin d’y être vendues. Il n’y a plus à s’étonner, dès lors, que des marchandises de même valeur technologique, comme les automobiles, produites par différents fabricants dans le monde, soient construites en Europe pour être ensuite exportées au Japon ou aux États-Unis, tandis que, simultanément, d’autres automobiles, construites au Japon ou en Corée, sont vendues sur le marché européen. Ce réseau de transport de marchandises – quelquefois très semblables entre elles – qui changent de pays uniquement afin d’obéir à la logique du profit, de la concurrence et du jeu du marché, est totalement aberrant et à l’origine de conséquences désastreuses sur l’environnement.

Une planification rationnelle de la production et de la distribution pourrait rendre ces biens disponibles sans qu’ils aient à subir ces transports totalement irrationnels, expression de la folie du système de production capitaliste.

L’antagonisme de fond entre ville et campagne

La destruction de l’environnement résultant de la pollution due à l'hypertrophie des transports n'est pas un simple phénomène contingent puisqu'il puise ses racines les plus profondes dans l’antagonisme entre ville et campagne. A l'origine, la division du travail à l’intérieur des nations a séparé l’industrie et le commerce du travail agricole. De là est née l’opposition entre ville et campagne avec les antagonismes d’intérêts qui en résultent. C'est sous le capitalisme que cette opposition atteint le paroxysme de ses aberrations 4.

A l’époque des exploitations agricoles du Moyen Age, dévolues à la seule production de subsistance, on voyait difficilement la nécessité de transporter des marchandises. Au début du 19e siècle, lorsque les ouvriers vivaient le plus souvent près de l’usine ou de la mine, il était possible de s'y rendre à pied. Depuis, cependant, la distance entre les lieux de travail et d’habitation a augmenté. De plus, la concentration des capitaux dans certaines localités (comme dans le cas d’entreprises implantées dans certaines zones industrielles ou autres zones inhabitées, afin de profiter de dégrèvements fiscaux ou du prix particulièrement bas des terrains), la désindustrialisation et l’explosion du chômage liée à la perte de nombreux postes de travail, ont profondément modifié la physionomie des transports.

Ainsi, chaque jour, des centaines de millions de travailleurs doivent se déplacer sur des distances très longues pour aller au travail. Beaucoup d’entre eux doivent utiliser une automobile parce que, souvent, les transports publics ne leur permettent pas de se rendre sur leur lieu de travail.

Mais il y a pire encore : la concentration d’une grande masse d’individus au même endroit a pour conséquence une série de problèmes qui agissent encore une fois sur l’état sanitaire de l’environnement de certaines zones. Le fonctionnement d’une concentration de personnes qui peut atteindre jusqu’à 10-20 millions d’individus suppose une accumulation de déchets (matières fécales, ordures ménagères, gaz d’échappement des véhicules, de l’industrie et du chauffage…) dans un espace qui, aussi vaste soit-il, reste toutefois trop étroit pour en détruire et digérer la charge.

Le cauchemar de la pénurie alimentaire et en eau

Avec le développement du capitalisme, l’agriculture a subi les plus profonds changements de son histoire, vieille de 10 000 ans. Ceci est advenu parce que, dans le capitalisme, contrairement aux modes de production précédents où l'agriculture répondait directement à des besoins directs, les agriculteurs doivent se soumettre aux lois du marché mondial, ce qui signifie produire à moindre frais. La nécessité d’augmenter la rentabilité a eu des conséquences catastrophiques sur la qualité des sols.

Ces conséquences, qui sont inséparablement liées à l’apparition d’un fort antagonisme entre ville et campagne, ont déjà été dénoncées par le mouvement ouvrier du 19e siècle. On peut voir, dans les citations suivantes, comment Marx a pointé le lien inséparable entre l’exploitation de la classe ouvrière et le saccage du sol : "La grande propriété foncière décime de plus en plus la population agricole et lui oppose une population industrielle de plus en plus dense, concentrée dans les grandes villes. Elle engendre ainsi des conditions qui provoquent une rupture immédiate de l'équilibre de l'échange social des matières tel qu'il est commandé par les lois naturelles de la vie, et qui aboutissent au gaspillage des forces productives de la terre, gaspillage que le commerce étend bien au delà des frontières d'un pays." (Marx, Le Capital, Volume 3, Chap. 47. "Genèse de la rente foncière capitaliste", "Introduction" - www.marxists.org [14])

L’agriculture a dû constamment accroître l'utilisation des produits chimiques pour intensifier l’exploitation des sols et étendre les aires de culture. Ainsi, dans la majeure partie de la planète, les paysans pratiquent des cultures qui seraient impossibles sans l'apport de grandes quantités de pesticides et engrais, ni sans irrigation, alors qu’en plantant ailleurs, on pourrait se passer de ces moyens ou, du moins, en faire un usage réduit. Planter des herbes médicinales en Californie, des agrumes en Israël, du coton autour de la Mer d’Aral en ex-Union Soviétique, du froment en Arabie Saoudite ou au Yémen, c'est-à-dire planter des cultures dans des régions qui n’offrent pas les conditions naturelles à leur croissance, se traduit par un énorme gaspillage d’eau. La liste des exemples est vraiment sans fin puisque, actuellement, environ 40% des produits agricoles dépendent de l’irrigation, avec la conséquence que 75% de l’eau potable disponible sur la terre est utilisée par l’agriculture.

Par exemple, l'Arabie Saoudite a dépensé une fortune pour pomper l’eau d’une nappe souterraine et viabiliser un million d’hectares de terre dans le désert pour cultiver du froment. Pour chaque tonne de froment cultivé, le gouvernement fournit 3000 m3 d’eau, soit plus de trois fois plus que ce que nécessite la culture de cette céréale. Et cette eau provient de puits qui ne sont pas alimentés par l’eau de pluie. Un tiers de toutes les entreprises d’irrigation du monde utilise l’eau des nappes. Et, bien que ces ressources non renouvelables soient en voie d'assèchement, les cultivateurs de la région indienne de Gujarat, assoiffée de pluie, persistent dans l’élevage de vaches laitières, qui nécessite 2000 litres d’eau pour produire un seul litre de lait ! Dans certaines régions de la terre, la production d’un kilo de riz requiert jusqu’à 3000 litres d’eau. Les conséquences de l’irrigation et de l’usage généralisé de produits chimiques sont désastreuses : salinisation, overdose d’engrais, désertification, érosion des sols, forte baisse du niveau d’eau dans les nappes et, par conséquent, épuisement des réserves d’eau potable.

Le gaspillage, l’urbanisation, la sécheresse et la pollution aiguisent la crise mondiale de l’eau. Des millions et des millions de litres d’eau s’évaporent en transitant par des canaux d’irrigation ouverts. Les zones autour des mégapoles, surtout, mais aussi des étendues entières de terre voient leurs réserves en eau baisser rapidement et de façon irréversible.

Dans le passé, la Chine était le pays de l’hydrologie. Son économie et sa civilisation se sont développées grâce à sa capacité à irriguer les terres arides et à construire les barrages pour protéger le pays des inondations. Mais, dans la Chine d’aujourd’hui, les eaux du puissant Fleuve Jaune, la grande artère du Nord, n'atteignent pas la mer durant plusieurs mois de l’année. 400 des 660 villes de la Chine manquent d’eau. Un tiers des puits de la Chine sont à sec. En Inde, 30% des terres cultivables sont menacées de salinisation. Dans le monde entier, environ 25% des terres agricoles sont menacées par ce fléau.

Mais la culture de produits agricoles dans des régions qui, à cause de leur climat ou de la nature de leur sol, n'y sont pas adaptées, n’est pas l’unique absurdité de l’agriculture actuelle. En particulier, à cause de la pénurie d’eau, le contrôle des fleuves et des digues est devenu une question stratégique fondamentale vis-à-vis de laquelle les États nationaux interviennent inconsidérément aux dépens de la nature.

Plus de 80 pays ont déjà signalé une raréfaction de l’eau les concernant. Selon une prévision de l’ONU, le nombre de personnes qui devront vivre dans des conditions de pénurie d’eau atteindra 5,4 milliards au cours des 25 prochaines années. Malgré la disponibilité importante de terres agricoles, les terres réellement cultivables du monde diminuent constamment à cause de la salinisation et d’autres facteurs. Dans les sociétés antiques, les tribus nomades devaient se déplacer quand l’eau devenait rare. Dans le capitalisme, ce sont les denrées alimentaires de première nécessité qui manquent, bien que ce système soit soumis à la surproduction. Ainsi, à cause des multiples dégâts causés à l’agriculture, la pénurie alimentaire est inévitable. A partir de 1984 par exemple, la production mondiale de céréales n’a pas suivi la croissance de la population mondiale. En l’espace de 20 ans, cette production s’est effondrée, passant de 343 kg par an et par personne à 303.

Ainsi, le spectre qui a toujours accompagné l’humanité, depuis son origine, le cauchemar de la pénurie alimentaire, semble revenir à la charge, non par manque de terres cultivables ou par manque de moyens et d'outils à mettre au service de l'agriculture, mais à cause de l’irrationalité absolue dans l’utilisation des ressources terrestres.

Une technologie plus avancée ne garantit pas plus de sécurité 

S’il est vrai que le développement des sciences et de la technologie met à la disposition de l'humanité des instruments dont on ne pouvait même pas imaginer l'existence dans le passé et qui permettent de prévenir les accidents et les catastrophes naturelles, il est aussi vrai que l’utilisation de ces technologies est coûteuse et n’est mise en œuvre que s’il y a une retombée économique. Nous voulons souligner une fois encore que ce n'est pas ici une attitude égoïste et cupide de telle ou telle entreprise qui est en cause, mais bien la nécessité imposée à n’importe quelle entreprise ou pays de réduire au minimum les coûts de production des marchandises ou des services pour pouvoir soutenir la concurrence mondiale.

Dans notre presse, nous avons souvent abordé ce problème, en montrant comment les prétendues catastrophes naturelles ne sont pas dues au hasard ou à la fatalité, mais sont le résultat logique de la réduction des mesures de prévention et de sécurité, en vue de faire des économies. Voila ce que nous écrivions par exemple à propos des catastrophes engendrées par l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans en 2005 :

"L'argument selon lequel cette catastrophe n'était pas prévue est aussi un non-sens. Depuis presque 100 ans, scientifiques, ingénieurs et politiciens ont discuté de la façon de faire face à la vulnérabilité de la Nouvelle Orléans vis-à-vis des cyclones et des inondations. Au milieu des années 1980, plusieurs projets ont été développés par différents groupes de scientifiques et d'ingénieurs, ce qui a finalement mené à une proposition, en 1998 (sous l'administration Clinton), appelée Coast 2050. Ce projet comprenait le renforcement et le réaménagement des digues existantes, la construction d'un système d'écluses et la création de nouveaux canaux qui amèneraient des eaux remplies de sédiments afin de restaurer les zones marécageuses tampon du delta ; ce projet requérait un investissement de 14 milliards de dollars sur une période de 10 ans. Il ne reçut pas l'approbation de Washington, non pas sous Bush mais sous Clinton.

L'an dernier, l'armée a demandé 105 millions de dollars pour des programmes de lutte contre les cyclones et les inondations à la Nouvelle Orléans, mais le gouvernement ne lui a accordé que 42 millions. Au même moment, le Congrès approuvait un budget de 231 millions de dollars pour la construction d'un pont vers une petite île inhabitée d'Alaska" 5.

Nous avons aussi dénoncé le cynisme et la responsabilité de la bourgeoisie à propos de la mort de 160 000 personnes lors du tsunami qui s’est produit le 26 décembre 2004.

En fait, il est clairement reconnu aujourd’hui, de façon officielle, que l’alerte n’a pas été lancée de crainte de… porter atteinte au secteur du tourisme ! Autrement dit, c’est pour défendre de sordides intérêts économiques et financiers que des dizaines de milliers d'êtres humains ont été sacrifiés.

Cette irresponsabilité des gouvernements est une nouvelle illustration du mode de vie de cette classe de requins qui gère la vie et l'activité productive de la société. Les États bourgeois sont prêts à sacrifier autant de vies humaines, si cela est nécessaire, pour préserver l’exploitation et les profits capitalistes.

Ce sont toujours les intérêts capitalistes qui dictent la politique de la classe dominante, et dans le capitalisme, la prévention n’est pas une activité rentable comme le reconnaissent aujourd'hui tous les médias : "Des pays de la région auraient jusqu’ici fait la sourde oreille pour mettre sur pied un système d’alerte en raison des énormes coûts financiers. Selon les experts, un dispositif d’alerte coûterait des dizaines de millions de dollars, mais il permettrait de sauver des dizaines de milliers de vies humaines." (Les Échos du 30/12) 6

On peut encore prendre l’exemple du pétrole qui se déverse chaque année en mer (déversements intentionnels et accidentels, sources endogènes, apports des fleuves, etc.) : on parle de 3 à 4 millions de tonnes de pétrole par an. Selon un rapport de Legambiente : "En analysant les causes de ces incidents, il est possible d’évaluer à 64% des cas ceux qui sont imputables à une erreur humaine, 16% à des pannes mécaniques et 10% à des problèmes de structure des bateaux, tandis que les 10 % restant ne sont pas attribuables à des causes bien déterminées" 7.

On comprend facilement que, lorsqu'on parle d’erreur humaine – comme par exemple dans le cas des accidents de chemin de fer attribués aux cheminots – on parle d’erreurs commises par le machiniste parce qu’il travaille dans des conditions d’épuisement prononcé et de fort stress. Par ailleurs, les compagnies pétrolières ont l’habitude de faire naviguer des pétroliers, même vieux et décrépis, pour transporter l’or noir puisque, en cas de naufrage, ils perdent au maximum la valeur d'un chargement, alors qu’acquérir un nouveau bateau coûterait énormément plus. C’est pourquoi le spectacle de pétroliers qui se brisent à moitié au voisinage des côtes en déversant tout leur chargement est devenu quelque chose de courant. On peut affirmer, en prenant tout en compte, qu’au moins 90% des marées noires sont la conséquence d'un manque absolu de vigilance des compagnies pétrolières, ce qui, une fois de plus, est la conséquence de l’intérêt qu'elles ont à réduire au minimum les dépenses et augmenter au maximum les marges de profit.

On doit à Amadeo Bordiga 8, dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, une condamnation systématique, incisive, profonde et argumentée des désastres causés par le capitalisme. Dans la préface au livre Drammi gialli e sinistri della moderna decadenza sociale, qui est un recueil d’articles d’Amadeo Bordiga, on peut lire: "...à mesure que le capitalisme se développe puis pourrit sur pied, il prostitue de plus en plus cette technique qui pourrait être libératrice, à ses besoins d'exploitation, de domination et de pillage impérialiste, au point d'en arriver à lui transmettre sa propre pourriture et à la retourner contre l'espèce. (...) C'est dans tous les domaines de la vie quotidienne des phases "pacifiques" qu'il veut bien nous consentir entre deux massacres impérialistes ou deux opérations de répression que le capital, aiguillonné sans trêve par la recherche d'un meilleur taux de profit, entasse, empoisonne, asphyxie, mutile, massacre les individus humains par l'intermédiaire de la technique prostituée. (...) Le capitalisme n'est pas innocent non plus des catastrophes dites "naturelles". Sans ignorer l'existence de forces de la nature qui échappent à l'action humaine, le marxisme montre que bien des cataclysmes ont été indirectement provoqués ou aggravés par des causes sociales. (...) Non seulement la civilisation bourgeoise peut provoquer directement ces catastrophes par sa soif de profit et par l'influence prédominante de l'affairisme sur la machine administrative (...), mais elle se révèle incapable d'organiser une protection efficace dans la mesure où la prévention n'est pas une activité rentable.". 9

Bordiga démystifie la légende selon laquelle : "la société capitaliste contemporaine, avec le développement conjoint des sciences, de la technique et de la production mettrait l’espèce humaine en excellente condition pour lutter contre les difficultés du milieu naturel" 10. En fait, ajoute Bordiga, "s’il est vrai que le potentiel industriel et économique du monde capitaliste s’accroît et ne s’infléchit pas, il est tout aussi vrai que plus grande est sa force, pires sont les conditions de vie des masses humaines face aux cataclysmes naturels et historiques." 11 Pour démontrer ce qu’il avance, Bordiga analyse toute une série de désastres qui se sont produits de par le monde en mettant en évidence à chaque fois qu’ils n’étaient pas dus au hasard ou à la fatalité, mais à la tendance intrinsèque du capitalisme à tirer le maximum de profit en investissant le moins possible comme, par exemple, dans le cas du naufrage du Flying Enterprise.

"Le tout nouveau bateau luxueux que Carlsen faisait briquer de façon à ce qu’il brille comme un miroir et qui devait faire une traversée archi-sûre, était à quille plate. (…) Comment se fait-il que les chantiers très modernes de Flying aient adopté la quille plate, celle des barques lacustres ? Un journal le dit en toutes lettres : pour réduire le coût unitaire de production. (…) On a ici la clef de toute la science appliquée moderne. Ses études, ses recherches, ses calculs, ses innovations ont cela pour but : réduire les coûts, augmenter les frais d’affrètement. De là, le faste des salons à miroirs et tentures pour attirer le client fortuné, radinerie de pouilleux en ce qui concerne les structures à la limite de la cohésion mécanique, de l’exiguïté des dimensions et du poids. Cette tendance caractérise toute l’ingénierie moderne, du bâtiment à la mécanique, c'est-à-dire soigner une présentation qui fait riche, pour "épater le bourgeois", des compléments et des finitions que n’importe quel idiot puisse admirer (ayant de plus justement une culture de pacotille acquise au cinéma et dans les périodiques illustrés) et lésiner de façon indécente sur la solidité des structures portantes, invisibles et incompréhensibles pour le profane". 12

Que les désastres analysés par Bordiga n'aient pas de conséquences écologiques ne change rien à l'affaire. En effet, à travers ceux-ci, et à travers également ceux qui sont exposés dans la préface de ses articles dans Espèce humaine et croûte terrestre dont nous citons quelques exemples, on peut imaginer sans peine les effets de la même logique capitaliste lorsqu'elle est à l'œuvre dans des domaines ayant un impact direct et décisif sur l'environnement, comme par exemple la conception et la maintenance des centrales nucléaires : "Dans les années 60, plusieurs avions "Comet" britanniques, dernier cri de la technique la plus sophistiquée, explosent en plein vol, tuant tous les passagers : la longue enquête révèle finalement que les explosions étaient dues à la fatigue du métal de la cellule, qui était trop mince car il fallait économiser sur le métal, la puissance des réacteurs, l’ensemble des coûts de production, pour augmenter le profit. En 1974, l’explosion d’un DC10 au dessus d’Ermenonville fait plus de 300 morts : on savait que le système de fermeture de la soute à bagages était défectueux mais le refaire aurait coûté de l'argent… Mais le plus hallucinant est rapporté par la revue anglaise The Economist (24-9-1977) après la découverte de craquelures dans le métal sur dix avions Trident et l’explosion inexplicable d’un Boeing : selon la "nouvelle conception" qui préside à la construction des avions de transport, ceux-ci ne sont plus arrêtés pour révision complète après un certain nombre d’heures de vol, mais sont censés "sûrs" … jusqu’à l’apparition des premières craquelures dues à la "fatigue" du métal : on peut donc les user "jusqu'au bout" de ce qu'ils peuvent donner, alors qu'en les arrêtant trop tôt pour révision, les compagnies perdaient de l' argent !" 13 Nous avons déjà évoqué, dans l'article précédent de cette série, le cas de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. Dans le fond, c'est le même problème qui est en cause, et qui l'était également en 1979 lors de la fusion d'un réacteur nucléaire sur l'île de Three Mile Island, en Pennsylvanie aux États-Unis. 

La science au service du développement de la société capitaliste

En fait, la compréhension de la place de la technique et de la science au sein de la société capitaliste est de la plus haute importance quant à la question de savoir si, oui ou non, celles-ci peuvent constituer un point d'appui pour prévenir l'avancée du désastre écologique en marche et lutter efficacement dès à présent contre certaines de ses manifestations.

Si la technique est, comme on vient de le voir, prostituée aux exigences du marché, en est-il de même concernant le développement des sciences et de la recherche scientifique ? Est-il possible de faire en sorte que celui-ci reste en dehors de tout intérêt partisan ?

Pour répondre à cette question, nous devons partir de la reconnaissance du fait que la science est une force productive, que son développement permet à une société de se développer plus rapidement, d’augmenter ses ressources. Le contrôle du développement des sciences n’est, en conséquence, pas indifférent - et ne peut l'être - aux gestionnaires de l’économie, au niveau étatique comme au niveau des entreprises. C’est la raison pour laquelle la recherche scientifique, et certains de ses secteurs en particulier, bénéficient de financements importants. La science n’est donc pas – et elle ne pourrait l’être au sein d’une société de classe comme le capitalisme – un secteur neutre dans lequel il existerait une liberté pour la recherche et qui serait épargné par les intérêts économiques, pour la simple raison que la classe dominante a tout à gagner à assujettir la science et le monde scientifique à ses propres intérêts. On peut vraiment affirmer que le développement des sciences et de la connaissance – à l’époque capitaliste – n'est pas mû par une dynamique autonome et indépendante mais est subordonné à l'objectif de réaliser le maximum de profit.

Cela a des conséquences très importantes dont on ne s’aperçoit que rarement. Prenons par exemple le développement de la médecine moderne. L’étude et le traitement médical de l’être humain ont été fractionnés en dizaines de spécialités différentes, auxquelles il manque en dernière analyse une vision d’ensemble du fonctionnement de l’organisme humain. Pourquoi en est-on arrivé là ? Parce que le but principal de la médecine, dans le monde capitaliste, n’est pas que chaque personne vive bien, mais de "réparer" la "machine humaine" quand elle tombe en panne et la remettre d’aplomb le plus rapidement possible pour qu’elle retourne au travail. Dans ce cadre, on comprend bien le recours massif aux antibiotiques, les diagnostics qui cherchent toujours les causes des maladies parmi des facteurs spécifiques plutôt que dans les conditions générales de vie des personnes examinées.

Une autre conséquence de la dépendance du développement scientifique vis-à-vis de la logique du monde capitaliste est que la recherche est constamment tournée vers la production de nouveaux matériaux (plus résistants, moins chers) dont l’impact du point de vue toxicologique n’a jamais représenté un gros problème … dans l'immédiat, permettant qu’on ne dépense que très peu ou rien au niveau scientifique pour chercher à éliminer ou rendre inoffensif ce qui menace la sécurité dans les produits. Mais des décennies plus tard, il faut payer l'addition, le plus souvent en termes de dommages aux êtres humains.

Le lien le plus fort est celui qui existe entre la recherche scientifique et les besoins du secteur militaire et de la guerre en particulier. Nous pouvons examiner à ce niveau quelques exemples concrets qui concernent les différents domaines de la science, en particulier celui qui pourrait paraître "le plus pur" scientifiquement parlant, celui des mathématiques !

Dans les citations qui suivent, on peut voir jusqu’où le développement scientifique est soumis au contrôle de l’État et aux exigences militaires, au point que, dans l’après-guerre, ont fleuri un peu partout "les commissions" de scientifiques qui travaillaient secrètement pour le pouvoir militaire en y consacrant une partie importante de leur temps, les autres scientifiques ignorant le but final des recherches ainsi menées de façon occulte :

"L’importance des mathématiques pour les officiers de la marine de guerre et de l’artillerie requérait une éducation spécifique en mathématique ; ainsi au 17e siècle, le groupe le plus important pouvant se réclamer d’un savoir en mathématiques, au moins de base, était celui des officiers de l’armée. (...) (Dans la Grande Guerre) de nombreuses nouvelles armes ont été créées et perfectionnées au cours de la guerre – avions, sous-marins, sonars pour combattre ces derniers, armes chimiques. Après quelques hésitations de la part des appareils militaires, de nombreux scientifiques furent employés pour essayer de développer le militaire, même si ce n’était pas pour faire de la recherche, mais comme ingénieurs créatifs au plus haut niveau. (…) En 1944, trop tard pour devenir efficace pendant la Deuxième Guerre, le "Matematisches Forschunginstitut Oberwolfach" fut créé en Allemagne. Cela ne fait pas tellement plaisir aux mathématiciens allemands mais c’était une structure très bien conçue, qui avait pour but de faire de tout le secteur des mathématiques un secteur "utile" : le noyau était constitué d’un petit groupe de mathématiciens qui étaient tout à fait au courant des problèmes posés aux militaires, et donc en mesure de détecter les problèmes qui pouvaient se résoudre mathématiquement. Autour de ce noyau, d’autres mathématiciens, très compétents et qui connaissaient bien tout le milieu des mathématiques, devaient traduire ces problèmes en problèmes mathématiques et les donner à traiter sous cette forme à des mathématiciens spécialisés (qui n’avaient pas besoin de comprendre le problème militaire qui était à l’origine, ni même de le connaître). Ensuite, le résultat obtenu, on faisait fonctionner le réseau à l’envers.

Aux États-Unis, une structure semblable, même si elle était un peu improvisée, fonctionnait déjà autour de Marston Morse pendant la guerre. Dans l’après-guerre, une structure tout à fait analogue et qui cette fois n'était pas improvisée, se trouvait dans le "Wisconsin Army Mathematics Research Center" (…).

L’avantage de telles structures est de permettre à la machine militaire d’exploiter les compétences de beaucoup de mathématiciens sans avoir besoin de "les avoir à la maison" avec tout ce que cela comporte : contrat, nécessité de consensus et de soumission, etc." 14

En 1943, ont été institués aux États-Unis des groupes de recherche opérationnelle spécifiquement dédiés à la guerre anti-submersible, au dimensionnement des convois navals, au choix des cibles des incursions aériennes, au repérage et à l’interception des avions ennemis. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, plus de 700 mathématiciens en tout ont été employés au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis.

"Comparée à la recherche britannique, la recherche américaine est caractérisée depuis le début par un usage plus sophistiqué des mathématiques et, en particulier, du calcul des probabilités et par un recours plus fréquent à la modélisation (…). La recherche opérationnelle (qui deviendra dans les années 50 une branche autonome des mathématiques appliquées) a donc fait ses premiers pas au travers de difficultés stratégiques et d’optimisation des ressources guerrières. Quelle est la meilleure tactique de combat aérien ? Quelle est la meilleure disposition d’un certain nombre de soldats à certains points d’attaque ? Comment peut-on distribuer les rations aux soldats en en gaspillant le moins possible et en les rassasiant au mieux ?" 15 "(…) Le projet Manhattan a été le signal d’un grand tournant, non seulement parce qu’il concentrait le travail de milliers de scientifiques et de techniciens de multiples domaines sur un projet unique, dirigé et contrôlé par les militaires, mais parce qu’il représentait aussi un bond énorme pour la recherche fondamentale, inaugurant ce qu’on appelé par la suite la big science. (…) L’enrôlement de la communauté scientifique pour un travail sur un projet précis, sous le contrôle direct des militaires, avait été une mesure d’urgence, mais ne pouvait durer éternellement, pour de nombreuses raisons (dont la dernière n’était pas la "liberté de la recherche" réclamée par les scientifiques). Mais par ailleurs, le Pentagone ne pouvait se permettre de renoncer à la coopération précieuse et indispensable de la communauté scientifique, ni à une forme de contrôle de son activité : il fallait, par la force des choses, mettre au point une stratégie différente et changer les termes du problème. (…) En 1959, à l’initiative d’un ensemble de scientifiques reconnus, consultants auprès du gouvernement des États-Unis, un groupe semi permanent d’experts était créé, groupe qui tenait des réunions d’étude régulières. Ce groupe reçut le nom de "Division Jason", du nom du héros grec mythique parti à la recherche aventureuse de la toison d’or avec les Argonautes, Jason. Il s’agit d’un groupe d’élite d’une cinquantaine d’éminents scientifiques, parmi lesquels plusieurs prix Nobel, qui se rencontrent chaque été pendant quelques semaines pour examiner en toute liberté les problèmes liés à la sécurité, à la défense et au contrôle des armements mis en place par le Pentagone, le Département de l’Énergie et d’autres agences fédérales ; ils fournissent des rapports détaillés qui restent en grande partie "secrets" et influencent directement la politique nationale. La Division Jason a joué un rôle de premier plan, avec le Secrétaire à la Défense Robert McNamara, pendant la guerre du Vietnam, en fournissant trois études particulièrement importantes qui ont eu un impact sur les conceptions et la stratégie états-unienne : sur l’efficacité des bombardements stratégiques pour couper les voies d’approvisionnement des Viêt-Cong, sur la construction d’une barrière électronique à travers le Vietnam et sur les armes nucléaires tactiques." 16

Les éléments de ces longues citations nous font comprendre que la science aujourd’hui est une des pierres angulaires du maintien du statu quo du système capitaliste et de la définition des rapports de force en son sein. Le rôle important qu'elle a joué pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, comme on vient de le voir, ne peut naturellement que s’accroître avec le temps, même si la bourgeoisie tend systématiquement à le camoufler.

En conclusion, ce que nous avons cherché à montrer, c’est comment les catastrophes écologiques et environnementales, même si elles peuvent être déclenchées par des phénomènes naturels, s’abattent avec férocité sur les populations, en particulier les plus démunies, et cela du fait d’un choix conscient de la classe dominante quant à la répartition des ressources et l'utilisation de la recherche scientifique elle-même. L’idée que la modernisation, le développement des sciences et de la technologie sont associées automatiquement à la dégradation de l’environnement et à une plus grande exploitation de l’homme, est donc à rejeter catégoriquement. Il existe au contraire de grandes potentialités de développement des ressources humaines, non seulement sur le plan de la production de biens mais, ce qui compte le plus, concernant la possibilité de produire d’une autre façon, en harmonie avec le milieu et le bien-être de l’écosystème dont l’homme fait partie. La perspective n’est donc pas le retour en arrière, en invoquant un futile et impossible retour aux origines, quand l’environnement était beaucoup plus épargné. Elle est au contraire d’aller de l’avant sur une voie différente, celle d’un développement qui soit vraiment en harmonie avec la planète Terre.

 

Ezechiele 5 avril 2009.

 


1. Voir la première partie de cet article "Le monde à la veille d'une catastrophe environnementale [12]" publié dans le numéro 135 de la Revue internationale.

2. Lire le premier article [12] de cette série dans la Revue Internationale n °135.

3. Idem

4. Le 20e siècle a vu une explosion des mégapoles. Au début du 20e siècle, il n’y avait que 6 villes de plus d’un million d’habitants ; au milieu du même siècle, il n’y avait que 4 villes qui dépassaient 5 millions d’habitants. Avant la Seconde Guerre mondiale, les mégapoles étaient un phénomène observé uniquement dans les pays industrialisés. Aujourd’hui, la majeure partie de ces "méga" villes est concentrée dans les pays de la périphérie. Dans quelques-unes, la population a été multipliée par 10 en quelques dizaines d’années. Actuellement, la moitié de la population mondiale vit dans les villes, en 2020, ce sera les deux tiers. Mais aucune de ces grandes villes qui connaissent un afflux d’immigrés supérieur à 5000 par jour, n’est réellement en mesure de faire face à cette augmentation de population contre nature, ce qui fait que les immigrés, ne pouvant être intégrés dans le tissu social de la ville, vont grossir démesurément les bidonvilles des banlieues où, presque toujours, il y un manque total de services et d’infrastructures adéquates.

5. "Cyclone Katrina, le capitalisme est responsable de la catastrophe sociale [15]", Revue Internationale n° 123

6. "Raz-de-marée meurtriers en Asie du Sud-est : La vraie catastrophe sociale, c'est le capitalisme ! [16]", Révolution internationale n° 353

7. www.legambientearcipelagotoscano.it/globalmente/petrolio/incident.htm [17].

8. Bordiga, leader du courant de gauche du Parti Communiste d’Italie à la fondation duquel il avait grandement contribué en 1921 et dont il a été expulsé en 1930 après le processus de stalinisation, a activement participé à la fondation du Parti Communiste International en 1945.

9. Préface (anonyme) à Drammi gialli e sinistri della moderna decadenza sociale de Amadeo Bordiga, edition Iskra, pages. 6, 7, 8 et 9. En français, préface à Espèce humaine et Croûte terrestre ; Petite Bibliothèque Payot 1978, Préface, pages 7,9 et 10)

10. Publié in Battaglia Comunista n°23 1951 et encore in Drammi gialli e sinistri della decadenza sociale, édition Iskra, page 19.

11. Idem

12. A. Bordiga, Politica e “costruzione”, publié in Prometeo, serie II, n°3-4, 1952 et encore in Drammi gialli e sinistri della decadenza sociale, edition Iskra, page 62-63.

13. Préface à la publication de Espèce Humaine et Croûte terrestre, op.cit.

14. Jens Hoyrup, Université de Roskilde, Danemark. "Mathématique et guerre", Conférence Palerme, 15 mai 2003. Cahiers de la recherche en didactique, n°13, GRIM (Départment of mathematics, University of Palermo, Italy) math.unips.it/-grim/Horyup_mat_guerra_quad13.pdf..

15. Annaratone, www.scienzaesperienza.it/news.php?/id=0057 [18].

16. Angelo Baracca, "Fisica fondamentale, ricerca e realizzazione di nuove armi nucleari".

Récent et en cours: 

  • Ecologie [19]

1914 - 23 : dix années qui ébranlèrent le monde (I) - la révolution hongroise de 1919

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La décennie entre 1914 et 1923 est l’une des plus intenses de l’histoire de l’humanité. Ce court laps de temps a vu une guerre terrible, la Première Guerre mondiale, qui mit fin à trente années de prospérité et de progrès ininterrompus de l’économie capitaliste et de la vie sociale dans son ensemble. Face à cette hécatombe, le prolétariat international se souleva avec, à sa tête, les ouvriers russes en 1917, et c'est vers 1923 que les échos de cette vague révolutionnaire commencèrent à s’éteindre, écrasés par la réaction bourgeoise. Ces dix années connurent la guerre mondiale qui ouvrait la période de décadence du capitalisme, la révolution en Russie et les tentatives révolutionnaires à l’échelle mondiale et, enfin, le début d’une barbare contre-révolution bourgeoise. Décadence du capitalisme, guerre mondiale, révolution et contre-révolution, furent des événements qui ont marqué la vie économique, sociale, culturelle, psychologique de l’humanité pendant presque un siècle et qui se concentrèrent intensivement en une seule décennie.

Il est vital pour les générations actuelles de connaître cette décennie, de la comprendre, de réfléchir sur ce qu’elle représente, d'en tirer les leçons qu’elle apporte. C’est vital à cause de l’immense méconnaissance de sa signification réelle qui a cours aujourd’hui, résultat du monceau de mensonges avec lesquels l’idéologie dominante a tenté de l’occulter ainsi que de l’attitude qu’elle favorise, délibérément ou inconsciemment, consistant à vivre attaché à l’immédiat et au moment présent, en oubliant le passé et les perspectives du futur 1.

Cette limitation à l’immédiat et au circonstanciel, ce "vivre le moment présent" sans réflexion ni compréhension de son enracinement, sans son inscription dans une perspective de futur, rendent difficile la connaissance du véritable visage de ces dix années incroyables dont l’étude critique nous apporterait de nombreux éclairages sur la situation actuelle.

Aujourd'hui, on connaît et réfléchit à peine sur le gigantesque choc que reçurent les contemporains quand éclata la Première Guerre mondiale et sur le saut qualitatif dans la barbarie qu’elle constitua 2. De nos jours, après avoir vécu presque un siècle de guerres impérialistes avec leur lot de terreur, de destruction et surtout de la pire barbarie idéologique et psychologique, tout cela parait être "la chose la plus normale au monde", comme si cette situation ne nous secouait ni ne nous indignait et révoltait. Mais ce n’était pas du tout l’attitude des contemporains de ces événements qui furent profondément ébranlés par une guerre dont la sauvagerie marqua un pas jamais franchi jusqu’alors.

On ignore plus encore que cette terrible boucherie s’acheva grâce à la rébellion généralisée du prolétariat international avec, à sa tête, ses frères de Russie. 3 A peine sait-on quelle énorme sympathie la révolution russe suscita parmi les exploités du monde entier. 4 Concernant les nombreux épisodes de solidarité avec les travailleurs russes et les nombreuses tentatives de suivre leur exemple et d’étendre la révolution au niveau international, on constate une lourde chape de silence et de désinformation. Les atrocités commises par divers gouvernements démocratiques et, en particulier, par le gouvernement allemand, dans le but d’écraser l’impulsion révolutionnaire des masses ne sont pas encore connues du grand public.

La principale et pire déformation concerne la révolution d’octobre 1917. Celle-ci est systématiquement présentée comme un phénomène russe, totalement isolé du contexte historique que nous venons d’évoquer et, en partant de ces prémisses, on donne libre cours aux pires mensonges et aux plus absurdes spéculations : ce fut l'œuvre - géniale selon les staliniens, diabolique selon ses détracteurs - de Lénine et des bolcheviks ; ce fut une révolution bourgeoise en réponse à l’arriération tsariste ; dans ce pays, la révolution socialiste était impossible et seul l’acharnement fanatique des bolcheviks la conduisit dans une voie qui ne pouvait aboutir que là où elle est arrivée.

A partir de cette prémisse, on est réduit à considérer la répercussion internationale de la révolution d’octobre 1917 comme un modèle qui pourrait s’exporter aux autres pays ; c’est la déformation la plus constante opérée par le stalinisme. Cette méthode du "modèle" est doublement erronée et pernicieuse. D'une part, la révolution russe est considérée comme un phénomène national et, d’autre part, elle est conçue comme une "expérience sociale" qui peut être activée à volonté par un groupe suffisamment motivé et expérimenté.

Ce procédé dénature scandaleusement la réalité de cette période historique. La révolution russe ne fut pas une expérience de laboratoire effectuée entre les quatre murs de son immense territoire. Elle fut une partie vivante et active d’un processus mondial de réponse prolétarienne provoqué par l’entrée en guerre du capitalisme et les terribles souffrances que celle-ci provoqua. Les bolcheviks n’avaient pas la moindre intention d’imposer un modèle fanatique dont le peuple russe aurait été le cobaye. Une résolution adoptée par le parti en avril 1917 affirme que : "Les conditions objectives de la révolution socialiste, qui existaient incontestablement dans les pays les plus avancés avant la guerre, ont encore mûri et continuent à mûrir avec une très grande rapidité comme conséquence de la guerre. La révolution russe est seulement la première étape de la première des révolutions qui éclateront comme conséquence de la guerre ; l’action commune des ouvriers des différents pays est la seule voie qui garantisse le développement le plus régulier et le succès le plus certain de la révolution socialiste mondiale."5

Il est important de comprendre que l’historiographie bourgeoise sous-estime - quand elle ne la déforme pas complètement - la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Et le stalinisme participe également à cette déformation. Par exemple, lors de la réunion élargie du Comité Exécutif de l’IC en 1925, c'est-à-dire au début de la stalinisation, la révolution allemande fut qualifiée de "révolution bourgeoise", en jetant à la poubelle tout ce que les bolcheviks avaient défendu entre 1917 et 1923.6

Cette "opinion" que diffusent aujourd’hui massivement tant les historiens que les hommes politiques au sujet de cette époque n’était pas le moins du monde partagée par leurs collègues d’alors. Lloyd George, politicien britannique, disait en 1919 : "L’Europe tout entière déborde d’esprit révolutionnaire. Il existe un profond sentiment non seulement de mécontentement, mais aussi de colère et de révolte des travailleurs contre leurs conditions de vie d'après la guerre. L’ensemble de l’ordre social existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est remis en question par les masses populaires d’un bout à l’autre de l’Europe." 7

On ne peut comprendre la révolution russe qu'en tant que partie d’une tentative révolutionnaire mondiale de l’ensemble du prolétariat international, mais cela exige, en même temps, de prendre en considération l’époque historique où elle se produisit : celle où éclata la Première Guerre mondiale, et comprendre la signification profonde de celle-ci, c'est-à-dire celle de l’entrée du capitalisme dans son déclin historique, sa phase de décadence. Sinon, les bases d’une réelle compréhension s’écroulent et tout perd son sens. Dès lors, la guerre mondiale et tous les événements qui lui ont succédé perdent toute signification puisqu'ils apparaissent soit comme des exceptions sans répercussions ultérieures, soit comme le résultat d’une conjoncture malheureuse qui serait aujourd’hui dépassée, de sorte que les événements actuels n’auraient aucun rapport avec ce qui se passa alors.

Nos articles ont amplement polémiqué contre ces conceptions. Ils se sont positionnés du point de vue historique et mondial, ce qui est le propre du marxisme. Nous pensons ainsi pouvoir apporter une explication cohérente de cette époque historique, une explication permettant d’orienter et d’être matière à réflexion afin de comprendre l’époque actuelle et de contribuer à libérer l’humanité du joug du capitalisme. Sans cela, la situation d’alors et celle de maintenant sont privées de sens et de perspective et l’activité de tous ceux qui veulent contribuer à une révolution mondiale se condamne à l’empirisme le plus absolu et à s’exténuer à donner des coups à l’aveuglette.

Cette rubrique thématique se propose d’apporter, en continuité avec les nombreuses contributions que nous avons déjà faites, un essai de reconstitution de cette époque selon les témoignages et les récits des protagonistes eux-mêmes. 8

Nous avons consacré de nombreuses pages à la révolution en Russie et en Allemagne 9. De ce fait, nous publierons des travaux sur des expériences moins connues en divers pays avec, pour objectif, de donner une perspective mondiale. Quand on se penche un peu sur cette époque, on est étonné par le nombre de luttes qui l'ont traversée, par l'ampleur de l'écho de la révolution de 1917 10. Nous considérons le cadre de cette série d'articles comme ouvert et donc comme une invitation au débat et aux apports des camarades et des groupes révolutionnaires.


La révolution hongroise de 1919

 

L’exemple de la Russie 1917 inspire les ouvriers hongrois (I)

La tentative révolutionnaire du prolétariat hongrois eut une forte motivation internationale. Elle fut le fruit de deux facteurs : la situation insoutenable provoquée par la guerre et l’exemple de la révolution d’octobre 1917.

Comme nous l’avons dit dans l’introduction de cette rubrique, la Première Guerre mondiale fut une explosion de barbarie. Par certains côtés, la "paix" fut encore pire, une paix signée dans la précipitation par les grandes puissances capitalistes en novembre 1918 quand éclata la révolution en Allemagne 11. Elle n’apporta pas le moindre soulagement aux souffrances des masses, ni une diminution du chaos et de la désorganisation de la vie sociale que la guerre avait provoqués. L’hiver 1918 et le printemps 1919 furent un cauchemar : famine, paralysie des transports, conflits démentiels entre politiciens, occupation des pays vaincus par l’armée, guerre contre la Russie soviétique, désordre extrême à tous les niveaux de la vie sociale, survenue et propagation fulgurante d’une épidémie, nommée grippe espagnole, qui causa autant de morts, sinon plus, que la guerre… Aux yeux de la population, la "paix" fut encore pire que la guerre.

L'appareil économique avait été exploité jusqu’à son extrême limite, ce qui généra un phénomène insolite de sous-production comme le souligne Béla Szantò 12 pour la Hongrie : "Comme conséquence de l’effort de production des industries de guerre, stimulé par la recherche de superprofits, les moyens de production se retrouvèrent complètement épuisés et les machines hors d’état. Leur reconversion aurait exigé d’énormes investissements, alors qu’il n’y avait pas la moindre possibilité d’amortissement. Il n’y avait pas de matières premières. Les usines étaient arrêtées. Suite à la démobilisation mais aussi à la fermeture des usines, il y avait un chômage énorme." 13

Le Times de Londres affirmait (19-07-19) : "L’esprit du désordre règne sur le monde entier, de l’Amérique occidentale à la Chine, de la Mer noire à la Baltique ; aucune société, aucune civilisation, aussi solide soit-elle, aucune constitution aussi démocratique soit-elle, ne peut échapper à cette influence maligne. Partout apparaissent les indices de l’effondrement des liens sociaux les plus élémentaires, provoqué par cette tension prolongée." 14 Dans ce contexte, l’exemple russe suscita une vague d’enthousiasme et d’espoir au sein de tout le prolétariat mondial. Les ouvriers possédaient un antidote contre le virus mortel du capitalisme submergé par le chaos : la lutte révolutionnaire mondiale prenant exemple sur Octobre 1917.

La République démocratique d’octobre 1918 

La Hongrie, qui appartenait encore à l’Empire austro-hongrois et figurait parmi les perdants de la guerre, souffrait au plus haut point de cette situation, mais le prolétariat - fortement concentré à Budapest qui comptait le septième de la population du pays et presque 80% de son industrie - se révéla fortement combatif.

Une période d’apathie avait fait suite aux mutineries de 1915, écrasées avec l’aide scandaleuse du parti social-démocrate avec, toutefois, de timides mouvements en 1916 et 1917. Mais en janvier 1918, l’agitation sociale mena à ce qui fut probablement la première grève de masse internationale de toute l’histoire, qui s’étendit à de nombreux pays d’Europe centrale depuis l’épicentre de Vienne et Budapest. Elle débuta le 14 janvier à Budapest ; le 16, elle gagna la Basse-Autriche et la Styrie, le 17 Vienne et le 23 les grandes usines d’armement de Berlin, avec de nombreux échos en Slovénie, Tchécoslovaquie, Pologne et Croatie 15. La lutte se concentra autour de trois objectifs : contre la guerre, contre la pénurie, et en solidarité avec la révolution russe. Deux slogans furent mis en avant en de nombreuses langues : "A bas la guerre" et "Vive le prolétariat russe".

A Budapest, la grève éclata en dehors du contrôle des dirigeants sociaux-démocrates et des syndicats, et dans de nombreuses usines enthousiasmées par l’exemple russe, on vota des résolutions en faveur des conseils ouvriers… sans réussir à les constituer effectivement. Le mouvement ne se donna aucune organisation, ce dont les syndicats profitèrent pour en prendre la tête et imposer des revendications sans rapport avec les préoccupations des masses, en particulier en faveur du suffrage universel. Le gouvernement tenta d’écraser la grève en faisant une exhibition de troupes armées de canons et de mitrailleuses. Le peu de succès de cette démonstration et les doutes croissants des soldats qui ne voulaient pas combattre au Front et encore moins contre les ouvriers, dissuada le gouvernement qui, en 24 heures, changea d’attitude et "céda" à la revendication - qui était seulement celle des syndicats et des sociaux-démocrates - du suffrage universel.

Forts de cela, les syndicats se rendirent dans les usines pour maîtriser la grève. Ils furent froidement accueillis. Cependant, la fatigue, le manque de nouvelles d’Autriche et d’Allemagne et la reprise progressive du travail dans les secteurs les plus vulnérables finirent par plomber le moral des travailleurs des grandes entreprises métallurgiques qui décidèrent finalement de reprendre le travail.

Renforcée par ce triomphe, la social-démocratie "mena une campagne de représailles contre tous ceux qui s’efforçaient de réveiller la lutte de classe révolutionnaire parmi les masses. Dans Népszava -organe central du parti- parurent des articles diffamatoires et même de délation qui donnèrent une abondante matière aux persécutions politiques menées par le gouvernement réactionnaire de Wkerle-Vaszonyi" 16.

L’agitation se poursuivit malgré la répression. En mai, les soldats du régiment d’Ojvideck se mutinèrent contre leur envoi au Front. Ils se rendirent maîtres du central téléphonique et de la gare ferroviaire. Les ouvriers de la ville les soutinrent. Le gouvernement envoya deux régiments spéciaux qui bombardèrent sauvagement la cité pendant trois jours avant de s’en emparer. La répression fut sans pitié : un soldat sur dix – participant ou non à la mutinerie - fut fusillé, des milliers de personnes furent emprisonnées.

En juin, les gendarmes tirèrent sur les ouvriers grévistes d’une usine métallurgique de la capitale, faisant de nombreux morts et blessés. Les ouvriers se rendirent rapidement aux usines voisines qui cessèrent immédiatement la production et sortirent dans la rue. Tout Budapest fut paralysée en quelques heures. Le jour suivant, la grève s’étendit au pays tout entier. Des assemblées improvisées, dans une ambiance révolutionnaire, décidaient des mesures à prendre. Le gouvernement arrêta les délégués, envoya au Front les ouvriers les plus impliqués, les tramways furent remis en circulation par des briseurs de grève escortés chacun par quatre soldats baïonnette au clair. Après huit jours de lutte, la grève se termina par une défaite.

Cependant, une prise de conscience se développait dans la classe : "Peu à peu, parmi de nombreux cercles ouvriers, émergeait la conviction que la politique du parti social-démocrate et le comportement des dirigeants du parti ne permettaient pas de soutenir, d’assumer une orientation révolutionnaire (...). Les forces révolutionnaires avaient commencé à trouver leur cohésion, les ouvriers des grandes usines établirent des contacts directs entre eux. Les réunions et les délibérations secrètes se tenaient de façon quasi-permanente et les contours d’une politique prolétarienne indépendante commencèrent à se dessiner." 17 Ces cercles ouvriers commençaient à être connus en tant que Groupe Révolutionnaire.

Les mutineries de soldats étaient de plus en plus fréquentes malgré la répression. Les grèves devenaient quotidiennes. Le gouvernement – incapable de mener une guerre perdue, avec une armée de plus en plus en débandade, désorganisée, une économie paralysée et une pénurie totale en approvisionnements - s’effondrait. Pour éviter une si dangereuse carence de pouvoir, le Parti social-démocrate, montrant une fois encore de quel côté il se rangeait, décida de rassembler les partis bourgeois dans un Conseil national.

Le 28 octobre, le Conseil des Soldats se coordonna avec le Groupe Révolutionnaire ; les deux convoquèrent une grande manifestation à Budapest dont le but était de se rendre à la Citadelle pour remettre une lettre au délégué royal. Il y avait là un énorme cordon de soldats et de policiers. Les premiers se rangèrent pour laisser le passage à la foule mais la police fit feu, tuant de nombreuses personnes. "L’indignation de la population à l’égard de la police fut indescriptible. Le jour suivant les ouvriers de l’usine d’armement forcèrent les dépôts et s’armèrent." 18

Le gouvernement tenta d’envoyer hors de Budapest les bataillons militaires qui avaient été à l’avant-garde du Conseil des Soldats, ce qui provoqua l’indignation générale : des milliers de travailleurs et de soldats se rassemblèrent dans la rue Rakóczi - la principale artère de la ville - afin d’empêcher leur sortie. Une compagnie de soldats ayant reçu l’ordre de départ refusa et s’unit à la foule au niveau de l’Hôtel Astoria. Vers minuit, les deux centraux téléphoniques furent pris.

Au matin et pendant la journée suivante, des bâtiments publics, des casernes, la gare centrale, les magasins d’alimentation furent occupés par des bataillons de soldats et d’ouvriers en armes. Des manifestations massives se rendirent aux prisons et libérèrent les prisonniers politiques. Les syndicats, se présentant comme les porte-parole du mouvement, réclamèrent le pouvoir pour le Conseil national. Le 31 octobre, en milieu de matinée, le comte Hadik - chef du gouvernement - remit le pouvoir à un autre comte, Károlyi, chef du parti de l’Indépendance et président du Conseil national.

Celui-ci se retrouvait avec la totalité du pouvoir sans avoir bougé le petit doigt. Ce pouvoir ne lui appartenait pas puisque résultant de l’impulsion encore inorganisée et inconsciente des masses ouvrières. C’est pourquoi le gouvernement rejeta toute légitimation révolutionnaire et alla chercher une légitimité auprès de la monarchie hongroise qui faisait partie du fantomatique "Empire austro-hongrois". En l’absence du roi, les membres du Conseil national, avec à leur tête les sociaux-démocrates, allèrent trouver le plénipotentiaire de l’empereur, l’archiduc Joseph, qui autorisa le nouveau gouvernement.

La nouvelle indigna de nombreux travailleurs. Un rassemblement fut organisé au Tisza Calman-Tér. Malgré une pluie torrentielle, une foule imposante se réunit et décida de se rendre au siège du parti social-démocrate pour exiger la proclamation de la République.

La revendication de la République avait été au cours du XIXe siècle un mot d'ordre du mouvement ouvrier qui considérait que cette forme de gouvernement était plus ouverte et favorable à ses intérêts que la monarchie constitutionnelle. Cependant, face à cette nouvelle situation où il n’y avait pas d’autre alternative que pouvoir bourgeois ou pouvoir prolétarien, la République se présentait comme l'ultime recours du Capital. De fait, la République est née avec la bénédiction de la monarchie et du haut clergé, dont le chef - le prince archevêque de Hongrie, reçut la visite du Conseil national à son grand complet. Le social-démocrate Kunfi prononça un discours célèbre : "Il m’échoit l’obligation accablante de dire, moi, social-démocrate convaincu, que nous ne voulons pas agir selon les méthodes de la haine de classe ni de la lutte de classe. Et nous lançons un appel pour que tous, éliminant les intérêts de classe, et laissant de côté les points de vue partisans, nous aident dans les lourdes tâches qui nous incombent." (cité par Szantò, page 35). Toute la Hongrie bourgeoise s’était regroupée autour de son nouveau sauveur, le Conseil national dont le moteur était le parti social-démocrate. Le 16 novembre, la nouvelle république fut solennellement proclamée.

La constitution du Parti communiste

La classe ouvrière ne peut mener à bien sa tentative révolutionnaire si elle ne crée pas en son sein l’outil vital qu’est le Parti communiste. Mais il ne suffit pas que celui-ci ait des positions programmatiques internationalistes, il doit aussi les faire vivre à travers des propositions concrètes au prolétariat, dans sa capacité d’analyse consciencieuse et avec une large vision des événements et des orientations à suivre. Pour ce faire, il est décisif que le parti soit international et non pas une simple somme de partis nationaux afin de pouvoir combattre le poids asphyxiant et déroutant de l’immédiat et du local, des particularismes nationaux, mais aussi pour impulser la solidarité, le débat commun et une vision globale ouvrant des perspectives.

Le drame des tentatives révolutionnaires en Allemagne et en Hongrie fut l’absence de l’Internationale. Celle-ci se constitua trop tard, en mars 1919, alors que l’insurrection de Berlin avait été écrasée et que la tentative révolutionnaire hongroise avait déjà commencé. 19

Le Parti communiste hongrois souffrit très cruellement de cette difficulté. L’un de ses fondateurs fut le Groupe Révolutionnaire qui était formé de délégués et d’éléments actifs des ouvriers des grandes usines de Budapest 20. Il fut rejoint par des éléments venant de Russie - en novembre 1918 - qui avaient fondé le Groupe Communiste, menés par Béla Kun, par l’Union Socialiste Révolutionnaire de tendance anarchiste et par les membres de l’Opposition Socialiste, noyau formé à l’intérieur du Parti social-démocrate hongrois depuis l’éclatement de la Première Guerre mondiale.

Avant l’arrivée de Béla Kun et de ses camarades, les membres du GR avaient considéré la possibilité de former un Parti communiste. Le débat sur cette question mena à une impasse car il y avait deux tendances qui ne parvenaient pas à se mettre d’accord : d’un côté les partisans d’une Fraction internationaliste à l’intérieur du Parti social-démocrate et, de l’autre, ceux qui considéraient que la formation d’un nouveau parti était urgente. La décision fut finalement prise de constituer une Union qui prit le nom de Ervin Szabo 21, laquelle décida de poursuivre la discussion. L’arrivée des militants venant de Russie changea radicalement la situation. Le prestige de la Révolution russe et la force de persuasion de Béla Kun firent pencher vers la formation immédiate du Parti communiste, qui fut fondé le 24 novembre. Le document programmatique adopté comportait des points très valables 22 :

- "alors que le Parti Social-démocrate visait à mettre la classe ouvrière au service de la reconstruction du capitalisme, le nouveau parti a pour tâche de montrer aux travailleurs comment le capitalisme a déjà subi une secousse mortelle et est parvenu à un stade de développement, sur le plan moral mais aussi économique, qui le met au bord de la ruine"

- "grève de masse et insurrection armée : ce sont les moyens souhaités par les communistes pour prendre le pouvoir. Ils n’aspirent pas à une république bourgeoise (...) mais à la dictature du prolétariat organisé en conseils"

- les moyens qu’il se donnait : "maintenir vivante la conscience du prolétariat hongrois, l’écarter de son ancienne liaison avec la classe dominante hongroise malhonnête, ignorante et corrompue (...) réveiller en lui le sentiment de la solidarité internationale, auparavant systématiquement étouffé", lier le prolétariat hongrois à "la dictature russe des conseils et potentiellement avec n’importe quel autre pays où pourrait éclater une révolution semblable".

Un journal fut fondé - Voro Ujsàg ("La Gazette Rouge")- et le parti se lança dans une agitation fébrile, qui d'ailleurs était nécessaire étant donné le caractère décisif du moment que l’on vivait alors 23. Cependant cette agitation ne fut pas étayée par un débat programmatique en profondeur, par une analyse collective méthodique des événements. Le Parti était en réalité trop jeune et inexpérimenté ; de plus, il avait peu de cohésion. Tout ceci l’amena, comme nous le verrons dans le prochain article, à commettre de graves erreurs.

Syndicats ou Conseils ouvriers ?

Pendant l’époque historique 1914-23, une question très complexe se posait au prolétariat. Les syndicats s’étaient comportés comme des sergents recruteurs du capital pendant la guerre impérialiste et le surgissement des ripostes ouvrières se fit en dehors de leur initiative. Mais par ailleurs, les temps héroïques où les luttes ouvrières avaient été organisées à travers les syndicats, étaient très proches ; ceux-ci avaient coûté beaucoup d’efforts économiques, beaucoup d’heures de réunions collectives, subi beaucoup de répression. Les ouvriers les considéraient encore comme appropriés et espéraient pouvoir les récupérer.

Simultanément, il y avait un immense enthousiasme pour l’exemple russe des conseils ouvriers qui avaient pris le pouvoir en 1917. En Hongrie, en Autriche et en Allemagne, les luttes tendaient à la formation de conseils ouvriers. Mais alors qu'en Russie, les ouvriers accumulèrent une grande expérience sur ce qu’ils étaient, sur leur fonctionnement, quelles étaient leurs faiblesses, sur la façon dont la classe ennemie tentait de les saboter, aussi bien en Autriche qu’en Hongrie cette expérience était très limitée.

Cet ensemble de facteurs historiques produisit une situation hybride qui fut habilement mise à profit par le Parti social-démocrate et les syndicats pour constituer, le 2 novembre, le Conseil ouvrier de Budapest constitué d'un étrange mélange de chefs syndicaux, de leaders sociaux-démocrates et de délégués élus dans quelques grandes usines. Les jours suivants se multiplièrent toutes sortes de "conseils" qui n’étaient que des organisations syndicales et corporatistes qui s’étaient parées de l'étiquette à la mode : Conseil des policiers (fondé le 2 novembre et complètement contrôlés par la social-démocratie), Conseil des fonctionnaires, Conseil des étudiants. Il y eut même un Conseil des prêtres le 8 novembre ! Cette prolifération de conseils avait pour but de court-circuiter leur formation par les ouvriers.

L’économie était paralysée. L’État n’avait aucune ressource et comme tout le monde lui demandait une aide, sa seule réponse fut d’imprimer du papier monnaie pour des subventions, le versement des salaires des employés d’État, et les dépenses courantes... En décembre 1918, le ministre des finances réunit les syndicats pour leur demander de mettre fin aux revendications de salaires, de coopérer avec le gouvernement pour relancer l’économie et prendre au besoin les rênes de la gestion des entreprises. Les syndicats se montrèrent très réceptifs.

Mais cela provoqua l’indignation des travailleurs. Il y eut à nouveau des assemblées massives. Le Parti communiste récemment constitué prit la tête de la contestation. Il avait décidé de participer dans les syndicats et il obtint rapidement la majorité dans plusieurs organisations des grandes usines. La création de conseils ouvriers était à leur programme, mais ils étaient considérés comme compatibles avec les syndicats 24. Cette situation produisait un continuel va et vient. Le Conseil ouvrier de Budapest, créé préventivement par les sociaux-démocrates, était devenu un organe sans vie. A ce moment, des efforts d'organisation et de prise de conscience avaient lieu sur le terrain de plus en plus inutilisable des syndicats comme par exemple l’assemblée massive du Syndicat de la métallurgie en réponse aux plans du ministre qui adopta, après deux jours de débats, des positions très profondes : "Du point de vue de la classe ouvrière, le contrôle de l’état sur la production ne peut avoir aucun effet, étant donné que la République populaire n’est qu’une forme modifiée de la domination capitaliste, où l’État continue à être ce qu’il était auparavant : l’organe collectif de la classe qui détient la propriété des moyens de production et opprime la classe ouvrière." 25

La radicalisation des luttes ouvrières

La désorganisation et la paralysie de l’économie plongeaient les ouvriers et la majeure partie de la population au bord de la famine. Dans de telles conditions, l’Assemblée décida que "dans toutes les grandes entreprises doivent s’organiser des Conseils de Contrôle d’Usine qui, en tant qu’organes du pouvoir ouvrier, contrôlent la production des usines, l’approvisionnement en matières premières et également le fonctionnement et la bonne marche des affaires" (idem). Toutefois, ils ne se considéraient pas comme des organisations paritaires de coopération avec l’État, ni comme des organes "d’autogestion", mais comme des leviers et des compléments de la lutte pour le pouvoir politique : "le contrôle ouvrier est uniquement une phase de transition vers le système de gestion ouvrière pour laquelle la prise au préalable du pouvoir politique est une condition nécessaire (...) En prenant tout cela en considération, l’assemblée des délégués et des membres de l’organisation condamne toute suspension, même provisoire, de la lutte de classe, toute adhésion aux principes constitutionnels, et considère que la tâche immédiate est l’organisation des Conseils Ouvriers, Soldats et Paysans en tant qu’agents de la dictature du prolétariat." (Idem)

Le 17 décembre, le Conseil ouvrier de Szeged - deuxième ville du pays - décida de dissoudre la municipalité et de "prendre le pouvoir". Ce fut un acte isolé qui exprimait la tension devant la détérioration de la situation. Le gouvernement réagit avec prudence et entama des négociations qui aboutirent au rétablissement de la municipalité avec une "majorité social-démocrate". A Noël 1918, les ouvriers d’une usine de Budapest réclamèrent une augmentation de salaire. En deux jours tout Budapest reprenait cette revendication qui commença à s’étendre à la province. Les industriels n’eurent d’autre choix que de céder. 26

Début janvier, les mineurs de Salgótarján formèrent un Conseil ouvrier qui décida la prise de pouvoir et l’organisation d’une milice. Le gouvernement central prit peur et envoya aussitôt des troupes d’élite qui occupèrent le district et firent 18 morts et 30 blessés. Deux jours plus tard, les ouvriers de la région de Satoralja–Llihely prenaient la même décision et reçurent la même réponse du gouvernement qui provoqua un nouveau bain de sang. A Kiskunfélegyháza, les femmes organisèrent une manifestation contre la pénurie de nourriture et les prix trop élevés, la police tira sur la foule tuant dix personnes et en blessant trente. Le surlendemain, ce fut le tour des ouvriers de Poszony dont le Conseil ouvrier proclama la dictature du prolétariat. Le gouvernement, manquant de forces, demanda au gouvernement tchèque d’occuper militairement la ville qui était dans une zone frontalière. 27

Le problème paysan s'aiguisait. Les soldats démobilisés rentraient dans leurs villages et répandaient l’agitation. Des réunions se tenaient qui réclamaient le partage des terres. Le Conseil ouvrier de Budapest 28 manifesta une grande solidarité qui déboucha sur la proposition de tenir une réunion "afin d’imposer au gouvernement une solution au problème agraire". La première réunion ne parvint à aucun accord et il fallut en tenir une seconde qui se termina par l'acceptation de la proposition social-démocrate qui prévoyait la formation "d'exploitations agricoles individuelles avec indemnisation des anciens propriétaires." Cette mesure calma momentanément la situation, durant à peine quelques semaines, comme nous le verrons dans le prochain article. De fait, en Arad - près de la Roumanie - les paysans occupèrent les terres fin janvier et le Gouvernement dut les arrêter avec d’importants dispositifs de troupes qui provoquèrent une énième tuerie.

Février 1919 : l’offensive répressive contre les communistes

En février l’Union des Journalistes se constitua en Conseil et demanda la censure de tous les articles hostiles à la Révolution. Les assemblées de typographes et d’autres secteurs rattachés se multipliaient et apportaient leur soutien à cette mesure. Les travailleurs de la métallurgie participèrent à cette activité qui déboucha sur la prise de contrôle de la plupart des journaux par les ouvriers. A partir de ce moment-là, la publication des nouvelles et des articles était soumise à la décision collective des ouvriers.

Budapest s’était transformée en une gigantesque école de débat 29. Chaque jour, à toute heure, se déroulaient des discussions sur les thèmes les plus divers. Partout on occupait des locaux. Seuls les généraux et les grands patrons étaient privés du droit de réunion puisqu'à chacune de leur tentative, ils étaient dispersés par des groupes d’ouvriers de la métallurgie et de soldats qui finirent par s’emparer de leurs luxueux locaux.

Parallèlement au développement des conseils ouvriers et face au problème posé par le chaos et la désorganisation de la production, un second type d’organisation se développa dans les entreprises, les conseils d’usine, qui assuraient le contrôle de l’approvisionnement et la production de biens et services essentiels afin d’éviter la pénurie des biens les plus élémentaires. Fin janvier, le Conseil ouvrier de Budapest prit une audacieuse initiative centralisatrice : prendre le contrôle de la production de gaz, des usines d’armement, des principaux chantiers de construction, du journal Deli Hirlap et de l’hôtel Hungaria.

Cette décision était un défi au gouvernement à laquelle répondit le socialiste Garami en proposant un projet de loi qui réduisait les conseils d’usine à de simples collaborateurs des patrons à qui on réattribuait l’entière responsabilité de la production, l’organisation de l’entreprise, etc. Les assemblées massives de protestation contre cette mesure se multiplièrent. Au Conseil ouvrier de Budapest la discussion fut très vive. Le 20 février, lors de la troisième session concernant ce projet de loi, les sociaux-démocrates firent un spectaculaire coup d’éclat, leurs délégués interrompirent la séance avec une nouvelle sensationnelle : "Les communistes ont lancé une attaque contre le Népszava. La rédaction a été prise d’assaut avec des rafales de mitrailleuses ! Plusieurs rédacteurs ont déjà péri ! La rue est jonchée de cadavres et de blessés !" 30

Cela permit de faire adopter à une courte majorité la disposition contre les conseils d’usine mais ouvrit aussi la porte à une étape cruciale : la tentative d'écraser par la force le Parti communiste.

La prise d’assaut du Népszava se révéla rapidement avoir été une provocation montée par le Parti social-démocrate. Cette opération menée à un moment particulièrement délicat – les conseils ouvriers se multipliant partout dans le pays et de plus en plus remontés contre le gouvernement - venait couronner une campagne, menée par le Parti social-démocrate, contre le Parti communiste et qui était organisée depuis des mois.

Déjà, en décembre 1918, le gouvernement, sur proposition du Parti social-démocrate, avait interdit l’utilisation de tous les types de papier d'imprimerie dans le but d’empêcher l’édition et la diffusion de Vörös Ujsàg. En février 1919, le gouvernement eut recours à la force : "Un matin, un détachement de 160 policiers armés de grenades et de mitrailleuses, encercle le Secrétariat. Prétextant un contrôle, les policiers envahissent le local, dévastent le mobilier et l’équipement et emportent tout en remplissant huit grandes voitures." 31

Szanto signale que "l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg par la contre-révolution blanche en Allemagne fut considéré par les contre-révolutionnaires hongrois comme le signal de la lutte contre le bolchevisme". (page 51). Un journaliste bourgeois très influent, Ladislas Fényes, lança une campagne insistante contre les communistes. Il disait qu’"il fallait les écarter les armes à la main".

Le Parti social-démocrate répétait avec insistance que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg "avaient payé de leur vie pour avoir défié l’unité du mouvement ouvrier". Alexandre Garbai - qui sera ultérieurement président des conseils ouvriers hongrois, déclara que "les communistes doivent être placés devant les canons des fusils car nul ne peut diviser le parti social-démocrate sans le payer de sa vie" 32. L’unité ouvrière, qui est le bien fondamental du prolétariat, était utilisée frauduleusement pour appuyer et amplifier l’offensive de la bourgeoisie. 33

La question de "l’unité ouvrière menacée" fut portée devant le Conseil ouvrier par le Parti social-démocrate. Les conseils ouvriers qui commençaient tout juste à fonctionner se virent confrontés à une question épineuse qui finit par les paralyser : à plusieurs reprises les sociaux-démocrates présentèrent des motions demandant l’exclusion des communistes des réunions pour "avoir brisé l’unité ouvrière". Ils ne faisaient que reproduire la féroce campagne de leurs acolytes allemands qui, depuis novembre 1918, avaient fait de l’unité leur principal point d'appui pour écarter les Spartakistes, favorisant une atmosphère de pogrom contre eux.

L’assaut contre le Népszava se situe dans ce contexte. Sept policiers y trouvent la mort. Au cours de cette même nuit du 20 février il y a une vague d’arrestations de militants communistes. Les policiers, révoltés par la mort de leurs sept collègues, torturent les prisonniers. Le 21 février, le Népszava diffuse une déclaration qui traite les communistes de "contre-révolutionnaires mercenaires à la solde des capitalistes" et appelle à la grève générale en protestation. Une manifestation devant le Parlement est proposée l’après-midi même.

La manifestation est gigantesque. Beaucoup de travailleurs, indignés par l’assaut attribué aux communistes, s'y rendent mais surtout le Parti social-démocrate mobilise des fonctionnaires, des petits bourgeois, des officiers de l’armée, des commerçants, etc. qui réclament la sévérité de la justice bourgeoise contre les communistes.

Le 22 février, la presse rend compte des tortures infligées aux prisonniers. Le Népszava défend les policiers : "Nous comprenons la rancœur de la police et compatissons vivement à sa douleur pour les collègues tombés en défendant la presse ouvrière. Nous pouvons nous féliciter que les policiers aient donné leur adhésion à notre parti, qu’ils se soient organisés et qu’ils aient des sentiments de solidarité envers le prolétariat" 34.

Ces paroles répugnantes sont l'alpha et l'oméga d’une offensive en règle en deux étapes, dirigée par le Parti social-démocrate contre le prolétariat : d’abord, écraser les communistes en tant qu’avant-garde révolutionnaire et ensuite défaire la masse prolétarienne, de plus en plus radicale.

Le 22 même, la motion d’expulsion des communistes du Conseil ouvrier est approuvée. Les communistes sont-ils complètement décapités ? En apparence, la contre-révolution est en train de triompher.

Dans le prochain article, nous verrons comment cette offensive sera défaite par une riposte vigoureuse du prolétariat.


C Mir 3-3-09

 


1. Un historien qui, sous plusieurs aspects, est raisonnablement sérieux et pénétrant, Eric Hobsbawm, reconnaît dans son Histoire du 20e siècle que "la destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures, est l’un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du XXe siècle. De nos jours, la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent." (L'Âge des extrêmes, Éditions Complexe, 2003, p. 21)

2. On trouve un témoignage de la façon dont la guerre mondiale a bouleversé ses contemporains dans l'article de Sigmund Freud publié en 1915 et intitulé "Considérations actuelles sur la guerre et la mort" dans lequel il signale ce qui suit : "Entraînés dans le tourbillon de ce temps de guerre, insuffisamment renseignés, sans un recul suffisant pour porter un jugement sur les grands changements qui se sont déjà accomplis ou sont en voie de s'accomplir, sans échappée sur l'avenir qui se prépare, nous sommes incapables de comprendre la signification exacte des impressions qui nous assaillent, de nous rendre compte de la valeur des jugements que nous formulons. Il nous semble que jamais un événement n'a détruit autant de patrimoine précieux, commun à l'humanité, n'a porté un tel trouble dans les intelligences les plus claires, n'a aussi profondément abaissé ce qui était élevé. La science elle-même a perdu sa sereine impartialité ; ses serviteurs, exaspérés au plus haut degré, lui empruntent des armes, afin de pouvoir contribuer, à leur tour, à terrasser l'ennemi. L'anthropologiste cherche à prouver que l'adversaire appartient à une race inférieure et dégénérée ; le psychiatre diagnostique chez lui des troubles intellectuels et psychiques."

3. Les manuels d'histoire font une étude militaire de l'évolution de la guerre et, lorsqu'ils arrivent à 1917 et 1918, ils intercalent soudainement, comme s'il s'agissait d'événements advenus sur une autre planète, la révolution russe et le mouvement insurrectionnel en Allemagne de 1918. On peut se reporter, pour prendre un exemple, à l'article sur la Première Guerre mondiale [20] de Wikipedia qui pourtant a la réputation d'être une encyclopédie alternative.

4. Aujourd'hui, l'immense majorité des idéologues de l'anarchisme dénigre la révolution de 1917 et couvre des pires insultes les bolcheviks. Pourtant ce ne fut pas le cas en 1917-21. Dans l'article "La CNT face à la guerre et à la révolution [21]" (Revue Internationale n° 129) nous montrons comment beaucoup d'anarchistes espagnols – tout en maintenant leurs propres critères et avec un esprit critique - ont appuyé avec beaucoup d'enthousiasme la révolution russe et, dans un éditorial de Solidaritad, le journal de la CNT, on pouvait lire : "Les Russes nous montrent le chemin à suivre. Le peuple russe triomphe : nous apprenons de ses actes pour triompher à notre tour, en arrachant par la force ce qu'on nous refuse". Par ailleurs, Manuel Bonacasa, anarchiste très réputé, affirme dans ses mémoires : "Qui en Espagne –en tant qu'anarchiste- a dédaigné de se désigner lui-même comme Bolchevik ?". Emma Goldman, une anarchiste américaine, signale dans son livre Living my life : "La presse américaine, toujours incapable d'analyse en profondeur, dénonça violemment Octobre comme complot allemand : Lénine, Trotski et les autres dirigeants étaient réduits à l'état de mercenaires à la solde du Kaiser. [Durant des mois, les écrivassiers fabriquèrent des inventions fantastiques sur la Russie bolchevique. Leur ignorance des forces qui avaient conduit à la révolution d'Octobre était aussi épouvantable que leurs tentatives puériles d'interpréter le mouvement conduit par Lénine. C'est à peine si il y eut le moindre périodique donnant la plus petite preuve qu'il avait compris que le bolchevisme était une conception sociale portée par l'esprit brillant d'hommes animés par l'ardeur et le courage des martyrs. (…) Il était de la plus grande urgence que les anarchistes et les autres véritables révolutionnaires s'engagent résolument en défense de ces hommes diffamés et de leur cause dans les événements qui se précipitaient en Russie.]" (La première partie de cette citation est extraite du livre L'épopée d'une anarchiste publié par Hachette en 1979 et republié par les Éditions Complexe en 1984 et 2002. Il s'agit d'une traduction-adaptation commise par Cathy Bernheim et Annette Lévy-Willard qui sont bien conscientes de leur trahison lorsqu'elles écrivent : "Si nous la rencontrions aujourd'hui, elle jetterait probablement un regard de mépris sur notre 'adaptation' (…) Telle aurait sans doute été son appréciation sur notre travail. Mais la seule chose qu'Emma Goldman, fanatique de la liberté, n'aurait pu nous reprocher, c'est d'avoir fait de ses mémoires une adaptation libre." Pour preuve de cette "trahison libre", on peut signaler que le passage entre crochets ne figure pas dans le livre de ces dames, sinon sous une forme édulcorée, et qu'il a été traduit par nos soins à partir de l'original.

5. Cité par E.H. Carr dans La révolution bolchevique tome I, page 100 de l'édition espagnole.

6. Dans le livre Le mouvement ouvrier international Tome IV, publié par les Éditions du Progrès de Moscou, il est indiqué dans une note que : "à l'origine de la Seconde Guerre mondiale, comme résultat de larges discussions dans l'historiographie marxiste, il a été affirmé la nature des révolutions de 1918-19 dans les pays d'Europe centrale comme étant complètement des révolutions démocratiques bourgeoises (ou démocratiques nationales)". (page 277 de l'Edition espagnole)

7. Cité par E.H. Carr, op. cité, Tome III, page 128.

8 Dans le prologue de l'ouvrage déjà cité de Trotsky, Histoire de la révolution russe, l'auteur réfléchit sur la méthode avec laquelle il convient d'analyser les faits historiques. Critiquant la supposée approche "neutre et objective" préconisée par un historien français qui affirme que "un historien doit monter sur le rempart de la cité menacée et, de là, considérer les assiégeants comme les assiégés", Trotsky répond que : "Le lecteur sérieux et doué de sens critique n'a pas besoin d'une impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l'esprit conciliateur, saturée d'une bonne dose de poison, d'un dépôt de haine réactionnaire, mais il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s'appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu'il y a de rationnel dans le déroulement des faits. Là seulement est possible l'objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l'historien - dont celui-ci donne, d'ailleurs, la garantie - mais par la révélation de la loi intime du processus historique."

9. Pour connaître la révolution russe, il existe deux livres qui sont des classiques dans le mouvement ouvrier : L'Histoire de la révolution russe de Trotsky et le livre célèbre de John Reed Dix jours qui ébranlèrent le Monde.

10. Le livre déjà mentionné de E.H. Carr cite une autre déclaration de Lloyd George en 1919 : "Si une action militaire était entreprise contre les bolcheviques, alors l'Angleterre deviendrait bolchevique et il y aurait un soviet à Londres", ce à quoi l'auteur ajoute : "Lloyd George s'exprimait comme à son habitude pour causer un effet mais son esprit perspicace avait correctement diagnostiqué les symptômes".

11. L'armistice généralisé a été signé le 11 novembre 1918 quelques jours à peine après le surgissement de la révolution à Kiel (dans le nord de l'Allemagne) et l'abdication du Kaiser Guillaume, l'Empereur allemand. Voir à ce sujet la série d'articles que nous avons publiée à partir de la Revue Internationale n° 133.

12. Voir le livre de cet auteur La République hongroise des conseils, page 40 de l'édition espagnole.

13. Ce phénomène de sous-production généré par la mobilisation totale et extrême de toutes les ressources pour les armements et la guerre est également constaté par Gers Hardach dans son livre La Première Guerre mondiale (page 86 de l'édition espagnole) à propos de l'Allemagne qui, à partir de 1917, donne des signes d'effondrement de tout son appareil économique, provoquant rupture des approvisionnements et chaos, ce qui finit à son tour par bloquer la production de guerre.

14. Cité par Karl Radek dans le livre signalé plus haut (page 10 de l'édition espagnole).

15. Dans son livre (en anglais) Le Communisme mondial, l'autrichien Franz Borkenau, ancien militant communiste, dit que : "En beaucoup d'aspects, cette grève a été le plus grand mouvement révolutionnaire d'origine réellement prolétarienne que le monde entier ait jamais vécu (…) La coordination internationale que le Comintern a tenté à plusieurs reprises de réaliser s'est produite ici automatiquement, à l'intérieur des frontières des puissances centrales, par la communauté des intérêts dans les pays concernés et par la prééminence dans les différents lieux de deux problèmes principaux, le pain et les négociations de Brest [il s'agit des négociations de paix entre le gouvernement soviétique et l'Empire allemand en janvier-mars 1918]. De tous les côtés, les mots d'ordre revendiquaient la paix en Russie sans annexions ni compensations, des rations plus importantes et la démocratie politique." (page 92 de l'édition anglaise, traduit par nous)

16. Béla Szantò, La Révolution Hongroise de 1919, édition espagnole, page 21.

17. Szantò, op. cité, page 24.

18. Szantò, op. cité, page 28.

19. Voir "La formation du parti, l'absence de l'Internationale [22]" dans la Revue Internationale n° 135.

20. Très semblables aux délégués révolutionnaires en Allemagne. En fait, il existe une coïncidence significative dans les composants qui ont convergé vers la formation du parti bolchevique en Russie, du KPD en Allemagne et du PC hongrois : "Le fait que les trois forces que nous avons mentionnées aient joué un rôle crucial dans le drame de la formation du parti de classe n'est pas une particularité de la situation allemande. L'une des caractéristiques du bolchevisme pendant la révolution en Russie est la façon dont il unifia fondamentalement les même forces qui existaient au sein de la classe ouvrière : le parti d'avant-guerre qui représentait le programme et l'expérience organisationnelle ; les ouvriers avancés, ayant une conscience de classe, des usines et sur les lieux de travail, qui ancraient le parti dans la classe et jouèrent un rôle positif décisif en résolvant les différentes crises dans l'organisation ; et la jeunesse révolutionnaire politisée par la lutte contre la guerre." (Op. cité, Revue Internationale n° 135)

21. Militant de la gauche de la Social-démocratie qui quitta le parti en 1910 et évolua vers des positions anarchistes. Il est mort en 1918 après avoir combattu énergiquement la guerre sur une position internationaliste.

22. Nous citons le résumé de ses principes réalisé par Béla Szantó dans le livre évoqué plus haut.

23. Le parti fit preuve d'une grande efficacité dans l'agitation et le recrutement des militants. En quatre mois, il est passé de 4000 à 70 000 militants.

24. Cette même position a prévalu dans le prolétariat russe et parmi les Bolcheviks. Toutefois, alors qu'en Russie les syndicats étaient très faibles, en Hongrie et dans d'autres pays, leur force était bien supérieure.

25. Szantò, op. cité, page 43.

26. En compensation, le ministre social-démocrate Garami proposa d'accorder aux industriels un crédit de 15 millions de couronnes. C'est-à-dire que les augmentations obtenues par les travailleurs allaient s'évaporer en quelques jours du fait de l'inflation qu'un tel prêt allait provoquer. La subvention fut approuvée alors que même les ministres officiellement bourgeois du cabinet y étaient opposés.

27. Cette zone se maintiendra sous la domination tchèque jusqu'à l'écrasement de la révolution en août 1919.

28. Depuis janvier, celui-ci avait repris vie avec le va et vient que nous avons évoqué plus haut. Les grandes usines avaient envoyé des délégués – dont beaucoup étaient communistes - lesquels avaient exigé la reprise de ses réunions.

29. Ce fut aussi une des caractéristiques remarquables de la Révolution russe que souligne, par exemple, John Reed dans son livre Dix jours qui ébranlèrent le monde.

30. Szantò, page 60.

31. Szantò, page 51.

32. Szantò, page 52.

33. Nous verrons dans un prochain article comment l'unité fut le cheval de Troie utilisé par les sociaux-démocrates pour conserver le contrôle des conseils ouvriers quand ces derniers prirent le pouvoir.

34. Szantò, page 63.

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La vague révolutionnaire, 1917-1923 [23]

Décadence du capitalisme (V) : les contradictions mortelles de la société bourgeoise

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Bordiga, communiste de gauche d'Italie, qualifia un jour l'ensemble de l'œuvre de Marx de "nécrologie du capital" – en d'autres termes, l'étude des contradictions internes auxquelles la société bourgeoise ne pourrait échapper et qui la mèneraient à sa fin.

Décréter la mort avec certitude est un problème pour les êtres humains de façon générale – l'humanité est la seule espèce du règne animal à porter le poids de la conscience de l'inévitabilité de la mort, et ce fardeau se manifeste, entre autres, par l'omniprésence des mythes de la vie après la mort dans toutes les époques de l'histoire et dans toutes les formations sociales.

De même, les classes dominantes, exploiteuses, et les individus qui la représentent sont heureux d'échapper à la mort en se consolant par des rêves sur le caractère éternel des fondements et de la destinée de leur règne. Le régime des pharaons et des empereurs divins est ainsi justifié par les histoires sacrées qui embrassent les origines primordiales jusqu'au futur lointain.

Bien qu'elle s'enorgueillisse de sa vision rationnelle et scientifique, la bourgeoisie n'en est pas moins sujette aux projections mythologiques. Comme Marx l'a observé, on discerne aisément cela dans l'attitude de cette classe envers l'histoire où elle projette ses "Robinsonnades" sur la propriété privée comme fondement de l'existence humaine. Et elle n'est pas plus encline que les anciens despotes à envisager la fin de son système d'exploitation. Même dans son époque révolutionnaire, même dans la pensée du philosophe par excellence du mouvement dialectique, Hegel, on trouve la même tendance à proclamer que la domination de la société bourgeoise constitue "la fin de l'histoire". Marx fit la remarque que pour Hegel, l'avancée permanente de l'Esprit du Monde avait fini par trouver paix et repos sous la forme de l'Etat bureaucratique prussien (qui, d'ailleurs, était toujours bien embourbé dans le passé féodal).

Nous considérons donc comme un axiome de base de la vision du monde de la bourgeoisie, distordue par son idéologie, le fait qu'elle ne peut tolérer aucune théorie qui mette en avant la nature purement transitoire de sa domination de classe. Le marxisme lui, qui exprime le point de vue théorique de la première classe exploitée de l'histoire à contenir les germes d'un nouvel ordre social, ne connaît pas un tel blocage de sa vision.

Ainsi, Le Manifeste communiste de 1848 commence par le passage célèbre sur l'histoire comme étant celle de la lutte de classe qui, dans tous les modes de production jusqu'ici, avait fait éclater le tissu social de l'intérieur, et fini "soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte" (chapitre "Bourgeois et prolétaires") 1. La société bourgeoise a simplifié les oppositions de classe au point de les avoir réduits socialement à deux grands camps – capitaliste d'une part, prolétarien de l'autre. Et le destin du prolétariat est d'être le fossoyeur de l'ordre bourgeois.

Mais Le Manifeste ne s'attendait pas à ce que la confrontation décisive entre les classes résulte simplement de la simplification des différences dans le capitalisme, ni de l'injustice évidente représentée par le monopole des privilèges et de la richesse par la bourgeoisie. Il était d'abord nécessaire que le système bourgeois ne soit plus capable de fonctionner "normalement", qu'il ait atteint le point où "... la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d'existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société." (Ibid.) En somme, le renversement de la société bourgeoise devient une nécessité vitale pour la survie même de la classe exploitée et de la vie sociale dans son ensemble.

Le Manifeste voyait dans les crises économiques qui ravageaient périodiquement la société capitaliste à cette époque les signes avant-coureurs de ce moment qui approchait.

"Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir." (Ibid.)

Il y a plusieurs points à souligner à propos de ce passage souvent cité :

- il établit que les crises économiques sont le résultat de la surproduction de marchandises, du fait que les vastes forces productives mises en oeuvre par le capitalisme se heurtent aux limites de la forme capitaliste d'appropriation et de distribution. Comme Marx allait l'expliquer plus tard, il ne s'agissait pas de surproduction par rapport aux besoins. Au contraire, elle résultait du fait que les besoins de la grande majorité étaient nécessairement restreints par l'existence de rapports de production antagoniques. C'était la surproduction par rapport à la demande effective – une demande soutenue par la capacité de payer ;

- il considère que les rapports de production capitalistes sont déjà devenus une entrave définitive au développement de ces forces productives, un carcan qui les entravait ;

- en même temps, le capitalisme a à sa disposition différents mécanismes pour surmonter ses crises : d'une part, la destruction de capital, ce par quoi Marx voulait essentiellement dire non la destruction physique d'usines et de machines non rentables, mais leur destruction comme valeur parce que la crise les rendait inutiles. Ceci, comme Marx allait l'expliquer dans des travaux ultérieurs, permettait à la fois de débarrasser le marché de concurrents improductifs et avait un effet "bénéfique" sur le taux de profit ; d'autre part, "la conquête de nouveaux marchés et la meilleure exploitation des anciens", permettait d'échapper temporairement à l'engorgement du marché dans les zones déjà conquises par le capitalisme ;

- ces mécanismes échappatoires eux-mêmes ne faisaient en réalité que préparer la voie à des crises de plus en plus destructrices et tendaient à se neutraliser comme moyens de surmonter la crise. Bref, le capitalisme avançait nécessairement vers une impasse historique.

Le Manifeste a été écrit à la veille de la grande vague de soulèvements qui a balayé l'Europe au cours de l'année 1848. Mais bien que ces soulèvements eussent des racines très matérielles – en particulier, l'éclatement de famines dans toute une série de pays – et que se fussent exprimées alors les premières manifestations massives de l'autonomie politique du prolétariat (le mouvement chartiste en Grande-Bretagne, le soulèvement de juin de la classe ouvrière parisienne), ils constituaient essentiellement les derniers feux de la révolution bourgeoise contre l'absolutisme féodal. Dans son effort pour comprendre l'échec de ces soulèvements du point de vue du prolétariat – même les buts bourgeois que se donnait la révolution ont rarement été atteints et la bourgeoisie française n'hésita pas à écraser les ouvriers insurgés de Paris – Marx reconnut que la perspective d'une révolution prolétarienne imminente était prématurée. Non seulement la classe ouvrière avait reçu un coup et avait reculé politiquement avec la défaite des soulèvements de 1848, mais le capitalisme était très loin d'avoir achevé sa mission historique, il s'étendait à travers la planète et continuait à "créer un monde à son image" comme l'exprime Le Manifeste. Le dynamisme de la bourgeoisie, comme Le Manifeste le reconnaissait, était encore une forte réalité. Contre les militants impatients de son propre "parti" qui pensaient que les masses pouvaient être poussées à l'action par la simple volonté, Marx mit en avant que le prolétariat aurait sans doute à mener des luttes pendant des décennies avant de parvenir à la confrontation décisive avec son ennemi de classe. Il défendit aussi avec force l'idée que "Une nouvelle révolution ne sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine que l'autre." (Les luttes de classe en France, chapitre : "L'abolition du suffrage universel en 1850") 2

Marx répond aux apologistes

C'est cette conviction qui amena Marx à se dédier à l'étude – ou, plutôt, à la critique – de l'économie politique, une recherche profonde et vaste qui allait prendre la forme écrite des Grundrisse et des quatre volumes du Capital. Pour comprendre les conditions matérielles de la révolution prolétarienne, il était nécessaire de comprendre plus en profondeur les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste, les faiblesses fatales qui finiraient pas le condamner à mort.

Dans ces travaux, Marx reconnaît sa dette envers des économistes bourgeois tels que Adam Smith et Ricardo qui avaient largement contribué à la compréhension du système économique bourgeois, en particulier parce que, dans leurs polémiques contre les apologistes des formes de production semi-féodales dépassées, ils avaient défendu le point de vue selon lequel la "valeur" des marchandises n'était pas quelque chose d'inhérent à la qualité du sol, ni un chiffre déterminé par les caprices de l'offre et de la demande, mais qu'elle se basait sur le travail réel des hommes. Mais Marx montra également que ces polémistes de la bourgeoisie étaient aussi ses apologistes dans la mesure où dans leurs écrits :

- ils reflétaient la vision du "sens commun" de l'idéologie bourgeoise qui, tout en condamnant les modes de production précédents, l'esclavage et le féodalisme, en tant que systèmes de privilèges de classe, niait que le capitalisme fût à son tour fondé sur l'exploitation du travail puisque pour eux, la transaction fondamentale au cœur de la production capitaliste était un échange équitable entre la capacité de travail de l'ouvrier et le salaire qui lui était offert par le capitaliste. Marx montra qu'au même titre que les modes de production précédents, le capitalisme était fondé sur l'extraction du surtravail de la classe exploitée – mais que ceci prenait la forme de l'extraction de la plus-value, le temps de travail "libre" extorqué à l'ouvrier mais dissimulé dans le contrat salarial ;

- ils avaient tendance à considérer que, malgré le problème des crises économiques périodiques du capitalisme, il n'existait pas de barrières inhérentes au développement de celui-ci et que l'on n'atteindrait donc jamais le point où il serait nécessaire de le dépasser dans une forme de société supérieure. S'il y avait des crises, elles étaient dues à l'action des spéculateurs ou à une disproportionnalité temporaire entre les différentes branches de l'industrie, ou à d'autres facteurs contingents et, puisque chaque produit était, en fin de compte, destiné à trouver acheteur, l'opération même du marché finirait par surmonter les problèmes et fournirait les bases pour de nouvelles phases de croissance.

Ce qui est fondamental dans toutes les théories économiques bourgeoises, c'est le déni du fait que les crises du capitalisme prouvent qu'il existe des contradictions fondamentales et insurmontables dans le mode de production capitaliste – oiseaux de mauvais augure, corbeaux annonciateurs de catastrophes dont les rauques croassements prophétisent le Ragnarök 3 de la société bourgeoise.

"La phraséologie apologétique visant à nier les crises a son importance parce qu'elle prouve le contraire de ce qu'elle veut prouver. Pour nier la crise, elle affirme l'unité là où il y a contradiction et opposition. A la vérité, on pourrait dire que, si les contradictions arbitrairement niées par les apologistes n'existaient pas, il n'y aurait pas de crise. Mais en réalité la crise existe parce que ces contradictions existent. Toute raison qu'ils allèguent contre la crise vise à nier arbitrairement les contradictions réelles qui sont cause de la crise. Ce désir fantaisiste de nier les contradictions ne fait que confirmer les contradictions réelles dont on souhaite précisément l'inexistence." (Théories de la plus-value). 4

Premier oiseau de mauvais augure : "la surproduction, contradiction fondamentale du capital développé..."

L'apologie du capital par les économistes se fonde dans une large mesure sur le déni du fait que les crises de surproduction qui font leur apparition au cours de la deuxième ou de la troisième décennie du 19e siècle, soient un indicateur de l'existence de barrières insurmontables pour le mode de production bourgeois.

Face à la réalité concrète de la crise, le déni des apologistes prit diverses formes que les experts économiques ont pour la plupart reprises au cours des dernières décennies. Marx souligne, par exemple, que Ricardo cherchait à expliquer les premières crises du marché mondial par différents facteurs contingents, tels que les mauvaises récoltes, la dévaluation du papier monnaie, la chute des prix ou les difficultés du passage de périodes de paix à des périodes de guerre, ou de guerre à des phases de paix dans les premières années du 19e siècle. Il est évident que ces facteurs ont pu jouer un rôle dans l'exacerbation des crises, et même provoquer leur éclatement, mais ils ne touchaient pas le cœur du problème. Ces échappatoires nous rappellent les prises de position récentes des "experts" économiques, qui situaient la "cause" de la crise dans les années 1970 dans l'augmentation du prix du pétrole ou, aujourd'hui, dans l'avidité des banquiers. Lorsque vers le milieu du 19e siècle, il devint plus difficile d'ignorer le cycle des crises commerciales, les économistes furent contraints de développer des arguments plus sophistiqués, d'accepter par exemple l'idée qu'il y avait trop de capital tout en niant que cela signifiait aussi trop de marchandises invendables.

Et quand le problème de la surproduction était accepté, il était relativisé. Pour les apologistes, à la base, "on ne vend jamais que pour acheter quelque autre produit qui puisse être d'une utilité immédiate ou qui puisse contribuer à la production à venir." (Ibid., page 479) En d'autres termes, il existait une profonde harmonie entre la production et la vente et, dans le meilleur des mondes au moins, toute marchandise devait trouver un acheteur. S'il existe des crises, elles ne sont rien d'autre que les possibilités contenues dans la métamorphose des marchandises en argent, comme le défendait John Stuart Mill, ou bien elles résultent d'une simple disproportionnalité entre un secteur de la production et un autre.

Marx ne nie absolument pas qu'il puisse exister des disproportions entre les différentes branches de la production – il insiste même sur le fait que c'est toujours une tendance dans une économie non planifiée dans laquelle il est impossible de produire les marchandises en fonction de la demande immédiate. Ce à quoi il s'oppose, c'est à la tentative d'utiliser la question de la "disproportionnalité" comme prétexte pour se débarrasser des contradictions plus fondamentales qui existent dans les rapports sociaux capitalistes :

"Dire qu'il n'y a pas surproduction générale, mais disproportion au sein des différentes industries, c'est simplement dire que, dans la production capitaliste, la proportionnalité des diverses industries est un processus permanent de la disproportionnalité, en ce sens que la cohérence de la production totale s'impose ici aux agents de la production comme une loi aveugle, et non comme une loi comprise et dominée par leur raison d'individus associés qui soumettent le processus de production à leur contrôle commun." (Le Capital, Livre III) 5

De même, Marx rejette l'argument selon lequel il peut exister une surproduction partielle mais pas une surproduction générale:

"C'est pourquoi Ricardo admet pour certaines marchandises l'encombrement du marché. C'est l'encombrement général et simultané du marché qui serait impossible. La possibilité de surproduction dans une sphère particulière de la production n'est pas niée ; mais le phénomène ne pouvant exister dans toutes les sphères à la fois, il ne pourrait y avoir ni surproduction, ni encombrement général du marché." (Théories sur la plus-value). 6

La spécificité historique du capitalisme

Ce qu'ont en commun tous ces arguments, c'est de nier la spécificité historique du mode de production capitaliste. Le capitalisme est la première forme économique à avoir généralisé la production de marchandises, la production pour la vente et le profit, à l'ensemble du processus de production et de distribution ; et c'est dans cette spécificité qu'on devait trouver la tendance à la surproduction. Non pas, comme Marx prend le soin de le souligner, la surproduction par rapport aux besoins :

"Le mot même de "surproduction" peut nous induire en erreur. Tant que les besoins les plus urgents d'une grande partie de la société ne sont pas satisfaits ou que seuls le sont les besoins les plus immédiats, il ne peut naturellement pas être question de surproduction au sens d'une surabondance de produits par rapport aux besoins. Il faudrait dire au contraire que, la production étant capitaliste, il y a toujours une sous-production au sens où nous l'entendons. C'est le profit des capitalistes qui limite la production, non le besoin des producteurs. Mais surproduction de produits et surproduction de marchandises sont deux choses absolument différentes. Quand Ricardo affirme que la forme marchandise n'affecte pas le produit, ensuite qu'entre la circulation des marchandises et le troc il n'y a qu'une différence de forme, que la valeur d'échange n'est ici qu'une forme passagère des échanges matériels, donc que l'argent n'est qu'un moyen formel de circulation, il ne fait qu'exprimer la thèse suivant laquelle le mode de production bourgeois est le mode absolu, dépourvu de toute détermination spécifique, et que son caractère est, par conséquent purement formel. Aussi ne saurait-il admettre que la production bourgeoise implique une limite au libre développement des forces productives, limite qui se manifeste dans les crises, dont la surproduction est le phénomène fondamental." (Théories sur la plus-value). (Ibid., page 490)

Ensuite Marx montre la différence entre le mode de production capitaliste et les modes de production précédents qui ne cherchaient pas à accumuler des richesses mais à les consommer et qui furent confrontés au problème de la sous-production plutôt que de la surproduction :

"... les Anciens ne songeaient même pas à transformer le surproduit en capital, ou du moins ils ne le firent qu'à une échelle très réduite. (L'ampleur qu'ils donnaient à la thésaurisation proprement dite montre bien que leur surproduit restait sans emploi.) Ils en transformaient une grande partie en dépenses improductives pour des oeuvres d'art, des monuments religieux, des travaux publics. Encore moins leur industrie visait-elle à libérer et à développer les forces productives matérielles : division du travail, machinisme, application des forces naturelles et de la science à la production privée. Dans l'ensemble, ils ne dépassèrent pas les limites du travail artisanal. C'est pourquoi la richesse qu'ils créèrent pour la consommation privée était relativement restreinte ; elle ne paraît grande que parce qu'elle s'accumulait entre les mains d'un petit nombre d'individus, qui ne savaient du reste qu'en faire. S'il n'y avait donc pas surproduction chez les Anciens, il y avait surconsommation par les riches, qui dégénéra dans la dernière période de Rome et de la Grèce en une folle dissipation. Les rares peuples commerçants parmi eux vivaient en partie aux dépens de ces nations essentiellement pauvres. La surproduction moderne a pour base, d'une part, le développement absolu des forces productives, donc la production en masse par les producteurs enfermés dans le cercle du strict nécessaire, et, d'autre part, la limite imposée par le profit des capitalistes." (Ibid., page 491)

Le problème posé par les économistes, c'est qu'ils considèrent le capitalisme comme s'il était déjà un système social harmonieux – une sorte de socialisme dans lequel la production est fondamentalement déterminée par les besoins :

"Toutes les difficultés soulevées par Ricardo et d'autres à propos du problème de la surproduction viennent ou bien de ce qu'ils regardent la production bourgeoise comme un mode de production où il n'y a pas de distinction entre l'achat et la vente – troc direct – ou bien de ce qu'ils voient une production sociale : comme si la société répartissait d'après un plan ses moyens de production et ses forces productives, afin qu'ils servent à satisfaire ses divers besoins, et ce en sorte que chaque secteur de la production reçoive les quantités nécessaires qui lui correspondent. Cette fiction a sa source dans l'incapacité de comprendre la forme spécifique de la production bourgeoise, incapacité qui provient de ce qu'on la regarde et la prend pour la production tout court. Ainsi le croyant considère sa propre religion comme la religion tout court et ne voit ailleurs que 'fausses' religions." (Ibid., page 491-92)

A la racine, la surproduction réside dans les rapports sociaux capitalistes

A l'encontre de ces distorsions, Marx situait les crises de surproduction dans les rapports sociaux mêmes qui définissent le capital comme mode de production spécifique : le rapport du travail salarié

"... à tout ramener au simple rapport consommateur-producteur, on oublie que le salarié et le capitaliste constituent deux types de producteurs totalement différents, sans mentionner les consommateurs qui ne produisent rien. C'est se débarrasser une fois de plus, en en faisant abstraction, des contradictions antagoniques réelles de la production. Le simple rapport salarié-capitaliste implique que :

1° la majorité des producteurs (les ouvriers) ne sont pas consommateurs (acheteurs) du plus gros de leur production, à savoir les matières premières et les instruments de travail ;

et que 2° la majorité des producteurs (les ouvriers) ne consomment jamais l'équivalent de leur production puisque, au-delà de cet équivalent, ils doivent fournir de la plus-value ou du surproduit. Pour pouvoir consommer ou acheter dans les limites de leurs besoins, ils doivent toujours être surproducteurs, toujours produire au-delà de leurs besoins." (Ibid., page 484)

Evidemment, le capitalisme ne commence pas chaque phase du processus d'accumulation avec un problème immédiat de surproduction : il est né et se développe comme un système dynamique en expansion constante vers de nouveaux domaines d'échange productif, à la fois dans l'économie intérieure et à l'échelle mondiale. Mais du fait de la nature inévitable de la contradiction que Marx vient de décrire, cette expansion constante est une nécessité pour le capital s'il veut repousser ou dépasser la crise de surproduction et ici, de nouveau, Marx devait soutenir ce point de vue contre les apologistes qui considéraient plus l'extension du marché comme quelque chose de commode que comme une question de vie ou de mort, du fait de leur tendance à considérer le capital comme un système indépendant et harmonieux :

"Cependant, si l'on admet que le marché doit s'étendre avec la production, on admet également la possibilité d'une surproduction. Du point de vue géographique, le marché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un marché intérieur et extérieur, qui l'est pas rapport au marché mondial, lequel – bien que susceptible d'extension – est lui-même limité dans le temps. En admettant donc que le marché doive s'étendre pour éviter la surproduction, on admet la possibilité de la surproduction." (Ibid., page 489)

Dans le même passage, Marx poursuit en montrant que, tandis que l'extension du marché mondial permet au capitalisme de surmonter ses crises et de poursuivre le développement des forces productives, l'extension précédente du marché devient rapidement inapte à absorber le nouveau développement de la production. Il ne voyait pas cela comme un processus éternel : il existe des limites inhérentes à la capacité du capital de devenir un système véritablement universel et une fois qu'il aura atteint ces limites, elles entraîneront le capitalisme vers l'abîme :

"Cependant, si le capital pose en idée toute limitation comme un obstacle à surmonter, il n'en résulte pas qu'en réalité il les surmonte tous. Toute barrière étant contraire à sa vocation, la production capitaliste se développe dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais aussi continuellement posées. Plus : l'universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son autodestruction." (Grundrisse) 7

Et ainsi nous arrivons à la conclusion que la surproduction est le premier oiseau de mauvais augure annonçant la faillite du capitalisme, l'illustration concrète, dans le capitalisme, de la formule fondamentale de Marx expliquant la montée et le déclin de tous les modes de production ayant existé jusqu'ici : hier forme de développement (dans ce cas, l'extension générale de la production de marchandises), elle devient aujourd'hui une entrave à la poursuite du développement des forces productives de l'humanité :

"Pour mieux cerner la question : en premier lieu, il existe une limite inhérente non pas à la production en général, mais à la production fondée sur le capital. Cette limite est double - ou plutôt unique, mais elle se présente sous deux angles. Pour révéler le fondement de la surproduction – contradiction fondamentale du capital développé, il suffit de démontrer que le capital renferme une limitation particulière de la production, contrastant avec sa tendance générale à en dépasser toutes les barrières ; il suffit de démontrer que, contrairement à l'opinion des économistes, le capital n'est pas la forme absolue du développement des forces productives et que la richesse n'y coïncide pas absolument. Du point de vue du capital, les étapes de la production qui le précèdent apparaissent comme autant d'entraves aux forces productives. Correctement compris le capital lui-même apparaît comme condition du développement des forces productives tant que celles-ci réclament un stimulant extérieur, qui en est en même temps le frein. Le capital discipline ses forces, mais à un certain niveau de leur accroissement – tout comme autrefois les corporations, etc. – cette discipline se révèle superflue et gênante." (Ibid., page 266) 8

Deuxième oiseau de mauvais augure : la baisse tendancielle du taux de profit

Une autre critique que fait Marx aux économistes politiques porte sur leur incohérence dans le fait qu'ils nient la surproduction de marchandises tout en admettant la surproduction de capital :

"Dans le cadre de ses propres prémisses, Ricardo reste conséquent avec lui-même : affirmer l'impossibilité d'une surproduction de marchandises, c'est pour lui, affirmer qu'il ne peut y avoir pléthore ou surabondance de capital.

Qu'aurait dit alors Ricardo devant la stupidité de ses successeurs qui, niant la surproduction sous une de ses formes (engorgement général du marché), l'acceptent sous celle de la pléthore, de la surabondance du capital et en font même un point essentiel de leurs doctrines ?" (Théories de la plus-value) 9

Cependant Marx, en particulier dans le troisième volume du Capital, montre que le fait que le capital ait tendance à devenir "surabondant", surtout sous sa forme de moyens de production, n'a rien de consolant. Parce que cette surabondance ne fait que développer une autre contradiction mortelle, la tendance à la baisse du taux de profit que Marx qualifie ainsi : "C'est, de toutes les lois de l'économie politique moderne, la plus importante qui soit." (Grundrisse) 10. Cette contradiction n'est pas moins inscrite dans les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme : puisque seul le travail vivant peut ajouter de la valeur – et c'est le "secret" du profit capitaliste – et, qu'en même temps, les capitalistes sont contraints sous le fouet de la concurrence de constamment "révolutionner les moyens de production", c'est-à-dire d'augmenter la proportion entre le travail mort des machines et le travail vivant des hommes, il est confronté à la tendance intrinsèque à ce que la proportion de valeur nouvelle contenue dans chaque marchandise s'amenuise et donc à ce que le taux de profit baisse.

A nouveau, les apologistes bourgeois fuient avec terreur les implications de cela puisque la loi de la baisse du taux de profit montre aussi le caractère transitoire du capital :

"En outre, dans la mesure où le taux d'expansion du capital total, le taux de profit, est le moteur de la production capitaliste (comme la mise en valeur du capital en est le but unique), sa baisse ralentit la formation de nouveaux capitaux indépendants et apparaît ainsi comme une menace pour le développement du processus de production capitaliste. Elle favorise la surproduction, la spéculation, les crises, le capital excédentaire à côté de la population excédentaire. Les économistes qui, à l'exemple de Ricardo, considèrent le mode de production capitaliste comme un absolu, ont alors la sensation que ce mode de production se crée lui-même une barrière, et ils en rendent responsables non pas la production, mais la nature (dans leur théorie de la rente). L'important, dans l'horreur qu'ils éprouvent devant le taux de profit décroissant, c'est qu'ils s'aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre, dans le développement des forces productives, une limite qui n'a rien à voir avec la production de la richesse comme telle. Et cette limite particulière démontre le caractère étroit, simplement historique et transitoire, du mode de production capitaliste ; elle démontre que ce n'est pas un mode de production absolu pour la production de la richesse, mais qu'à un certain stade il entre en conflit avec son développement ultérieur." (Le Capital, Livre III) 11

Et ici, dans les Grundrisse, les réflexions de Marx sur la baisse du taux de profit font ressortir ce qui est peut-être son annonce la plus explicite de la perspective du capitalisme qui, comme les formes antérieures de servitude, ne peut éviter d'entrer dans une phase d'obsolescence ou de sénilité dans laquelle une tendance croissante à l'autodestruction posera à l'humanité la nécessité de développer une forme supérieure de vie sociale :

"Cela étant : la force productive matérielle déjà existante et acquise sous la forme de capital fixe, les conquêtes de la science, l'essor des populations, etc., bref, les immenses richesses et les conditions de leur reproduction dont dépend le plus haut développement de l'individu social et que le capital a créées dans le cours de son évolution historique – cela étant, on voit qu'à partir d'un certain point de son expansion le capital lui-même supprime ses propres possibilités. Au-delà d'un certain point, le développement des forces productives devient un obstacle pour l'expansion des forces productives du travail. Arrivé à ce point, le capital, ou plus exactement le travail salarié, entre dans le même rapport avec le développement de la richesse sociale et des forces productives que le système des corporations, le servage, l'esclavage, et il est nécessairement rejeté comme une entrave. La dernière forme de la servitude que prend l'activité humaine – travail salarié d'un côté et capital de l'autre – est alors dépouillée, et ce dépouillement lui-même est le résultat du mode de production qui correspond au capital. Eux-mêmes négation des formes antérieures de la production sociale asservie, le travail salarié et le capital sont à leur tour niés par les conditions matérielles et spirituelles issues de leur propre processus de production. C'est par des conflits aigus, des crises, des convulsions que se traduit l'incompatibilité croissante entre le développement créateur de la société et les rapports de production établis. L'anéantissement violent du capital par des forces venues non pas de l'extérieur, mais jaillies du dedans, de sa propre volonté d'autoconservation, voilà de quelle manière frappante avis lui sera donné de déguerpir pour faire place nette à une phase supérieure de la production sociale." 12

Le cercle vicieux des contradictions capitalistes

Il est certain que Marx discernait le futur dans des passages comme celui-ci : il reconnaissait qu'il existait des contre-tendances qui faisaient de la chute du taux de profit une entrave sur le long terme et non dans l'immédiat à la production capitaliste. Ceci comprend : l'augmentation de l'intensité de l'exploitation ; la baisse des salaires au dessous de la valeur de la force de travail ; la baisse du prix d'éléments du capital constant et le commerce extérieur. La façon dont Marx traite de ce dernier en particulier montre comment les deux contradictions au cœur du système sont étroitement liées. Le commerce extérieur implique en partie l'investissement (comme on le voit aujourd'hui dans le phénomène de l'outsourcing) dans des sources de force de travail meilleur marché et dans la vente des produits du marché intérieur "au-dessus de leur valeur, bien que meilleur marché que les pays concurrents" (Le Capital, Livre III) 13. Mais la même section parle aussi des "nécessités qui lui sont inhérentes, en particulier du besoin d'un marché de plus en plus étendu." (Ibid.). Ceci est également lié à la tentative de compenser la chute du taux de profit puisque, même si chaque marchandise comprend moins de profit, tant que le capitalisme peut vendre plus de marchandises, il peut réaliser une plus grande masse de profit. Mais ici de nouveau le capitalisme se heurte à ses limites inhérentes :

"Le même commerce extérieur développe à l'intérieur le mode de production capitaliste, par suite la diminution du capital variable par rapport au capital constant, et engendre, d'autre part, la surproduction par rapport aux marchés extérieurs ; il produit donc, de nouveau, à long terme, un effet contraire." (Ibid. p.1022)

ou encore

"La compensation de la baisse du taux de profit par la masse de profit accrue ne vaut que pour le capital total de la société et pour les gros capitalistes complètement installés. Le nouveau capital additionnel, opérant en toute indépendance, ne rencontre pas ces conditions compensatrices ; il est obligé de les conquérir de haute lutte, et c'est ainsi que la baisse du taux de profit provoque la concurrence entre capitalistes, et non inversement celle-ci celle-là. Cette concurrence s'accompagne, certes, d'une hausse temporaire du salaire et d'une baisse correspondante temporaire du taux de profit, le même phénomène se manifeste dans la surproduction de marchandises, l'encombrement des marchés. Le but du capital n'est pas de satisfaire des besoins, mais de produire du profit ; ce but, il ne peut l'atteindre que par des méthodes qui visent à régler la quantité des produits en fonction de l'échelle de la production, et non pas inversement. Dès lors, une discordance ne peut manquer de s'établir entre les dimensions restreintes de la consommation sur une base capitaliste et une production qui tend toujours à dépasser cette limite immanente. D'ailleurs le capital se compose de marchandises ; donc, la surproduction de capital implique celle de marchandises." (Le Capital, Livre III) 14

En cherchant à échapper à l'une de ses contradictions, le capitalisme n'a fait que se confronter aux limites de l'autre. Ainsi Marx voyait l'inévitabilité "des conflits aigus, des crises, des convulsions..." dont il avait déjà parlé dans Le Manifeste. L'approfondissement de ses études de l'économie politique capitaliste l'avait confirmé dans son point de vue selon lequel le capitalisme atteindrait un point où il aurait épuisé sa mission progressive et commencerait à menacer la capacité même de la société humaine à se reproduire. Marx n'a pas spéculé sur la forme précise que prendrait cette chute. Il n'avait même pas encore vu émerger les guerres impérialistes mondiales qui, tout en cherchant à "résoudre" la crise économique pour des capitaux particuliers, allaient tendre à devenir de plus en plus ruineuses pour le capital dans son ensemble et constituer une menace croissante pour la survie de l'humanité. De même, il n'avait fait qu'entrevoir la propension du capitalisme à détruire l'environnement naturel sur lequel, en dernière instance, se base toute reproduction sociale. D'un autre côté, il a posé la question de la fin de l'époque ascendante du capitalisme en des termes très concrets : comme nous l'avons noté dans un précédent article de cette série, dès 1858, Marx considérait que l'ouverture de vastes régions telles que la Chine, l'Australie et la Californie indiquait que la tâche du capitalisme de créer un marché mondial et une production mondiale basée sur ces marchés touchait à sa fin ; en 1881, il parlait du capitalisme dans les pays avancés comme étant devenu un système "régressif", bien que dans les deux cas, il ait pensé que le capitalisme avait encore du chemin à faire (surtout dans les pays périphériques) avant qu'il ne cesse d'être un système ascendant au niveau global.

Au départ, Marx concevait ses études du capital comme une partie d'un travail plus vaste qui embrasserait d'autres domaines de recherche comme l'Etat et l'histoire de la pensée socialiste. De fait, sa vie fut trop courte pour qu'il finisse même la partie "économique", ce qui fait que Le Capital est resté une oeuvre inachevée. En même temps, prétendre élaborer une théorie finale décisive de l'évolution capitaliste aurait été étranger aux prémisses fondamentales de la méthode de Marx, qui considérait l'histoire comme un mouvement sans fin et la dialectique de la "Ruse de la Raison" comme nécessairement pleine de surprises. Par conséquent, dans la sphère de l'économie, Marx n'a pas apporté de réponse définitive sur quel "oiseau de mauvais augure" (le problème du marché ou celui de la baisse du taux de profit) allait jouer le rôle le plus décisif dans l'ouverture des crises qui finiraient par amener le prolétariat à se révolter contre le système. Mais une chose est claire : la surproduction de marchandises comme la surproduction de capital sont la preuve que l'humanité a finalement atteint l'étape où il est devenu possible de subvenir aux besoins de la vie de tous et donc de créer la base matérielle pour l'élimination de toutes les divisions de classe. Que des populations meurent de faim tandis que les marchandises invendues s'accumulent dans les entrepôts ou que les usines qui produisent les biens nécessaires à la vie ferment parce que leur production n'apporte pas de profit, le fossé entre l'immense potentialité contenue dans les forces productives et leur compression dans l'enveloppe de la valeur, tout cela fournit les fondements de l'émergence d'une conscience communiste chez ceux qui sont les plus directement confrontés aux conséquences des absurdités du capitalisme.

Gerrard.

 


1. Le manifeste du Parti communiste, I. Bourgeois et prolétaires [24].

2. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/km18500301e.htm [25]

3. Dans la mythologie nordique, le Ragnarök (vieux norrois signifiant Consommation du Destin des Puissances) désigne une prophétique fin du monde où les éléments naturels se déchaîneront et une grande bataille aura lieu conduisant à la mort de la majorité des divinités, géants et hommes, avant une renaissance. (source Wikipédia).

4. Edition La Pléiade, Oeuvres, Tome 2, publiées sous le nom Matériaux pour l' "économie" , partie IV : "Les crises", page 484. (En anglais, Theories of SurplusValue, 2e partie, chapitre XVII)

5. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, Troisième Section, "Conclusions : Les contradictions internes de la loi", p. 1039. (En anglais, chapitre XV, 3e partie).

6. Edition La Pléiade, Oeuvres, Tome2, publié sous le nom Matériaux pour l' "économie" , partie IV : "Les crises".

7. Edition La Pléiade, Oeuvres, Tome2, publié sous le nom Principes d'une critique de l'économie politique, partie II : "Le capital", "Marché mondial et système de besoins", page260-61.

8. Principes d'une critique de l'économie politique, op. cit., partie II : "Le capital", "Surproduction et crises modernes".

9. Matériaux pour l' "économie" , op. cit., partie IV : "Les crises", page 464.

10. Principes d'une critique de l'économie politique, op. cit., partie II : "Le capital", "Baisse du taux de profit", page 271.

11. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, Troisième Section, "Conclusions : Les contradictions internes de la loi", p. 1024-25. (En anglais, chapitre XV, 1ère partie).

12. Principes d'une critique de l'économie politique, op. cit., partie II : "Le capital", "Baisse du taux de profit", page 272-73.

13. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, Troisième Section, "Le commerce extérieur", p.1021. (En anglais, chapitre XIV, 5e partie).

14. Edition La Pléiade, Oeuvres Tome 2, p. 1038-39, Troisième Section, "Conclusions : Les contradictions internes de la loi", p. 1038-39. (En anglais, chapitre XV, 3e partie).

Questions théoriques: 

  • Décadence [26]

Ce qui distingue les révolutionnaires du trotskisme (Internationalisme 1947)

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Nous publions ci-dessous deux articles de la revue Internationalisme, organe de la Gauche communiste de France  dédiés à la question du trotskisme et écrits en 1947. A cette époque, le trotskisme s'était déjà illustré par son abandon de l'internationalisme prolétarien en participant à la Deuxième Guerre mondiale, au contraire des groupes de la Gauche communiste  qui, dans les années 1930, avaient résisté à la vague déferlante de l'opportunisme à laquelle avait donné naissance la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Parmi ces groupes, la gauche italienne autour de la revue Bilan (fondée en 1933) définissait correctement les tâches de l’heure : face à la marche à la guerre, ne pas trahir les principes élémentaires de l’internationalisme ; établir le "bilan" de l’échec de la vague révolutionnaire et de la révolution russe en particulier. La Gauche communiste combattait les positions opportunistes adoptées par la Troisième Internationale dégénérescente, en particulier la politique défendue par Trotsky de Front unique avec les partis socialistes qui jetait par dessus bord toute la clarté si chèrement acquise sur la nature désormais capitaliste de ces derniers. Elle eut même, à plusieurs reprises, l'occasion de confronter son approche politique avec celle, différente, du courant - encore prolétarien à l'époque - constitué autour des positions de Trotsky, notamment lors des tentatives pour réunifier les différents groupes opposés à la politique de l'Internationale Communiste et des PC stalinisés .

C'est avec la même méthode que celle de Bilan que la Gauche communiste de France analyse le fond de la politique du trotskisme qui n'est pas tant "la défense de l'URSS", même si cette question manifeste le plus nettement son fourvoiement, que l’attitude à prendre face à la guerre impérialiste. En effet, comme le met en évidence le premier article, La fonction du trotskisme, l'engagement de ce courant dans la guerre n'est pas en premier lieu déterminé par la défense de l'URSS, comme le prouve le fait que certaines de ses tendances qui rejetaient la thèse de l'État ouvrier dégénéré ont-elles aussi participé à la curée impérialiste. Elle est en fait celle du "moindre mal", le choix de la lutte contre "l'occupation étrangère" et de "l'antifascisme", etc. Cette caractéristique du trotskisme est particulièrement mise en évidence dans le second article publié, "Bravo Abd-El-Krim" ou la petite histoire du trotskisme, qui constate que "toute l’histoire du trotskisme tourne autour de la "défense" de quelque chose" au nom du moindre mal ; ce quelque chose étant tout sauf prolétarien. Cette marque de fabrique du trotskisme n'a en rien été altérée par le temps comme en témoignent les diverses manifestations de l'activisme du trotskisme contemporain, de même que son empressement à choisir un camp contre un autre dans les multiples conflits qui ensanglantent la planète, y compris depuis la disparition de l'URSS.

A la racine de cette errance du trotskisme on trouve, comme le dit le premier article, l'attribution d'un rôle progressiste "à certaines fractions du capitalisme, à certains pays capitalistes (et comme le dit expressément le programme transitoire, à la majorité des pays)". Dans cette conception, selon la caractérisation qu'en fait l'article, "l'émancipation du prolétariat n'est pas le fait de la lutte plaçant le prolétariat en tant que classe face à l'ensemble du capitalisme, mais sera le résultat d'une série de luttes politiques, dans le sens étroit du terme et dans lesquelles, allié successivement à diverses fractions politiques de la bourgeoisie, celui-ci éliminera certaines autres fractions et parviendra ainsi, par degrés, par étapes, graduellement, à affaiblir la bourgeoisie, à triompher d’elle en la divisant et en la battant par morceaux." Il ne reste plus rien de marxiste révolutionnaire dans tout cela.

 

La fonction du trotskisme

(Internationalisme n° 26 – Septembre 1947)

C'est une grosse erreur, et très répandue, de considérer que ce qui distingue les révolutionnaires du trotskisme, soit la question de la "défense de l'URSS".

Il va de soi que les groupes révolutionnaires, que les trotskistes se plaisent à appeler, avec quelque mépris : "ultragauches" (terme péjoratif des trotskistes à l'égard des révolutionnaires, dans le même esprit que celui de "hitléro-trotskistes" que leur donnent les staliniens), il va de soit que les révolutionnaires rejettent tout naturellement toute espèce de défense de l'État capitaliste (capitalisme d'État) russe. Mais la non défense de l'État russe ne constitue nullement le fondement théorique et programmatique des groupes révolutionnaires, ce n'en est qu'une conséquence politique, contenue et découlant normalement de leurs conceptions générales, de leur plate-forme révolutionnaire de classe. Inversement, la "défense de l'URSS" ne constitue pas davantage le propre du trotskisme.

Si, de toutes les positions politiques qui constituent son programme, "la défense de l'URSS" est celle qui manifeste le mieux, le plus nettement son fourvoiement et son aveuglement, on commettra toutefois une grave erreur en ne voulant voir le trotskisme uniquement qu'à travers cette manifestation. Tout au plus doit-on voir dans cette défense l'expression la plus achevée, la plus typique, l’abcès de fixation du trotskisme. Cet abcès est si monstrueusement apparent que sa vue écœure un nombre chaque jour plus grand d'adhérents de cette quatrième internationale et, fort probablement, il est une des causes, et non des moindres, qui fait hésiter un certain nombre de sympathisants à prendre place dans les rangs de cette organisation. Cependant l'abcès n'est pas la maladie, mais seulement sa localisation et son extériorisation.

Si nous insistons tant sur ce point, c'est parce que trop de gens qui s'effrayent à la vue des marques extérieures de la maladie, ont trop tendance à se tranquilliser facilement dès que ces témoignages disparaissent apparemment. Ils oublient qu'une maladie "blanchie" n'est pas une maladie guérie. Cette espèce de gens est certainement aussi dangereuse, aussi propagatrice de germes de la corruption que l'autre, et peut-être davantage encore, croyant sincèrement en être guérie.

Le "Workers’ Party" aux États-Unis (organisation trotskiste dissidente, connue sous le nom de son leader, Shachtman), la tendance de G. Munis au Mexique , les minorités de Gallien et de Chaulieu, en France, toutes les tendances minoritaires de la "IVe internationale" qui, du fait qu'elles rejettent la position traditionnelle de la défense de la Russie, croient être guéries de "l'opportunisme" (comme elles disent) du mouvement trotskiste. En réalité elles ne sont que "blanchies" restant, quant au fond imprégnées et totalement prisonnières de cette idéologie.

Ceci est tellement vrai qu'il suffit de prendre pour preuve la question la plus brûlante, celle qui offre le moins d'échappatoires, qui se pose et oppose le plus irréductiblement les positions de classe du prolétariat, de la bourgeoisie, la question de l’attitude à prendre face à la guerre impérialiste. Que voyons-nous ?

Les uns et les autres, majoritaires et minoritaires, avec des slogans différents, tous participent à la guerre impérialiste.

Qu'on ne se donne pas la peine de nous citer, pour nous démentir, les déclarations verbales des trotskistes contre la guerre. Nous les connaissons fort bien. Ce qui importe, ce ne sont pas les déclamations mais la pratique politique réelle qui découle de toutes les positions théoriques et qui s'est concrétisée dans le soutien idéologique et pratique des forces de guerre. Peu importe ici de savoir par quels arguments cette participation fut justifiée. La défense de l'URSS est certes un des nœuds les plus importants, qui rattache et entraîne le prolétariat dans la guerre impérialiste. Toutefois il n’est pas le seul nœud. Les minoritaires trotskistes qui rejetaient la défense de l'URSS ont trouvé, tout comme les socialistes de gauche et les anarchistes, d'autres raisons, non moins valables et non moins inspirées d'une idéologie bourgeoise, pour justifier leur participation à la guerre impérialiste. Ce furent, pour les uns, la défense de la "démocratie", pour les autres "la lutte contre le fascisme" ou la "libération nationale" ou encore "le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes".

Pour tous, ce fut une question de "moindre mal", qui les avait fait participer dans la guerre ou dans la Résistance du côté d'un bloc impérialiste contre l'autre.

Le parti de Shachtman a parfaitement raison de reprocher aux trotskistes officiels de soutenir l'impérialisme russe qui, pour lui, n'est plus un "État Ouvrier", mais cela ne fait pas de Shachtman un révolutionnaire car ce reproche, il ne le fait pas en vertu d'une position de classe du prolétariat, contre la guerre impérialiste, mais en vertu du fait que la Russie est un pays totalitaire et où il y a moins de "démocratie" que partout ailleurs et que, en conséquence, il fallait selon lui soutenir la Finlande, qui était moins "totalitaire" et plus démocratique, contre l'agression russe .

Pour manifester la nature de son idéologie, notamment dans la question primordiale de la guerre impérialiste, le trotskisme n'a nullement besoin, comme nous venons de le voir, de la position de défense de l'URSS. Cette défense de l'URSS facilite, évidemment énormément sa position de participation à la guerre lui permettant de la camoufler sous une phraséologie pseudo-révolutionnaire, mais par là-même, elle obscurcit sa nature profonde et empêche de poser la question de la nature de l’idéologie trotskiste en pleine lumière.

Faisons donc, pour plus de clarté, abstraction, pour un moment, de l'existence de la Russie ou si l'on préfère, de toute cette sophistique sur la nature socialiste de l'État russe, par laquelle les trotskistes parviennent à obscurcir le problème central de la guerre impérialiste et de l'attitude du prolétariat. Posons brutalement la question de l'attitude des trotskistes dans la guerre. Les trotskistes répondront évidemment par une déclaration générale contre la guerre.

Mais aussitôt la litanie sur le "défaitisme révolutionnaire" dans l’abstrait correctement citée, ils commenceront immédiatement, dans le concret, par établir des restrictifs, par des "distinctions" savantes, des "mais..." et des "si..." qui les amèneront, dans la pratique à prendre parti pour un des partenaires en présence, et à inviter les ouvriers à participer à la boucherie impérialiste.

Quiconque a eu des rapports avec les milieux trotskistes en France pendant les années 39-45, peut témoigner que les sentiments prédominants chez eux n'étaient pas tant dictés par la position de la défense de la Russie que par le choix du "moindre mal", le choix de la lutte contre "l'occupation étrangère" et de "l'antifascisme".

C'est ce qui explique leur participation à la "résistance" , aux F.F.I.  et dans la "libération". Et quand le PCI  de France se voit félicité par des sections d'autres pays pour la part qu'il a prise dans ce qu'elles appellent "le soulèvement populaire" de la Libération, nous leur laissons la satisfaction que peut leur donner le bluff sur l'importance de cette part (voyez l’importance de quelques dizaines de trotskistes dans "LE GRAND soulèvement populaire" !). Retenons pour témoignage surtout le contenu politique d'une telle félicitation.

Quel est le critère de l'attitude révolutionnaire dans la guerre impérialiste ?

Le révolutionnaire part de la constatation du stade impérialiste atteint par l'économie mondiale. L'impérialisme n'est pas un phénomène national. La violence de la contradiction capitaliste entre le degré de développement des forces productives - du capital social total - et le développement du marché détermine la violence des contradictions inter impérialistes. Dans ce stade, il ne saurait y avoir de guerres nationales. La structure impérialiste mondiale détermine la structure de toute guerre ; dans cette époque impérialiste il n'y a pas de guerre "progressiste". L'unique progrès n'existant que dans la révolution sociale. L'alternative historique qui est posée à l'humanité étant la révolution socialiste, ou la décadence, la chute dans la barbarie par l'anéantissement des richesses accumulées par l'humanité, la destruction des forces productives et le massacre continu du prolétariat dans une suite interminable de guerres localisées et généralisées. C'est donc un critère de classe en rapport avec l'analyse de l'évolution historique de la société que pose le révolutionnaire.

Voyons comment le pose théoriquement le trotskisme :

"... Mais tous les pays du monde ne sont pas impérialistes. Au contraire, la majorité des pays sont les victimes de l’impérialisme. Certains pays coloniaux ou semi-coloniaux tenteront, sans aucun doute, d'utiliser la guerre pour rejeter le joug de l'esclavage. De leur part, la guerre ne sera pas impérialiste mais émancipatrice. Le devoir du prolétariat international sera d'aider les pays opprimés en guerre contre les oppresseurs..." (Le Programme Transitoire - Chapitre : La Lutte Contre l’Impérialisme et la Guerre)

Ainsi, le critère trotskiste ne se rattache pas à la période historique que nous vivons mais crée, se réfère, à une notion abstraite et partant fausse de l'impérialisme. Est impérialiste uniquement la bourgeoisie d'un pays dominant. L'impérialisme n'est pas un stade politico-économique du capitalisme mondial mais strictement du capitalisme de certains pays, tandis que les autres pays capitalistes qui sont la "majorité", ne sont pas impérialistes. A moins de recourir à une distinction formelle, vide de sens, tous les pays du monde sont actuellement dominés en fait, économiquement, par deux pays : les États-Unis et la Russie. Faut-il conclure que seule la bourgeoisie de ces deux pays uniquement est impérialiste et que l'hostilité du prolétariat à la guerre ne doit s'exercer qu'uniquement dans ces deux pays ?

Bien mieux, si sur les traces des trotskistes l'on retranche encore la Russie qui, par définition, "n'est pas impérialiste", l'on arrive à cette absurdité monstrueuse qu'il n'y a qu'un seul pays impérialiste au monde : les États-Unis. Cela nous conduit à la réconfortante conclusion que tous les autres pays du monde - étant tous "non impérialistes" et "opprimés" - le prolétariat a pour devoir de les aider.

Voyons concrètement, comment cette distinction trotskiste se traduit dans les faits, dans la pratique.

En 1939, la France est un pays impérialiste : défaitisme révolutionnaire.

En 1940-45, la France est occupée : d’un pays impérialiste elle devient un pays opprimé ; sa guerre est "émancipatrice" ; "le devoir du prolétariat est de soutenir sa lutte". Parfait. Mais, du coup, c'est l'Allemagne qui devient, en 1945, un pays occupé et "opprimé" : devoir du prolétariat de soutenir une éventuelle émancipation de l'Allemagne contre la France. Ce qui est vrai pour la France, l'Allemagne, est également vrai pour n'importe quel autre pays : le Japon, l'Italie, la Belgique, etc. Qu'on ne vienne pas parler des pays coloniaux et semi coloniaux. Tout pays, à l'époque impérialiste, qui, dans la compétition féroce entre les impérialismes, n'a pas la chance ou la force d'être le vainqueur devient, en fait, un pays "opprimé". Exemple : l'Allemagne et le Japon et, dans le sens contraire, la Chine.

Le prolétariat n'aura donc pour devoir que de passer son temps à danser d'un plateau de la balance impérialiste sur l'autre, au rythme des commandements trotskistes, et à se faire massacrer pour ce que les trotskistes appellent "Aider une guerre juste et progressiste..." (Voir le Programme Transitoire : même chapitre).

C'est le caractère fondamental du trotskisme que, dans toutes les situations et dans toutes ses positions courantes, il offre au prolétariat une alternative, non d'opposition et de solution de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, mais le CHOIX entre deux formations, deux forces également capitalistes "opprimées ..." : entre bourgeoisie fasciste et antifasciste ; entre "réaction" et "démocratie" ; entre monarchie et république ; entre guerre impérialiste et guerres "justes et progressistes".

C'est en partant de ce choix éternel du "moindre mal", que les trotskistes ont participé à la guerre impérialiste, et nullement en fonction de la nécessité de la défense de l'URSS. Avant de défendre cette dernière, ils avaient participé à la guerre d'Espagne (1936-38) pour la défense de l'Espagne républicaine contre Franco. Ce fut ensuite la défense de la Chine de Tchang Kaï-Chek contre le Japon.

La défense de l'URSS apparaît donc, non comme point de départ de leurs positions, mais comme un aboutissement, manifestation entre autres de leur plate-forme fondamentale, plate-forme pour laquelle le prolétariat n'a pas une position de classe propre dans une guerre impérialiste mais qu'il peut et doit faire une distinction entre les diverses formations capitalistes nationales, momentanément antagoniques, qu'il doit proclamer "progressistes" et accorder son aide, en règle générale à celle des formations la plus faible, la plus retardataire, la bourgeoisie "opprimée".

Cette position, dans la question aussi cruciale (centrale) qu'est la guerre, place d'emblée le trotskisme en tant que courant politique hors du camp du prolétariat et justifie à elle seule la nécessité de rupture totale avec lui de la part de tout élément révolutionnaire prolétarien.

Les trotskistes mettent le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie proclamée "progressiste".

Cependant, nous n’avons mis en lumière qu'une des racines du trotskisme. D'une façon plus générale, la conception trotskiste est basée sur l’idée que l'émancipation du prolétariat n'est pas le fait de la lutte d'une façon absolue, plaçant le prolétariat en tant que classe face à l'ensemble du capitalisme, mais sera le résultat d'une série de luttes politiques, dans le sens étroit du terme et dans lesquelles, allié successivement à diverses fractions politiques de la bourgeoisie, il éliminera certaines autres fractions et parviendra ainsi, par degrés, par étapes, graduellement, à affaiblir la bourgeoisie, à triompher d’elle en la divisant et en la battant par morceaux.

Que ce soit là, non seulement une très haute vue stratégique, extrêmement subtile et malicieuse, qui a trouvé sa formulation dans le slogan ... "marcher séparément et frapper ensemble...", mais que ce soit encore une des bases de la conception trotskiste, nous en trouvons la confirmation dans la théorie de la "révolution permanente" (nouvelle manière), qui veut que la permanence de la révolution considère la révolution elle-même comme un déroulement permanent d'événements politiques se succédant, et dans lequel la prise du pouvoir par le prolétariat est un événement parmi tant d'autres événements intermédiaires, mais qui ne pense pas que la révolution soit un processus de liquidation économique et politique d'une société divisée en classe et, enfin et surtout, que l’édification socialiste soit seulement possible, qu'elle ne peut commencer qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat.

Il est exact que cette conception de la révolution reste, en partie, "fidèle" au schéma de Marx. Mais ce n’est qu'une fidélité à la lettre. Marx a connu ce schéma en 1848, à l'époque où la bourgeoisie constituait encore une classe historiquement révolutionnaire, et c'est dans le feu de révolutions bourgeoises, qui déferlaient dans toute une série de pays d'Europe, que Marx espérait ne pas être arrêtées au stade bourgeois, mais débordées par le prolétariat poursuivant la marche en avant jusqu'à la révolution socialiste.

Si la réalité a infirmé l'espoir de Marx, ce fut en tout cas chez lui une vision révolutionnaire osée, en avance des possibilités historiques. Toute autre apparaît la révolution permanente trotskiste. Fidèle à la lettre, mais infidèle à l'esprit, le trotskisme attribue, UN siècle après la fin des révolutions bourgeoises, à l'époque de l'impérialisme mondial, alors que la société capitaliste est entrée dans son ensemble dans la phase décadente, il attribue à certaines fractions du capitalisme, à certains pays capitalistes (et comme le dit expressément le Programme transitoire, à la majorité des pays) un rôle progressiste.

Marx entendait mettre le prolétariat, en 1848, en avant, à la tête de la société, les trotskistes, eux, en 1947, mettent le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie proclamée "progressiste". On peut difficilement imaginer une caricature plus grotesque ; une déformation plus étroite que celle donnée par les trotskistes, du schéma de la révolution permanente de Marx.

Telle que Trotsky l’avait reprise et formulée en 1905, la théorie de la révolution permanente gardait alors toute sa signification révolutionnaire. En 1905, au début de l'ère impérialiste, alors que le capitalisme semblait avoir devant lui de belles années de prospérité, dans un pays des plus retardataires de l'Europe, où subsistait encore toute une superstructure politique féodale, où le mouvement ouvrier faisait ses premiers pas, face à toutes les fractions de la social-démocratie russe qui annonçaient l'avènement de la révolution bourgeoise, face à Lénine qui, plein de restrictions, n’osait aller plus loin que d'assigner à la future révolution la tache de réformes bourgeoises sous une direction révolutionnaire démocratique des ouvriers et de la paysannerie, Trotsky avait le mérite incontestable de proclamer que la révolution serait, ou bien socialiste - la dictature du prolétariat - ou ne serait pas.

L'accent de la théorie de la révolution permanente portait sur le rôle du prolétariat, désormais unique classe révolutionnaire. Ce fut une proclamation révolutionnaire audacieuse, entièrement dirigée contre les théoriciens socialistes petit-bourgeois, effrayés et sceptiques, et contre les révolutionnaires hésitants, manquant de confiance dans le prolétariat.

Aujourd'hui, alors que l'expérience des quarante dernières années a pleinement confirmé ces données théoriques, dans un monde capitaliste achevé et déjà décadent, la théorie de la révolution permanente "nouvelle manière" est uniquement dirigée contre les "illusions" révolutionnaires de ces hurluberlus ultragauches, la bête noire du trotskisme.

Aujourd'hui, l'accent est mis sur les illusions retardataires des prolétaires, sur l’inévitabilité des étapes intermédiaires, sur la nécessité d'une politique réaliste et positive, sur des gouvernements ouvriers et paysans, sur des guerres justes et des révolutions d’émancipation nationales progressistes.

Tel est désormais le sort de la théorie de la révolution permanente, entre les mains de disciples qui n’ont su retenir et assimiler que les faiblesses, et rien de ce qui fut la grandeur, la force et la valeur révolutionnaire du maître.

Soutenir les tendances et les fractions "progressistes" de la bourgeoisie et renforcer la marche révolutionnaire du prolétariat, en l’asseyant sur l'exploitation de la division et l’antagonisme inter capitalistes, sont les deux mamelles de la théorie trotskiste. Nous avons vu ce qui était de la première, voyons le contenu de la seconde.

En quoi résident les divergences dans le camp capitaliste ?

Premièrement dans la manière de mieux assurer l’ordre capitaliste. C'est-à-dire de mieux assurer l'exploitation du prolétariat.

Secondement, sur les divergences d'intérêts économiques de divers groupes composant la classe capitaliste. Trotsky, qui s'est laissé souvent emporter par son style imagé et ses métaphores, au point de perdre de vue leur contenu social réel, a beaucoup insisté sur ce deuxième aspect. "On a tort de considérer le capitalisme comme un tout unifié", enseignait-il. "La musique aussi est un tout, mais serait un bien piètre musicien celui qui ne distinguerait les notes les unes des autres". Et cette métaphore, il l'appliquait aux mouvements et luttes sociales. Il ne peut venir à personne l’idée de nier ou de méconnaître l'existence d'oppositions d’intérêts, au sein même de la classe capitaliste, et des luttes qui en résultent. La question est de savoir la place qu’occupent, dans la société, les diverses luttes. Serait un très médiocre marxiste révolutionnaire celui qui mettrait sur le même pied, la lutte entre les classes et la lutte entre groupes au sein de la même classe.

"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, n'a été que l'histoire des luttes de classe". Cette thèse fondamentale du Manifeste Communiste, ne méconnaît évidemment pas l'existence des luttes secondaires des divers groupes et individualités économiques à l'intérieur des classes, et leur importance relative. Mais le moteur de l’histoire n'est pas ces facteurs secondaires, mais bien celui de la lutte entre la classe dominante et la classe dominée. Quand une nouvelle classe est appelée, dans l'histoire, à se substituer à l'ancienne, devenue inapte à assurer la direction de la société, c'est-à-dire dans une période historique de transformation et de révolution sociale, la lutte entre ces deux classes détermine et domine absolument, d'une façon catégorique, tous les événements sociaux et tous les conflits secondaires. Dans de telles périodes historiques, comme la nôtre, insister sur les conflits secondaires, au travers desquels on veut déterminer et conditionner la marche du mouvement de la lutte de classe, sa direction et son ampleur, montre avec une clarté éblouissante qu'on n'a rien compris aux questions les plus élémentaires de la sociologie marxiste. On ne fait que jongler avec des abstractions sur des notes de musique, et on subordonne, dans le concret, la lutte sociale historique du prolétariat, aux contingences des conflits politiques inter-capitalistes.

Toute cette politique repose, quant au fond, sur un singulier manque de confiance dans les forces propres du prolétariat. Assurément les trois dernières décennies de défaites ininterrompues ont tragiquement illustré l’immaturité et la faiblesse du prolétariat. Mais on aurait tort de chercher la source de cette faiblesse dans l'auto-isolement du prolétariat, dans l'absence d'une ligne suffisamment souple de conduite envers les autres classes, couches et formations politiques anti-prolétariennes. C'est tout le contraire. Depuis la fondation de l’I.C., on ne faisait que décrier la maladie infantile de la gauche, on élaborait la stratégie irréaliste de la conquête de larges masses, de la conquête des syndicats, l'utilisation révolutionnaire de la tribune parlementaire, du front unique politique avec "le diable et sa grand-mère" (Trotsky), de la participation au gouvernement ouvrier de Saxe....

Quel fut le résultat ?

Désastreux. A chaque nouvelle conquête de la stratégie en souplesse, en suivait une défaite plus grande, plus profonde. Pour pallier à cette faiblesse qu'on attribue au prolétariat, pour le "renforcer", on allait s'appuyer non seulement sur des forces politiques extra-prolétariennes (social-démocratie) mais aussi sur des forces sociales ultra réactionnaires : Partis paysans "révolutionnaires" ; - Conférence internationale de la paysannerie ; Conférence internationale des peuples coloniaux. Plus les catastrophes s’accumulaient sur la tête du prolétariat, plus la rage des alliances et la politique d’exploitation triomphaient dans l‘I.C. Certainement doit-on chercher l'origine de toute cette politique dans l'existence de l'État russe, trouvant sa raison d'être en lui-même, n'ayant par nature rien de commun avec la révolution socialiste, opposé et étranger qu'il [l'État] est et reste au prolétariat et à sa finalité en tant que classe.

L'État, pour sa conservation et son renforcement, doit chercher et peut trouver des alliés dans les bourgeoisies "opprimées", dans les "peuples" et pays coloniaux et "progressistes", parce que ces catégories sociales sont naturellement appelées à construire, elles aussi l’État. Il peut spéculer sur la division et les conflits entre autres États et groupes capitalistes, parce qu'il est de la même nature sociale et classe qu’eux.

Dans ces conflits, l'affaiblissement d'un des antagonistes peut devenir la condition de son renforcement à lui. Il n'en est pas de même du prolétariat et de sa révolution. Il ne peut compter sur aucun de ces alliés, il ne peut s'appuyer sur aucune de ces forces. Il est seul et, qui plus est, en opposition de tout instant, en opposition historique irréductible avec l'ensemble de ces forces et éléments qui, face à lui, présentent une unité indivisible.

Rendre conscient le prolétariat de sa position, de sa mission historique, ne rien lui cacher sur les difficultés extrêmes de sa lutte, mais également lui enseigner qu'il n'a pas de choix, qu’au prix de son existence humaine et physique, il doit et peut vaincre malgré les difficultés, c’est l’unique façon d'armer le prolétariat pour la victoire.

Mais chercher à contourner la difficulté en cherchant au prolétariat des alliés (même temporaires) possibles, en lui présentant des forces "progressistes" dans les autres classes, sur lesquelles il puisse appuyer sa lutte, c'est le tromper pour le consoler, c’est le désarmer, c'est le fourvoyer.

C'est effectivement en ceci que consiste la fonction du mouvement trotskiste à l’heure présente.

Marc

 

 

"Bravo Abd-El-Krim" ou la petite histoire du trotskisme

(Internationalisme n° 24 – Juillet 1947)

Certaines gens souffrent d’un sentiment d’infériorité, d’autres d’un sentiment de culpabilité, d’autres encore de la manie de la persécution. Le trotskisme, lui, est affligé d’une maladie qu'on pourrait, faute de mieux, appeler le "défensisme". Toute l’histoire du trotskisme tourne autour de la "défense" de quelque chose. Et quand par malheur il arrive aux trotskistes des semaines creuses où ils ne trouvent rien ni personne à défendre, ils sont littéralement malades. On les reconnaît alors à leurs mines tristes, défaites, à leurs yeux hagards, cherchant partout comme le toxicomane sa ration quotidienne de poison : une cause ou une victime dont ils pourraient bien prendre la défense.

Dieu merci qu’il existe une Russie qui avait connu autrefois la révolution. Elle servira aux trotskistes à alimenter jusqu’à la fin des jours leur besoin de défense. Quoiqu’il advienne de la Russie, les trotskistes resteront inébranlablement pour la "défense de l’URSS" car ils ont trouvé en la Russie une source inépuisable pouvant satisfaire leur vice "défensiste".

Mais il n’y a pas que les grandes défenses qui comptent. Pour remplir la vie du trotskisme, il lui faut en plus de la grande, l’immortelle, l’inconditionnelle "défense de l’URSS" - qui est le fondement et la raison d’être du trotskisme - il lui faut encore les menues "défenses… quotidiennes", la petite "défense journalière".

Le capitalisme, dans sa phase de décadence, déchaîne une destruction générale telle qu’en plus du prolétariat, victime de toujours du régime, la répression et le massacre se répercutent en se multipliant au sein même de la classe capitaliste. Hitler massacre les bourgeois républicains, Churchill et Truman pendent et fusillent les Goering et Cie, Staline met tout le monde d’accord en massacrant les uns et les autres. Le chaos sanglant généralisé, le déchaînement d’une bestialité perfectionnée et d’un sadisme raffiné inconnus jusque là sont la rançon immanquable de l’impossibilité du capitalisme à surmonter ses contradictions, et de l’absence d’une volonté consciente du prolétariat pour le faire dépérir. Que Dieu soit loué ! Quelle aubaine pour nos chercheurs de causes à défendre ! Nos trotskistes sont à l’aise. Chaque jour se présentent des occasions nouvelles pour nos chevaliers modernes, leur permettant de manifester au grand jour leur généreuse nature de redresseurs de torts et de vengeurs d’offensés.

Qu’on jette donc un coup d’œil sur ce calendrier suggestif de l’histoire du trotskisme

A l'automne 1935, l’Italie commence une campagne militaire contre l’Éthiopie. C’est incontestablement une guerre impérialiste de conquête coloniale opposant d’un côté un pays capitaliste avancé : l’Italie, à un pays arriéré : l’Éthiopie, économiquement et politiquement encore semi-féodal de l’autre côté. L’Italie, c’est le régime de Mussolini, l’Éthiopie, c’est le régime du Négus, le "roi des rois". Mais la guerre italo-éthiopienne est encore plus qu’une simple guerre coloniale du type classique. C’est la préparation, le prélude à la guerre mondiale qui s’annonce. Mais les trotskistes n’ont pas besoin de voir si loin. Il leur suffit de savoir que Mussolini est le "méchant agresseur" contre le "royaume pauvre" du Négus, pour prendre immédiatement la défense "inconditionnelle" de l’indépendance nationale de l’Éthiopie. Ah, mais comment ! Ils joindront leurs voix au chœur général (surtout chœur du bloc "démocratique" anglo-saxon qui est en formation et qui se cherche encore) pour réclamer des sanctions internationales contre "l’agression fasciste". Plus défenseurs que quiconque n’ayant sur ce point de leçons à recevoir de personne, ils blâmeront et dénonceront la défense insuffisante, à leur avis, de la part de la SDN , et appelleront les ouvriers du monde à assurer la défense de l’Éthiopie et du Négus. Il est vrai que la défense trotskiste n’a pas porté beaucoup de chance au roi Négus, qui malgré cette défense, a été battu. Mais on ne saurait en toute justice faire porter le poids de cette défaite à leur compte, car quand il s’agit de défense, et même celle d’un Négus, les trotskistes ne chicanent pas. Ils sont là et bien là !

En 1936, la guerre se déchaîne en Espagne. Sous forme de "guerre civile" interne, divisant la bourgeoisie espagnole en clan franquiste et clan républicain, se fait avec la vie et le sang des ouvriers, la répétition générale en vue de la guerre mondiale imminente. Le gouvernement républicain-stalinien-anarchiste est dans une position d’infériorité militaire manifeste. Les trotskistes naturellement volent au secours de la République "en danger contre le fascisme". Une guerre ne peut évidemment se poursuivre avec l’absence de combattants et sans matériel. Elle risque de s’arrêter. Effrayés par une telle perspective, où il n’y aura plus de question de défense, les trotskistes s’emploient de toutes leurs forces à recruter des combattants pour les brigades internationales et se dépensent tant et tant pour l’envoi "des canons à l’Espagne". Mais le gouvernement républicain, ce sont les Azaña, les Negrin, les amis d’hier et de demain de Franco contre la classe ouvrière. Les trotskistes ne regardent pas de si près ! Ils ne marchandent pas leur aide. On est pour ou contre la Défense. Nous trotskistes, nous sommes néo-défenseurs. Un point c’est tout.

En 1938, la guerre fait rage en Extrême-Orient. Le Japon attaque la Chine de Tchang Kaï-Chek. Ah ! Alors, pas d’hésitation possible : "Tous comme un seul homme pour la défense de la Chine". Trotsky lui-même expliquera que ce n’est pas le moment de se rappeler le sanglant massacre de milliers et de milliers d’ouvriers de Shanghai et de Canton par les armées de ce même Tchang Kaï-Chek lors de la révolution de 1927. Le gouvernement de Tchang Kaï-Chek a beau être un gouvernement capitaliste à la solde de l’impérialisme américain et qui, dans l’exploitation et la répression des ouvriers, ne le cède en rien au régime japonais, cela importe peu, devant le principe supérieur de l’indépendance nationale. Le prolétariat international mobilisé pour l’indépendance du capitalisme chinois reste toujours dépendant… de l’impérialisme yankee, mais le Japon a effectivement perdu la Chine et a été battu. Les trotskistes peuvent être contents. Au moins ont-ils réalisé la moitié de leur but. Il est vrai que cette victoire antijaponaise a coûté quelques dizaines de millions d’ouvriers massacrés pendant 7 ans sur tous les fronts du monde pendant la dernière guerre mondiale. Il est vrai que les ouvriers en Chine comme partout ailleurs continuent à être exploités et massacrés chaque jour. Mais est-ce que cela compte à côté de l’indépendance assurée (toute relative) de la Chine ?

1939 – L’Allemagne d’Hitler attaque la Pologne. En avant pour la défense de la Pologne ! Mais voilà que l’"État ouvrier" russe attaque aussi la Pologne, de plus, fait la guerre à la Finlande et arrache de force des territoires à la Roumanie. Cela embrouille un peu les cerveaux trotskistes qui, comme les staliniens, ne retrouvent complètement leurs sens qu’après l’ouverture des hostilités entre la Russie et l’Allemagne. Alors tout devient simple, trop simple, tragiquement simple. Pendant 5 ans, les trotskistes appelleront les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer pour la "défense de l’URSS" et par ricochet tout ce qui est allié de l’URSS. Ils combattront le gouvernement de Vichy qui veut mettre au service de l’Allemagne l’empire colonial français et risque ainsi "son unité". Ils combattront Pétain et autres Quisling. Aux États-Unis, ils réclameront le contrôle de l’armée par les syndicats afin de mieux assurer la défense des États-Unis contre la menace du fascisme allemand. Ils seront de tous les maquis et de toutes les résistances, dans tous les pays. Ce sera la période de l’apogée de la "défense".

La guerre peut bien finir, le profond besoin de "défense" chez les trotskistes, lui, est infini. Le chaos mondial qui a suivi la cessation officielle de la guerre, les divers mouvements de nationalisme exaspéré, les soulèvements nationalistes bourgeois dans les colonies, autant d’expressions du chaos mondial qui a suivi la cessation officielle de la guerre, et qui sont utilisés et fomentés un peu partout par les grandes puissances pour leurs intérêts impérialistes, continueront à fournir amplement matière à défendre pour les trotskistes. Ce sont surtout les mouvements bourgeois coloniaux où, sous les drapeaux de "libération nationale" et de "lutte contre l’impérialisme" (toute verbale), on continue à massacrer des dizaines de milliers de travailleurs, qui mettront le comble à l’exaltation de défense des trotskistes.

En Grèce, les deux blocs russe et anglo-américain s’affrontent pour la domination des Balkans, sous couleur locale d’une guerre de partisans contre le gouvernement officiel, les trotskistes sont de la danse. "Bas les pattes devant la Grèce !" hurlaient-ils, et ils annoncent la bonne nouvelle aux prolétaires, de la constitution de brigades internationales sur le territoire yougoslave du "libérateur" Tito dans lesquelles ils invitent les ouvriers à s’embrigader pour libérer la Grèce.

Avec non moins d’enthousiasme, ils relatent leurs faits d’armes héroïques en Chine dans les rangs de l’armée dite communiste et qui a de communiste tout juste autant que le gouvernement russe de Staline dont elle est l’émanation. L’Indochine, où les massacres y sont également bien organisés, sera une autre terre d’élection pour la défense trotskiste de "l’indépendance nationale du Vietnam". Avec le même élan généreux, les trotskistes soutiendront et défendront le parti national bourgeois du Destour, en Tunisie, du parti national bourgeois (PPA) d’Algérie. Ils découvriront des vertus libératrices au MDRM, mouvement bourgeois nationaliste de Madagascar. L’arrestation, par leurs compères du gouvernement capitaliste français, des conseillers de la République et députés de Madagascar, met le comble à l’indignation des trotskistes. Chaque semaine La Vérité sera remplie avec ses appels pour la défense des "pauvres" députés malgaches. "Libérez Ravoahanguy, libérez Raharivelo, libérez Roseta !" Les colonnes du journal seront insuffisantes pour contenir toutes les "défenses" qu’ont à soutenir les trotskistes. Défense du parti stalinien menacé aux États-Unis ! Défense du mouvement pan-arabe contre le sionisme colonisateur juif en Palestine, et défense des enragés de la colonisation chauvine juive, les leaders terroristes de l’Irgoun, contre l’Angleterre ! Défense des Jeunesses Socialistes contre le Comité Directeur de la SFIO.

Défense de la SFIO contre le néo-socialiste Ramadier.

Défense de la CGT contre ses chefs.

Défense des "libertés…" contre les menaces "fascistes de de Gaulle".

Défense de la Constitution contre la Réaction.

Défense du gouvernement PS-PC-CGT contre le MRP.

Et dominant le tout, défense de la "pauvre" Russie de Staline, MENACÉE D’ENCERCLEMENT ! par les États-Unis.

Pauvres, pauvres trotskistes, sur les frêles épaules de qui pèse la lourde charge de tant de "défenses" !

Le 31 mai dernier s’est produit un événement quelque peu sensationnel : Abd-El-Krim, le vieux chef du Rif , brûlait la politesse au gouvernement français, en s’évadant au cours de son transfert en France. Cette évasion fut préparée et exécutée avec la complicité du roi Farouk d’Égypte, qui lui a donné un asile, on peut le dire, royal et aussi avec l’indifférence bienveillante des États-Unis. La presse et le gouvernement français sont consternés. La situation de la France dans ses colonies est rien moins que sûre, pour y ajouter de nouvelles causes de troubles. Mais plus qu’un danger réel, l’évasion d’Abd-El-Krim est surtout un événement ridiculisant un peu plus la France dont le prestige dans le monde est déjà suffisamment ébranlé. Aussi comprend-t-on parfaitement les récriminations de toute la presse se plaignant de l’abus de confiance d’Abd-El-Krim envers le gouvernement démocratique français et s’évadant en dépit de sa parole d’honneur donnée.

Évènement "formidable" pour nos trotskistes trépignant de joie et d’enthousiasme. La Vérité du 6 juin, sous le titre "Bravo Abd-El-Krim" s’attendrit sur celui qui "… conduisait la lutte héroïque du peuple marocain…" et d’expliquer la grandeur révolutionnaire de son geste. "Si vous avez, écrit La Vérité, trompé ces messieurs de l’État-major et du Ministère des Colonies, vous avez bien fait. Il faut savoir tromper la bourgeoisie, lui mentir, ruser avec elle, enseignait Lénine…". Voilà Abd-El-Krim transformé en élève de Lénine, en attendant de devenir un membre d’honneur du Comité Exécutif de la 4ème Internationale !

Les trotskistes assurent au "vieux lutteur rifain, qui comme par le passé veut l’indépendance de son pays" que "Aussi longtemps qu’Abd-El-Krim se battra, tous les communistes du monde lui prêteront aide et assistance." Et de conclure : "Ce qu’hier disaient les staliniens, nous autres trotskistes le répétons aujourd’hui."

En effet, en effet, on ne pouvait mieux le dire !

Nous ne reprochons pas aux trotskistes de "répéter aujourd’hui ce que les staliniens disaient hier" et faire ce que les staliniens ont toujours fait. Nous ne disputerons pas davantage aux trotskistes de "défendre" ceux qu’ils veulent. Ils sont tout à fait dans leur rôle.

Mais qu’il nous soit permis d’exprimer un souhait, un unique souhait. Mon dieu ! Pourvu que le besoin de défense des trotskistes ne se porte pas un jour sur le prolétariat. Car avec cette sorte de défense, le prolétariat ne se relèvera jamais.

L’expérience du stalinisme lui suffit amplement !

Marc

 


. Lire notre brochure La Gauche Communiste de France [27].

. Lire notre article, La Gauche Communiste et la continuité du marxisme [28].

. Lire à ce propos le premier chapitre de La Gauche Communiste de France : Les tentatives avortées de création d’une Gauche communiste de France.

. [Note de la rédaction] Une référence particulière doit être faite à Munis qui rompra avec le trotskisme sur la base de la défense de l'internationalisme prolétarien. Voir à ce sujet notre article de la Revue internationale n° 58, A la mémoire de Munis, un militant de la classe ouvrière [29].

. [Note de la rédaction] Il s'agit de l'offensive russe en 1939 qui, en plus de la Finlande, a concerné également la Pologne (en cours d'invasion par Hitler) les Pays Baltes et la Roumanie.

. Il est tout à fait caractéristique que le groupe Johnson-Forest qui vient de scissionner d’avec le parti de Schachtman et qui se considère "très à gauche", du fait qu’il rejette à la fois la défense de l’URSS et les positions antirusses de Schachtman. Ce même groupe critique sévèrement les trotskistes français qui, d’après lui, n’avaient pas participé assez activement à la "Résistance". Voilà un échantillon typique du trotskisme.

. [Note de la rédaction] Forces Françaises de l'Intérieur, l'ensemble des groupements militaires de la Résistance intérieure française qui s'étaient constitués dans la France occupée et placés, en mars 1944, sous le commandement du général Kœnig et l'autorité politique du général de Gaulle.

. [Note de la rédaction] Parti Communiste Internationaliste, résultat du regroupement en 1944 du Parti Ouvrier Internationaliste et du Comité Communiste Internationaliste.

. [Note de la Rédaction] Société des Nations, précurseur d’avant-guerre des Nations Unies.

. Lire, par exemple, dans La Vérité du 20/06/47, dans "La lutte héroïque des trotskistes chinois" : "Dans la province de Chantoung, nos camarades devinrent les meilleurs combattants de guérillas… Dans la province de Kiang-Si, … les trotskistes sont salués par les staliniens comme ‘les plus loyaux combattants antijaponais’… etc."

. [Note de la Rédaction] Vidkun Quisling fut le dirigeant du Nasjonal Samling (parti nazi) norvégien et dirigeant du gouvernement fantoche mis en place par les Allemands après l’invasion de la Norvège.

. [Note de la Rédaction] Josip Broz Tito, fut un des principaux responsables de la résistance yougoslave, et prit le pouvoir en Yougoslavie à la fin de la guerre.

. [Note de la rédaction] Abd-el-Krim El Khattabi, (né vers 1882 à Ajdir au Maroc, mort le 6 février 1963 au Caire en Égypte) mena une longue résistance contre l’occupation coloniale du Rif – région montagneuse du nord du Maroc – d’abord par les Espagnols, ensuite par les Français et réussit à constituer une "République confédérée des tribus du Rif" en 1922. La guerre pour écraser cette nouvelle république fut menée par une armée de 450 000 hommes réunie par les gouvernements français et espagnol. En voyant sa cause perdue, Abd-el-Krim s’est constitué prisonnier de guerre afin d’épargner les vies des civils, ce qui n’a pas empêché les Français de bombarder les villages avec du gaz moutarde provoquant ainsi 150 000 morts civils. Abd-el-Krim est exilé à la Réunion à partir de 1926 où il vit en résidence surveillée, mais reçoit la permission de revenir vivre en France en 1947. Lorsque son navire fait escale en Égypte, il réussit à fausser compagnie à ses gardiens, et finit sa vie au Caire (voir Wikipedia [30]).

Courants politiques: 

  • Trotskysme [31]

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Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/images/nasa_earthrise_002.jpg [2] https://en.wikisource.org/wiki/We_choose_to_go_to_the_moon [3] https://en.wikipedia.org/wiki/Space_Race [4] https://www.thespacereview.com/article/882/1 [5] https://www.hq.nasa.gov/office/pao/History/report61.html [6] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/jf-kennedy [7] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/apollo-11 [8] https://fr.internationalism.org/rint138/resolution_sur_la_situation_internationale_18e_congres_du_cci_mai_2009.html [9] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/crise-economique [10] https://fr.internationalism.org/tag/7/304/tensions-imperialistes [11] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/stalinisme [12] https://fr.internationalism.org/rint135/le_monde_a_la_veille_d_une_catastrophe_environnementale.html [13] http://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-15-10.htm [14] http://www.marxists.org [15] https://fr.internationalism.org/rint/123_katrina [16] https://fr.internationalism.org/ri/353_Tsunami [17] http://www.legambientearcipelagotoscano.it/globalmente/petrolio/incident.htm [18] http://www.scienzaesperienza.it/news.php?/id=0057 [19] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/ecologie [20] https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_Guerre_mondiale [21] https://fr.internationalism.org/rint129/la_cnt_face_a_la_guerre_et_a_la_revolution.html [22] https://fr.internationalism.org/rint135/il_y_a_90_ans_la_revolution_allemande.html [23] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/vague-revolutionnaire-1917-1923 [24] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm#sect1 [25] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/km18500301e.htm [26] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence [27] https://fr.internationalism.org/brochure/gcf [28] https://fr.internationalism.org/icconline/1998/gauche-communiste [29] https://fr.internationalism.org/rinte58/Munis_militant_revolutionnaire.htm [30] https://fr.wikipedia.org/wiki/Abdelkrim_al-Khattabi [31] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/trotskysme