L'actualité de la méthode de Bilan
A l'occasion des forts résultats électoraux des partis de l'extrême-droite en France, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, ou lors de violentes ratonnades pogromistes de bandes d'extrême-droite plus ou moins manipulées, contre les immigrés et réfugiés dans l'ex-RDA, la propagande de la bourgeoisie « démocratique », partis de gauche et gauchistes en tête, a de nouveau brandi le spectre d'un « danger fasciste ».
Comme à chaque fois que la racaille raciste et xénophobe de l'extrême-droite sévit, c'est le choeur unanime de la réprobation des « forces démocratiques » qui s'élève, toutes tendances politiques confondues. Avec force publicité, tout le monde stigmatise les succès « populaires » de l'extrême-droite aux élections, et déplore la passivité de la population, complaisamment présentée comme de la sympathie, envers les agissements répugnants des sbires de cette mouvance. L'Etat « démocratique » peut alors faire apparaître sa répression comme garante des « libertés », la seule force capable d'enrayer le fléau du racisme, de conjurer le retour de l'horreur du fascisme de sinistre mémoire. Tout cela fait partie de la propagande de la classe dominante, qui multiplie les appels à la « défense de la démocratie » capitaliste, dans la continuité des campagnes idéologiques qui chantent le « le triomphe du capitalisme et la fin du communisme ».
Ces campagnes « anti-fascistes » reposent en fait en grande partie, sur deux mensonges : le premier qui prétend que les institutions de la démocratie bourgeoise et les forces politiques qui s'en réclament, constitueraient un rempart contre les « dictatures totalitaires » ; le deuxième qui fait croire que des régimes de type fasciste pourraient surgir aujourd'hui dans les pays d'Europe occidentale.
Face à ces mensonges, la lucidité des révolutionnaires des années 1930 permet de mieux comprendre ce qu'il en est dans le cours historique actuel, comme le montre l'article de Bilan, dont nous reproduisons ci-dessous des extraits.
Cet article fut écrit il y a près de 60 ans, en pleine période de victoire du fascisme en Allemagne et un an avant l'instauration du Front populaire en France. Les développements qu'il contient sur l'attitude des « forces démocratiques » face à la montée du fascisme en Allemagne, ainsi que sur les conditions historiques du triomphe de tels régimes, demeurent pleinement d'actualité dans le combat contre les porte-parole de l' « anti-fascisme. »
La Fraction de gauche du Parti Communiste d'Italie, contrainte à l'exil (en particulier en France) par le régime fasciste de Mussolini, défendait, à contre-courant de tout le « mouvement ouvrier » de l'époque, la lutte indépendante du prolétariat pour la défense de ses intérêts et de sa perspective révolutionnaire : le combat contre le capitalisme dans son ensemble.
Contre ceux qui prétendaient que les prolétaires devaient soutenir les forces bourgeoisies démocratiques pour empêcher l'arrivée du fascisme, Bilan démontrait dans les faits, comment les institutions et les forces politiques « démocratiques », loin de s'être dressées en Allemagne en rempart contre la montée du fascisme, firent le lit de celui : « ... de la Constitution de Weimar à Hitler se déroule un processus d'une continuité parfaite et organique. » Bilan établissait que ce régime n'était pas une aberration, mais une des formes du capitalisme, une forme rendue possible et nécessaire par les conditions historiques : « ... le fascisme s'est donc édifié sur la double base des défaites prolétariennes et des nécessités impérieuses d'une économie acculée par une crise économique profonde. »
Le fascisme en Allemagne, tout comme « la démocratie des pleins pouvoirs » en France, traduisaient l'accélération de l'étatisation (de la « disciplinisation », dit Bilan) de la vie économique et sociale du capitalisme des années 1930, capitalisme confronté à une crise économique sans précédent qui exacerbait les antagonisme inter-impérialistes. Mais ce qui déterminait que cette tendance se concrétisait sous la forme du « fascisme », et non sous celle d'une « démocratie des pleins pouvoirs », se situait au niveau du rapport de forces entre les deux principales forces de la société : la bourgeoisie et la classe ouvrière. Pour Bilan, l'établissement du fascisme reposait sur une défaite préalable, physique et idéologique, du prolétariat. Le fascisme en Allemagne et en Italie avait pour tâche l'achèvement de l'écrasement du prolétariat entrepris par la « social-démocratie. »
Ceux qui aujourd'hui prêchent la menace imminente du fascisme, outre qu'ils reproduisent la politique anti-prolétarienne des « antifascistes » de l'époque, « oublient » cette condition historique mise en lumière par Bilan. Les actuelles générations de prolétaires, en particulier en Europe occidentale, n'ont été ni défaites physiquement ni embrigadées idéologiquement. Dans ces conditions, la bourgeoisie ne peut se passer des armes de « l'ordre démocratique ». La propagande officielle ne brandit l'épouvantail du monstre fasciste que pour mieux enchaîner les exploités à l'ordre établi de la dictature capitaliste de la « démocratie. »
Dans ses formulations, Bilan parle encore de l'URSS comme d'un « Etat ouvrier » et des Partis Communistes comme des partis « centristes. » Il faudra en effet attendre la seconde guerre mondiale pour que la Gauche italienne assume entièrement l'analyse de la nature capitaliste de l'URSS et des partis staliniens. Cependant, cela n'empêcha pas ces révolutionnaires, dès les années 1930, de dénoncer vigoureusement et sans hésitation les staliniens comme des forces « travaillant à la consolidation du monde capitaliste dans son ensemble. », « un élément de la victoire fasciste ». Le travail de Bilan se situait en pleine débâcle de la lutte révolutionnaire du prolétariat, au tout début de la gigantesque tâche théorique que représentait l'analyse critique de la plus grande expérience révolutionnaire de l'histoire : la révolution Russe. Il était encore imprégné de confusions liées à l'énorme attachement des révolutionnaires à cette expérience unique, mais il constitua un moment précieux et irremplaçable de la clarification politique révolutionnaire. Il fut une étape cruciale dont reste entièrement vivante aujourd'hui la méthode, celle qui consiste à analyser sans concessions la réalité en se situant toujours du point de vue historique et mondial de la lutte prolétarienne.
CCI.
« C'est sous le signe d'imposantes manifestations de masses que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers d'ouvriers défilant dans les rues de paris, on peut affirmer que pas plus en France qu'en Allemagne ne subsiste une classe prolétarienne luttant pour ses objectifs historiques propres. A ce sujet le 14 juillet marque un moment décisif dans le processus de désagrégation du prolétariat et dans la reconstitution de l'unité sacro-sainte de la Nation capitaliste. Ce fut vraiment une fête nationale, une réconciliation officielle des classes antagonistes, des exploiteurs et des exploités ; ce fut le triomphe du républicanisme intégral que la bourgeoisie loin d'entraver par des services d'ordre vexatoires, laissa se dérouler en apothéose. Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore de leur impérialisme, chanté la Marseillaise, et même applaudi les Daladier, Cot, et autres ministres capitalistes qui avec Blum, Cachin ont solennellement juré de "donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde" ou, en d'autres termes, du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous. »
Bilan n° 21, juillet-août 1935
A travers les reportages « live » des télévisions, la barbarie du monde actuel s'est installée de façon quotidienne dans des centaines de millions de foyers. Camps de « purification ethnique » et massacres sans fin dans /'ex-Yougoslavie, au coeur de l'Europe « civilisée », famines meurtrières en Somalie, nouvelle incursion des grandes puissances occidentales au dessus de l'Irak : la guerre, la mort, la terreur, voilà comment se présente « l'ordre mondial » du capital en cette fin de millénaire. Si les médias nous renvoient une image aussi insoutenable de la société capitaliste, ce n'est certainement pas, évidemment, pour inciter la seule classe qui puisse la renverser, le prolétariat, à prendre conscience de sa responsabilité historique et à engager les combats décisifs dans cette direction. C'est au contraire, avec les campagnes « humanitaires » qui entourent ces tragédies, pour tenter de le paralyser, pour lui faire croire que les puissants de ce monde se préoccupent sérieusement de la situation catastrophique dans laquelle se trouve ce dernier, qu'ils font tout ce qui est nécessaire, ou tout au moins possible, pour guérir ses plaies. C'est aussi pour masquer les sordides intérêts impérialistes qui animent leur action et pour lesquels elles se déchirent. C'est donc pour couvrir d'un écran de fumée leur propre responsabilité dans la barbarie actuelle et justifier de nouvelles escalades dans celle-ci.
Depuis plus d'un an, ce qui avant s'appelait la Yougoslavie est à feu et à sang. La liste des villes martyres s'allonge mois après mois : Vukovar, Osijek, Dubrovnik, Gorazde et, maintenant, Sarajevo. De nouveaux charniers sont ouverts alors que les anciens ne sont pas encore refermés. On compte déjà- plus de deux millions de réfugiés sur les routes. Au nom de la « purification ethnique », on a vu se multiplier des camps de concentration pour les soldats prisonniers mais aussi pour les civils, des camps où Ton affame, torture, pratique les exécutions sommaires. A Quelques centaines de kilomètres es grandes concentrations industrielles d'Europe occidentale, le « nouvel ordre mondial », annoncé par Bush et autres grands « démocrates » lors de l'effondrement des régimes staliniens d'Europe, nous dévoile une nouvelle fois son vrai visage : celui des massacres, de la terreur, des persécutions ethniques.
La barbarie impérialiste en Yougoslavie
Les gouvernements des pays avancés et leurs médias aux ordres n'ont eu de cesse de présenter la barbarie qui se déchaîne dans l'ex-Yougoslavie comme le résultat des haines ancestrales qui opposent les différentes populations de ce territoire. Et c'est vrai que, à l'image des autres pays anciennement dominés par des régimes staliniens, notamment l'ex-URSS, le corset de fer qui étreignait ces populations n'a nullement aboli les vieux antagonismes perpétués par l'histoire. Bien au contraire, alors qu'un développement tardif du capitalisme dans ces régions ne leur avait pas permis de connaître un réel dépassement des anciennes divisions léguées par la société féodale, les soi-disant régimes « socialistes » n'ont fait que maintenir et exacerber ces divisions. Le dépassement de celles-ci ne pouvait être réalisé que par un capitalisme avancé, par une industrialisation poussée, par le développement d'une bourgeoisie forte économiquement et politiquement, capable de s'unifier autour de l'Etat national. Or, les régimes staliniens n'ont présenté aucune de ces caractéristiques.
Comme les révolutionnaires l'avaient souligné depuis longtemps, ([1] [4]) et comme il s'est confirmé de façon éclatante ces dernières années, ces régimes étaient à la tête de pays capitalistes peu développés, avec une bourgeoisie particulièrement faible et qui portait, jusqu'à la caricature, tous les stigmates de la décadence capitaliste ayant présidé à sa constitution ([2] [5]). Née de la contre-révolution et de la guerre impérialiste, cette forme de bourgeoisie avait pour piliers pratiquement uniques de son pouvoir la terreur et la force des armes. De tels instruments lui ont donné pendant un certain nombre de décennies l'apparence de la puissance et ont pu laisser croire qu'elle était venue à bout des vieux clivages nationalistes et ethniques existant auparavant. Mais en réalité, le monolithisme qu'elle affichait était loin de recouvrir une réelle unité dans ses rangs. C'était au contraire la marque de la permanence des divisions entre les différentes cliques qui la composaient, des divisions que seule la poigne de fer du parti-Etat était en mesure d'empêcher qu'elles ne conduisent à un éclatement. L'explosion immédiate de l'URSS en autant de républiques dès lors que s'était effondré son régime stalinien, le déchaînement au sein de ces républiques d'une multitude de conflits ethniques (arméniens contre azéris, ossètes contre géorgiens, tchétchènes-ingouches contre russes, etc.) sont venus exprimer que la mise sous l'étouffoir de ces divisions n'avait permis que leur exacerbation. Et c'est par le même moyen qu'elles avaient été contenues, la force des armes, qu'elles tendent aujourd'hui à s'exprimer.
Cela dit, l'effondrement du régime stalinien dans l'ex-Yougoslavie ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la situation actuelle dans cette partie du monde. Comme nous l'avons mis en évidence, cet effondrement était lui-même, comme celui de l'ensemble des régimes du même type, une manifestation de la phase ultime de la décadence du mode de production capitaliste, la phase de décomposition ([3] [6]). On ne peut comprendre la barbarie et le chaos qui se déchaînent aujourd'hui de par le monde, et en ce moment même dans les Balkans, qu'en faisant intervenir cet élément historique inédit que constitue la décomposition : le « nouvel ordre mondial » ne peut être qu'une chimère, c'est de façon irréversible que le capitalisme a plongé la société humaine dans le plus grand chaos de l'histoire, un chaos qui ne peut déboucher que sur la destruction de l'humanité ou sur le renversement du capitalisme.
Cependant, les grandes puissances impérialistes ne restent pas les bras croisés devant l'avancée de la décomposition. La guerre du Golfe, préparée, provoquée et menée par les Etats-Unis, constituait une tentative de la part de la première puissance mondiale de limiter ce chaos et la tendance au « chacun pour soi » sur lequel débouchait nécessairement l'effondrement du bloc de l'Est. En partie, les Etats-Unis sont parvenus à leurs fins, notamment en renforçant encore leur emprise sur une zone aussi importante que le Moyen-Orient et en obligeant les autres grandes puissance à les suivre, et même à les seconder dans la guerre du Golfe. Mais cette opération de « maintien de l'ordre » a très vite montré ses limites. Au Moyen-Orient même, elle a contribué à raviver le soulèvement des nationalistes Kurdes contre l'Etat irakien (et, sur cette lancée, contre l'Etat turc) de même qu'elle a favorisé une insurrection es populations chiites du sud de l'Irak. Sur le reste de la planète, « l'ordre mondial » s'est révélé très rapidement n'être qu'un miroir aux alouettes, notamment avec le début des affrontements en Yougoslavie au cours de l'été 1991. Et ce que révèlent justement ces derniers, c'est que la contribution des grandes puissances à un quelconque « ordre mondial » non seulement n'est en rien positive mais, qu'au contraire, elle n'a d'autre résultat que d'aggraver le chaos et les antagonismes.
Un tel constat est particulièrement évident en ce qui concerne l'ex-Yougoslavie où le chaos actuel découle directement de l'action des grandes puissances. A l'origine du processus qui a conduit cette région dans les affrontements d'aujourd'hui, il y a la proclamation d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie en juin 1991. Or, il est clair que ces deux républiques n'auraient pas pris un tel risque si elles n'avaient reçu un ferme soutien (diplomatique mais aussi en armes) de la part de l'Autriche et de son chef de file, l'Allemagne. En fait, on peut dire que, dans le but de s'ouvrir un débouché en Méditerranée, la bourgeoisie de cette dernière puissance a pris la responsabilité initiale de provoquer l'explosion de l'ex-Yougoslavie avec toutes les conséquences qu'on voit aujourd'hui. Mais les bourgeoisies des autres grands pays n'ont pas été en reste. Ainsi, la riposte violente de la Serbie face à l'indépendance de la Slovénie et surtout face à celle de la Croatie, où vivait une importante minorité serbe, a reçu, dès le début, un ferme soutien de la part des Etats-Unis et de ses alliés européens les glus proches tels que la Grande-Bretagne. On a même vu la France, qui, par ailleurs, s'est alliée à 1 Allemagne pour essayer d'établir avec elle une sorte de condominium sur l'Europe, se retrouver à côté des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne pour apporter son soutien a « l'intégrité de la Yougoslavie », c'est-à-dire, en fait, à la Serbie et à sa politique d'occupation des régions croates peuplées par des serbes. Là aussi, il est clair que sans ce soutien initial, la Serbie se serait montrée beaucoup moins entreprenante dans sa politique militaire, tant face à la Croatie l'an dernier, qu'aujourd'hui face à la Bosnie-Herzégovine. C'est pour cela que la soudaine préoccupation « humanitaire » des Etats-Unis et d'autres grandes puissances face aux exactions commises par les autorités serbes a bien du mal à masquer l'immense hypocrisie qui préside à leurs agissements. La palme revient, d'une certaine façon, à la bourgeoisie française qui, alors qu'elle a continue à entretenir des relations étroites avec la Serbie (ce qui correspondait à une vieille tradition d'alliance avec ce pays), s'est permise d'apparaître comme le champion de l'action « humanitaire » avec le voyage de Mitterrand à Sarajevo en juin 1992 à la veille de la levée du blocus serbe sur l'aéroport de cette ville. Il est évident que ce « geste » de la Serbie avait été négocié en sous-main avec la France pour permettre aux deux pays de tirer le maximum d'avantages de la situation : il permettait au premier d'obtempérer à l'ultimatum de l'ONU tout en sauvant la face et il donnait un bon coup de pouce à la diplomatie du second dans cette partie du monde, une diplomatie qui essaye de jongler entre celles des Etats-Unis et de l'Allemagne.
En fait, l'échec de la récente conférence de Londres sur l'ex-Yougoslavie, un échec avéré par la poursuite des affrontements sur le terrain, ne fait qu'exprimer l'incapacité des grandes puissances à se mettre d'accord du fait de l'antagonisme de leurs intérêts. Si toutes se sont entendues pour faire de grandes déclarations sur les besoins « humanitaires » (il faut bien sauver la face) et sur une condamnation du « mouton noir » serbe, il est clair que chacune a sa propre approche de la « solution » des affrontements dans les Balkans.
D'un côté, la politique des Etats-Unis vise à faire contrepoids à celle de l'Allemagne. Il s'agit, pour la première puissance mondiale, de tenter de limiter l'extension de la Croatie pro-allemande et, en particulier, de préserver, autant que possible, l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine. Une telle politique, qui explique le soudain revirement de la diplomatie US contre la Serbie, au printemps 92, a pour objet de priver les ports croates de Dalmatie de leur arrière-pays lequel appartient à la Bosnie-Herzégovine. En outre, le soutien à ce dernier pays, où les musulmans sont majoritaires, ne peut que faciliter la politique américaine en direction des Etats musulmans. En particulier, il vise à ramener dans le giron américain une Turquie qui se tourne de plus en plus en direction de l’Allemagne.
D'un autre côté, la bourgeoisie allemande n'est nullement intéressée au maintien de l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine. Au contraire, elle est intéressée à une partition de celle-ci, avec une mainmise croate sur le sud du pays, comme c'est déjà le fait aujourd'hui, afin que les ports dalmates disposent d'un arrière pays plus large que l'étroite bande de terrain appartenant officiellement à la Croatie. C'est pour cette raison, d'ailleurs, qu'il existe à l'heure actuelle une complicité de fait entre les deux ennemis d'hier, la Croatie et la Serbie, en faveur du démembrement de la Bosnie-Herzégovine. Cela ne veut pas dire, évidemment, que l'Allemagne soit prête à se ranger du côté de la Serbie qui demeure « l'ennemie héréditaire » de son alliée croate. Mais, en même temps, elle ne peut que voir d'un mauvais oeil toutes les gesticulations « humanitaires » dont il clair qu'elles visent, en premier lieu, les intérêts du capital allemand dans la région.
Pour sa part, la bourgeoisie française essaye de jouer sa propre carte, à la fois contre la perspective d'un renforcement de l'influence américaine dans les Balkans et contre la politique de l'impérialisme allemand d'ouverture d'un débouché sur la Méditerranée. Son opposition à cette dernière politique ne signifie pas que soit remise en cause l'alliance entre l'Allemagne et la France. Elle signifie seulement que ce dernier pays tient à conserver un certain nombre d'atouts qui lui soient propres (comme la présence d'une flotte en Méditerranée dont est privée pour le moment la puissance germanique) afin que son association avec son puissant voisin ne débouche pas sur une simple soumission à celui-ci. En fait, au delà des contorsions autour des thèmes humanitaires et des discours dénonçant la Serbie, la bourgeoisie française reste le meilleur allié occidental de ce dernier pays dans l'espoir de disposer de sa propre zone d'influence dans les Balkans.
Dans un tel contexte de rivalités entre les grandes puissances, il ne peut y avoir de solution «pacifique» dans l'ex-Yougoslavie. La concurrence à laquelle se livrent ces puissances dans le domaine de l'action « humanitaire » n'est jamais que la prolongation et la feuille de vigne de leur concurrence impérialiste. Dans ce déchaînement des antagonismes entre Etats capitalistes, la première puissance mondiale a tenté d'imposer sa « pax americana» en prenant la tête des menaces et de l'embargo contre la Serbie. En fait, c'est la seule puissance qui soit en mesure de porter des coups décisifs au potentiel militaire de ce pays et à ses milices grâce à son aviation de guerre basée sur les porte-avions de la 6e flotte. Mais, en même temps, les Etats-Unis ne sont pas disposés à engager leurs troupes terrestres afin de mener une guerre conventionnelle contre la Serbie. Sur le terrain, la situation est loin de ressembler à celle de l'Irak qui avait permis la chevauchée triomphale des GI's il y a un an et demi. Cette situation est devenue, grâce à la contribution de tous les requins impérialistes, tellement inextricable qu'elle risque de constituer un véritable bourbier dans lequel même la première armée du monde risquerait de s'enliser, à moins de procéder à des massacres de grande envergure sans commune mesure avec ceux d'aujourd'hui. C'est pour cela que, pour le moment, même si une intervention aérienne « ciblée » n'est pas à exclure, les menaces répétées des Etats-Unis contre la Serbie n'ont pas été suivies de mise en pratique. Elles ont essentiellement servi, jusqu'à présent, à « forcer la main », dans le cadre de l'ONU, aux «alliés» récalcitrants de cette puissance (notamment la France) afin de leur faire voter les sanctions contre la Serbie. Elles ont eu également pour «mérite», du point de vue américain, de mettre en relief la totale impuissance de « l'Union européenne » face à un conflit se déroulant dans sa zone de compétence et donc de dissuader les Etats qui pourraient rêver d'utiliser cette structure pour s'acheminer vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste rival des Etats-Unis de renoncer à une telle démarche. En particulier, cette attitude américaine a eu pour effet de raviver les plaies au sein de l'alliance franco-allemande. Enfin, cette attitude menaçante de la puissance américaine constitue également un rappel à l'ordre à deux pays importants de la région, l'Italie et la Turquie, ([4] [7]) qui sont aujourd'hui tentés par un rapprochement avec le pôle impérialiste allemand au détriment de l'alliance avec les Etats-Unis.
Cependant, si la politique de l'impérialisme américain à l'égard de la question yougoslave a réussi à atteindre certains de ses objectifs, c'est surtout en attisant les difficultés de ses rivaux mais non par une affirmation massive et incontestable de la suprématie des Etats-Unis sur ces derniers. Et c'est justement une telle affirmation que cette puissance est allée chercher dans le ciel d'Irak.
En Irak comme ailleurs, les Etats-Unis réaffirment leur vocation de gendarme du monde
Il faut être particulièrement naïf ou bien soumis corps et âme aux campagnes idéologiques pour croire à la vocation « humanitaire » de la présente intervention « alliée » contre l'Irak. Si vraiment la bourgeoisie américaine et ses complices s'étaient le moins du monde préoccupées du sort des populations de l'Irak, elles auraient commencé par ne pas apporter un ferme soutien au régime irakien lorsque celui-ci faisait la guerre à l'Iran et qu'en même temps il gazait sans retenue les kurdes. Elles n'auraient pas, en particulier, déchaîné, en janvier 1991, une guerre sanguinaire dont la population civile et les soldats appelés ont été les principales victimes, une guerre que l'administration Bush avait délibérément voulue et préparée, notamment en encourageant, avant le 2 août 1990, Saddam Hussein à faire main basse sur le Koweït et en ne lui laissant, par la suite, aucune porte de sortie ([5] [8]). De même, il faut vraiment se forcer pour déceler une vocation humanitaire dans la façon dont les Etats-Unis ont mis fin a la guerre du Golfe, lorsqu'ils ont laissée intacte la Garde républicaine, c'est-à-dire les troupes d'élite de Saddam Hussein, qui s'est empressée de noyer dans le sang les Kurdes et les Chiites que la propagande US avait appelés à se soulever contre Saddam tout au long de la guerre. Le cynisme d'une telle politique a d'ailleurs été relevé par les plus éminents spécialistes bourgeois des questions militaires :
« Ce fut bien une décision délibérée du président Bush de laisser Saddam Hussein procéder à l'écrasement de rébellions qui, aux yeux de l'administration américaine, comportaient le risque d'une libanisation de l'Irak, un coup d'Etat contre Saddam Hussein était souhaité, mais pas le morcellement du pays. » ([6] [9]).
En réalité, la dimension humanitaire de « l'exclusion aérienne » du sud de l'Irak est du même ordre que celle de l'opération menée par les « coalisés » au printemps 1991 dans le nord de ce pays, rendant plusieurs mois, après la fin de la guerre, on avait laissé les Kurdes se faire massacrer par la Garde républicaine ; puis, quand le massacre était bien avancé, on avait créé, au nom de « l'ingérence humanitaire », une « zone d'exclusion aérienne » en même temps qu'on lançait une campagne caritative internationale en faveur des populations kurdes. Il s'agissait alors d'apporter, après coup, une justification idéologique à la guerre du Golfe en mettant en relief combien Saddam était ignoble. Le message qu'on voulait faire passer auprès de ceux qui réprouvaient la guerre et ses massacres était le suivant : « il n'y a pas eu "trop" de guerre mais encore "pas assez" ; il aurait fallu poursuivre l'offensive jusqu'à chasser Saddam au pouvoir». Quelques mois après cette opération ultra-médiatisée, les « humanitaires » de service ont laissé les kurdes à leur sort pour aller passer l'hiver dans leurs foyers. Quant aux chiites, ils n'avaient pas a cette époque bénéficié de la sollicitude des pleureuses professionnelles et encore moins d'une protection armée. De toute évidence, ils avaient été gardés en réserve (c'est-à-dire qu'on avait laissé Saddam continuer à les massacrer et les réprimer) pour qu'on puisse s'intéresser à leur triste sort au moment le plus opportun, lorsque cela servirait les intérêts du gendarme du monde. Et ce moment est justement arrivé.
Il est arrivé avec la perspective des élections présidentielles aux Etats-Unis. Bien que certaines fractions de la bourgeoisie américaine soient en faveur d'une alternance permettant de redonner un peu de tonus à la mystification démocratique, ([7] [10]) Bush et son équipe conservent la confiance de la majorité des secteurs de la classe dominante. Ils ont fait leurs preuves, notamment avec la guerre du Golfe, comme défenseurs avisés du capital national et des intérêts impérialistes des Etats-Unis. Cependant, les sondages indiquent que Bush n'est pas assuré de sa réélection. Aussi, une bonne action d'éclat faisant vibrer la fibre patriotique et rassemblant autour du président de larges couches de la population américaine, comme lors de la guerre du Golfe, est aujourd'hui la bienvenue. Cependant, le contexte électoral ne suffit pas à expliquer une telle action de la bourgeoisie américaine au Moyen-Orient. Si le moment précis choisi pour cette action est déterminé par ce contexte, les raisons profondes de celle-ci dépassent de très loin les contingences domestiques du candidat Bush.
En fait, le nouvel engagement militaire des Etats-Unis en Irak fait partie d'une offensive générale de cette puissance afin de réaffirmer sa suprématie dans l'arène impérialiste mondiale. La guerre du Golfe correspondait déjà à cet objectif et elle a contribué à freiner la tendance au « chacun pour soi » parmi les anciens partenaires des Etats-Unis au sein de feu le bloc occidental. Alors que la disparition, avec celle du bloc russe, de la menace majeure venue de l'Est avait fait pousser des ailes à des pays comme le Japon, l'Allemagne ou la France, « tempête du désert » avait contraint ces mêmes pays à faire acte d'allégeance au gendarme américain. Les deux premiers avaient dû verser des contributions financières importantes et le troisième avait été « invité », en compagnie de toute une série d'autres pays aussi peu enthousiastes que lui (tels l'Italie, l'Espagne ou la Belgique), à participer aux opérations militaires. Cependant, les événements de cette dernière année, et particulièrement l'affirmation par la bourgeoisie allemande de ses intérêts impérialistes en Yougoslavie, ont fait apparaître les limites de l'impact de la guerre du Golfe. D'autres événements sont venus confirmer l'incapacité pour les Etats-Unis d'imposer de façon définitive, ou même durable, la prééminence de leurs intérêts impérialistes. Ainsi, au Moyen-Orient même, un pays comme la France, oui avait été éjecté de la région lors de la guerre du Golfe (perte de son client irakien et élimination de ses positions au Liban avec la prise de contrôle, accordée par les Etats-Unis, de ce pays par la Syrie) tente un certain retour au Liban (entrevue récente entre Mitterrand et le premier ministre libanais, retour au pays de l'ancien président pro-français, Aminé Gemayel). En fait, il ne manque pas au Moyen-Orient de fractions bourgeoises (comme l'OLP par exemple) qui seraient intéressées à un certain allégement du poids d'une suprématie US encore renforcée par la guerre du Golfe. C'est pour cela que, de façon régulière et répétée, les Etats-Unis sont contraints de réaffirmer leur leadership par le moyen dont celui-ci s'exprime le plus clairement, la force des armes.
Aujourd'hui, avec la création d'une « zone d'exclusion aérienne » dans le sud-Irak, les Etats-Unis se permettent de rappeler bien clairement aux Etats de la région, mais aussi et surtout aux autres grandes puissances, que ce sont eux les maîtres. Ce faisant, ils soumettent à leur politique et « mouillent » un pays comme la France (dont la participation à la guerre du Golfe était déjà loin d'être enthousiaste) qui, de son côté, témoigne de son peu d'engouement pour cette action en n'envoyant sur place que quelques avions de reconnaissance. Et au delà de la France, c'est aussi à son principal allié, l'Allemagne, c'est-à-dire le principal rival potentiel des Etats-Unis, que s'adresse le rappel à l'ordre américain.
L'offensive menée à l'heure actuelle par la première puissance mondiale pour remettre au pas ses « alliés » ne s'arrête pas aux Balkans et à l'Irak. Elle s'exprime également dans d'autres « points chauds » du globe comme l'Afghanistan où la Somalie.
Dans ce premier pays, l'offensive sanglante du « Hezb » de Hekmatyar pour s'assurer le contrôle de Kaboul reçoit un soutien résolu de la part du Pakistan et de l'Arabie Saoudite, c'est-à-dire de deux proches alliés des Etats-Unis. Autant dire que c'est la bourgeoisie américaine qui se trouve, en dernier ressort, derrière l'entreprise d'élimination de l'actuel homme fort de Kaboul, le « modéré » Massoud. Et cela se comprend aisément lorsqu'on sait que ce dernier est le chef d'une coalition comprenant des tadjiks persophones (soutenus par l'Iran dont les relations avec la France sont en train de se réchauffer) et des ouzbeks turcophones (soutenus par la Turquie proche de l'Allemagne). ([8] [11])
De même, le soudain engouement « humanitaire » pour la Somalie recouvre en réalité des antagonismes impérialistes de même type. La corne de l'Afrique est une région stratégique de première importance. Pour les États-Unis, il est prioritaire de contrôler parfaitement cette région et d'en chasser tout rival potentiel. En l'occurrence, un des empêcheurs de dominer en rond est l'impérialisme français qui dispose avec Djibouti d'une base militaire d'importance non négligeable. Aussi, c'est une véritable course de vitesse « humanitaire » qui s'est engagée entre le France et les Etats-Unis pour « porter secours » aux populations somalies (en fait, pour essayer de prendre position dans un pays aujourd'hui à feu et à sang). La France a marqué un point en faisant parvenir la première la fameuse « aide humanitaire » (envoyée justement à partir de Djibouti), mais, depuis, les Etats-Unis, avec tous les moyens dont ils disposent, ont fait parvenir leur propre « aide » dans des proportions sans commune mesure avec celle de leur rivale. En Somalie, pour l'instant, ce n'est pas en tonnage de bombes que se mesure le rapport de forces impérialiste mais en tonnage de céréales et de médicaments ; même si, demain, lorsque la situation aura évolué, on laissera de nouveau les somaliens crever comme des mouches dans l'indifférence générale.
Ainsi, c'est au nom des sentiments « humanitaires », au nom de la vertu que, sur trois continents, le « gendarme du monde » affirme sa conception de «l'ordre mondial». Cela ne l'empêche pas, évidemment, de se conduire en gangster, comme d'ailleurs tous les autres secteurs de la bourgeoisie. Cependant, il est des formes d'action de la bourgeoisie américaine, dont il va de soi qu'elle ne se vante pas spécialement, et qui utilisent directement la pègre, ce que la classe bourgeoise appelle le « crime organisé » (en realité, le principal « crime organisé » est constitué par l'ensemble des Etats capitalistes dont les crimes sont autrement plus monstrueux et « organisés » que ceux de tous les bandits du monde). C'est ce que nous voyons à l'heure actuelle en Italie avec la série d'attentats qui, en deux mois, a coûté la vie de deux juges anti- mafia de Palerme et du chef de la police de Catane. Le « professionnalisme » de ces attentats démontre, et c'est clair pour tout le monde en Italie, qu'un appareil d'Etat, ou des secteurs d'un tel appareil, se trouve derrière. En particulier, la complicité des services secrets chargés d'assurer la sécurité des juges semble avérée. Ces assassinats sont bruyamment utilisés par l'actuelle équipe gouvernementale, par les médias et par les syndicats pour faire accepter aux ouvriers les attaques sans précédent destinées à « assainir » l'économie italienne. Les campagnes bourgeoises associent cet « assainissement » à celui de la vie politique et de l'Etat («pour avoir un Etat sain, il faut se serrer la ceinture») en même temps qu'éclate toute une série de scandales autour de la corruption. Cela dit, dans la mesure où ces attentats contribuent à mettre en relief son impuissance, le gouvernement actuel ne saurait être à leur origine directe, même si certains secteurs de l'Etat sont impliqués. En réalité, ces attentats révèlent des règlements de compte brutaux entre différentes fractions de la bourgeoisie et de son appareil politique. Et derrière ces règlements de comptes, il est clair que les questions de politique extérieure sont présentes. En tait, la clique oui vient d'être écartée (celle d'Andreotti et compagnie) du nouveau gouvernement était à la fois la plus liée à la Mafia (c'est de notoriété publique) mais aussi celle qui était la plus impliquée dans l'alliance avec les Etats-Unis. Aujourd'hui, il n'est pas surprenant que ce pays utilise, pour dissuader la bourgeoise italienne de se ranger derrière l'axe franco-allemand, une des organisations qui lui a déjà rendu de nombreux services par le passé : la Mafia. En effet, dès 1943, les « mafiosi » de Sicile avaient reçu consigne du fameux gangster italo-américain, Lucky Luciano, alors emprisonné, de favoriser le débarquement des troupes américaines ans cette île. En échange, Luciano fut libéré (alors qu'il avait écopé de 50 ans de prison) et retourna en Italie pour diriger le trafic de cigarettes et de drogue. Par la suite, la Mafia a été régulièrement associée aux activités du réseau Gladio (mis en place au moment de la « guerre froide », avec la complicité des services secrets italiens, par la CIA et l'OTAN) et de la loge P2 (liée à la franc-maçonnerie américaine) destinées à combattre la « subversion communiste » (les activités favorables au bloc russe). Les déclarations des mafiosi « repentis » lors des « maxi-procès » anti-mafia de 1987, organises par le juge Falcone, ont clairement mis en évidence les connivences entre « Cosa Nostra » et la loge P2. C'est pour cela que les attentats actuels ne sauraient être réduits à des problèmes de politique intérieure mais doivent être compris dans le cadre de l'offensive présente des Etats-Unis qui tentent de faire pression, par ce moyen aussi, pour qu'un Etat aussi important du point de vue stratégique que l'Italie ne se dégage de leur tutelle.
Ainsi, au delà des grandes phrases sur les «droits de l'homme», sur l'action « humanitaire », sur la paix, sur la morale, c'est une bararie sans nom, une putréfaction avancée de toute la vie sociale que la bourgeoisie nous demande de préserver. Et plus son verbe est vertueux, plus ses actes sont répugnants. C'est le mode de vie d'une classe et d'un système condamnés par l'histoire, qui se débattent dans les affres de l'agonie mais qui menacent d'entraîner dans leur propre mort toute l'humanité si le prolétariat ne trouve pas la force de les renverser, s'il se laisse détourner de son terrain de classe par tous les discours vertueux de la classe qui l'exploite. Et ce terrain de classe, c'est à partir d'une lutte déterminée de résistance contre les attaques de plus en plus brutales que lui assène un capital confronté à une crise économique insoluble qu'il pourra le retrouver. Parce que le prolétariat n'a pas subi de défaite décisive, malgré les difficultés que les boule versements de ces trois dernières années ont provoquées dans sa conscience et sa combativité, l'avenir reste ouvert à des affrontements de classe gigantesques. Des affrontements où la classe révolutionnaire devra puiser la force, la solidarité et la conscience pour accomplir la tâche que l'histoire lui assigne l'abolition de l'exploitation capitaliste et de toutes les formes d exploitation.
FM, 13/09/1992.
[1] [12] Voir en particulier l'article «Europe de l'Est : les armes de la bourgeoisie contre la prolétariat » dans la Revue Internationale n°34, 3 trimestre 1983.
[2] [13] Un facteur important dans le dépassement des vieux clivages ethniques est évidemment le développement a'un prolétariat moderne, concentré, instruit pour les besoins mêmes de la production capitaliste ; un prolétariat ayant une expérience des luttes et de la solidarité de classe et dégagé des vieux préjugés légués par la société féodale, notamment les préjugés religieux qui constituent souvent le terreau où s'épanouissent les haines ethniques. Il est clair que dans les pays économiquement arriérés, qui étaient la majorité dans l'ancien bloc de l’Est, un tel prolétariat avait peu de chances de pouvoir se développer. Cependant, dans cette partie du monde, la faiblesse du développement économique n'est pas le facteur principal de la faiblesse politique de la classe ouvrière et de sa vulnérabilité face aux thèmes nationalistes. Par exemple, le prolétariat de Tchécoslovaquie est beaucoup plus proche, du point de vue de son développement économique et social, de celui des pays d'Europe occidentale que de celui de l'ex-Yougoslavie. Cela ne l'a pas empêché d'accepter, quand ce n'était pas de soutenir, le nationalisme qui a conduit à la partition de ce pays en deux républiques (il est vrai que c'était en Slovaquie, la partie du pays la moins développée, que le nationalisme était le plus fort). En fait, l'énorme arriération politique de la classe ouvrière dans les pays dirigés par des régimes staliniens pendant plusieurs décennies provient essentiellement du rejet presque viscéral par les ouvriers des thèmes centraux du combat de leur classe suite à l'utilisation abjecte qu'en ont fait ces régimes. Si la « révolution socialiste » veut dire la tyrannie féroce des bureaucrates du parti-Etat : a bas la révolution socialiste ! Si la « solidarité de classe » signifie se plier au pouvoir de ces bureaucrates et accepter leurs privilèges : feu sur elle et chacun pour soi ! Si « internationalisme prolétarien » est synonyme d'intervention des chars russes : mort a l'internationalisme et vive le nationalisme !
[3] [14] Sur notre analyse de la phase de décomposition, voir en particulier, dans la Revue Internationale n° 62, «La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme ».
[4] [15] L'importance stratégique de ces deux pays pour les Etats-Unis est évidente : la Turquie, avec le Bosphore, contrôle la communication entre la Mer Noire et la Méditerranée ; l'Italie, pour sa part, commande grâce à la Sicile, le passage entre l'Est et l'Ouest de cette mer. De plus, la 6e Flotte US est basée à Naples.
[5] [16] Voir à ce sujet les articles et résolutions dans la Revue Internationale n° 63 à 67.
[6] [17] F. Heisbourg, directeur de l'Institut international d'études stratégiques, dans une interview au journal Le Monde du 17/1/1992.
[7] [18] Comme nous l'avions mis en évidence à l'époque dans notre presse, l'arrivée des républicains à la tête de l'Etat, en 1981, correspondait à une stratégie globale des bourgeoisies les plus puissantes (particulièrement en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais dans beaucoup d'autres pays également) visant à placer ses partis de gauche dans l'opposition. Cette stratégie devait permettre à ces derniers de mieux encadrer la classe ouvrière à un moment où celle-ci était en train de développer des combats significatifs contre les attaques économiques croissantes menées par la bourgeoisie pour faire face à la crise. Le recul subi par la classe ouvrière mondiale suite à l'effondrement du bloc de l'Est et aux campagnes qui l'ont accompagné a momentanément fait passer au second plan la nécessité de maintenir les partis de gauche dans l'opposition. C'est pour cela qu'une période de quatre ans de présidence démocrate, avant que la classe ouvrière n'ait pleinement retrouvé le chemin de ses combats, à acquis les faveurs de certains secteurs bourgeois. En ce sens, une éventuelle victoire du candidat démocrate en novembre 1992 ne devrait pas être considérée comme une perte de contrôle par la bourgeoisie de son jeu politique comme ce fut, par contre, le cas avec l'élection de Mitterrand en France, en 1981.
[8] [19] La présente offensive de la Russie visant à maintenir son contrôle sur le Tadjikistan n'est évidemment pas étrangère à cette situation : depuis de nombreux mois, la fidélité de la Russie d'Eltsine vis-à-vis des Etats-Unis ne s'est pas démentie.
Avec l’été 1992, un flot d'annonces et d'événements inquiétants sont venus peindre un tableau particulièrement sombre de la situation économique mondiale. La bourgeoisie a beau répéter sur tous les tons que la reprise de la croissance se profile à l'horizon, s'accrocher au moindre indice apparemment positif pour justifier son optimisme, les faits sont têtus et se chargent rapidement de la détromper. La reprise joue l’Arlésienne. Elle a manqué tous les rendez-vous qui lui ont été fixés. Déjà, à l'été 1991, Bush et son équipe avaient cru pouvoir annoncer la fin de la récession; l'automne 1991 avec la rechute de la production américaine avait balayé ce mirage. Une nouvelle fois, campagne électorale oblige, le même scénario a été mis en avant au printemps 1992 et de nouveau la réalité se charge vite de sonner le glas de cette espérance. Depuis deux ans que le même dis cours répétitif sur la reprise est tenu, il commence singulièrement à s'user devant la situation économique mondiale qui ne cesse de s'aggraver.
Un été meurtrier pour les illusions sur la reprise économique
Non seulement la croissance ne repart pas, mais c'est un nouvel affaissement de la production qui a commencé. Aux USA, après une année 1991 calamiteuse, la bourgeoisie a crié victoire trop tôt à la suite d'un 1er trimestre 1992 où la croissance s'est rehaussée à 2,7 % en rythme annuel. Elle a du déchanter rapidement en affichant pour le 2e trimestre un piteux 1,4 % de croissance qui annonce des chiffres négatifs pour la fin de l'année. Et, ce ne sont pas seulement les USA, la première puissance économique mondiale, qui ne parviennent pas à relancer. Les deux puissances économiques qui jusqu'à présent étaient présentées comme les exemples mêmes de la réussite capitaliste, l'Allemagne et le Japon, sont à leur tour en train de s'embourber dans l'ornière de la récession. En Allemagne occidentale le PIB a baissé de 0,5 % au 2e trimestre 1992; de juin 1991 à juin 1992, la production industrielle a diminué de 5,7 %. Au Japon, de juillet 1991 à juillet 1992, la production d'acier a chuté de 11,5% et celle de véhicules motorisés de 7,2%. La situation est identique dans tous les pays industrialisés, ainsi la Grande-Bretagne connaît depuis la mi-1990 sa plus longue récession depuis la guerre. Il n'y a plus sur la carte de la géographie capitaliste un seul havre de prospérité, un seul « modèle » de capitalisme national en bonne santé. En n'ayant plus d'exemple de bonne gestion à présenter, la classe dominante montre en fait qu'elle n'a plus de solution.
Avec la plongée du coeur de l'économie mondiale dans la récession, tout le système est fragilisé, et le tissu de l'organisation économique capitaliste mondiale est soumis à des tensions de plus en plus fortes. L'instabilité gagne les systèmes financier et monétaire. Les symboles classiques du capitalisme que sont les bourses, les banques et le dollar se sont retrouvés cet été au coeur de la tempête. Le Kabuto-Cho, la bourse de Tokyo, qui en 1989, à son plus haut niveau, avait dépassé en importance Wall Street, a atteint le tond en août avec une décote de 69 % de son principal indice des valeurs, le Nikkeï, par rapport à cette période faste, rejoignant son niveau de 1986. Des années de spéculation ont été effacées et des centaines de milliards de dollars évaporés. Les places boursières de Londres, Francfort, Paris ont, dans la foulée, perdu de 10 % à 20 % depuis le début de l'année. Les banques et assurances qui ont alimenté la spéculation dans les années 1980, payent les pots cassés: les bénéfices sont en chute libre, les pertes s'accumulent et les faillites se multiplient partout dans le monde. Les célèbres Lloyds qui gèrent les assurances de toute la navigation mondiale, sont au bord de la banqueroute. Le roi-dollar a accélère sa dégringolade durant l'été, atteignant son niveau le plus bas vis-à-vis du deutschemark: depuis que celui-ci a été créé en 1945, ébranlant l'équilibre du marché monétaire international. Le roi-dollar, la spéculation boursière qui paraissaient être, selon la propagande euphorique des années 1980, les symboles de la vigueur et du triomphe du capitalisme, sont devenus celui de sa faillite.
Les attaques les plus importantes depuis la seconde guerre mondiale
Mais plus que les indices économiques abstraits et les épisodes mouvementés de la vie des institutions capitalistes qui alimentent les pages des journaux, la réalité de la crise, de son aggravation est vécue au quotidien par les exploités qui, sous les coups répétés des programmes d'austérité, subissent une paupérisation croissante.
Le développement des licenciements, et en conséquence du chômage, a connu, ces derniers mois, une accélération brutale au cœur du monde industrialisé. Dans l'ensemble de l'OCDE, le chômage, après avoir progressé de 7,6% en 1991 pour atteindre 28 millions, doit, selon les prévisions dépasser 30 millions en 1992. Dans tous les pays il progresse : en Allemagne, en juillet 1992, il atteint 6% à l'Ouest et 14,6% à l'Est, contre, respectivement, 5,6 % et 13,8 % le mois précédent ; en France, les entreprises ont licencié 262 000 travailleurs au 1er semestre, 43 000 en juillet 1992 ; en Grande-Bretagne 300 000 suppressions d'emploi sont annoncées d'ici la fin de l’année dans le seul secteur du bâtiment ; en Italie, 100 000 emplois doivent disparaître dans l'industrie dans les mois qui viennent. Dans la CEE officiellement, 53 millions de personnes vivent en dessous du « seuil de pauvreté » : en Espagne près du quart de la population, en Italie, 9 millions de personnes, soit 13,5% de la population. Aux USA, 14,2 % de la population est dans ce cas, 35,7 millions de personnes. Le revenu moyen des familles américaines a chuté de 5 % en trois ans !
Traditionnellement, dans les pays développés, la bourgeoisie met à profit l'été, période classique de démobilisation de la classe ouvrière, pour mettre en place ses programmes d'austérité. Non seulement l'été 1992 n'a pas fait exception à la règle, mais il a été l'occasion d'une vague d'attaques sans précédent contre les conditions de vie des exploités. En Italie l'échelle mobile des salaires a été abandonnée avec l'accord des syndicats. Les salaires ont été gelés dans le secteur privé et les impôts fortement augmentés alors que l'inflation atteint 5,7%. En Espagne, les impôts ont été augmentés de 2 % par mois, avec effet rétroactif à partir de janvier. En conséquence les salaires de septembre seront amputés de 20 % ! En France, les allocations-chômage ont été réduites tandis que les cotisations chômage pour les travailleurs qui ont encore un emploi ont été augmentées. En Grande-Bretagne, en Belgique aussi des budgets d'austérité ont été mis en place qui signifient : diminution des prestations sociales, renchérissement du coût des soins médicaux, etc. La liste n'est évidemment pas exhaustive.
Sur tous les plans de ses conditions de vie la classe ouvrière des pays développés est en train de connaître les attaques les plus importantes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Une relance impossible
Alors que depuis près de trois ans la classe dominante attend la reprise sans rien voir venir, le doute s'installe et l'inquiétude grandit face à la dégradation économique qui se poursuit et la crise sociale qui inévitablement doit en découler. Cette peur qui la tenaille, la bourgeoisie croit l'exorciser en clamant sans cesse que la reprise est pour bientôt, que la récession est comme la nuit qui succède au jour et que finalement, inéluctablement, le soleil de la croissance repointera à l'horizon, bref, qu'il n'y a rien là que de très normal et qu'il faut savoir être patient et accepter les sacrifices nécessaires.
Ce n'est pas la première fois, depuis la fin des années 1960 qui a vu l'ouverture de la crise, que l'économie mondiale connaît des phases de récession ouverte. En 1967, en 1970-71, en 1974-75, en 1981-82, l'économie mondiale avait confronté les affres d'une chute de la production. Chaque fois, les politiques de relance avaient eu pour effet de retrouver la croissance, chaque fois l'économie avait paru sortir de l'ornière. Pourtant, ce constat optimiste sur lequel la bourgeoisie s'appuie pour nous faire croire qu'inéluctablement la croissance reviendra, comme un cycle normal de l'économie, est illusoire. Le retour de la croissance dans les années 1980 n'a pas concerné l'ensemble de l'économie mondiale. Les économies du «tiers-monde» ne se sont jamais remises de la chute de la production qu'elles ont subie au début des années 1980, elles ne sont pas sorties de la récession, tandis que les pays du « second monde », ceux de l'ex-bloc de l'Est ont poursuivi pour leur part un lent affaissement qui a mené à l'effondrement économique et politique de la fin des années 1980. a fameuse relance reaganienne des années 1980 a donc été partielle, limitée, essentiellement réservée aux pays du « premier monde », les pays les plus industrialisés. Et il faut surtout constater que ces relances successives ont été menées grâce à des politiques économiques artificielles qui ont constitué autant de tricheries, de distorsions par rapport a la sacro-sainte « loi du marché » que les économistes « libéraux » ont institué en dogme idéologique.
La classe dominante est confrontée à une crise de surproduction et le marché solvable est trop étroit pour absorber le trop plein des marchandises produites. Pour faire face à cette contradiction, pour écouler ses produits, pour élargir les limites du marché, la classe dominante a eu essentiellement recours à un artifice qui consiste en une fuite en avant dans le crédit. Durant les années 1970, les pays sous-développés de la périphérie se sont vus accorder plus de 1000 milliards de dollars de crédits, qui ont été utilisés en grande partie pour acheter des marchandises produites dans les pays industrialisés permettant à ces derniers de poursuivre leur croissance. Cependant avec la fin des années 1970, l'incapacité où se sont retrouvés les pays les plus endettés de la périphérie à rembourser leurs dettes a signé le glas de cette politique. La périphérie du monde capitaliste s'est définitivement enfoncée dans le marasme. Qu'à cela ne tienne la bourgeoisie a trouvé une autre solution. Ce sont les USA, sous la houlette du président Reagan, qui sont devenus le déversoir du trop plein de la production mondiale et ce au travers d'un endettement qui a renvoyé celui des pays sous-développés au niveau d'une aimable broutille. La dette des USA atteint, fin 1991, le chiffre astronomique de 10 481 milliards de dollars sur le plan intérieur, et de 650 milliards de dollars vis-à-vis des autres pays. Evidemment, une telle politique n'a été rendue possible que parce que les USA, première puissance impérialiste mondiale, leader à l'époque d'un bloc constitué des principales puissances économiques, ont pu profiter de ces atouts pour tricher avec les lois du marché, les plier à leurs besoins en imposant une discipline de fer à leurs alliés. Mais cette politique a ses limites. A l'heure des échéances, les USA, comme les pays sous-développés il y a une douzaine d'année, sont confrontés à un problème de solvabilité.
Le recours à la potion du crédit pour soigner l'économie capitaliste malade rencontre donc ses limites objectives. C'est pour cette raison que la récession ouverte qui se développe depuis plus de deux ans au coeur du capitalisme le plus industrialisé est qualitativement différente des phases de récession précédentes. Les artifices économiques qui ont permis les relances précédentes se révèlent maintenant inefficaces.
Pour la 22e fois consécutive la Banque fédérale de l'Etat américain a baissé cet été le taux de base auquel elle prête aux autres banques, Celui-ci a ainsi été ramené de 10 % à 3 % depuis le printemps 1989. Ce taux est aujourd'hui inférieur à celui de l'inflation, c'est-à-dire que le taux d'intérêt réel est nul ou même négatif, que l'Etat prête à perte ! Cette politique de crédit facile n'a pourtant donné aucun résultat, pas plus aux USA qu'au Japon où là aussi les taux de la banque centrale approchent aujourd'hui les 3 %.
Les banques qui ont prêté à tour de bras durant des années sont confrontées à des impayés de plus en plus massifs, les faillites d'entreprises s'accumulent laissant des ardoises qui se chiffrent parfois en milliards de dollars. L'effondrement de la spéculation boursière et immobilière aggrave encore plus les bilans qui virent au rouge, les pertes s'accumulent, les faillites bancaires se multiplient et les trésoreries sont exsangues. Bref, les banques ne peuvent plus prêter. La relance par le crédit n'est plus possible, ce qui revient à dire tout simplement que la relance tout court est impossible.
Un seul espoir pour la classe dominante : freiner la chute, limiter les dégâts
La baisse du taux d'escompte sur le dollar ou le yen a d'abord servi à restaurer les marges de profit des banques américaines et japonaises qui ont emprunté moins cher à l'Etat mais n'ont pas entièrement répercuté cette baisse sur les taux des crédits qu'elles proposaient aux particuliers et aux entreprises, évitant ainsi une multiplication trop dramatique des faillites bancaires et une implosion catastrophique du système bancaire international. Mais cette politique a aussi ses limites. Les taux ne peuvent plus guère baisser. L'Etat est obligé de plus en plus d'intervenir directement pour venir au secours des banques qui, apparemment indépendantes, avaient constitué le paravent « libéral » du capitalisme d'Etat, lequel contrôle en fait étroitement les vannes du crédit. Aux USA, le budget fédéral doit financer des centaines de milliards de dollars pour soutenir les banques menacées de faillite, et au Japon, l'Etat vient de racheter le parc immobilier des banques les plus menacées pour renflouer leur trésorerie. Des nationalisations en quelque sorte. On est bien loin du credo pseudo-libéral du « moins-d'Etat » dont on nous a rebattu les oreilles pendant des années. De plus en plus, l'Etat est obligé d'intervenir ouvertement pour sauver les meubles. Un exemple récent vient d'en être fourni par le programme de relance mis en place au Japon où le gouvernement a décidé d'écorner fortement son bas de laine en décidant de débloquer 85,4 milliards de dollars pour soutenir le secteur privé qui bat de l'aile. Mais cette politique de relance de la consommation intérieure est destinée a avoir un effet aussi provisoire que les dépenses de l'Allemagne pour sa réunification qui n'ont permis que de freiner très provisoirement la récession en Europe.
Limiter les dégâts, freiner la plongée dans la catastrophe, c'est ce que tente la classe dominante. Dans une situation où les marchés se restreignent comme peau de chagrin, Faute de crédit, la recherche de la compétitivité à coup de programmes d'austérité de plus en plus draconiens pour développer les exportations, est devenu le leitmotiv de tous les Etats. Le marché mondial est déchiré par la guerre commerciale où tous les coups sont permis, où chaque Etat utilise tous les moyens pour s'assurer des débouchés. La politique des USA illustre particulièrement cette tendance : coups de poing sur la table de négociation du GATT, création d'un marché privilégié et protégé avec le Mexique et le Canada associés autant de force que de gré, baisse artificielle du cours du dollar pour doper les exportations. Cependant cette guerre commerciale à outrance ne peut qu'aggraver encore la situation, déstabiliser toujours plus le marché mondial. Et cette dynamique de déstabilisation est encore renforcée par le fait qu'avec la disparition du bloc de l'Est la discipline que les USA pouvaient imposer à ses ex-partenaires impérialistes, mais également principaux concurrents économiques, a volé en éclats. La tendance est au chacun pour soi. Les dernières aventures du dollar sont parfaitement illustratives de cette réalité. La politique américaine de baisse du dollar s'est heurtée à la limite constituée par la politique allemande de taux élevés, car l'Allemagne, confrontée au risque d'une flambée inflationniste à la suite de sa réunification, joue sa propre carte. Résultat, la spéculation mondiale s'est portée massivement sur le Mark, contre la monnaie américaine, et les banques centrales dans l'affolement général ont eu toutes les peines du monde à stabiliser la dégringolade incontrôlée du dollar. L'ensemble du système monétaire international s'en est trouvé ébranlé. Le mark finlandais a dû décrocher du système monétaire européen, tandis que la lire italienne et la livre anglaise sont elles-mêmes dans la tourmente et ont toutes les peines du monde à s'y maintenir. Ce coup de semonce annonce clairement les séismes à venir. Les événements économiques de l'été 1992 montrent que la perspective, loin d'être à une reprise de la croissance mondiale est à une accélération de la chute dans la récession, à un ébranlement brutal de tout l'appareil économique et financier du capital mondial.
La catastrophe au coeur du monde industrialisé
Il est significatif de la gravité de la crise, que ce soient aujourd'hui les métropoles orgueilleuses du cœur industrialisé du capitalisme qui su bissent de plein fouet la récession ouverte. L'effondrement économique des pays de l'Est a déterminé la mort du bloc impérialiste russe. A l'inverse de la propagande qui s'est déchaînée à l'occasion de cet événement, celui-ci n'a pas signifié l'inanité du communisme, ce que le système stalinien n'était pas, mais les convulsions mortelles d'une fraction sous-développée du capitalisme mondial. Cette faillite du capitalisme à l'Est a été la démonstration des contradictions in surmontables qui minent l'économie capitaliste sous quelque forme que ce soit. Dix ans après l'effondrement économique des pays sous-développés de la périphérie, la banqueroute économique des pays de l'Est annonçait l'aggravation des effets de la crise au coeur du monde industriel le plus développé, là où se concentre l'essentiel de la production mondiale (plus de 80 % pour les pays de l'OCDE), là où se cristallisent de la manière la plus aiguë les contradictions insurmontables de l'économie capitaliste. La progression de puis plus de vingt ans des effets de a crise de la périphérie vers le centre manifeste l'incapacité grandissante des pays les plus développés à reporter ces effets sur les nations plus faibles économique ment. Comme un boomerang, la crise revient exercer ses ravages sur l'épicentre qui est à son origine. Cette dynamique de la crise montre où est le futur du capital.
De la même façon que les pays de l'ex-bloc de l'Est voient se concrétiser le spectre d'une catastrophe économique de l'ampleur de celle que connaissent l'Afrique ou 1 Amérique Latine, à terme c'est ce futur terrible qui menace les riches pays industrialisés.
Cette dynamique catastrophique, qui est celle du développement de la crise, la classe dominante ne peut évidemment l'admettre. Elle a besoin elle-même de croire en la pérennité de son système. Mais cet auto-aveuglement se conjugue avec la nécessité absolue où elle se trouve de masquer le plus possible la réalité de la crise aux yeux des exploités du monde entier. La classe exploiteuse doit se cacher à elle-même, et cacher aux exploités, son impuissance sous peine de montrer au monde entier que sa tâche historique est depuis longtemps terminée et que le maintien de son pouvoir ne peut mener l'ensemble de l'humanité que dans une barbarie toujours plus effroyable.
Pour tous les travailleurs, la réalité douloureuse des effets de la crise, qu'ils subissent dans leur chair, est un puissant facteur de clarification et de réflexion. L'aiguillon de la misère qui se fait chaque jour plus douloureux ne peut que pousser le prolétariat à manifester plus ouvertement son mécontentement, à exprimer sa combativité dans des luttes pour la défense de son niveau de vie. C'est pour cela que, depuis plus de vingt ans que la crise s'approfondit, masquer le fait que celle-ci est insurmontable dans le cadre de l'économie capitaliste est un thème permanent de la propagande bourgeoise.
Mais la réalité balaie les illusions, et érode les mensonges. L'histoire fait un pied de nez à ceux qui avaient cru, grâce à la potion reaganienne, avoir terrassé définitivement la crise, et avaient mis à profit abusivement l'effondrement du bloc impérialiste russe pour clamer l'inanité de la critique marxiste du capitalisme et prétendre que celui-ci était le seul système viable, le seul avenir de l'humanité. La faillite de plus en plus catastrophique du capitalisme pose et va poser de plus en plus la nécessité pour la classe ouvrière de mettre en avant sa solution : la révolution communiste.
JJ, 4/9/1992
La classe ouvrière paye la note, en Italie elle commence à répondre.
La Livre anglaise et la Lire italienne obligées de décrocher su Serpent Monétaire Européen et de dévaluer en catastrophe, l'Espagne dans la foulée qui doit dévaluer la Peseta et rétablir, ainsi que l'Irlande, le contrôle des changes, l'Escudo portugais qui flotte, le Franc français qui a son tour présente des signes de faiblesse et ne doit son salut qu'à l'intervention massive de la Bundesbank qui vole au secours de la Banque de France laquelle a du, dans l'affaire, débourser plus de la moitié de ses avoirs. L'onde de choc qui a secoué les monnaies européennes durant le mois de septembre a fait voler en éclat un pilier essentiel du système monétaire international : le SME.
Au moment où la bourgeoisie européenne communiait, avec le processus engagé de ratification des accords de Maastricht, dans l'avenir radieux de l'unification européenne, les yeux fixés sur le résultat, impatiemment attendu, du référendum sur ce sujet en France, la crise est venue apporter sa contribution brutale aux débats et porter un coup terrible aux illusions sur la perspective européenne. De fait, c'est un pilier essentiel de la construction européenne qui s'est disloqué. La moitié des monnaies européennes ont dû décrocher dans la tourmente, et malgré la réaffirmation renouvelée par tous les pays de l'Union européenne lors d'une réunion des ministres des finances, fin septembre, de leur foi à l'égard du SME, elles ne sont pas prêtes, pour la plupart, de s'y réintégrer.
La crise qui s'accélère pousse chaque pays dans la défense prioritaire de ses propres intérêts, dans une concurrence acharnée, dans une dynamique de chacun pour soi qui menace de dislocation l'unification de l'Europe sur le plan où ses acquis étaient les plus importants, le plan économique. Il suffit de constater la polémique venimeuse qui, à la suite de ces événements, s'est développée entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne, se reprochant réciproquement leur manque de solidarité et de responsabilité pour mesurer à quel point la perspective future d'une unification économique et politique des douze pays qui ont signé le Traité de Maastricht relève du mythe.
La crise monétaire est le produit de la crise mondiale
La crise économique actuelle, produit insurmontable des contradictions du capitalisme, est un révélateur profondément significatif de la vérité de ce système, de sa faillite, et donc de tous les mensonges de la classe dominante destinés à masquer la banqueroute de son mode de production. Comme la Livre ou le Franc, les autres monnaies phares du marché mondial ne sont pas à la fête : les accès de faiblesse à répétition de la devise reine de l'économie planétaire, le Dollar, montrent l'asphyxie dont l'économie américaine ne parvient pas à sortir, quant au Yen, sa stabilité elle aussi est menacée par le marasme dans lequel le Japon s'enfonce, et si le Mark parait solide c'est uniquement parce que l'Etat allemand maintien des taux d'intérêts élevés attractifs par peur d'une inflation galopante consécutive au coût prohibitif de la réunification. La tempête monétaire à l'échelle mondiale montre que ce n'est pas seulement l'Europe qui est gravement malade mais l'économie mondiale dans son ensemble.
La spéculation : une fausse explication
Jamais avare de mensonges, la bourgeoisie en trouve toujours de nouveaux pour masquer son impuissance. Ainsi, pour elle, la cause de la crise monétaire ce n'est pas la crise mondiale de surproduction généralisée qui s'exprime par la récession, ce sont les méchants spéculateurs internationaux. Il est vrai que c'est sous la pression de la spéculation que les gouvernements ont dû plier et que la Grande-Bretagne ainsi que l'Italie, par exemple, ont dû abandonner le
SME. L'équivalent de 1 000 milliards de dollars sont échangés chaque jour entre les banques et les entreprises capitalistes. Une fraction notable de ce montant se porte sur une monnaie ou une autre selon les fluctuations du marché, bref alimente la spéculation au jour le jour sur le cours des monnaies. Aucune banque centrale ne peut résister à la pression si une proportion importante d'une telle masse de capitaux spécule durablement à la baisse de sa monnaie.
Le développement de la spéculation est le reflet du fait que les investissements industriels, dans la production, ne sont plus rentables, cela était déjà clair durant les années 1980 quand la spéculation boursière et immobilière faisait rage. Aujourd'hui, alors que les valeurs boursières et l'immobilier s'effondrent, les capitaux fuient ces secteurs et en cherchent désespérément où s'investir avec profit, et il y en a de moins en moins. En fait, si la masse de capitaux qui spéculent sur le cours des monnaies s'est ainsi gonflée, c'est parce que la crise mondiale sévit : jouer sur le cours des monnaies devient le seul moyen de préserver la valeur du capital investi. C'est pourquoi, aujourd'hui, tous les capitalistes spéculent, sans exception : des riches particuliers aux banques pour protéger leurs avoirs, des entreprises privées aux Etats pour gérer leur trésoreries. Ceci dit, il serait erroné de croire que la spéculation est aveugle. Lorsque la spéculation mondiale joue à la baisse une monnaie c'est parce que le marché juge que celle-ci est surévaluée, c'est-à-dire que l'économie dont elle est la représentante ne correspond plus à la valeur de sa devise. De fait, la spéculation internationale sur le marché des devises traduit la sanction de la sacro-sainte loi du marché, tant louée par les économistes libéraux, sur les diverses économies nationales en compétition dans l'arène mondiale. En imposant la dévaluation de la Livre et de la Lire, la spéculation internationale a ainsi montré qu'elle considérait les actions "Grande-Bretagne" et "Italie" comme des valeurs à risques. Avec l'enfoncement dans la récession, la masse croissante de capitaux spéculatifs en circulation dans le monde va devenir un facteur de plus en plus fort d'instabilité du marché mondial : d'autres "valeurs" symboles du capitalisme mondial vont se trouver éprouvées comme l'a été le SME. La dynamique d'effondrement de l'économie capitaliste est à l'oeuvre et, sur le plan monétaire, la dislocation du SME n'est que le signe avant-coureur d'autres catastrophes à venir.
Italie : les ouvriers commencent à répondre.
Cette crise du capitalisme, le prolétariat la subit dans sa chair. Les attaques contre son niveau de vie sont de plus en plus fortes. Les derniers événements monétaires ont été le prétexte tout trouvé pour justifier de nouvelles atteintes au niveau de vie des exploités et imposer de nouveaux plans d'austérité au nom de la défense de l'économie nationale. Face à ces attaques, qui sont les plus fortes depuis la seconde guerre mondiale, la classe ouvrière se doit de réagir, de sortir de la passivité qui règne depuis 1989. A cet égard les luttes du prolétariat en Italie montrent le chemin.
Depuis la fin septembre 1992, l'Italie est secouée par des manifestations ouvrières, « les plus importantes depuis 20 ans » reconnaît Bruno Trentin, secrétaire du principal syndicat italien, la CGIL. Dès l'annonce des mesures d'austérité, des débrayages spontanés ont lieu dans différents secteurs. La série de manifestations que les syndicats avaient programmées pour désamorcer d'éventuelles réponses à ces attaques du gouvernement Amato ont été l'occasion d'une expression massive (100 000 personnes à Milan, 50 000 à Bologne, 40 000 à Gênes, 80 000 à Naples, 60 000 à Turin, etc.) et surtout déterminée de la colère ouvrière contre le gouvernement et... contre les syndicats qui ont soutenu ces mesures. Point commun de cette explosion de colère : en même temps qu'ils s'en prennent au gouvernement (« Amato, les ouvriers ont les mains propres et les poches vides ! »), les ouvriers s'attaquent à leurs soi-disant « représentants », les syndicats, en bombardant leurs orateurs de pièces de monnaie, oeufs, tomates, pommes de terre, parfois même des boulons, les insultant, les traitant de « vendus ». Même les travailleurs qui hésitent devant la violence s'expriment ainsi : « Ceux qui jettent des boulons se trompent. Mais moi, je les comprends un peu : il est vraiment difficile de subir et de rester toujours gentils et silencieux ». ([1] [23]) L'ancien maire socialiste de Gênes devant la tournure que prend la manifestation à laquelle il assiste se désole : "Avant de mourir, je devais aussi voir cela : les carabiniers en train de protéger les syndicalistes dans un meeting. ".
Partout, les manifestations que les syndicats voulaient paisibles bien contrôlées, se transforment en un cauchemar pour eux : « Ce qui devait être une journée contre le gouvernement est devenue une journée contre les syndicats » (« Corriere délia Sera » du 24 septembre).
Les syndicats apportent leur soutien aux attaques du capital.
Les ouvriers italiens savent bien à quel point les syndicats ont trempé dans les mesures draconiennes qui les assomment aujourd'hui : gel des salaires dans la fonction publique et annulation des départs à la retraite anticipée pendant un an, augmentation des impôts et création d'une kyrielle de nouveaux prélèvements ; l'âge de départ à la retraite est repoussé : les ouvriers devront consacrer 5 ans de plus de leur vie au travail salarié. Pour ceux qui sont malades, mais dont le revenu dépasse le salaire moyen, les médicaments ne seront quasiment plus remboursés. Bien que prônant quelques aménagements au dernier plan de rigueur, les syndicats affichent, par la voix de B. Trentin, leur plein soutien au gouvernement « Les mesures décidées sont injustes mais dans cette situation grave, nous voûtons montrer que nous avons le sens des responsabilités ». Quant aux ouvriers, ils ont commencé à prendre leurs responsabilités en mettant ces racailles à leur vraie place : dans le camp du capital.
Certes les ouvriers italiens, une fois dépassé l'obstacle des grandes centrales syndicales officielles devront, entre autre, se confronter - et ils se confrontent déjà-, aux annexes « radicales » de celles-ci : les « COBAS » et autres syndicalisme « de base » qui ne les grandes centrales, y compris en prenant la tête des actions "violentes" contre leurs dirigeants, que pour mieux prendre leur place. La polarisation sur cette forme "violente" de la contestation des syndicats a été orchestrée par le syndicalisme de base pour mieux détourner la combativité et affaiblir la riposte ouvrière. Il ne suffit pas de rejeter les formes les plus grossières du syndicalisme, encore faut-il apprendre à développer et à devenir maître de sa force par soi-même.
La signification internationale des combats ouvriers en Italie.
D'ores et déjà ces événements signent la fin d'une période où la bourgeoisie pouvait compter sur la passivité des ouvriers pour asséner ses attaques.
Ce n'est pas un hasard s'il revient aux ouvriers d'Italie d'avoir les premiers surmontés la paralysie imposée au prolétariat mondial par le carcan des campagnes déchaînées par la bourgeoisie depuis 1989. Depuis plusieurs décennies, le prolétariat d'Italie a fait la preuve qu'il était un des secteurs de la classe ouvrière mondiale les plus combatifs et expérimentés. En particulier, les ouvriers de ce pays ont déjà une longue tradition d'affrontements aux syndicats. De plus, le niveau des attaques subies aujourd'hui par ces ouvriers est le plus important de tous les pays industrialisés.
Cependant, les luttes qui se déroulent aujourd'hui en Italie ne sont pas un feu de paille et ne sont pas destinés à rester une « spécialité » des ouvriers de ce pays. Même si ce n'est pas dans l'immédiat, ni dans les mêmes formes, notamment l'affrontement ouvert aux syndicats dés le début de la lutte, les autres secteurs du prolétariat mondial seront nécessairement conduits à prendre le même chemin. Elles doivent être comprises comme un exemple et un appel au combat des ouvriers du monde entier, et en particulier à ses bataillons les plus décisifs et expérimentés, ceux du reste d'Europe occidentale.
CCI / 8.10.92
L'effondrement du SME renvoie l'Europe a son mytheLe communisme : véritable commencement de la société humaine
Dans le précédent article de cette série, nous avons vu comment, dans ses premiers travaux, Marx a examiné le problème du travail aliéné en vue de définir les buts ultimes de la transformation sociale communiste. Nous avons notamment conclu que pour Marx, le travail salarié capitaliste constituait à la fois l'expression la plus élevée de l'aliénation de l'homme par rapport à ses capacités réelles, et la prémisse du dépassement de cette aliénation vers le surgissement d'une société véritablement humaine. Dans ce chapitre, nous voulons étudier les véritables contours d'une société communiste pleinement développée telle que Marx les a tracés dans ses premiers écrits, un tableau qu'il a approfondi et auquel il n'a jamais renoncé dans ses travaux ultérieurs.
Dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, après avoir examiné les diverses facettes de l'aliénation humaine, Marx s'est ensuite attaché à critiquer les conceptions du communisme, rudimentaires et inadéquates, qui prédominaient dans le mouvement prolétarien de l'époque. Comme nous l'avons vu dans le premier article de cette série, Marx a rejeté les conceptions héritées de Babeuf que les adeptes de Blanqui ont continué à défendre, car elles tendaient à présenter le communisme comme un nivellement général par le bas, une négation de la culture dans laquelle « la condition de travailleur n'est pas abolie, elle est étendue à tous les hommes. »([1] [25]) Dans cette conception, tout le monde devait devenir travailleur salarié sous la domination d'un capital collectif, de la « communauté en tant que capitaliste universel. »([2] [26]). En rejetant ces conceptions, Marx anticipait déjà sur les arguments que les révolutionnaires venus après ont dû développer pour démontrer la nature capitaliste des régimes soi-disant « communistes » de l'ex-bloc de l'Est (même si ces derniers étaient le produit monstrueux d'une contre-révolution bourgeoise et non l'expression d'un mouvement ouvrier immature).
Marx a également critiqué les versions plus « démocratiques » et plus sophistiquées de communisme telles que Considérant et d'autres les ont développées, car elles étaient « de nature encore politique », c'est-à-dire qu'elles ne proposaient pas de changement radical des rapports sociaux et restaient donc « encore imparfaites, encore affligées de la propriété privée. »([3] [27])
Marx avait à cœur de montrer, à l'encontre de ces définitions restrictives et déformées, que le communisme ne signifiait pas la réduction générale des hommes à un philistinisme inculte, mais l'élévation de l'humanité à ses plus hautes capacités créatrices. Ce communisme, comme Marx l'annonce dans un passage souvent cité mais rarement analysé, se donnait les buts les plus élevés :
« Le communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc de l'auto aliénation humaine, et par conséquent en tant qu'appropriation réelle de l'essence humaine par et pour l'homme, c'est le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient accompli dans toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme ; en tant qu'humanisme achevé, il est un naturalisme ; il est la vraie solution de la lutte entre l'existence et l'essence, entre l'objectification et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il sait qu'il est cette solution. »([4] [28]).
Le communisme vulgaire avait compris assez correctement que les réalisations culturelles des sociétés antérieures étaient basées sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Mais ce faisant, il les rejetait de façon erronée alors que le communisme de Marx, au contraire, cherchait à s'approprier et à rendre vraiment fructueux tous les efforts culturels et, si l'on peut utiliser ce terme, spirituels antérieurs de l'humanité en les libérant des distorsions dont la société de classe les avait inévitablement marqués. En faisant de ces réalisations le bien commun de toute l'humanité, le communisme les fusionnerait en une synthèse supérieure et plus universelle. C'était une vision profondément dialectique qui, même avant que Marx ait exprimé une claire compréhension des formes communautaires de société ayant précédé la formation des divisions de classe, reconnaissait que l'évolution historique, en particulier dans sa phase finale capitaliste, avait spolié l'homme et l'avait privé de ses rapports sociaux « naturels » originels. Mais le but de Marx n'était pas un simple retour à une simplicité primitive perdue mais l'instauration consciente de l'être social de l'homme, une accession à un niveau supérieur qui intègre toutes les avancées contenues dans le mouvement de l'histoire.
De la même
façon, loin d'être simplement la généralisation de l'aliénation imposée au
prolétariat par les rapports sociaux capitalistes, ce communisme se considérait
comme le « dépassement positif» des multiples contradictions et aliénations
qui avaient tourmenté le genre humain jusqu'à présent.
La production communiste en tant que réalisation de la nature sociale de l'homme
Comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, la critique par Marx du travail aliéné présentait plusieurs aspects :
- le travail aliéné séparait le producteur de son propre produit : ce que l'homme créait de ses propres mains devenait une force hostile écrasant son créateur ; il séparait le producteur de l'acte de production : le travail aliéné était une forme de torture ([5] [29]), une activité totalement extérieure au travailleur. Et comme la caractéristique humaine la plus fondamentale, l'« être générique de l'homme » comme dit Marx, était la production créatrice consciente, transformer celle-ci en source de tourment, c'était séparer l'homme de son véritable être générique ;
- il séparait l'homme de l'homme : il y avait une profonde séparation non seulement entre l'exploiteur et l'exploité, mais aussi entre les exploités eux-mêmes, atomisés en des individus rivaux par les lois de la concurrence capitaliste.
Dans ses premières définitions du communisme, Marx traitait ces aspects de l'aliénation sous différents angles, mais toujours avec la même préoccupation de montrer que le communisme fournissait une solution concrète et positive à ces maux. Dans la conclusion des Extraits des éléments d'économie politique de James Mill, commentaire qu'il a écrit à la même époque que les Manuscrits, Marx explique pourquoi le remplacement du travail salarié capitaliste qui ne produit que pour le profit, par le travail associé produisant pour les besoins humains, constitue la base du dépassement des aliénations énumérées plus haut :
« En supposant la propriété privée, le travail est aliénation de la vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon travail n'est pas ma vie. (...) En supposant la propriété privée, mon individualité est aliénée à un degré tel que cette activité m'est un objet de haine, de tourment : c'est un simulacre d'activité, une activité purement forcée, qui m'est imposée par une nécessité extérieure, contingente, et non par un besoin et une nécessité intérieurs. »([6] [30]).
En opposition à cela, Marx nous demande de supposer « que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1° Dans ma production, je réaliserais mon identité, ma particularité ; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité. 3° J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même; d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4° J'aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. (... ) Mon travail serait une manifestation libre de la vie, une jouissance de la vie. »([7] [31]).
Ainsi, pour Marx, les être humains ne produiraient de façon humaine que lorsque chaque individu serait capable de se réaliser pleinement dans son travail : accomplissement qui vient de la jouissance active de l'acte productif ; de la production d'objets qui non seulement aient une utilité réelle pour d'autres êtres humains mais qui méritent également d'être contemplés en eux‑mêmes, parce qu'ils ont été produits, pour utiliser une expression des Manuscrits, « selon les lois de la beauté » ; du travail en commun avec d'autres êtres humains, et dans un but commun.
Ici, il apparaît clairement que, pour Marx, la production pour les besoins qui est l'une des caractéristiques du communisme, est bien plus que la simple négation de la production capitaliste de marchandises, de la production pour le profit. Dès le début, l'accumulation de richesses comme capital a signifié l'accumulation de la pauvreté pour les exploités ; à l'époque du capitalisme moribond, c'est doublement vrai, et aujourd'hui, il est plus évident que jamais que l'abolition de la production de marchandises est une pré condition pour la survie même de l'humanité. Mais pour Marx, la production pour les besoins n'a jamais constitué un simple minimum, une satisfaction purement quantitative des besoins élémentaires de se nourrir, de se loger, etc. La production pour les besoins était également le reflet de la nécessité pour l'homme de produire - pour l'acte de production en tant qu'activité sensuelle et agréable, en tant que célébration de l'essence communautaire du genre humain. C'est une position que Marx n'a jamais modifiée. Comme l'écrit, par exemple, le Marx « mûr» dans la Critique du Programme de Gotha (1874), quand il parle d'une «phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence ; quand avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance... »([8] [32]).
« ...Quand
le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier
besoin de l'existence»... De telles affirmations sont cruciales si l'on
veut répondre à l'argument typique de l'idéologie bourgeoise selon lequel si
l'appât du gain est supprimé, il ne reste plus de motivation pour que
l'individu ou la société dans son ensemble produise quoi que ce soit. Une fois
encore, un élément fondamental de réponse, c'est de montrer que, sans
l'abolition du travail salarié, la simple survie du prolétariat, de l'humanité
elle-même, n'est pas possible. Mais cela reste un argument purement négatif si
les communistes ne mettent pas en évidence que dans la société future, la
principale motivation pour travailler sera que travailler devient « le
premier besoin de l'existence », la jouissance de la vie - cœur de
l'activité humaine et accomplissement des désirs les plus essentiels de
l'homme.
Dépasser la division du travail
Il faut noter comment Marx, dans cette dernière citation, commence sa description de la phase supérieure du communisme en envisageant l'abolition de « l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel». C'est un thème constant de la dénonciation par Marx du travail salarié capitaliste. Dans le premier volume du Capital, il passe des pages et des pages à fulminer contre la façon dont le travail à l'usine réduit l'ouvrier à un simple fragment de lui-même ; contre la façon dont il transforme les hommes en corps sans tête, dont la spécialisation a réduit le travail à la répétition des actions les plus mécaniques engourdissant l'esprit. Mais cette polémique contre la division du travail se trouve déjà dans ses premiers travaux, et il est clair dans ce qu'il dit que, pour Marx, il ne peut être question de dépasser l'aliénation implicite dans le système salarié sans qu'il y ait une profonde transformation de la division du travail existante. Un passage fameux de l'Idéologie Allemande traite cette question :
« Enfin, et la division du travail nous en fournit d'emblée le premier exemple, aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société primitive, donc aussi longtemps que subsiste la division entre intérêt particulier et intérêt général, et que l'activité n'est pas divisée volontairement mais naturellement, le propre acte de l'homme se dresse devant lui comme une puissance étrangère qui l'asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise. En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d'activités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut s'évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou "critique", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c'est le contraire : personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »([9] [33]).
Cette merveilleuse image de la vie quotidienne dans une société communiste pleinement développée utilise évidemment une certaine licence poétique, mais elle traite le point essentiel : étant donné le développement des forces productives que le capitalisme a apporté, il n'y a absolument pas besoin que les êtres humains passent la plus grande partie de leur vie dans la prison d'un genre unique d'activité - par-dessus tout dans le genre d'activité qui ne permet l'expression que d'une minuscule part des capacités réelles de l'individu. De la même façon, nous parlons de l'abolition de l'ancienne division entre la petite minorité d'individus qui ont le privilège de vivre d'un travail réellement créatif et gratifiant, et la vaste majorité condamnée à l'expérience du travail comme aliénation de la vie :
« Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu'il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. (...) dans une organisation communiste de la société, l'assujettissement de l'artiste à l'esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d'esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l'assujettissement de l'individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l'appellation reflète parfaitement l'étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n'y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture. »([10] [34]).
L'image
héroïque de la société bourgeoise dans son aurore naissante est celle de 1' «
Homme de la Renaissance
» - d'individus tels que Léonard De Vinci qui a combiné les talents d'artiste,
de scientifique et de philosophe. Mais de tels hommes ne sont que des exemples
exceptionnels, des génies extraordinaires, dans une société où l'art et la
science s'appuyaient sur le labeur éreintant de l'immense majorité. La vision
du communisme de Marx est celle d'une société composée tout entière d'« Hommes
de la Renaissance
»([11] [35])
L'émancipation des sens
Pour le genre
de « socialistes » dont la fonction est de réduire le socialisme à un léger
maquillage du système existant d'exploitation, de telles visions ne peuvent
constituer une anticipation du futur de l'humanité. Pour le partisan du socialisme
« réel » (c'est-à-dire le capitalisme d'Etat pour la social-démocratie, le
stalinisme ou le trotskisme), il ne s'agit vraiment que de visions, de rêves
utopiques irréalisables. Mais pour ceux qui sont convaincus que le communisme
est à la fois une nécessité et une possibilité, l'extrême audace de la
conception du communisme de Marx, son refus inflexible de s'en tenir au
médiocre et au second ordre ne peuvent que constituer une inspiration et un
stimulant pour poursuivre une lutte sans relâche contre la société
capitaliste. Et le fait est que les descriptions par Marx des buts ultimes du communisme
sont extrêmement hardies, bien plus que ne le soupçonnent habituellement les
« réalistes », car elles ne considèrent pas seulement les profonds changements
qu'implique la transformation communiste (production pour l'usage, abolition de
la division du travail, etc.) ; elles fouillent aussi dans les changements subjectifs
que le communisme apportera, permettant une transformation spectaculaire de la
perception et de l'expérience sensitive mêmes de l'homme.
Là encore la méthode de Marx est de partir du problème réel, concret posé par le capitalisme et de chercher la solution contenue dans les contradictions présentes de la société. Dans ce cas, il décrit la façon dont le règne de la propriété privée réduit les capacités de l'homme de jouir véritablement de ses sens. D'abord, cette restriction est une conséquence de la simple pauvreté matérielle qui émousse les sens, réduit toutes les fonctions fondamentales de la vie à leur niveau animal, et empêche les êtres humains de réaliser leur puissance créatrice :
« Prisonnier du besoin élémentaire, le sens n'a qu'un sens borné. Pour l'homme affamé, la nourriture n'a pas de qualité humaine ; il n'en perçoit que l'existence abstraite : elle pourrait tout aussi bien se présenter sous sa forme la plus primitive sans que l'on puisse dire en quoi son activité nourricière se distingue du pâturage. Le souci et le besoin rendent l'homme insensible au plus beau des spectacles. »([12] [36])
Au contraire, « les sens de l'homme social sont autres que ceux de l'homme non social. C'est seulement grâce à l'épanouissement de la richesse de l'être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité subjective de l'homme : une oreille musicienne, un oeil pour la beauté des formes, bref des sens capables de jouissance humaine, des sens s'affirmant comme maîtrise propre à l'être humain... une fois accomplie (sa gestation), la société produit comme sa réalité durable l'homme pourvu de toutes les richesses de son être, l'homme riche, l'homme doué de tous ses sens, l'homme profond. »([13] [37])
Mais ce n'est pas seulement la privation matérielle quantifiable qui restreint le libre jeu des sens. C'est quelque chose de plus profondément incrusté par la société de propriété privée, la société d'aliénation. C'est la « stupidité » induite par cette société qui nous convainc que rien « n'est vraiment vrai » tant qu'on ne le possède pas :
« La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet est nôtre uniquement quand nous l'avons, quand il existe pour nous comme capital, ou quand ils est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous. Il est vrai que la propriété privée ne conçoit toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de vivre, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, comme la vie de la propriété privée : le travail et le profit du capital. A la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l'aliénation pure et simple des sens, le sens de l'avoir. »([14] [38])
Et de nouveau, en opposition à cela :
« ...l'abolition positive de la propriété privée - c'est-à-dire l'appropriation sensible par l'homme et pour l'homme de la vie et de l'être humains, de l'homme objectif, des oeuvres humaines - ne doit pas être comprise dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la possession, de l'avoir. L'homme s'approprie sa nature universelle d'une manière universelle, donc en tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref, tous les actes de son individualité, aussi bien que, sous leur forme directe, ses organes génériques sont, dans leur comportement envers l'objet, l'appropriation de celui-ci (...) L'abolition de la propriété privée est l'émancipation de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités deviennent humains, tant subjectivement qu'objectivement. L’œil devient l’œil humain, tout comme son objet devient un objet social, humain, venant de l'homme et aboutissant à l'homme. Ainsi les sens sont devenus "théoriciens" dans leur action immédiate. Ils se rapportent à l'objet pour l'amour de l'objet et inversement, l'objet se rapporte humainement à lui-même et à l'homme. C'est pourquoi le besoin et la jouissance perdent leur nature égoïste, tandis que la nature perd sa simple utilité pour devenir utilité humaine. »([15] [39])
Interpréter ces passages dans toute leur profondeur et leur complexité pourrait prendre un livre entier. Mais à partir de là, ce qui est clair, c'est que, pour Marx, le remplacement du travail aliéné par une forme réellement humaine de production mènerait à une modification fondamentale de l'état de conscience de l'homme. La libération de l'espèce du tribut paralysant payé à la lutte contre la pénurie, le dépassement de l'association de l'anxiété et du désir imposée par la domination de la propriété privée libèrent les sens de l'homme de leur prison et lui permettent de voir, d'entendre et de sentir d'une nouvelle façon. Il est difficile de discuter de telles formes de conscience parce qu'elles ne sont pas « simplement » rationnelles. Cela ne veut pas dire qu'elles ont régressé à un niveau antérieur au développement de la raison. – cela veut dire qu'elles sont allées au-delà de la pensée rationnelle telle qu'elle a été conçue jusqu'à présent en tant qu'activité séparée et isolée, atteignant une condition dans laquelle « non seulement dans le penser, mais avec tous ses sens, l'homme s'affirme dans le monde des objets. »([16] [40])
Une première approche pour comprendre de telles transformations internes, c'est de se référer à l'état d'inspiration qui existe dans toute grande oeuvre d'art ([17] [41]). Dans cet état d'inspiration, le peintre ou le poète, le danseur ou le chanteur entrevoit un monde transfiguré, un monde resplendissant de couleur et de musique, un monde d'une signification élevée qui fait que notre état « normal » de perception apparaît partiel, limité et même irréel - ce qui est juste quand on se rappelle que la « normalité » est précisément la normalité de l'aliénation. De tous les poètes, William Blake a peut-être le mieux réussi à faire connaître la distinction entre l'état « normal » dans lequel « l'homme s'est enfermé jusqu'à voir toutes choses à travers les étroites fissures de sa caverne » et l'état d'inspiration qui, dans la perspective messianique mais par beaucoup d'aspects, très matérialiste de Blake, «passera par une amélioration de la jouissance sensuelle» et par l'ouverture des «portes de la perception ». Si l'humanité ne pouvait accomplir que cela, « tout apparaîtrait à l'homme tel que c'est, infini. »([18] [42])
L'analogie avec l'artiste n'est pas du tout fortuite. Lorsqu'il écrivait les Manuscrits, l'ami le plus estimé de Marx était le poète Heine et toute sa vie durant, Marx fut passionné par les oeuvres d'Homère, Shakespeare, Balzac et autres grands écrivains. Pour lui, de tels personnages et leur créativité débridée, constituaient des modèles durables du véritable potentiel de l'humanité. Comme nous l'avons vu, le but de Marx était une société où de tels niveaux de créativité deviendraient un attribut « normal » de l'homme ; il s'ensuit donc que l'état élevé de perception sensitive décrite dans les Manuscrits deviendrait de plus en plus l'état « normal » de conscience de l'humanité sociale.
Plus tard, l'approche de Marx développera plus l'analogie avec l'activité créatrice du scientifique qu'avec celle de l'artiste, tout en conservant l'essentiel : la libération de la corvée du travail, le dépassement de la séparation entre travail et temps libre, produisent un nouveau sujet humain :
«Au demeurant, il tombe sous le sens que le temps de travail immédiat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c'est le cas dans le système économique bourgeois. (...) Le temps libre - qui est à la fois loisir et activité supérieure - aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c'est en tant que sujet nouveau qu'il entrera dans le processus de la production immédiate. Par rapport à l'homme en formation, ce processus est d'abord discipline ; par rapport à l'homme formé, dont le cerveau est le réceptacle des connaissances socialement accumulées, il est exercice, science expérimentale, science matériellement créatrice et réalisatrice. Pour l'un et l'autre, il est en même temps effort, dans la mesure où, comme en agriculture, le travail exige la manipulation pratique et le libre mouvement. »([19] [43])
Au-delà du moi atomisé
L'éveil des sens par la libre activité humaine implique aussi la transformation du rapport de l'individu avec le monde social et naturel qui l'entoure. C'est à ce problème que Marx se réfère quand il dit que le communisme résoudra les contradictions « entre l'existence et l'essence... entre l'objectification et l'affirmation de soi... entre l'individu et l'espèce». Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l'aliénation, Hegel dans son examen du rapport entre le sujet et l'objet dans la conscience humaine, a reconnu que la capacité unique de l'homme de se concevoir en tant que sujet séparé était vécue comme une aliénation : l'« autre », le monde objectif, à la fois humain et naturel, lui apparaissait comme hostile et étranger. Mais l'erreur de Hegel était de voir cela dans l'absolu au lieu de le considérer comme un produit historique ; de ce fait, il n'y voyait pas d'issue sinon dans les sphères raréfiées de la spéculation philosophique. Pour Marx, d'un autre côté, c'est le travail de l'homme qui avait créé la distinction sujet objet, la séparation entre l'homme et la nature, l'individu et l'espèce. Mais jusqu'ici le travail avait été « le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de l'aliénation. »([20] [44]) Et c'est pourquoi, jusqu'à présent, la distinction entre le sujet et l'objet avait aussi été vécue comme aliénation. Ce processus, comme on l'a vu, avait atteint son point le plus avancé dans le moi isolé, profondément atomisé de la société capitaliste ; mais le capitalisme avait également jeté la base de la résolution pratique de cette aliénation. Dans la libre activité créatrice du communisme, Marx voyait la base d'un état de l'être dans lequel l'homme considère la nature comme humaine et lui-même comme naturel ; un état dans lequel le sujet a réalisé une unité consciente avec l'objet :
« ...dans la société, la réalité objective devient pour l'homme la réalité de sa maîtrise en tant qu'être humain ; réalité humaine, cette maîtrise est par conséquent la réalité de son être propre, grâce à laquelle tous les objets deviennent pour lui l'objectification de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets : il devient lui-même objet. »([21] [45])
Dans ses commentaires sur les Manuscrits, Bordiga a particulièrement insisté sur ce point : la résolution des énigmes de l'histoire ne devenait possible que «parce qu'on est sorti de la tromperie millénaire de l'individu seul face au monde naturel stupidement appelé externe par les philosophes. Externe à quoi ? Externe au moi, ce déficient suprême ; externe à l'espèce humaine, on ne peut plus l'affirmer, parce que l'homme espèce est interne à la nature, il fait partie du monde physique ». Et il continue en disant que « dans ce texte puissant, l'objet et le sujet deviennent, comme l'homme et la nature, une seule et même chose. Et même tout est objet : l'homme sujet "contre nature" disparaît avec l'illusion d'un moi singulier. »([22] [46])
Jusqu'ici, le fait de cultiver volontairement des états (ou plutôt des étapes, puisque nous ne parlons ici de rien de définitif) de conscience qui aillent au-delà de la perception du moi isolé, s'est limité en grande partie à des traditions mystiques. Par exemple, dans le bouddhisme Zen, les comptes-rendus d'expérience de Satori dans lesquels s'exprime une tentative de dépasser la rupture entre le sujet et l'objet dans une unité plus vaste, comportent une certaine ressemblance avec le mode d'être que Bordiga, à la suite de Marx, a tenté de décrire. Mais tandis que la société communiste trouvera peut-être à se réapproprier de ces traditions, il ne faut pas déduire de ces passages de Marx ou de Bordiga que le communisme pourrait se définir comme une « société mystique » ou qu'il y a un « mysticisme communiste », comme on le trouve dans certains textes sur la question de la nature qui ont été publiés récemment par le groupe bordiguiste Il Partito Comunista([23] [47]). Inévitablement, 1' enseignement de toutes les traditions mystiques était plus ou moins lié aux diverses conceptions religieuses et idéologiques erronées résultant de l'immaturité des conditions historiques, tandis que le communisme sera capable de s'emparer du « noyau rationnel » de ces traditions et de les intégrer dans une véritable science de l'homme. De façon également inévitable, les vues et les techniques des traditions mystiques étaient, presque par définition, limitées à une élite d'individus privilégiés, alors que dans le communisme, il n'y aura pas de « secrets » à cacher aux masses vulgaires. En conséquence, l'extension de la conscience que réalisera l'humanité collective du futur, sera incomparablement supérieure aux éclairs d'illumination atteints par des individus dans les limites de la société de classe.
Les branches d'un arbre de la terre
Telles sont les recherches les plus lointaines dans la vision du communisme de Marx, une vision qui s'étend même au-delà du communisme, puisque Marx dit à un moment que « le communisme est la forme nécessaire et le principe dynamique du proche avenir sans être en tant que tel le but du développement humain.»([24] [48]) Le communisme, même sous sa forme pleinement développée, n'est que le début de la société humaine.
Mais ayant atteint ces hauteurs de l'Olympe, il est nécessaire de revenir sur terrain ferme ; ou plutôt de rappeler que cet arbre dont les branches s'élèvent vers le ciel, est fermement enraciné dans le sol de la Terre.
Nous avons déjà présenté plusieurs arguments contre l'accusation selon laquelle les divers tableaux présentés par Marx de la société communiste seraient des schémas purement spéculatifs et utopiques : d'abord en montrant que même ses premiers écrits en tant que communiste se basent sur un diagnostic très complet et scientifique de l'aliénation de l'homme, et plus particulièrement sous le règne du capital. Le remède découle donc logiquement du diagnostic : le communisme doit fournir le « dépassement positif» de toutes les manifestations de l'aliénation humaine.
Deuxièmement, nous avons vu comment les descriptions d'une humanité qui a retrouvé sa santé, étaient toujours basées sur de réels aperçus d'un monde transformé, d'authentiques moments d'inspiration et d'illumination qui peuvent avoir lieu et ont lieu dans la chair et le sang d'êtres humains même dans les limites de l'aliénation.
Mais ce qui était encore peu développé dans les Manuscrits, c'est la conception du matérialisme historique : l'examen des transformations économiques et sociales successives qui ont jeté les bases de la société communiste future. Dans son travail ultérieur, donc, Marx a dû dépenser une grande partie de son énergie à étudier le mode d'action sous-jacent du système capitaliste, et l'opposer aux modes de production qui avaient précédé l'époque bourgeoise. En particulier, une fois qu'il eût mis à nu les contradictions inhérentes à l'extraction et à la réalisation de la plus-value, Marx fut capable d'expliquer comment toutes les sociétés de classe précédentes avaient péri parce qu'elles ne pouvaient produire suffisamment, tandis que le capitalisme était le premier à être menacé de destruction parce qu'il « surproduisait ».
Mais c'est précisément cette tendance inhérente à la surproduction qui a signifié que le capitalisme établissait les bases d'une société d'abondance matérielle ; une société capable de libérer les immenses forces productives développées puis entravées par le capital, une fois celui-ci parvenu dans sa période de déclin historique ; une société capable de les développer pour les besoins humains et concrets de l'homme et non pour les besoins inhumains et abstraits du capital.
Dans les Grundrisse, Marx a examiné ce problème en se référant spécifiquement à la question du temps de surtravail, observant que : « Ainsi, réduisant à son minimum le temps du travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l'épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu'il n'est pas en mesure d'exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire. Plus cette contradiction s'aggrave, plus on s'aperçoit que l'accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l'appropriation du sur-travail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même. Quand elle y sera parvenue - et le temps disponible perdra du coup son caractère contradictoire - le temps de travail nécessaire s'alignera d'une part sur les besoins de l'individu social, tandis qu'on assistera d'autre part à un tel accroissement de forces productives que les loisirs augmenteront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l'étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. »([25] [49])
Nous reviendrons sur cette question du temps de travail dans d'autres articles, en particulier quand nous examinerons les problèmes économiques de la période de transition. Ce sur quoi nous voulons insister ici, c'est que, quelles que soient la radicalité et la profondeur de vue des tableaux présentés par Marx du futur communiste de l'humanité, ils étaient basés sur une sobre affirmation des possibilités réelles contenues dans le système de production existant. Mais plus que cela : l'émergence d'un monde qui mesure la richesse en termes de « temps disponible » plutôt qu'en temps de travail, un monde qui dédie consciemment ses ressources productives au plein développement du potentiel humain, n'est pas une simple possibilité : c'est une nécessité brûlante si l'humanité veut trouver une issue face aux contradictions dévastatrices du capitalisme. Ces derniers développements théoriques montrent donc par eux-mêmes qu'ils sont en totale continuité avec les premières descriptions audacieuses de la société communiste : ils démontrent de façon évidente que « le dépassement positif» de l'aliénation décrit avec une telle profondeur et une telle passion dans les premiers travaux de Marx n'était pas un choix parmi beaucoup d'autres pour le futur de l'humanité, mais son seul futur.
Dans le prochain article, nous suivrons les pas de Marx et Engels, après leurs premiers textes soulignant les buts ultimes du mouvement communiste : la montée de la lutte politique qui constituait la pré-condition indispensable aux transformations économiques et sociales qu'ils envisageaient. Nous examinerons donc comment le communisme est devenu un programme politique explicite avant, pendant et après les grands soulèvements sociaux de 1848.
CDW.
[1] [50] Manuscrits économiques et philosophiques, « Communisme et propriété », p. 77, Ed. La Pléiade, T.11.
[2] [51] Ibid, page 78.
[3] [52] Ibid, page 79.
[4] [53] Ibid.
[5] [54] D'ailleurs en français, travail vient du bas-latin trepalium, un instrument de torture...
[6] [55] « Notes de lecture », p. 34, Ed. La Pléiade, T.II.
[7] [56] Ibid. , p. 33.
[8] [57] Critique du Programme de Gotha, p. 24, Ed. Spartacus
[9] [58] L'idéologie Allemande, « I. Feuerbach », « Division du travail et aliénation », p. 1065, Ed. La Pléiade, T.III.
[10] [59] Ibid. , « III Saint Max », « Organisation du travail », p. 1289
[11] [60] La terminologie utilisée ici est inévitablement marquée de préjugé sexuel, parce que l'histoire de la division du travail est également l'histoire de l'oppression des femmes et de leur exclusion effective de bien des sphères d'activité sociale et politique. Dans ses premiers travaux, Marx a souligné que le rapport naturel des sexes « permet de juger de tout le degré du développement humain » et que « du caractère de ce rapport, on peul conclure jusqu'à quel point l'homme est devenu pour lui-même un être générique, humain, et conscient de l'être devenu.... » (Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 78, Ed. La Pléiade, T.II)).
Ainsi, il était évident pour Marx que l'abolition communiste de la division du travail était également l'abolition de tous les rôles restrictifs imposés aux hommes et aux femmes. Le marxisme ne s'est donc jamais réclamé du soi-disant « mouvement de libération des femmes » dont la renommée se base sur le fait qu'il serait le seul à voir que les visions « traditionnelles » (c'est-à-dire staliniennes et gauchistes) de la révolution seraient trop limitées à d'étroits buts politiques et économiques et « rateraient » de ce fait la nécessité d'une transformation radicale des rapports entre les sexes. Pour Marx, il était évident dès le début qu'une révolution communiste signifiait précisément une transformation profonde de tous les aspects des rapports humains.
[12] [61] Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 85, Ed. La Pléiade, T.II.
[13] [62] Ibid. , p. 84-85
[14] [63] Ibid., p. 83
[15] [64] Ibid., p. 82-83
[16] [65] Ibid. , p. 84
[17] [66] Dans son autobiographie, Trotsky, rappelant les premiers jours de la révolution d'octobre, souligne que le processus révolutionnaire lui-même s'exprime comme une explosion massive d'inspiration collective :
« Le marxisme est à considérer comme l'expression consciente d'un processus historique inconscient. Mais le processus "inconscient", au sens historico-philosophique du terme et non psychologique, ne coïncide avec son expression consciente qu'en ses plus hauts sommets, lorsque la masse, par la poussée de ses forces élémentaires, force les portes de la routine sociale et donne une expression victorieuse aux plus profonds besoins de l'évolution historique. La conscience théorique la plus élevée que l'on a de l'époque fusionne, en de tels moments, avec l'action directe des couches les plus profondes, des masses opprimées les plus éloignées de toute théorie. La fusion créatrice du conscient avec l'inconscient est ce qu'on appelle d'ordinaire, l'inspiration. La révolution est un moment d'inspiration exaltée de l'histoire.
Tout véritable écrivain connaît des moments de création où quelqu'un de plus fort que lui guide sa main. Tout véritable orateur a connu des minutes où quelque chose de plus fort que lui ne l'était à ses heures ordinaires s'exprimait par ses lèvres. C'est cela "l'inspiration". Elle naît d'une suprême tension créatrice de toutes les forces. L'inconscient remonte de sa profonde tanière et se subordonne le travail conscient de la pensée, se l'assimile dans une sorte d'unité supérieure.
Les heures où la tension des forces spirituelles est poussée à son plus haut degré s'emparent quelques fois de l'activité individuelle sous tous ses aspects, car elle est liée au mouvement des masses. Telles furent les journées d'Octobre pour les "leaders". Les forces latentes de l'organisme, ses instincts profonds, tout le flair hérité de fauves ancêtres, tout cela se souleva, rompit les guichets de la routine psychique et - à côté des généralisations historico-philosophiques les plus élevées - se mit au service de la révolution.
Ces deux processus, celui des individus et celui des masses, étaient basés sur une combinaison du conscient avec l'inconscient, de l'instinct, qui donne du ressort à la volonté, avec les plus hautes généralisations de l'esprit.
Extérieurement, cela n'avait pas du tout l'air pathétique : des hommes circulaient, las, affamés, non lavés, les yeux enflammés, les joues hérissées de poils parce qu'ils ne s'étaient pas rasés. Et chacun d'eux ne fut en mesure, plus tard, de raconter que très peu de chose sur les jours et les heures les plus critiques. » (Trotsky, Ma Vie, chap.19, ed.Gallimard).
Ce passage à propos de l'émancipation des sens est également remarquable parce que, dans la continuité des écrits de Marx, il soulève la question du lien entre le marxisme et la théorie psychanalytique. Selon l'auteur de cet article, les conceptions de Marx de l'aliénation et sa notion d'émancipation des sens ont été confirmées, à partir d'un point de vue différent, par les découvertes de Freud. Tout comme Marx voyait l'aliénation de l'homme comme un processus accumulatif atteignant son point culminant dans le capitalisme, Freud a décrit le processus de la répression atteignant son paroxysme dans la civilisation actuelle. Et pour Freud, ce qui est réprimé est précisément la capacité de l'être humain de jouir de ses sens - le lien érotique avec le monde que nous savourons dans la prime enfance mais qui est progressivement « réprimé » à la fois dans l'histoire de l'espèce et dans celle de l'individu. Freud a également compris que la source ultime de cette répression résidait dans la lutte contre la pénurie matérielle. Mais alors que Freud, en tant que penseur bourgeois honnête, l'un des derniers à avoir apporté une réelle contribution à la science humaine, était incapable d’envisager une société ayant dépassé la pénurie et donc la nécessité de la répression, la vision de l’émancipation des sens de Marx considère la restauration du monde d’être érotique « infantile » à un niveau supérieur. Comme Marx lui-même le souligne, « Un homme ne peut redevenir un enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-même s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? ». (Introduction générale à la critique de l’économie politique, p 266, Ed. La Pléiade, T.I.).
[18] [67] in « The Marriage of Heaven and Hell U.
[19] [68] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital », p. 311, Ed. La Pléiade, T.11.
[20] [69] Manuscrits, « Critique de la philosophie hégélienne », p. 126, Ed. La Pléiade, T.II.
[21] [70] Manuscrits, « Communisme et propriété «, p. 84, Ibid.
[22] [71] Bordiga et la passion du communisme, «Tables immuables de la théorie communiste de parti », J. Camatte, 1972
[23] [72] Voir en particulier le Rapport de la réunion des 3/4 février 1990 à Florence, Communist Left n°3 et l'article « Nature et révolution communiste » dans Communist Left n°5. Nous ne sommes pas surpris que les bordiguistes tombent ici dans le mysticisme : toute leur notion d'un programme communiste invariant en est déjà fortement imprégnée. Nous devons savoir également que dans certaines de ses formulations sur le dépassement du moi atomisé, c'est-à-dire de l'aliénation entre soi et les autres, Bordiga s'égare dans la négation pure et simple de l'individu ; que le point de vue de Bordiga sur le communisme et également sur le parti qu'il voyait, dans un certain sens, comme une préfiguration de celui-là, glisse souvent vers une suppression totalitaire de l'individu par le collectif. Au contraire, Marx a toujours rejeté de telles conceptions comme l'expression de déformations grossières et primitives du communisme. Il parlait du communisme qui résolvait la contradiction entre l'individu et l'espèce - pas de l'abolition de l'individu, mais de sa réalisation dans la collectivité, et de la réalisation de celle-ci dans chaque individu.
[24] [73] Manuscrits, « Propriété privée et communisme », p. 90, Ed. La Pléiade, T.II.
[25] [74] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital «, p. 307-308, Ed. La pléiade, T.II.
Liens
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[68] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm#_ftnref19
[69] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm#_ftnref20
[70] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm#_ftnref21
[71] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm#_ftnref22
[72] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm#_ftnref23
[73] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm#_ftnref24
[74] https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm#_ftnref25
[75] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/communisme-necessite-materielle
[76] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/communisme
[77] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/marxisme-theorie-revolution