Publié sur Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Accueil > Revue Internationale, les années 2000: n°100 - 139 > Revue Int. 2008 - 132 à 135 > Revue Internationale n° 132 - 1er trimestre 2008

Revue Internationale n° 132 - 1er trimestre 2008

  • 2789 lectures
.

Partout dans le monde, face aux attaques du capitalisme en crise : une même classe ouvrière, la même lutte de classe !

  • 3105 lectures

Depuis cinq ans, le développement de la lutte de classe se confirme à l’échelle internationale. Face à des attaques simultanées et de plus en plus profondes partout dans le monde auxquelles elle est confrontée, la classe ouvrière réagit en manifestant sa combativité et en affirmant sa solidarité de classe aussi bien dans les pays les plus développés que dans ceux qui le sont nettement moins.

 

La confirmation du développement international de la lutte de classe

 

Ainsi, au cours des derniers mois de l’année 2007, de nombreux pays ont été le théâtre de luttes ouvrières.

En Egypte. De nouveau, au sein d'une puissante vague de luttes, les 27 000 ouvrières et ouvriers de l’usine Ghazl-Al-Mahallah, à une centaine de kilomètres du Caire, qui avaient déjà été au cœur de la vague de luttes de décembre 2006 et du printemps 2007, ont repris le combat à partir du 23 septembre. En effet, les promesses du gouvernement du versement à chacun de l’équivalent de 150 jours de salaire, qui avaient mis fin à leur grève, n’ont pas été tenues. Un gréviste, un temps arrêté par la police, déclarait : "On nous a promis 150 jours de prime, nous voulons seulement faire respecter nos droits ; nous sommes déterminés à aller jusqu’au bout". Les ouvriers de l’entreprise dressaient alors la liste de leurs revendications : recevoir l’équivalent de 150 livres égyptiennes en prime (représentant moins de 20 euros alors que les salaires mensuels varient entre 200 et 250 livres) ; retirer la confiance au comité syndical et au PDG de l’entreprise ; inclure les primes dans le salaire de base comme pourcentage non lié à la production ; augmenter les primes pour la nourriture ; en allouer une autre pour le logement ; fixation d’un salaire minimum indexé sur la hausse des prix ; fournir des moyens de transport aux ouvriers habitant loin de l’entreprise ; améliorer les services médicaux. Les ouvriers d’autres usines textiles, comme ceux de Kafr-Al-Dawar qui avaient déjà déclaré en décembre 2006 "Nous sommes dans le même bateau que vous et embarquons pour le même voyage", ont à nouveau manifesté leur solidarité dès fin septembre et se sont remis en grève à leur tour. Dans d’autres secteurs, comme celui des minoteries au Caire, les ouvriers ont décidé de faire un sit-in et ont transmis un message de solidarité soutenant les revendications des ouvriers du textile. Ailleurs, comme aux usines de Tanta Linseed and Oil, des ouvriers ont suivi l’exemple de Mahalla en exposant publiquement une série de revendications similaires. Parallèlement, ces luttes ont affirmé un puissant rejet des syndicats officiels, perçus comme les fidèles chiens de garde du gouvernement et du patronat : "Le représentant du syndicat officiel, contrôlé par l’Etat, venu demander à ses collèges de stopper la grève, est à l’hôpital, passé à tabac par les ouvriers en colère. "Le syndicat est aux ordres, nous voulons élire nos vrais représentants" expliquent les ouvriers" (cité par le quotidien Libération du 1/10/07). Le gouvernement a été contraint de proposer aux ouvriers le paiement de 120 jours de primes et de promettre des sanctions contre la direction. Mais les prolétaires ont démontré qu’ils ne se fiaient plus à de simples promesses et, prenant peu à peu confiance en leur force collective, leur détermination à se battre jusqu’à satisfaction de leurs revendications demeure intacte.

A Dubaï. Avec plus de force qu’au printemps 2006, en octobre 2007, 4 000 ouvriers, la plupart immigrés d’origine indienne, pakistanaise, bangladaise ou chinoise et affectés à la construction de gratte-ciel gigantesques et de palaces hyper-luxueux, traités comme du bétail, gagnant une centaine d’euros par mois, logeant entassés dans des cabanons de fortune ont pris l’initiative de descendre dans la rue pour exprimer leur révolte face à des conditions de surexploitation inhumaines, bravant l’illégalité, malgré leur exposition à la répression, à la perte de leur salaire, de leur emploi et à leur bannissement à vie. Ils ont entraîné pendant deux jours la mobilisation de 400 000 travailleurs du bâtiment.

En Algérie. Pour faire face au mécontentement croissant, les syndicats autonomes de la fonction publique ont appelé à une grève nationale des fonctionnaires, et en particulier les enseignants, pour les 12 et 15 janvier 2008, contre le laminage du pouvoir d’achat et le nouveau statut de l’enseignement qui remet en cause leur grille de salaires. Mais cette grève a également largement impliqué et mobilisé les autres fonctionnaires et le secteur de la santé. La ville de Tizi Ouzou s’est retrouvée totalement paralysée et la grève des enseignants à été particulièrement suivie à Oran, Constantine, Annaba, Bechar, Adrar et Saïda.

Au Venezuela. Les travailleurs du pétrole, après s’être opposés fin mai 2007 aux licenciements d’ouvriers d’une entreprise d’Etat, se sont mobilisés à nouveau en septembre pour réclamer des hausses salariales lors du renouvellement des conventions collectives du secteur. Parallèlement, en mai, le mouvement de protestation des étudiants contre le régime réclamait une amélioration du sort des populations et des travailleurs les plus pauvres. Pour cela, les étudiants ont organisé des assemblées générales ouvertes à tous et élu des comités de grève. En chaque occasion, le gouvernement de Chavez, "l’apôtre de la révolution bolivarienne" a fourni la même réponse : la répression qui s’est soldée par des morts et des centaines de blessés.

Au Pérou. En avril, une grève illimitée, partie depuis une entreprise chinoise, s’est propagée à l’échelle nationale dans les mines de charbon, pour la première fois depuis 20 ans. A Chimbote, l’entreprise Sider Pérou a été totalement paralysée, malgré les manœuvres de sabotage de la grève et les tentatives d’isolement de la part des syndicats. Les femmes de mineurs ont manifesté avec eux ainsi qu’une grande partie de la population de la ville, paysans et chômeurs inclus. Près de Lima, les mineurs de Casapalca ont séquestré les ingénieurs de la mine qui les menaçaient de licenciement s’ils abandonnaient leur poste. Des étudiants de Lima et une partie de la population sont venus apporter de la nourriture et leur soutien aux grévistes. En juin, ce sont une partie importante des 325 000 enseignants qui se sont largement mobilisés, avec aussi le soutien d’une grande partie de la population, malgré là encore un partage du travail entre les syndicats pour faire capoter la lutte. En chaque occasion, le gouvernement a réagi par des arrestations, des menaces de licenciement, une utilisation de "précaires" pour remplacer les mineurs grévistes, en organisant de vastes campagnes médiatiques de dénigrement contre la grève des enseignants.

En Turquie. Face à la perte de garantie de salaire et d’emploi, suite à leur privatisation et au transfert de 10 000 d’entre eux vers des entreprises sous-traitantes, la grève massive de 26 000 ouvriers, pendant 44 jours, à Türk Telekom en fin d’année a représenté la plus importante grève de l’histoire de la Turquie après la grève des mineurs de 1991. En pleine campagne de mobilisation guerrière anti-kurde sur le front irakien, certains "meneurs" ont été arrêtés et accusés de sabotage, voire de haute trahison de l’intérêt national, menacés de licenciements et de sanctions. Ils ont été finalement réintégrés et des hausses de salaires de 10% ont été négociées.

En Grèce. La grève générale, le 12 décembre 2007, contre un projet de réforme des "régimes spéciaux" des retraites (déjà portées pour le régime général à 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes) concernant 700 000 travailleurs (32 % de la population active) a rassemblé des employés du privé et des fonctionnaires : banques, écoles, tribunaux, administrations, employés des postes, de l’électricité, du téléphone, des hôpitaux ainsi que des transports publics (métros, tramways, ports, aéroports) avec plus de 100 000 manifestants à Athènes, Thessalonique ainsi que dans les principales villes du pays.

En Finlande. Dans ce pays, où la bourgeoisie a poussé très loin le démantèlement de la protection sociale, plus de 70 000 salariés de la santé (pour la plupart des infirmières) se sont mis en grève en octobre pendant un mois pour réclamer une hausse des salaires (qui varient entre 400 et 600 euros mensuels) d’au moins 24 % alors que le très bas niveau de ceux-ci, en particulier dans le secteur de la santé, pousse nombre de travailleurs à aller travailler en Suède. 12 800 infirmières ont menacé de démissionner collectivement si les négociations entre le gouvernement, qui ne propose qu’une revalorisation de 12 % en deux ans et demi, et le syndicat Tehy n’aboutissaient pas. Des services hospitaliers entiers sont menacés de fermeture.

En Bulgarie. Après une grève symbolique le jour de la rentrée scolaire, les enseignants se sont mis en grève illimitée, fin septembre, pour réclamer une augmentations des salaires : 100% pour les enseignants du secondaire (touchant en moyenne 174 euros par mois) et une augmentation de 5% du budget de l’éducation nationale. La promesse du gouvernement de revoir les salaires de l’enseignement en 2008 a mis provisoirement fin à la grève.

En Hongrie. Après une grève pour protester contre la fermeture de lignes ferroviaires déclarées non rentables ainsi que contre les réformes des retraites et du système de santé mises en place par le gouvernement, les cheminots sont parvenus à entraîner derrière eux, le 17 décembre, 32 000 salariés mécontents de différents secteurs (enseignants, personnels de santé, chauffeurs de bus, employés de l’aéroport de Budapest). Mais, à l’occasion de cette mobilisation interprofessionnelle, les syndicats ont réussi à étouffer dans l’œuf la lutte des cheminots, alors que le Parlement venait de voter la réforme, et les ont appelés à la reprise du travail dès le lendemain.

En Russie. Bravant la répression, qui rend illégale toute grève de plus de 24 heures, malgré la condamnation systématique des grévistes par les cours de justice, le recours systématique à la violence policière et l’utilisation de bandes de gangsters contre les ouvriers combatifs, pour la première fois depuis 10 ans, une vague de grève a balayé le pays depuis le printemps dernier, de la Sibérie Orientale jusqu’au Caucase. De multiples secteurs ont été touchés, tels des chantiers de construction en Tchétchénie, une usine de la filière bois à Novgorod, un hôpital dans la région de Tchita, le service de maintenance des logements à Saratov, des "fast-food" à Irkousk, l’usine General Motors à Togliattigrad et une importante usine métallurgique en Carélie. Mais ce mouvement a culminé en novembre avec la grève de 3 jours des dockers de Tuapse sur la Mer Noire, puis de ceux de 3 compagnies du port de Saint-Petersbourg du 13 au 17 tandis que les salariés des postes cessaient le travail le 26 octobre, ainsi que ceux du secteur de l’énergie. Les conducteurs de chemins de fer menaçaient à leur tour d’entrer en grève pour la première fois depuis 1988. Mais c’est la grève des ouvriers de l’usine Ford de Vsevolojsk, dans la région de Saint-Petersbourg, à partir du 20 novembre qui contribuait à rompre le black-out total sur cette vague de luttes, notamment provoquée par le développement vertigineux de l’inflation et la hausse de 50 à 70% des produits alimentaires de base. Face à cela, la Fédération des Syndicats Indépendants de Russie, ouvertement inféodée au gouvernement et hostile à tout mouvement de grève, est incapable de jouer le moindre rôle d’encadrement des luttes ouvrières. Par contre, avec l’aide de la bourgeoisie occidentale, les directions des grandes multinationales cherchent à exploiter au maximum les illusions sur un syndicalisme "libre" et "de lutte" en favorisant l’émergence et le développement de nouvelles structures syndicales comme le Syndicat inter-régional des Travailleurs de l’automobile, fondé à l’instigation du Comité syndical de Ford et regroupant des syndicats indépendants de plusieurs grandes entreprises comme celle de AvtoVAZ-General Motors à Togliattigrad et Renault-Autoframos à Moscou. Ce sont ces nouveaux "syndicats indépendants" qui, en enfermant et en isolant totalement les ouvriers dans "leur" usine, en restreignant les expressions de solidarité des autres secteurs à l’envoi de messages de sympathie et au soutien financier, ont précipité les ouvriers dans la plus amère des défaites. Au bout d’un mois de grève, épuisés, exsangues, ceux-ci ont dû reprendre le travail sans rien avoir obtenu, en se pliant aux conditions de la direction : la vague promesse de négociations après la cessation de la grève.

En Italie. Le 23 novembre, les syndicats de base (Confédération Unitaire de Base-CUB, Cobas, et différents "syndicats de lutte" inter-catégoriels) ont lancé une journée de grève générale suivie par 2 millions de salariés contre l’accord signé le 23 juillet dernier entre le gouvernement de centre gauche et les 3 grandes centrales syndicales (CGIL/CISL/UIL) qui légalise la précarisation accrue du travail, la réduction drastique des pensions de retraites et de la protection sociale sur les dépenses de santé. 25 manifestations organisées dans tout le pays ce jour-là ont rassemblé 400 000 personnes, les plus nombreuses étant à Rome et à Milan. Tous les secteurs ont été touchés en particulier les transports (chemins de fer, aéroports bloqués), la métallurgie (90% de grévistes chez Fiat à Pomigliano), et les hôpitaux. La grève a été particulièrement suivie par des jeunes en emploi précaire (ils sont plus de 6 millions) et par des non syndiqués. La colère liée à la chute du pouvoir d’achat a également joué un rôle important dans l’ampleur de cette mobilisation.

En Grande-Bretagne. Dans les postes, notamment à Liverpool et dans le secteur sud de Londres, les employés ont commencé spontanément, pour la première fois depuis plus d’une décennie, une série de grèves contre la baisse des salaires réels et les nouvelles menaces de réduction d’effectifs, alors que le syndicat des ouvriers de la communication (CWU) isolait les ouvriers en les maintenant dans des piquets de grève sur chaque site. En même temps, ce syndicat signait un accord avec la direction prévoyant une flexibilité plus forte des emplois et des salaires.

En Allemagne. La grève "perlée" des cheminots pour des hausses de salaire aura duré 10 mois sous la houlette du syndicat des roulants GDL. Les syndicats ont joué un rôle majeur pour diviser les ouvriers à travers un partage des tâches entre syndicats partisans de la légalité et ceux plus radicaux prêts à la transgresser. Une vaste campagne a été organisée par les médias pour dénigrer le caractère "égoïste" de la grève alors que celle-ci a bénéficié de la sympathie d’une grande partie des autres ouvriers "usagers", de plus en plus nombreux à s’identifier eux aussi comme victimes des mêmes "injustices sociales". Alors que le nombre d’employés des chemins de fer a été réduit de moitié en 20 ans, que les conditions de travail s'y sont fortement dégradées, et que les salaires y sont bloqués depuis 15 ans, ce secteurs devient un des plus mal payés (en moyenne moins de 1500 euros mensuels). Sous la pression des cheminots, une nouvelle grève de 3 jours en novembre a été légalisée par les tribunaux, parallèlement à celle, très populaire en Allemagne, qui se déroulait en France. Elle a débouché, en janvier, sur des augmentations de salaire de 11% (assez loin des 31% revendiqués et en partie déjà rognés) et, afin de faire échapper un peu de pression de la cocotte-minute sociale, sur la réduction de la durée travail hebdomadaire pour les 20 000 conducteurs de train. Celle-ci passerait ainsi de 41 à 40 heures, mais seulement à partir de … février 2009.

Plus récemment, le constructeur finnois de téléphonie mobile Nokia a annoncé la fermeture, pour fin 2008, de son site à Bochum qui emploie 2300 ouvriers. Cela impliquera, en prenant en compte les répercussions sur les entreprises sous-traitantes, la perte de 4000 emplois pour cette ville. Le 16 janvier, au lendemain de cette annonce, les ouvriers ont refusé de prendre leur poste de travail et des ouvriers de l’usine voisine d’Opel, d’autres de chez Mercedes, des sidérurgistes de l’entreprise Hoechst à Dortmund, des métallos venus de Herne, des mineurs de la région ont afflué aux portes de l’usine Nokia pour apporter soutien et solidarité à leurs camarades. Le prolétariat allemand, au cœur de l’Europe, en systématisant ses expériences récentes de combativité et de solidarité, tend à redevenir un phare pour le développement de la lutte de classe au niveau international. Déjà en 2004, les ouvriers de l’usine Daimler-Benz à Brême s’étaient mis spontanément en grève en refusant le chantage à la concurrence de la direction entre sites de production et par solidarité à l’égard des ouvriers de Stuttgart de la même entreprise menacés de licenciements. Quelques mois plus tard, d’autres ouvriers de l’automobile, précisément déjà ceux d’Opel à Bochum déclenchaient spontanément une grève à leur tour face à une pression de la direction du même type. C’est pourquoi, aujourd’hui, pour dévoyer cette manifestation de solidarité et cette large mobilisation intersectorielle, la bourgeoisie allemande a immédiatement entrepris de focaliser l’attention sur cet énième cas de délocalisation (l’usine doit être transférée à Cluj en Roumanie), en orchestrant une grande campagne médiatique (dans un vaste front commun réunissant le gouvernement, les élus locaux ou régionaux, l’église et les syndicats) accusant le constructeur finnois d’avoir trahi le gouvernement après avoir profité de ses subventions pour permettre le maintien en activité du site de Bochum.

Ainsi, à la lutte contre les licenciements et les réductions d’effectifs, se mêlent de plus en plus d’autres revendications pour des hausses de salaire et contre la perte de pouvoir d’achat, alors que l’ensemble de la classe ouvrière de ce pays est particulièrement exposé aux attaques incessantes de la bourgeoisie (âge de la retraite repoussée jusqu’à 67 ans, plans de licenciements, coupes dans toutes les prestations sociales de l’Agenda 2010, …). En 2007, l’Allemagne a d’ailleurs connu le plus grand nombre de jours de grèves cumulés (dont 70% à cause des grèves du printemps contre "l’externalisation" de 50 000 emplois dans les télécoms) depuis 1993, au lendemain de la réunification.

En France. Mais c’est surtout la grève des cheminots et des traminots dans ce pays, en octobre novembre, qui a révélé les potentialités nouvelles pour l’avenir, un an et demi après la lutte du printemps 2006, principalement animée par la jeunesse scolarisée, qui avait contraint le gouvernement à retirer un dispositif (le CPE) qui visait à augmenter encore la précarité des jeunes travailleurs. Déjà en octobre, la grève pendant 5 jours des hôtesses et des stewards à Air France contre la détérioration de leurs conditions de travail avait démontré la combativité et la montée générale du mécontentement social.

Les cheminots, loin de s’accrocher à un "régime spécial de retraites", revendiquaient le retour à 37,5 années de cotisations pour tous. Chez les jeunes ouvriers de la SNCF, en particulier, s’est affirmée une volonté d’extension de la lutte en rupture avec le poids du corporatisme des cheminots et des "roulants" qui avait dominé lors des grèves de 1986/87 et de 1995, démontrant l’existence d’un très fort sentiment de solidarité au sein de l’ensemble de la classe ouvrière.

Quant au mouvement étudiant mobilisé contre la Loi de Réforme des Universités (ou loi Pécresse), visant à former les universités d’élite de la bourgeoisie et à rejeter davantage la majorité des étudiants vers des "facultés-poubelles" et le travail précaire, il a continué à se situer dans le prolongement du mouvement anti-CPE du printemps 2006 dans la mesure où sa plateforme revendicative inscrivait non seulement le retrait de la loi Pécresse mais aussi le rejet de toutes les attaques du gouvernement. Des liens réels de solidarité se sont d’ailleurs tissés entre étudiants et cheminots ou traminots, qui se sont traduits, même si cela s’est manifesté de façon très limitée à certains endroits et dans les moments les plus forts de la lutte, par le fait qu’ils se sont retrouvés dans des assemblées et des actions communes, partageant aussi des repas en commun.

Les luttes se heurtent partout et se confrontent au travail de sabotage et de division par les syndicats qui, contraints de se porter aux avant-postes des attaques anti-ouvrières, dévoilent de plus en plus ouvertement leur rôle et leur fonction réelle au service de l’Etat bourgeois. Dans la lutte des cheminots et des traminots en France en octobre-novembre 2007, la collusion des syndicats avec le gouvernement pour faire passer ses attaques était manifeste Et chaque syndicat a pris sa part dans la division et l’isolement des luttes.1

Aux Etats-Unis. Le syndicat UAW a saboté la grève à General Motors en septembre puis à Chrysler en octobre, en négociant avec la direction de ces entreprises le transfert de la gestion "de la couverture médico-sociale" au syndicat en échange du "maintien" des emplois de l’entreprise et du gel des salaires pendant 4 ans. Ce qui est une véritable arnaque puisque le maintien du nombre d’emplois prévoit le remplacement des ouvriers par des intérimaires soumis à des conditions d’embauche plus précaires, avec des salaires inférieurs et en outre obligés de s’affilier au syndicat. Ainsi l'action syndicale a permis un résultat inverse à celui obtenu par la lutte exemplaire des ouvriers des transports de New York qui, en décembre 2005, avaient refusé la mise en place, pour leurs enfants et les générations futures, d’un système de conditions d’embauche et de salaires différents.

De plus en plus, la bourgeoisie est amenée à mettre en place des contre-feux face à l’usure et au discrédit des appareils syndicaux. C’est pourquoi, selon les pays, apparaissent des syndicats de base, des syndicats plus "radicaux", des syndicats prétendus "libres et indépendants" pour encadrer les luttes, freiner la prise en mains de celles-ci par les ouvriers eux-mêmes et, surtout, bloquer et enliser le processus de réflexion, de discussion et de prise de conscience au sein de la classe ouvrière.

Le développement des luttes se heurte également à une vaste entreprise haineuse de la bourgeoisie visant à discréditer celles-ci et il suscite une accentuation de la répression. Non seulement une grande campagne a été organisée, en France, pour rendre la grève des transports impopulaires afin de monter les "usagers" contre les grévistes, diviser la classe ouvrière, briser l’élan de solidarité au sein de celle-ci, empêcher toute tentative d’élargissement de la lutte et culpabiliser les grévistes. Mais aussi, tout est fait, de plus en plus, pour criminaliser les grévistes. Ainsi une campagne a été montée à la fin de la grève, le 21 novembre, autour du sabotage de voies ferrées et d’incendie de câbles électriques, tentant de faire apparaître les grévistes comme des "terroristes" ou des "assassins irresponsables". La même "criminalisation" s’est exercée à l’encontre des étudiants "bloqueurs" que certains présidents d’université ont qualifiés de "Khmers rouges" ou de "délinquants". Par ailleurs, les étudiants ont été la cible d'une violente répression lors des interventions policières au moyen de charges pour "débloquer" les universités occupées. Des dizaines d'étudiants ont été blessés ou arrêtés, avec jugement en comparution immédiate, et de lourdes peines de prison.

Les principales caractéristiques des luttes actuelles

Ces récentes luttes confirment cependant pleinement des caractéristiques que nous mettions en avant dans la résolution sur la situation internationale que le CCI a adoptée en mai 2007 lors de son 17e Congrès (publiée dans la Revue Internationale n°130, 3e trimestre 2007) :

- Ainsi, elles "incorporent de façon croissante un profond sentiment de solidarité ouvrière qui représente un pas en avant dans la confiance de la classe en ses propres forces et constitue le 'contrepoison' par excellence du "chacun pour soi" propre à la décomposition sociale dominant le capitalisme et surtout elle est au cœur de la capacité du prolétariat mondial non seulement de développer ses combats actuels mais aussi d’ouvrir la perspective de renverser le capitalisme". 11 Malgré l’acharnement de la bourgeoisie à différencier les revendications, dans les luttes d’octobre-novemebre en France, l’aspiration à la solidarité était dans l’air que l’on respirait.

- Elles traduisent aussi une perte d’illusion sur l’avenir que réserve le capitalisme : "quatre décennies de crise ouverte et d’attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, notamment la montée du chômage et de la précarité, ont balayé les illusions que "ça ira mieux demain" : les vieilles générations de prolétaires (d’autant plus inquiètes pour l’avenir de leurs enfants) aussi bien que les nouvelles sont de plus en plus conscientes que "demain sera pire qu’aujourd’hui"".

"Aujourd’hui, ce n’est pas la possibilité de la révolution qui constitue l’aliment principal du processus de réflexion au sein de la classe ouvrière, mais, au vu des perspectives catastrophiques que nous offre le capitalisme, sa nécessité". La réflexion sur l’impasse qu’offre le capitalisme est de plus en plus un élément déterminant de la maturation de la conscience de classe.

- "En 1968, le mouvement des étudiants et celui des ouvriers, s’ils s’étaient succédés dans le temps et s’il existait une sympathie entre eux, exprimaient deux réalités différentes : (…) [Du côté étudiant,] 1968 exprimait la révolte de la petite bourgeoisie intellectuelle face à la perspective d’une dégradation de son statut et exprimait une part de refus de sa prolétarisation alors que pour la classe ouvrière mai 68 s’affirmait comme une lutte économique de résistance face à une nouvelle phase d’accélération de la dégradation de ses conditions d’existence ; en 2006, le mouvement des étudiants était un mouvement de la classe ouvrière". Aujourd’hui, une large majorité d’étudiants sont d’emblée intégrés au prolétariat : la plupart doivent exercer une activité salariée pour payer leurs études ou leur logement, ils sont en permanence confrontés à la précarité, à de petits boulots, souvent sans autre perspective que le chômage, l’avenir bouché. L’université à deux vitesses que le gouvernement leur prépare contribue à les enraciner davantage dans le prolétariat. En ce sens, la mobilisation des étudiants à l’automne 2007 confirme le sens de leur engagement contre le CPE en 2006, lequel s’était pleinement exprimé sur le terrain de la lutte ouvrière, reprenant spontanément ses méthodes : AG souveraines et ouvertes à tous les ouvriers.

Aujourd’hui, le processus de développement de la lutte de classe est également marqué par le développement de discussions au sein de la classe ouvrière, par le besoin de réflexion collective, la politisation d’éléments en recherche qui s’effectue aussi bien à travers le surgissement ou la réactivation de groupes prolétariens, de cercles de discussion, face à des événements importants (déclenchement de conflits impérialistes) ou suite à des grèves. Il existe une tendance, partout dans le monde, à s’approcher des positions internationalistes. Une illustration caractéristique de ce phénomène est constituée par l’exemple en Turquie des camarades d’EKS qui, à travers leur prise de position internationaliste se situant clairement sur un terrain de classe, ont assumé leur rôle de militants de défense des positions de la Gauche communiste face à l’aggravation de la guerre en Irak, marquée par l’intervention directe de leur pays dans le conflit.

Des minorités révolutionnaires font leur apparition, aussi bien dans des pays moins développés comme le Pérou ou les Philippines que dans les pays hautement industrialisés mais où les traditions historiques de lutte de classe font défaut comme au Japon ou, à un degré moindre, en Corée. C’est dans ce contexte que le CCI assume également ses responsabilités envers de tels éléments comme en témoignent ses interventions récentes dans différents pays où il a impulsé, organisé ou participé à des réunions publiques dans des endroits aussi divers que le Pérou, le Brésil, Saint-Domingue, le Japon ou la Corée du Sud.

"La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d’être partie prenante de la réflexion qui se mène d’ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu’elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat". L’écho croissant, au sein de ces minorités, que recevront la propagande et les positions de la Gauche communiste constituera un facteur essentiel dans la politisation de la classe ouvrière en vue du renversement du capitalisme.


W (19 janvier)

 

 


1 Pour des informations détaillées concernant les manœuvres de sabotage syndical, consulter les articles de notre presse territoriale "Face aux multiples attaques, refusons de nous laisser diviser" et "Lutte des cheminots, mouvement des étudiants : gouvernement et syndicats main dans la main contre la classe ouvrière" parus dans Révolution internationale de novembre et décembre 2008 et disponibles sur notre site Internet.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [1]
  • Luttes de classe [2]

Décadence du capitalisme (I) : la révolution est nécessaire et possible depuis un siècle

  • 2890 lectures
En 1915, alors que la réalité de la guerre en Europe dévoilait de plus en plus toute son horreur, Rosa Luxemburg écrivait La crise de la social-démocratie, texte plus connu sous le nom de "Brochure de Junius" d'après le pseudonyme - Junius - sous lequel il fut publié. Elle avait écrit cette brochure en prison et le groupe Die Internationale qui s'était formé en Allemagne dès l'éclatement de la guerre, le diffusa clandestinement. C'est une mise en accusation féroce des positions que la direction du parti social-démocrate allemand (SPD) avait adoptées. Le jour de l'ouverture des hostilités, le 4 août 1914, le SPD avait abandonné ses principes internationalistes et s'était rallié à la défense de "la patrie en danger", appelant à suspendre la lutte de classe et à participer à la guerre. Ce fut un coup terrible pour le mouvement socialiste international dans la mesure où le SPD avait été la fierté et le bonheur de toute la Seconde Internationale ; au lieu d'agir comme phare pour la solidarité internationale de la classe ouvrière, sa capitulation face à la guerre a servi de prétexte à la trahison dans les autres pays. Le résultat fut l'effondrement ignominieux de l'Internationale.

La Guerre mondiale représente un tournant pour le monde

Le SPD s'était formé en tant que parti marxiste dans les années 1870 et symbolisait l'influence grandissante du courant du "socialisme scientifique" au sein du mouvement ouvrier. En apparence, le SPD de 1914 conservait son attachement à la lettre du marxisme, même s'il en piétinait l'esprit. Marx n'avait-il pas, à son époque, mis en garde contre le danger que constituait l'absolutisme tsariste comme rempart de la réaction en Europe ? La Première Internationale n'avait-elle pas été formée lors d'un rassemblement de soutien à la lutte pour l'indépendance de la Pologne vis-à-vis du joug tsariste ? Engels n'avait-il pas exprimé l'idée que les socialistes allemands devraient adopter une position "révolutionnaire défensive" en cas d'agression franco-russe contre l'Allemagne, tout en mettant en garde contre les dangers d'une guerre en Europe ? Maintenant, le SPD appelait à l'unité nationale à tout prix face au principal danger auquel était confrontée l'Allemagne - la puissance du despotisme tsariste dont la victoire, disait-il, détruirait tous les acquis économiques et politiques durement gagnés par la classe ouvrière au cours d'années de luttes patientes et tenaces. Il se présentait donc comme l'héritier légitime de Marx et Engels et de leur défense résolue de tout ce qui était progressif dans la civilisation européenne.

Mais selon les termes de Lénine, cet autre révolutionnaire qui n'eut aucune hésitation à dénoncer la trahison honteuse des "social chauvins" : "Invoquer aujourd'hui l'attitude de Marx à l'égard des guerres de l'époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : “Les ouvriers n'ont pas de patrie”, paroles qui se rapportent justement à l'époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l'époque de la révolution socialiste, c'est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois" ("Le socialisme et la guerre", chapitre 1 "Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1915", 1915). Les arguments de Rosa Luxemburg portaient exactement sur les mêmes questions. La guerre actuelle n'était pas du tout du même type que celles qu'on avait vues en Europe au milieu du siècle précédent. Ces guerres avaient été de courte durée, limitées dans l'espace et dans leurs objectifs, et principalement menées par des armées professionnelles. De plus, elles ont pris place au cours d'une longue période de paix, d'expansion économique sans précédent et d'augmentation régulière du niveau de vie de la population dont a bénéficié le continent européen pendant la plus grande partie du siècle à partir de 1815 et de la fin des guerres napoléoniennes. En outre, ces guerres, loin de ruiner leurs protagonistes, avaient le plus souvent servi à accélérer le processus global d'expansion capitaliste en balayant les obstacles féodaux qui entravaient l'unification nationale et en permettant que de nouveaux États nationaux se créent en tant que cadre le plus adapté au développement du capitalisme (les guerres pour l'unité italienne et la guerre franco-prussienne de 1870 en sont des exemples typiques).

Désormais, ces guerres - des guerres nationales qui pouvaient encore jouer un rôle progressif pour le capital - appartenaient au passé. Par sa capacité de destruction meurtrière - 10 millions d'hommes ont péri sur les champs de bataille européens, la plupart englués dans un bourbier sanglant et vain, tandis que des millions de civils mouraient aussi, en grande partie à cause de la misère et de la famine imposées par la guerre ; par l'ampleur de ses conséquences en tant que guerre impliquant des puissances d'envergure mondiale et se donnant, de ce fait, des objectifs de conquête littéralement illimités et de défaite complète de l'ennemi ; par son caractère de guerre "totale" ayant mobilisé non seulement des millions de prolétaires appelés sur les fronts mais aussi la sueur et le sacrifice de millions d'ouvriers qui travaillaient dans les industries à l'arrière, c'était une guerre d'un type nouveau qui a démenti toutes les prévisions de la classe dominante selon lesquelles "elle serait terminée à Noël". Le carnage monstrueux de la guerre fut évidemment énormément intensifié par les moyens technologiques extrêmement développés à la disposition des protagonistes et qui avaient déjà largement dépassé les tactiques et les stratégies enseignées dans les écoles de guerre traditionnelles ; ils augmentèrent encore le niveau du carnage. Mais la barbarie de la guerre exprimait quelque chose de bien plus profond que le seul développement technologique du système bourgeois. C'était l'expression d'un mode de production qui était entré dans une crise fondamentale et historique, révélant la nature obsolescente des rapports sociaux capitalistes et mettant l'humanité devant l'alternative crue : révolution socialiste ou rechute dans la barbarie. D'où le passage le plus souvent cité de la Brochure de Junius : "Friedrich Engels a dit un jour : 'La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie'. Mais que signifie donc une 'rechute dans la barbarie' au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd'hui ? Jusqu'ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d'œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation - sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd'hui devant ce choix : ou bien triomphe de l'impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c'est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l'impérialisme et contre sa méthode d'action : la guerre. C'est là un dilemme de l'histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l'avenir de la civilisation et de l'humanité en dépendent. Au cours de cette guerre, l'impérialisme a remporté la victoire. En faisant peser de tout son poids le glaive sanglant de l'assassinat des peuples, il a fait pencher la balance du côté de l'abîme, de la désolation et de la honte. Tout ce fardeau de honte et de désolation ne sera contrebalancé que si, au milieu de la guerre, nous savons retirer de la guerre la leçon qu'elle contient, si le prolétariat parvient à se ressaisir et s'il cesse de jouer le rôle d'un esclave manipulé par les classes dirigeantes pour devenir le maître de son propre destin." (chapitre " Socialisme ou Barbarie")

Ce changement d'époque a rendus obsolètes les arguments de Marx en faveur du soutien à l'indépendance nationale (qu'il avait de toutes façons déjà jetés au rebut après la Commune de Paris de 1871 pour ce qui concernait les pays avancés d'Europe). Il ne s'agissait plus de chercher les causes nationales les plus progressives dans ce conflit car les luttes nationales avaient elles-mêmes perdu tout rôle progressiste et étaient devenues de simples instruments de la conquête impérialiste et de la marche du capitalisme vers la catastrophe : "Le programme national n'a joué un rôle historique, en tant qu'expression idéologique de la bourgeoisie montante aspirant au pouvoir dans l'État, que jusqu'au moment où la société bourgeoise s'est tant bien que mal installée dans les grands États du centre de l'Europe et y a créé les instruments et les conditions indispensables de sa politique. Depuis lors, l'impérialisme a complètement enterré le vieux programme bourgeois démocratique : l'expansion au-delà des frontières nationales (quelles que soient les conditions nationales des pays annexés) est devenue la plate-forme de la bourgeoisie de tous les pays. Certes, la phrase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes."(Brochure de Junius, chapitre "Invasion et lutte des classes")

Ce n'est pas seulement la "tactique nationale" qui avait changé ; toute la situation avait également été profondément transformée par la guerre. Il n'y avait pas de retour en arrière possible, à l'époque antérieure durant laquelle la social-démocratie avait patiemment et systématiquement lutté pour s'établir, tout comme le prolétariat dans son ensemble, en tant que force organisée au sein de la société bourgeoise : "Une chose est certaine, la guerre mondiale représente un tournant pour le monde. C'est une folie insensée de s'imaginer que nous n'avons qu'à laisser passer la guerre, comme le lièvre attend la fin de l'orage sous un buisson pour reprendre ensuite gaiement son petit train. La guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes radicalement. Non que les lois fondamentales de l'évolution capitaliste, le combat de vie et de mort entre le capital et le travail, doivent connaître une déviation ou un adoucissement. Maintenant déjà, au milieu de la guerre, les masques tombent et les vieux traits que nous connaissons si bien nous regardent en ricanant. Mais à la suite de l'éruption du volcan impérialiste, le rythme de l'évolution a reçu une impulsion si violente qu'à côté des conflits qui vont surgir au sein de la société et à côté de l'immensité des tâches qui attendent le prolétariat socialiste dans l'immédiat, toute l'histoire du mouvement ouvrier semble n'avoir été jusqu'ici qu'une époque paradisiaque." (chapitre "Socialisme ou Barbarie")

Si ces tâches sont immenses c'est qu'elles réclament bien plus que la lutte défensive obstinée contre l'exploitation ; elles appellent une lutte révolutionnaire offensive, pour abolir l'exploitation une fois pour toutes, pour "donner à l'action sociale des hommes un sens conscient, introduire dans l'histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre" (ibid.). L'insistance de Rosa Luxemburg sur l'ouverture d'une époque radicalement nouvelle dans la lutte de la classe ouvrière devait rapidement devenir une position commune du mouvement révolutionnaire international qui se reconstituait sur les ruines de la social-démocratie et qui a, en 1919, fondé le parti mondial de la révolution prolétarienne : l'Internationale communiste (IC). A son Premier Congrès à Moscou, l'IC a adopté dans sa plate-forme la formule célèbre : "Une nouvelle époque est née. Époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat." Et l'IC partageait l'avis de Rosa Luxemburg sur le fait que si la révolution prolétarienne - qui, à ce moment-là, était à son zénith sur l'ensemble de la planète à la suite de l'insurrection d'Octobre 1917 en Russie et de la marée révolutionnaire qui balayait l'Allemagne, la Hongrie et beaucoup d'autres pays - ne parvenait pas à renverser le capitalisme, l'humanité serait plongée dans une autre guerre, en fait dans une époque de guerres incessantes qui mettrait en question l'avenir même de l'humanité.

Presque 100 ans plus tard, le capitalisme est toujours là et, selon la propagande officielle, il constitue la seule forme possible d'organisation sociale. Qu'est devenu le dilemme, énoncé par Luxemburg, "socialisme ou barbarie" ? A nouveau, si l'on s'en tient toujours aux discours de l'idéologie dominante, le socialisme a été tenté au cours du 20e siècle et ça n'a pas marché. Les espoirs lumineux soulevés par la Révolution russe de 1917 se sont fracassés sur les récifs du stalinisme et ont été enterrés près du cadavre de ce dernier quand le bloc de l'Est s'est effondré à la fin des années 1980. Non seulement le socialisme s'est avéré être au mieux une utopie et au pire un cauchemar, mais même la lutte de classe, que les marxistes considéraient comme son fondement essentiel, a disparu dans le brouillard atone d'une "nouvelle" forme de capitalisme dont on prétend qu'il vivrait non plus grâce à l'exploitation d'une classe productrice, mais au moyen d'une masse infinie de "consommateurs" et d'une économie plus souvent virtuelle que matérielle.

C'est ce qu'on nous dit en tous cas. Il est sûr que si R. Luxemburg revenait de chez les morts, elle serait plutôt surprise de voir que la civilisation capitaliste domine toujours la planète ; à une autre occasion, nous examinerons de plus près comment le système a fait pour survivre malgré toutes les difficultés qu'il a rencontrées au cours du siècle passé. Mais si nous ôtons les lunettes déformantes de l'idéologie dominante et regardons avec un minimum de sérieux le cours du 20e siècle, nous verrons que les prévisions de Rosa Luxemburg et de la majorité des socialistes révolutionnaires de l'époque, ont été confirmées. Cette époque - en l'absence de victoire de la révolution prolétarienne - a déjà été la plus barbare de toute l'histoire de l'humanité et porte en elle la menace d'une descente encore plus profonde dans la barbarie dont le point ultime ne serait pas seulement "l'annihilation de la civilisation" mais l'extinction de la vie humaine sur la planète.

L'époque des guerres et des révolutions

En 1915, seule une minorité de socialistes s'est élevée clairement contre la guerre. Trotsky plaisantait en disant que les internationalistes qui se réunirent cette année là, à Zimmerwald, auraient tous pu rentrer dans un seul taxi. Cependant la Conférence de Zimmerwald elle-même qui regroupa une poignée de socialistes s'opposant à la guerre, constituait un signe que quelque chose bougeait dans les rangs de la classe ouvrière internationale. En 1916, le désenchantement vis-à-vis de la guerre, tant sur le front qu'à l'arrière, devenait de plus en plus ouvert, comme le montrèrent les grèves en Allemagne et en Grande-Bretagne ainsi que les manifestations qui saluèrent la sortie de prison du camarade de Luxemburg, Karl Liebknecht, dont le nom était devenu synonyme du slogan : "l'ennemi principal est dans notre propre pays". En février 1917, la révolution éclata en Russie, mettant fin au règne des Tsars ; mais loin d'être un 1789 russe, une nouvelle révolution bourgeoise, même à retardement, Février a ouvert la voie à Octobre : la prise du pouvoir par la classe ouvrière organisée en soviets et qui proclama que cette insurrection ne constituait que le premier coup porté par la révolution mondiale devant mettre fin non seulement à la guerre mais au capitalisme lui-même.

La Révolution russe, comme Lénine et les Bolcheviks n'ont eu de cesse de le répéter, tiendrait ou chuterait avec la révolution mondiale. Et au début, son appel aux armes semblait avoir trouvé une réponse : les mutineries dans l'armée française en 1917 ; la révolution en Allemagne en 1918 qui a précipité les gouvernements bourgeois du monde à conclure une paix hâtive de peur que l'épidémie bolchevique ne se répande plus loin ; la république des soviets en Bavière et en Hongrie en 1919 ; les grèves générales à Seattle aux États-Unis et à Winnipeg au Canada ; l'envoi de tanks pour répondre à l'agitation ouvrière sur la Clyde en Ecosse la même année ; les occupations d'usines en Italie en 1920. C'était une confirmation frappante de l'analyse de l'IC : une nouvelle époque était née, époque de guerres et de révolutions. Le capitalisme, en entraînant l'humanité derrière le rouleau compresseur du militarisme et de la guerre, rendait aussi nécessaire la révolution prolétarienne.

Mais la conscience qu'en avaient les éléments les plus dynamiques et les plus clairvoyants de la classe ouvrière, les communistes, coïncidait rarement avec le niveau atteint par l'ensemble de la classe ouvrière. La majorité de cette dernière ne comprenait pas encore qu'un retour à l'ancienne période de paix et de réformes graduelles n'était plus possible. Elle voulait avant tout que la guerre se termine et, bien qu'elle ait dû imposer cette décision à la bourgeoisie, cette dernière a su tirer profit de l'idée qu'on pouvait revenir au status quo ante bellum, au statu quo d'avant guerre, bien qu'avec un certain nombre de changements qui étaient alors présentés comme des "acquis ouvriers" : en Grande-Bretagne, le "homes fit for heroes", des "foyers pour les héros" qui revenaient de la guerre, le droit de vote pour les femmes, et la Clause quatre dans le programme du parti travailliste qui promettait la nationalisation des entreprises les plus importantes de l'économie ; en Allemagne, où la révolution avait déjà eu une forme concrète, les promesses étaient plus radicales et utilisaient des termes comme la socialisation et les conseils ouvriers ; elles s'engageaient sur l'abdication du Kaiser et la mise en place d'une république basée sur le suffrage universel.

Quasiment partout, c'étaient les sociaux-démocrates, les spécialistes expérimentés de la lutte pour les réformes, qui vendaient ces illusions aux ouvriers, illusions qui leur permettaient de déclarer qu'ils étaient pour la révolution même lorsqu'ils utilisaient des groupes protofascistes pour massacrer les ouvriers révolutionnaires de Berlin et de Munich, et Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht eux-mêmes ; en même temps, ils soutenaient l'étouffement économique et l'offensive militaire contre le pouvoir soviétique en Russie avec l'argument fallacieux selon lequel les Bolcheviks auraient forcé la main de l'histoire en menant une révolution dans un pays arriéré où la classe ouvrière n'était qu'une minorité, offensant ainsi les principes sacrés de la démocratie.

Bref, au moyen d'un mélange de tromperies et de répression brutale, la vague révolutionnaire fut étouffée dans une série de défaites successives. Coupée de l'oxygène de la révolution mondiale, la révolution en Russie commença à suffoquer et à se dévorer elle-même ; ce processus est symbolisé par le désastre de Kronstadt où les ouvriers et les marins mécontents, qui demandaient de nouvelles élections des soviets, furent écrasés par le gouvernement bolchevique. Le "vainqueur" de ce processus de dégénérescence interne fut Staline et la première victime en fut le Parti bolchevique lui-même qui s'est finalement et irrévocablement transformé en instrument d'une nouvelle bourgeoisie d'État, ayant abandonné tout semblant d'internationalisme au profit de la notion frauduleuse de "socialisme en un seul pays".

Le capitalisme a donc survécu à l'effroi engendré par la vague révolutionnaire, malgré d'ultimes répliques comme la grève générale en Grande-Bretagne en 1926 et le soulèvement ouvrier à Shanghai en 1927. Il a proclamé sa ferme intention de revenir à la normale. Pendant la guerre, le principe des profits et pertes avait été temporairement (et partiellement) suspendu puisque quasiment toute la production avait été orientée vers l'effort de guerre et que l'appareil d'État avait pris le contrôle direct de l'ensemble des secteurs de l'économie. Dans un rapport au Troisième Congrès de l'Internationale communiste, Trotsky a noté comment la guerre avait introduit une nouvelle façon de fonctionner du capitalisme, essentiellement basée sur la manipulation de l'économie par l'État et la création de montagnes de dettes, de capital fictif : "Le capitalisme en tant que système économique est, vous le savez, plein de contradictions. Pendant les années de guerre, ces contradictions ont atteint des proportions monstrueuses. Pour trouver les ressources nécessaires à la guerre, l'État a fait principalement appel à deux mesures : d'abord, l'émission de papier monnaie ; deuxièmement, l'émission d'obligations. Aussi une quantité toujours croissante de prétendues 'valeurs papier' (obligations) est entrée en circulation, comme moyen par lequel l'État a soutiré des valeurs matérielles réelles du pays pour les détruire dans la guerre. Plus grandes ont été les sommes dépensées par l'État, c'est-à-dire plus les valeurs réelles ont été détruites, plus grande a été la quantité de pseudo richesse, de valeurs fictives accumulées dans le pays. Les titres d'État se sont accumulés comme des montagnes. A première vue, il pourrait sembler qu'un pays est devenu extrêmement riche mais, en réalité, on a miné son fondement économique, le faisant vaciller, l'amenant au bord de l'effondrement. Les dettes d'État sont montées jusqu'environ 1000 milliards de marks or qui s'ajoutent aux 62% des ressources nationales actuelles des pays belligérants. Avant la guerre, le total mondial de papier monnaie et de crédit approchait 28 milliards de marks. Or, aujourd'hui il se situe entre 220 et 280 milliards, dix fois plus. Et ceci bien sûr n'inclut pas la Russie car nous ne parlons que du monde capitaliste. Tout ceci s'applique surtout, mais pas exclusivement, aux pays européens, principalement à l'Europe continentale et, en particulier à l'Europe centrale. Dans l'ensemble, au fur et à mesure que l'Europe s'appauvrit - ce qu'elle a fait jusqu'à aujourd'hui - elle s'est enveloppée et continue à s'envelopper de couches toujours plus épaisses de valeurs papier ou ce qu'on appelle capital fictif. Cette monnaie fictive de capital papier, ces notes du trésor, ces bonds de guerre, ces billets de banque, etc. représentent soit des souvenirs d'un capital défunt ou l'attente de capital à venir. Mais aujourd'hui, ils ne sont en aucune façon reliés à du capital véritablement existant. Cependant, ils fonctionnent comme capital et comme monnaie et cela tend à donner une image incroyablement déformée de la société et de l'économie moderne dans son ensemble. Plus cette économie s'appauvrit, plus riche est l'image reflétée par ce miroir qu'est le capital fictif. En même temps, la création de ce capital fictif signifie, comme nous le verrons, que les classes partagent de différentes façons la distribution du revenu national et de la richesse qui se contractent graduellement. Le revenu national aussi s'est contracté mais pas autant que la richesse nationale. L'explication en est simple : la bougie de l'économie capitaliste a été brûlée par les deux bouts." (2 juin 1921 ; traduit de l'anglais par nous).

Ces méthodes étaient le signe du fait que le capitalisme ne pouvait opérer qu'en bafouant ses propres lois. Les nouvelles méthodes étaient décrites comme du "socialisme de guerre", mais c'était en fait un moyen de préserver le système capitaliste dans une période où il était devenu obsolète et constituait un rempart désespéré contre le socialisme, contre l'ascension d'un mode de production sociale supérieur. Mais comme le "socialisme de guerre" était vu comme nécessaire essentiellement pour gagner la guerre, il fut effectivement démantelé après celle-ci. Au début des années 1920, dans une Europe ravagée par la guerre, débuta une difficile période de reconstruction, mais les économies du Vieux Monde restèrent stagnantes : les taux de croissance spectaculaires qui avaient caractérisé les premiers pays capitalistes dans la période d'avant-guerre ne se reproduisirent pas. Le chômage s'installa de façon permanente dans des pays comme la Grande-Bretagne tandis que l'économie allemande, saignée à blanc par de cruelles réparations, battait tous les records d'inflation connus et était presque totalement alimentée par l'endettement.

La principale exception fut l'Amérique qui s'était développée pendant la guerre en jouant le rôle d'"intendant de l'Europe", selon les termes de Trotsky dans le même rapport. Elle se caractérisa alors définitivement comme étant l'économie la plus puissante du monde et s'épanouit précisément parce que ses rivaux avaient été terrassés par le coût gigantesque de la guerre, les troubles sociaux d'après-guerre et la disparition effective du marché russe. Pour l'Amérique, ce fut l'époque du jazz, les années folles ; les images de la Ford "Model T", produite en masse dans les usines de Henry Ford, reflétaient la réalité de taux de croissance vertigineux. Ayant atteint le bout de son expansion interne et bénéficiant grandement de la stagnation des vieilles puissances européennes, le capital américain commença a envahir le globe avec ses marchandises, en inondant l'Europe et les pays sous développés, souvent jusque dans des régions encore pré-capitalistes. Après avoir été débiteurs au 19e siècle, les États-Unis devinrent le principal créditeur mondial. Bien que, dans une grande mesure, l'agriculture américaine n'ait pas été entraînée dans le boom, il y avait une augmentation perceptible du pouvoir d'achat de la population urbaine et prolétarienne. Tout cela constituait apparemment la preuve qu'on pouvait revenir au monde du capitalisme libéral, du "laisser-faire", qui avait permis l'expansion extraordinaire au 19e siècle. La philosophie rassurante du président des États-Unis de l'époque, Calvin Coolidge, triomphait. C'est en ces termes qu'il s'adressait au Congrès américain en décembre 1928 : "Aucun Congrès des États-Unis jamais rassemblé, faisant un rapide survol de l'état de l'Union, ne s'est trouvé face à une perspective plus plaisante que celle qui se présente aujourd'hui. Sur le plan intérieur, c'est la tranquillité et la satisfaction, des rapports harmonieux entre les patrons et les salariés, libérés des conflits sociaux, et le niveau le plus élevé de prospérité de ces années. Sur le plan extérieur, il y a la paix, la bonne volonté qui vient de la compréhension mutuelle, et la reconnaissance que les problèmes qui, il y a peu de temps encore, apparaissaient si menaçants, disparaissent sous l'influence d'un comportement clairement amical. La grande richesse créée par notre esprit d'entreprise et notre travail, et épargnée par notre sens de l'économie, a connu la distribution la plus large dans notre population et son flux continu a servi les œuvres caritatives et l'industrie du monde. Les besoins de l'existence ne sont plus limités au domaine de la nécessité et appartiennent aujourd'hui à celui du luxe. L'élargissement de la production est consommé par une demande intérieure croissante et un commerce en expansion à l'extérieur. Le pays peut regarder le présent avec satisfaction et anticiper le futur avec optimisme."

On ne peut qu'être frappés par la pertinence de ces paroles ! Moins d'un an après, en octobre 1929, c'était le crash. La croissance fébrile de l'économie américaine avait rencontré les limites inhérentes du marché et bien de ceux qui avaient cru à la croissance illimitée, à la capacité du capitalisme à créer ses propres marchés pour toujours et avaient investi leurs économies sur la base de ce mythe, tombèrent de très haut. De plus, ce n'était pas une crise du même type que celles qui avaient ponctué le 19e siècle, des crises si régulières pendant la première moitié de ce siècle qu'il avait été possible de parler de "cycle décennal". A l'époque, après une brève période d'effondrement, on trouvait de nouveaux marchés dans le monde et une nouvelle phase de croissance, encore plus vigoureuse, commençait ; de plus dans la période de 1870 à 1914, caractérisée par une poussée impérialiste accélérée pour la conquête des régions non capitalistes restantes, les crises qui ont frappé les centres du système furent beaucoup moins violentes que pendant la jeunesse du capitalisme, malgré ce qui avait été appelé la "longue dépression", entre les années 1870 et 1890, et qui avait reflété, dans une certaines mesure, le début de la fin de la suprématie économique mondiale de la Grande-Bretagne. Mais, de toutes façons, il n'y a pas de comparaison possible entre les problèmes commerciaux du 19e siècle et l'effondrement qui a eu lieu pendant les années 1930. On se trouvait sur un plan qualitativement différent : quelque chose de fondamental dans les conditions de l'accumulation capitaliste avait changé. La dépression était mondiale - de son cœur aux États-Unis, elle a ensuite frappé l'Allemagne qui était maintenant quasiment totalement dépendante des États-Unis, puis le reste de l'Europe. La crise était également dévastatrice pour les régions coloniales ou semi-dépendantes qui avaient été contraintes en grande partie, par leurs grands "propriétaires" impérialistes, de produire en premier lieu pour les métropoles. La chute soudaine des prix mondiaux a ruiné la majorité de ces pays.

On peut mesurer la profondeur de la crise par le fait que la production mondiale avait décliné d'environ 10% avec la Première Guerre mondiale, alors qu'à la suite du crash, elle chuta d'au moins 36,2% (ce chiffre exclut l'URSS ; chiffres tirés du livre de Sternberg Le conflit du siècle, 1951). Aux États-Unis qui avaient été les grands bénéficiaires de la guerre, la chute de la production industrielle atteignait 53,8%. Les estimations des chiffres du chômage sont variables, mais Sternberg l'évalue à 40 millions dans les principaux pays développés. La chute du commerce mondial est également catastrophique, se réduisant à 1/3 du niveau d'avant 1929. Mais la différence la plus importante entre l'effondrement des années 1930 et les crises du 19e siècle provient du fait qu'il n'y avait plus, désormais, de processus "automatique" de reprise d'un nouveau cycle de croissance et d'expansion en direction de ce qui subsistait comme régions non capitalistes sur la planète. La bourgeoisie s'est vite rendu compte qu'il n'y aurait plus la "main invisible" du marché pour faire repartir l'économie dans un futur poche. Elle devait donc abandonner le libéralisme naïf de Coolidge et de son successeur, Hoover, et reconnaître qu'à partir de maintenant, l'État devrait intervenir de façon autoritaire dans l'économie afin de préserver le système capitaliste. C'est avant tout Keynes qui a théorisé un telle politique ; il avait compris que l'État devait soutenir les industries déclinantes et générer un marché artificiel pour compenser l'incapacité du système à en développer de nouveaux. Tel a été le sens des "travaux publics" à grande échelle entrepris par Roosevelt sous le nom de New Deal, du soutien que lui a apporté la nouvelle centrale syndicale, la CIO, afin de stimuler la demande des consommateurs, etc. En France, la nouvelle politique a pris la forme du Front populaire. En Allemagne et en Italie, elle a pris la forme du fascisme et en Russie, du stalinisme. Toutes ces politiques avaient la même cause sous-jacente. Le capitalisme était entré dans une nouvelle époque, l'époque du capitalisme d'État.

Mais le capitalisme d'État n'existe pas dans chaque pays isolément des autres. Au contraire, il est déterminé, dans une grande mesure, par la nécessité de centraliser et de défendre l'économie nationale contre la concurrence des autres nations. Dans les années 1930, cela contenait un aspect économique - le protectionnisme était considéré comme un moyen de défendre ses industries et ses marchés contre l'empiètement des industries et des marchés des autres pays ; mais le capitalisme d'État contenait aussi un volet militaire, bien plus significatif, parce que la concurrence économique aggravait la poussée vers une nouvelle guerre mondiale. Le capitalisme d'État est, par essence, une économie de guerre. Le fascisme, qui vantait bruyamment les bienfaits de la guerre, constituait l'expression la plus ouverte de cette tendance. Sous le régime d'Hitler, le capital allemand répondit à sa situation économique catastrophique en se lançant dans une course effrénée au réarmement. Cela eut pour effet "bénéfique" d'absorber rapidement le chômage, mais ce n'était pas le but véritable de l'économie de guerre qui était de se préparer à un nouveau repartage violent des marchés. De même, le régime stalinien en Russie et la subordination impitoyable du niveau de vie des prolétaires au développement de l'industrie lourde, répondait au besoin de faire de la Russie une puissance militaire mondiale à prendre en compte et, comme pour l'Allemagne nazie et le Japon militariste (qui avait déjà lancé une campagne de conquête militaire en envahissant la Mandchourie en 1931 et le reste de la Chine en 1937), ces régimes ont résisté à l'effondrement avec "succès" parce qu'ils ont subordonné toute la production aux besoins de la guerre. Mais le développement de l'économie de guerre est aussi le secret des programmes massifs de travaux publics dans les pays du New Deal et du Front populaire, même si ces derniers ont mis plus de temps à réadapter les usines à la production massive d'armes et de matériel militaire.

Victor Serge a qualifié la période des années 1930 de "Minuit dans le siècle". Tout comme la guerre de 1914-18, la crise économique de 1929 confirmait la sénilité du mode de production capitaliste. A une échelle bien plus grande que tout ce qu'on avait pu voir au 19e siècle, on assistait à "une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé un paradoxe, [s'abattre] sur la société - l'épidémie de la surproduction" (Le Manifeste communiste). Des millions de gens avaient faim et subissaient un chômage forcé dans les nations les plus industrialisées du monde, non pas parce que les usines et les champs ne pouvaient pas produire suffisamment mais parce qu'ils produisaient "trop" par rapport à la capacité d'absorption du marché. C'était une nouvelle confirmation de la nécessité de la révolution socialiste.

Mais la première tentative du prolétariat d'accomplir le verdict de l'histoire avait été définitivement vaincue à la fin des années 1920 et, partout, la contre-révolution avait triomphé. Elle a atteint les profondeurs les plus terrifiantes précisément là où la révolution était allée le plus haut. En Russie, elle prit la forme de camps de travail et d'exécutions massives ; des populations entières furent déportées, des millions de paysans délibérément affamés ; dans les usines, les ouvriers furent soumis à la surexploitation stakhanoviste. Sur le plan culturel, toutes les expériences sociales et artistiques des premières années de la révolution furent supprimées et, au nom du "Réalisme socialiste", on imposa officiellement un retour aux normes bourgeoises les plus philistines.

En Allemagne et en Italie, le prolétariat avait été plus proche de la révolution que dans aucun autre pays d'Europe occidentale et sa défaite eut pour conséquence l'instauration d'un régime policier brutal. Le fascisme était caractérisé par une immense bureaucratie d'informateurs, la persécution féroce des dissidents et des minorités sociales et ethniques, les Juifs en Allemagne en étant le cas typique. Le régime nazi piétina des centaines d'années de culture et se vautra dans des théories occultistes pseudo scientifiques sur la mission civilisatrice de la race aryenne, brûlant les livres qui contenaient des idées "non Allemandes" et exaltant les vertus du sang, de la terre et de la conquête. Trotsky considérait la destruction de la culture en Allemagne nazie comme une preuve particulièrement éloquente de la décadence de la culture bourgeoise.

"Le fascisme a amené à la politique les bas-fonds de la société. Non seulement dans les maisons paysannes, mais aussi dans les gratte-ciel des villes vivent encore aujourd'hui, à côté du XX° siècle, le X° et le XII° siècles. Des centaines de millions de gens utilisent le courant électrique, sans cesser de croire à la force magique des gestes et des incantations. Le pape à Rome prêche à la radio sur le miracle de la transmutation de l'eau en vin. Les étoiles de cinéma se font dire la bonne aventure. Les aviateurs qui dirigent de merveilleuses mécaniques, créées par le génie de l'homme, portent des amulettes sous leur combinaison. Quelles réserves inépuisables d'obscurantisme, d'ignorance et de barbarie ! Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau. Tout ce qu'un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l'organisme national, sous la forme d'excréments de la culture, est maintenant vomi : la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national-socialisme." ("Qu'est-ce que le national-socialisme ?", 1933)

Mais du fait, précisément, que le fascisme était une expression concentrée du déclin du capitalisme en tant que système, penser qu'on pouvait le combattre sans combattre le capitalisme dans son ensemble, comme le défendaient les différentes sortes d'"antifascistes", constituait une pure mystification. Ceci fut très clairement démontré en Espagne en 1936 : les ouvriers de Barcelone répondirent au premier coup d'État du Général Franco, avec leurs propres méthodes de lutte de classe - la grève générale, la fraternisation avec les troupes, l'armement des ouvriers - et, en quelques jours, paralysèrent l'offensive fasciste. C'est quand ils remirent leur lutte aux mains de la bourgeoisie démocratique incarnée par le Front populaire qu'ils furent vaincus et entraînés dans une lutte inter impérialiste qui s'avéra être une répétition générale du massacre bien plus vaste à venir. Comme la Gauche italienne en tira la conclusion sobrement : la guerre d'Espagne constituait une terrible confirmation du fait que le prolétariat mondial avait été défait ; et puisque le prolétariat constituait le seul obstacle à l'avancée du capitalisme vers la guerre, le cours à une nouvelle guerre mondiale était maintenant ouvert.

Une nouvelle étape de la barbarie

Le tableau de Picasso, Guernica, est célébré à juste raison comme une représentation sans précédent des horreurs de la guerre moderne. Le bombardement aveugle de la population civile de cette ville espagnole par l'aviation allemande qui soutenait l'armée de Franco, constitua un grand choc car c'était un phénomène encore relativement nouveau. Le bombardement aérien de cibles civiles avait été limité durant la Première Guerre mondiale et très inefficace. La grande majorité des tués pendant cette guerre étaient des soldats sur les champs de bataille. La Deuxième Guerre mondiale a montré à quel point la capacité de barbarie du capitalisme en déclin s'était accrue puisque, cette fois, la majorité des tués furent des civils :"L'estimation totale en pertes de vies humaines causées par la Deuxième Guerre mondiale, indépendamment du camp dont elles faisaient partie, est en gros de 72 millions. Le nombre de civils atteint 47 millions, y compris les morts de faim et de maladie à cause de la guerre. Les pertes militaires se montent à environ 25 millions, y compris 5 millions de prisonniers de guerre" (https://en.wikipedia.org/wiki/World_War_II_casualties [3]). L'expression la plus terrifiante et la plus concentrée de cette horreur est le meurtre industrialisé de millions de Juifs et d'autres minorités par le régime nazi, fusillés, paquets par paquets, dans les ghettos et les forêts d'Europe de l'Est, affamés et exploités au travail comme des esclaves jusqu'à la mort, gazés par centaines de milliers dans les camps d'Auschwitz, Bergen-Belsen ou Treblinka. Mais le nombre de morts civils victimes du bombardement des villes par les protagonistes des deux côtés prouve que cet Holocauste, ce meurtre systématique d'innocents, était une caractéristique générale de cette guerre. En fait, à ce niveau, les démocraties ont certainement surpassé les puissances fascistes, et les tapis de bombes, notamment de bombes incendiaires, qui ont recouvert les villes allemandes et japonaises confèrent, en comparaison, un air plutôt "amateur" au Blitz allemand sur le Royaume-Uni. Le point culminant et symbolique de cette nouvelle méthode de massacre de masse a été le bombardement atomique des villes d'Hiroshima et de Nagasaki ; mais en termes de morts civils, le bombardement "conventionnel" de villes comme Tokyo, Hambourg et Dresde a été encore plus meurtrier.

L'utilisation de la bombe atomique par les États-Unis a ouvert de deux façons une nouvelle période. D'abord, cela a confirmé que le capitalisme était devenu un système de guerre permanente. Car si la bombe atomique marquait l'effondrement final des puissances de l'Axe, elle ouvrait aussi un nouveau front de guerre. La véritable cible derrière Hiroshima n'était pas le Japon qui était déjà à genoux et demandait des conditions pour sa reddition, mais l'URSS. C'était un avertissement pour que cette dernière modère ses ambitions impérialistes en Extrême-Orient et en Europe. En fait "les chefs d'état-major américains élaborèrent un plan de bombardement atomique des vingt principales villes soviétiques dans les dix semaines qui suivirent la fin de la guerre" (Walker, The Cold War and the making of the Modern World, cité par Hobsbawm, L'âge des extrêmes, p. 518). En d'autres termes, l'utilisation de la bombe atomique ne mit fin à la Seconde Guerre mondiale que pour établir les lignes de front de la troisième. Et elle a apporté une signification nouvelle et effrayante aux paroles de Rosa Luxemburg sur les "dernières conséquences" d'une période de guerres sans entraves. La bombe atomique démontrait que le système capitaliste avait maintenant la capacité de mettre fin à la vie humaine sur terre.

Les années 1914-1945 - que Hobsbawm appelle "l'ère des catastrophes" - confirment clairement que le diagnostic selon lequel le capitalisme était devenu un système social décadent - tout comme c'était arrivé à la Rome antique ou au féodalisme avant lui. Les révolutionnaires qui avaient survécu aux persécutions et à la démoralisation des années 1930 et 1940 et avaient maintenu des principes internationalistes contre les deux camps impérialistes avant et pendant la guerre, étaient très peu nombreux ; mais, pour la plupart d'entre eux, c'était une donnée définitive. Deux guerres mondiales et la menace immédiate d'une troisième ainsi qu'une crise économique mondiale d'une échelle sans précédent semblaient l'avoir confirmé une fois pour toutes.

Dans les décennies suivantes, cependant, des doutes commencèrent à sourdre. Il était sûr que l'humanité vivait désormais sous la menace permanente de son annihilation. Durant les 40 années suivantes, même si les deux nouveaux blocs impérialistes n'entraînèrent pas l'humanité dans une nouvelle guerre mondiale, ils demeurèrent en état de conflit et d'hostilité permanents, menant une série de guerres par procuration en Extrême-orient, au Moyen-Orient et en Afrique ; et, à plusieurs occasions, en particulier pendant la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, ils menèrent la planète au bord de la catastrophe. Une estimation approximative officielle fait état de 20 millions de morts, tués pendant ces guerres, et d'autres estimations sont bien plus élevées.

Ces guerres ravagèrent les régions sous-développées du monde et, durant la période d'après guerre, ces zones furent confrontées à des problèmes épouvantables de pauvreté et de malnutrition. Cependant, dans les principaux pays capitalistes, eut lieu un boom spectaculaire que les experts de la bourgeoisie appelèrent rétrospectivement les "Trente Glorieuses". Les taux de croissance égalaient ou dépassaient même ceux du 19e siècle, des augmentations de salaire avaient lieu régulièrement, des services sociaux et de santé furent institués sous la direction bienveillante des États… En 1960, en Grande-Bretagne, le député britannique Harold Macmillan disait à la classe ouvrière "La vie n'a jamais été aussi belle" et, chez les sociologues, de nouvelles théories florissaient sur la transformation du capitalisme en "société de consommation" dans laquelle la classe ouvrière s'était "embourgeoisée" grâce à un tapis roulant incessant de télévisions, machines à laver, voitures et vacances organisées. Pour beaucoup de gens, y compris certains dans le mouvement révolutionnaire, cette période infirmait l'idée selon laquelle le capitalisme était entré en décadence, et prouvait la capacité de ce dernier de se développer de façon quasi illimitée. Les théoriciens "radicaux" comme Marcuse commencèrent à chercher ailleurs que dans la classe ouvrière le sujet du changement révolutionnaire : chez les paysans du Tiers-monde ou les étudiants révoltés des centres capitalistes.

Une société en décomposition

Nous examinerons ailleurs les bases réelles de ce boom d'après-guerre et, en particulier, quels moyens le capitalisme en déclin a adoptés pour conjurer les conséquences immédiates de ses contradictions. Cependant, ceux qui déclaraient que le capitalisme avait fini par surmonter ses contradictions allaient se révéler être des empiristes superficiels, lorsque, à la fin des années 1960, les premiers symptômes d'une nouvelle crise économique apparurent dans les principaux pays occidentaux. Dès le milieu des années 1970, la maladie était déclarée : l'inflation commença à ravager les principales économies, incitant à abandonner les méthodes keynésiennes d'utilisation de l'État pour soutenir directement l'économie, méthodes qui avaient si bien fonctionné durant les décennies précédentes. Les années 1980 furent donc les années du Thatcherisme et des Reaganomics - politiques prônées par le premier ministre britannique, Margaret Thatcher et le président américain, Ronald Reagan - qui consistaient fondamentalement à laisser la crise atteindre son niveau réel et à abandonner les industries les plus faibles. L'inflation fut soignée par la récession. Depuis, nous avons traversé une série de mini-booms et de mini-récessions et le projet du Thatcherisme continue à exister au niveau idéologique dans les perspectives du néolibéralisme et des privatisations. Mais, malgré toute la rhétorique sur le retour aux valeurs économiques de l'époque de la reine Victoria sur la libre entreprise, le rôle de l'État capitaliste reste toujours aussi crucial ; ce dernier continue de manipuler la croissance économique au moyen de toutes sortes de manœuvres financières, toutes fondées sur une montagne croissante de dettes, symbolisées par dessus tout par le fait que les États-Unis - dont le développement de la puissance avait été marqué par le fait que, de débiteurs, ils étaient devenus créditeurs - croulent maintenant sous une dette supérieure à 36 000 milliards de dollars 1 "Cette montagne de dettes qui s'accumulent, non seulement au Japon mais aussi dans les autres pays développés, constitue un véritable baril de poudre potentiellement déstabilisateur à terme. Ainsi, une grossière estimation de l'endettement mondial pour l'ensemble des agents économiques (États, entreprises, ménages et banques) oscille entre 200 et 300`% du produit mondial. Concrètement, cela signifie deux choses : d'une part, que le système a avancé l'équivalent monétaire de la valeur de deux à trois fois le produit mondial pour pallier à la crise de surproduction rampante et, d'autre part, qu'il faudrait travailler deux à trois années pour rien si cette dette devait être remboursée du jour au lendemain. Si un endettement massif peut aujourd'hui encore être supporté par les économies développées, il est par contre en train d'étouffer un à un les pays dits "émergents". Cet endettement phénoménal au niveau mondial est historiquement sans précédent et exprime à la fois le niveau d'impasse dans lequel le système capitaliste s'est enfoncé mais aussi sa capacité à manipuler la loi de la valeur afin d'assurer sa pérennité." ("Crise économique : les oripeaux de la "prospérité économique" arrachés par la crise", Revue internationale n° 114, 3e trimestre 2003)

Et tandis que la bourgeoisie nous demande de faire confiance à toutes sortes de remèdes bidon comme "l'économie de l'information" ou autres "révolutions technologiques", la dépendance de l'ensemble de l'économie mondiale vis-à-vis de l'endettement voit s'accumuler les pressions souterraines qui auront fatalement des conséquences volcaniques dans le futur. Nous les entrevoyons de temps en temps : le moteur qui alimentait la croissance des "Tigres" et des "Dragons" asiatiques a calé en 1997 ; c'est peut-être l'exemple le plus significatif. Aujourd'hui, en 2007, on nous répète de nouveau que les taux de croissance spectaculaires que connaissent l'Inde et la Chine nous montrent le futur. Mais juste après, on a bien du mal à cacher la peur que tout ceci finira mal. La croissance de la Chine, après tout, se base sur des exportations bon marché vers l'Occident et la capacité de l'Occident à les consommer se base sur des dettes énormes… Aussi qu'arrivera-t-il quand les dettes devront être remboursées ? Et derrière la croissance alimentée par la dette des deux dernières décennies et plus, apparaît la fragilité de toute l'entreprise dans certains de ses aspects les plus ouvertement négatifs : la véritable désindustrialisation de pans entiers de l'économie occidentale, la création d'une multitude d'emplois improductifs et très souvent précaires, de plus en plus liés aux domaines les plus parasitaires de l'économie ; l'écart grandissant entre les riches et les pauvres, non seulement entre les pays capitalistes centraux et les régions les plus pauvres du monde, mais au sein même des économies les plus développées ; l'incapacité évidente à absorber véritablement la masse de chômeurs qui devient permanente et dont on cache la véritable ampleur par toute une série de tricheries (les stages qui ne mènent nulle part, les changements constants dans les modes de calcul du chômage, etc.).

Ainsi, sur le plan économique, le capitalisme n'a, en aucune façon, inversé son cours vers la catastrophe. Et il en va de même sur le plan impérialiste. Quand le bloc de l'Est s'est effondré à la fin des années 1980, mettant fin de façon spectaculaire à quatre décennies de "Guerre froide", le président des États-Unis, George Bush senior, a prononcé sa phrase célèbre où il annonçait l'ouverture d'un nouvel ordre mondial de paix et de prospérité. Mais comme le capitalisme décadent signifie la guerre permanente, la configuration des conflits impérialistes peut changer mais ils ne disparaissent pas. Nous l'avons vu en 1945 et nous le voyons depuis 1991. A la place du conflit relativement "discipliné" entre les deux blocs, nous assistons à une guerre bien plus chaotique de tous contre tous, avec la seule superpuissance restante, les États-Unis, qui a de plus en plus recours à la force militaire pour tenter d'imposer son autorité déclinante. Et pourtant, chaque déploiement de cette supériorité militaire incontestable n'est parvenu qu'à accélérer l'opposition à son hégémonie. Nous l'avons vu dès la première Guerre du Golfe en 1991 : bien que les États-Unis aient momentanément réussi à contraindre leurs anciens alliés, l'Allemagne et la France, à rallier leur croisade contre Saddam Hussein en Irak, les deux années suivantes ont montré clairement que l'ancienne discipline du bloc occidental avait disparu pour toujours : pendant les guerres qui ont ravagé les Balkans durant la décennie, l'Allemagne d'abord (à travers son soutien à la Croatie et à la Slovénie), puis la France (à travers son soutien à la Serbie tandis que les États-Unis décidaient de soutenir la Bosnie) se sont trouvées, dans les faits, à mener une guerre par procuration contre les États-Unis. Même le "lieutenant" des États-Unis, la Grande-Bretagne, s'est positionné à cette occasion dans le camp adverse et a soutenu la Serbie jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus empêcher l'offensive américaine et ses bombardements. La récente "guerre contre le terrorisme", préparée par la destruction des Twin Towers, le 11 septembre 2001, par un commando suicide très probablement manipulé par l'État américain (une autre expression de la barbarie du monde actuel) a exacerbé les divergences et la France, l'Allemagne et la Russie ont formé une coalition d'opposants à l'invasion de l'Irak par les États-Unis. Les conséquences de l'invasion de l'Irak en 2003 ont été encore plus désastreuses. Loin de consolider le contrôle du Moyen-Orient par les États-Unis et de favoriser la "Full spectrum dominance", la domination technologique des États-Unis dont rêvent les Néo-conservateurs de l'Administration Bush et leurs adeptes, l'invasion a plongé toute la région dans le chaos avec une instabilité grandissante en Israël/Palestine, au Liban, en Iran, en Turquie, en Afghanistan et au Pakistan. Pendant ce temps, l'équilibre impérialiste était encore plus miné par l'émergence de nouvelles puissances nucléaires, l'Inde et le Pakistan ; il est possible que l'Iran en devienne une bientôt et ce dernier a de toutes façons largement accru ses ambitions impérialistes à la suite de la chute de son grand rival, l'Irak. L'équilibre impérialiste est aussi miné par la position hostile que prend la Russie de Poutine à l'égard de l'Occident, par le poids grandissant de l'impérialisme chinois dans les affaires mondiales, par la prolifération d'États en désagrégation et d'"États voyous" au Moyen-Orient, en Extrême-Orient et en Afrique, par l'extension du terrorisme islamiste à l'échelle mondiale, parfois au service de telle ou telle puissance mais, souvent, agissant comme puissance imprévisible en son propre nom… Depuis la fin de la Guerre froide, le monde n'est donc pas moins mais plus dangereux encore.

Et si tout au long du 20e siècle, des dangers dont la crise économique et la guerre impérialiste menaçaient la civilisation humaine n'ont fait que s'accroître, ce n'est qu'au cours des dernières décennies que s'est révélée une troisième dimension du désastre que le capitalisme réserve à l'humanité : la crise écologique. Ce mode de production, aiguillonné par une concurrence toujours plus fébrile à la recherche de la dernière opportunité de trouver un marché, doit continuer à s'étendre dans tous les recoins de la planète, à en piller les ressources à n'importe quel prix. Mais cette "croissance" frénétique se révèle de plus en plus être un cancer pour la planète Terre. Durant les deux dernières décennies, la population a peu à peu pris conscience de l'étendue de cette menace parce que, même si ce dont nous sommes témoins aujourd'hui est le point culminant d'un processus bien plus ancien, le problème commence à se poser à un niveau bien supérieur. La pollution de l'air, des rivières et des mers par les émissions de l'industrie et des transports, la destruction des forêts tropicales et de nombreux autres habitats sauvages ou la menace d'extinction d'espèces animales sans nombre atteignent des niveaux alarmants et viennent maintenant se combiner au problème du changement climatique qui menace de dévaster la civilisation humaine par une succession d'inondations, de sécheresses, de famines et de fléaux de tous ordres. Et le changement climatique lui-même peut déclencher une spirale croissante de désastres comme le reconnaît, entre autres, le célèbre physicien Stephen Hawking. Dans une interview à ABC News, en août 2006, il expliquait que "le danger est que le réchauffement global peut s'auto-alimenter s'il ne l'a déjà fait. La fonte des glaces des pôles de l'Arctique et de l'Antarctique réduit la part de l'énergie solaire qui est réfléchie dans l'espace et accroît encore la température. Le changement climatique peut détruire l'Amazonie et d'autres forêts tropicales et éliminer ainsi l'un des principaux moyens par lesquels le dioxyde de carbone de l'atmosphère est absorbé. La montée de la température des océans peut déclencher la libération de grandes quantités de méthane qui sont emprisonnées sous forme d'hydrates dans le fond des océans. Ces deux phénomènes augmenteraient l'effet de serre et accentueraient le réchauffement global. Il est urgent de renverser le réchauffement climatique si on le peut encore".

Les menaces économique, militaire et écologique ne constituent pas des aspects séparés - elles sont intimement liées. Surtout, il est évident que les nations capitalistes confrontées à la ruine économique et à des catastrophes écologiques ne subiront pas paisiblement leur propre désintégration mais seront poussées à adopter des solutions militaires aux dépens des autres nations.

Plus que jamais, l'alternative socialisme ou barbarie se pose à nous. Et tout comme, selon les termes de Rosa Luxemburg, la Première Guerre mondiale était déjà la barbarie, le danger qui menace l'humanité, et en particulier l'unique force qui peut la sauver, le prolétariat, est que ce dernier soit entraîné dans la barbarie croissante qui se répand sur la planète avant de pouvoir réagir et apporter sa propre solution.

La crise écologique pose très clairement ce danger : la lutte de classe prolétarienne ne peut guère l'influencer avant que le prolétariat n'ait pris le pouvoir et se trouve en position de réorganiser la production et la consommation à l'échelle mondiale. Et, plus la révolution tarde, plus s'accroît le danger que la destruction de l'environnement ne sape les bases matérielles de la transformation communiste. Mais il en va de même des effets sociaux qu'engendre la phase actuelle de la décadence. Dans les villes, il existe une tendance réelle à ce que la classe ouvrière perde son identité de classe et qu'une génération de jeunes prolétaires soit victime de la mentalité de bandes, d'idéologies irrationnelles et de désespoir nihiliste. Cela aussi contient le danger qu'il soit trop tard pour que le prolétariat se reconstitue comme force sociale révolutionnaire.

Pourtant, le prolétariat ne doit jamais oublier son véritable potentiel. Il est certain que la bourgeoisie, elle, en a toujours été consciente. Dans la période qui a mené à la Première Guerre mondiale, la classe dominante attendait avec anxiété la réponse qu'allait apporter la social-démocratie car elle savait très bien qu'elle ne pourrait contraindre les ouvriers à aller à la guerre sans le soutien actif de cette dernière. La défaite idéologique dénoncée par Rosa Luxemburg était la condition sine qua non pour déclencher la guerre ; et c'est la reprise des combats du prolétariat, à partir de 1916, qui allait y mettre un terme. A l'inverse, la défaite et la démoralisation après le reflux de la vague révolutionnaire ont ouvert le cours à la Deuxième Guerre mondiale, même s'il a fallu une longue période de répression et d'intoxication idéologique avant de pouvoir mobiliser la classe ouvrière pour ce nouveau carnage. Et la bourgeoisie était très consciente de la nécessité de mener des actions préventives pour éteindre tout danger d'une répétition de 1917 à la fin de la guerre. Cette "conscience de classe" de la bourgeoisie fut avant tout incarnée par le "Greatest Ever Briton", "le plus grand britannique de l'histoire", Winston Churchill, qui avait beaucoup appris du rôle qu'il avait joué pour étouffer la menace bolchevique en 1917-20. A la suite des grèves massives dans le Nord de l'Italie en 1943, c'est Churchill qui a formulé la politique de "laisser (les Italiens) mijoter dans leur jus", c'est-à-dire retarder l'arrivée des Alliés qui montaient du sud du pays pour permettre aux Nazis d'écraser les ouvriers italiens ; c'est aussi Churchill qui a le mieux compris la sinistre signification de la terreur des bombardements sur l'Allemagne dans la dernière phase de la guerre ; ils avaient pour but de détruire dans l'œuf toute possibilité de révolution là où la bourgeoisie en avait le plus peur.

La défaite mondiale et la contre-révolution durèrent quatre décennies. Mais ce n'était pas la fin de la lutte de classe comme certains avaient commencé à le penser. Avec le retour de la crise à la fin des années 1960, une nouvelle génération de prolétaires luttant pour leurs propres revendications réapparut : les "événements" de Mai 1968 en France auxquels on se réfère officiellement comme étant un "soulèvement étudiant", ne purent amener l'État français au bord de l'abîme que parce que la révolte dans les universités fut accompagnée de la plus grande grève générale de l'histoire. Dans les années qui ont suivi, l'Italie, l'Argentine, la Pologne, l'Espagne, la Grande-Bretagne et beaucoup d'autres pays connurent à leur tour des mouvements massifs de la classe ouvrière, laissant souvent les représentants officiel du "Travail", les syndicats et les partis de gauche, à leur remorque. Les grèves "sauvages" devinrent la norme, en opposition à la mobilisation syndicale "disciplinée", et les ouvriers commencèrent à développer de nouvelles formes de lutte pour échapper à l'emprise paralysante des syndicats : les assemblées générales, les comités de grève élus, les délégations massives vers les autres lieux de travail. Dans de gigantesques grèves en Pologne, en 1980, les ouvriers utilisèrent ces moyens pour coordonner leur lutte à l'échelle du pays tout entier.

Les luttes de la période 1968-89 se terminèrent très souvent en défaites par rapport aux revendications mises en avant. Mais il est sûr que si elles n'avaient pas eu lieu, la bourgeoisie aurait eu les mains libres pour imposer une attaque bien plus grande contre les conditions de vie de la classe ouvrière, surtout dans les pays avancés du système. Et, surtout, le refus du prolétariat de payer les effets de la crise capitaliste signifiait également qu'il n'accepterait pas de se laisser embrigader sans résistance dans une nouvelle guerre, même si la réapparition de la crise avait aiguisé de façon sensible les tensions entre les deux grands blocs impérialistes à partir des années 1970 et, en particulier, dans les années 1980. La guerre impérialiste est une donnée implicite de la crise économique du capitalisme, même si elle ne constitue pas une "solution" à celle-ci mais une plongée encore plus profonde dans la désagrégation de ce système. Mais pour aller à la guerre, la bourgeoisie doit disposer d'un prolétariat soumis et idéologiquement loyal, et cela, elle ne l'avait pas. Peut-être que c'est dans le bloc de l'Est qu'on pouvait le voir le plus clairement : la bourgeoisie russe, la plus poussée vers une solution militaire par l'effondrement économique et l'encerclement militaire croissants, en vint à réaliser qu'elle ne pouvait s'appuyer sur son prolétariat comme chair à canon dans une guerre contre l'Occident, en particulier après la grève de masse en Pologne en 1980. C'est cette impasse qui, en bonne partie, mena à l'implosion du bloc de l'Est en 1989-91.

Le prolétariat, cependant, fut incapable de développer sa propre solution authentique aux contradictions du système : la perspective d'une nouvelle société. Il est sûr que Mai 1968 a posé cette question à une échelle massive et a donné naissance à une nouvelle génération de révolutionnaires, mais ces derniers restèrent une infime minorité. Face à l'aggravation de la crise économique, la grande majorité des luttes ouvrières des années 1970 et 80 ne restèrent qu'à un niveau économique défensif et des décennies de désillusionnement envers les partis "traditionnels" de gauche ont répandu dans les rangs de la classe ouvrière une profonde méfiance vis-à-vis de "la politique" quelle qu'elle soit.

Ainsi, il y eut une sorte de blocage dans la lutte entre les classes : la bourgeoisie n'avait aucun avenir à offrir à l'humanité, et le prolétariat n'avait pas encore redécouvert son propre futur. Mais la crise du système ne reste pas immobile et le résultat du blocage est une décomposition croissante de la société à tous les niveaux. Sur le plan impérialiste, cela a abouti à la désintégration des deux blocs impérialistes et de ce fait, la perspective d'une guerre mondiale a disparu pour une période indéterminée. Mais comme nous l'avons vu, maintenant le prolétariat et l'humanité sont exposés à un nouveau danger, une sorte de barbarie rampante qui, sous beaucoup d'aspects, est encore plus pernicieuse.

L'humanité se trouve donc à la croisée des chemins. Les années et les décennies devant nous peuvent être cruciales pour toute son histoire parce qu'elles détermineront si la société humaine va plonger dans une régression sans précédent ou même arriver à son extinction totale ou bien si elle fera le saut vers un nouveau niveau d'organisation dans lequel l'humanité sera finalement capable de contrôler sa propre puissance sociale et de créer un monde en harmonie avec ses besoins.

Comme communistes, nous sommes convaincus qu'il n'est pas trop tard pour cette dernière alternative, que la classe ouvrière, malgré toutes les attaques économiques, politiques et idéologiques qu'elle a subies dans les dernières décennies, est toujours capable de résister et constitue encore la seule force qui puisse empêcher la descente dans l'abîme. En fait, depuis 2003, il y a eu un développement perceptible des luttes ouvrières à travers le monde ; et, au même moment, nous assistons à l'émergence de toute une nouvelle génération de groupes et d'éléments qui mettent en question les bases mêmes du système social actuel et qui cherchent sérieusement quelles sont les possibilités d'un changement fondamental. En d'autres termes, nous voyons les signes d'une véritable maturation de la conscience de classe.

Face à un monde plongé dans le chaos, ce ne sont pas les explications fausses à la crise actuelle qui manquent. Le fondamentalisme religieux, sous ses variantes chrétienne ou musulmane, ainsi que tout un panel d'explications occultistes ou conspiratrices de l'histoire, fleurissent aujourd'hui, précisément parce que les signes d'une fin apocalyptique de la civilisation mondiale sont de plus en plus difficiles à nier. Mais ces régressions vers la mythologie ne servent qu'à renforcer la passivité et le désespoir parce qu'elles subordonnent invariablement la capacité de l'homme à avoir une activité propre à lui aux décrets fatals de puissances régnant au-dessus de lui. L'expression la plus caractéristique de ces cultes est bien les bombes humaines islamiques dont les actions sont la quintessence du désespoir, ou les évangélistes américains qui glorifient la guerre et la destruction écologique comme autant de jalons vers l'extase à venir. Et tandis que le "bons sens" bourgeois rationnel se rit des absurdités des fanatiques, il inclut dans ses moqueries tous ceux qui, pour les raisons les plus rationnelles et les plus scientifiques, sont de plus en plus convaincus que le système social actuel ne peut durer et ne durera pas toujours. Contre les invectives des religieux et le déni vide des bourgeois à l'optimisme facile, il est plus que jamais vital de développer une compréhension cohérente de ce que Rosa Luxemburg appelait "le dilemme de l'histoire". Et, comme elle, nous sommes convaincus qu'une telle compréhension ne trouve son fondement que dans la théorie révolutionnaire du prolétariat - dans le marxisme et la conception matérialiste de l'histoire.

Gerrard

Questions théoriques: 

  • Décadence [4]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [5]
  • La Révolution prolétarienne [6]

Il y a soixante ans, une conférence de révolutionnaires internationalistes

  • 3423 lectures
En 2007, le CCI a tenu son 17e Congrès où ont participé, pour la première fois depuis 1979, des délégations d’autres groupes internationalistes, venus littéralement des quatre coins du monde (depuis la Corée jusqu’au Brésil). Comme nous l’avons souligné dans l’article qui rend compte des travaux de ce Congrès 1, le CCI n'a pas innové en effectuant ces invitations : il a appliqué la même démarche qui avait présidé à sa propre formation et, comme nous allons voir, qu'il a héritée de la Gauche communiste, notamment, de la Gauche communiste de France (GCF). C’est tout l’intérêt de l’article que nous publions ci-dessous qui est le rapport, publié dans le n°23 d’Internationalisme (publication de la GCF), d’une conférence internationaliste qui s’est tenue en mai 1947, tout juste 60 ans avant notre 17e Congrès. 2


L’initiative de la Conférence de 1947 revient au Communistenbond "Spartacus" de Hollande, un groupe "communiste de conseils" qui avait survécu à la guerre de 1939-45 malgré une répression féroce lors de sa participation dans les mouvements ouvriers sous l’occupation. 3 La Conférence elle-même se tient à un moment terriblement sombre pour les trop rares révolutionnaires qui sont restés fidèles aux principes de l’internationalisme prolétarien et ont refusé de se battre pour la défense de la démocratie bourgeoise et de la "patrie socialiste" de Staline. En 1943, une vague de grèves en Italie du Nord avait ranimé les espoirs de voir la Deuxième Guerre mondiale finir comme la Première : avec un soulèvement ouvrier qui se répandrait de pays en pays et qui pourrait, cette fois, non seulement mettre fin à la guerre mais ouvrir la voie à une nouvelle révolution prolétarienne qui balayerait le capitalisme et son cortège d’horreurs une fois pour toutes. Mais la bourgeoisie avait tiré les leçons de l’expérience de 1917 et la Deuxième Guerre mondiale se termina par l’écrasement systématique du prolétariat avant même qu’il ait pu se soulever : la répression sanglante déchaînée par l’occupant allemand contre les quartiers ouvriers italiens ; l'écrasement par l’armée allemande du soulèvement de la ville de Varsovie sous l’œil "bienveillant" de son adversaire soviétique 4 ; le bombardement massif des quartier ouvriers en Allemagne par l’aviation américaine et britannique, n’en sont que quelques exemples. La GCF a compris que dans cette période, la voie à la révolution n’était plus ouverte dans l’immédiat : comme elle l’écrit en réponse au Communistenbond dans une lettre de préparation à la Conférence :

"Il était naturel, quelque part, que la monstruosité de la guerre ouvrît les yeux et fît ressurgir de nouveaux militants révolutionnaires. C’est ainsi qu’en 1945 se sont formés, un peu partout, des petits groupes qui, malgré l’inévitable confusion et leur immaturité politique, présentaient néanmoins dans leur orientation des éléments sincères tendant à la reconstruction du mouvement révolutionnaire du prolétariat.

La deuxième guerre ne s’est pas soldée comme la première par une vague de luttes révolutionnaires de classe. Au contraire. Après quelques faibles tentatives, le prolétariat a essuyé une désastreuse défaite, ouvrant un cours général réactionnaire dans le monde. Dans ces conditions, les faibles groupes qui ont surgi au dernier moment de la guerre risquent d’être emportés et disloqués. Ce processus peut déjà être constaté par l’affaiblissement de ces groupes un peu partout et par la disparition de certains autres, comme celle du groupe des "Communistes révolutionnaires" en France". 5

La GCF n’avait aucune illusion sur les possibilités ouvertes par la Conférence : "Dans une période comme la nôtre de réaction et de recul, il ne peut être question de constituer des partis et une Internationale – comme le font les trotskistes et consort – car le bluff de telles constructions artificielles n’a jamais servi qu’a embrouiller un peu plus le cerveau des ouvriers" (ibid). Ce n’est pas pour autant qu’elle considéra la Conférence comme inutile ; au contraire, il s’agissait de la survie même des groupes internationalistes : "Aucun groupe ne possède en exclusivité la 'vérité absolue et éternelle' et aucun groupe ne saurait résister par lui-même et isolément à la pression du terrible cours actuel. L’existence organique des groupes et leur développement idéologique sont directement conditionnés par les liaisons inter-groupes qu’ils sauraient établir et par l’échange de vues, la confrontation des idées, la discussion qu’ils sauraient entretenir et développer à l’échelle internationale.

Cette tâche nous paraît être de la première importance pour les militants à l’heure présente et c’est pourquoi nous nous sommes prononcés et sommes décidés à œuvrer et à soutenir tout effort tendant à l’établissement de contacts, à multiplier des rencontres et des correspondances élargies." (Ibid.)

Le contexte historique

L'importance de cette conférence tient au moins en ceci qu’elle était la première rencontre internationale de révolutionnaires après six années terribles de guerre, de répression et d’isolement. Mais, en fin de compte, le contexte historique – la "période de réaction et de recul" – a eu le dessus sur l’initiative de 1947. La conférence n’a guère connu de suite. En octobre 1947, la GCF a écrit au Communistenbond pour lui demander de prendre en charge une nouvelle conférence ainsi que l’édition d’un bulletin de discussion préparatoire, dont un seul numéro sera publié ; la deuxième conférence ne s’est jamais tenue. Dans les années qui ont suivi, la plupart des groupes participants ont disparu, y compris la GCF réduite à quelques camarades isolés qui maintenaient tant bien que mal des contacts épistolaires. 6

Aujourd’hui, le contexte historique est très différent. Après des années de contre-révolution, la vague mondiale de luttes qui a suivi mai 1968 en France a marqué le retour sur la scène historique de la classe révolutionnaire. Les luttes n’ont pas réussi à se hisser au niveau exigé par la profondeur des attaques du capitalisme notamment pendant les années 1980. Ensuite elles ont connu un arrêt brutal avec l’effondrement du bloc de l’Est en 1989, suivi d'une période très difficile de déboussolement et de découragement pour le prolétariat et ses minorités révolutionnaires pendant les années 1990. Mais avec le nouveau millénaire, les choses bougent de nouveau : d’un côté les dernières années ont vu un développement des luttes ouvrières qui mettent de plus en plus en avant la question fondamentale de la solidarité. Parallèlement, la présence des groupes invités au congrès du CCI témoigne d’une évolution appelée à s'amplifier dans le futur, et qui consiste dans le développement d’une réflexion politique véritablement mondiale parmi des petites minorités qui se réclament d’une vision internationaliste et qui cherchent à nouer des contacts entre elles.

Dans cette situation, l’expérience de 1947 reste vivante et actuelle. Comme une graine restée cachée dans le sol hivernal, elle porte une potentialité pour les internationalistes d’aujourd’hui. Dans cette courte introduction, nous voulons souligner les leçons principales que nous pensons devoir tirer de la Conférence et de la participation de la GCF à celle-ci.

Le besoin de critères d’adhésion

Depuis 1914 et la trahison des partis socialistes et des syndicats, encore plus dans les années 1930 quand les partis communistes ont emprunté la même voie, suivis par les groupes trotskystes en 1939, il existe une prolifération de groupes et de partis qui se réclament de la classe ouvrière mais dont la raison d’être n’est, en réalité, que de soutenir la domination de la classe capitaliste et de son État. Dans ce sens, la GCF écrit en 1947 : "Il ne s’agit pas de discussions en général, mais bien de rencontres qui permettent des discussions entre des groupes prolétariens révolutionnaires. Cela implique forcément des discriminations sur la base de critères politiques idéologiques. Il est absolument nécessaire, afin d’éviter des équivoques et afin de ne pas rester dans le vague de préciser autant que possible ces critères" (ibid). La GCF identifie quatre critères clés :

1. Exclusion du courant trotskyste du fait de son soutien à l’État russe et de sa participation de fait à la guerre impérialiste de 1939-45, du même côté que les puissances impérialistes démocratiques et staliniennes.

2. Exclusion des anarchistes (en l’occurrence la Fédération anarchiste française) ayant participé au "Frente Popular" et au gouvernement capitaliste républicain espagnol en 1936-38, ainsi qu’à la Résistance de 1939-45 sous le drapeau de l’anti-fascisme.

3. Exclusion de tous les autres groupes qui, sous un prétexte ou un autre, ont participé à la Deuxième Guerre mondiale.

4. Reconnaissance de la nécessité de "la destruction violente de l’État capitaliste" et, en ce sens, de la signification historique de la révolution d’octobre 1917.

Suite à la conférence, les critères proposés dans la lettre d’octobre 1947 de la GCF se résument à deux :

1. La volonté d’œuvrer et de lutter en vue de la révolution du prolétariat, par la destruction violente de l’État capitaliste pour l’instauration du socialisme.

2. La condamnation de toute acceptation ou participation à la Seconde Guerre impérialiste avec tout ce qu’elle a pu comporter de corruption idéologique de la classe ouvrière, telles les idéologies fascistes et anti-fascistes ainsi que leurs appendices nationaux : le maquis, les libérations nationales et coloniales, leur aspect politique : la défense de l’URSS, des démocraties, du national socialisme européen.

Comme on peut voir, ces critères se centrent sur les deux questions de la guerre et de la révolution et, à notre avis, ils restent entièrement d’actualité aujourd’hui. 7 Par contre, ce qui a changé, c’est le contexte historique dans lequel elles sont posées. Pour les générations qui viennent à la politique aujourd’hui, la Deuxième Guerre mondiale et la révolution russe sont des évènements lointains qu’on connaît à peine à partir des livres d’histoire. Ces questions restent critiques pour l’avenir révolutionnaire de la classe ouvrière et déterminantes pour un engagement profond dans la voie révolutionnaire. Cependant, la problématique de la guerre est aujourd’hui posée aux générations actuelles à travers la nécessaire dénonciation de toutes les guerres qui prolifèrent sur la planète : Irak, conflit israélo-arabe, Tchétchénie, essais nucléaire en Corée du Nord, etc. ; dans l’immédiat, la question de la révolution se pose plus à travers la dénonciation des simulacres de "révolution" à la Chavez que par rapport à la révolution russe.

De même, il n'existe plus aujourd'hui un danger fasciste à même d'embrigader massivement la classe ouvrière en vue d'un conflit impérialiste même si, dans certains pays (notamment de l'ex bloc de l'Est), des bandes fascisantes, plus ou moins pilotées par les officines de l’État, sèment la terreur dans la population et posent un réel problème pour les révolutionnaires. De ce fait, l'anti-fascisme ne peut, dans les circonstances actuelles, constituer un des principaux moyens d’embrigadement idéologique du prolétariat, comme lors de la guerre de 1939-45, derrière la défense de l'État "démocratique" bourgeois, même si cette idéologie continue à être utilisée contre le prolétariat pour tenter de le dévier de la défense de ses intérêts de classe.

L’attitude par rapport à l’anarchisme

Une discussion importante, aussi bien lors de préparation de la Conférence que durant son déroulement, fut l’attitude à adopter par rapport à l’anarchisme. Pour la GCF, il est alors clair que "le mouvement anarchiste aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste, au nom de la défense d’un pays (défense de la Russie) ou d’une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) n’avait pas de place dans une conférence des groupes révolutionnaires". Cette position "fut soutenue par la majorité des participants". L’exclusion des groupes anarchistes est donc déterminée non pas par rapport au fait qu’ils se réclament de l’anarchisme, mais par rapport à leur attitude vis-à-vis de la guerre impérialiste. Cette précision, de la plus haute importance, se trouve en particulier illustrée par ce fait, relaté dans un "Rectificatif" au rapport publié dans Internationalisme n°24, que la Conférence fut présidée par un anarchiste.

L’hétérogénéité du courant anarchiste fait que, de nos jours, la question ne peut être posée de façon aussi simple. En effet, sous le même vocable "anarchiste" nous trouvons à la fois des groupes qui ne se distinguent des trotskistes que sur la question du "parti" alors qu’ils soutiennent toute la gamme des revendications de ces derniers (jusqu’au soutien à un État palestinien !), et des groupes véritablement internationalistes avec lesquels il est possible, pour les communistes, non seulement de discuter mais d’engager une activité commune sur une base internationaliste. 8 Il ne saurait être question, à notre avis, de rejeter aujourd’hui la discussion avec des groupes ou des individus du simple fait qu’ils se réclament de "l’anarchisme".

Quelques points supplémentaires

Nous voulons, enfin, souligner trois autres éléments significatifs :

- Le premier, c’est l’absence de toute déclaration ronflante et creuse émanant de la Conférence, laquelle a su rester modeste quant à son importance et à ses capacités. Cela ne veut pas dire que la GCF à l'époque rejetait toute possibilité d'adopter des positions communes, au contraire. Mais après 6 années de guerre, la conférence ne pouvait constituer qu'une première prise de contact dans laquelle, inévitablement "les discussions ne furent pas assez avancées pour permettre et justifier le vote de résolution quelconque". Les révolutionnaires d’aujourd’hui doivent savoir garder à la fois une vision claire de l'immensité de leurs responsabilités et, en même temps, une très grande modestie quant à leurs capacités et leurs moyens, et une compréhension du travail qui se profile devant eux.

- Le deuxième, c’est l’importance accordée à la discussion sur la question syndicale. Bien que, de notre point de vue, la question syndicale est aujourd'hui réglée depuis longtemps, ce n'était pas encore pleinement le cas pour la GCF qui en 1947, venait tout juste de s'approprier les positions des gauches hollandaise et allemande sur cette question. Mais, derrière la question syndicale, en 1947 comme aujourd'hui, se pose la question beaucoup plus large de "comment lutter". Ce problème de "comment lutter" et de l’attitude à adopter face aux syndicats est d’une actualité brûlante pour beaucoup d’ouvriers et de militants de par le monde aujourd’hui. 9

- Troisièmement, enfin, nous voulons répéter le passage que nous avons déjà cité au début de cet article : "Aucun groupe ne possède en exclusivité la "vérité absolue et éternelle" (…) L’existence organique des groupes et leur développement idéologique sont directement conditionnés par les liaisons inter-groupes qu’ils sauraient établir et par l’échange de vues, la confrontation des idées, la discussion qu’ils sauraient entretenir et développer à l’échelle internationale". Cela est bien notre devise pour les années à venir et c'est une des raisons pour laquelle le CCI s'est penché avec une grande attention sur la question de la culture du débat, notamment lors de son 17e congrès. 10

CCI, 6 janvier 2008


Une conférence internationale
des groupements révolutionnaires

 

Les 25 et 26 Mai s’est réunie une Conférence Internationale de contact des groupements révolutionnaires. Ce ne fut pas uniquement pour des raisons de sécurité que cette Conférence ne fut pas annoncée à tambour battant à la mode stalinienne et socialiste. Les participants à la Conférence avaient profondément conscience de la terrible période de réaction que traverse présentement le prolétariat, et de leur propre isolement –inévitable en période de réaction sociale. Aussi ne se livrèrent-ils pas aux bluffs spectaculaires tant goûtés, d’ailleurs de fort mauvais goût, de tous les groupements trotskistes.

Cette Conférence ne s’est fixé aucun objectif concret immédiat, impossible à réaliser dans la situation présente, ni une formation artificielle d’Internationale, ni des proclamations incendiaires au prolétariat.

Elle n’avait uniquement pour but qu’une première prise de contact entre les groupes révolutionnaires dispersés, la confrontation de leurs idées respectives sur la situation présente et les perspectives de la lutte émancipatrice du prolétariat.

En prenant l’initiative de cette Conférence le Communistenbond "Spartacus" de Hollande (mieux connu sous le nom de Communistes de Conseils) 11 a rompu l’isolement néfaste dans lequel vivent la plupart des groupes révolutionnaires, et a rendu possible la clarification d’un certain nombres de questions.

Les Participants

Les groupes suivants furent représentés à la Conférence et ont pris part au débat :

- Hollande : le Communistenbond "Spartacus".

- Belgique : les groupes apparentés au "Spartacus" de Bruxelles et de Gand.

- France : La Gauche Communiste de France et le groupe du "Prolétaire".

- Suisse : le groupe "Lutte de classe".

En outre, quelques camarades révolutionnaires n’appartenant à aucun groupe participèrent, directement par leur présence ou par l’envoi d’interventions écrites, aux débats de la Conférence.

Notons encore une longue lettre du "Parti socialiste de Grande-Bretagne" adressée à la Conférence et dans laquelle il a expliqué longuement ses positions politiques particulières.

La FFGC a également fait parvenir une courte lettre dans laquelle elle souhaite "bon travail" à la Conférence mais à laquelle elle s’excuse de ne pouvoir participer à cause du manque de temps, d’occupations urgentes 12.

Le travail de la Conférence

L’ordre du jour suivant fut adopté comme plan de discussion à la Conférence

1. L’époque actuelle

2. Les formes nouvelles de lutte du prolétariat (des formes anciennes aux formes nouvelles)

3. Tâches et organisation de l’avant-garde révolutionnaire.

4. État - Dictature du prolétariat - Démocratie ouvrière.

5. Questions concrètes et conclusions (accord de solidarité internationale, contacts, informations internationales, etc.)

Cet ordre du jour s’est avéré bien trop chargé pour pouvoir être épuisé par cette première Conférence insuffisamment préparée et trop limitée par le temps. N’ont été effectivement abordés que les trois premiers points à l’ordre du jour. Chaque point a donné lieu à d’intéressants échanges de vues.

Il serait évidemment présomptueux de prétendre que cet échange de vues a abouti à une unanimité. Les participants à la Conférence n’ont jamais émis une telle prétention. Cependant on peut affirmer que les débats, parfois passionnés, ont révélé une plus grande communauté d’idées qu’on n'aurait pu le soupçonner.

Sur le premier point de l’ordre du jour comprenant l’analyse générale de l’époque présente du capitalisme, la majorité des interventions rejetait aussi bien les théories de Burnham sur l’éventualité d’une révolution et d'une société directoriales, que celle de la continuation de la société capitaliste par un développement possible de la production. L’époque présente fut définie comme étant celle du capitalisme décadent, de la crise permanente, trouvant dans le capitalisme d’État son expression structurelle et politique.

La question de savoir si les syndicats et la participation aux campagnes électorales en tant que forme d’organisation et d’action pouvaient encore être utilisés par le prolétariat dans la période présente a donné lieu à un débat animé et fort intéressant. Il est regrettable que les tendances qui préconisent encore ces formes de la lutte de classe -sans se rendre compte que ces formes dépassées et périmées ne peuvent exprimer aujourd’hui qu’un contenu anti-prolétarien-, et tout particulièrement le PCI d’Italie, ne furent pas présentes à la Conférence pour défendre leur position. Il y avait bien la Fraction belge et la Fédération autonome de Turin, mais la conviction de ces groupes dans cette politique qui était la leur récemment, est à ce point ébranlée et incertaine qu’ils ont préféré garder le silence sur ces points.

Le débat portait donc, non sur une défense possible du syndicalisme et de la participation électorale en tant que formes de lutte du prolétariat, mais exclusivement sur les raisons historiques, sur le pourquoi de l’impossibilité de l’utilisation de ces formes de lutte dans la période présente. Ainsi, des syndicats, le débat s’est élargi et la discussion a porté non spécialement sur la forme organisationnelle en général -qui, en somme, n’est qu’un aspect secondaire- mais a mis en question les objectifs qui les déterminent -la lutte pour des revendications économiques corporatistes et partielles, dans les conditions présentes du capitalisme décadent, ne peuvent être réalisés et encore moins servir de plateforme de mobilisation de la classe.

La question de Comités ou Conseils d’usines comme forme nouvelle d’organisation unitaire des ouvriers acquiert sa pleine signification et devient compréhensible en liaison étroite et inséparable avec les objectifs qui se posent aujourd’hui au prolétariat : les objectifs sont non de réformes économiques dans le cadre du régime capitaliste, mais de transformation sociale contre le régime capitaliste.

La troisième point ; les tâches et l’organisation de l’avant-garde révolutionnaire, qui posent les problèmes de la nécessité ou non de la constitution d’un parti politique de classe, du rôle de ce parti dans la lutte émancipatrice de la classe et des rapports entre la classe et le parti, n’a malheureusement pas pu être approfondi comme il aurait été souhaitable.

Une brève discussion n’a permis aux différentes tendances que d’exposer dans les grandes lignes leurs positions sur ce point. Tout le monde sentait pourtant qu’on touchait là une question décisive aussi bien pour un éventuel rapprochement des divers groupes révolutionnaires que pour l’avenir et les succès du prolétariat dans sa lutte pour la destruction de la société capitaliste et l’instauration du socialisme. Cette question, à notre avis fondamentale, n’a été qu’à peine effleurée et demandera encore des discussions pour l’approfondir et la préciser. Mais il est important de signaler que déjà à cette Conférence, il est apparu que si des divergences existaient sur l’importance du rôle d’une organisation des militants révolutionnaires conscients, les Communistes de Conseils pas plus que les autres ne niaient la nécessité même de l’existence d’une telle organisation, qu’on l’appelle Parti ou autrement, pour le triomphe final du socialisme. C’est là un point commun qu’on ne saurait trop souligner.

Le temps manquait à la Conférence pour aborder les autres points à l’ordre du jour. Une courte discussion très significative a eu encore lieu, vers la fin, sur la nature et la fonction du mouvement anarchiste. C’est à l’occasion de la discussion sur les groupes à inviter dans de prochaines conférences que nous avons pu mettre en évidence le rôle social-patriote du mouvement anarchiste, en dépit de sa phraséologie révolutionnaire creuse, dans la guerre de 1939-45, leur participation à la lutte partisane pour la "libération nationale et démocratique" en France, en Italie et actuellement encore en Espagne, suite logique de leur participation dans le Gouvernement bourgeois "républicain et antifasciste", et dans la guerre impérialiste en Espagne en 1936-38.

Notre position : que le mouvement anarchiste aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste, au nom de la défense d’un pays (défense de la Russie) ou d’une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) n’avait pas de place dans une conférence des groupes révolutionnaires, fut soutenue par la majorité des participants. Seul le représentant du "Prolétaire" se faisait l’avocat de l’invitation de certaines tendances non orthodoxes de l’anarchisme et du trotskisme.

Conclusion

La conférence s’est terminée comme nous l’avons dit sans avoir épuisé l’ordre du jour, sans avoir pris aucune décision pratique, et sans avoir voté de résolution d’aucune sorte. Il ne pouvait en être autrement. Cela, non pas tant comme le disaient certains camarades pour ne pas reproduire le cérémonial religieux de toute Conférence et consistant dans le vote final obligatoire de résolutions qui ne signifient pas grand-chose, mais à notre avis parce que les discussions ne furent pas suffisamment avancées pour permettre et justifier le vote d'une résolution quelconque.

"Alors, la Conférence ne fut qu’une réunion de discussion habituelle et ne présente pas autrement d’intérêt", penseront certains malins et sceptiques. Rien ne serait plus faux. Au contraire, nous considérons que la Conférence a eu un intérêt et que son importance ne manquera pas de se faire sentir à l’avenir sur les rapports entre les divers groupes révolutionnaires. Il faut se souvenir que depuis 20 ans ces groupes vivent isolés, cloisonnés, repliés sur eux-mêmes, ce qui a inévitablement produit chez chacun des tendances à un esprit de chapelle et de secte, que tant d’années d’isolement ont déterminé dans chaque groupe une façon de penser, de raisonner et de s’exprimer, qui le rend souvent incompréhensible aux autres groupes. C’est là non la moindre des raisons de tant de malentendus et d’incompréhensions entre les groupes. C’est surtout la nécessité de se rendre soi-même perméable aux idées et aux arguments des autres et de soumettre ses idées propres à la critique des autres. C’est là une condition essentielle de non encroûtement dogmatique et du continuel développement de la pensée révolutionnaire vivante- qui donne tout l’intérêt à ce genre de Conférence.

Le premier pas, le moins brillant mais le plus difficile, est fait. Tous les participants à la Conférence, y compris la Fraction Belge qui n’a consenti à participer qu’après bien des hésitations et beaucoup de scepticisme, ont exprimé leur satisfaction et se sont félicités de l’atmosphère fraternelle et de la discussion sérieuse. Tous ont également exprimé le vœu d’une convocation prochaine pour une nouvelle Conférence plus élargie et mieux préparée pour continuer le travail de clarification et de confrontation commune.

C’est là un résultat positif qui permet d’espérer qu’en persévérant dans cette voie, les militants et groupes révolutionnaires sauront dépasser le stade actuel de la dispersion et parviendront ainsi à œuvrer plus efficacement pour l’émancipation de leur classe qui a la mission de sauver l’humanité toute entière de la terrible destruction sanglante que prépare et dans laquelle l’entraîne le capitalisme décadent.

Marco.

 



Notes de la rédaction


1. Un "rectificatif" publié dans Internationalisme n°24 indique également la présence de la "Section autonome de Turin" du PCI (c'est-à-dire le Partito Comunista Internazionale et non pas le PC d’Italie, stalinien). La Section écrit entre autre pour corriger l’impression donnée dans le rapport à propos de certaines de ses positions : la Section "s’est déclarée autonome précisément pour des divergences sur la question électorale et sur la question clé de l’unité des forces révolutionnaires".

2. La soi-disante "Fraction française de la Gauche communiste" avait rompu avec la GCF sur des bases politiques peu claires qui devaient beaucoup plus à des griefs et à des ressentiments personnels qu'à des désaccords politiques de fond. Voir notre brochure La Gauche communiste de France pour plus de détails.


 

1 Voir la Revue Internationale n°130.

2 Les autres textes que nous citons dans cette introduction sont reproduits en entier dans notre brochure La Gauche communiste de France.

3 Voir notre livre La Gauche hollandaise, notamment l’avant-dernier chapitre. Le Communistenbond Spartacus trouve ses origines dans le "Marx-Lenin-Luxemburg Front" qui participa énergiquement dans la grève des ouvriers hollandais en 1941 contre la persécution des juifs par l’occupant allemand, et diffusait des tracts appelant à la fraternisation jusqu’à l’intérieur des casernes allemandes pendant la guerre.

4 Churchill dira qu’il fallait "laisser les italiens mijoter dans leur jus". Staline a stoppé plusieurs mois l'avance des armées soviétiques juste devant Varsovie, de l'autre côté de la Vistule, jusqu'à ce que la répression allemande soit terminée.

5 Publié dans Internationalisme n°23. Les mots en gras le sont dans l'original. Les "Communistes révolutionnaires" étaient un groupe dont les origines remontent aux RKD, un groupe de trotskystes autrichiens qui s’étaient réfugiés en France. Ils avaient été les seuls délégués à s’opposer à la fondation de la 4e Internationale, au congrès de Périgny en 1938, qu’il considéraient comme "aventuriste".

6 Ce n’est pas le lieu ici pour écrire l’histoire du Communistenbond Spartakus après la guerre (voir pour cela le dernier chapitre de notre livre La Gauche hollandaise). Nous nous limiterons ici à quelques faits marquants : très rapidement après la conférence de 1947, le Communistenbond prit un tournant nettement plus "conseilliste" dans la lignée de l’ancien GIC (Groepen van internationale communisten) sur le plan organisationnel. En 1964 le groupe scissionna pour former désormais le "Spartacusbond" et le groupe autour de la revue Daad en Gedachte ("Acte et Pensée") inspirée en particulier par Cajo Brendel. Le Spartacusbond tomba dans l’activisme après 1968 et finit par disparaître en 1980. Daad en Gedachte est allé au bout de la logique conseilliste, pour disparaître enfin en 1998 faute de rédacteurs pour la revue.

7 C’est la même démarche que nous avons adoptée en 1976 lorsque le groupe Battaglia Comunista a lancé un appel à des conférences de la Gauche communiste, mais sans y apposer le moindre critère discriminatoire de participation. Nous avons répondu positivement à l’appel tout en insistant : "Pour que cette initiative soit une réussite, pour qu’elle soit un véritable pas vers le rapprochement des révolutionnaires, il est vital d’établir clairement les critères politiques fondamentaux qui doivent servir de base et de cadre, pour que la discussion et l’affrontement des idées soient fructueux et constructifs" (voir "Un bluff opportuniste" dans la Revue Internationale n°40).

8 Le CCI par exemple, a engagé à plusieurs reprises des discussions et même un travail en commun avec le groupe anarcho-syndicaliste KRAS (rattaché à l'AIT) à Moscou.

9 Voir l’article de notre site Internet sur les luttes dans le MEPZA aux Philippines.

10 Voir notamment nos articles "17e congrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien" et "La culture du débat : une arme de la lutte de classe" dans les numéros 130 et 131 de la Revue Internationale.

11 Nous trouvons dans le Libertaire du 29 mai un article fantaisiste sur cette Conférence. L’auteur qui signe AP et qui passe dans le Libertaire pour le spécialiste en histoire du mouvement ouvrier communiste, prend vraiment trop de libertés avec l’histoire. Ainsi représente-t-il cette conférence – à laquelle il n’a pas assisté et dont il ne sait absolument rien- comme une Conférence des Communistes des Conseils alors que ces derniers, qui l’ont effectivement convoqués, participaient au même titre que toute autre tendance. AP ne se contente pas seulement de prendre de la liberté avec l’histoire du passé mais il se croit autorisé d’écrire au passé l’histoire à venir. A la manière de ces journalistes qui ont décrit à l’avance avec force détails la pendaison de Goering, sans supposer que ce dernier aurait le mauvais goût de se suicider à la dernière minute, l’historien du Libertaire AP annonce la participation à la conférence de groupes anarchistes alors qu’il n’en est rien. Il est exact que le Libertaire fut invité à assister, mais il s’est abstenu de venir et, à notre avis, avec raison. La participation des anarchistes au Gouvernement Républicain et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-38, la continuation de leur politique de collaboration de classe avec toutes les formations politiques bourgeoises espagnoles dans l’immigration, sous prétexte de lutte contre le fascisme et contre Franco, la participation idéologique et physique des anarchistes dans la "Résistance" contre l’occupation "étrangère" font d’eux, en tant que mouvement un courant absolument étranger à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Le mouvement anarchiste n’avait donc pas sa place à cette Conférence et son invitation était, en tout état de cause, une erreur.

12 Les "occupations urgentes" de la FFGC dénotent bien son état d’esprit concernant les rapports avec les autres groupes révolutionnaires. De quoi souffre exactement la FFGC, du "manque de temps" ou du manque d’intérêt et de compréhension pour les contacts et les discussions entre groupes révolutionnaires ? A moins que ce ne soit son manque d’orientation politique suivie (à la fois pour et contre la participation aux élections, pour et contre le travail dans les syndicats, pour et contre la participation dans les comités antifascistes etc.) qui la gène à venir confronter ses positions avec celles des autres groupes.

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Communiste de France [7]

Personnages: 

  • Marc Chirik [8]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [9]

Le communisme, l'entrée de l'humanité dans sa véritable histoire (VIII) : les problèmes de la période de transition

  • 2553 lectures

L'article suivant a été publié pour la première fois dans Bilan n °37 (novembre-décembre 1936), publication théorique de la Fraction italienne de la Gauche communiste. C'est le quatrième article de la série "Les problèmes de la période de transition" réalisée par un camarade belge qui signait ses contributions "Mitchell". Les trois précédentes ont été publiées dans les trois derniers numéros de la Revue internationale.

Cet article prend pour point de départ la révolution prolétarienne en Russie considérée, non pas comme un schéma rigide applicable à toutes les expériences révolutionnaires futures, mais comme un laboratoire vivant de la guerre de classe, requerrant qu'en soient réalisées la critique et l'analyse en vue de fournir des leçons valables pour l'avenir. Comme la plupart des meilleurs travaux du marxisme, il se présente comme un débat polémique avec d'autres interprétations de cette expérience, qu'il considère inadéquates, dangereuses ou même franchement contre-révolutionnaires. Au sein de cette dernière catégorie, il range les arguments staliniens ("centristes", pour employer le terme quelque peu trompeur encore utilisé par la Gauche italienne à cette époque) selon lesquels le socialisme était en construction dans les limites de l'URSS. L'article ne s'étend pas longuement dans la réfutation de cette position puisqu'il suffit de montrer que la théorie du "socialisme en un seul pays" est incompatible avec le principe le plus fondamental de l'internationalisme et que la "construction du socialisme" en URSS requiert en pratique l'exploitation la plus féroce du prolétariat.

Plus consistantes sont les critiques faites par l'article aux points de vue défendus par l'Opposition trotskiste et qui partagent avec le stalinisme l'idée que l'État ouvrier en Russie prouverait sa supériorité par rapport aux régimes bourgeois en place en s'engageant dans une compétition économique avec eux. Évidemment, Mitchell souligne que le programme d'industrialisation rapide d'après 1928 était un plagia des mesures politiques de l'Opposition de gauche.

Pour Mitchell et la Gauche italienne, la révolution prolétarienne ne peut réellement engager une transformation économique dans un sens communiste qu'après avoir conquis le pouvoir politique à l'échelle mondiale. C'était donc une erreur de juger du succès ou de l'échec de la révolution en Russie sur la base des mesures politiques entreprises sur un plan économique. Au mieux, la victoire du prolétariat dans un seul pays pouvait seulement permettre un gain de temps sur un plan économique, toutes les énergies devant être canalisées dans l'extension politique de la révolution à d'autres pays. L'article est fortement critique à propos de toute notion selon laquelle des mesures relevant du "communisme de guerre" représenteraient une réelle avancée en direction de rapports sociaux communistes. Pour Mitchell, la disparition apparente de l'argent et la réquisition du grain par la force dans les années 1918-20 n'exprimaient rien de plus que la pression des nécessités contingentes sur le pouvoir prolétarien dans le contexte de la dure réalité de la guerre civile, et étaient accompagnées par une distorsion bureaucratique dangereuse de l'État soviétique. Selon le point de vue de Mitchell, il aurait été plus juste de considérer la NEP (Nouvelle Politique Économique) de 1921, en dépit de ses défauts, comme un modèle plus "normal" d'un régime économique de transition dans un seul pays.

L'aspect polémique du texte est également dirigé contre d'autres courants du mouvement révolutionnaire. L'article mène le débat avec Rosa Luxemburg qui avait critiqué la politique agraire des Bolcheviks en 1917 ("la terre aux paysans"). Selon Mitchell, Rosa avait sous-estimé la nécessité politique, comprise par les bolcheviks, de renforcer la dictature du prolétariat par le soutien des petits paysans en leur permettant de s'emparer des terres. L'article revient également sur la discussion avec les internationalistes hollandais du GIK que nous avions commentée dans l'article précédent de la Revue internationale. Dans ce texte, Mitchell défend l'idée que la focalisation exclusive des camarades hollandais sur le problème de la gestion de la production par les ouvriers conduit ces camarades à conclure de façon erronée que le principe du centralisme avait été la cause principale de la dégénérescence de la révolution et, dans le même temps, à évacuer totalement le problème de l'État de transition qui, dans la vision marxiste, est inévitable tant que les classes n'ont pas été abolies.

En conclusion de son article, lorsqu'il traite de "l'État prolétarien", Mitchell exprime à la fois les forces et les faiblesses du cadre d'analyse de la Gauche italienne. Mitchell réitère la conclusion principale de la Gauche italienne tirée de l'expérience russe, laquelle demeure pour nous une de ses contributions les plus importantes à la théorie marxiste : la compréhension du fait que l'État de transition est un mal inévitable que la classe ouvrière va devoir utiliser. Pour cette thèse, le prolétariat ne peut de ce fait pas s'identifier avec l'État de transition et va devoir maintenir une vigilance permanente afin de s'assurer qu'il ne se retourne pas contre lui comme ce faut le cas en Russie.

D'un autre côté, l'article révèle aussi certaines inconsistances au sein des positions de la Gauche italienne à l'époque. Sa conscience de la nécessité du parti communiste la conduit à défendre la notion de "dictature du parti", une vision contraire à la nécessité de l'indépendance du parti et des organes prolétariens vis-à-vis de l'État de transition. Et Mitchell insiste également sur le fait que l'État soviétique en Russie avait un caractère prolétarien, en dépit de son orientation contre-révolutionnaire, car il avait éliminé la propriété privée des moyens de production. Dans le même sens, il ne caractérise pas la bureaucratie en Russie comme nouvelle classe bourgeoise. Cette position, proche d'une certaine manière de l'analyse développée par Trotski, ne conduisait cependant pas aux mêmes conclusions politiques : contrairement au courant trotskiste, la Gauche italienne plaçait les intérêts internationaux de la classe ouvrière avant toute autre considération et rejetait toute défense de l'URSS dont elle comprenait déjà qu'elle était intégrée dans le jeu sordide de l'impérialisme mondial. De plus, on peut déjà trouver dans l'article de Mitchell des éléments qui auraient certainement permis à la Gauche italienne de parvenir à une caractérisation plus consistante du régime stalinien. Ainsi, dans une partie précédente de son article, Mitchell met en garde contre le fait que les "collectivisations" ou les nationalisations ne constituent, en elles-mêmes, en rien des mesures socialistes, en citant même un passage d'Engels d'une grande prescience sur le capitalisme d'État. Cela prit quelques années et quelques débats approfondis pour que ces inconsistances soient résolues par la Gauche italienne, en partie à travers la discussion avec d'autres courants révolutionnaires tels que la Gauche germano-hollandaise. Néanmoins, l'article fournit la preuve de la profondeur et de la rigueur de l'approche de la Gauche italienne concernant l'enrichissement du programme communiste.


Bilan n°37 (novembre - décembre 1936)

Quelques données pour une gestion prolétarienne

La Révolution russe d'octobre 1917, dans l'Histoire, doit être incontestablement considérée comme une révolution prolétarienne parce qu'elle a détruit un État capitaliste de fond en comble et qu'à la domination bourgeoise elle a substitué la première dictature achevée du prolétariat 1 (la Commune de Paris n'ayant créé que les prémices de cette dictature). C'est à ce titre qu'elle doit être analysée par les marxistes, c'est-à-dire en tant qu'expérience progressive (en dépit de son évolution contre-révolutionnaire), en tant que jalon sur la route qui mène à l'émancipation du prolétariat comme de l'humanité toute entière.

Conditions matérielles et politiques de la révolution prolétarienne

De l'amas considérable des matériaux accumulés par cet événement gigantesque, des directives définitives — dans l'état actuel des recherches — ne peuvent pas encore être dégagées pour une sûre orientation des futures révolutions prolétariennes. Mais une confrontation de certaines notions théoriques, de certaines inductions marxistes avec la réalité historique, permet d'aboutir à une première conclusion fondamentale que les problèmes complexes qui relèvent de la construction de la société sans classes doivent être indissolublement liés à un ensemble de principes fondés sur l'universalité de la société bourgeoise et de ses lois, sur la prédominance de la lutte internationale des classes.

D'autre part, la première révolution prolétarienne n'a pas, selon la perspective tracée, explosé dans les pays les plus riches et les plus évolués matériellement et culturellement, dans les pays "mûrs" pour le socialisme, mais dans un secteur retardataire, semi féodal du capitalisme. D'où la seconde conclusion — bien qu'elle ne soit pas absolue — que les conditions révolutionnaires les meilleures ont été réunies là où, à une déficience matérielle correspondait une moindre capacité de résistance de la classe dominante à la poussée des contradictions sociales. En d'autres termes, ce sont les facteurs politiques qui ont prévalu sur les facteurs matériels. Une telle affirmation, loin d'être en contradiction avec la thèse de Marx déterminant les conditions nécessaires à l'avènement d'une nouvelle société, ne fait qu'en souligner la signification profonde ainsi que nous l'avons déjà marqué dans le premier chapitre de cette étude.

La troisième conclusion, corollaire de la première, est que le problème essentiellement international de l'édification du socialisme — préface au communisme — ne peut être résolu dans le cadre d'un État prolétarien, mais sur la base d'un écrasement politique de la bourgeoisie mondiale, tout au moins dans les centres vitaux de sa domination, dans les pays les plus avancés.

S'il est indéniable qu'un prolétariat national ne peut aborder certaines tâches économiques qu'après avoir instauré sa propre domination, à plus forte raison, la construction du socialisme ne peut s'amorcer qu'après la destruction des États capitalistes les plus puissants, bien que la victoire d'un prolétariat "pauvre" puisse acquérir une immense portée, pourvu qu'elle soit intégrée dans la ligne de développement de la révolution mondiale. En d'autres termes, les tâches d'un prolétariat victorieux, par rapport à sa propre économie, sont subordonnées aux nécessités de la lutte internationale des classes.

Il est caractéristique de constater que, bien que tous les véritables marxistes aient rejeté la thèse du "socialisme en un seul pays", la plupart des critiques de la Révolution russe se sont surtout exercées sur les modalités de construction du socialisme, en partant de critères économiques et culturels plutôt que politiques, et en omettant de tirer à fond les conclusions logiques qui découlent de l'impossibilité du socialisme national.

Cependant, le problème est capital car la première expérience pratique de dictature du prolétariat doit contribuer, précisément, à dissiper les brumes qui enveloppaient encore la notion de socialisme. Et, en fait d'enseignements fondamentaux, la Révolution russe ne posa-t-elle pas — sous la forme la plus exacerbée, parce qu'étant l'expression d'une économie arriérée — la nécessité historique pour un État prolétarien, temporairement isolé, de limiter strictement son programme de construction économique ?

Le rapport de forces à l'échelle internationale détermine le rythme et les modalités de la construction du socialisme

La négation du "socialisme en un seul pays" ne peut signifier que ceci : qu'il ne s'agit pas pour l'État prolétarien d'orienter l'économie vers un développement productif qui engloberait toutes les activités de fabrication, qui répondrait aux besoins les plus variés, d'édifier, en somme, une économie intégrale qui, juxtaposée à d'autres économies semblables, constituerait le socialisme mondial. Il s'agit au maximum et seulement après le triomphe de la révolution mondiale, de développer les branches trouvant dans chaque économie nationale leur terrain spécifique et qui sont appelées à s’intégrer dans le communisme futur (le capitalisme a déjà, imparfaitement il est vrai, réalisé cela par la division internationale du travail). Avec la perspective moins favorable d'un ralentissement du mouvement révolutionnaire (situation de la Russie en 1920-21) il s'agit [remplace un mot manquant dans l'original – ndlr] d'adapter le processus de l'économie prolétarienne au rythme de la lutte mondiale des classes, mais toujours dans le sens d'un renforcement de la domination de classe du prolétariat, point d'appui pour le nouvel afflux révolutionnaire du prolétariat international.

Trotski, notamment, a souvent perdu de vue cette ligne fondamentale, bien qu'il n'ait pas manqué, quelquefois, d'assigner aux objectifs prolétariens, non la réalisation du socialisme intégral, mais la préparation des éléments de l’économie socialiste mondiale, en fonction du renforcement politique de la dictature prolétarienne.

En effet, dans ses analyses du développement de l'économie soviétique et en partant de la base juste de la dépendance de cette économie du marché mondial capitaliste, Trotski, maintes fois, traita la question comme s'il s'agissait d'un "match" sur le plan économique, entre l'État prolétarien et le capitalisme mondial.

S'il est vrai que le socialisme ne peut affirmer sa supériorité comme système de production que s'il produit plus et mieux que le capitalisme, une telle vérification historique ne peut cependant s'établir qu'au terme d'un long processus se déroulant au sein de l'économie mondiale, au terme d'une lutte acharnée entre la bourgeoisie et le prolétariat, et non du choc de la confrontation d'une économie prolétarienne et de l’économie capitaliste, car il est certain que sur la base de la compétition économique, l'État prolétarien sera inévitablement acculé à devoir recourir aux méthodes capitalistes d'exploitation du travail qui l'empêcheront de transformer le contenu social de la production. Or, fondamentalement, la supériorité du socialisme ne peut résider dans la production à "meilleur marché" — bien que ce sera là une conséquence certaine de l'expansion illimitée de la productivité du travail — mais elle doit s'exprimer par la disparition de la contradiction capitaliste entre la production et la consommation.

Trotski nous parait avoir incontestablement fourni des armes théoriques à la politique du Centrisme en partant de critères tels que : "la course économique avec le capital mondial", "l'allure du développement comme facteur décisif"; la "comparaison des vitesses de développement", "le critérium du niveau d'avant guerre", etc., qui, tous, s'apparentent étroitement au mot d'ordre centriste : "rattraper les pays capitalistes". C'est pourquoi l'industrialisation monstrueuse qui a poussé dans la misère des ouvriers russes, si elle est le produit direct de la politique centriste, est aussi l'enfant "naturel" de l'opposition russe "Trotskiste". Cette position de Trotski résulte, d'ailleurs, des perspectives qu'il traça pour l'évolution capitaliste, après le recul de la lutte révolutionnaire internationale. C'est ainsi que toute son analyse de l'économie soviétique telle qu'elle évolua après la NEP fit, de son propre aveu, volontairement abstraction du facteur politique international : "il faut trouver les solutions pratiques du moment en tenant compte, autant que possible, de tous les facteurs dans leur conjonction instantanée. Mais quand il s’agit de la perspective du développement pour toute une époque, il faut absolument séparer les facteurs "saillants", c’est-à-dire, avant tout, le facteur politique" (Vers le Capitalisme ou vers le Socialisme). Une méthode d'analyse aussi arbitraire entraînait naturellement à considérer "en soi" les problèmes de gestion de l'économie soviétique plutôt qu'en fonction du déroulement du rapport mondial des classes.

La question que Lénine posait après la NEP : "lequel battra l'autre !" était ainsi transposée du terrain politique — où il l’avait placée — sur le terrain strictement économique. L'accent était mis sur la nécessité d'égaler les prix du marché mondial par la diminution des prix de revient (donc, en pratique, surtout du travail payé ou salaires). Ce qui revenait à dire que l'État prolétarien ne devait pas se borner à subir comme un mal inévitable une certaine exploitation de la force de travail, mais qu'il devait, par sa politique, favoriser [remplace le mot "sanctionner" dans l'original – ndlr] une exploitation plus grande encore en faisant de celle-ci un élément déterminant du processus économique acquérant ainsi un contenu capitaliste. En fin de compte, la question n’était-elle pas ramenée dans le cadre d’un socialisme national lorsqu'on envisageait la perspective de "vaincre la production capitaliste sur le marché mondial avec les produits de l'économie socialiste" (c’est à dire de l’URSS) et qu’on considérerait qu'il s'agissait là d'une "lutte du socialisme (!) contre le capitalisme" (?). Avec une telle perspective, il était évident que la bourgeoisie mondiale pouvait sereinement se rassurer sur le sort de son système de production.

Le communisme de guerre et la NEP

Nous voudrions ouvrir ici une parenthèse pour essayer d'établir la véritable signification théorique et historique de deux phases capitales de la Révolution Russe ; le "communisme de guerre" et la NEP. La première correspondant à la tension sociale extrême de la guerre civile, la seconde, à la substitution de la lutte armée et à une situation internationale de reflux de la révolution mondiale.

Cet examen nous parait d'autant plus nécessaire que ces deux phénomènes sociaux, indépendamment de leurs aspects contingents, peuvent fort bien réapparaître dans d'autres révolutions prolétariennes avec une intensité et un rythme correspondant, certes, en rapport inverse, au degré de développement capitaliste des pays en cause. Il importe donc de déterminer leur place exacte dans la période de transition.

Il est certain que le "communisme de guerre", version russe, ne sortit pas d'une gestion prolétarienne "normale" s’exerçant en vertu d'un programme préétabli, mais d'une nécessité politique correspondant à une poussée irrésistible de la lutte armée des classes. La théorie dut temporairement céder la place à la nécessite d'écraser politiquement la bourgeoisie ; c’est pourquoi l'économique se subordonna au politique, mais au prix de l'effondrement de la production et des échanges. Donc, en réalité, la politique du "communisme de guerre" entra progressivement en contradiction avec toutes les prémisses théoriques développées par les bolcheviks dans leur programme de la révolution, non pas que ce programme se fut révélé erroné, mais parce que sa modération même, fruit de la "raison économique" (contrôle, ouvrier, nationalisation des banques, capitalisme d'État) encouragea la bourgeoisie à la résistance armée. Les ouvriers ripostèrent par des expropriations massives et accélérées que des décrets de nationalisation ne durent que consacrer. Lénine ne manqua pas de jeter l'alarme contre ce "radicalisme" économique en prédisant qu’à cette allure le prolétariat serait vaincu. Effectivement, au printemps de 1921, les bolcheviks durent constater, non pas qu'ils étaient vaincus, mais qu'ils avaient échoué dans leur tentative bien involontaire de "prendre le socialisme d'assaut". Le "communisme de guerre" avait été essentiellement une mobilisation coercitive de l'appareil économique en vue d’éviter la famine du prolétariat et d’assurer le ravitaillement des combattants. Ce fut surtout un "communisme" de consommation ne contenant, sous sa forme égalitaire, aucune substance socialiste. La méthode de réquisition des excédents agricoles n'avait pu qu'abaisser considérablement la production : le nivellement des salaires avait fait s'effondrer la productivité du travail et le centralisme autoritaire et bureaucratique, imposé par les circonstances, ne fut qu'une déformation du centralisme rationnel. Quant à l'étouffement des échanges (auquel correspondit un épanouissement du marché clandestin) et la disparition pratique de la monnaie (payements en nature et gratuité des services), c'était là des phénomènes accompagnant, au sein de la guerre civile, l'effondrement de toute vie économique proprement dite, et non pas des mesures issues d'une gestion prolétarienne tenant compte des conditions historiques. En bref, le prolétariat russe paya l'écrasement en bloc de son ennemi de classe d'un appauvrissement économique que la révolution triomphante, dans des pays hautement développés, aurait considérablement atténué, même si elle n'aurait [remplace "n'avait" dans l'original – ndlr] pas modifié profondément la signification du "communisme de guerre", en aidant la Russie à "sauter" des phases de son développement.

Les marxistes n'ont jamais nié que la guerre civile — qu'elle précédât, accompagnât ou suivît la prise du pouvoir par le prolétariat — contribuerait à abaisser temporairement le niveau économique, car ils savent maintenant jusqu'à quel degré ce niveau peut descendre pendant la guerre impérialiste. C’est ainsi que, d'une part, dans les pays retardataires, la rapide dépossession politique d'une bourgeoisie organiquement faible fut et sera suivie d'une longue lutte désorganisatrice, si cette bourgeoisie conserve la possibilité d’épuiser des forces dans de larges couches sociales (en Russie, ce fut l'immense paysannerie, inculte et manquant d'expérience politique, qui les lui procura) ; d'autre part, dans les pays capitalistes développés où la bourgeoisie est politiquement et matériellement puissante, la victoire prolétarienne très probablement suivra — et non précédera — une phase plus ou moins longue d'une guerre civile, violente, acharnée, matériellement désastreuse tandis que la phase de "communisme de guerre" consécutive à la Révolution, pourra fort bien ne pas survenir.

La NEP, considérée sous l'angle absolu, et pour autant qu'on se borne à la placer brutalement en opposition avec le "communisme de guerre", apparaît incontestablement comme marquant un recul sérieux vers le capitalisme, au travers du retour au marché "libre", a la petite production "libre", à la monnaie.

Mais ce "recul" est rétabli sur ses véritables bases si nous nous rapportons aux considérations que nous avons émises en traitant des catégories économiques, c’est-à-dire, que nous devons caractériser la NEP (indépendamment de ses traits accentués et spécifiquement russes) comme un rétablissement de conditions "normales" d'évolution de l'économie transitoire et, pour la Russie, comme un retour au programme initial des bolcheviks, bien que la NEP se maintînt bien au delà de ce programme, après le passage du "rouleau compresseur" de la guerre civile.

La NEP, dégagée de ses aspects contingents est la forme de gestion économique à laquelle devra recourir toute autre révolution prolétarienne.

Telle est la conclusion qui s'impose à ceux qui ne subordonnent pas les possibilités de gestion prolétarienne à l'anéantissement préalable de toutes les catégories et formes capitalistes (idée qui procède de l'idéalisme et non du marxisme) mais font, au contraire, découler cette gestion de la survivance inévitable, mais temporaire, de certaines servitudes bourgeoises.

Il est vrai qu'en Russie, l'adoption d'une politique économique adaptée aux conditions historiques de transition du capitalisme au communisme se réalisa dans le plus lourd et le plus menaçant des climats sociaux, issu d'une situation internationale d'affaissement révolutionnaire et d'une détresse intérieure exprimée par la famine et l'épuisement total des masses ouvrières paysannes. C'est pourquoi, sous ses traits historiques et particuliers, la NEP russe dissimula sa signification générale.

Sous la pression même des événements, la NEP représenta la condition sine qua non du maintien de la dictature prolétarienne, qu'elle sauvegarda en effet. Pour cette raison, il ne pouvait être question de capitulation du prolétariat, lequel ne réalisa aucun compromis politique avec la bourgeoisie mais seulement une retraite économique de nature à faciliter le rétablissement de positions de départ pour une évolution progressive de l'économie. En réalité, la guerre des classes, en se déplaçant du terrain de la lutte armée sur celui de la lutte économique, en prenant d'autres formes, moins brutales, plus insidieuses, mais plus redoutables aussi, n'était nullement condamnée à s'atténuer, bien au contraire. Le point capital, pour le prolétariat, était de la conduire dans le sens de son propre renforcement et toujours en liaison avec les fluctuations de la lutte internationale. Dans son acceptation générale de la phase de la période transitoire, la NEP est génératrice d'agents de l’ennemi capitaliste, au même titre que l’économie de transition elle-même — pas davantage — dans la mesure donc où elle ne s'est pas maintenue sur une ferme ligne le classe. C'est encore et toujours la politique prolétarienne qui reste le facteur décisif. C'est [mot ajouté par la rédaction] sur cette base seulement que peut être analysée l'évolution de l'état soviétique. Nous y reviendrons.

Le programme économique d'une révolution prolétarienne

Dans les limites historiques assignées au programme économique d'une révolution prolétarienne, ses points fondamentaux peuvent être résumés comme suit : a) la collectivisation des moyens de production et d'échange déjà "socialisés" par le capitalisme ; b) la monopolisation du commerce extérieur par l'État prolétarien, arme économique d'une importance décisive ; c) un plan de production et de répartition des forces productives s’inspirant des caractéristiques structurelles de l'économie et de la fonction spécifique qu'elle sera appelée à exercer au sein de la division mondiale et sociale du travail, mais qui doit mettre en évidence la réalisation de normes vitales destinées à renforcer la position matérielle du prolétariat dans le processus économique et social ; d) un plan de liaison avec le marché capitaliste mondial, appuyé sur le monopole du commerce extérieur et visant à l'obtention des moyens de production et des objets de consommation déficients, et qui doit être subordonné au plan fondamental de production. Les deux directives essentielles devant être de contenir la pression et les fluctuations du marché mondial et d’empêcher l'intégration de l'économie prolétarienne à ce marché.

Il est évident que si la marche de réalisation d'un tel programme dépend, dans une certaine mesure, du degré de développement des forces productives et du niveau culturel des masses ouvrières, là se règle cependant essentiellement la puissance politique du prolétariat, la solidité de son pouvoir, le rapport des classes à l'échelle nationale et internationale sans qu'aucune dissociation puisse évidemment être faite entre facteurs matériels, culturels, politiques, qui s'interpénètrent étroitement. Mais nous répétons que, pour ce qui est par exemple du mode d'appropriation des richesses sociales, si la collectivisation est une mesure juridique aussi nécessaire à l'instauration du socialisme que le fut l'abolition de la propriété féodale à l'instauration du capitalisme, elle n'entraîne pas automatiquement le bouleversement du processus de la production. Engels nous avait déjà mis en garde contre cette tendance à considérer la propriété collective comme la panacée sociale, lorsqu'il montra qu'au sein de la société capitaliste "ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, cela est évident. Et l'État moderne n'est à son tour que l'organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiètements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L'État moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d'État sur les forces productives n'est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d'accrocher la solution". (Anti Duhring - Troisième partie : Socialisme ; notions théoriques). Et Engels ajoute que la solution consiste à saisir la nature et la fonction des forces sociales qui agissent sur les forces productives, pour ensuite les soumettre à la volonté de tous et transformer les moyens de production de "maîtres despotiques en serviteurs dociles".

Celte volonté collective, c'est évidemment le pouvoir politique du prolétariat qui peut seul la déterminer et faire que le caractère social de la propriété soit transformé, qu'elle perde son caractère de classe.

Les effets juridiques de la collectivisation peuvent d'ailleurs être singulièrement limités par une économie arriérée et celle-ci par conséquent, rend encore plus décisif le facteur politique.

En Russie il existait une masse énorme d'éléments capables d’engendrer une nouvelle accumulation capitaliste et une différentiation dangereuse des classes auxquelles le prolétariat ne pouvait parer que par la plus énergique des politiques de classe, seule capable de garder l’État pour la lutte prolétarienne.

Il est indéniable qu'avec le problème agraire, celui de la petite industrie constitue la pierre d’achoppement pour toute dictature prolétarienne, un lourd héritage que le capitalisme transmet au prolétariat et qui ne disparaît pas par simples décrets. On peut même affirmer que [mot ajouté par la rédaction] le problème central qui s'imposera à la révolution prolétarienne dans tout les pays capitalistes (sauf peut être en Angleterre), c'est la lutte la plus implacable contre les petits producteurs de marchandises et les petits paysans, lutte d'autant plus ardue qu'il ne pourra être question d'exproprier ces couches sociales par la violence. L'expropriation de la production privée n'est économiquement réalisable que par rapport aux entreprises qui sont déjà centralisées et "socialisées" et non par rapport aux entreprises individuelles que le prolétariat est encore incapable de gérer à moindres frais et de rendre plus productives, auxquelles donc il ne peut se relier et qu'il ne peut contrôler que par la voie du marché ; c'est là un truchement nécessaire pour organiser la transition du travail individuel au travail collectif. De plus, il est impossible d'envisager la structure de l'économie prolétarienne d'une manière abstraite, comme une juxtaposition de types de production à l'état pur, basés sur des rapports sociaux opposés, "socialistes", capitalistes ou précapitalistes et qui évolueraient uniquement sous l'action de la concurrence. C'est là la thèse du centrisme qui fut reprise de Boukharine qui considérait que tout ce qui était collectivisé devenait "ipso facto" socialiste et que par là, le secteur petit-bourgeois et paysan était inévitablement entraîné dans le giron du socialisme. Mais en réalité, chaque sphère de production porte plus ou moins profondément l'empreinte de son origine capitaliste et il n'y a donc pas juxtaposition, mais interpénétration d’éléments contradictoires qui se combattent sous la poussée d'une lutte des classes se développant avec encore plus d'acharnement, bien que sous des formes moins brutales que pendant la période de guerre civile ouverte. Dans cette bataille, le prolétariat, appuyé sur l'industrie collectivisée, doit avoir pour directive de soumettre à son contrôle, jusqu'à leur anéantissement total, toutes les forces économiques et sociales du capitalisme, déchu politiquement. Mais il ne peut commettre la mortelle erreur de croire que, parce qu'il a nationalisé la terre et les moyens de production fondamentaux, il a élevé un barrage infranchissable à l'activité des agents bourgeois : le processus, aussi bien politique qu'économique poursuit son cours dialectique et le prolétariat ne peut l'orienter vers la société sans classes qu’à la condition de se renforcer intérieurement comme extérieurement.

La question agraire

La question agraire est certainement une des données essentielles du problème complexe des rapports entre prolétariat et petite bourgeoisie tel qu'il se pose après la Révolution. Rosa Luxemburg marquait fort justement que même le prolétariat occidental au pouvoir, agissant dans les conditions les plus favorables dans ce domaine "se casserait plus d'une dent sur cette dure noix, avant, d'être seulement sorti des plus grosses parmi les mille difficultés complexes de cette besogne gigantesque."

Il n'est donc pas question pour nous de trancher ce problème, même dans ses lignes essentielles, et nous nous bornerons à en poser les éléments fondamentaux : la nationalisation intégrale du sol et la fusion de l'industrie et de l'agriculture.

La première mesure est un acte juridique parfaitement réalisable, immédiatement après la prise du pouvoir, parallèlement avec la collectivisation des grands moyens de production, tandis que la seconde ne peut être qu'un produit du processus d'ensemble de l'économie, un résultat qui s'intègre à l'organisation socialiste mondiale. Ce ne sont donc pas deux actes simultanés, mais échelonnés dans le temps, le premier conditionnant le second et les deux réunis, conditionnant la socialisation agraire. En soi, la nationalisation du sol ou abolition de la propriété privée n'est pas une mesure spécifiquement socialiste, mais avant tout bourgeoise, permettant de parachever la révolution bourgeoise démocratique.

Conjuguée avec la jouissance égale de la terre, elle constitue l'étape la plus révolutionnaire, la plus extrême de cette révolution, mais tout en étant donc, suivant l'expression de Lénine, "le fondement le plus parfait du point de vue du développement du capitalisme, elle est en même temps le régime agraire le plus souple pour le passage au socialisme". La faiblesse des critiques de R. Luxemburg à l'égard du programme agraire des bolcheviks (La Révolution russe) porte précisément sur les points suivants : en premier lieu, elle n'a pas souligné que "la prise immédiate de la terre par les paysans" tout en n'ayant absolument rien de commun avec une société socialiste — ce en quoi nous sommes parfaitement d'accord — représentait cependant une étape inévitable et transitoire (surtout en Russie) du capitalisme au socialisme, et bien qu'elle ait dû considérer que c'était "la formule la plus courte, la plus simple et la plus lapidaire pour atteindre un double but : briser la grande propriété et attacher du premier coup les paysans au gouvernement révolutionnaire et que, comme mesure politique pour la consolidation du gouvernement socialiste prolétarien, c'était une tactique de premier ordre", ce qui était évidemment l'élément fondamental de la situation. En second lieu, elle n'a pas mis en évidence que le mot d'ordre "la terre aux paysans", repris par les bolcheviks du programme des socialistes révolutionnaires avait été appliqué sur la base de la suppression intégrale de la propriété privée foncière et non pas, comme R. Luxemburg l'affirme, sur la base du passage de la grande propriété foncière à une multitude de petites propriétés paysannes individuelles. Il n'est pas juste de dire (il suffit de revoir les décrets sur la nationalisation) que le partage des terres s'est étendu aux grandes exploitations techniquement développées, puisque celles-ci ont au contraire, dans la suite, formé la structure des "sovkhozes" ; elles étaient, il est vrai, fort peu importantes par rapport à l'ensemble de l'économie agraire.

Remarquons, en passant, que R. Luxemburg en traçant son programme agraire, passait sous silence l'expropriation intégrale du sol qui faisait cependant place nette aux mesures ultérieures, tandis qu'elle visait uniquement la nationalisation de la grande et moyenne propriété.

Enfin, eu troisième lieu, R. Luxemburg s'est bornée à montrer les côtés négatifs du partage des terres (mal inévitable), à dénoncer qu'il ne pouvait supprimer "mais seulement accroître l'inégalité sociale et économique au sein de la paysannerie, y aggraver les oppositions de classes", alors que ce fut justement le développement de la lutte des classes à la campagne qui permit au pouvoir prolétarien de se consolider en attirant à lui les prolétaires et semi prolétaires paysans et que se forma la prémisse sociale qui, avec une ferme direction de la lutte, aurait étendu de plus en plus l'influence du prolétariat et assuré sa victoire à la campagne. R. Luxemburg sous-estima incontestablement cet aspect politique du problème agraire et le rôle fondamental qu'avait à jouer le prolétariat, s'appuyant sur la domination politique et la possession de la grande industrie.

Il serait vain de méconnaître que le prolétariat russe se trouvait devant des données extrêmement complexes. Du fait de la dispersion innombrable des petits paysans, les effets de la nationalisation se trouvèrent très limités. Il ne faut pas oublier que la collectivisation du sol n'entraîne pas nécessairement celle des moyens de production qui y sont [mots ajoutés par la rédaction] rattachés. Ce ne fut vrai en Russie que pour 8%. seulement de ces derniers tandis que 92% restèrent la possession privée des paysans alors que, par contre, dans l'industrie, la collectivisation atteignit 89% des forces productives, 97% en y ajoutant les chemins de fer, et 99% pour l'industrie lourde seule 2.

Bien que l'outillage agricole ne représentât qu'un peu plus du tiers de l'outillage total, il existait là une base étendue pour un développement favorable des rapports capitalistes, en tenant compte de la masse énorme des paysans. Et il est évident qu'au point de vue économique, l'objectif central capable de contenir et de résorber ce développement ne pouvait être que l'organisation de la grande production agricole industrialisée, à technique élevée. Mais cela était subordonné à l'industrialisation générale et, par conséquent, à l'aide prolétarienne des pays avancés. Pour ne pas se laisser enfermer dans le dilemme : périr ou apporter des outils et des objet de consommation aux petits paysans, le prolétariat — tout en faisant le maximum pour amener l'équilibre entre la production agricole et la production industrielle — avait donc à porter son effort principal sur le terrain de la lutte des classes à la campagne, aussi bien qu'à la ville, avec devant lui, toujours, la perspective du rattachement de cette lutte au moment révolutionnaire mondial. S'allier au paysan pauvre pour lutter contre le paysan capitaliste tout en poursuivant, l'anéantissement des petits producteurs, seule condition pour créer la production collective, voilà la tâche apparemment paradoxale qui s'imposait an prolétariat dans la politique au village.

Pour Lénine, cette alliance était seule capable de sauvegarder la révolution prolétarienne jusqu'à l'insurrection d'autres prolétariats, mais elle impliquait, non pas la capitulation du prolétariat devant la paysannerie, mais l’unique condition pour vaincre l'hésitation petite bourgeoisie des paysans oscillant entre la bourgeoisie et le prolétariat de par leur situation économique et sociale et leur incapacité de mener une politique indépendante, et finalement les entraîner dans le procès du travail collectif. "Anéantir" les petits producteurs ne signifie pas les écraser par la violence mais, comme le disait Lénine (en 1918) "les aider à aller jusqu'au capitalisme "idéal" car l'égalité dans la jouissance du sol, c'est le capitalisme porté à son idéal au point de vue du petit producteur ; en même temps, il faut leur faire toucher du doigt les côtés défectueux de ce système et la nécessité du passage à la culture collective." Il n'est pas étonnant que durant les trois années terribles de guerre civile, la méthode expérimentale n'ait pu éclairer la conscience "socialiste" des paysans russes. Si, pour garder la terre contre les bandes blanches, ils soutinrent le prolétariat, ce fut au prix de leur appauvrissement économique et des réquisitions, vitales pour l'État prolétarien.

Et la NEP, bien que rétablissant un champ d'expérience plus normal, dut aussi rétablir la "liberté et le capitalisme" mais ce fut surtout en faveur des paysans capitalistes, rançon énorme qui fit dire à Lénine qu'avec l'impôt en nature, "les koulaks allaient pousser là où ils ne pouvaient pousser auparavant". Sous la direction du centrisme, incapable de résister à cette pression de la bourgeoisie renaissante sur l'appareil économique, les organes étatiques et le parti, mais incitant au contraire les paysans moyens à l'enrichissement, rompant avec les paysans pauvres et le prolétariat, le résultat ne pouvait être que celui que nous connaissons. Coïncidence parfaitement logique : 10 ans après l'insurrection prolétarienne, le déplacement considérable du rapport des forces en faveur des éléments bourgeois correspondit à l'introduction des plans quinquennaux sur la réalisation desquels allait se greffer une exploitation inouïe du prolétariat.

La révolution russe a tenté de résoudre le problème complexe des rapports entre prolétariat et paysannerie. Elle a échoué non parce que, en l'occurrence, une révolution prolétarienne ne pouvait, parait-il, aboutir, et qu'on se trouvait uniquement en présence d'une révolution bourgeoise, ainsi que les Otto Bauer et autres Kautsky se sont plus à nous affirmer, mais parce que les bolcheviks n'étaient pas armés des principes de gestion fondés sur l'expérience historique, qui leur auraient assuré la victoire économique et politique.

Pour avoir exprimé et dégagé l'importance politique du problème agraire, la révolution russe représente toutefois un apport à la somme des acquisitions historiques du prolétariat mondial. Il faut ajouter que les thèses du 2e Congrès de l'I.C. sur cette question ne paraissent pas pouvoir être maintenues intégralement et que notamment le mot d'ordre de "la terre aux paysans" doit être réexaminé et restreint dans sa portée.

En s'inspirant des travaux de Marx sur la Commune de Paris et développés par Lénine, les marxistes ont réussi à faire la nette démarcation entre le centralisme exprimant la forme nécessaire et progressive de l'évolution sociale et ce centralisme oppressif cristallisé dans l'État bourgeois. Tout en s'appuyant sur le premier, ils luttèrent pour la destruction du second. C'est sur cette position matérialiste indestructible qu'ils ont vaincu scientifiquement l'idéologie anarchiste. Et pourtant, la révolution russe a fait rebondir cette célèbre controverse qui paraissait bien enterrée.

Maintes critiques qui s'en inspirèrent ont cru pouvoir rejeter la responsabilité de l'évolution contre-révolutionnaire de l’URSS, notamment sur le fait que le centralisme économique et social ne fut pas aboli en même temps que la machine étatique du capitalisme et remplacé par un sorte de système "d'auto détermination des masses ouvrières". C'était en somme exiger du prolétariat russe, pour ce qui était de sa conscience sociale, qu'il fît le saut par dessus la période transitoire, tout comme lorsqu'on préconisait la suppression de la valeur, du marché, des inégalités de salaires et autres scories bourgeoises. Autrement dit, c’était confondre deux notions du Centralisme, absolument opposées dans le temps, en même temps que rejoindre — qu’on le voulut ou non — l'opposition utopique des anarchistes à "l'autoritarisme" régissant toute la période transitoire (bien que sous des formes dégressives). Il est abstrait d’opposer le principe d'autonomie au principe d'autorité. Comme le faisait remarquer Engels, en 1873, ce sont des notions toutes relatives liées à l'évolution historique et au processus de la production.

Le centralisme économique et politique de la dictature du prolétariat

Sur la base d'une évolution qui va du communisme primitif, au capitalisme impérialiste et "retournera" au communisme civilisé, les formes organiques centralisées du "cartellisme" et de la "trustisation" capitalistes poussent sur l'autonomie sociale primitive pour se diriger vers "l’administration des choses", qui est bien l'organisation "anarchique" en dépit du fait que l'autorité y résistera quand même dans une certaine mesure, mais sera "restreinte aux seules limites à l'intérieur desquelles les conditions de la production la rendent inévitable" (Engels). L'essentiel est [mot illisible dans l'original et interprété par la rédaction] donc de ne pas vouloir brûler utopiquement les étapes, ni de croire qu'on a changé la nature du centralisme et le principe d'autorité lorsqu'on en aura changé le nom. Les internationalistes hollandais, par exemple, n'ont échappé ni à l'analyse fondée sur l'anticipation xxx [mot illisible dans l'original et ininterprétable ; ndlr] ni à la "commodité" théorique qu’une telle analyse assure (cf. leur ouvrage déjà cité, Essai sur le développement de la société communiste).

Leur critique du centralisme sur la base de l'expérience russe fut d'autant plus facile qu'elle s'attacha uniquement à [mot illisible dans l'original et interprété par la rédaction] la phase du "communisme de guerre" engendrant la dictature bureaucratique sur l'économie, alors que nous savons que, par après, la NEP favorisa, au contraire, une large "décentralisation" économique. Les bolcheviks auraient "voulu" supprimer le marché (nous savons qu'il n'en fut rien) en y substituant le Conseil économique supérieur et, ainsi, ils auraient porté [remplace "porteraient" dans l'original ; ndlr] la responsabilité d'avoir transformé la dictature du prolétariat en dictature sur le prolétariat. Donc pour les camarades hollandais, parce que en fonction des nécessités de la guerre civile le prolétariat russe dut s'imposer un appareil économique et politique centralisé et simplifié à l'extrême, il aurait perdu le contrôle de sa dictature alors que justement, dans le même temps, il exterminait politiquement la classe ennemie. A cet aspect politique de la question, qui pour nous est fondamental, les camarades hollandais ne se sont malheureusement pas attardés !

D'autre part, répudiant l'analyse dialectique en sautant l'obstacle du centralisme, ils en sont arrivés à se payer réellement de mots eu considérant non la période transitoire, la seule intéressant les marxistes du point de vue des solutions pratiques, mais la phase évoluée du communisme. Il est dès lors facile de parler d'une "comptabilité sociale générale en tant que centrale économique où affluent tous les courants de la vie économique, mais qui n'a pas la direction de l'administration ni le droit de disposition sur la production et la répartition qui n'a que la disposition d'elle-même" (!) (P 100/101.)

Et ils ajouteront que "dans l’association des producteurs libres et égaux, le contrôle de la vie économique n'émane pas de personnes ou d'instances mais résulte de l'enregistrement public du cours réel de la vie économique. Cela signifie : la production est contrôlée par la reproduction" (P. 135) ; autrement dit : "la vie économique se contrôle par elle-même au moyen du temps de production social moyen." (!)

Avec de telles formulations, les solutions relatives à la gestion prolétarienne ne peuvent évidemment avancer d'un pas, car la question brûlante qui se pose au prolétariat n'est pas de chercher à deviner le mécanisme de la société communiste, mais la voie qui y conduit.

Les camarades hollandais ont, il est vrai, proposé une solution immédiate : pas de centralisation économique ni politique qui ne peut revêtir que des formes oppressives, mais le transfert de la gestion aux organisations d'entreprises qui coordonnent la production au moyen d'une "loi économique générale". Pour eux, l'abolition de l'exploitation (donc des classes) ne paraît pas se réaliser dans un long processus historique, enregistrant une participation sans cesse croissante des masses à l'administration sociale, mais dans la collectivisation des moyens de production, pourvu que celle-ci implique pour les conseils d'entreprises le droit de disposer, et de ces moyens de production, et du produit social. Mais outre qu'il s'agit ici d'une formulation qui contient sa propre contradiction, puisqu'elle revient à opposer la collectivisation intégrale (propriété à tous, mais à personne en particulier) à une sorte de "collectivisation" restreinte, dispersée entre groupes sociaux (la société anonyme est aussi une forme partielle de collectivisation), elle ne tend tout simplement qu'à substituer une solution juridique (le droit de disposition des entreprises) à l'autre solution juridique qu'est l'expropriation de la bourgeoisie. Or, nous avons vu précédemment que cette expropriation de la bourgeoisie n'est que la condition initiale de la transformation sociale (encore que la collectivisation intégrale ne soit pas immédiatement réalisable), alors que la lutte des classes se poursuit, comme avant la Révolution, mais sur des hases politiques qui permettent au prolétariat de lui imprimer un cours décisif.

L'analyse des internationalistes hollandais s'éloigne incontestablement du marxisme parce qu'elle ne met jamais en évidence cette vérité, pourtant fondamentale, que le prolétariat est encore obligé de supporter le "fléau" de l'État jusqu'à la disparition des classes, c'est-à-dire jusqu’à l'abolition du capitalisme mondial. Mais souligner une telle nécessité historique, c'est admettre que les fonctions étatiques se confondent encore temporairement avec la centralisation, bien que celle-ci, sur la base de la destruction de la machine oppressive du capitalisme, ne s'oppose plus nécessairement au développement de la culture et de la capacité de gestion des masses ouvrières. Au lieu de rechercher la solution de ce développement dans les limites des données historiques et politiques, les internationalistes Hollandais ont cru la trouver dans une formule d'appropriation à la fois utopique et rétrograde qui, de plus, n'est pas aussi nettement opposée au "droit bourgeois" qu'ils pourraient se l'imaginer. De plus, si on admet que le prolétariat, dans son ensemble n'est nullement préparé culturellement à résoudre par "lui-même" les problèmes complexes de gestion sociale (et c'est une réalité s'appliquant au prolétariat le plus avancé comme au plus inculte) que vaut alors concrètement le "droit de disposition" sur les usines et la production qui lui serait "garanti" ?

Les ouvriers russes ont eu effectivement les usines en mains et ils n'ont pas pu les gérer. Cela signifie-t-il qu'ils n'avaient pas à exproprier les capitalistes ni à prendre le pouvoir ? Auraient-ils dû "attendre" d'avoir pu se mettre à l'école du capitalisme occidental, d'avoir acquis la culture de l'ouvrier anglais ou allemand ?... S'il est vrai que ceux-ci sont déjà cent fois plus aptes à affronter les tâches gigantesques de la gestion prolétarienne que ne l'était l'ouvrier russe en 1917, il est également vrai qu'il leur est impossible de forger, dans l'ambiance pestilentielle du capitalisme et de l'idéologie bourgeoise, une conscience sociale "intégrale" qui, pour leur permettre de résoudre "par eux-mêmes" tous les problèmes posés, devrait être celle-là même qu'ils posséderont seulement dans le communisme achevé. Historiquement, c'est le parti qui concentre cette conscience sociale et encore ne peut-il la développer que sur la base de l'expérience ; c'est-à-dire qu'il n'apporte pas des solutions toutes faites, mais qu'il les élabore au feu de la lutte sociale, après (surtout après) comme avant la Révolution. Et dans cette tâche colossale, loin de s'opposer au prolétariat, le parti se confond avec lui, parce que sans la collaboration active et grandissante des masses, il doit lui-même devenir la proie des forces ennemies. "L'administration par tous" est la pierre d'achoppement de toute révolution prolétarienne. Mais l'Histoire pose la seule alternative : ou bien nous commençons la révolution socialiste "avec les hommes tels qu'ils sont aujourd’hui et qui ne se passeront ni de subordination ni de contrôle ni de contremaître ni de comptables" (Lénine) ou bien la Révolution ne sera pas.

La dualité de l'Etat de la période de transition dans l'analyse marxiste

Au chapitre traitant de l'État transitoire, nous avions déjà rappelé que l'État doit son existence à la division de la société en classes. Dans le communisme primitif, il n'y avait pas d’État. Dans le communisme supérieur, il n'y en aura pas davantage. L'État disparaîtra avec l’objet qui l'a fait naître : l'exploitation de classe. Mais tant que l'État existe, quel qu'il soit il conserve ses traits spécifiques, il ne peut changer de nature et ne peut pas ne pas être l'État, c’est-à-dire un organisme oppressif, coercitif, corruptif. Ce qui change, dans le cours de l'Histoire, c’est sa fonction. Au lieu d’être l'instrument des maîtres d’esclaves, il sera celui des féodaux, puis celui de la bourgeoisie. Il sera l'instrument de fait de la conservation des privilèges de la classe dominante. Celle ci ne pourra donc être menacée par son propre État, mais par de nouveaux privilèges se développant au sein de la société au profit d’une classe montante. La révolution politique qui s'ensuivra sera la conséquence juridique d'une transformation de la structure économique déjà amorcée, triomphe de la nouvelle forme d’exploitation sur l'ancienne. C'est pourquoi la classe révolutionnaire, sur la base des conditions matérielles qu'elle aura fondées et consolidées au sein de l'ancienne société pendant des siècles pourra sans crainte ni méfiance, s'appuyer sur son État qui ne sera que le perfectionnement du précédent pour organiser et développer son système de production. Cela est d'autant plus vrai pour la classe bourgeoise qu’elle est la première classe dans l'histoire exerçant une domination mondiale et que son État concentre tout ce qu’une classe exploiteuse peut accumuler de moyens d'oppression. Il n'y a pas opposition mais collusion intime, indestructible entre la bourgeoisie et son État. Cette solidarité ne s'arrête pas à des frontières nationales, elle les déborde, parce qu’elle dépend de racines profondes dans le capitalisme international.

Au contraire, avec la fondation de l’État prolétarien, le rapport historique entre la classe dominante et l'État se trouve modifié. Il est vrai que l'État prolétarien, bâti sur les ruines de l’État bourgeois est cependant l'instrument de la domination du prolétariat. Cependant il ne se pose pas en défenseur de privilèges sociaux dont les bases matérielles auraient été jetées à l’intérieur de la société bourgeoise, mais en destructeur de tout privilège. Il exprime un nouveau rapport de domination (de la majorité sur la minorité) comme un nouveau rapport juridique (l'appropriation collective). Par contre, puisqu'il reste sous l'influence du climat de la société capitaliste (parce qu'il ne peut y avoir de simultanéité dans la révolution), il est encore représentatif "du droit bourgeois". Celui-ci vît toujours, non seulement dans le déroulement social et économique, mais dans le cerveau de millions de prolétaires. C’est ici que se révèle la dualité de l'État transitoire : d'une part, comme arme dirigée contre la classe expropriée, il révèle son côté "fort" ; d'autre part, comme organisme appelé, non pas à consolider un nouveau système d'exploitation mais à les abolir tous, il découvre son côté "faible" parce que, par nature et par définition, il tend à redevenir le pôle d'attraction des privilèges capitalistes. C'est pourquoi, alors qu'entre la bourgeoisie et l'État bourgeois il ne peut y avoir d'antagonisme, il en surgit un entre le prolétariat et l'État transitoire.

Ce problème historique trouve son expression négative dans le fait que l'État transitoire peut fort bien être amené à jouer un rôle contre-révolutionnaire dans la lutte internationale des classes, alors qu’il conserve le type prolétarien si les bases sociales sur lesquelles il a été édifié ne sont pas modifiées. Le prolétariat ne peut s'opposer au développement de cette contradiction latente que par la politique de classe de son parti et l'existence vigilante de ses organisations de masses (syndicats. soviets, etc.) au moyen desquelles il exercera un contrôle indispensable sur l'activité étatique et défendra ses intérêts spécifiques. Ces organisations ne pourront disparaître qu'avec la nécessité qui les a fait naître, c'est-à-dire la lutte des classes. Une telle conception s'inspire uniquement des enseignements marxistes, car la notion de l'antidote prolétarien dans l'État transitoire a été défendue par Marx et Engels aussi bien que par Lénine, ainsi que nous l'avons établi précédemment.

La présence agissante d'organismes prolétariens est la condition pour que l'État reste asservi au prolétariat et non le témoignage qu'il s'est retourné contre les ouvriers. Nier le dualisme contradictoire de l'État prolétarien, c'est fausser la signification historique de la période de transition.

Certains camarades considèrent, au contraire, que cette période doit exprimer l’identification des organisations ouvrières avec l'État (camarade Hennaut, Nature et évolution de l'État russe - Cf. Bilan, p. 1121 n° 34). Les internationalistes hollandais vont même plus loin lorsqu'ils disent que puisque "le temps de travail" est la mesure de la répartition du produit social et que la distribution entière reste en dehors de toute "politique", les syndicats n'ont plus aucune fonction dans le communisme et la lutte pour l'amélioration des conditions d'existence a cessé. (p. 115 de leur ouvrage.)

Le centrisme également est parti de cette conception que, puisque l'État soviétique était un État ouvrier, toute revendication des prolétaires devenait un acte d'hostilité envers "leur" État, justifiant ainsi l'assujettissement total des syndicats et comités d’usines au mécanisme étatique.

Si maintenant, sur la base des considérations qui précèdent, nous disons que l'État soviétique a conservé un caractère prolétarien, bien qu'il soit dirigé contre le prolétariat, s'agit-il là seulement d'une distinction subtile, n'ayant rien de commun avec la réalité et que nous-mêmes nous répudierons en rejetant la défense de l'URSS ? Non ! Et nous croyons que cette thèse doit être maintenue : en premier lieu parce qu'elle est juste du point de vue de la théorie du matérialisme historique ; en second lieu parce que les conclusions sur l'évolution de la Révolution russe que l'on peut en tirer ne sont pas viciées dans leurs prémisses du fait qu'est niée l'identification entre le prolétariat et l'État et qu'aucune confusion n'est créée entre le caractère de l'État et sa fonction.

Mais si l'État soviétique n'était plus un État prolétarien, que serait-il ? Les négateurs ne s'évertuent pas à faire la démonstration qu'il s'agit d'un État capitaliste, car ils s'y buteraient. Mais réussissent-ils mieux en parlant d'État bureaucratique et en découvrant en la bureaucratie russe une classe dominante tout à fait originale dans l'histoire, se rapportant aussi a un nouveau mode d'exploitation et de production. En vérité, une telle explication tourne le dos an matérialisme marxiste.

Bien que la bureaucratie ait été l'instrument indispensable au fonctionnement de tout système social, il n'existe aucune trace dans l'Histoire d'une couche sociale qui ne soit transformée en une classe exploiteuse, pour son propre compte. Les exemples abondent cependant de bureaucraties puissantes et omnipotentes au sein d'une société ; mais jamais elles ne se confondirent avec la classe agissant sur la production, si ce n'est sous des formes individuelles. Dans Le Capital, Marx, traitant de la colonisation aux Indes, montre que la bureaucratie y apparut sous les traits de la "Compagnie des Indes Orientales" ; que celle-ci eut des attaches économiques avec la circulation — non avec la production — tandis qu'elle exerça réellement le pouvoir politique, mais pour le compte du capitalisme métropolitain.

Le marxisme a fourni une définition scientifique de la classe. Si l'on s'y tient, il faut pouvoir affirmer que la bureaucratie russe n'est pas une classe, encore moins une classe dominante, étant donné qu'il n'existe pas de droits particuliers sur la production en dehors de la propriété privée des moyens de production et qu'en Russie, la collectivisation subsiste dans ses fondements. Il est bien vrai que la bureaucratie russe consomme une large portion du travail social : mais il en fut ainsi pour tout parasitisme social qu'il ne faut pas confondre pour cela avec l'exploitation de classe.

S'il est incontestable qu'en Russie, le rapport social exprime une exploitation colossale des ouvriers, celle-ci ne résulte pas de l'exercice d'un droit de propriété individuel ou de groupe, mais de tout un processus économique et politique dont la bureaucratie n'est même pas la cause, mais une manifestation, encore que secondaire d'après nous, tandis que cette évolution est le produit de la politique du centrisme qui se révéla incapable de contenir la poussée des forces ennemies à l'intérieur comme sur le terrain international. C’est ici que réside l'originalité du contenu social en Russie, due à une situation historique sans précédent : l'existence d'un État prolétarien au sein du monde capitaliste.

L'exploitation du prolétariat grandit dans la mesure où la pression des classes non prolétariennes s'exerça et s'accrut sur l'appareil étatique, puis sur l'appareil du parti, et par répercussion sur la politique du parti.

Il n'est nul besoin de justifier cette exploitation par l'existence d'une classe bureaucratique vers laquelle serait revenu le surtravail spolié aux ouvriers. Mais il faut l'expliquer par l'influence ennemie sur les déterminations du parti qui, par surcroît, s'intégrait dans le mécanisme étatique au lieu de poursuivre sa mission politique et éducative au sein des masses. Trotski (L’IC après Lénine) souligna le caractère de classe du joug pesant de plus en plus sur le parti : collusion unissant tous les gens de l’appareil du parti; soudure entre de nombreux chaînons de celui-ci d'une part et de la bureaucratie de l'État, les intellectuels bourgeois, la petite bourgeoisie, les koulaks d'autre part; pression de la bourgeoisie mondiale sur le mécanisme des forces agissantes. C'est pourquoi les racines de la bureaucratie et les germes de la dégénérescence politique sont à rechercher dans ce phénomène social d'interpénétration du parti et de l'État aussi bien que dans une situation internationale défavorable, et non dans le "communisme de guerre" qui porta la puissance politique du prolétariat à son plus haut niveau, pas plus que dans la NEP. Ce fut à la fois une expression des connivences et le régime normal de l'économie prolétarienne. Sauf que dans son Aperçu su le Bolchevisme, Souvarine renversa le rapport réel entre le parti et l’État en considérant que ce fut l’emprise mécanique de l'appareil du parti qui s'exerça sur tous les rouages de l’État. Il caractérisa très justement la révolution russe comme "une métamorphose du régime qui s'accomplit peu à peu à l’insu de ses bénéficiaires, sans aspect prémédité ni plan préconçu, par le triple effet de l'inculture générale, de l'apathie des masses épuisées et de l’effort des bolcheviks pour maîtriser le chaos" (p. 245).

Mais alors, si les révolutionnaires ne veulent pas sombrer dans un fatalisme qui serait aux antipodes du marxisme, "l'immaturité" des conditions matérielles et de "l'incapacité" culturelle des masses, ils ne veulent pas déduire que la révolution russe ne fut pas une révolution prolétarienne (alors que les conditions historiques et objectives existaient et existent toujours sur le plan mondial pour la révolution prolétarienne, ce qui est la seule base valable du point de vue marxiste), il faudra bien qu'ils concentrent leur attention sur l'élément central du problème à résoudre : le facteur politique, c'est-à-dire, le parti, instrument indispensable au prolétariat du point de vue des nécessités historiques. Il faudra bien aussi qu'ils en arrivent à conclure que, dans la révolution, la seule forme d'autorité possible pour le parti, est la forme dictatoriale. Et qu'on n’essaye pas de rétrécir le problème en le ramenant à une opposition irréductible entre la dictature du parti et le prolétariat parce qu'alors on ne fait que tourner le dos à la révolution prolétarienne elle-même. Nous le répétons, la dictature du parti est une expression inévitable de la période transitoire, dans un pays puissamment développé par le capitalisme comme dans la plus retardataire des colonies. La tâche fondamentale des marxistes est précisément d'examiner, en se fondant sur la gigantesque expérience russe, sur quelles bases politiques cette dictature peut être maintenue au service du prolétariat, c'est-à-dire comment la révolution prolétarienne peut et doit se déverser dans la révolution mondiale.

Malheureusement, les "fatalistes" en puissance n'ont même pas essayé de l'aborder. D'autre part, si la solution n'a pas encore beaucoup progressé, les difficultés tiennent autant à l'isolement pénible des faibles noyaux révolutionnaires qu'à la complexité énorme des données du problème. En réalité, celui-ci pose essentiellement la liaison du parti avec la lutte des classes, en fonction de laquelle doivent être résolues les questions d'organisation et de vie intérieure du parti.

Les camarades de Bilan ont eu raison de s'attacher dans leurs recherches à deux activités du parti, considérées comme fondamentales pour la préparation de la révolution (ainsi que l'histoire du parti bolchevik le démontre) : la lutte fractionnelle intérieure et la lutte au sein des organisations de masses. La question est de savoir si ces formes d'activité doivent disparaître ou se transformer radicalement après la révolution, dans une situation où la lutte de classe ne s'atténue nullement mais se développe tout en prenant d'autres aspects. Ce qui est évident, c'est qu’aucune méthode, aucune formule organisatoire ne peut empêcher la lutte de classes d'exercer sa répercussion à l'intérieur du parti, par la croissance de tendances ou de fractions.

L'unité à tout prix de l'opposition russe Trotskiste, tout comme le "monolithisme" du Centrisme font fi de la réalité historique. Par contre, la reconnaissance des fractions nous parait être beaucoup plus dialectique. Mais simple affirmation ne résout pas le problème, elle ne fait que le poser ou plutôt le reposer dans toute son ampleur. Les camarades de Bilan seront certainement d’accord pour dire que quelques phrases lapidaires ne sont pas une solution. Il reste à examiner à fond comment la lutte des fractions et l’opposition des programmes qui en résulte peuvent se concilier avec la nécessité d’une direction homogène et d’une discipline révolutionnaire. De même il faut voir dans quelle mesure la liberté des fractions à l’intérieur des organisations syndicales peut coïncider avec l’existence du parti unique du prolétariat. Il n’est pas exagéré de dire que de la réponse donnée dépend pour une grande part le sort des révolutions prolétariennes à venir.

(A suivre)

Mitchell


1 Le scepticisme affiché aujourd'hui par certains communistes internationalistes ne peut nullement ébranler notre conviction à ce sujet. Le cam. Hennaut, dans Bilan (p. 1124 n°34) déclare froidement que : "La révolution bolchevique a été faite par le prolétariat mais n'a pas été une révolution prolétarienne". Une telle affirmation est tout simplement stupéfiante lorsqu'on la rapproche de cette constatation historique d'une révolution "non prolétarienne" qui parvient à forger l'arme prolétarienne la plus redoutable (l'Internationale Communiste) qui jusqu'ici ait menacé la bourgeoisie mondiale.

2 Situation en 1925

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Italienne [10]

Personnages: 

  • Mitchell [11]

Questions théoriques: 

  • Période de transition [12]

L'échec de l'anarchisme pour empêcher l'intégration de la CNT à l'État bourgeois (1931-1934)

  • 4840 lectures
Nous avons montré, dans l’article précédent de cette série 1, comment la CNT contribua de façon décisive à la mise en place du piège que fut la République espagnole et comment les dirigeants syndicalistes de la CNT, lors du Congrès de Madrid (juin 1931), firent tout leur possible pour que soient consommées les noces de ce syndicat avec l’État bourgeois.

Si les épousailles n'eurent pas lieu à ce moment-là, ce fut le résultat de la conjonction de deux facteurs :

- l’État républicain rejeta les offres de la CNT et poursuivit les habituelles et brutales persécutions contre elle ;

- la base ouvrière de la CNT résista à cette perspective.

C'est l’anarchisme qui avait pris la tête de cette résistance en se regroupant majoritairement dans une organisation, la Fédération anarchiste ibérique (FAI), en 1927. L’objet de cet article est de tenter de tirer le bilan de cette tentative de garder la CNT au le prolétariat.

L’anarchisme et la République

La FAI est née de la lutte contre l’influence croissante de l’aile syndicaliste dans la CNT. Même si elle a été constituée formellement en 1927 à Valence, elle avait pris son origine dans un Comité de relations anarchistes qui avait convoqué un congrès clandestin en avril 1925 à Barcelone. Ce congrès devait se prononcer sur trois points :

1. La nécessité d’une action pour mettre à bas la dictature de Primo de Rivera. Francisco Olaya 2 l’expose ainsi : "L’anarchisme espagnol est-il capable de provoquer à court terme une révolution sans liens avec les partis politiques ? Prenant en compte les féroces et fréquentes persécutions subies, il fut répondu que non, qu’il convenait d’agir en accord avec la CNT et avec les forces qui tendaient au renversement de la dictature par la violence, sans limiter la portée et le développement de la révolution". On laissait donc la porte ouverte à l’alliance "tactique" avec toutes les forces bourgeoises d’opposition et, de fait, le Congrès se proposa "de poursuivre les rapports conspiratifs avec Francisco Macia 3, lui donnant un délai jusqu’au 31 juillet pour entreprendre une action décisive contre le régime". Il fut également décidé de "suspendre toute relation avec le républicain Rodrigo Soriano, étant donné son incapacité à remplir ses engagements". Quels engagements avaient bien pu s’établir avec cet individu à l’idéologie notoirement droitière ?

2. La nécessité d’une organisation anarchiste, le Congrès se proposant d’orienter ses efforts vers la formation d’une Fédération anarchiste ibérique, en intégrant les groupes portugais ;

3. Le thème "Le syndicalisme et nous". Selon Olaya, "il fut décidé d’agir activement dans le but d’accentuer progressivement l’idéologie anarchiste de la CNT".

Le Congrès anarchiste se situa sur le même terrain que les syndicalistes qu’il prétendait combattre : il se donna comme objectif "tactique" le remplacement de la dictature par un régime de libertés et l’alliance avec les forces républicaines d’opposition. Olaya cite une intervention de Garcia Oliver 4 au cours d’une réunion qui se tint à la Bourse du travail de Paris, qui affirmait "que le changement de régime était imminent en Espagne et que tous les soutiens devraient être utilisés, sans distinction d’idéologie".

Cette position de Garcia Oliver fut formellement rejetée par le Congrès de Marseille de 1926, qui adopta cependant comme conclusion qu’il fallait "rompre toutes les relations avec les partis politiques et préparer le renversement de la dictature en collaboration avec la CNT". C'est-à-dire que l’objectif "tactique" de se joindre à la "lutte contre la dictature" restait maintenu, mais tout en proclamant qu’il n’y aurait pas de relations avec les partis politiques. D’ailleurs, les contacts de militants avec les partis républicains se poursuivront même après la constitution de la FAI 5.

Suite à la proclamation de la République, un long éditorial de Tierra y libertad 6 (Terre et liberté) du 19 avril 1931, intitulé "la Position de l’anarchisme sur la République", salue "cordialement l’avènement de la République", salue explicitement "les nouveaux gouvernants" et formule une série de revendications qui, reconnaît Olaya, "coïncident avec les promesses électorales faites par beaucoup d’entre eux". C’était la moindre des choses, puisque parmi ces revendications figurent la suppression des titres aristocratiques, la limitation des dividendes des actionnaires des grandes entreprises, la fermeture de couvents de nonnes, moines et jésuites ! Ni plus ni moins qu’un programme cent pour cent bourgeois qu’il faut appliquer… par l’action politique tant vilipendée !

Ainsi, loin de rompre avec la tendance majoritaire dans la CNT qui donnait la priorité à la lutte pour le régime bourgeois de la République, l’anarchisme et la FAI sautaient dedans à pieds joints ! Ils maintenaient cependant l’illusion de pouvoir déborder ce cadre en impulsant la radicalisation des masses. Ils reproduisaient en cela l’ambiguïté classique de l’anarchisme par rapport à la République, qui s’était déjà manifestée en 1873 avec la Première République espagnole (1873-1874) 7.

La scission de la CNT

Le 8 juin 1931, il se tint un Plénum péninsulaire anarchiste au cours duquel furent sanctionnés les "compagnons" du Comité péninsulaire, pour avoir eu des contacts avec des "politiques". Il s’y affirma alors la nécessité "d’orienter les activités dans un sens révolutionnaire et anarchiste, sachant que la démocratie est le dernier refuge du capitalisme" 8.

Comment comprendre ce revirement radical ? Deux mois auparavant, la démocratie était saluée, puis à présent on la dénonce. Ce sont en réalité les fondements même de l’anarchisme qui le poussent à faire une chose et son contraire. Ces fondements proclament que les individus ont une tendance naturelle à la liberté et à rejeter toute forme d’autorité. Avec des postulats aussi abstraits et généraux, on peut justifier le rejet absolu de toute forme d’autorité ou d’État - ce qui permet alors de comprendre que la démocratie est le dernier refuge du capitalisme - et tout aussi bien soutenir une autorité "plus respectueuse des libertés individuelles" ou "moins autoritaire" que la précédente comme pouvait prétendre l’être la République.

Ces "principes", en outre, mènent à la personnalisation la plus totale. On fait démissionner les membres du dernier Comité péninsulaire pour avoir eu des contacts avec des éléments politiques. Mais on ne se penche pas sur les causes qui ont conduit à soutenir ce que l’on rejette à présent, on ne tente pas de comprendre comment il a pu être possible que l’organe central, le Comité péninsulaire, mène une politique contraire aux principes de l’organisation. On change les membres du Comité suivant le principe "morte la bête, mort le venin". Cette personnalisation permet que la lutte contre le secteur syndicaliste ne se mène pas à travers le débat et la clarification, mais par des campagnes contre les militants du secteur opposé, des tentatives de "gagner" des comités locaux ou régionaux, des mesures administratives d’expulsion, etc. Pour la majorité des militants de la CNT, le combat contre le secteur "syndicaliste" n’est pas vécu comme un combat pour la clarification, mais comme une guerre entre groupes de pression dans laquelle règnent les insultes, le mépris et les interdictions. Les événements atteignirent un rare niveau de violence. Olaya témoigne que régnait "au sein de la CNT une ambiance de guerre civile". Le 25 octobre 1932, "un groupe de scissionnistes attaqua sur leur lieu de travail deux militants de la CNT qui étaient opposés à la scission, tuant l’un et blessant l’autre gravement".

"Lors du Plenum régional des syndicats, organisé à Sabadell pendant la répression, l’affrontement entre les deux tendances fut retentissant. Les "Trentistes", réformistes, commencèrent à être dégagés de toutes leurs responsabilités organisationnelles. Pestaña et Arín, signataires du Manifeste des 30, furent démis de leurs fonctions au Comité national. Les syndicats liés à la Fédération locale de Sabadell se retirèrent du Congrès régional pour protester contre la supposée dictature de la FAI. Les syndicats en question, qui comptaient plus de 20 000 adhérents, furent postérieurement expulsés par le Comité régional. Tout ceci aboutit à la scission organisationnelle qui est à l’origine des "Syndicats d’opposition"" 9. La division fut très grave en Catalogne et dans la région de Valence (où il y avait plus de membres dans les syndicats d’opposition que dans la CNT officielle), mais eut aussi d’importantes répercussions à Huelva, aux Asturies et en Galice.

Même si – comme nous allons voir par la suite - la CNT va suivre l’orientation imposée par l’anarchisme, une partie importante de celle-ci, le secteur syndicaliste, fonctionnera de façon autonome sous le nom de Syndicats d’Opposition jusqu’au rassemblement définitif de 1936 (voir le prochain article). Les Syndicats d’Opposition agiront sur une ligne de collaboration plus ou moins ouverte avec l’UGT (le syndicat socialiste) tout en prônant l’unité syndicale.

En 1931-32, la FAI finit par convaincre la CNT de s’orienter vers des tentatives révolutionnaires. Ce virage à 180° répond à une réelle radicalisation des ouvriers, journaliers et paysans fortement déçus par l’aggravation de la misère et la brutale répression de la République. Ce virage se fait cependant dans la confusion la plus totale, d’une part à cause de la scission et des méthodes employées 10, et d’autre part parce qu’il ne se basait sur aucune réflexion sérieuse : on passe d’une politique de soutien à la République à une vague "lutte pour la révolution" sans répondre collectivement à des questions de base : pour quelle révolution fallait-il lutter ? Les conditions historiques et internationales étaient-elles réunies ? Pour quelles raisons tant les syndicalistes que la FAI avaient-ils soutenu l’avènement de la République ? Il n’y eut donc pas de réponse à ces questions, on changea simplement d’orientation : on passa de la voie de droite de l’appui "critique" à la République à la voie de gauche de la "lutte insurrectionnelle pour la révolution". Les principes éternels de l’anarchisme permettaient d’avaliser tant une voie que l’autre.

La période insurrectionnelle, 1932-34

La période 1932-1934 a été nommée "période insurrectionnelle" par Gomez Casas. Les épisodes les plus significatifs en sont les tentatives de grève générale de 1932, de janvier 1933 et de décembre de la même année. Une très forte combativité s’exprima dans ces mouvements, un désir ardent de sortir d’une situation intolérable de pauvreté et d’oppression, mais cela se fit dans la dispersion la plus totale, chaque secteur ouvrier affrontant isolément l’État capitaliste. L’armée fut bien sûr systématiquement envoyée pour écraser les luttes. La réponse de la République était toujours la même : massacres, arrestations massives, incarcérations, tortures, bagne et déportations. Les principales victimes étaient bien sûr les militants de la CNT.

Il s’agit souvent de mouvements surgis de la propre initiative des travailleurs et que la bourgeoisie attribue à un "complot insurrectionnel perpétré par des anarchistes" 11. Un exemple de cela nous est donné lors de la grève du Alto Llobregat12 en janvier 1932. Le 17, les ouvriers de l’industrie textile Berga se mettent en grève pour protester contre la non-application d’accords obtenus 6 mois auparavant. Le lendemain, les travailleurs et mineurs de la zone (Balsareny, Suria, Sallent, Figols…) se mettent en grève en solidarité avec leurs camarades. Les travailleurs désarment les Somatenes (milices civiles auxiliaires des forces de répression de l’État en Catalogne). La grève est totale dans toute la zone dès le 22 janvier. Le drapeau de la CNT est hissé au fronton des mairies de quelques localités. La Garde civile s’enferme dans ses quartiers. Le gouvernement envoie alors des renforts de la Garde civile, stationnés à Lerida et Saragosse, et aussi des unités de l’armée pour écraser la lutte.

Pour justifier la barbarie de la répression, le gouvernement lance une campagne de mensonges, présentant la grève du Alto Llobrega comme étant l’œuvre de la CNT-FAI 13 "traitant les confédérés (confédérés : membres de la CNT) de bandits encartés, étendant la répression à la Catalogne, le Levant et l’Andalousie. Des centaines de prisonniers sont entassés dans les cales des bateaux qui vont les conduire en déportation" 14. Parmi les prisonniers figure notamment Fransisco Ascaso, un des leaders de la FAI. Pour parachever la confusion, dans un article devenu célèbre, une des dirigeantes de cette organisation, Federica Montseny, attribue le mouvement à l’initiative de la FAI.

Le mouvement était revendicatif et solidaire, il surgit des ouvriers eux-mêmes, et en cela fut très différent des mouvements insurrectionnels impulsés par des groupes anarchistes. Bien qu’ils soient généralement motivés par un sentiment de solidarité, en particulier avec les nombreux détenus victimes de la répression républicaine, et par une claire volonté révolutionnaire, ces mouvements n’étaient que des actions minoritaires, très localisées, séparées de la dynamique réelle de la lutte ouvrière, souffrant en outre d’une forte dispersion.

L’action insurrectionnelle la plus importante commença en janvier 1933 et se propagea de la Catalogne jusqu’à de nombreuses localités de Valence et d’Andalousie. Peirats montre que ce mouvement avait eu comme origine les provocations continues du Gouvernement autonome de Catalogne présidé par les "radicaux" d’Esquerra republicana (Gauche républicaine). Ces señoritos (fils de bonne famille) qui, à l’origine, avaient flirté avec la CNT dans les années 20 et qui, plus ou moins secrètement, avaient passé des accords avec les dirigeants syndicalistes pour qu’ils soutiennent le Gouvernement autonome et que "la CNT devienne un syndicat domestiqué comme l’était l’UGT à Madrid" (Federica Montseny), furent très déçus par l’exclusion des Trentistes et, avec plus de rage encore que leurs confrères espagnolistes, tentèrent "d’écraser la CNT par la fermeture systématique de ses syndicats, l’interdiction de sa presse, le régime des prisons gouvernementales et la politique terroriste de la police et des escamots 15. Les Casals de Esquerra 16 se transformèrent en cachots clandestins où étaient séquestrés, bastonnés et torturés les travailleurs confédérés" 17.

L’improvisation et le désordre qui présidèrent à l’organisation de ce mouvement le transformèrent rapidement en déroute que, tant le pouvoir catalan que le pouvoir central, parachevèrent par une incroyable et inqualifiable répression, dont le point d’orgue fut le massacre de Casas Viejas perpétré par ordre direct du Premier ministre Azaña qui donna l’ignoble et célèbre ordre : "Ni blessés ni prisonniers, tirez au ventre !"

"Le mouvement révolutionnaire du 8 janvier 1933 fut organisé par les Cadres de défense, groupes de choc formés par les groupes d’action de la CNT et de la FAI. Ces groupes, mal armés, plaçaient leurs espoirs sur quelques troupes engagées et la contagion populaire qui devait s’ensuivre. La grève générale des chemins de fer reposait sur la Fédération nationale de cette branche des transports qui, malheureusement minoritaire face au Syndicat national ferroviaire de l’UGT, ne parvint pas à la déclencher (…) Les casernes n’ouvrirent pas leurs portes par l’enchantement des révolutionnaires. Le peuple resta indifférent ou, plutôt, accueillit le mouvement de façon très réservée" 18.

Peirats distingue cinq phases dans le mécanisme de ces actions insurrectionnelles :

"1) À l’heure dite, les conjurés pénètrent chez les citoyens "respectables" susceptibles de posséder des armes. Ils les prennent et sortent dans la rue, appelant le peuple à la révolte. Il n’y a pas de victimes. Les éléments désarmés sont laissés en liberté. La révolution sociale déteste les représailles et les prisons. Effrayé, le peuple reste neutre. Le maire donne les clefs de la mairie.

2) La caserne de la Garde civile est assiégée avec les quelques armes récupérées.

3) Les révolutionnaires proclament le communisme libertaire depuis la mairie convertie en commune libre. Le drapeau noir et rouge est hissé. Les archives et titres de propriété sont brûlés sur la place publique devant les curieux. Des bans sont publiés déclarant abolies la monnaie, la propriété privée et l’exploitation de l’homme par l’homme.

4) Arrivée des renforts de gardes et de policiers. Les insurgés résistent plus ou moins, en fonction du temps qui leur est nécessaire pour réaliser que le mouvement n’a pas embrasé l’Espagne entière et qu’ils sont isolés dans leur splendide tentative.

5) Pendant la retraite vers la montagne, les forces de répression poursuivent leur chasse à l’homme. C’est l’épilogue macabre d’assassinats sans distinction de sexe ni d’âge. Arrestations massives, passages à tabac et tortures dans les antres policières…".

Ce témoignage est terriblement éloquent. Les forces les plus combatives du prolétariat espagnol furent mobilisées dans des batailles absurdes condamnées à la déroute. L’héroïsme et la haute valeur morale 19 des combattants furent gaspillés par une idéologie, l’anarchisme, qui en tentant de se réaliser conduisait à l’opposé de ce qu’elle se proposait : l’action consciente et collective de la majorité des ouvriers est remplacée par l’action irréfléchie d’une minorité ; la révolution n’est plus le résultat de l’action des ouvriers eux-mêmes mais celui d’une minorité qui la décrète.

Pendant que la FAI lançait ses militants dans des batailles fantaisistes, les luttes réelles du prolétariat passaient totalement inaperçues. Gérald Brenan, dans le Labyrinthe espagnol, observe que "la cause de presque toutes les grèves de la CNT d’alors était la solidarité, c’est-à-dire que les grèves se lançaient pour réclamer la liberté des prisonniers ou contre des licenciements injustes. Ces grèves n’étaient pas dirigées par la FAI, elles étaient de véritables manifestations spontanées des syndicats" 20.

Cette conception catastrophique de "la révolution" 21 est décrite dans le fameux Manifeste des 30 rédigé par Pestaña et ses amis : "L’histoire nous dit que les révolutions ont toujours été faites par des minorités audacieuses qui ont stimulé le peuple contre les pouvoirs constitués. Suffit-il que ces minorités le veuillent, qu’elles se le proposent, pour que dans une telle situation la destruction du régime en place et de ses forces défensives soit effective ? C’est à voir. Ces minorités, pourvues un beau jour de quelques éléments agressifs ou profitant de l’effet de surprise, s’affrontent à la force publique et provoquent l'événement violent qui peut nous conduire à la révolution (…) Elles confient la victoire de la révolution aux qualités de quelques individus et à la problématique intervention des masses qui les appuieront quand ils prendront la rue. Il est inutile de prévoir quoi que ce soit, de compter sur quoi que ce soit, ni de penser à autre chose que de se jeter dans la rue pour vaincre un mastodonte : l’État (…) Tout est confié au hasard,onespère tout de l’imprévu, on croit aux miracles de la Sainte Révolution".

L’insurrection des Asturies en octobre 1934

Selon les propres termes de Peirats, des milliers et des milliers d’ouvriers ne furent plus que "des grappes de chair torturée éparpillées dans toutes les geôles d’Espagne". La sauvagerie de la répression perpétrée par l’alliance républicano-socialiste n’empêcha cependant pas la droite de gagner les élections générales de novembre 1933 : "Le mouvement ouvrier, qui manifestait des symptômes de reprise, fut coupé net et recula après l’aventure anarchiste. La réaction, au contraire, sortit de sa prudence craintive et passa énergiquement à l’offensive. Les anarchistes n’avaient pas réussi à entraîner les masses, mais leur défaite fut celle des masses. Le gouvernement et la réaction l’avaient parfaitement compris : elle s’affirma et s’organisa au grand jour" 22.

Cependant, ce changement politique était lié à l’évolution de la situation internationale, et plus concrètement à la perspective de Seconde Guerre mondiale vers laquelle le capital s’orientait inexorablement. Deux conditions étaient indispensables pour la préparer : écraser préalablement les secteurs du prolétariat qui avaient encore des réserves de combativité, et encadrer l’ensemble du prolétariat mondial dans l’idéologie antifasciste. Contre l’offensive fasciste, c’est-à-dire celle du camp impérialiste constitué par l’Allemagne et l’Italie, il fallait embrigader les ouvriers dans la défense de la démocratie, c’est-à-dire du camp opposé organisé autour de la Grande-Bretagne et de la France, camp auxquels se rallieront plus tard tant l’URSS 23 que les États-Unis.

Enchaîner le prolétariat au char de la démocratie et de l’antifascisme exigeait d’entraîner sa lutte hors de son terrain de classe vers des objectifs qui lui étaient étrangers, au service exclusif de l’un des camps impérialistes en présence. Dans cet objectif, la social-démocratie (secondée à partir de 1934 par le stalinisme) combina méthodes légales, pacifiques, et politique "violente" pour entraîner le prolétariat vers des combats insurrectionnels condamnés à d’amères défaites et à la répression barbare qui s’ensuivait.

Cette perspective internationale explique l’incroyable virage que réalisa le PSOE en Espagne après sa défaite aux élections de 1933. Largo Caballero, qui avait été rien de moins que Conseiller d’État du dictateur Primo de Rivera et qui avait participé, en tant que ministre du Travail, au gouvernement républicain de 1931 à 1933 24, se transforma du jour au lendemain en révolutionnaire maximaliste 25 et fit sienne la politique insurrectionnelle défendue jusqu’alors par la FAI.

Cette cynique manœuvre reproduisait celle des sociaux-démocrates autrichiens qui avaient réussi à mobiliser les ouvriers de ce pays dans une insurrection-suicide contre le chancelier profasciste Dollfuss et qui se solda par une défaite cruelle. De son côté, Largo Caballero entreprit de défaire un secteur particulièrement combatif du prolétariat espagnol, celui des Asturies. La montée au pouvoir de la partie la plus profasciste de la droite espagnole de l’époque – dirigée par Gil Robles et dont le mot d’ordre était : "Tout le pouvoir au Chef" – provoqua l’insurrection des mineurs des Asturies en octobre 1934. Les socialistes leurs avaient promis un vaste mouvement de grève générale dans toute l’Espagne, mais ils se gardèrent soigneusement de tout mouvement de solidarité à Madrid ou dans les zones dans lesquelles ils avaient de l’influence.

Les ouvriers asturiens étaient victimes d’un piège dont ils ne pouvaient se sortit que par la solidarité de leurs frères de classe des autres régions, qui se serait basée non sur une lutte contre le nouveau gouvernement de droite mais contre l’État républicain qu’il servait. Les tentatives de grèves spontanées qui émergèrent en plusieurs endroits du pays furent annulées et désavouées non seulement par les socialistes, mais aussi par la CNT et la FAI : "En réalité, la FAI et par conséquent la CNT, a été contre la grève générale, et quand des militants ont participé de leur propre initiative et, comme toujours, héroïquement à la lutte, elle en a appelé à la cessation à Barcelone, et n’a pas cherché à l’élargir aux régions où elle était la force prédominante" 26.

En Catalogne, le Gouvernement autonome d’Esquerra republicana profita de l’occasion pour organiser sa propre "insurrection", dans l’objectif de proclamer "l'État catalan au sein de la République fédérale espagnole". Pour accomplir cette exaltante "action révolutionnaire", il interdit préalablement les publications de la CNT, ferma ses locaux et arrêta ses militants les plus connus, parmi lesquels Durruti. La "grève" fut imposée les armes à la main par la police autonomiste. La radio du Gouvernement "révolutionnaire" catalan ne se lassait pas de dénoncer les "provocateurs anarchistes vendus à la réaction". Dans cette terrible confusion qui s’acheva glorieusement dès le lendemain avec la reddition honteuse du Gouvernement catalan confronté à deux régiments restés fidèles à Madrid, la réaction de la CNT fut réellement lamentable. Elle affirma dans un manifeste : "le mouvement déclenché ce matin doit se transformer en héroïsme populaire par l’action prolétarienne, sans accepter la protection de la force publique qui devrait couvrir de honte ceux qui l’admettent et la réclament. Victime depuis longtemps d’une répression sanglante, la CNT ne peut se cantonner plus longtemps dans l’espace réduit que lui laissent ses oppresseurs. Nous réclamons le droit d’intervenir dans cette lutte et nous le prenons. Nous sommes la meilleure garantie contre le fascisme, et ceux qui prétendent le contraire le favorisent au contraire en empêchant notre action" 27.

Le piège de l’antifascisme

Ce qui se dégage de ce manifeste de la CNT est très clair :

– il ne dit pas un mot de solidarité avec les travailleurs des Asturies ;

– il se place sur un terrain ambigu de soutien plus ou moins nuancé au mouvement nationalistes du Gouvernement catalan, à qui il se propose de donner de "l’héroïsme populaire" ;

– il ne dénonce à aucun moment le piège antifasciste, mais se présente au contraire comme le meilleur rempart au fascisme et affirme son droit à contribuer à la lutte antifasciste.

Ce manifeste marque un pas en avant dans une politique très grave. Contre toutes les traditions de la CNT et contre beaucoup de militants anarchistes, il quitte le terrain de la solidarité ouvrière pour s’engager sur le terrain de l’antifascisme et de l’appui "critique" au catalanisme.

Que la CNT, en tant que syndicat, adopte ce terrain anti-ouvrier est parfaitement logique. Dans le contexte de répression et de marginalisation que lui imposait l’État républicain, elle avait impérativement besoin d’un régime de "libertés" qui lui permette de jouer son rôle "d’interlocuteur reconnu". Mais que la FAI, chantre de l’anarchisme et propagandiste de la lutte "contre toute forme d’État", qui dénonçait "toute alliance" avec les partis politiques, appuie cette orientation, est moins facilement explicable.

Une analyse plus profonde permet cependant de comprendre ce paradoxe. La FAI avait fait de la CNT, un syndicat, son organisation de "mobilisation des masses", ce qui lui imposait des servitudes toujours plus grandes. Ce n’était plus la logique des principes anarchistes qui commandait l’action de la FAI, mais toujours plus les "réalités" du syndicalisme déterminées par le besoin impérieux de s’intégrer à l’État.

En outre, les principes anarchistes ne se considèrent pas eux-mêmes comme expression des aspirations, des revendications générales et des intérêts historiques d’une classe sociale, le prolétariat. Ils ne s'enracinent donc pas sur le terrain délimité par sa lutte historique. Ils prétendent au contraire être bien plus "libres". Leur terrain est intemporel et a-historique, se situant davantage par rapport à la liberté de l’individu en général. La logique de ce type de raisonnement est implacable : l’intérêt du libre individu peut être tant le rejet de toute autorité, de tout État et de toute centralisation comme il peut être l’acceptation tactique d’un "moindre mal" : contre le danger fasciste, qui nie simplement et strictement tout droit, il est préférable un régime démocratique qui reconnaît formellement les droits de l'individu.

Enfin, Gomez Casas souligne dans son livre que "la mentalité du secteur radical de l’anarchosyndicalisme comprenait le processus comme une gymnastique révolutionnaire, par laquelle seraient atteintes les conditions optimum pour la révolution sociale" (op. cit.). Cette vision considère comme essentiel de maintenir les masses dans un état de mobilisation, quel que soit l’objectif de celle-ci. Le terrain de "l’antifascisme" semble apparemment propice pour "radicaliser les masses" pour les mener à la "révolution sociale", comme le voyaient et propageaient alors les socialistes "de gauche". En réalité, la vision de l’antifascisme de Largo Caballero et celle de la FAI semblaient convergentes, mais les intentions étaient radicalement différentes : Largo Caballero cherchait à saigner le prolétariat espagnol à travers ses appels "insurrectionnels", alors que la majorité des militants de la FAI croyaient sincèrement à la possibilité de révolution sociale. Sur la République, Largo Caballero pouvait affirmer, en 1934 (en totale contradiction avec ce qu’il avait affirmé en 1931) : "La classe ouvrière veut la République démocratique [non] pour ses vertus intrinsèques, non comme idéal de gouvernement, mais parce qu’en son sein la lutte de classe étouffée sous les régimes despotiques peut trouver une plus grande liberté d’action et de mouvement pour atteindre ses objectifs immédiats et à moyen terme. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi donc les travailleurs voudraient de la République et de la démocratie ?" 28. Pour sa part, Durruti disait : "La République ne nous intéresse pas, mais nous l’acceptons comme point de départ d’un processus de démocratisation sociale. A condition bien sûr que cette République garantisse les principes selon lesquels la liberté et la justice sociale ne soient pas des mots creux. Si la République dédaigne les aspirations des travailleurs, alors le peu d’intérêt qu’elle suscite parmi eux sera réduit à néant, car cette institution ne répondrait pas aux espoirs qu’elle a réveillés le 14 avril" 29.

Comment l’État du XXe siècle, avec sa bureaucratie, son armée, sons système de répression et de manipulation totalitaire, pourrait-il être "le point de départ d’un processus de démocratisation sociale" ? Comment peut-on ne serait-ce que rêver qu’il soit le garant de la "liberté et de la justice sociale" ? C’est pour le moins aussi absurde qu’illusoire…

Conclusion

Cette contradiction vient cependant de loin. Déjà, quand le général Sanjurjo se souleva le 10 août 1932 contre la République et provoqua la mobilisation des ouvriers de Séville impulsée par la CNT, celle-ci vit déjà la lutte comme se situant sur un terrain ouvertement antifasciste. Elle déclarait dans un manifeste : "Ouvriers ! Paysans ! Soldats ! Un assaut factieux et criminel du secteur le plus sombre et réactionnaire de l’armée, de la caste autocrate et militaire qui enfonce l’Espagne dans les plus sombres horreurs de la période ténébreuse de la dictature […] finit par nous surprendre tous, souillant notre histoire et notre conscience, enterrant la souveraineté nationale dans la plus funeste des choix" 30.

Le prolétariat se devait de bloquer la main assassine du général Sanjurjo, mais sa lutte ne pouvait aller que dans le sens de ses intérêts de classe et donc, en perspective, de ceux de l’ensemble de l’humanité, et il devait alors combattre tant le fascisme que son soi-disant antagoniste républicain. Le manifeste cénétiste met surtout en avant… la souveraineté nationale !, appelant à choisir entre dictature et République. Une République qui, déjà à cette époque, avait assassiné par la répression plus de mille ouvriers et paysans ! Une République qui avait rempli les prisons et les bagnes de militants ouvriers, d’ailleurs essentiellement cénétistes !

Le bilan est très clair et nous le ferons en laissant la parole à nos ancêtres de la Gauche communiste italienne : "Nous considérerons maintenant l’action de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) qui contrôle aujourd’hui la CNT. Après la chute d’Azaña, elle réclama une amnistie sans limites, donc aussi pour les généraux des pronunciamientos militaires, amis du général Sanjurjo, et elle désavoua les ouvriers de la CNT qui avaient mis en échec les tentatives de ce dernier à Séville, en proclamant qu’ils devaient rester passifs. En octobre 1934, elle prit d’ailleurs la même position en écrivant qu’il s’agissait d’une lutte pour le pouvoir entre marxistes et fascistes qui n’intéressait pas le prolétariat, lequel devait attendre pour intervenir que les uns et les autres se soient entredéchirés" 31.

La tentative de la FAI de récupérer la CNT pour la classe ouvrière fut un échec. Ce ne fut pas la FAI qui parvint à redresser la CNT, mais la CNT qui prit la FAI au piège des engrenages de l’État capitaliste, comme on le vit clairement en 1936 avec la collaboration ministérielle de membres reconnus de la FAI agissant au nom de la CNT.

"Au moment de février 1936, toutes les forces agissant au sein du prolétariat se trouvaient derrière un seul front : le nécessité d’arriver à la victoire du Front populaire pour se débarrasser des droites et obtenir l’amnistie. De la social-démocratie au centrisme 32, jusqu’à la CNT et au POUM, sans oublier tous les partis de la gauche républicaine, partout l’on était d’accord pour déverser l’explosion des contrastes de classe sur l’arène parlementaire" 33.

Dans le prochain article de la série, nous analyserons la situation en 1936 et comment furent définitivement célébrées les noces de la CNT avec l’État bourgeois.

RR – C.Mir 10-12-07

 


1 Cf. Revue internationale no 131, "La contribution de la CNT à l’instauration de la République espagnole (1921-1931)".

2 Historien anarchiste, auteur de l’ouvrage Histoire du mouvement ouvrier espagnol (2 tomes en espagnol). Les citations que nous traduisons ici sont extraites du second tome.

3 Rappelons que Macía était un militaire catalan nationaliste.

4 Juan García Oliver (1901-1980). Il fût un des fondateurs de la FAI et un de ses dirigeants les plus en vue. En 1936, il fût nommé ministre de la République au sein du gouvernement du socialiste Largo Caballero (on abordera ce sujet dans un prochain article).

5 Olaya témoigne qu’en 1928, "les républicains, de leur côté, entrèrent en rapport avec Arturo Parera, José Robusté, Elizalde et Hernandez, membres de la FAI et du Comité régional catalan de la CNT".

6 Journal anarchiste espagnol que parût par première fois en 1888. En 1923, il fût supprimé par la dictature de Primo de Rivera. En 1930, il réapparût comme organe de presse de la FAI.

7 Dans sa brochure les Bakouninistes au travail, Engels montre comment les dirigeants de la section espagnole de l’AIT "[trouvèrent] ce pitoyable échappatoire de recommander l’abstention de l’Internationale en corps, mais de laisser ses membres, à titre individuel, voter selon leur gré. La suite de cette déclaration de faillite politique fut que les ouvriers, comme toujours en pareil cas, votèrent pour les gens qui s’affichaient comme les plus radicaux, pour les intransigeants, et de ce fait endossèrent plus ou moins la responsabilité des actes ultérieurs de leurs élus, et s’y trouvèrent impliqués”.

8 Olaya, op. cit.

9 Gómez Casas, auteur anarchiste d’une Histoire de l’anarcho-syndicalisme espagnol, livre dont nous avons parlé dans les articles précédents de cette série et dont nous traduisons les citations.

10 Cette tentative d’imposer une orientation "juste" par le biais de campagnes d’intimidations et des manœuvres bureaucratiques provoqua des situations tragi-comiques dues à la volonté de chaque Comité d’être "plus insurrectionnel" que le voisin. Olaya raconte la pagaille provoquée en octobre 1932 par le Comité national, "qui avait besoin de prouver qu’il n’était pas influencé par la tendance Pestaña, sollicita dans sa Circulaire no 31 les syndicats pour savoir s’ils seraient d’accord pour ratifier ou rectifier les accords du Plénier d’août concernant la grève générale révolutionnaire". Le Comité du Levante (Valence) répondit qu’il était prêt à l’action. Cette réponse ferme effraya le Comité national qui fit machine arrière et annula l’ordre, ce qui mit le Comité levantin en colère. Ce dernier exigea que soit fixée une date pour "descendre dans la rue". Un Plenum fut alors convoqué et, après une série de zigzags, il fut convenu que la "grève générale" aurait lieu en janvier 1933 (nous en reparlerons plus loin).

11 Les campagnes lancinantes de la République quant à "la menace de la FAI" ne servaient qu’à alimenter le mythe entretenu par quelques militants de la FAI qui s’attribuaient le mérite d’avoir fomenté telle ou telle action révolutionnaire. A propos d’un appel échevelé à la grève générale à Séville (juillet 1931) et qui fut annulé deux jours plus tard, Olaya écrit : "en réalité, il ne s’agissait que d’une fanfaronnade, la FAI à ce moment-là n’étant qu’un fantôme utilisé par la bourgeoisie pour effrayer les bigotes de quartier".

12 Quartier industriel et minier de la province de Barcelone.

13 En réalité, s’il est certain que les militants de la CNT jouèrent un rôle très actif dans le mouvement, l’attitude organisationnelle de la CNT fut par contre plutôt tiède et contradictoire : le 21 janvier "se réunit à Barcelone le Plenum départemental, convoqué par Emilio Mira, secrétaire du Comité régional de la CNT, décidant d’envoyer un autre délégué et, bien que quelques délégués soient favorables à la solidarité avec les grévistes, la majorité s’abstint sous prétexte de n’avoir pas de mandat de leur base organique" (Olaya, op. cit.). Cette décision fut réexaminée le lendemain mais fut à nouveau annulée le 24, avec l’adoption d’un manifeste appelant à arrêter la grève.

14 Peirats, La CNT dans la Révolution espagnole, op. cit.

15 Les escamots étaient des "groupes d’action catalanistes xénophobes envers tout ce qui n’était pas catalan" (Peirats, op. cit.).

16 Locaux des escamots.

17 Peirats, op. cit.

18 Peirats, op. cit.

19 L’honnêteté et la droiture de bien des militants de la FAI étaient proverbiales. Buenaventura Durruti, par exemple, n’avait parfois pas de quoi se nourrir mais ne toucha jamais la caisse qui lui avait été confiée.

20 Éditions Ruedo ibérico, 1977, Madrid. Brenan n’est pas un auteur lié au mouvement ouvrier, mais il envisage la période historique de 1931-39 avec beaucoup d’honnêteté, ce qui l’amène à des observations souvent très justes.

21 En dénonçant, de manière plus que caricaturale, le caractère absurde de la "méthode insurrectionnelle" de ses opposants de la FAI, les rédacteurs du Manifeste – qui appartenaient à l'aile syndicaliste de CNT – n'ont pas pour objectif d'éclairer les consciences mais d'apporter de l'eau à leur moulin réformiste et capitulard.

22 Munis, Jalones de derrota, promesas de victoria. Munis fut un révolutionnaire espagnol (1911-1988) qui rompit avec le trotskisme en 1948 et s’approcha des positions de la Gauche communiste. Il fut à l’origine du groupe Fomento obrero revolucionario (FOR). Voir une analyse de sa contribution dans la Revue internationale no 58. Le chapitre V de notre livre 1936 : Franco y la República masacran al proletariado est consacré à la critique de ses positions sur la prétendue Révolution espagnole de 1936.

23 Rappelons ici qu’un pacte secret avait dans un premier temps allié l’URSS à Hitler en 1939-41.

24 Cf. Revue internationale no 131, le quatrième article de cette série.

25 Les Jeunesses socialistes le vénéraient comme le "Lénine espagnol".

26 Bilan, organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste, "Quand manque un parti de classe", no 14, déc. 34-janv. 35. Cette analyse est corroborée par un passage du livre Historia de la FAI, de Juan Gomez Casas : "J.M. Molina affirme que bien que la CNT et la FAI ne soient pour rien dans la grève (il se réfère aux Asturies 1934), les comités de ces deux organisations étaient réunis en permanence. Il affirme que "toutes ces réunions convenaient de notre inhibition, mais sans commettre une des erreurs les plus graves et incompréhensibles de l’histoire de la CNT". Molina fait référence aux prises de position de certains organismes de la CNT en faveur du retour au travail et aux consignes que donna à la radio Patricio Navarro, membre du Comité régional, en ce sens (à Barcelone, le Comité régional réunit en Plenum, avec Ascaso à sa tête, fut contraint de démissionner)".

27 Cité par Peirats, op. cit.

28 Cité par Bolloten, auteur sympathisant de l’anarchisme, dans son très intéressant ouvrage la Guerre civile espagnole : révolution et contre-révolution.

29 Juan Gomez Casas, Histoire de la FAI, op. cit.

30 Cité par Peirats, op. cit.

31 Bilan, no 34, "Quand manque un parti de classe", op. cit.

32 C'est par ce terme ambigu que la Gauche italienne désignait le stalinisme à l'époque.

33 Bilan, no 36, oct.-nov. 36, "La Leçon des événements d’Espagne”.

Evènements historiques: 

  • Espagne 1936 [13]

Courants politiques: 

  • Anarchisme officiel [14]

Approfondir: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [15]

URL source:https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-ndeg-132-1er-trimestre-2008

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/crise-economique [2] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/luttes-classe [3] https://en.wikipedia.org/wiki/World_War_II_casualties [4] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence [5] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/decadence-du-capitalisme [6] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne [7] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-communiste-france [8] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/marc-chirik [9] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste [10] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne [11] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/mitchell [12] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/periode-transition [13] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/espagne-1936 [14] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/anarchisme-officiel [15] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/syndicalisme-revolutionnaire