Guerres, terrorisme, pandémies, dérèglement climatique, précarité généralisée, famines… Pas un jour ne passe sans une nouvelle catastrophe, sans un nouveau massacre ! Toutes les régions du monde, même au sein des pays les plus puissants, sont touchées par cet immense chaos planétaire. La bourgeoisie n’a pas de solution à la crise historique de son système, elle ne peut plus qu’entraîner l’humanité dans sa course folle de guerres et de destructions. Outre la tragédie des conflits guerriers toujours plus sanglants qu’elles alimentent et attisent de par le monde, les grandes puissances sont elles-mêmes affectées par des soubresauts politiques de plus en plus brutaux.
À cet égard, la situation aux États-Unis est emblématique : si Trump est une caricature d’égocentrisme et d’irresponsabilité, faisant ouvertement valoir ses petits intérêts de clique au détriment de ceux du capital national, toute la bourgeoisie américaine, y compris ses fractions les plus « responsables », est touchée par une épidémie du chacun pour soi à travers laquelle les différents partis de la classe dominante parviennent de moins en moins à coopérer. La tentative d’assassinat du candidat Républicain et la façon dont Joe Biden, président gâteux, s’est accroché désespérément à sa candidature en compromettant gravement la victoire de son camp, sont des symboles éclatants de cette tendance au délitement et au chaos au sein même de l’appareil d’État, censé garantir la cohésion de la société.
L’incapacité des factions dominantes de la bourgeoisie américaine de disqualifier jusqu’à présent Trump, malgré de nombreuses tentatives sur le plan judiciaire ou financier, n’ont fait qu’exacerber les tensions entre les différents camps politiques avec, notamment, l’intensification de l’esprit revanchard des partisans trumpistes ou le battage médiatique assourdissant autour du « danger » que représenterait Trump et sa clique pour la « démocratie américaine ».
Chaque camp se retrouve chauffé à blanc, d’autant que, depuis la démission forcée de Biden et malgré les craintes d’une implosion du camp démocrate, Kamala Harris a fait l’objet d’un soutien massif qui lui a permis d’être rapidement au coude-à-coude avec Trump dans les sondages. Le caractère indécis des résultats accentue la violence des confrontations et les difficultés à maîtriser le jeu électoral.
Les institutions de l’État américain se trouvent ainsi malmenées par une importante déstabilisation qui ne peut rester, du fait de la place des États-Unis dans l’arène impérialiste mondiale, sans conséquences sur l’ensemble de la planète. L’issue de cette confrontation entre Démocrates et Républicains ne cesse d’inquiéter les chancelleries du monde entier qui ne savent plus sur quel pied danser. Cette élection est aussi l’objet de vives inquiétudes sur le cours des conflits militaires, notamment en Ukraine ou au Moyen-Orient.
Mais au-delà des résultats immédiats de novembre, le niveau de tensions au sein de la bourgeoisie de la superpuissance américaine ne va pas s’améliorer et ne peut que déstabiliser davantage l’ensemble des rapports entre toutes les puissances impérialistes de la planète.
Si la situation politique aux États-Unis a un impact majeur sur tous les continents, celle-ci est cependant loin d’être un cas isolé. Elle se situe, au contraire, dans le prolongement de la vague populiste mondiale, pur produit de la décomposition du système capitaliste, où triomphent les conceptions bourgeoises les plus rétrogrades, clivantes et irrationnelles. La montée du populisme en Europe s’est largement confirmée lors des élections européennes, accélérant le processus de déstabilisation du « vieux continent » qui ne pourra que s’amplifier dans le futur.
Mais la vague populiste n’est que la forme la plus spectaculaire d’un processus bien plus large de délitement et de chaos croissant au sein des bourgeoisies européennes. En France, la dissolution de l’Assemblée nationale a conduit à une situation politique de moins en moins contrôlable. Le mariage forcé du couple franco-allemand bat de l’aile et le chancelier Scholz est lui-même affaibli politiquement par la forte poussée de l’AfD, en particulier à l’Est du pays. En Grande-Bretagne, le Parti conservateur s’est effondré et le Reform party populiste de Farage a réalisé une percée électorale inédite, tandis que les émeutes menées par des groupuscules d’extrême droite donnent lieu à des contre-manifestations qui traduisent une situation, elle aussi de plus en plus polarisée et chaotique. La déstabilisation et la fragilisation des États européens commencent d’ores et déjà à avoir des conséquences sur la situation mondiale, notamment sur le front ukrainien et en Europe de l’Est comme dans le chaos inextricable de l’Afrique subsaharienne.
La classe ouvrière est confrontée à l’enfoncement du capitalisme dans la crise économique, au chômage, à la précarité, aux coupes budgétaires et à une inflation non jugulée. Dans ce contexte fortement dégradé, les États sont obligés, face aux tensions et confrontations impérialistes tous azimuts, d’accroître les dépenses militaires déjà colossales qui ne peuvent que creuser les dettes et multiplier les coupes budgétaires comme les attaques.
Face à l’austérité, le prolétariat a déjà commencé à répondre partout dans le monde, comme ce fut le cas dans les vastes luttes en Grande-Bretagne de juin 2022 au printemps 2023, lors du mouvement en France contre la réforme des retraites en 2023 ou lors des grèves aux États-Unis dans la fonction publique en Californie ou dans l’automobile en 2023. Aujourd’hui encore, les mobilisations sont nombreuses : grèves des cheminots au Canada durant l’été, grèves massive chez Samsung en Corée du Sud, menace de débrayages massifs dans le secteur de l’automobile et de l’aviation aux États-Unis...
Le sentiment d’appartenir à une même classe, victime des mêmes attaques et devant se battre unie et solidaire commence peu à peu à se développer. Mais cette rupture, après des décennies d’atonie, reste marquée par des fragilités et des questions sans réponse. Comment échapper au corporatisme dans lequel nous enferment les syndicats ? Comment lutter pour ne pas rester impuissants ? Quelle société voulons-nous ?
La décomposition de la société bourgeoise et la déstabilisation des appareils politiques de la bourgeoisie ne constituent, actuellement, en rien un avantage pour le combat de la classe ouvrière. La bourgeoisie cherche à instrumentaliser tous les phénomènes et miasmes de la décomposition pour les exploiter idéologiquement et les retourner contre le prolétariat. Elle le fait déjà massivement avec les guerres en tentant de pousser les prolétaires à choisir un camp impérialiste contre un autre, comme on a pu le voir avec le conflit en Ukraine mais surtout dans la guerre à Gaza avec des manifestations pro-palestiniennes destinées à détourner le dégoût des massacres sur le terrain du nationalisme. Elle le fait aussi avec la montée du populisme et la déstabilisation de son appareil politique à travers une vaste propagande en faveur de la démocratie bourgeoise.
Les partis de gauche sont particulièrement efficaces dans ce domaine, ne cessant d’appeler à barrer la route au populisme dans les urnes, à revitaliser les institutions « démocratiques » contre la « lente fascisation de la droite », en promettant monts et merveilles une fois au pouvoir. En France, c’est le cas du Nouveau Front populaire qui s’insurge face au refus du Président Macron de nommer sa candidate Lucie Castets à Matignon et fustige ce « déni de démocratie ». Une partie de la gauche autour de La France insoumise et des écologistes ont d’ailleurs organisé « une riposte », le 7 septembre, pour occuper les rues et empêcher la classe ouvrière de lutter contre les attaques économiques et la barbarie capitaliste. Aux États-Unis, Kamala Harris, par son « empathie » et sa politique privilégiant la « proximité », chasse efficacement sur les terres de Trump et parvient à séduire un large auditoire féminin et un jeune électorat. Cette relance de la campagne idéologique en faveur de la démocratie, qui suscite un relatif succès, tente de détourner là aussi le prolétariat de la lutte.
La classe ouvrière doit rejeter en bloc ces campagnes idéologiques qui ne visent ni plus ni moins qu’à la réduire à l’impuissance, à la rabattre vers la défense de l’État « démocratique » bourgeois et le carcan nationaliste. Elle doit se méfier de cette idéologie et surtout de ses versions antifascistes, comme celles qui se sont déployées en Grande-Bretagne, à l’occasion des émeutes d’extrême droite, lors de manifestations où s’est particulièrement exprimé le faux radicalisme des gauchistes, notamment des trotskistes, toujours enclins à dénaturer le marxisme et l’histoire du mouvement ouvrier pour mieux rabattre le prolétariat sur le terrain de la bourgeoisie, sur celui du soutien aux « guerres justes » ou du « vote pour le changement ».
WH, 8 septembre 2024
Depuis la publication de cet article, les événements récents, et en particulier les développements au Moyen-Orient, confirment clairement que nous assistons à une escalade croissante de la guerre entre Israël et le Hezbollah au Liban. La guerre s’est déjà étendue au Yémen avec les frappes israéliennes contre les ports tenus par les Houthis et à la Syrie avec une attaque sur Damas. L’offensive israélienne contre le Hezbollah a débuté par une opération ultra-sophistiquée et pourtant totalement barbare au cœur de Beyrouth, faisant exploser simultanément près de 500 téléavertisseurs piratés. Elle a été suivie d’intenses bombardements aériens, tuant des centaines de personnes, dont de nombreux enfants, blessant plus de 1 800 civils au 26 septembre et forçant jusqu’à un million de personnes à fuir leurs foyers. Les rapports indiquent que 100 000 d’entre eux ont cherché refuge en Syrie, qui compte déjà de nombreux camps de réfugiés où les approvisionnements de base sont pratiquement inexistants.
Le 27 septembre, nouveau coup porté par l’État israélien : l’assassinat du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Ces coups portés contre le Hezbollah profitent clairement au régime de Netanyahou, qui peut se vanter de « victoires » définitives, contrairement au bourbier meurtrier de Gaza. Pendant ce temps, une offensive terrestre israélienne dans le sud du Liban a déjà commencé, avec des raids commandos sur les bases du Hezbollah, soutenus par la puissance aérienne. L’offensive israélienne a privé le Hezbollah d’une partie considérable de sa direction actuelle, mais c’est une illusion totale de penser que l’on peut éliminer le terrorisme en supprimant quelques commandants. La guerre au Liban n’aura pas une issue rapide et facile pour Israël, comme il l’a déjà découvert en 2006.
Le Hezbollah a juré de se venger et continue d’appeler à la destruction d’Israël, tandis que Téhéran lance à son tour une pluie de missiles balistiques sur Tel-Aviv et Jérusalem en représailles, ce qui va une nouvelle fois provoquer une escalade dans la réponse israélienne. Les deux parties profitent de l’attention portée actuellement aux prochaines élections américaines, de leur issue incertaine et de la proximité de cette échéance, pour intensifier leur politique de provocation, faisant la sourde oreille aux injonctions des États-Unis et de l’Union européenne qui ont appelé à un cessez-le-feu immédiat. Les pouvoirs locaux se précipitent pêle-mêle dans une situation militaire de plus en plus irrationnelle qui menace d’incendier toute la région.
Le conflit révèle aussi la position contradictoire des États-Unis, qui continuent d’inonder Israël d’armes et de fournir des renseignements pour certaines de ses attaques, comme lors du raid israélien au Yémen. Washington a intérêt à affaiblir l’Iran et ses alliés dans la région, ce qui serait également un coup dur pour la Russie, puisque l’Iran est l’un de ses principaux fournisseurs d’armes. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont joué un rôle direct dans la réponse d’Israël à l’attaque de missiles iraniens (renseignements et tirs antimissiles de la flotte américaine en Méditerranée). Mais en même temps, Washington ne veut pas que la situation dans son ensemble devienne incontrôlable ; et le mépris croissant de Netanyahu envers les appels américains est un signe supplémentaire de la diminution de l’autorité américaine à l’échelle mondiale.
La guerre entre la Russie et l’Ukraine s’enlise et s’enracine. Zelensky a récemment prononcé un discours à l’ONU pour tenter de convaincre la « communauté internationale » de soutenir plus efficacement l’Ukraine, en présentant hypocritement un « plan de paix », alors qu’en réalité il admet de manière à peine déguisée qu’il s’agit de faire pression sur Moscou afin de « forcer la Russie à faire la paix » dans les nouvelles conditions imposées par l’Ukraine. Cela n’a fait que provoquer une réaction virulente de la part de Poutine, qui a déclaré qu’« il n’accepterait jamais la paix sous la contrainte » et a réaffirmé que les conditions posées par Moscou pour un cessez-le-feu étaient toujours les mêmes : reconnaissance des régions conquises par la Russie au début de la guerre, et exclure l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Ces conditions sont à leur tour totalement inacceptables pour Kiev. De plus, la Grande-Bretagne a envoyé des missiles longue portée Storm Shadow et semble avoir changé sa position quant à leur utilisation contre des cibles situées sur le territoire russe. Si les États-Unis, l’Allemagne et d’autres pays occidentaux donnaient le feu vert à leur utilisation en Russie, cela constituerait un pas de plus vers l’abîme.
En réponse, Poutine a modifié le protocole d’utilisation des armes nucléaires, qui autorise désormais leur usage « asymétrique » en cas de menace contre des installations cruciales sur le sol russe, même par une puissance non nucléaire. Résultat : la perspective d’une réouverture des négociations entre les deux principaux protagonistes du conflit est une fois de plus enterrée. Sur le terrain en revanche, les combats et les destructions mutuelles non seulement s’intensifient mais menacent une fois de plus de prendre une tournure encore plus dangereuse avec la reprise des bombardements autour des réacteurs nucléaires de la centrale nucléaire de Zaporizhzha, tandis que chaque camp accuse l’autre de jouer avec le feu.
Ces guerres montrent que lorsqu’il s’agit de jouer avec le feu, toute la classe dirigeante de ce système barbare est coupable !
En Ukraine et au Moyen-Orient, les tensions meurtrières se sont exacerbées, cet été, dans une escalade destructrice dont l’issue est on ne peut plus claire : il ne sortira jamais rien de profitable de ces guerres pour aucun des belligérants.
Aux avancées de l’armée russe à l’Est de l’Ukraine ont répondu de nouvelles incursions, cette fois directement sur le sol russe par l’armée ukrainienne dans la région de Koursk. Un pas supplémentaire a été franchi, menaçant les populations et le monde d’une extension du conflit et d’un affrontement encore plus meurtrier. Tous les belligérants sont aspirés dans une spirale extrêmement dangereuse : ainsi, Zelensky n’attend que de pouvoir frapper la Russie plus en profondeur grâce aux missiles européens et américains qu’il reçoit. Et ceci ne fait qu’alimenter la fuite en avant meurtrière du Kremlin, à l’image des frappes à Poltava ajoutant 55 morts à la liste interminable des victimes. De son côté, la Biélorussie demeure toujours une force susceptible de participer activement au conflit : avec le raid ukrainien sur Koursk, cette possibilité s’est accrue. À la frontière commune de la Biélorussie et de l’Ukraine, le gouvernement Loukachenko a, en effet, placé un tiers de son armée et ses exercices militaires de juin ont rappelé qu’il dispose d’armes nucléaires russes sur son territoire. Le risque d’extension de la spirale guerrière est aussi présent en Pologne, qui a une fois de plus exprimé sa préoccupation en maintenant ses troupes en alerte. Bien que l’OTAN, dont la Pologne est membre, ait officiellement refusé d’envoyer des troupes, le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a évoqué, fin mars, une « époque d’avant-guerre ».
Au Moyen-Orient, aux ignominies quotidiennes à Gaza se sont ajoutées l’offensive de l’armée israélienne en Cisjordanie et son intervention au sud-Liban, dans une fuite en avant totalement irrationnelle. L’assassinat provocateur du chef du Hamas à Téhéran n’a abouti qu’à son remplacement par un nouveau leader encore plus extrémiste et sanguinair, allumant une mèche de plus dans la poudrière régionale. Tout cela a bien entendu offert de nouveaux prétextes à l’Iran et ses alliés pour s’impliquer davantage dans le conflit, multiplier les crimes et les provocations.
Alors que les hypocrites pourparlers pour un cessez-le-feu se tenaient à Doha durant la mi-août, les massacres et les destructions se poursuivaient avec plus d’intensité. Netanyahou ne cesse de torpiller toute tentative d’ouverture diplomatique pour mieux renforcer sa politique de terre brûlée, entassant les cadavres pour tenter de sauver sa peau. Chaque camp n’a fait qu’accentuer les carnages en vue de peser sur les négociations.
Netanyahou comme le Hamas, aussi bien Poutine et Zelensky que les puissances impérialistes qui les soutiennent activement, tous ces vautours impérialistes s’enfoncent dans une logique inépuisable de confrontations sans fin toujours plus destructrices. Cela confirme pleinement que la spirale guerrière du capitalisme en pleine déliquescence a perdu toute rationalité économique et tend à échapper au contrôle de ses protagonistes directs comme de toutes les puissances impérialistes impliquées.
À la fois par leur durée, leur déroulement et l’impasse politique dans laquelle ils s’enfoncent, par leur irrationnalité et la fuite en avant dans des logiques de terre brûlée, ces conflits illustrent le poids énorme de la décomposition du système capitaliste dont l’accélération irréversible menace de plus en plus de destruction l’humanité. Si la guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour, du fait de l’instabilité des alliances et de l’indiscipline généralisée qui caractérisent désormais les relations internationales, l’intensification et l’extension progressive des conflits ne peuvent, à terme, que conduire à toujours plus de destructions et de chaos.
L’inexistence de blocs impérialistes prêts à la guerre mondiale (comme l’ont été le bloc occidental ou le bloc de l’Est pendant la guerre froide) engendre finalement davantage d’instabilité : comme il n’existe plus d’ennemi commun ni de discipline de bloc, chaque État et/ou faction agit à présent exclusivement pour ses propres objectifs, ce qui les amène plus facilement aux affrontements dans une lutte de tous contre tous, entravant l’action des autres, rendant de plus en plus difficile le contrôle de leur politique.
C’est à cause de cette tendance que les États-Unis, tout en maintenant leur soutien à l’OTAN, voient en leur sein les fractions s’entre-déchirer sur la politique à suivre, tant en Ukraine qu’à Gaza. Alors que l’administration Biden propose de maintenir l’aide à ses alliés, les Républicains cherchent à la limiter, gelant dans un premier temps au Congrès 60 milliards de dollars de soutien à l’Ukraine et 14 milliards à Israël, pour finalement céder et accepter de les débloquer. Ces fractures finissent par accentuer la difficulté des États-Unis à imposer leur hégémonie dans le monde. Ils perdent ainsi de plus en plus le contrôle de leur politique et leur autorité sur les protagonistes des conflits.
C’est dans ce cadre que la polarisation croissante entre les deux grandes puissances que sont la Chine et les États-Unis ajoute de l’huile sur le feu. Si la perspective d’une guerre frontale entre ces deux puissances n’est pas envisageable pour le moment, les tensions sont constantes et le risque d’une confrontation régionale à propos de Taïwan ne fait que s’accroître. La Chine continue, en effet, ses exercices militaires à proximité et autour de l’île, poursuit et intensifie, certes avec prudence, ses provocations militaires en mer de Chine et multiplie les intimidations, notamment envers les Philippines et le Japon. Les États-Unis, très préoccupés, haussent le ton et réaffirment un soutien à leurs alliés locaux menacés, tout en multipliant également les provocations. La situation devient de moins en moins contrôlable et de plus en plus imprévisible. Les risques de dérapages vers de nouvelles conflagrations s’accroissent constamment.
Que ce soit directement dans les zones de conflits ou hors des fronts face aux morsures des attaques liées à l’économie de guerre, les prolétaires sont toujours les plus touchés. Dans les zones de guerre, ils sont victimes des bombardements, subissent les restrictions et doivent supporter la terreur, les horreurs et les massacres. Quand ils ne sont pas exploités dans les usines, les mines ou les bureaux, la bourgeoisie les utilise comme chair à canon. En Ukraine, le gouvernement enrôle à sa discrétion n’importe quel homme entre 25 et 60 ans, directement par enlèvement ou avec l’appât d’un salaire plus élevé que celui d’un travail dans le civil. En plus de l’enrôlement obligatoire, la bourgeoisie profite ainsi des conditions misérables des travailleurs pour se payer leur sang et leur vie.
Tout cela n’est possible que grâce à une intense propagande nationaliste, de vastes campagnes idéologiques et un conditionnement planifié par l’État : « La guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d’un meurtre systématique, chez des hommes normalement constitués, il faut […] produire une ivresse appropriée. C’est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l’accompagner ». (1) C’est pour cette raison qu’à l’heure actuelle, la classe ouvrière en Ukraine, en Russie ou au Moyen-Orient, n’a pas la capacité de réagir et il lui sera très difficile de le faire face à « l’ivresse » à laquelle elle est soumise.
Il est vrai que le gouvernement de Netanyahou est de plus en plus impopulaire, et la nouvelle de chaque assassinat d’otages israéliens par le Hamas a provoqué d’énormes manifestations, car de plus en plus d’Israéliens reconnaissent que l’objectif déclaré du gouvernement de libérer les otages et de détruire le Hamas sont mutuellement contradictoires. Mais les manifestations, même lorsqu’elles exigent un cessez-le-feu, restent dans les limites du nationalisme et de la démocratie bourgeoise et ne contiennent pas de dynamique vers une réponse prolétarienne à la guerre.
Le prolétariat des pays occidentaux, par son expérience de la lutte des classes, notamment des pièges sophistiqués imposés par la domination bourgeoise, demeure le principal antidote à la spirale destructrice. Par ses luttes contre les effets de l’économie de guerre, tant les coupes budgétaires que l’inflation galopante, il pose les jalons de ses futurs assauts contre le capitalisme.
Tatlin/WH, 5 septembre 2024
En France, la recherche d’un nouveau gouvernement et l’arrivée de Michel Barnier à Matignon a ressemblé à une série Netflix avec rebondissements et dramatisation. Castets, Cazeneuve, Bertrand… derrière les têtes d’affiche de ce mauvais divertissement, la bourgeoisie a déchaîné sa propagande en faveur de la « démocratie » bourgeoise.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, il y a deux mois déjà, la fragmentation de l’appareil politique bourgeois en trois blocs rivaux se révèle tous les jours un peu plus incontrôlable, chaque bloc se déchirant d’ailleurs dans des luttes intestines pour faire valoir les intérêts de telle clique ou de tel leader. Avec la montée du populisme et les difficultés pour y faire face, l’instabilité politique de la bourgeoisie française est l’expression concrète de l’aggravation de la décomposition de la société capitaliste sur tous les continents.
Si l’été olympique et son chauvinisme débridé ont pu être mis à profit pour retarder les échéances ministérielles et parlementaires, la réalité a aussitôt repris ses droits : une foire d’empoigne où chacun revendique son droit d’être calife à la place du calife.
Contrer la montée en puissance du Rassemblement national (RN) était un objectif prioritaire de la bourgeoisie depuis 2017 avec l’élection de Macron. Rien n’y a fait. Le résultat des dernières élections européennes, étape majeure pour la potentielle accession au pouvoir du RN en 2027, a confirmé la progression et l’ancrage du parti de Marine Le Pen.
Mais la dissolution surprise et kamikaze de l’Assemblée nationale, supposée prendre de court la concurrence et particulièrement la fraction populiste, a abouti à offrir un boulevard au RN, bousculant toute la classe politique et amenant certains leaders de droite, comme Ciotti, à aller à la soupe lepéniste. Cette stratégie d’un président apprenti sorcier se la jouant solo est déjà en soi un signe explicite d’une faiblesse de fond dans la vie politique de la bourgeoisie, y compris au plus haut sommet de l’État !
Les reports de voix et la réaction « républicaine » de toute la gauche, extrême gauche comprise, et de la droite libérale, lors des élections législatives, a permis de freiner a minima la vague populiste et ses conséquences chaotiques pour le capital national, empêchant le RN d’empocher une majorité absolue à l’Assemblée. Mais son poids croissant dans la vie politique se confirme et le RN aura de nombreuses cartes en main pour jouer les troubles-fête à l’Assemblée.
Depuis lors, le jeu politique de Macron et ses tergiversations, accompagnées de la spirale médiatique infernale pour la nomination du Premier ministre, se sont enfin terminées avec la nomination de Michel Barnier, membre du parti de droite Les Républicains (LR) et ancien ministre sous François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy... Le penchant du futur gouvernement vers une droite traditionnelle, pourrie jusqu’à la moelle, annonce de prochains soubresauts politiques et une stabilité parlementaire déjà compromise avant même la nomination du nouveau gouvernement.
Mais la bourgeoisie a encore la capacité de retourner ses propres difficultés, sa propre fragilisation contre la classe ouvrière, au nom de la défense de la « démocratie » et des urnes, comme si le terrain électoral était une clé de voûte du rapport de force fondamental entre les classes, comme si la défense de nos conditions de vie et notre avenir en dépendaient…
En réalité, le terrain électoral est un cirque, une mascarade, comme le montre, au passage, la nomination d’un Premier ministre issu d’un camp qui a lamentablement échoué dans les urnes. Quel que soit le résultat, nous avons tout à perdre : notre lucidité sur la réalité de la crise, sur les enjeux, sur le fait que nous sommes une classe exploitée et non les citoyens d’un État exploiteur, perdre notre conscience et notre combativité pour mener une véritable lutte contre la bourgeoisie et son État.
Au sein des forces politiques bourgeoises, ses fractions de gauche sont les plus à même de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, dévoyer notre réflexion et questionnement sur le terrain pourri du parlementarisme, de la défense de la « démocratie » face au danger du populisme, de l’extrême droite ou du « fascisme » et maintenant du « coup de force de Macron ».
Outre la permanence d’une participation aux élections bourgeoises depuis des décennies (1974 pour Lutte Ouvrière par exemple), la gauche persiste et signe dans son travail de sape de la conscience ouvrière, y compris pendant les luttes ! Au moment de la lutte contre la réforme des retraites, l’ex-NUPES avait tout fait pour que le mouvement social cherche à faire pression sur le parlement, contribuant à renforcer la stérilisation syndicale des journées d’action et s’opposant de fait à l’extension et à l’auto-organisation de la lutte, seules à même de créer un véritable rapport de force avec la classe dominante. C’est encore le cas aujourd’hui avec l’alliance du Nouveau Front populaire (NFP), s’estimant grand gagnant des élections législatives et clamant qu’avec lui aux commandes, cette fameuse réforme des retraites serait abrogée, les salaires revalorisés, la fonction publique (enseignement, santé...) refinancée. En clair, avec la gauche au pouvoir, demain on rase gratis !
Mais la gauche au pouvoir, la classe ouvrière l’a déjà expérimentée dans sa chair : cette gauche devait « changer la vie » en 1981 avec Mitterrand au pouvoir. Ce fut surtout le « tournant de la rigueur » dès 1983 et les attaques contre nos conditions de vie, en employant sans état d’âme, ses forces de l’ordre « démocratiques ». Rebelote en 2012 avec François Hollande au pouvoir : loi « Travail », chômage, hausse des impôts, opérations militaires à répétition…
Plus récemment, d’autres expériences de la gauche prétendument radicale au pouvoir ont vu le jour. Le mouvement Siriza en Grèce promettait début 2015 « d’en finir avec l’austérité » et de rejeter le mémorandum des créanciers de la BCE… Il le signe dès juillet 2015 et l’austérité est alors menée par une « gauche réaliste qui n’a pas le choix », imposant sa poigne de fer avec des sanglots dans la voix…
En Espagne, le parti Podemos en 2014 se proposait aussi de monter « à l’assaut du ciel » en reprenant la formule de Marx au moment de la Commune de Paris, et d’être dans la continuité de la lutte des Indignés de 2011 : lutte contre la corruption, demandes de transparence, fin des politiques d’austérité... Là encore, l’échec patent du miroir aux alouettes serait le fruit d’un « tsunami réactionnaire » en Europe et des campagnes menées par la « droite médiatique ».
Pourtant, à chaque fois, la classe ouvrière est appelée à faire confiance à de « nouvelles gauches », ayant fait mea culpa, plus radicales les unes que les autres, appelée à les suivre sur le terrain électoral, anti-populiste ou même antifasciste. Tout cela pour mieux lui faire oublier ses propres luttes, son histoire, son expérience, lui faire oublier sa combativité, dévoyer sa réflexion pour une véritable prise en main de la solidarité, de l’extension de la lutte à d’autres secteurs, de ses assemblées générales ouvertes et souveraines.
L’objectif majeur du NFP, face à « l’autoritarisme de Macron », son « déni démocratique », est d’appeler tous les jeunes, tous les exploités, à la mobilisation démocratique pour imposer le résultat des urnes, le respect du « choix » des électeurs, appeler même à la destitution du Président, soutenir et imposer le travail parlementaire du NFP qui pourrait alors obtenir ce que les luttes n’ont pas pu. La pseudo-radicalité de la fraction LFI, les propositions d’un SMIC à 1 600 €, d’une abrogation de la réforme des retraites, d’une augmentation des dépenses publiques ne peuvent agir que comme repoussoir aux yeux de toutes les fractions bourgeoises, cristalliser des motions de censure à répétition de tous les autres concurrents politiques. La gauche le sait et se conforte dans ce jeu oppositionnel et radical particulièrement efficace pour maintenir la classe ouvrière dans les illusions électorales et la seule perspective de « dégager Macron », éjectant d’emblée toute remise en cause globale d’un système social putride, le capitalisme mondial ! Les cris d’orfraie de la gauche ont de fait permis l’élection de Macron par deux fois, permis d’assurer les bons reports de vote pour la droite et les macronistes aux dernières élections législatives.
Le populisme est stigmatisé par la gauche, pour mieux pousser la classe ouvrière à légitimer les institutions démocratiques bourgeoises et son jeu d’opposition ou d’appui à telle ou telle fraction bourgeoise.
À ce titre, la bourgeoisie peut à nouveau compter sur les partis gauchistes, trotskistes en tête, qui se sont encore partagés le sale boulot :
– le NPA-Anticapitaliste participant directement au NFP aux côtés du PS et des écologistes, appelait à se battre contre « la république autoritaire de Macron » et le « fascisme ».
– Plus subtilement, Révolution Permanente, LO et consorts dénoncent le « réformisme » de la gauche et des syndicats, rejettent la perspective d’un bloc électoral… pour mieux légitimer ce même objectif démocratique « en exigeant la suppression d’institutions réactionnaires comme la Présidence de la République et le Sénat, dans la perspective d’une République ouvrière et d’un gouvernement de ceux qui n’ont vraiment jamais été au pouvoir et pourraient transformer la société, les travailleuses et travailleurs ».
Face à ces campagnes et les confrontations démocratiques qui vont inéluctablement se poursuivre sur fond d’escarmouches ministérielles et parlementaires, l’aggravation de la crise économique et l’annonce de mesures d’austérité drastiques que devront assumer un ou de multiples gouvernements, pour les mois à venir, vont frapper de plein fouet la classe ouvrière qui devra réagir.
Stopio, 7 septembre 2024
Fin juillet, nous avons organisé une réunion publique internationale en ligne pour discuter du thème : « Les élections en Amérique, en Grande-Bretagne et en France : la gauche du capital ne peut pas sauver ce système moribond ».
Nous avions constaté dans les différentes réunions publiques, permanences, courriers, e-mails, l’inquiétude que pouvait provoquer l’avalanche de signes de montée du populisme, de la poussée de ces formations, lors des élections européennes, particulièrement en France et en Allemagne, jusqu’au coup de pouce électoral qu’a constitué l’attentat contre Trump aux États-Unis. Il était donc important d’inciter au débat sur ce phénomène pour en comprendre le sens et combattre l’exploitation idéologique qu’en fait la bourgeoisie.
Nous avons déjà publié différents articles pour présenter notre analyse du phénomène de développement du populisme et pour dénoncer les campagnes idéologiques de la bourgeoisie tentant de retourner les effets de sa propre putréfaction contre la classe ouvrière, pour que les doutes sur nos analyses, les critiques ou les suggestions puissent s’exprimer, susciter une réflexion afin d’alimenter une confrontation qui permette d’aboutir au maximum de clarté. L’accueil réservé à notre proposition a été très positif, avec la participation de camarades de différents pays, parlant différentes langues (le CCI a assuré la traduction des interventions en anglais, français, espagnol et italien). Bref, un débat international vivant s’est développé sur l’un des nombreux problèmes auxquels est confrontée la classe ouvrière mondiale, témoignant de la validité de notre initiative.
Dans notre présentation, nous avions proposé trois axes liés aux questionnements de nos contacts :
– Que signifie la montée du populisme ?
– Quel impact la montée du populisme peut-elle avoir sur la classe ouvrière, notamment à travers les campagnes démocratiques avec lesquelles la gauche du capital nous appelle à le combattre ?
– Quelles sont les responsabilités des révolutionnaires ?
Le débat s’est concentré surtout sur les deux premiers axes. Au début de la discussion, plusieurs interventions tendaient à voir le populisme comme une « manœuvre délibérée », une sorte de « stratégie préméditée de la bourgeoisie toute entière pour infliger une défaite idéologique à la classe ouvrière ». Les interventions d’autres camarades ainsi que celles du CCI n’ont pas partagé ce point de vue et ont cherché à favoriser la clarification de ce débat à travers différents arguments : « même si la montée du populisme n’est pas une stratégie planifiée par la bourgeoisie, cela ne signifie pas que la classe dirigeante ne soit pas capable de retourner les effets de sa propre pourriture et de sa décomposition contre le prolétariat ».
La montée du populisme n’exprime pas la capacité de la bourgeoisie à pouvoir orienter la société vers sa « solution organique à la décadence capitaliste », c’est-à-dire de déclencher une guerre mondiale. Un nouveau carnage impérialiste généralisé comme la Première et la Seconde Guerres mondiales, n’est pas aujourd’hui possible du fait de la réalité du chacun pour soi dans les rapports internationaux et au sein même des bourgeoisies nationales, de l’impossibilité qu’a la bourgeoisie de garantir une discipline minimale permettant de constituer des blocs impérialistes. L’exacerbation du chacun pour soi témoigne du fait que la bourgeoisie tend, au contraire, à perdre le contrôle politique sur son propre système qui s’emballe dans une dynamique où le fléau du militarisme s’accompagne de guerres localisées qui s’étendent et deviennent de plus en plus irrationnelles. Tous les protagonistes concurrents se retrouvent perdants et témoignent de leur incapacité à limiter un désastre écologique dont ils sont pleinement conscients mais qu’ils sont incapables de combattre car cela remettrait en cause leur nature capitaliste : la recherche de profits.
Même dans les pays où les bourgeoisies sont les plus « responsables » et les plus expérimentées, leurs différentes factions politiques sont de plus en plus divisées et l’influence croissante du populisme ne propose que des programmes politiques irréalisables ou défavorables au capital national dans son ensemble. Le Brexit en est un exemple éclatant, tout comme la perméabilité des fractions populistes à l’influence d’une puissance impérialiste rivale qu’est la Russie de Poutine : l’AfD en Allemagne, le RN en France et même, dans une moindre mesure parmi les partisans de Trump.
Que le populisme soit un ramassis de valeurs bourgeoises est indéniable. C’est pourquoi des capitalistes très en vue le soutiennent sans vergogne (c’est le cas d’Elon Musk ou de Trump, par exemple). Mais son accession à la tête de l’État ne l’a pas empêché de représenter un handicap pour toutes les fractions de la bourgeoisie. Cela se vérifie dans bon nombre de pays. Par conséquent, les efforts pour le contenir ne sont pas un simple jeu « théâtral » des autres factions bourgeoises pour tromper le prolétariat. Le cordon sanitaire mis en place en Allemagne, la montée en puissance de Macron aux élections présidentielles de 2017 ou le lancement fulgurant de Kamala Harris aux États-Unis dernièrement, démontrent précisément que la bourgeoisie craint de perdre le contrôle de son appareil politique notamment à cause du danger que représente le populisme : une entrave à la défense conséquente des intérêts du capital national.
Certains camarades ont émis des doutes, soulignant que de nombreux ouvriers votent pour des partis populistes. Or, ce qui a été précisé, c’est que le terrain électoral n’est pas le terrain d’expression du prolétariat comme classe. Lors des élections, apparaissent des individus atomisés, mystifiés et isolés devant l’avenir noir qu’annonce la société capitaliste et, dans de nombreux cas, sensibles aux explications « simplistes et biaisées » des politiciens populistes, qui cherchent des boucs émissaires : les immigrés, comme les prétendus « bénéficiaires » de quelques miettes dérisoires de l’État exploiteur, désignés comme responsables de leur misère, de leur précarité, de leur chômage ou de leurs logements insalubres.
Mais si ce parti pris est trompeur et dangereux, celui soutenu par les fractions « démocratiques » et de gauche du capital l’est encore davantage, nous appelant à les soutenir comme seuls remparts contre le populisme, alors qu’ils sont les produits et les défenseurs du même système moribond. En réalité, ce à quoi nous assistons aujourd’hui est un discrédit croissant de ces formations traditionnelles de la bourgeoisie, précisément parce que leurs gouvernements ne peuvent pas arrêter le cours vers la crise, la barbarie et la guerre que nous réserve le capitalisme, puisqu’ils en sont les sinistres acteurs et défenseurs.
Même si tout ce qui est nécessaire à l’argumentation n’a pas pu être développé au cours de la discussion, un débat a émergé pour tenter de distinguer le sens du populisme actuel par rapport au fascisme ou au stalinisme des années 1930, alors que ceux-ci étaient le résultat d’une défaite du prolétariat qui s’était produite auparavant, et dans laquelle les forces de la gauche du capital avaient joué un rôle décisif. La montée actuelle du populisme, au contraire, ne se situe pas du tout dans un contexte de contre-révolution, c’est-à-dire de défaite idéologique et physique du prolétariat. En essayant d’imiter et d’exploiter ce passé tragique, celui de l’arrivée de Léon Blum et du Front populaire au pouvoir, de surfer sur l’image de « victoire » véhiculée depuis lors par la propagande bourgeoise, le Nouveau Front populaire en France n’est qu’une ridicule farce toute aussi bourgeoise que le Front Populaire des années 1930 en France ou en Espagne. Ce qui ne le rend pas pour autant inoffensif. Bien au contraire ! Cette alliance, créée à la hâte, reste dangereuse par sa propagande démocratique en faveur de l’État bourgeois. Le Front populaire était constitué précisément des forces capables d’embrigader et de discipliner la population, notamment le prolétariat, pour l’entraîner vers la guerre impérialiste mondiale. Aujourd’hui, même s’il connaît de grandes difficultés et fragilités, le prolétariat est loin d’être vaincu.
Cette question est l’une de celles qui doit permettre d’avoir une discussion plus approfondie : comment la conscience de classe peut-elle se développer dans le prolétariat ? Quels intérêts l’opposent à la société capitaliste ? Quelle perspective porte la lutte de classe ? Et dans tout cela, quelle est la responsabilité des révolutionnaires ?
Ce débat international a été fructueux et dynamique. Nous comptons bien évidemment poursuivre et développer la discussion sur ces questions à travers nos réunions publiques et nos permanences dans le prolongement de cette réflexion qui, nous en sommes persuadés, au-delà de nos contacts directs, existe plus largement au sein du prolétariat.
CCI, 9 septembre 2024
Suite au meurtre à Southport, le 29 juillet, de trois enfants à l’arme blanche, l’extrême droite a mené une infâme offensive sur les réseaux sociaux. En faisant circuler de fausses informations et des rumeurs, elle a aussitôt instrumentalisé ces crimes ignobles en désignant des boucs émissaires. Sans surprise : les immigrés.
Très rapidement, les attaques racistes se sont multipliées, visant des résidences de demandeurs d’asile et des avocats spécialisés en droit de l’immigration. Des mosquées et des magasins appartenant à des immigrés ont également été saccagés. Les émeutes se sont généralisées dans plus de 35 localités. En Irlande du Nord, des attaques ont aussi été signalées. Même si l’influence idéologique de la Ligue de défense anglaise (officiellement dissoute) était notable, les émeutes n’étaient pas organisées, mais émergeait plutôt de réseaux d’extrême droite sur internet. Il s’agit des pires émeutes depuis 2011 qui révèlent les profondes divisions au sein de la société britannique.
Cette vague d’agressions racistes n’est pas un cas isolé. Ces dernières années, la rhétorique anti-migrants et les crimes de haine se sont répandus de plus en plus au Royaume-Uni. De telles explosions se sont généralisées dans le monde. Des attaques brutales contre les migrants et les réfugiés par des foules composées le plus souvent des couches de la population les plus socialement défavorisées, se produisent aujourd’hui dans de nombreux pays du monde, du Chili au Kirghizistan et de la Suède à l’Inde. Quelques exemples frappants :
– À Chemnitz, en Allemagne, les 26 et 27 août 2018, deux jours de violentes manifestations d’extrême droite ont dégénéré en poursuites contre des personnes soupçonnées d’être des immigrés. Agitant des drapeaux allemands et certains effectuant des saluts nazis, une foule en colère de 8 000 personnes s’est frayée un chemin dans les rues. Chassant en meute, ils s’en prenaient aux passants à la peau foncée et incitaient les « blancs » à participer à la chasse. Cette agression, qui a débuté après le meurtre au couteau d’un Allemand de 35 ans par un migrant Syrien, exprimait une recrudescence de la haine et la propagation d’un esprit de pogrom.
– En Turquie, la nuit du 30 juin 2024 a marqué le début de trois nuits de déferlement de haine et d’attaques racistes contre les réfugiés Syriens et leurs biens. À Kayseri, un véritablement pogrom s’est abattu sur la ville, incendiant les maisons des réfugiés, vandalisant et brûlant les véhicules, pillant et endommageant les magasins, le tout accompagné de slogans anti-réfugiés. Les jours suivants, les attaques se sont étendues à d’autres villes, où les Syriens ont été de nouveau terrorisés. À Antalya, un Syrien de 17 ans a été tué et deux de ses amis ont été grièvement blessés. Le motif des attaques était complètement inventé.
– En septembre 2019, des migrants en Afrique du Sud ont été brutalement attaqués et leurs propriétés détruites dans diverses villes et provinces du pays. Les attaques ont commencé sous la forme d’une manifestation anti-émeute avec des chants exigeant que les étrangers retournent d’où ils viennent. Au cours de la manifestation, la foule a pillé, détruit et incendié les entreprises appartenant à des migrants. Elles ont également attaqué ceux qui tentaient de protéger ou d’empêcher le pillage ou la destruction de leurs magasins. Ces attaques ont entraîné la mort de douze migrants africains et provoqué des milliers de blessés.
L’escalade des attaques contre les migrants, contre les populations arabes ou noires ne se produit pas de manière fortuite : elles sont le résultat d’années de politiques et de propos racistes colportés par les politiciens des partis de droite comme de gauche. La classe dirigeante a toujours joué la carte du racisme quand cela lui convenait. Mais les populistes et l’extrême droite sont toujours l’expression la plus virulente et la plus brutale de la rhétorique anti-migrants, présentant « l’autre » comme une menace pour le bien-être de la population autochtone. Les haines profondes qu’ils alimentent à leur égard trouvent un terrain toujours plus fertile dans une société capitaliste pourrissant sur pied.
Dans cette vision déformée du monde, les migrants sont responsables des souffrances de tous. Cette désignation de bouc émissaire implique un acte de déshumanisation, où les discours d’extrême droite et populistes présentent les réfugiés comme des espèces d’une autre nature. Marine Le Pen, du Rassemblement national, a comparé par exemple l’afflux de réfugiés en Europe à l’invasion des barbares. Laurence Fox, du Reclaim Party, a suggéré que les musulmans sont des envahisseurs. Jarosław Kaczyński, chef du parti polonais Droit et Justice, a averti que les migrants pouvaient apporter toutes sortes de parasites. Donald Trump a déclaré que la plupart des immigrés venant du Mexique sont des violeurs, des trafiquants de drogue et des criminels.
La bourgeoisie utilise les émeutes pour légitimer l’expansion et le renforcement de son appareil répressif. Le chef du syndicat de la police du Royaume-Uni a profité des émeutes pour demander que davantage de pouvoirs soient accordés aux forces de l’ordre. Après les émeutes, le gouvernement britannique a donc annoncé des mesures de maintien de l’ordre pour lutter contre l’extrême droite, notamment la création d’une « armée permanente » de policiers spécialisés pouvant être rapidement déployés dans les zones d’émeutes et de violences d’extrême droite. Mais comme nous l’avons dit dans un article précédent, « Face à la division, notre seul moyen de défense, c’est la lutte de classe ! » : Le renforcement des moyens de répression sera inévitablement utilisé contre les futurs combats de la classe ouvrière.
La montée du discours anti-immigrés est liée au nombre croissant de personnes déplacées fuyant vers les régions sûres du monde ainsi qu’à l’incapacité des bourgeoisies nationales d’organiser leur accueil et leur intégration dans le pays d’arrivée. Mais il est également important de noter que l’État a de plus en plus de difficultés à contrer la fragmentation et l’érosion profonde de la cohésion sociale. Dans de telles conditions, l’insatisfaction s’exprime souvent plus facilement à travers la violence aveugle, servant d’exutoire aux habitants dans les régions les plus touchées par les phénomènes de la décomposition.
Face à cela s’ajoute l’indignation générale provoquée par le traitement inhumain des migrants qui cherche également une issue : manifestations dénonçant la politique raciste des gouvernements et des partis politiques, tentatives des minorités pour défendre les résidences des migrants ou blocus pour empêcher les expulsions.
Mais certaines fractions de la bourgeoisie tentent toujours de transformer cette indignation en défense de la démocratie bourgeoise, prétendument menacée par les organisations d’extrême droite ou fascistes. L’étiquette « fasciste », apposée sur les organisations qui appellent, et dans certains cas dirigent, des attaques à caractère raciste, est destinée à mobiliser la population, y compris les ouvriers, contre le danger que ces groupes représenteraient pour la démocratie. Face à cette « menace fasciste », les partis politiques de la droite modérée jusqu’à l’extrême gauche se retrouvent la plupart du temps d’accord pour mobiliser la population dans le sillage de l’État bourgeois.
Une telle manœuvre a été réalisée début 2024 lors des manifestations en Allemagne en réaction aux organisations Alternative für Deutschland et Mouvement identitaire, qui avaient discuté d’un projet d’expulsion massive de demandeurs d’asile. Appelés par une alliance de mouvements de défense des droits civiques, de syndicats et de partis politiques, et activement soutenus par la plupart des organisations de gauche, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester pendant trois week-ends consécutifs, au nom de ce que Olaf Scholz a qualifié d’« attaque contre notre démocratie ».
Ces mobilisations contre le racisme restent des luttes partielles ou « parcellaires », qui « se manifestent essentiellement au niveau des superstructures, leurs revendications se concentrant sur des thématiques qui laissent de côté les fondements de la société capitaliste, même si elles peuvent pointer du doigt le capitalisme comme responsable ». (1)
Lorsqu’il ne s’agit pas ouvertement de quémander des droits démocratiques, les forces politiques de la classe dominante font leur possible pour empêcher les ouvriers de faire le lien nécessaire entre la lutte contre le racisme et toutes les formes de ségrégation ou d’exploitation particulières (contre les femmes, les homosexuels, etc.) avec le combat historique de la classe ouvrière… ce qui aboutit inéluctablement à se placer sur le terrain des droits démocratiques, à se laisser emporter par l’illusion dangereuse que l’État bourgeois peut apporter une réponse à toutes ces ignominies.
Contrairement à ce que prétendent les groupes de gauche, la lutte antiraciste ne peut jamais être le début d’une lutte contre le système capitaliste. La démocratie n’est qu’une des expressions de la dictature du capital. La lutte pour la démocratie ne résout pas le problème du racisme dans la société et ne fait que conduire à la poursuite de l’exploitation et de la domination capitalistes. Mais la bourgeoisie profite de chaque opportunité pour détourner la classe ouvrière de la lutte sur son propre terrain pour l’entraîner dans une impasse. Il s’agit d’une manœuvre délibérée, comme ce fut le cas avec les mobilisations du début de l’année en Allemagne, pour détourner les travailleurs de la lutte des classes, seul terrain où peut s’exprimer une réelle solidarité avec les damnés de la terre.
La classe ouvrière britannique a une histoire riche. Elle était à l’origine du mouvement ouvrier international et luttait pour l’unité internationale de tous les travailleurs, quelle que soit leur origine.
– Le 31 décembre 1862, des milliers de travailleurs se rassemblèrent à Manchester et furent les premiers à exprimer leur sympathie pour les États du Nord des États-Unis et à appeler Lincoln à abolir l’esclavage.
– En 2022-2023, les travailleurs de toutes couleurs, religions et ethnies se sont battus ensemble pour défendre leurs conditions de vie contre la crise du coût de la vie.
– En août de cette année, alors que près de 20 % du personnel du NHS est d’origine étrangère, des expressions de solidarité se sont manifestées avec les travailleurs de la santé immigrés, qui étaient les plus vulnérables dans l’exercice de leurs fonctions.
Ce sont des luttes comme celles-ci qui contiennent la clé pour vaincre le racisme et toutes les autres divisions venimeuses de la société.
Dennis, 5 septembre 2024
1) « Rapport sur la lutte des classes internationale pour le 24e congrès du CCI », Revue internationale n° 167 (2021).
Nous publions, ci-dessous, un extrait de la contribution d’une camarade qui a participé à la réunion publique internationale organisée par le CCI en juillet. Nous tenons tout d’abord à saluer la démarche très sérieuse et l’état d’esprit combatif de la camarade C. qui cherche à tirer un premier bilan des débats en exprimant quels arguments ont su renforcer et faire évoluer son point de vue, tout en enrichissant encore la réflexion qu’a suscitée la discussion. En cela, la camarade s’inscrit pleinement, et avec responsabilité, dans le cadre d’un débat prolétarien qui a pour objectif la clarté des buts historiques et des moyens de la lutte du prolétariat.
Dans la partie de sa contribution que nous publions, la camarade manifeste son souci de la clarté politique en s’appuyant sur la méthode historique du marxisme pour expliquer la différence entre le Front populaire de 1936 et le Nouveau Front populaire de 2024. Elle montre ainsi, non seulement la nature bourgeoise de ces deux coalitions de gauche dans un contexte différent, mais aussi toute la mystification démocratiste qui se cache derrière l’évocation de Léon Blum par la gauche aujourd’hui.
CCI, 5 septembre 2024
J’aimerais réagir à la réunion publique de cet après-midi sur les élections. Déjà j’aimerais vous remercier pour la tenue de cette discussion. Je me doutais bien que nous n’aurions pas le temps d’aborder tous les sujets proposés, ce qui est dommage, mais la discussion fut tout de même très intéressante. Le caractère international de la réunion, avec des camarades de pleins de pays différents, offrant des perspectives différentes fut très enrichissante, et j’espère que malgré les problèmes et la difficulté de tenir des réunions dans de multiples langues, que le CCI sera en mesure d’organiser d’autres réunions de ce type […].
Le deuxième point que j’aimerais aborder, et que malheureusement je n’ai pas pu aborder lors de la discussion, c’est le rôle des fronts populaires, et notamment l’analyse qu’en fait la TCI. (1) Je n’ai pas eu l’occasion d’approfondir la position de la TCI, donc je ne peux que me référer à ce que la camarade P. a dit, c’est-à-dire que la TCI effectue un parallèle entre le NFP et le Front populaire de Léon Blum en 36. La TCI affirme que le rôle des Fronts populaires est d’entraîner la classe ouvrière dans l’engrenage de la guerre impérialiste mondiale. Il s’agit d’un parallèle fallacieux et vide de substance, mais peu étonnant lorsqu’on écarte le cadre de la décomposition. Le sujet a malheureusement été assez peu développé, en relisant la discussion, je constate qu’il y a eu très peu d’interventions sur ce sujet.
Pour comprendre en quoi la situation diffère, il faut effectuer une comparaison de la situation actuelle avec celle de 36 et l’élection du Front populaire. En 1936, la classe ouvrière venait de subir une défaite très importante. Cette défaite a laissé le champ libre à la bourgeoisie de poursuivre et imposer toutes ses ambitions, ce qui à terme, a donné lieu au massacre de la Deuxième Guerre mondiale. Le Front populaire à cette époque, était la manifestation de la faiblesse et de la défaite du prolétariat qui n’avait d’autre choix que de se ranger derrière la bourgeoisie, et de se laisser embrigader par toutes les idéologies bourgeoises comme l’antifascisme.
Aujourd’hui, la situation est radicalement différente, le prolétariat ne vient pas de subir une défaite, au contraire, il commence justement à se remettre de sa précédente défaite, et de la période de contre-révolution, comme en témoignent les mouvements à l’internationale ces dernières années qui ont bien plus d’ampleur que ceux des décennies précédentes. Comme vu précédemment, si le populisme constitue une menace pour la bourgeoisie, il a tout de même cet avantage qu’il permet d’être utilisé pour mobiliser la classe ouvrière sur le champ parlementaire. En ce sens, la gauche s’est placée à l’avant-garde de la défense de la démocratie, se présentant comme seule alternative au populisme. Mais même en se présentant ainsi, après des décennies de déception, de mensonge, et d’attaques dès qu’elle arrive au pouvoir, la gauche reste relativement décrédibilisée.
C’est pour cela que pour essayer de convaincre et de mobiliser, elle présente un programme de plus en plus irréaliste. Je pense par exemple au SMIC à 1600€ présenté par le NFP en France. Un autre indice, c’est le manque d’unicité au sein du NFP, contrairement au Front Populaire des années 30, celui-ci à peine arrivé au pouvoir que le NFP est déjà en train de se dissoudre du fait de son hétérogénéité et de son incohérence politique. Ces quelques éléments/pistes montrent bien que la situation est incomparable à celle des années 30, et qu’en faisant un tel parallèle, la TCI ne peut que se tromper totalement dans son analyse.
Quant à la gauche, il est de mon avis que de faire appel à la mémoire du Front Populaire dans le contexte actuel, alors qu’elle est incapable de ne serait-ce que mobiliser et obtenir l’approbation des ouvriers est une erreur gravissime pour elle et que cela risque de lui coûter très cher sur le long terme en étant un gros facteur de décrédibilisation […].
C.
1) Tendance communiste internationaliste, organisation issue de la Gauche communiste (NdR).
C’est avec une profonde tristesse que nous informons nos sympathisants et lecteurs du décès, à l’âge de 74 ans, de notre camarade Enrique. Sa mort inattendue a mis un terme soudain à plus de cinquante ans de dévouement et de contribution à la lutte du prolétariat. Ses camarades et amis ont bien sûr subi un choc très douloureux. Pour notre organisation, pour toute la tradition et le présent de la Gauche communiste, c’est une perte considérable que nous devrons tous affronter ensemble.
Parler de la trajectoire militante d’un camarade comme Enrique évoque pour nous tous qui l’avons connu, au niveau personnel et politique, des milliers de souvenirs de son enthousiasme, de sa solidarité et de sa camaraderie. Son sens de l’humour était contagieux, non pas celui du cynisme incrédule si courant chez les soi-disant « intellectuels » et « critiques », mais plutôt l’énergie et la vitalité de quelqu’un qui nous encourage à nous battre, à donner le meilleur de nous-mêmes dans la lutte pour la libération de l’humanité et pour qui, comme pour Marx, « lutter correspond à l’idée qu’il se faisait de la recherche du bonheur ». C’est pour cette raison qu’il s’est montré patient et compréhensif dans les discussions, sachant comprendre les préoccupations qui persistaient chez ceux qui n’étaient pas d’accord avec ce qu’il défendait. Mais il a aussi fait preuve de fermeté dans ses arguments. C’était, comme il le disait, sa façon d’être honnête dans une lutte pour la clarification qui profite à l’ensemble de la classe ouvrière. Et même s’il possédait une énorme capacité théorique et créative pour rédiger des articles et des contributions aux discussions, Enrique n’était pas ce qu’on appelle un « théoricien ». Il participait avec enthousiasme aux interventions pour les ventes, distributions de tracts dans les manifestations, rassemblements, etc.
Il faisait partie d’une génération éduquée pour occuper des postes de l’État démocratique et prendre la relève des vieux schnocks du franquisme ; d’où sont sortis les Felipe González, Guerra, Albors, etc. Il avait plus que suffisamment de qualités politiques, intellectuelles et personnelles pour « faire carrière » misérablement dans l’État comme d’autres l’ont fait. Mais dès le début, il s’est rangé du côté de la classe ouvrière dans sa lutte contre l’État bourgeois pour la perspective du communisme.
Enrique a été l’un des nombreux jeunes travailleurs poussés à la lutte ouvrière par les nombreuses grèves survenues en Espagne à la fin des années 1960 et au début des années 1970, et qui étaient en réalité l’expression du surgissement international de la lutte des classes qui a mis fin à la contre-révolution après la Seconde Guerre mondiale. Ce fut l’une des premières raisons pour lesquelles Enrique rompit avec l’enchevêtrement des groupes gauchistes de tous bords qui abondaient à cette époque. Tandis que ceux-ci présentaient les luttes ouvrières des Asturies, de Vigo, Pampelune, Bajo Llobregat, Vitoria, etc., comme des expressions d’un combat antifranquiste et qu’ils voulaient les détourner vers la conquête de la « démocratie », Enrique comprit qu’elles faisaient partie d’un mouvement indivisible de luttes (Mai 68, automne chaud italien, cordobazo en Argentine 1969, Pologne 1970…) se confrontant à l’État capitaliste dans sa version « dictatoriale » ou « démocratique » et même « socialiste ». Cette perspective internationaliste de la lutte des classes a été l’une des sources de l’enthousiasme qui a accompagné Enrique toute sa vie. Alors qu’une grande majorité des militants ouvriers des années 1970 se sont retrouvés démoralisés et frustrés par ce travestissement de la lutte ouvrière en « combat pour les libertés », Enrique a su renforcer sa conviction dans la lutte du prolétariat mondial. Il avait un temps émigré en France, et rien n’était plus stimulant pour lui que d’aller intervenir dans des luttes partout dans le monde (comme il a eu récemment l’occasion de le faire lors de « l’été de la colère » en Grande-Bretagne) ou de participer à des discussions sur les cinq continents avec des camarades s’approchant pour participer à la lutte historique et internationale de la classe ouvrière. Il faisait toujours preuve d’une énergie qui impressionnait les plus jeunes, et qui émanait de sa confiance et de sa conviction dans la perspective historique de la lutte du prolétariat, du communisme.
En raison de son internationalisme authentique et conséquent, Enrique avait fini par rompre avec des organisations qui, sous un discours apparemment plus radical que celui des « réformistes », prônaient que le prolétariat devait prendre parti dans les conflits impérialistes, alors appelés « luttes de libération nationale ». Comme c’est le cas aujourd’hui, par exemple à Gaza, les gauchistes de l’époque appelaient les travailleurs à soutenir les guérilleros du Vietnam, ou ceux d’Amérique latine. Mais ce faux internationalisme était tout le contraire de ce que les révolutionnaires avaient toujours défendu face à la Première et à la Seconde Guerre mondiale. Cette recherche de la continuité avec le véritable internationalisme a conduit Enrique à s’orienter vers la filiation historique de la Gauche communiste.
Il en va de même pour la dénonciation permanente des syndicats comme organes de l’État capitaliste. Dépassant le dégoût résultant du sabotage des luttes par les syndicats partout dans le monde, l’alternative n’était pas « d’être déçu » par la classe ouvrière ou de désavouer ses luttes contre l’exploitation, mais de se réapproprier les apports de la Gauche communiste (italienne, germano-néerlandaise puis française) pour défendre l’auto-organisation des luttes, les assemblées de travailleurs, embryons des conseils ouvriers.
C’est la recherche de cette continuité avec les positions révolutionnaires qui conduisit Enrique à prendre contact avec Révolution Internationale (RI) (1) en France en octobre 1974, après avoir trouvé dans une librairie de la ville de Montpellier (où il travaillait) la publication Accíon Proletaria. (2) Enrique a toujours dit qu’il était surpris par la rapidité avec laquelle Révolution Internationale (section du CCI en France) répondait à sa correspondance et venait discuter avec lui. À partir de ce moment, un processus rigoureux et patient de discussion a eu lieu qui a conduit à la constitution de la section espagnole du CCI en 1976, avec un groupe de jeunes éléments émergeant également des luttes et qu’Enrique lui-même s’efforçait de regrouper et de stimuler en vue de développer chez eux la conviction militante de la nécessité et de la possibilité de la révolution internationale.
Dans cette intervention, Enrique a pu compter sur le soutien et l’orientation de l’organisation révolutionnaire internationale et centralisée qu’était déjà le CCI qui assurait la transmission et donnait une continuité à la lutte historique de la Gauche communiste. Enrique, qui a dû faire presque en solitaire les débuts de son parcours militant, a insisté à maintes reprises sur l’importance de mettre à profit le « trésor », la continuité que représente le Courant communiste international. Il est devenu lui-même un facteur actif et persévérant dans cette transmission de l’héritage révolutionnaire.
Avec l’honnêteté et la capacité critique (y compris l’autocritique) qui l’ont toujours caractérisé, Enrique reconnaissait que cette question de l’organisation d’avant-garde lui était difficile à assimiler. La sous-estimation de la fonction, voire le rejet de la nécessité de l’organisation des révolutionnaires, étaient relativement courants à cette époque parmi les jeunes en quête d’orientation politique, étant donné la « démonstration de force » par un prolétariat très jeune dans les grandes luttes des années 1960 et 1970, et qui faisait que l’activité des organisations révolutionnaires semblait superflue. Cela peut se comprendre en raison des expériences vécues avec la trahison des partis « socialistes », « communistes », trotskystes, etc., qui a laissé des traces, un traumatisme et une méfiance dans la classe ouvrière, aggravés par l’action démoralisante du militantisme aliéné dans le gauchisme des années 1970 et 1980. Enrique a notamment reconnu avoir été influencé par l’anarchisme (3) et avait participé à l’université à un groupe situationniste. Au sein même du CCI, la sous-estimation de la nécessité de l’organisation s’est exprimée par des tendances conseillistes, dont Enrique lui-même était initialement le porte-parole, se traduisant par le refus de combattre de telle tendances, par un centrisme envers le conseillisme. La lutte contre ces tendances a été décisive dans l’évolution d’Enrique sur la question de l’organisation. Il ne s’est pas laissé emporter par la frustration ou le sentiment de désillusion, mais s’est efforcé de comprendre l’indispensable nécessité de l’organisation révolutionnaire et s’est dédié sans compter à la défense de celle-ci, inséparable de la lutte acharnée contre l’opportunisme, contre la pression de l’idéologie de la bourgeoisie dans les rangs de la classe ouvrière.
Enrique a toujours été un polémiste patient, capable d’expliquer l’origine des confusions et des erreurs qui exprimaient une influence idéologique étrangère au prolétariat et en même temps de souligner les apports théoriques et politiques du mouvement ouvrier qui ont aidé à les surmonter. Cet esprit de combat permanent fut une autre de ses contributions, réagissant à chaque erreur, à chaque malentendu, allant au fond des racines, tirant des leçons pour l’avenir.
Ce contre quoi il s’est toujours rebellé, avec énergie et intransigeance, c’est contre la contamination des débats politiques par l’hypocrisie, la duplicité, la calomnie, la dénonciation et les manœuvres, c’est-à-dire par le comportement et la moralité de la classe ennemie, la bourgeoisie. Là aussi, Enrique a toujours constitué un barrage pour la défense de la dignité du prolétariat.
La trajectoire militante de notre camarade Enrique, toute sa contribution, toute cette passion militante, toute cette énergie et cette capacité de travail manifestées tout au long de plus de cinquante ans de lutte constante pour la révolution mondiale ne sont pas seulement des manifestations caractéristiques de la personnalité d’Enrique. Ces traits de caractère correspondent à la nature révolutionnaire de la classe qu’il a servie de manière généreuse et exemplaire. Bilan, la Gauche communiste italienne, qui cherchaient à se démarquer du personnalisme, préconisaient que « chaque militant doit se reconnaître dans l’organisation et qu’à son tour l’organisation doit se reconnaître dans chaque militant ». Enrique représentait l’essence du CCI comme peu d’autres. Tu nous manqueras toujours, camarade, et nous nous efforcerons d’être à la hauteur de ton exemple. Continuons ton combat !
CCI, juin 2024
1) Révolution Internationale est le groupe français qui a poussé à la formation du CCI (qui a été créé en 1975) après le regroupement de plusieurs organisations telles que World Revolution en Grande-Bretagne, Internationalisme en Belgique ou Revoluzione Internazionale en Italie.
2) Acción Proletaria était, avant 1974, la publication d’un groupe de Barcelone que RI avait contacté et qui s’était initialement rapproché des positions de la Gauche communiste. Le groupe a édité les deux premiers numéros de la publication et a fini par se disperser sous le poids du nationalisme et du gauchisme. Par la suite, Acción Proletaria continua à être publiée à Toulouse et des militants de Révolution Internationale la faisaient passer clandestinement en Espagne (toujours sous le franquisme). À partir de 1976, avec la formation d’une section du CCI en Espagne, cette dernière en reprit la publication.
3) Dans les années 1970, l’anarchisme avait un poids important en Espagne. À titre d’exemple, le 2 juillet 1977, 300 000 personnes se sont rendues à Montjuic pour assister à un meeting de Federica Montseny.
Le 5 août 2024, des dizaines d’étudiants applaudissaient sur le toit de la résidence de la Première ministre du Bangladesh en fuite, Sheikh Hasina. Ils y fêtaient la victoire de la lutte qui a duré cinq semaines, coûté la vie à 439 personnes et fini par renverser le gouvernement en place. Mais de quel genre de « victoire » s’agit-il réellement ? Était-ce une victoire du prolétariat ou de la bourgeoisie ? Le groupe trotskiste Internationale communiste révolutionnaire (ICR, ancienne Tendance marxiste internationale) affirme carrément qu’une révolution a eu lieu au Bangladesh et que les manifestations en étaient au point où elles pouvaient « dénoncer l’imposture de la “démocratie” bourgeoise, convoquer un congrès des comités révolutionnaires et prendre le pouvoir au nom des masses révolutionnaires [et] qu’un Bangladesh soviétique serait à l’ordre du jour si tel était le cas ».
L’économie du Bangladesh est en difficulté depuis plusieurs années déjà. La crise économique internationale a eu un impact majeur sur le pays en raison de la hausse des prix de la nourriture et du carburant. L’inflation a atteint près de 9, 86 % début 2024, l’un des taux les plus élevés depuis des décennies. Le chômage touche près de 9, 5 % des 73 millions d’actifs…
La corruption est omniprésente à tous les niveaux de la société bangladaise. Des paiements irréguliers et des pots-de-vin sont fréquemment échangés afin d’obtenir des décisions de justice favorables. Le portail anti-corruption des entreprises a classé la police bangladaise parmi les moins fiables au monde. Des personnes sont menacées et/ou arrêtées par la police dans le seul but de les extorquer...
Pendant des années, la Ligue Awami, le parti « socialiste » de Sheikh Hasina, en collaboration avec la police, a exercé le pouvoir dans les rues en pratiquant l’extorsion, la perception illégale de péages, la « médiation » pour l’accès aux services, sans oublier l’intimidation des opposants politiques et des journalistes. Les pratiques de gangsters de la Bangladesh Chhatra League (BSL), l’aile étudiante de la Ligue Awami, sont notoires : entre 2009 et 2018, ses membres ont tué 129 personnes et en ont blessé des milliers. Lors des manifestations de cette année, ils étaient largement détestés en raison de leurs comportements impitoyables, en particulier envers les femmes. Durant des années, ils ont pu commettre ces crimes en toute impunité, en raison de leurs relations étroites avec la police et la Ligue Awami.
Le gouvernement de Cheikh Hasina, entré en fonction en 2009, s’est rapidement transformé en régime autocratique. Au cours de la dernière décennie, il a établi son emprise exclusive sur les institutions clés du pays, notamment sur la bureaucratie, les agences de sécurité, les autorités électorales et le système judiciaire. Le gouvernement de Sheikh Hasina a systématiquement réduit au silence les autres fractions bourgeoises. Avant les élections de 2024, le gouvernement a arrêté plus de 8 000 dirigeants et partisans du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), parti d’opposition.
Mais la suppression des voix de l’opposition politique, des médias, des syndicats, etc., a rendu très instable les fondations du régime. L’étouffement complet du « débat public », même au Parlement, a contribué à l’érosion encore plus grande des bases du jeu politique et finalement à la perte totale de tout contrôle politique. En 2024, Cheikh Hasina n’était plus confrontée à une simple opposition loyale. La plupart des fractions de la bourgeoisie étaient devenues ses ennemies les plus féroces, prêtes à la mettre en prison pour le reste de sa vie et même à exiger sa mort.
Les manifestations ont eu lieu dans un contexte de chômage massif. Le pays n’a pas de système d’assurance chômage, de sorte que les demandeurs d’emploi ne reçoivent aucune allocation et vivent, par conséquent, dans la plus grande misère. Ce contexte a fait du système de quotas, qui réserve 30 % des emplois de la fonction publique aux descendants des « combattants de la liberté » de la guerre d’indépendance de 1971, une source de colère et de frustration pour tous ceux qui sont confrontés au chômage.
La protestation contre le système de quotas n’est pas nouvelle. Déjà en 2008, 2013 et 2018, des manifestations ont eu lieu. Mais pendant toutes ces années, les protestations sont restées confinées aux seules universités, entièrement centrées sur le système des quotas. L’étroitesse des revendications des étudiants en faveur d’une répartition « équitable » des emplois dans la fonction publique ne pouvait pas constituer une base pour étendre le mouvement à l’ensemble de la classe ouvrière, y compris les chômeurs non scolarisés. Les étudiants ont ignoré l’importance de formuler des revendications unificatrices afin d’étendre la lutte aux travailleurs confrontés au même spectre du chômage.
Et en 2024, les revendications des étudiants n’étaient pas différentes : au lieu d’essayer d’étendre la lutte aux travailleurs, sur la base de revendications ouvrières, ils se sont retrouvés à nouveau piégés dans de violents affrontements avec la police et les bandes politiques. Même lorsque le personnel, les enseignants et autres travailleurs de 35 universités se sont mis en grève, le 1er juillet 2024, contre le nouveau régime de retraite universel, les étudiants n’ont même pas cherché le soutien des 50 000 travailleurs universitaires en lutte. Cette grève a duré deux semaines, mais, fait remarquable, elle a été pratiquement ignorée par les étudiants.
Les étudiants et une partie de la population ont organisé une manifestation qui s’est transformée en un soulèvement qui a défié ouvertement le régime. Finalement, le 5 août 2024, Cheikh Hasina a signé sa démission en présence des chefs militaires et a remis le pouvoir à l’armée. Le changement de régime, qualifié de « révolution », était en réalité un coup d’État militaire en coulisse dont les manifestants ont servi de caution civile et de masse de manœuvre.
Les gauchistes cités plus haut prétendent que les étudiants ont pu « dénoncer l’imposture de la démocratie bourgeoise ». Si la réponse brutale du gouvernement a montré qu’un gouvernement démocratique élu était en réalité une dictature ouverte, les émeutes l’ont remplacé par la dictature d’une autre fraction bourgeoise ! Les organisations étudiantes réclament désormais de nouvelles élections plus « démocratiques ». Voilà tout !
La question du chômage a été instrumentalisée pour un règlement de comptes entre cliques bourgeoises d’autant plus facilement que la revendication du partage « équitable » des emplois dans la fonction publique pour les seuls étudiants ne constitue pas un terrain de lutte favorable pour la classe ouvrière. C’est au contraire un piège, celui de l’enfermement corporatiste. Les « masses révolutionnaires » n’existaient que dans l’imagination des gauchistes.
À l’image des grèves de 4,5 millions de travailleurs de l’industrie textile, l’an dernier, la lutte des travailleurs contre les effets de la crise économique demeure la seule véritable perspective. Car la seule classe capable de donner une perspective politique à la lutte contre la crise du capitalisme, c’est la classe ouvrière.
Mais, il ne faut se faire aucune illusion : la classe ouvrière au Bangladesh est trop inexpérimentée pour résister, seule, aux nombreux pièges que lui tend la classe dominante, avec ses partis de gauche comme avec ses syndicats. C’est à travers la lutte internationale du prolétariat, particulièrement dans les plus anciens bastions de la classe ouvrière en Europe, que les ouvriers aux Bangladesh trouveront le chemin de la lutte révolutionnaire.
Dennis, 10 septembre 2024
Au début de la Première Guerre mondiale, l’un des premiers signes du réveil de la classe ouvrière après la trahison de ses organisations politiques et la première année de massacre a été la conférence tenue à Zimmerwald, en Suisse, en septembre 1915, qui a réuni un petit nombre d’internationalistes de différents pays. Lors de cette conférence, de nombreux points de vue différents sur la guerre se sont exprimés, la majorité d’entre eux tendant vers le pacifisme. Seule la minorité de gauche défendait une opposition clairement révolutionnaire à la guerre. Ce travail, combiné à la reprise de la lutte des classes à un niveau plus général culminant avec la flambée révolutionnaire en Russie et en Allemagne, devait donner naissance à un nouveau parti politique mondial basé sur des positions révolutionnaires, l’Internationale communiste, fondée en 1919.
Aujourd’hui, nous sommes encore loin de la formation d’un tel parti, surtout parce que la classe ouvrière a encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir poser à nouveau la question de la révolution. Mais, face à un système mondial qui se dirige vers l’autodestruction, face à l’intensification et à la prolifération des guerres impérialistes, nous voyons réémerger de petits signes de la conscience qu’une réponse internationale et internationaliste à la guerre impérialiste est nécessaire. Comme nous l’avons dit dans notre précédent article sur l’Action Week de Prague, (1) le rassemblement de Prague était l’un de ces signes, pas moins hétérogène et confus que la conférence initiale de Zimmerwald (et beaucoup plus désorganisé), mais un signe tout de même.
Pour nous, organisation qui puise ses origines dans la Gauche communiste des années 1920, et avant cela, dans la gauche de Zimmerwald autour des bolcheviks et d’autres groupements, il était nécessaire d’être présents autant que possible à l’événement de Prague afin de défendre un certain nombre de principes politiques et de méthodes d’organisation :
– Contre la désorganisation ambiante qui a transformé certaines parties de cette « semaine d’action » en un véritable fiasco, la nécessité d’un débat organisé et ouvert autour de thèmes précis et visant des résultats clairs. Cela signifie que les réunions doivent être présidées, que des notes doivent être prises, que des conclusions doivent être tirées, etc.
– Contre l’envie immédiatiste de parler uniquement de « ce que nous pouvons faire maintenant », la nécessité de discuter dans un cadre historique plus large afin de comprendre la nature des guerres actuelles, l’équilibre des forces entre les deux classes principales et la perspective de futurs mouvements de classe massifs.
– Contre l’idée d’actions « exemplaires » de substitution menées par de petits groupes dans le but de saboter les efforts de guerre de différents États, la nécessité de reconnaître que seule la mobilisation massive de la classe ouvrière peut constituer une véritable opposition à la guerre impérialiste, et que, dans un premier temps, de tels mouvements sont plus susceptibles d’émerger de la lutte contre l’impact de la crise économique (exacerbée, bien sûr, par la croissance d’une économie de guerre) que d’une action de masse directe contre la guerre.
– Pour faire valoir ces points de vue, il a fallu s’opposer à l’exclusion des groupes de la Gauche communiste souhaitée par les éléments à l’origine de l’organisation de l’Action Week. Nous reviendrons sur cette question plus loin.
Dans notre premier article [33], qui visait à rendre compte de l’issue chaotique de l’Action Week et à en évoquer certaines des raisons sous-jacentes, nous avons souligné le rôle constructif joué par les groupes de la Gauche communiste, mais aussi par d’autres éléments, en essayant de construire un cadre organisé pour un débat sérieux (qui s’est appelé l’« assemblée auto-organisée »). La délégation du CCI a soutenu cette initiative, mais nous ne nous faisions pas d’illusions sur les difficultés rencontrées par cette nouvelle formation, et encore moins sur la possibilité d’un suivi organisé de l’événement, à travers, dans un premier temps, la création d’un forum en ligne pour les débats qui n’ont pas pu être développés à Prague. Il semble aujourd’hui que même cet espoir minimal n’ait pas abouti et qu’il faille repartir de zéro pour définir les modalités et les possibilités des futurs rassemblements.
Depuis la semaine de Prague, il y a eu très peu de tentatives pour décrire ce qui s’est passé, et encore moins pour tirer les leçons politiques de cet échec évident. L’Anarchist Communist Network a écrit un bref compte rendu, (2) mais qui se concentre principalement sur la division parmi les anarchistes tchèques entre les « défenseurs de l’Ukraine » et ceux qui recherchent une position internationaliste sur la guerre. Cela a certainement été un élément dans la désorganisation de l’événement mais, comme nous l’avons soutenu dans notre premier article, il est nécessaire d’aller beaucoup plus loin dans la réflexion, au moins en ce qui concerne l’approche activiste qui est encore dominante chez les anarchistes opposés à la guerre sur une base internationaliste. (3)
À notre connaissance, ce sont les plus hostiles aux groupes de la Gauche communiste qui se sont le plus exprimés. Tout d’abord, un groupe d’Allemagne qui se concentre sur la solidarité avec les prisonniers. (4) Ce groupe n’a assisté qu’à la fin du premier jour de l’assemblée auto-organisée et à une partie du deuxième, avant de se rendre à la conférence officielle (5) dont ils prétendent qu’elle aurait donné lieu à des discussions intéressantes… sans rien dire sur ce qui y a été discuté. Mais ils sont très clairs sur les personnes qu’ils accusent d’avoir saboté l’Action Week : « Nous ne l’avons pas réalisé à ce moment-là, mais il était déjà clair que dans la situation déjà chaotique, des groupes essayaient de faire exploser la réunion de l’intérieur, en plus des attaques des anarchistes de l’OTAN, tandis que d’autres conflits entre groupes se déroulaient à ce moment-là. Il s’agissait avant tout de groupes communistes de gauche ». Ainsi, au lieu de proposer des solutions pour sortir de la situation chaotique léguée par les organisateurs officiels, les groupes de la Gauche communiste n’auraient fait qu’aggraver la situation !
Le récit le plus « substantiel » de ce qui s’est passé est fourni par le groupe tchèque Tridni Valka, que la plupart des gens savaient impliqué dans l’organisation de l’Action Week, et à juste titre, puisque leur site web hébergeait toutes les annonces à ce sujet.
Mais ce qui est le plus important dans cet article, ce sont les nombreuses déformations et calomnies qu’il contient. En réalité, ils veulent masquer leur propre responsabilité dans ce fiasco en l’imputant à ce qu’ils décrivent comme un « comité d’organisation » totalement distinct, dont la composition reste à ce jour un mystère. Tridni Valka affirme qu’il n’était favorable qu’au Congrès anti-guerre non public et qu’il pensait que les organisateurs n’avaient pas les ressources nécessaires pour gérer une semaine entière d’événements. Ils critiquent en particulier la « manifestation anti-guerre » prévue le vendredi, qui avait été rejetée la veille comme dénuée de sens et comme une menace pour la sécurité par tous les éléments qui s’étaient prononcés en faveur du boycott de la manifestation et de la poursuite du débat politique (c’est-à-dire de la tenue de l’assemblée auto-organisée). Pourtant, l’annonce appelant les gens à participer à la manifestation est toujours en ligne sur le site web de Tridni Valka. (6) Cette confusion est le résultat inévitable d’une conception politique qui évite ou rejette une démarcation politique claire entre les différentes organisations et rend impossible de déterminer quel groupe ou comité est responsable de quelle décision, une situation qui ne peut que semer la confusion et la méfiance.
Ils cherchent surtout à justifier leur politique d’exclusion de la Gauche communiste du congrès, d’abord en développant un argumentaire terminologique sur l’étiquette « Gauche communiste », puis en lançant un certain nombre d’exemples historiques visant à accuser les groupes existants de la Gauche communiste d’essayer de construire un « parti de masse » sur le modèle bolchevique. Ils affirment également que tous les groupes de la Gauche communiste défendent la signature par les bolcheviks du traité de Brest Litovsk en 1918. Ils dénoncent aussi la conférence de Zimmerwald et la gauche de Zimmerwald, à laquelle se réfère également la Gauche communiste, comme n’étant qu’un ramassis de pacifistes, et prétend même que « le soi-disant “communisme de gauche” défend (plus ou moins, selon les nuances privilégiées par chacune de ces organisations) la position de la IIIe Internationale sur la question coloniale »…
Tous ces arguments sont avancés pour démontrer que les positions de la Gauche communiste étaient incompatibles avec la participation au congrès contre la guerre. Il n’est pas possible de répondre ici à tous ces arguments, mais un ou deux points méritent d’être soulignés, car ils révèlent la profondeur de l’ignorance (ou de la déformation délibérée) que révèle l’article de Tridni Valka :
– Premièrement, la critique de l’idée social-démocrate du parti de masse a été développée en premier lieu par… les bolcheviks à partir de 1903.
– En Russie, en 1918, c’est précisément l’opposition au traité de Brest-Litovsk qui a donné naissance à la fraction communiste de gauche au sein du parti russe (même s’il est vrai que, plus tard, certains communistes de gauche, notamment la fraction italienne, se sont opposés (à juste titre selon nous) à la position de « guerre révolutionnaire » que les communistes de gauche proposaient comme alternative à la signature du traité).
– Quant à l’argument selon lequel les groupes actuels de la Gauche communiste continuent tous à défendre la position de la IIIe Internationale sur la question coloniale, nous pouvons renvoyer Tridni Valka à n’importe lequel de nos articles sur le sujet pour constater qu’ils soutiennent exactement l’inverse !
Au fond, Tridni Valka veut exclure définitivement le CCI du camp prolétarien. Pourquoi ? Parce que nous affirmons que le groupe qui a le plus fortement influencé Tridni Valka, le Groupe Communiste Internationaliste (GCI), a fini par flirter avec le terrorisme et que Tridni Valka n’a jamais clarifié les différences qu’il avait avec le GCI. Réponse de Tridni Valka : « Il est très probable que les services de sécurité de l’État tchèque (et d’autres) se réjouissent de ce genre de “révélations” et d’“informations” sur les liens supposés de notre groupe “avec le terrorisme”. Merci aux indicateurs du CCI, qui ferait mieux de se rebaptiser CCI-B, avec un B pour “Bolchevik” et surtout pour “Betrayer” [traître] ! Putains de balances !!! »
En fait, le CCI a depuis longtemps assumé sa responsabilité politique en dénonçant la prétention du GCI à représenter le nec plus ultra de l’internationalisme, en exprimant leur soutien de plus en plus grotesque aux prétendues expressions du prolétariat que seraient les organisations terroristes, comme le Bloc Révolutionnaire Populaire au Salvador et le Sentier Lumineux au Pérou, ou en décelant carrément une « résistance prolétarienne » dans les atrocités d’Al-Qaïda. De telles positions politiques exposent clairement toutes les organisations révolutionnaires authentiques à la répression des services de sécurité de l’État qui les utiliseront pour faire l’amalgame entre l’internationalisme et le terrorisme islamique.
Par ailleurs, nous avons montré une autre facette de la capacité du GCI à faire le travail de la police : ses menaces de violence contre nos camarades du Mexique, dont certains avaient déjà été agressés physiquement par des maoïstes mexicains. (7) Si Tridni Valka avait le sens des responsabilités face à la nécessité de défendre le camp internationaliste, il aurait pris publiquement ses distances avec les dérives du GCI.
Nous n’avons pas dit notre dernier mot sur les leçons de l’événement de Prague, ni sur les autres tentatives de développer une réponse internationaliste à la guerre, mais nous ne pouvions pas ne pas répondre à ces attaques. En présentant la tradition de la Gauche communiste comme un obstacle à l’effort de rassemblement des modestes forces internationalistes d’aujourd’hui, les auteurs de ces attaques révèlent que ce sont eux qui s’opposent à cet effort. Dans les prochains articles, nous avons l’intention de répondre au bilan de la conférence dressé par la TCI et d’aborder certaines des questions clés posées par la conférence. Cela signifie, en particulier, approfondir les raisons pour lesquelles nous insistons sur le fait que seul le mouvement réel de la classe ouvrière peut s’opposer à la guerre impérialiste, pourquoi seul le renversement du capitalisme peut mettre fin à la spirale croissante de la guerre, et pourquoi les approches activistes privilégiées par la majorité des groupes participant à la semaine d’action ne peuvent que conduire à une impasse.
Amos, 22 août 2024
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1) « “Action Week” à Prague : L’activisme est un obstacle à la clarification politique [33] », Revue internationale n° 172 (2024) ?
2) « Together Against Capitalist Wars and Against Capitalist Peace ! [34] », publié sur le site web du groupe (2024).
3) La Communist Workers Organisation (CWO) a également rédigé un bref compte rendu, mais nous souhaitons y répondre dans un article séparé.
4) « Das Treffen in Prag, der Beginn von einer Katastrophe [35] » du Soligruppe für Gefangene (publié en ligne).
5) C’est-à-dire le « Congrès anti-guerre » non public convoqué par le Comité d’organisation initial, qui excluait les groupes de la Gauche communiste. Cette réunion a donné lieu à une courte déclaration commune [36] publiée sur le site web de l’Anarchist Communist Network.
6) « Manifestation contre les guerres capitalistes et la paix capitaliste [37] » publié sur le site de Tridni Valka en plusieurs langues.
7) « Menaces de mort contre le CCI : Solidarité avec nos militants menacés ! [38] », Révolution internationale n° 355 (2005).
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri-502_bat.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/tag/5/50/etats-unis
[3] https://fr.internationalism.org/tag/30/475/donald-trump
[4] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/joe-biden
[5] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/kamala-harris
[6] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/election-presidentielle
[7] https://fr.internationalism.org/tag/7/536/populisme
[8] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/antifascisme
[9] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/anti-populisme
[10] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/netanyahou
[11] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/zelensky
[12] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/guerre-ukraine
[13] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/gaza
[14] https://fr.internationalism.org/tag/30/526/emmanuel-macron
[15] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/michel-barnier
[16] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/lucie-castets
[17] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/election-legislatives
[18] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/nouveau-front-populaire
[19] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/npa
[20] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/reunions-publiques
[21] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/rassemblement-national
[22] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/afd
[23] https://fr.internationalism.org/tag/5/37/grande-bretagne
[24] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/farage
[25] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/emeutes-racistes
[26] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/reclaim-party
[27] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/courrier-des-lecteurs
[28] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/leon-blum
[29] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/front-populaire
[30] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international
[31] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/emeutes
[32] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/bangladesh
[33] https://fr.internationalism.org/content/11378/action-week-a-prague-lactivisme-obstacle-a-clarification-politique
[34] https://anarcomuk.uk/2024/05/28/prague-congress-interim-report/
[35] https://www.anarchistischefoderation.de/ueber-ein-antimilitaristisches-treffen-in-prag-im-mai-2024-die-action-week/
[36] https://anarcomuk.uk/2024/06/15/declaration-of-revolutionary-internationalists/
[37] https://www.autistici.org/tridnivalka/aw2024-manifestation-contre-les-guerres-capitalistes-et-la-paix-capitaliste/
[38] https://fr.internationalism.org/ri/355_menaces.htm
[39] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/prague
[40] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/internationalisme
[41] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[42] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/lanarchisme-internationaliste