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Revue internationale no 71 - 4e trimestre 1992

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Documents de la Gauche communiste - Bilan, 1935

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L'actualité de la méthode de Bilan

A l'occasion des forts résultats électoraux des partis de l'extrême-droite en France, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, ou lors de violentes ratonnades pogromistes de bandes d'extrême-droite plus ou moins manipulées, contre les immigrés et réfugiés dans l'ex-RDA, la propagande de la bour­geoisie « démocratique », partis de gauche et gauchistes en tête, a de nouveau brandi le spectre d'un « danger fasciste ».

Comme à chaque fois que la ra­caille raciste et xénophobe de l'extrême-droite sévit, c'est le choeur unanime de la réprobation des « forces démocratiques » qui s'élève, toutes tendances poli­tiques confondues. Avec force pu­blicité, tout le monde stigmatise les succès « populaires » de l'extrême-droite aux élections, et déplore la passivité de la population, complaisamment pré­sentée comme de la sympathie, envers les agissements répugnants des sbires de cette mouvance. L'Etat « démocratique » peut alors faire apparaître sa répression comme garante des « libertés », la seule force capable d'enrayer le fléau du racisme, de conjurer le retour de l'horreur du fascisme de sinistre mémoire. Tout cela fait partie de la propagande de la classe dominante, qui multiplie les appels à la « défense de la dé­mocratie » capitaliste, dans la continuité des campagnes idéolo­giques qui chantent le « le triomphe du capitalisme et la fin du communisme ».

Ces campagnes « anti-fascistes » reposent en fait en grande partie, sur deux mensonges : le premier qui prétend que les institutions de la démocratie bourgeoise et les forces politiques qui s'en récla­ment, constitueraient un rempart contre les « dictatures totali­taires » ; le deuxième qui fait croire que des régimes de type fasciste pourraient surgir au­jourd'hui dans les pays d'Europe occidentale.

Face à ces mensonges, la lucidité des révolutionnaires des années 1930 permet de mieux com­prendre ce qu'il en est dans le cours historique actuel, comme le montre l'article de Bilan, dont nous reproduisons ci-dessous des extraits.

Cet article fut écrit il y a près de 60 ans, en pleine période de vic­toire du fascisme en Allemagne et un an avant l'instauration du Front populaire en France. Les dévelop­pements qu'il contient sur l'attitude des « forces démocra­tiques » face à la montée du fas­cisme en Allemagne, ainsi que sur les conditions historiques du triomphe de tels régimes, demeu­rent pleinement d'actualité dans le combat contre les porte-parole de l' « anti-fascisme. »

La Fraction de gauche du Parti Communiste d'Italie, contrainte à l'exil (en particulier en France) par le régime fasciste de Mussolini, défendait, à contre-courant de tout le « mouvement ouvrier » de l'époque, la lutte indépendante du prolétariat pour la défense de ses intérêts et de sa perspective révo­lutionnaire : le combat contre le capitalisme dans son ensemble.

Contre ceux qui prétendaient que les prolétaires devaient soutenir les forces bourgeoisies démocra­tiques pour empêcher l'arrivée du fascisme, Bilan démontrait dans les faits, comment les institutions et les forces politiques « démocratiques », loin de s'être dressées en Allemagne en rempart contre la montée du fascisme, fi­rent le lit de celui : « ... de la Constitution de Weimar à Hitler se déroule un processus d'une continuité parfaite et orga­nique. » Bilan établissait que ce régime n'était pas une aberration, mais une des formes du capita­lisme, une forme rendue possible et nécessaire par les conditions historiques : « ... le fascisme s'est donc édifié sur la double base des défaites prolétariennes et des nécessités impé­rieuses d'une économie acculée par une crise économique pro­fonde. »

Le fascisme en Allemagne, tout comme « la démocratie des pleins pouvoirs » en France, tra­duisaient l'accélération  de l'étatisation (de la « disciplinisation », dit Bilan) de la vie économique et sociale du capitalisme des années 1930, capitalisme confronté à une crise économique sans précédent qui exacerbait les antagonisme inter-impérialistes. Mais ce qui déterminait que cette tendance se concrétisait sous la forme du « fascisme », et non sous celle d'une « démocratie des pleins pouvoirs », se situait au niveau du rapport de forces entre les deux principales forces de la société : la bourgeoisie et la classe ou­vrière. Pour Bilan, l'établissement du fascisme reposait sur une dé­faite préalable, physique et idéo­logique, du prolétariat. Le fas­cisme en Allemagne et en Italie avait pour tâche l'achèvement de l'écrasement du prolétariat entre­pris par la « social-démocratie. »

Ceux qui aujourd'hui prêchent la menace imminente du fascisme, outre qu'ils reproduisent la poli­tique anti-prolétarienne des « antifascistes » de l'époque, « oublient » cette condition histo­rique mise en lumière par Bilan. Les actuelles générations de pro­létaires, en particulier en Europe occidentale, n'ont été ni défaites physiquement ni embrigadées idéologiquement. Dans ces condi­tions, la bourgeoisie ne peut se passer des armes de « l'ordre démocratique ». La propagande officielle ne brandit l'épouvantail du monstre fasciste que pour mieux enchaîner les exploités à l'ordre établi de la dictature capi­taliste de la « démocratie. »

Dans ses formulations, Bilan parle encore de l'URSS comme d'un « Etat ouvrier » et des Partis Communistes comme des partis « centristes. » Il faudra en effet attendre la seconde guerre mon­diale pour que la Gauche italienne assume entièrement l'analyse de la nature capitaliste de l'URSS et des partis staliniens. Cependant, cela n'empêcha pas ces révo­lutionnaires, dès les années 1930, de dénoncer vigoureusement et sans hésitation les staliniens comme des forces « travaillant à la consolidation du monde ca­pitaliste dans son ensemble. », « un élément de la victoire fas­ciste ». Le travail de Bilan se si­tuait en pleine débâcle de la lutte révolutionnaire du prolétariat, au tout début de la gigantesque tâche théorique que représentait l'analyse critique de la plus grande expérience révolutionnaire de l'histoire : la révolution Russe. Il était encore imprégné de confu­sions liées à l'énorme attachement des révolutionnaires à cette expérience unique, mais il constitua un moment précieux et irremplaçable de la clarification politique révolu­tionnaire. Il fut une étape cruciale dont reste entièrement vivante au­jourd'hui la méthode, celle qui consiste à analyser sans conces­sions la réalité en se situant tou­jours du point de vue historique et mondial de la lutte prolétarienne.

CCI.


  • Allemagne - L'écrasement du prolétariat allemand et l'avènement du fascisme (BILAN n°16, mars 1935) [1]

  • Sous le signe du 14 juillet

« C'est sous le signe d'imposantes manifestations de masses que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers d'ouvriers défilant dans les rues de paris, on peut affirmer que pas plus en France qu'en Alle­magne ne subsiste une classe prolé­tarienne luttant pour ses objectifs historiques propres. A ce sujet le 14 juillet marque un moment décisif dans le processus de désagrégation du prolétariat et dans la reconstitu­tion de l'unité sacro-sainte de la Nation capitaliste. Ce fut vraiment une fête nationale, une réconcilia­tion officielle des classes antago­nistes, des exploiteurs et des ex­ploités ; ce fut le triomphe du répu­blicanisme intégral que la bourgeoi­sie loin d'entraver par des services d'ordre vexatoires, laissa se dérou­ler en apothéose. Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore de leur impérialisme, chanté la Mar­seillaise, et même applaudi les Daladier, Cot, et autres ministres capitalistes qui avec Blum, Cachin ont solennellement juré de "donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde" ou, en d'autres termes, du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous. »

Bilan n° 21, juillet-août 1935

Géographique: 

  • Allemagne [2]

Questions théoriques: 

  • Guerre [3]

Situation internationale : derrière les opérations « humanitaires », les grandes puissances font la guerre.

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A travers les reportages « live » des télévisions, la barbarie du monde actuel s'est installée de façon quoti­dienne dans des centaines de millions de foyers. Camps de « purification ethnique » et massacres sans fin dans /'ex-Yougoslavie, au coeur de l'Europe « civilisée », famines meurtrières en Somalie, nou­velle incursion des grandes puissances occidentales au dessus de l'Irak : la guerre, la mort, la terreur, voilà com­ment se présente « l'ordre mondial » du capital en cette fin de millénaire. Si les mé­dias nous renvoient une image aussi insoutenable de la société capitaliste, ce n'est certainement pas, évidem­ment, pour inciter la seule classe qui puisse la renverser, le prolétariat, à prendre conscience de sa res­ponsabilité historique et à en­gager les combats décisifs dans cette direction. C'est au contraire, avec les cam­pagnes « humanitaires » qui entourent ces tragédies, pour tenter de le paralyser, pour lui faire croire que les puissants de ce monde se préoccupent sérieusement de la situation catastrophique dans laquelle se trouve ce dernier, qu'ils font tout ce qui est néces­saire, ou tout au moins pos­sible, pour guérir ses plaies. C'est aussi pour masquer les sordides intérêts impérialistes qui animent leur action et pour lesquels elles se déchi­rent. C'est donc pour couvrir d'un écran de fumée leur propre responsabilité dans la barbarie actuelle et justifier de nouvelles escalades dans celle-ci.

Depuis plus d'un an, ce qui avant s'appelait la Yougoslavie est à feu et à sang. La liste des villes mar­tyres s'allonge mois après mois : Vukovar, Osijek, Dubrovnik, Gorazde et, maintenant, Sarajevo. De nouveaux charniers sont ouverts alors que les anciens ne sont pas encore refermés. On compte déjà- plus de deux millions de réfugiés sur les routes. Au nom de la « purification ethnique », on a vu se multiplier des camps de concentra­tion pour les soldats prisonniers mais aussi pour les civils, des camps où Ton affame, torture, pra­tique les exécutions sommaires. A Quelques centaines de kilomètres es grandes concentrations indus­trielles d'Europe occidentale, le « nouvel ordre mondial », annoncé par Bush et autres grands « démocrates » lors de l'effondrement des régimes stali­niens d'Europe, nous dévoile une nouvelle fois son vrai visage : celui des massacres, de la terreur, des persécutions ethniques.

La barbarie impérialiste en Yougoslavie

Les gouvernements des pays avan­cés et leurs médias aux ordres n'ont eu de cesse de présenter la barbarie qui se déchaîne dans l'ex-Yougoslavie comme le résultat des haines ancestrales qui opposent les diffé­rentes populations de ce territoire. Et c'est vrai que, à l'image des autres pays anciennement dominés par des régimes staliniens, notam­ment l'ex-URSS, le corset de fer qui étreignait ces populations n'a nullement aboli les vieux antago­nismes perpétués par l'histoire. Bien au contraire, alors qu'un dé­veloppement tardif du capitalisme dans ces régions ne leur avait pas permis de connaître un réel dépas­sement des anciennes divisions lé­guées par la société féodale, les soi-disant régimes « socialistes » n'ont fait que maintenir et exacerber ces divisions. Le dépassement de celles-ci ne pouvait être réalisé que par un capitalisme avancé, par une industrialisation poussée, par le développement d'une bourgeoisie forte économiquement et politi­quement, capable de s'unifier au­tour de l'Etat national. Or, les ré­gimes staliniens n'ont présenté au­cune de ces caractéristiques.

Comme les révolutionnaires l'avaient souligné depuis long­temps, ([1] [4]) et comme il s'est confirmé de façon éclatante ces dernières années, ces régimes étaient à la tête de pays capitalistes peu dévelop­pés, avec une bourgeoisie particulièrement faible et qui portait, jusqu'à la caricature, tous les stig­mates de la décadence capitaliste ayant présidé à sa constitution ([2] [5]). Née de la contre-révolution et de la guerre impérialiste, cette forme de bourgeoisie avait pour piliers pra­tiquement uniques de son pouvoir la terreur et la force des armes. De tels instruments lui ont donné pen­dant un certain nombre de décen­nies l'apparence de la puissance et ont pu laisser croire qu'elle était venue à bout des vieux clivages na­tionalistes et ethniques existant auparavant. Mais en réalité, le monolithisme qu'elle affichait était loin de recouvrir une réelle unité dans ses rangs. C'était au contraire la marque de la permanence des divisions entre les différentes cliques qui la composaient, des di­visions que seule la poigne de fer du parti-Etat était en mesure d'empêcher qu'elles ne conduisent à un éclatement. L'explosion im­médiate de l'URSS en autant de républiques dès lors que s'était ef­fondré son régime stalinien, le dé­chaînement au sein de ces répu­bliques d'une multitude de conflits ethniques (arméniens contre azéris, ossètes contre géorgiens, tchétchènes-ingouches contre russes, etc.) sont venus exprimer que la mise sous l'étouffoir de ces divi­sions n'avait permis que leur exacerbation. Et c'est par le même moyen qu'elles avaient été conte­nues, la force des armes, qu'elles tendent aujourd'hui à s'exprimer.

Cela dit, l'effondrement du régime stalinien dans l'ex-Yougoslavie ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la situation actuelle dans cette partie du monde. Comme nous l'avons mis en évidence, cet effondrement était lui-même, comme celui de l'ensemble des régimes du même type, une manifestation de la phase ultime de la décadence du mode de production capitaliste, la phase de décomposition ([3] [6]). On ne peut com­prendre la barbarie et le chaos qui se déchaînent aujourd'hui de par le monde, et en ce moment même dans les Balkans, qu'en faisant in­tervenir cet élément historique inédit que constitue la décomposi­tion : le « nouvel ordre mondial » ne peut être qu'une chimère, c'est de façon irréversible que le capita­lisme a plongé la société humaine dans le plus grand chaos de l'histoire, un chaos qui ne peut dé­boucher que sur la destruction de l'humanité ou sur le renversement du capitalisme.

Cependant, les grandes puissances impérialistes ne restent pas les bras croisés devant l'avancée de la dé­composition. La guerre du Golfe, préparée, provoquée et menée par les Etats-Unis, constituait une ten­tative de la part de la première puissance mondiale de limiter ce chaos et la tendance au « chacun pour soi » sur lequel débouchait nécessairement l'effondrement du bloc de l'Est. En partie, les Etats-Unis sont parvenus à leurs fins, no­tamment en renforçant encore leur emprise sur une zone aussi importante que le Moyen-Orient et en obligeant les autres grandes puis­sance à les suivre, et même à les se­conder dans la guerre du Golfe. Mais cette opération de « maintien de l'ordre » a très vite montré ses limites. Au Moyen-Orient même, elle a contribué à raviver le soulè­vement des nationalistes Kurdes contre l'Etat irakien (et, sur cette lancée, contre l'Etat turc) de même qu'elle a favorisé une insurrection es populations chiites du sud de l'Irak. Sur le reste de la planète, « l'ordre mondial » s'est révélé très rapidement n'être qu'un miroir aux alouettes, notamment avec le dé­but des affrontements en Yougo­slavie au cours de l'été 1991. Et ce que révèlent justement ces der­niers, c'est que la contribution des grandes puissances à un quel­conque « ordre mondial » non seulement n'est en rien positive mais, qu'au contraire, elle n'a d'autre ré­sultat que d'aggraver le chaos et les antagonismes.

Un tel constat est particulièrement évident en ce qui concerne l'ex-Yougoslavie où le chaos actuel dé­coule directement de l'action des grandes puissances. A l'origine du processus qui a conduit cette ré­gion dans les affrontements d'aujourd'hui, il y a la proclama­tion d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie en juin 1991. Or, il est clair que ces deux républiques n'auraient pas pris un tel risque si elles n'avaient reçu un ferme sou­tien (diplomatique mais aussi en armes) de la part de l'Autriche et de son chef de file, l'Allemagne. En fait, on peut dire que, dans le but de s'ouvrir un débouché en Médi­terranée, la bourgeoisie de cette dernière puissance a pris la respon­sabilité initiale de provoquer l'explosion de l'ex-Yougoslavie avec toutes les conséquences qu'on voit aujourd'hui. Mais les bour­geoisies des autres grands pays n'ont pas été en reste. Ainsi, la riposte violente de la Serbie face à l'indépendance de la Slovénie et surtout face à celle de la Croatie, où vivait une importante minorité serbe, a reçu, dès le début, un ferme soutien de la part des Etats-Unis et de ses alliés européens les glus proches tels que la Grande-Bretagne. On a même vu la France, qui, par ailleurs, s'est alliée à 1 Allemagne pour essayer d'établir avec elle une sorte de condominium sur l'Europe, se retrouver à côté des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne pour apporter son soutien a « l'intégrité de la Yougoslavie », c'est-à-dire, en fait, à la Serbie et à sa politique d'occupation des régions croates peuplées par des serbes. Là aussi, il est clair que sans ce soutien initial, la Serbie se serait montrée beaucoup moins entreprenante dans sa politique militaire, tant face à la Croatie l'an dernier, qu'aujourd'hui face à la Bosnie-Herzégovine. C'est pour cela que la soudaine préoccupation « humanitaire » des Etats-Unis et d'autres grandes puissances face aux exactions commises par les autorités serbes a bien du mal à mas­quer l'immense hypocrisie qui pré­side à leurs agissements. La palme revient, d'une certaine façon, à la bourgeoisie française qui, alors qu'elle a continue à entretenir des relations étroites avec la Serbie (ce qui correspondait à une vieille tradition d'alliance avec ce pays), s'est permise d'apparaître comme le champion de l'action « humanitaire » avec le voyage de Mitterrand à Sarajevo en juin 1992 à la veille de la levée du blocus serbe sur l'aéroport de cette ville. Il est évident que ce « geste » de la Serbie avait été négocié en sous-main avec la France pour per­mettre aux deux pays de tirer le maximum d'avantages de la situa­tion : il permettait au premier d'obtempérer à l'ultimatum de l'ONU tout en sauvant la face et il donnait un bon coup de pouce à la diplomatie du second dans cette partie du monde, une diplomatie qui essaye de jongler entre celles des Etats-Unis et de l'Allemagne.

En fait, l'échec de la récente confé­rence de Londres sur l'ex-Yougo­slavie, un échec avéré par la pour­suite des affrontements sur le ter­rain, ne fait qu'exprimer l'incapacité des grandes puissances à se mettre d'accord du fait de l'antagonisme de leurs intérêts. Si toutes se sont entendues pour faire de grandes déclarations sur les be­soins « humanitaires » (il faut bien sauver la face) et sur une condam­nation du « mouton noir » serbe, il est clair que chacune a sa propre approche de la « solution » des af­frontements dans les Balkans.

D'un côté, la politique des Etats-Unis vise à faire contrepoids à celle de l'Allemagne. Il s'agit, pour la première puissance mondiale, de tenter de limiter l'extension de la Croatie pro-allemande et, en parti­culier, de préserver, autant que possible, l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine. Une telle politique, qui explique le soudain revirement de la diplomatie US contre la Ser­bie, au printemps 92, a pour objet de priver les ports croates de Dalmatie de leur arrière-pays lequel appartient à la Bosnie-Herzégo­vine. En outre, le soutien à ce der­nier pays, où les musulmans sont majoritaires, ne peut que faciliter la politique américaine en direction des Etats musulmans. En par­ticulier, il vise à ramener dans le gi­ron américain une Turquie qui se tourne de plus en plus en direction de l’Allemagne.

D'un autre côté, la bourgeoisie al­lemande n'est nullement intéressée au maintien de l'intégrité territo­riale de la Bosnie-Herzégovine. Au contraire, elle est intéressée à une partition de celle-ci, avec une mainmise croate sur le sud du pays, comme c'est déjà le fait au­jourd'hui, afin que les ports dalmates disposent d'un arrière pays plus large que l'étroite bande de terrain appartenant officiellement à la Croatie. C'est pour cette rai­son, d'ailleurs, qu'il existe à l'heure actuelle une complicité de fait entre les deux ennemis d'hier, la Croatie et la Serbie, en faveur du démembrement de la Bosnie-Her­zégovine. Cela ne veut pas dire, évidemment, que l'Allemagne soit prête à se ranger du côté de la Ser­bie qui demeure « l'ennemie hérédi­taire » de son alliée croate. Mais, en même temps, elle ne peut que voir d'un mauvais oeil toutes les gesticulations     « humanitaires » dont il clair qu'elles visent, en premier lieu, les intérêts du capital allemand dans la région.

Pour sa part, la bourgeoisie fran­çaise essaye de jouer sa propre carte, à la fois contre la perspective d'un renforcement de l'influence américaine dans les Balkans et contre la politique de l'impérialisme allemand d'ouverture d'un débouché sur la Méditerranée. Son opposition à cette dernière politique ne signifie pas que soit remise en cause l'alliance entre l'Allemagne et la France. Elle signifie seulement que ce dernier pays tient à conserver un certain nombre d'atouts qui lui soient propres (comme la présence d'une flotte en Méditerranée dont est privée pour le moment la puis­sance germanique) afin que son as­sociation avec son puissant voisin ne débouche pas sur une simple soumission à celui-ci. En fait, au delà des contorsions autour des thèmes humanitaires et des dis­cours dénonçant la Serbie, la bourgeoisie française reste le meilleur allié occidental de ce der­nier pays dans l'espoir de disposer de sa propre zone d'influence dans les Balkans.

Dans un tel contexte de rivalités entre les grandes puissances, il ne peut y avoir de solution «pacifique» dans l'ex-Yougoslavie. La concurrence à laquelle se livrent ces puissances dans le do­maine de l'action « humanitaire » n'est jamais que la prolongation et la feuille de vigne de leur concur­rence impérialiste. Dans ce dé­chaînement des antagonismes entre Etats capitalistes, la première puissance mondiale a tenté d'imposer sa « pax americana» en prenant la tête des menaces et de l'embargo contre la Serbie. En fait, c'est la seule puissance qui soit en mesure de porter des coups décisifs au potentiel militaire de ce pays et à ses milices grâce à son aviation de guerre basée sur les porte-avions de la 6e flotte. Mais, en même temps, les Etats-Unis ne sont pas disposés à engager leurs troupes ter­restres afin de mener une guerre conventionnelle contre la Serbie. Sur le terrain, la situation est loin de ressembler à celle de l'Irak qui avait permis la chevauchée triom­phale des GI's il y a un an et demi. Cette situation est devenue, grâce à la contribution de tous les requins impérialistes, tellement inextri­cable qu'elle risque de constituer un véritable bourbier dans lequel même la première armée du monde risquerait de s'enliser, à moins de procéder à des massacres de grande envergure sans commune mesure avec ceux d'aujourd'hui. C'est pour cela que, pour le mo­ment, même si une intervention aé­rienne « ciblée » n'est pas à exclure, les menaces répétées des Etats-Unis contre la Serbie n'ont pas été suivies de mise en pratique. Elles ont essentiellement servi, jusqu'à présent, à « forcer la main », dans le cadre de l'ONU, aux «alliés» récalcitrants de cette puissance (notamment la France) afin de leur faire voter les sanctions contre la Serbie. Elles ont eu également pour «mérite», du point de vue améri­cain, de mettre en relief la totale impuissance de « l'Union européenne » face à un conflit se dé­roulant dans sa zone de compé­tence et donc de dissuader les Etats qui pourraient rêver d'utiliser cette structure pour s'acheminer vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste rival des Etats-Unis de renoncer à une telle démarche. En particulier, cette attitude améri­caine a eu pour effet de raviver les plaies au sein de l'alliance franco-allemande. Enfin, cette attitude menaçante de la puissance améri­caine constitue également un rappel à l'ordre à deux pays impor­tants de la région, l'Italie et la Tur­quie, ([4] [7]) qui sont aujourd'hui tentés par un rapprochement avec le pôle impérialiste allemand au détriment de l'alliance avec les Etats-Unis.

Cependant, si la politique de l'impérialisme américain à l'égard de la question yougoslave a réussi à atteindre certains de ses objectifs, c'est surtout en attisant les difficul­tés de ses rivaux mais non par une affirmation massive et incontestable de la suprématie des Etats-Unis sur ces derniers. Et c'est jus­tement une telle affirmation que cette puissance est allée chercher dans le ciel d'Irak.

En Irak comme ailleurs, les Etats-Unis réaffirment leur vocation de gendarme du monde

Il faut être particulièrement naïf ou bien soumis corps et âme aux cam­pagnes idéologiques pour croire à la vocation « humanitaire » de la présente intervention « alliée » contre l'Irak. Si vraiment la bour­geoisie américaine et ses complices s'étaient le moins du monde préoc­cupées du sort des populations de l'Irak, elles auraient commencé par ne pas apporter un ferme sou­tien au régime irakien lorsque ce­lui-ci faisait la guerre à l'Iran et qu'en même temps il gazait sans re­tenue les kurdes. Elles n'auraient pas, en particulier, déchaîné, en janvier 1991, une guerre sangui­naire dont la population civile et les soldats appelés ont été les prin­cipales victimes, une guerre que l'administration Bush avait délibé­rément voulue et préparée, no­tamment en encourageant, avant le 2 août 1990, Saddam Hussein à faire main basse sur le Koweït et en ne lui laissant, par la suite, aucune porte de sortie ([5] [8]). De même, il faut vraiment se forcer pour déceler une vocation humanitaire dans la façon dont les Etats-Unis ont mis fin a la guerre du Golfe, lorsqu'ils ont lais­sée intacte la Garde républicaine, c'est-à-dire les troupes d'élite de Saddam Hussein, qui s'est empres­sée de noyer dans le sang les Kurdes et les Chiites que la propa­gande US avait appelés à se soule­ver contre Saddam tout au long de la guerre. Le cynisme d'une telle politique a d'ailleurs été relevé par les plus éminents spécialistes bour­geois des questions militaires :

« Ce fut bien une décision délibérée du président Bush de laisser Saddam Hussein procéder à l'écrasement de rébellions qui, aux yeux de l'administration améri­caine, comportaient le risque d'une libanisation   de  l'Irak,   un   coup d'Etat contre Saddam Hussein était souhaité, mais pas le morcellement du pays. » ([6] [9]).

En réalité, la dimension humani­taire de « l'exclusion aérienne » du sud de l'Irak est du même ordre que celle de l'opération menée par les « coalisés » au printemps 1991 dans le nord de ce pays, rendant plu­sieurs mois, après la fin de la guerre, on avait laissé les Kurdes se faire massacrer par la Garde répu­blicaine ; puis, quand le massacre était bien avancé, on avait créé, au nom de « l'ingérence humanitaire », une « zone d'exclusion aérienne » en même temps qu'on lançait une campagne caritative internationale en faveur des populations kurdes. Il s'agissait alors d'apporter, après coup, une justification idéologique à la guerre du Golfe en mettant en relief combien Saddam était ignoble. Le message qu'on voulait faire passer auprès de ceux qui ré­prouvaient la guerre et ses mas­sacres était le suivant : « il n'y a pas eu "trop" de guerre mais encore "pas assez" ; il aurait fallu pour­suivre l'offensive jusqu'à chasser Saddam au pouvoir». Quelques mois après cette opération ultra-médiatisée, les « humanitaires » de service ont laissé les kurdes à leur sort pour aller passer l'hiver dans leurs foyers. Quant aux chiites, ils n'avaient pas a cette époque béné­ficié de la sollicitude des pleureuses professionnelles et encore moins d'une protection armée. De toute évidence, ils avaient été gardés en réserve (c'est-à-dire qu'on avait laissé Saddam continuer à les mas­sacrer et les réprimer) pour qu'on puisse s'intéresser à leur triste sort au moment le plus opportun, lorsque cela servirait les intérêts du gendarme du monde. Et ce mo­ment est justement arrivé.

Il est arrivé avec la perspective des élections présidentielles aux Etats-Unis. Bien que certaines fractions de la bourgeoisie américaine soient en faveur d'une alternance permet­tant de redonner un peu de tonus à la  mystification    démocratique, ([7] [10]) Bush et son équipe conservent la confiance de la majorité des sec­teurs de la classe dominante. Ils ont fait leurs preuves, notamment avec la guerre du Golfe, comme défenseurs avisés du capital natio­nal et des intérêts impérialistes des Etats-Unis. Cependant, les son­dages indiquent que Bush n'est pas assuré de sa réélection. Aussi, une bonne action d'éclat faisant vibrer la fibre patriotique et rassemblant autour du président de larges couches de la population améri­caine, comme lors de la guerre du Golfe, est aujourd'hui la bienve­nue. Cependant, le contexte élec­toral ne suffit pas à expliquer une telle action de la bourgeoisie amé­ricaine au Moyen-Orient. Si le moment précis choisi pour cette action est déterminé par ce contexte, les raisons profondes de celle-ci dépassent de très loin les contingences domestiques du can­didat Bush.

En fait, le nouvel engagement mili­taire des Etats-Unis en Irak fait partie d'une offensive générale de cette puissance afin de réaffirmer sa suprématie dans l'arène impé­rialiste mondiale. La guerre du Golfe correspondait déjà à cet ob­jectif et elle a contribué à freiner la tendance au « chacun pour soi » parmi les anciens partenaires des Etats-Unis au sein de feu le bloc occidental. Alors que la dispari­tion, avec celle du bloc russe, de la menace majeure venue de l'Est avait fait pousser des ailes à des pays comme le Japon, l'Allemagne ou la France, « tempête du désert » avait contraint ces mêmes pays à faire acte d'allégeance au gen­darme américain. Les deux pre­miers avaient dû verser des contri­butions financières importantes et le troisième avait été « invité », en compagnie de toute une série d'autres pays aussi peu enthou­siastes que lui (tels l'Italie, l'Espagne ou la Belgique), à parti­ciper aux opérations militaires. Cependant, les événements de cette dernière année, et particuliè­rement l'affirmation par la bour­geoisie allemande de ses intérêts impérialistes en Yougoslavie, ont fait    apparaître les limites de l'impact de la guerre du Golfe. D'autres événements sont venus confirmer l'incapacité pour les Etats-Unis d'imposer de façon dé­finitive, ou même durable, la pré­éminence de leurs intérêts impéria­listes. Ainsi, au Moyen-Orient même, un pays comme la France, oui avait été éjecté de la région lors de la guerre du Golfe (perte de son client irakien et élimination de ses positions au Liban avec la prise de contrôle, accordée par les Etats-Unis, de ce pays par la Syrie) tente un certain retour au Liban (entrevue récente entre Mitterrand et le premier ministre libanais, re­tour au pays de l'ancien président pro-français, Aminé Gemayel). En fait, il ne manque pas au Moyen-Orient de fractions bourgeoises (comme l'OLP par exemple) qui se­raient intéressées à un certain allé­gement du poids d'une suprématie US encore renforcée par la guerre du Golfe. C'est pour cela que, de façon régulière et répétée, les Etats-Unis sont contraints de réaf­firmer leur leadership par le moyen dont celui-ci s'exprime le plus clairement, la force des armes.

Aujourd'hui, avec la création d'une « zone d'exclusion aérienne » dans le sud-Irak, les Etats-Unis se per­mettent de rappeler bien claire­ment aux Etats de la région, mais aussi et surtout aux autres grandes puissances, que ce sont eux les maîtres. Ce faisant, ils soumettent à leur politique et « mouillent » un pays comme la France (dont la participation à la guerre du Golfe était déjà loin d'être enthousiaste) qui, de son côté, témoigne de son peu d'engouement pour cette action en n'envoyant sur place que quelques avions de reconnais­sance. Et au delà de la France, c'est aussi à son principal allié, l'Allemagne, c'est-à-dire le princi­pal rival potentiel des Etats-Unis, que s'adresse le rappel à l'ordre américain.

L'offensive menée à l'heure ac­tuelle par la première puissance mondiale pour remettre au pas ses « alliés » ne s'arrête pas aux Bal­kans et à l'Irak. Elle s'exprime également dans d'autres « points chauds » du globe comme l'Afghanistan où la Somalie.

Dans ce premier pays, l'offensive sanglante du « Hezb » de Hekmatyar pour s'assurer le contrôle de Kaboul reçoit un soutien résolu de la part du Pakistan et de l'Arabie Saoudite, c'est-à-dire de deux proches alliés des Etats-Unis. Au­tant dire que c'est la bourgeoisie américaine qui se trouve, en der­nier ressort, derrière l'entreprise d'élimination de  l'actuel  homme fort de Kaboul, le « modéré » Massoud. Et cela se comprend aisé­ment lorsqu'on sait que ce dernier est le chef d'une coalition compre­nant des tadjiks persophones (soutenus par l'Iran dont les rela­tions avec la France sont en train de se réchauffer) et des ouzbeks turcophones (soutenus par la Tur­quie proche de l'Allemagne). ([8] [11])

De même, le soudain engouement « humanitaire » pour la Somalie re­couvre en réalité des antagonismes impérialistes de même type. La corne de l'Afrique est une région stratégique de première impor­tance. Pour les États-Unis, il est prioritaire de contrôler parfaite­ment cette région et d'en chasser tout rival potentiel. En l'occurrence, un des empêcheurs de dominer en rond est l'impérialisme français qui dispose avec Djibouti d'une base militaire d'importance non négligeable. Aussi, c'est une véritable course de vitesse « humanitaire » qui s'est en­gagée entre le France et les Etats-Unis pour « porter secours » aux populations somalies (en fait, pour essayer de prendre position dans un pays aujourd'hui à feu et à sang). La France a marqué un point en faisant parvenir la pre­mière la fameuse « aide humani­taire » (envoyée justement à partir de Djibouti), mais, depuis, les Etats-Unis, avec tous les moyens dont ils disposent, ont fait parvenir leur propre « aide » dans des pro­portions sans commune mesure avec celle de leur rivale. En Soma­lie, pour l'instant, ce n'est pas en tonnage de bombes que se mesure le rapport de forces impérialiste mais en tonnage de céréales et de médicaments ; même si, demain, lorsque la situation aura évolué, on laissera de nouveau les somaliens crever comme des mouches dans l'indifférence générale.

Ainsi, c'est au nom des sentiments « humanitaires », au nom de la vertu que, sur trois continents, le « gendarme du monde » affirme sa conception de «l'ordre mondial». Cela ne l'empêche pas, évidem­ment, de se conduire en gangster, comme d'ailleurs tous les autres secteurs de la bourgeoisie. Cepen­dant, il est des formes d'action de la bourgeoisie américaine, dont il va de soi qu'elle ne se vante pas spécialement, et qui utilisent direc­tement la pègre, ce que la classe bourgeoise appelle le « crime orga­nisé » (en realité,  le principal « crime organisé » est constitué par l'ensemble des Etats capitalistes dont les crimes sont autrement plus monstrueux et « organisés » que ceux de tous les bandits du  monde). C'est ce que nous voyons à l'heure actuelle en Italie avec la série d'attentats qui, en deux mois, a coûté la vie de deux juges anti- mafia de Palerme et du chef de la police de Catane. Le « professionnalisme » de ces atten­tats démontre, et c'est clair pour tout le monde en Italie, qu'un ap­pareil d'Etat, ou des secteurs d'un tel appareil, se trouve derrière. En particulier, la complicité des ser­vices secrets chargés d'assurer la sécurité des juges semble avérée. Ces assassinats sont bruyamment utilisés par l'actuelle équipe gou­vernementale, par les médias et par les syndicats pour faire accepter aux ouvriers les attaques sans pré­cédent destinées à « assainir » l'économie italienne. Les cam­pagnes bourgeoises associent cet « assainissement » à celui de la vie politique et de l'Etat («pour avoir un Etat sain, il faut se serrer la ceinture») en même temps qu'éclate toute une série de scandales autour de la corruption. Cela dit, dans la mesure où ces attentats contribuent à mettre en relief son impuissance, le gouvernement ac­tuel ne saurait être à leur origine directe, même si certains secteurs de l'Etat sont impliqués. En réa­lité, ces attentats révèlent des rè­glements de compte brutaux entre différentes fractions de la bour­geoisie et de son appareil poli­tique. Et derrière ces règlements de comptes, il est clair que les ques­tions de politique extérieure sont présentes. En tait, la clique oui vient d'être écartée (celle d'Andreotti et compagnie) du nou­veau gouvernement était à la fois la plus liée à la Mafia (c'est de noto­riété publique) mais aussi celle qui était la plus impliquée dans l'alliance avec les Etats-Unis. Au­jourd'hui, il n'est pas surprenant que ce pays utilise, pour dissuader la bourgeoise italienne de se ranger derrière l'axe franco-allemand, une des organisations qui lui a déjà rendu de nombreux services par le passé : la Mafia. En effet, dès 1943, les « mafiosi » de Sicile avaient reçu consigne du fameux gangster italo-américain, Lucky Luciano, alors emprisonné, de favoriser le débarquement des troupes américaines ans cette île. En échange, Lu­ciano fut libéré (alors qu'il avait écopé de 50 ans de prison) et re­tourna en Italie pour diriger le tra­fic de cigarettes et de drogue. Par la suite, la Mafia a été régulière­ment associée aux activités du ré­seau Gladio (mis en place au mo­ment de la « guerre froide », avec la complicité des services secrets ita­liens, par la CIA et l'OTAN) et de la loge P2 (liée à la franc-maçonne­rie américaine) destinées à com­battre la « subversion communiste » (les activités favorables au bloc russe). Les déclarations des mafiosi « repentis » lors des « maxi-procès » anti-mafia de 1987, organises par le juge Falcone, ont clairement mis en évidence les connivences entre « Cosa Nostra » et la loge P2. C'est pour cela que les attentats actuels ne sauraient être réduits à des pro­blèmes de politique intérieure mais doivent être compris dans le cadre de l'offensive présente des Etats-Unis qui tentent de faire pression, par ce moyen aussi, pour qu'un Etat aussi important du point de vue stratégique que l'Italie ne se dégage de leur tutelle.

Ainsi, au delà des grandes phrases sur les «droits de l'homme», sur l'action « humanitaire », sur la paix, sur la morale, c'est une bararie sans nom, une putréfaction avancée de toute la vie sociale que la bourgeoisie nous demande de préserver. Et plus son verbe est ver­tueux, plus ses actes sont répu­gnants. C'est le mode de vie d'une classe et d'un système condamnés par l'histoire, qui se débattent dans les affres de l'agonie mais qui me­nacent d'entraîner dans leur propre mort toute l'humanité si le proléta­riat ne trouve pas la force de les renverser, s'il se laisse détourner de son terrain de classe par tous les discours vertueux de la classe qui l'exploite. Et ce terrain de classe, c'est à partir d'une lutte déterminée de résistance contre les attaques de plus en plus brutales que lui assène un capital confronté à une crise économique insoluble qu'il pourra le retrouver. Parce que le proléta­riat n'a pas subi de défaite décisive, malgré les difficultés que les boule­ versements de ces trois dernières années ont provoquées dans sa conscience et sa combativité, l'avenir reste ouvert à des affron­tements de classe gigantesques. Des affrontements où la classe ré­volutionnaire devra puiser la force, la solidarité et la conscience pour accomplir la tâche que l'histoire lui assigne l'abolition de l'exploitation capitaliste et de toutes les formes d exploitation.

FM, 13/09/1992.



[1] [12] Voir en particulier l'article «Europe de l'Est : les armes de la bourgeoisie contre la prolétariat » dans la Revue Internationale n°34, 3 trimestre 1983.

[2] [13] Un facteur important dans le dépassement des vieux clivages ethniques est évidemment le développement a'un prolétariat moderne, concentré, instruit pour les besoins mêmes de la production capitaliste ; un prolétariat ayant une expérience des luttes et de la solidarité de classe et dégagé des vieux préjugés légués par la société féodale, notamment les préjugés religieux qui constituent souvent le terreau où s'épanouissent les haines eth­niques. Il est clair que dans les pays écono­miquement arriérés, qui étaient la majorité dans l'ancien bloc de l’Est, un tel prolétariat avait peu de chances de pouvoir se dévelop­per. Cependant, dans cette partie du monde, la faiblesse du développement éco­nomique n'est pas le facteur principal de la faiblesse politique de la classe ouvrière et de sa vulnérabilité face aux thèmes nationa­listes. Par exemple, le prolétariat de Tché­coslovaquie est beaucoup plus proche, du point de vue de son développement écono­mique et social, de celui des pays d'Europe occidentale que de celui de l'ex-Yougosla­vie. Cela ne l'a pas empêché d'accepter, quand ce n'était pas de soutenir, le nationa­lisme qui a conduit à la partition de ce pays en deux républiques (il est vrai que c'était en Slovaquie, la partie du pays la moins déve­loppée, que le nationalisme était le plus fort). En fait, l'énorme arriération politique de la classe ouvrière dans les pays dirigés par des régimes staliniens pendant plusieurs décennies provient essentiellement du rejet presque viscéral par les ouvriers des thèmes centraux du combat de leur classe suite à l'utilisation abjecte qu'en ont fait ces ré­gimes. Si la « révolution socialiste » veut dire la tyrannie féroce des bureaucrates du parti-Etat : a bas la révolution socialiste ! Si la « solidarité de classe » signifie se plier au pouvoir de ces bureaucrates et accepter leurs privilèges : feu sur elle et chacun pour soi ! Si « internationalisme prolétarien » est synonyme d'intervention des chars russes : mort a l'internationalisme et vive le natio­nalisme !

[3] [14] Sur notre analyse de la phase de décomposition, voir en particulier, dans la Revue Internationale  n° 62, «La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme ».

[4] [15] L'importance stratégique de ces deux pays pour les Etats-Unis est évidente : la Turquie, avec le Bosphore, contrôle la communication entre la Mer Noire et la Méditerranée ; l'Italie, pour sa part, commande grâce à la Sicile, le passage entre l'Est et l'Ouest de cette mer. De plus, la 6e Flotte US est basée à Naples.

[5] [16] Voir à ce sujet les articles et résolutions dans la Revue Internationale n° 63 à 67.

[6] [17] F. Heisbourg, directeur de l'Institut in­ternational d'études stratégiques, dans une interview au journal Le Monde du 17/1/1992.

[7] [18] Comme nous l'avions mis en évidence à l'époque dans notre presse, l'arrivée des ré­publicains à la tête de l'Etat, en 1981, cor­respondait à une stratégie globale des bour­geoisies les plus puissantes (particulièrement en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais dans beaucoup d'autres pays également) visant à placer ses partis de gauche dans l'opposition. Cette stratégie devait permettre à ces derniers de mieux en­cadrer la classe ouvrière à un moment où celle-ci était en train de développer des combats significatifs contre les attaques économiques croissantes menées par la bourgeoisie pour faire face à la crise. Le re­cul subi par la classe ouvrière mondiale suite à l'effondrement du bloc de l'Est et aux campagnes qui l'ont accompagné a momen­tanément fait passer au second plan la né­cessité de maintenir les partis de gauche dans l'opposition. C'est pour cela qu'une période de quatre ans de présidence démo­crate, avant que la classe ouvrière n'ait plei­nement retrouvé le chemin de ses combats, à acquis les faveurs de certains secteurs bourgeois. En ce sens, une éventuelle vic­toire du candidat démocrate en novembre 1992 ne devrait pas être considérée comme une perte de contrôle par la bourgeoisie de son jeu politique comme ce fut, par contre, le cas avec l'élection de Mitterrand en France, en 1981.

[8] [19] La présente offensive de la Russie visant à maintenir son contrôle sur le Tadjikistan n'est évidemment pas étrangère à cette si­tuation : depuis de nombreux mois, la fidé­lité de la Russie d'Eltsine vis-à-vis des Etats-Unis ne s'est pas démentie.

Questions théoriques: 

  • Décomposition [20]
  • Guerre [3]

Crise économique mondiale : catastrophe au coeur du monde industrialise

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Avec l’été 1992, un flot d'annonces et d'événements inquiétants sont venus peindre un tableau particu­lièrement sombre de la situation économique mondiale. La bour­geoisie a beau répéter sur tous les tons que la reprise de la croissance se profile à l'horizon, s'accrocher au moindre indice apparemment positif pour justifier son opti­misme, les faits sont têtus et se chargent rapidement de la détrom­per. La reprise joue l’Arlésienne. Elle a manqué tous les rendez-vous qui lui ont été fixés. Déjà, à l'été 1991, Bush et son équipe avaient cru pouvoir annoncer la fin de la récession; l'automne 1991 avec la rechute de la production améri­caine avait balayé ce mirage. Une nouvelle fois, campagne électorale oblige, le même scénario a été mis en avant au printemps 1992 et de nouveau la réalité se charge vite de sonner le glas de cette espérance. Depuis deux ans que le même dis­ cours répétitif sur la reprise est tenu, il commence singulièrement à s'user devant la situation écono­mique mondiale qui ne cesse de s'aggraver.

Un été meurtrier pour les illusions sur la reprise économique

Non seulement la croissance ne repart pas, mais c'est un nouvel affaissement de la production qui a commencé. Aux USA, après une année 1991 calamiteuse, la bour­geoisie a crié victoire trop tôt à la suite d'un 1er trimestre 1992 où la croissance s'est rehaussée à 2,7 % en rythme annuel. Elle a du dé­chanter rapidement en affichant pour le 2e trimestre un piteux 1,4 % de croissance qui annonce des chiffres négatifs pour la fin de l'année. Et, ce ne sont pas seule­ment les USA, la première puis­sance économique mondiale, qui ne parviennent pas à relancer. Les deux puissances économiques qui jusqu'à présent étaient présentées comme les exemples mêmes de la réussite capitaliste, l'Allemagne et le Japon, sont à leur tour en train de s'embourber dans l'ornière de la récession. En Allemagne occiden­tale le PIB a baissé de 0,5 % au 2e trimestre 1992; de juin 1991 à juin 1992, la production industrielle a diminué de 5,7 %. Au Japon, de juillet 1991 à juillet 1992, la pro­duction d'acier a chuté de 11,5% et celle de véhicules motorisés de 7,2%. La situation est identique dans tous les pays industrialisés, ainsi la Grande-Bretagne connaît depuis la mi-1990 sa plus longue récession depuis la guerre. Il n'y a plus sur la carte de la géographie capitaliste un seul havre de prospé­rité, un seul « modèle » de capita­lisme national en bonne santé. En n'ayant plus d'exemple de bonne gestion à présenter, la classe do­minante montre en fait qu'elle n'a plus de solution.

Avec la plongée du coeur de l'économie mondiale dans la réces­sion, tout le système est fragilisé, et le tissu de l'organisation écono­mique capitaliste mondiale est soumis à des tensions de plus en plus fortes. L'instabilité gagne les systèmes financier et monétaire. Les symboles classiques du capita­lisme que sont les bourses, les banques et le dollar se sont retrou­vés cet été au coeur de la tempête. Le Kabuto-Cho, la bourse de To­kyo, qui en 1989, à son plus haut niveau, avait dépassé en impor­tance Wall Street, a atteint le tond en août avec une décote de 69 % de son principal indice des valeurs, le Nikkeï, par rapport à cette période faste, rejoignant son niveau de 1986. Des années de spéculation ont été effacées et des centaines de milliards de dollars évaporés. Les places boursières de Londres, Francfort, Paris ont, dans la fou­lée, perdu de 10 % à 20 % depuis le début de l'année. Les banques et assurances qui ont alimenté la spé­culation dans les années 1980, payent les pots cassés: les bénéfices sont en chute libre, les pertes s'accumulent et les faillites se mul­tiplient partout dans le monde. Les célèbres Lloyds qui gèrent les assu­rances de toute la navigation mon­diale, sont au bord de la banque­route. Le roi-dollar a accélère sa dégringolade durant l'été, attei­gnant son niveau le plus bas vis-à-vis du deutschemark: depuis que celui-ci a été créé en 1945, ébran­lant l'équilibre du marché moné­taire international. Le roi-dollar, la spéculation boursière qui parais­saient être, selon la propagande euphorique des années 1980, les symboles de la vigueur et du triomphe du capitalisme, sont de­venus celui de sa faillite.

Les attaques les plus importantes depuis la seconde guerre mondiale

Mais plus que les indices écono­miques abstraits et les épisodes mouvementés de la vie des institutions capitalistes qui alimentent les pages des journaux, la réalité de la crise, de son aggravation est vécue au quotidien par les exploités qui, sous les coups répétés des pro­grammes d'austérité, subissent une paupérisation croissante.

Le développement des licencie­ments, et en conséquence du chô­mage, a connu, ces derniers mois, une accélération brutale au cœur du monde industrialisé. Dans l'ensemble de l'OCDE, le chômage, après avoir progressé de 7,6% en 1991 pour atteindre 28 millions, doit, selon les prévisions dépasser 30 millions en 1992. Dans tous les pays il progresse : en Allemagne, en juillet 1992, il atteint 6% à l'Ouest et 14,6% à l'Est, contre, respectivement, 5,6 % et 13,8 % le mois précédent ; en France, les entreprises ont licencié 262 000 travailleurs au 1er semestre, 43 000 en juillet 1992 ; en Grande-Bretagne 300 000 suppressions d'emploi sont annoncées d'ici la fin de l’année dans le seul secteur du bâtiment ; en Italie, 100 000 emplois doivent disparaître dans l'industrie dans les mois qui viennent. Dans la CEE officiellement, 53 millions de per­sonnes vivent en dessous du « seuil de pauvreté » : en Espagne près du quart de la population, en Italie, 9 millions de personnes, soit 13,5% de la population. Aux USA, 14,2 % de la population est dans ce cas, 35,7 millions de personnes. Le re­venu moyen des familles améri­caines a chuté de 5 % en trois ans !

Traditionnellement, dans les pays développés, la bourgeoisie met à profit l'été, période classique de démobilisation de la classe ou­vrière, pour mettre en place ses programmes d'austérité. Non seu­lement l'été 1992 n'a pas fait excep­tion à la règle, mais il a été l'occasion d'une vague d'attaques sans précédent contre les condi­tions de vie des exploités. En Italie l'échelle mobile des salaires a été abandonnée avec l'accord des syn­dicats. Les salaires ont été gelés dans le secteur privé et les impôts fortement augmentés alors que l'inflation atteint 5,7%. En Es­pagne, les impôts ont été augmen­tés de 2 % par mois, avec effet ré­troactif à partir de janvier. En conséquence les salaires de sep­tembre seront amputés de 20 % ! En France, les allocations-chô­mage ont été réduites tandis que les cotisations chômage pour les tra­vailleurs qui ont encore un emploi ont été augmentées. En Grande-Bretagne, en Belgique aussi des budgets d'austérité ont été mis en place qui signifient : diminution des prestations sociales, renchéris­sement du coût des soins médi­caux, etc. La liste n'est évidem­ment pas exhaustive.

Sur tous les plans de ses conditions de vie la classe ouvrière des pays développés est en train de connaître les attaques les plus im­portantes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Une relance impossible

Alors que depuis près de trois ans la classe dominante attend la re­prise sans rien voir venir, le doute s'installe et l'inquiétude grandit face à la dégradation économique qui se poursuit et la crise sociale qui inévitablement doit en décou­ler. Cette peur qui la tenaille, la bourgeoisie croit l'exorciser en clamant sans cesse que la reprise est pour bientôt, que la récession est comme la nuit qui succède au jour et que finalement, inélucta­blement, le soleil de la croissance repointera à l'horizon, bref, qu'il n'y a rien là que de très normal et qu'il faut savoir être patient et ac­cepter les sacrifices nécessaires.

Ce n'est pas la première fois, de­puis la fin des années 1960 qui a vu l'ouverture de la crise, que l'économie mondiale connaît des phases de récession ouverte. En 1967, en 1970-71, en 1974-75, en 1981-82, l'économie mondiale avait confronté les affres d'une chute de la production. Chaque fois, les po­litiques de relance avaient eu pour effet de retrouver la croissance, chaque fois l'économie avait paru sortir de l'ornière. Pourtant, ce constat optimiste sur lequel la bourgeoisie s'appuie pour nous faire croire qu'inéluctablement la croissance reviendra, comme un cycle normal de l'économie, est il­lusoire. Le retour de la croissance dans les années 1980 n'a pas concerné l'ensemble de l'économie mondiale. Les économies du «tiers-monde» ne se sont jamais remises de la chute de la production qu'elles ont subie au début des années 1980, elles ne sont pas sorties de la récession, tandis que les pays du « second monde », ceux de l'ex-bloc de l'Est ont poursuivi pour leur part un lent affaissement qui a mené à l'effondrement économique et politique de la fin des années 1980. a fameuse relance reaganienne des années 1980 a donc été partielle, limitée, essentiellement réservée aux pays du « premier monde », les pays les plus industrialisés. Et il faut surtout constater que ces relances successives ont été menées grâce à des politiques éco­nomiques artificielles qui ont constitué autant de tricheries, de distorsions par rapport a la sacro-sainte « loi du marché » que les éco­nomistes « libéraux » ont institué en dogme idéologique.

La classe dominante est confrontée à une crise de surproduction et le marché solvable est trop étroit pour absorber le trop plein des marchandises produites. Pour faire face à cette contradiction, pour écouler ses produits, pour élargir les limites du marché, la classe dominante a eu essentiellement re­cours à un artifice qui consiste en une fuite en avant dans le crédit. Durant les années 1970, les pays sous-développés de la périphérie se sont vus accorder plus de 1000 milliards de dollars de crédits, qui ont été utilisés en grande partie pour acheter des marchandises produites dans les pays industriali­sés permettant à ces derniers de poursuivre leur croissance. Cepen­dant avec la fin des années 1970, l'incapacité où se sont retrouvés les pays les plus endettés de la péri­phérie à rembourser leurs dettes a signé le glas de cette politique. La périphérie du monde capitaliste s'est définitivement enfoncée dans le marasme. Qu'à cela ne tienne la bourgeoisie a trouvé une autre so­lution. Ce sont les USA, sous la houlette du président Reagan, qui sont devenus le déversoir du trop plein de la production mondiale et ce au travers d'un endettement qui a renvoyé celui des pays sous-dé­veloppés au niveau d'une aimable broutille. La dette des USA atteint, fin 1991, le chiffre astronomique de 10 481 milliards de dollars sur le plan intérieur, et de 650 milliards de dollars vis-à-vis des autres pays. Evidemment, une telle politique n'a été rendue possible que parce que les USA, première puissance impérialiste mondiale, leader à l'époque d'un bloc constitué des principales puissances économi­ques, ont pu profiter de ces atouts pour tricher avec les lois du mar­ché, les plier à leurs besoins en im­posant une discipline de fer à leurs alliés. Mais cette politique a ses limites. A l'heure des échéances, les USA, comme les pays sous-développés il y a une douzaine d'année, sont confrontés à un problème de solvabilité.

Le recours à la potion du crédit pour soigner l'économie capitaliste malade rencontre donc ses limites objectives. C'est pour cette raison que la récession ouverte qui se dé­veloppe depuis plus de deux ans au coeur du capitalisme le plus industrialisé est qualitativement diffé­rente des phases de récession pré­cédentes. Les artifices écono­miques qui ont permis les relances précédentes se révèlent maintenant inefficaces.

Pour la 22e fois consécutive la Banque fédérale de l'Etat améri­cain a baissé cet été le taux de base auquel elle prête aux autres banques, Celui-ci a ainsi été ra­mené de 10 % à 3 % depuis le prin­temps 1989. Ce taux est au­jourd'hui inférieur à celui de l'inflation, c'est-à-dire que le taux d'intérêt réel est nul ou même néga­tif, que l'Etat prête à perte ! Cette politique de crédit facile n'a pour­tant donné aucun résultat, pas plus aux USA qu'au Japon où là aussi les taux de la banque centrale ap­prochent aujourd'hui les 3 %.

Les banques qui ont prêté à tour de bras durant des années sont confrontées à des impayés de plus en plus massifs, les faillites d'entreprises s'accumulent laissant des ardoises qui se chiffrent parfois en milliards de dollars. L'effondrement de la spéculation boursière et immobilière aggrave encore plus les bilans qui virent au rouge, les pertes s'accumulent, les faillites bancaires se multiplient et les trésoreries sont exsangues. Bref, les banques ne peuvent plus prêter. La relance par le crédit n'est plus possible, ce qui revient à dire tout simplement que la relance tout court est impossible.

Un seul espoir pour la classe dominante : freiner la chute, limiter les dégâts

La baisse du taux d'escompte sur le dollar ou le yen a d'abord servi à restaurer les marges de profit des banques américaines et japonaises qui ont emprunté moins cher à l'Etat mais n'ont pas entièrement répercuté cette baisse sur les taux des crédits qu'elles proposaient aux particuliers et aux entreprises, évitant ainsi une multiplication trop dramatique des faillites ban­caires et une implosion catastro­phique du système bancaire inter­national. Mais cette politique a aussi ses limites. Les taux ne peu­vent plus guère baisser. L'Etat est obligé de plus en plus d'intervenir directement pour venir au secours des banques qui, apparemment in­dépendantes, avaient constitué le paravent « libéral » du capitalisme d'Etat, lequel contrôle en fait étroi­tement les vannes du crédit. Aux USA, le budget fédéral doit finan­cer des centaines de milliards de dollars pour soutenir les banques menacées de faillite, et au Japon, l'Etat vient de racheter le parc immobilier des banques les plus me­nacées pour renflouer leur trésore­rie. Des nationalisations en quelque sorte. On est bien loin du credo pseudo-libéral du « moins-d'Etat » dont on nous a rebattu les oreilles pendant des années. De plus en plus, l'Etat est obligé d'intervenir ouvertement pour sau­ver les meubles. Un exemple récent vient d'en être fourni par le programme de relance mis en place au Japon où le gouvernement a décidé d'écorner fortement son bas de laine en décidant de débloquer 85,4 milliards de dollars pour sou­tenir le secteur privé qui bat de l'aile. Mais cette politique de re­lance de la consommation inté­rieure est destinée a avoir un effet aussi provisoire que les dépenses de l'Allemagne pour sa réunifica­tion qui n'ont permis que de freiner très provisoirement la récession en Europe.

Limiter les dégâts, freiner la plon­gée dans la catastrophe, c'est ce que tente la classe dominante. Dans une situation où les marchés se restreignent comme peau de chagrin, Faute de crédit, la re­cherche de la compétitivité à coup de programmes d'austérité de plus en plus draconiens pour dévelop­per les exportations, est devenu le leitmotiv de tous les Etats. Le mar­ché mondial est déchiré par la guerre commerciale où tous les coups sont permis, où chaque Etat utilise tous les moyens pour s'assurer des débouchés. La poli­tique des USA illustre particuliè­rement cette tendance : coups de poing sur la table de négociation du GATT,  création d'un  marché privilégié et protégé avec le Mexique et le Canada associés au­tant de force que de gré, baisse ar­tificielle du cours du dollar pour doper les exportations. Cependant cette guerre commerciale à ou­trance ne peut qu'aggraver encore la situation, déstabiliser toujours plus le marché mondial. Et cette dynamique de déstabilisation est encore renforcée par le fait qu'avec la disparition du bloc de l'Est la discipline que les USA pouvaient imposer à ses ex-partenaires impé­rialistes, mais également princi­paux concurrents économiques, a volé en éclats. La tendance est au chacun pour soi. Les dernières aventures du dollar sont parfaite­ment illustratives de cette réalité. La politique américaine de baisse du dollar s'est heurtée à la limite constituée par la politique alle­mande de taux élevés, car l'Allemagne, confrontée au risque d'une flambée inflationniste à la suite de sa réunification, joue sa propre carte. Résultat, la spécula­tion mondiale s'est portée massi­vement sur le Mark, contre la monnaie américaine, et les ban­ques centrales dans l'affolement général ont eu toutes les peines du monde à stabiliser la dégringolade incontrôlée du dollar. L'ensemble du système monétaire international s'en est trouvé ébranlé. Le mark finlandais a dû décrocher du sys­tème monétaire européen, tandis que la lire italienne et la livre an­glaise sont elles-mêmes dans la tourmente et ont toutes les peines du monde à s'y maintenir. Ce coup de semonce annonce clairement les séismes à venir. Les événements économiques de l'été 1992 mon­trent que la perspective, loin d'être à une reprise de la croissance mon­diale est à une accélération de la chute dans la récession, à un ébranlement brutal de tout l'appareil économique et financier du capital mondial.

La catastrophe au coeur du monde industrialisé

Il est significatif de la gravité de la crise, que ce soient aujourd'hui les métropoles orgueilleuses du cœur  industrialisé du capitalisme qui su­ bissent de plein fouet la récession ouverte. L'effondrement écono­mique des pays de l'Est a déterminé la mort du bloc impérialiste russe. A l'inverse de la propagande qui s'est déchaînée à l'occasion de cet événement, celui-ci n'a pas si­gnifié l'inanité du communisme, ce que le système stalinien n'était pas, mais les convulsions mortelles d'une fraction sous-développée du capitalisme mondial. Cette faillite du capitalisme à l'Est a été la dé­monstration des contradictions in­ surmontables qui minent l'économie capitaliste sous quelque forme que ce soit. Dix ans après l'effondrement économique des pays sous-développés de la pé­riphérie, la banqueroute écono­mique des pays de l'Est annonçait l'aggravation des effets de la crise au coeur du monde industriel le plus développé, là où se concentre l'essentiel de la production mon­diale (plus de 80 % pour les pays de l'OCDE), là où se cristallisent de la manière la plus aiguë les contradic­tions insurmontables de l'écono­mie capitaliste. La progression de puis plus de vingt ans des effets de a crise de la périphérie vers le centre manifeste l'incapacité gran­dissante des pays les plus dévelop­pés à reporter ces effets sur les nations plus faibles économique­ ment. Comme un boomerang, la crise revient exercer ses ravages sur l'épicentre qui est à son ori­gine. Cette dynamique de la crise montre où est le futur du capital.

De la même façon que les pays de l'ex-bloc de l'Est voient se concré­tiser le spectre d'une catastrophe économique de l'ampleur de celle que connaissent l'Afrique ou 1 Amérique Latine, à terme c'est ce futur terrible qui menace les riches pays industrialisés.

Cette dynamique catastrophique, qui est celle du développement de la crise, la classe dominante ne peut évidemment l'admettre. Elle a besoin elle-même de croire en la pérennité de son système. Mais cet auto-aveuglement se conjugue avec la nécessité absolue où elle se trouve de masquer le plus possible la réalité de la crise aux yeux des exploités du monde entier. La classe exploiteuse doit se cacher à elle-même, et cacher aux exploités, son impuissance sous peine de montrer au monde entier que sa tâche historique est depuis long­temps terminée et que le maintien de son pouvoir ne peut mener l'ensemble de l'humanité que dans une barbarie toujours plus ef­froyable.

Pour tous les travailleurs, la réalité douloureuse des effets de la crise, qu'ils subissent dans leur chair, est un puissant facteur de clarification et de réflexion. L'aiguillon de la misère qui se fait chaque jour plus douloureux ne peut que pousser le prolétariat à manifester plus ouvertement son mécontentement, à exprimer sa combativité dans des luttes pour la défense de son niveau de vie. C'est pour cela que, depuis plus de vingt ans que la crise s'approfondit, masquer le fait que celle-ci est insurmontable dans le cadre de l'économie capitaliste est un thème permanent de la propagande bourgeoise.

Mais la réalité balaie les illusions, et érode les mensonges. L'histoire fait un pied de nez à ceux qui avaient cru, grâce à la potion reaganienne, avoir terrassé définiti­vement la crise, et avaient mis à profit abusivement l'effondrement du bloc impérialiste russe pour clamer l'inanité de la critique marxiste du capitalisme et pré­tendre que celui-ci était le seul sys­tème viable, le seul avenir de l'humanité. La faillite de plus en plus catastrophique du capitalisme pose et va poser de plus en plus la nécessité pour la classe ouvrière de mettre en avant sa solution : la révolution communiste.

JJ, 4/9/1992

Questions théoriques: 

  • L'économie [21]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [22]

Supplément : La crise monétaire sanctionne l'effondrement du capitalisme.

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La classe ouvrière paye la note, en Italie elle commence à répondre.

La Livre anglaise et la Lire italienne obligées de dé­crocher su Serpent Monétaire Européen et de dévaluer en catastrophe, l'Espagne dans la foulée qui doit dé­valuer la Peseta et rétablir, ainsi que l'Irlande, le con­trôle des changes, l'Escudo portugais qui flotte, le Franc français qui a son tour présente des signes de faiblesse et ne doit son salut qu'à l'intervention massi­ve de la Bundesbank qui vole au secours de la Banque de France laquelle a du, dans l'affaire, débourser plus de la moitié de ses avoirs. L'onde de choc qui a se­coué les monnaies européennes durant le mois de sep­tembre a fait voler en éclat un pilier essentiel du système monétaire international : le SME.

Au moment où la bourgeoisie européenne commu­niait, avec le processus engagé de ratification des accords de Maastricht, dans l'avenir radieux de l'uni­fication européenne, les yeux fixés sur le résultat, impatiemment attendu, du référendum sur ce sujet en France, la crise est venue apporter sa contribution brutale aux débats et porter un coup terrible aux illu­sions sur la perspective européenne. De fait, c'est un pilier essentiel de la construction européenne qui s'est disloqué. La moitié des monnaies européennes ont dû décrocher dans la tourmente, et malgré la réaffirmation renouvelée par tous les pays de l'Union européen­ne lors d'une réunion des ministres des finances, fin septembre, de leur foi à l'égard du SME, elles ne sont pas prêtes, pour la plupart, de s'y réintégrer.

La crise qui s'accélère pousse chaque pays dans la dé­fense prioritaire de ses propres intérêts, dans une concurrence acharnée, dans une dynamique de chacun pour soi qui menace de dislocation l'unification de l'Europe sur le plan où ses acquis étaient les plus im­portants, le plan économique. Il suffit de constater la polémique venimeuse qui, à la suite de ces événe­ments, s'est développée entre l'Allemagne et la Gran­de-Bretagne, se reprochant réciproquement leur man­que de solidarité et de responsabilité pour mesurer à quel point la perspective future d'une unification éco­nomique et politique des douze pays qui ont signé le Traité de Maastricht relève du mythe.

 

La crise monétaire est le produit de la crise mondiale

La crise économique actuelle, produit insurmontable des contradictions du capitalisme, est un révélateur profondément significatif de la vérité de ce système, de sa faillite, et donc de tous les mensonges de la classe dominante destinés à masquer la banqueroute de son mode de production. Comme la Livre ou le Franc, les autres monnaies phares du marché mondial ne sont pas à la fête : les accès de faiblesse à répéti­tion de la devise reine de l'économie planétaire, le Dollar, montrent l'asphyxie dont l'économie américaine ne parvient pas à sortir, quant au Yen, sa stabilité elle aussi est menacée par le marasme dans lequel le Japon s'enfonce, et si le Mark parait solide c'est uniquement parce que l'Etat allemand maintien des taux d'intérêts élevés attractifs par peur d'une inflation galopante consécutive au coût prohibitif de la réunifi­cation. La tempête monétaire à l'échelle mondiale montre que ce n'est pas seulement l'Europe qui est gravement malade mais l'économie mondiale dans son ensemble.

 

La spéculation : une fausse explication

Jamais avare de mensonges, la bourgeoisie en trouve toujours de nouveaux pour masquer son impuissance. Ainsi, pour elle, la cause de la crise monétaire ce n'est pas la crise mondiale de surproduction générali­sée qui s'exprime par la récession, ce sont les mé­chants spéculateurs internationaux. Il est vrai que c'est sous la pression de la spéculation que les gou­vernements ont dû plier et que la Grande-Bretagne ainsi que l'Italie, par exemple, ont dû abandonner le

SME. L'équivalent de 1 000 milliards de dollars sont échangés chaque jour entre les banques et les entreprises capitalistes. Une fraction notable de ce montant se porte sur une monnaie ou une autre selon les fluctua­tions du marché, bref alimente la spéculation au jour le jour sur le cours des monnaies. Aucune banque cen­trale ne peut résister à la pression si une proportion importante d'une telle masse de capitaux spécule durablement à la baisse de sa monnaie.

Le développement de la spéculation est le reflet du fait que les investissements industriels, dans la production, ne sont plus rentables, cela était déjà clair durant les années 1980 quand la spéculation boursière et immobilière faisait rage. Aujourd'hui, alors que les valeurs boursières et l'immobilier s'effondrent, les capitaux fuient ces secteurs et en cherchent désespérément où s'investir avec profit, et il y en a de moins en moins. En fait, si la masse de capitaux qui spéculent sur le cours des monnaies s'est ainsi gonflée, c'est parce que la crise mondiale sévit : jouer sur le cours des mon­naies devient le seul moyen de préserver la valeur du capital investi. C'est pourquoi, aujourd'hui, tous les capitalistes spéculent, sans exception : des riches particuliers aux banques pour protéger leurs avoirs, des entreprises privées aux Etats pour gérer leur trésoreries. Ceci dit, il serait erroné de croire que la spéculation est aveugle. Lorsque la spéculation mon­diale joue à la baisse une monnaie c'est parce que le marché juge que celle-ci est surévaluée, c'est-à-dire que l'économie dont elle est la représentante ne correspond plus à la valeur de sa devise. De fait, la spéculation internationale sur le marché des devises traduit la sanction de la sacro-sainte loi du marché, tant louée par les économistes libéraux, sur les diver­ses économies nationales en compétition dans l'arène mondiale. En imposant la dévaluation de la Livre et de la Lire, la spéculation internationale a ainsi montré qu'elle considérait les actions "Grande-Bretagne" et "Italie" comme des valeurs à risques. Avec l'enfonce­ment dans la récession, la masse croissante de capitaux spéculatifs en circulation dans le monde va devenir un facteur de plus en plus fort d'instabilité du marché mondial : d'autres "valeurs" symboles du capitalisme mondial vont se trouver éprouvées comme l'a été le SME. La dynamique d'effondrement de l'économie capitaliste est à l'oeuvre et, sur le plan monétaire, la dislocation du SME n'est que le signe avant-coureur d'autres catastrophes à venir.

 

Italie : les ouvriers commencent à répondre.

Cette crise du capitalisme, le prolétariat la subit dans sa chair. Les attaques contre son niveau de vie sont de plus en plus fortes. Les derniers événements moné­taires ont été le prétexte tout trouvé pour justifier de nouvelles atteintes au niveau de vie des exploités et imposer de nouveaux plans d'austérité au nom de la défense de l'économie nationale. Face à ces attaques, qui sont les plus fortes depuis la seconde guerre mondiale, la classe ouvrière se doit de réagir, de sortir de la passivité qui règne depuis 1989. A cet égard les luttes du prolétariat en Italie montrent le chemin.

Depuis la fin septembre 1992, l'Italie est secouée par des manifestations ouvrières, « les plus importantes depuis 20 ans » reconnaît Bruno Trentin, secrétaire du principal syndicat italien, la CGIL. Dès l'annonce des mesures d'austérité, des débrayages spontanés ont lieu dans différents secteurs. La série de manifestations que les syndicats avaient programmées pour désamor­cer d'éventuelles réponses à ces attaques du gouverne­ment Amato ont été l'occasion d'une expression massive (100 000 personnes à Milan, 50 000 à Bolo­gne, 40 000 à Gênes, 80 000 à Naples, 60 000 à Turin, etc.) et surtout déterminée de la colère ouvriè­re contre le gouvernement et... contre les syndicats qui ont soutenu ces mesures. Point commun de cette explosion de colère : en même temps qu'ils s'en prennent au gouvernement (« Amato, les ouvriers ont les mains propres et les poches vi­des ! »), les ouvriers s'attaquent à leurs soi-disant « représentants », les syndicats, en bombardant leurs orateurs de pièces de monnaie, oeufs, tomates, pom­mes de terre, parfois même des boulons, les insultant, les traitant de « vendus ». Même les travailleurs qui hésitent devant la violence s'expriment ainsi : « Ceux qui jettent des boulons se trompent. Mais moi, je les comprends un peu : il est vraiment difficile de subir et de rester toujours gentils et silencieux ». ([1] [23]) L'an­cien maire socialiste de Gênes devant la tournure que prend la manifestation à laquelle il assiste se désole : "Avant de mourir, je devais aussi voir cela : les carabiniers en train de protéger les syndicalistes dans un meeting. ".

Partout, les manifestations que les syndicats voulaient paisibles bien contrôlées, se transforment en un cau­chemar pour eux : « Ce qui devait être une journée contre le gouvernement est devenue une journée contre les syndicats » (« Corriere délia Sera » du 24 septem­bre).

 

Les syndicats apportent leur soutien aux attaques du capital.

Les ouvriers italiens savent bien à quel point les syndicats ont trempé dans les mesures draconiennes qui les assomment aujourd'hui : gel des salaires dans la fonction publique et annulation des départs à la re­traite anticipée pendant un an, augmentation des impôts et création d'une kyrielle de nouveaux prélève­ments ; l'âge de départ à la retraite est repoussé : les ouvriers devront consacrer 5 ans de plus de leur vie au travail salarié. Pour ceux qui sont malades, mais dont le revenu dépasse le salaire moyen, les médica­ments ne seront quasiment plus remboursés. Bien que prônant quelques aménagements au dernier plan de ri­gueur, les syndicats affichent, par la voix de B. Trentin, leur plein soutien au gouvernement « Les mesures décidées sont injustes mais dans cette situa­tion grave, nous voûtons montrer que nous avons le sens des responsabilités ». Quant aux ouvriers, ils ont commencé à prendre leurs responsabilités en mettant ces racailles à leur vraie place : dans le camp du capi­tal.

Certes les ouvriers italiens, une fois dépassé l'obstacle des grandes centrales syndicales officielles devront, entre autre, se confronter - et ils se confrontent déjà-, aux annexes « radicales » de celles-ci : les « COBAS » et autres syndicalisme « de base » qui ne les grandes centrales, y compris en prenant la tête des ac­tions "violentes" contre leurs dirigeants, que pour mieux prendre leur place. La polarisation sur cette for­me "violente" de la contestation des syndicats a été or­chestrée par le syndicalisme de base pour mieux dé­tourner la combativité et affaiblir la riposte ouvrière. Il ne suffit pas de rejeter les formes les plus grossières du syndicalisme, encore faut-il apprendre à développer et à devenir maître de sa force par soi-même.

 

La signification internationale des combats ouvriers en Italie.

D'ores et déjà ces événements signent la fin d'une période où la bourgeoisie pouvait compter sur la passivité des ouvriers pour asséner ses attaques.

Ce n'est pas un hasard s'il revient aux ouvriers d'Ita­lie d'avoir les premiers surmontés la paralysie imposée au prolétariat mondial par le carcan des campagnes déchaînées par la bourgeoisie depuis 1989. Depuis plusieurs décennies, le prolétariat d'Italie a fait la preuve qu'il était un des secteurs de la classe ouvrière mondiale les plus combatifs et expérimentés. En particulier, les ouvriers de ce pays ont déjà une lon­gue tradition d'affrontements aux syndicats. De plus, le niveau des attaques subies aujourd'hui par ces ouvriers est le plus important de tous les pays industrialisés.

Cependant, les luttes qui se déroulent aujourd'hui en Italie ne sont pas un feu de paille et ne sont pas desti­nés à rester une « spécialité » des ouvriers de ce pays. Même si ce n'est pas dans l'immédiat, ni dans les mêmes formes, notamment l'affrontement ouvert aux syndicats dés le début de la lutte, les autres secteurs du prolétariat mondial seront nécessairement conduits à prendre le même chemin. Elles doivent être comprises comme un exemple et un appel au combat des ouvriers du monde entier, et en particulier à ses bataillons les plus décisifs et expérimentés, ceux du reste d'Europe occidentale.

CCI / 8.10.92



[1] [24] « Corriere délia Sera », 24 septembre 1992.

 

L'effondrement du SME renvoie l'Europe a son mythe

Questions théoriques: 

  • L'économie [21]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [22]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [4°partie]

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Le communisme : véritable commencement de la société humaine

Dans le précédent article de cette série, nous avons vu comment, dans ses premiers travaux, Marx a examiné le problème du travail aliéné en vue de définir les buts ultimes de la transformation sociale communiste. Nous avons no­tamment conclu que pour Marx, le travail salarié capitaliste constituait à la fois l'expression la plus élevée de l'aliénation de l'homme par rapport à ses ca­pacités réelles, et la prémisse du dépassement de cette alié­nation vers le surgissement d'une société véritablement humaine. Dans ce chapitre, nous voulons étudier les véri­tables contours d'une société communiste pleinement déve­loppée telle que Marx les a tra­cés dans ses premiers écrits, un tableau qu'il a approfondi et auquel il n'a jamais renoncé dans ses travaux ultérieurs.

Dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, après avoir exa­miné les diverses facettes de l'aliénation humaine, Marx s'est ensuite attaché à critiquer les conceptions du communisme, ru­dimentaires et inadéquates, qui prédominaient dans le mouvement prolétarien de l'époque. Comme nous l'avons vu dans le premier ar­ticle de cette série, Marx a rejeté les conceptions héritées de Babeuf que les adeptes de Blanqui ont continué à défendre, car elles ten­daient à présenter le communisme comme un nivellement général par le bas, une négation de la culture dans laquelle « la condition de tra­vailleur n'est pas abolie, elle est étendue à tous les hommes. »([1] [25]) Dans cette conception, tout le monde devait devenir travailleur salarié sous la domination d'un capital collectif, de la « communauté en tant que capitaliste universel. »([2] [26]). En rejetant ces conceptions, Marx an­ticipait déjà sur les arguments que les révolutionnaires venus après ont dû développer pour démontrer la nature capitaliste des régimes soi-disant « communistes » de l'ex-bloc de l'Est (même si ces derniers étaient le produit monstrueux d'une contre-révolution bourgeoise et non l'expression d'un mouve­ment ouvrier immature).

Marx a également critiqué les ver­sions plus « démocratiques » et plus sophistiquées de communisme telles que Considérant et d'autres les ont développées, car elles étaient « de nature encore politique », c'est-à-dire qu'elles ne proposaient pas de changement radi­cal des rapports sociaux et res­taient donc « encore imparfaites, encore affligées de la propriété pri­vée. »([3] [27])

Marx avait à cœur de montrer, à l'encontre de ces définitions res­trictives et déformées, que le com­munisme ne signifiait pas la réduc­tion générale des hommes à un philistinisme inculte, mais l'élévation de l'humanité à ses plus hautes capacités créatrices. Ce communisme, comme Marx l'annonce dans un passage souvent cité mais rarement analysé, se donnait les buts les plus élevés :

« Le communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc de l'auto aliénation humaine, et par conséquent en tant qu'appropriation réelle de l'essence humaine par et pour l'homme, c'est le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient accompli dans toute la richesse du dévelop­pement antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme ; en tant qu'humanisme achevé, il est un na­turalisme ; il est la vraie solution de la lutte entre l'existence et l'essence, entre l'objectification et l'affirma­tion de soi, entre la liberté et la né­cessité, entre l'individu et l'espèce. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il sait qu'il est cette solution. »([4] [28]).

Le communisme vulgaire avait compris assez correctement que les réalisations culturelles des sociétés antérieures étaient basées sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Mais ce faisant, il les re­jetait de façon erronée alors que le communisme de Marx, au contraire, cherchait à s'approprier et à rendre vraiment fructueux tous les efforts culturels et, si l'on peut utiliser ce terme, spirituels anté­rieurs de l'humanité en les libérant des distorsions dont la société de classe les avait inévitablement marqués. En faisant de ces réalisa­tions le bien commun de toute l'humanité, le communisme les fu­sionnerait en une synthèse supé­rieure et plus universelle. C'était une vision profondément dialec­tique qui, même avant que Marx ait exprimé une claire compréhen­sion des formes communautaires de société ayant précédé la forma­tion des divisions de classe, recon­naissait que l'évolution historique, en particulier dans sa phase finale capitaliste, avait spolié l'homme et l'avait privé de ses rapports sociaux « naturels » originels. Mais le but de Marx n'était pas un simple re­tour à une simplicité primitive perdue mais l'instauration consciente de l'être social de l'homme, une accession à un niveau supérieur qui intègre toutes les avancées contenues dans le mouvement de l'histoire.

De la même façon, loin d'être sim­plement la généralisation de l'aliénation imposée au prolétariat par les rapports sociaux capita­listes, ce communisme se considé­rait comme le « dépassement posi­tif» des multiples contradictions et aliénations qui avaient tourmenté le genre humain jusqu'à présent.
 

La production communiste en tant que réalisation de la nature sociale de l'homme 

Comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, la critique par Marx du travail aliéné présentait plusieurs aspects :

- le travail aliéné séparait le pro­ducteur de son propre produit : ce que l'homme créait de ses propres mains devenait une force hostile écrasant son créateur ; il séparait le producteur de l'acte de production : le travail aliéné était une forme de torture ([5] [29]), une activité totalement extérieure au travailleur. Et comme la caracté­ristique humaine la plus fondamentale, l'« être générique de l'homme » comme dit Marx, était la production créatrice consciente, transformer celle-ci en source de tourment, c'était sé­parer l'homme de son véritable être générique ;

- il séparait l'homme de l'homme : il y avait une profonde séparation non seulement entre l'exploiteur et l'exploité, mais aussi entre les exploités eux-mêmes, atomisés en des individus rivaux par les lois de la concurrence capitaliste.

Dans ses premières définitions du communisme, Marx traitait ces as­pects de l'aliénation sous différents angles, mais toujours avec la même préoccupation de montrer que le communisme fournissait une solu­tion concrète et positive à ces maux. Dans la conclusion des Extraits des éléments d'économie po­litique de James Mill, commentaire qu'il a écrit à la même époque que les Manuscrits, Marx explique pourquoi le remplacement du tra­vail salarié capitaliste qui ne produit que pour le profit, par le tra­vail associé produisant pour les be­soins humains, constitue la base du dépassement des aliénations énu­mérées plus haut :

« En supposant la propriété privée, le travail est aliénation de la vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon tra­vail n'est pas ma vie. (...) En sup­posant la propriété privée, mon individualité est aliénée à un degré tel que cette activité m'est un objet de haine, de tourment : c'est un simu­lacre d'activité, une activité purement forcée, qui m'est imposée par une nécessité extérieure, contin­gente, et non par un besoin et une nécessité intérieurs. »([6] [30]).

En opposition à cela, Marx nous demande de supposer « que nous produisions comme des êtres hu­mains : chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1° Dans ma production, je réaliserais mon identité,         ma particularité ; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réali­ser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité. 3° J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et res­senti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même; d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4° J'aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité hu­maine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. (... ) Mon travail serait une manifesta­tion libre de la vie, une jouissance de la vie. »([7] [31]).

Ainsi, pour Marx, les être humains ne produiraient de façon humaine que lorsque chaque individu serait capable de se réaliser pleinement dans son travail : accomplissement qui vient de la jouissance active de l'acte productif ; de la production d'objets qui non seulement aient une utilité réelle pour d'autres êtres humains mais qui méritent également d'être contemplés en eux‑mêmes, parce qu'ils ont été produits, pour utiliser une expression des Manuscrits, « selon les lois de la beauté » ; du travail en commun avec d'autres êtres humains, et dans un but commun.

Ici, il apparaît clairement que, pour Marx, la production pour les besoins qui est l'une des caractéris­tiques du communisme, est bien plus que la simple négation de la production capitaliste de marchandises, de la production pour le profit. Dès le début, l'accumulation de richesses comme capital a signifié l'accumulation de la pauvreté pour les exploités ; à l'époque du capitalisme moribond, c'est doublement vrai, et au­jourd'hui, il est plus évident que jamais que l'abolition de la pro­duction de marchandises est une pré condition pour la survie même de l'humanité. Mais pour Marx, la production pour les besoins n'a jamais constitué un simple mini­mum, une satisfaction purement quantitative des besoins élémen­taires de se nourrir, de se loger, etc. La production pour les besoins était également le reflet de la né­cessité pour l'homme de produire - pour l'acte de production en tant qu'activité sensuelle et agréable, en tant que célébration de l'essence communautaire du genre humain. C'est une position que Marx n'a jamais modifiée. Comme l'écrit, par exemple, le Marx « mûr» dans la Critique du Programme de Gotha (1874), quand il parle d'une «phase supérieure de la société commu­niste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail ma­nuel, quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence ; quand avec le dévelop­pement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant, et que toutes les sources de la richesse collective jail­liront avec abondance... »([8] [32]).

« ...Quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence»... De telles affirma­tions sont cruciales si l'on veut répondre à l'argument typique de l'idéologie bourgeoise selon lequel si l'appât du gain est supprimé, il ne reste plus de motivation pour que l'individu ou la société dans son ensemble produise quoi que ce soit. Une fois encore, un élément fondamental de réponse, c'est de montrer que, sans l'abolition du travail salarié, la simple survie du prolétariat, de l'humanité elle-même, n'est pas possible. Mais cela reste un argument purement négatif si les communistes ne met­tent pas en évidence que dans la société future, la principale moti­vation pour travailler sera que tra­vailler devient « le premier besoin de l'existence », la jouissance de la vie - cœur de l'activité humaine et accomplissement des désirs les plus essentiels de l'homme.
 

Dépasser la division du travail

Il faut noter comment Marx, dans cette dernière citation, commence sa description de la phase supé­rieure du communisme en envisa­geant     l'abolition de « l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail ma­nuel». C'est un thème constant de la dénonciation par Marx du tra­vail salarié capitaliste. Dans le premier volume du Capital, il passe des pages et des pages à fulminer contre la façon dont le travail à l'usine réduit l'ouvrier à un simple fragment de lui-même ; contre la façon dont il transforme les hommes en corps sans tête, dont la spécialisation a réduit le travail à la répétition des actions les plus mé­caniques engourdissant l'esprit. Mais cette polémique contre la division du travail se trouve déjà dans ses premiers travaux, et il est clair dans ce qu'il dit que, pour Marx, il ne peut être question de dépasser l'aliénation implicite dans le sys­tème salarié sans qu'il y ait une profonde transformation de la divi­sion du travail existante. Un passage fameux de l'Idéologie Alle­mande traite cette question :

« Enfin, et la division du travail nous en fournit d'emblée le premier exemple, aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société primitive, donc aussi longtemps que subsiste la division entre intérêt particulier et intérêt général, et que l'activité n'est pas divisée volontai­rement mais naturellement, le propre acte de l'homme se dresse devant lui comme une puissance étrangère qui l'asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise. En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d'activités déterminé et exclu­sif, qui lui est imposé et dont il ne peut s'évader ; il est chasseur, pê­cheur, berger ou "critique", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c'est le contraire : personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la so­ciété qui règle la production géné­rale et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »([9] [33]).

Cette merveilleuse image de la vie quotidienne dans une société communiste pleinement dévelop­pée utilise évidemment une cer­taine licence poétique, mais elle traite le point essentiel : étant donné le développement des forces productives que le capitalisme a apporté, il n'y a absolument pas besoin que les êtres humains passent la plus grande partie de leur vie dans la prison d'un genre unique d'activité - par-dessus tout dans le genre d'activité qui ne permet l'expression que d'une minuscule part des capacités réelles de l'individu. De la même façon, nous parlons de l'abolition de l'ancienne division entre la petite minorité d'individus qui ont le privilège de vivre d'un travail réellement créatif et gratifiant, et la vaste majorité condamnée à l'expérience du tra­vail comme aliénation de la vie :

« Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu'il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du tra­vail. (...) dans une organisation communiste de la société, l'assujettissement de l'artiste à l'esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d'esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l'assujettissement de l'individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l'appellation reflète parfaitement l'étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n'y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture. »([10] [34]).

L'image héroïque de la société bourgeoise dans son aurore nais­sante est celle de 1' « Homme de la Renaissance » - d'individus tels que Léonard De Vinci qui a combiné les talents d'artiste, de scientifique et de philosophe. Mais de tels hommes ne sont que des exemples exceptionnels, des génies extraor­dinaires, dans une société où l'art et la science s'appuyaient sur le labeur éreintant de l'immense majo­rité. La vision du communisme de Marx est celle d'une société com­posée tout entière d'« Hommes de la Renaissance »([11] [35])
 

L'émancipation des sens

Pour le genre de « socialistes » dont la fonction est de réduire le socia­lisme à un léger maquillage du sys­tème existant d'exploitation, de telles visions ne peuvent constituer une anticipation du futur de l'humanité. Pour le partisan du so­cialisme « réel » (c'est-à-dire le ca­pitalisme d'Etat pour la social-dé­mocratie, le stalinisme ou le trots­kisme), il ne s'agit vraiment que de visions, de rêves utopiques irréali­sables. Mais pour ceux qui sont convaincus que le communisme est à la fois une nécessité et une possi­bilité, l'extrême audace de la conception du communisme de Marx, son refus inflexible de s'en tenir au médiocre et au second ordre ne peuvent que constituer une inspiration et un stimulant pour poursuivre une lutte sans re­lâche contre la société capitaliste. Et le fait est que les descriptions par Marx des buts ultimes du communisme sont extrêmement hardies, bien plus que ne le soup­çonnent habituellement les
« réalistes », car elles ne considè­rent pas seulement les profonds changements qu'implique la transformation communiste (production pour l'usage, abolition de la division du travail, etc.) ; elles fouillent aussi dans les changements subjectifs que le communisme apportera, permettant une transformation spectaculaire de la perception et de l'expérience sensitive mêmes de l'homme.

Là encore la méthode de Marx est de partir du problème réel, concret posé par le capitalisme et de chercher la solution contenue dans les contradictions présentes de la so­ciété. Dans ce cas, il décrit la fa­çon dont le règne de la propriété privée réduit les capacités de l'homme de jouir véritablement de ses sens. D'abord, cette restriction est une conséquence de la simple pauvreté matérielle qui émousse les sens, réduit toutes les fonctions fondamentales de la vie à leur niveau animal, et empêche les êtres humains de réaliser leur puissance créatrice :

 « Prisonnier du besoin élémentaire, le sens n'a qu'un sens borné. Pour l'homme affamé, la nourriture n'a pas de qualité humaine ; il n'en per­çoit que l'existence abstraite : elle pourrait tout aussi bien se présenter sous sa forme la plus primitive sans que l'on puisse dire en quoi son acti­vité nourricière se distingue du pâ­turage. Le souci et le besoin rendent l'homme insensible au plus beau des spectacles. »([12] [36])

Au contraire, « les sens de l'homme social sont autres que ceux de l'homme non social. C'est seulement grâce à l'épanouissement de la richesse de l'être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité subjective de l'homme : une oreille musicienne, un oeil pour la beauté des formes, bref des sens capables de jouissance humaine, des sens s'affirmant comme maîtrise propre à l'être hu­main... une fois accomplie (sa ges­tation), la société produit comme sa réalité durable l'homme pourvu de toutes les richesses de son être, l'homme riche, l'homme doué de tous ses sens, l'homme profond. »([13] [37])

Mais ce n'est pas seulement la pri­vation matérielle quantifiable qui restreint le libre jeu des sens. C'est quelque chose de plus profondé­ment incrusté par la société de propriété privée, la société d'aliénation. C'est la « stupidité » induite par cette société qui nous convainc que rien « n'est vraiment vrai » tant qu'on ne le possède pas :

« La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet est nôtre uniquement quand nous l'avons, quand il existe pour nous comme capital, ou quand ils est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous. Il est vrai que la propriété privée ne conçoit toutes ces réalisa­tions directes de la possession elle-même que comme des moyens de vivre, et la vie, à laquelle elles ser­vent de moyens, comme la vie de la propriété privée : le travail et le profit du capital. A la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l'aliénation pure et simple des sens, le sens de l'avoir. »([14] [38])

Et de nouveau, en opposition à cela :

« ...l'abolition positive de la pro­priété privée - c'est-à-dire l'appropriation sensible par l'homme et pour l'homme de la vie et de l'être humains, de l'homme objectif, des oeuvres humaines - ne doit pas être comprise dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la posses­sion, de l'avoir. L'homme s'approprie sa nature universelle d'une manière universelle, donc en tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, tou­cher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref, tous les actes de son individualité, aussi bien que, sous leur forme directe, ses organes génériques sont, dans leur comportement envers l'objet, l'appropriation de celui-ci (...) L'abolition de la propriété privée est l'émancipation de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités deviennent humains, tant sub­jectivement qu'objectivement. L’œil devient l’œil humain, tout comme son objet devient un objet social, humain, venant de l'homme et aboutissant à l'homme. Ainsi les sens sont devenus "théoriciens" dans leur action immédiate. Ils se rapportent à l'objet pour l'amour de l'objet et inversement, l'objet se rapporte humainement à lui-même et à l'homme. C'est pourquoi le be­soin et la jouissance perdent leur nature égoïste, tandis que la nature perd sa simple utilité pour devenir utilité humaine. »([15] [39])

Interpréter ces passages dans toute leur profondeur et leur complexité pourrait prendre un livre entier. Mais à partir de là, ce qui est clair, c'est que, pour Marx, le rempla­cement du travail aliéné par une forme réellement humaine de pro­duction mènerait à une modifica­tion fondamentale de l'état de conscience de l'homme. La libéra­tion de l'espèce du tribut paraly­sant payé à la lutte contre la pénu­rie, le dépassement de l'association de l'anxiété et du désir imposée par la domination de la propriété pri­vée libèrent les sens de l'homme de leur prison et lui permettent de voir, d'entendre et de sentir d'une nouvelle façon. Il est difficile de discuter de telles formes de conscience parce qu'elles ne sont pas « simplement » rationnelles. Cela ne veut pas dire qu'elles ont régressé à un niveau antérieur au développement de la raison. – cela veut dire qu'elles sont allées au-delà de la pensée rationnelle telle qu'elle a été conçue jusqu'à présent en tant qu'activité séparée et iso­lée, atteignant une condition dans laquelle « non seulement dans le penser, mais avec tous ses sens, l'homme s'affirme dans le monde des objets. »([16] [40])

Une première approche pour com­prendre de telles transformations internes, c'est de se référer à l'état d'inspiration qui existe dans toute grande oeuvre d'art ([17] [41]). Dans cet état d'inspiration, le peintre ou le poète, le danseur ou le chanteur entrevoit un monde transfiguré, un monde resplendissant de couleur et de musique, un monde d'une signi­fication élevée qui fait que notre état « normal » de perception appa­raît partiel, limité et même irréel - ce qui est juste quand on se rap­pelle que la « normalité » est préci­sément la normalité de l'aliénation. De tous les poètes, William Blake a peut-être le mieux réussi à faire connaître la distinc­tion entre l'état « normal » dans lequel « l'homme s'est enfermé jusqu'à voir toutes choses à travers les étroites fissures de sa caverne » et l'état d'inspiration qui, dans la perspective messianique mais par beaucoup d'aspects, très matéria­liste de Blake, «passera par une amélioration de la jouissance sensuelle» et par l'ouverture des «portes de la perception ». Si l'humanité ne pouvait accomplir que cela, « tout apparaîtrait à l'homme tel que c'est, infini. »([18] [42])

L'analogie avec l'artiste n'est pas du tout fortuite. Lorsqu'il écrivait les Manuscrits, l'ami le plus estimé de Marx était le poète Heine et toute sa vie durant, Marx fut pas­sionné par les oeuvres d'Homère, Shakespeare, Balzac et autres grands écrivains. Pour lui, de tels personnages et leur créativité débridée, constituaient des modèles durables du véritable potentiel de l'humanité. Comme nous l'avons vu, le but de Marx était une société où de tels niveaux de créativité deviendraient un attribut « normal » de l'homme ; il s'ensuit donc que l'état élevé de perception sensitive décrite dans les Manuscrits devien­drait de plus en plus l'état « normal » de conscience de l'humanité sociale.

Plus tard, l'approche de Marx dé­veloppera plus l'analogie avec l'activité créatrice du scientifique qu'avec celle de l'artiste, tout en conservant l'essentiel : la libéra­tion de la corvée du travail, le dépassement de la séparation entre travail et temps libre, produisent un nouveau sujet humain :

«Au demeurant, il tombe sous le sens que le temps de travail immé­diat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c'est le cas dans le système économique bourgeois. (...) Le temps libre - qui est à la fois loisir et activité supérieure - aura naturellement transformé son pos­sesseur en un sujet différent, et c'est en tant que sujet nouveau qu'il en­trera dans le processus de la pro­duction immédiate. Par rapport à l'homme en formation, ce processus est d'abord discipline ; par rapport à l'homme formé, dont le cerveau est le réceptacle des connaissances socialement accumulées, il est exer­cice, science expérimentale, science matériellement créatrice et réalisa­trice. Pour l'un et l'autre, il est en même temps effort, dans la mesure où, comme en agriculture, le travail exige la manipulation pratique et le libre mouvement. »([19] [43])

 

Au-delà du moi atomisé

 

L'éveil des sens par la libre activité humaine implique aussi la trans­formation du rapport de l'individu avec le monde social et naturel qui l'entoure. C'est à ce problème que Marx se réfère quand il dit que le communisme résoudra les contradictions « entre l'existence et l'essence... entre l'objectification et l'affirmation de soi... entre l'individu et l'espèce». Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l'aliénation, Hegel dans son exa­men du rapport entre le sujet et l'objet dans la conscience hu­maine, a reconnu que la capacité unique de l'homme de se concevoir en tant que sujet séparé était vécue comme une aliénation : l'« autre », le monde objectif, à la fois humain et naturel, lui apparaissait comme hostile et étranger. Mais l'erreur de Hegel était de voir cela dans l'absolu au lieu de le considérer comme un produit historique ; de ce fait, il n'y voyait pas d'issue sinon dans les sphères raréfiées de la spéculation philosophique. Pour Marx, d'un autre côté, c'est le tra­vail de l'homme qui avait créé la distinction sujet objet, la sépara­tion entre l'homme et la nature, l'individu et l'espèce. Mais jusqu'ici le travail avait été « le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de l'aliénation. »([20] [44]) Et c'est pourquoi, jusqu'à présent, la distinction entre le sujet et l'objet avait aussi été vécue comme aliéna­tion. Ce processus, comme on l'a vu, avait atteint son point le plus avancé dans le moi isolé, profon­dément atomisé de la société capi­taliste ; mais le capitalisme avait également jeté la base de la résolu­tion pratique de cette aliénation. Dans la libre activité créatrice du communisme, Marx voyait la base d'un état de l'être dans lequel l'homme considère la nature comme humaine et lui-même comme naturel ; un état dans lequel le sujet a réalisé une unité consciente avec l'objet :

« ...dans la société, la réalité objec­tive devient pour l'homme la réalité de sa maîtrise en tant qu'être hu­main ; réalité humaine, cette maî­trise est par conséquent la réalité de son être propre, grâce à laquelle tous les objets deviennent pour lui l'objectification de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets : il devient lui-même objet. »([21] [45])

Dans ses commentaires sur les Manuscrits, Bordiga a particuliè­rement insisté sur ce point : la résolution des énigmes de l'histoire ne devenait possible que «parce qu'on est sorti de la tromperie mil­lénaire de l'individu seul face au monde naturel stupidement appelé externe par les philosophes. Externe à quoi ? Externe au moi, ce déficient suprême ; externe à l'espèce hu­maine, on ne peut plus l'affirmer, parce que l'homme espèce est interne à la nature, il fait partie du monde physique ». Et il continue en disant que « dans ce texte puissant, l'objet et le sujet deviennent, comme l'homme et la nature, une seule et même chose. Et même tout est objet : l'homme sujet "contre nature" disparaît avec l'illusion d'un moi singulier. »([22] [46])

Jusqu'ici, le fait de cultiver volon­tairement des états (ou plutôt des étapes, puisque nous ne parlons ici de rien de définitif) de conscience qui aillent au-delà de la perception du moi isolé, s'est limité en grande partie à des traditions mystiques. Par exemple, dans le bouddhisme Zen, les comptes-rendus d'expérience de Satori dans lesquels s'exprime une tentative de dépasser la rupture entre le sujet et l'objet dans une unité plus vaste, comportent une certaine ressem­blance avec le mode d'être que Bordiga, à la suite de Marx, a tenté de décrire. Mais tandis que la so­ciété communiste trouvera peut-être à se réapproprier de ces tradi­tions, il ne faut pas déduire de ces passages de Marx ou de Bordiga que le communisme pourrait se définir comme une « société mys­tique » ou qu'il y a un « mysticisme communiste », comme on le trouve dans certains textes sur la question de la nature qui ont été publiés ré­cemment par le groupe bordiguiste Il Partito Comunista([23] [47]). Inévitablement, 1' enseignement de toutes les traditions mystiques était plus ou moins lié aux diverses conceptions religieuses et idéologiques erronées résultant de l'immaturité des conditions historiques, tandis que le communisme sera capable de s'emparer du « noyau rationnel » de ces traditions et de les intégrer dans une véritable science de l'homme. De façon également inévitable, les vues et les tech­niques des traditions mystiques étaient, presque par définition, li­mitées à une élite d'individus pri­vilégiés, alors que dans le commu­nisme, il n'y aura pas de « secrets » à cacher aux masses vulgaires. En conséquence, l'extension de la conscience que réalisera l'humanité collective du futur, sera incomparablement supérieure aux éclairs d'illumination atteints par des individus dans les limites de la société de classe.

Les branches d'un arbre de la terre

Telles sont les recherches les plus lointaines dans la vision du com­munisme de Marx, une vision qui s'étend même au-delà du commu­nisme, puisque Marx dit à un mo­ment que « le communisme est la forme nécessaire et le principe dy­namique du proche avenir sans être en tant que tel le but du développement humain.»([24] [48]) Le communisme, même sous sa forme pleinement développée, n'est que le début de la société humaine.

Mais ayant atteint ces hauteurs de l'Olympe, il est nécessaire de reve­nir sur terrain ferme ; ou plutôt de rappeler que cet arbre dont les branches s'élèvent vers le ciel, est fermement enraciné dans le sol de la Terre.

Nous avons déjà présenté plusieurs arguments contre l'accusation se­lon laquelle les divers tableaux pré­sentés par Marx de la société communiste seraient des schémas purement spéculatifs et utopiques : d'abord en montrant que même ses premiers écrits en tant que com­muniste se basent sur un diagnostic très complet et scientifique de l'aliénation de l'homme, et plus particulièrement sous le règne du capital. Le remède découle donc logiquement du diagnostic : le communisme doit fournir le « dépassement positif» de toutes les manifestations de l'aliénation humaine.

Deuxièmement, nous avons vu comment les descriptions d'une humanité qui a retrouvé sa santé, étaient toujours basées sur de réels aperçus d'un monde transformé, d'authentiques moments d'inspiration et d'illumination qui peuvent avoir lieu et ont lieu dans la chair et le sang d'êtres humains même dans les limites de l'aliénation.

Mais ce qui était encore peu déve­loppé dans les Manuscrits, c'est la conception du matérialisme histo­rique : l'examen des transforma­tions économiques et sociales suc­cessives qui ont jeté les bases de la société communiste future. Dans son travail ultérieur, donc, Marx a dû dépenser une grande partie de son énergie à étudier le mode d'action sous-jacent du système capitaliste, et l'opposer aux modes de production qui avaient précédé l'époque bourgeoise. En particu­lier, une fois qu'il eût mis à nu les contradictions inhérentes à l'extraction et à la réalisation de la plus-value, Marx fut capable d'expliquer comment toutes les so­ciétés de classe précédentes avaient péri parce qu'elles ne pouvaient produire suffisamment, tandis que le capitalisme était le premier à être menacé de destruction parce qu'il « surproduisait ».

Mais c'est précisément cette ten­dance inhérente à la surproduction qui a signifié que le capitalisme établissait les bases d'une société d'abondance matérielle ; une so­ciété capable de libérer les im­menses forces productives déve­loppées puis entravées par le capi­tal, une fois celui-ci parvenu dans sa période de déclin historique ; une société capable de les dévelop­per pour les besoins humains et concrets de l'homme et non pour les besoins inhumains et abstraits du capital.

Dans les Grundrisse, Marx a exa­miné ce problème en se référant spécifiquement à la question du temps de surtravail, observant que : « Ainsi, réduisant à son mini­mum le temps du travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l'épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu'il n'est pas en mesure d'exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire.         Plus cette contradiction s'aggrave, plus on s'aperçoit que l'accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l'appropriation du sur-travail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même. Quand elle y sera parvenue - et le temps disponible perdra du coup son ca­ractère contradictoire - le temps de travail nécessaire s'alignera d'une part sur les besoins de l'individu so­cial, tandis qu'on assistera d'autre part à un tel accroissement de forces productives que les loisirs augmen­teront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l'étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. »([25] [49])

Nous reviendrons sur cette ques­tion du temps de travail dans d'autres articles, en particulier quand nous examinerons les pro­blèmes économiques de la période de transition. Ce sur quoi nous voulons insister ici, c'est que, quelles que soient la radicalité et la profondeur de vue des tableaux présentés par Marx du futur com­muniste de l'humanité, ils étaient basés sur une sobre affirmation des possibilités réelles contenues dans le système de production existant. Mais plus que cela : l'émergence d'un monde qui mesure la richesse en termes de « temps disponible » plutôt qu'en temps de travail, un monde qui dédie consciemment ses ressources productives au plein dé­veloppement du potentiel humain, n'est pas une simple possibilité : c'est une nécessité brûlante si l'humanité veut trouver une issue face aux contradictions dévasta­trices du capitalisme. Ces derniers développements théoriques mon­trent donc par eux-mêmes qu'ils sont en totale continuité avec les premières descriptions audacieuses de la société communiste : ils démontrent de façon évidente que « le dépassement positif» de l'aliénation décrit avec une telle profondeur et une telle passion dans les premiers travaux de Marx n'était pas un choix parmi beaucoup d'autres pour le futur de l'humanité, mais son seul futur.

Dans le prochain article, nous sui­vrons les pas de Marx et Engels, après leurs premiers textes souli­gnant les buts ultimes du mouve­ment communiste : la montée de la lutte politique qui constituait la pré-condition indispensable aux transformations économiques et sociales qu'ils envisageaient. Nous examinerons donc comment le communisme est devenu un programme politique explicite avant, pendant et après les grands soulè­vements sociaux de 1848.

CDW.



[1] [50] Manuscrits économiques et philosophiques, « Communisme et propriété », p. 77, Ed. La Pléiade, T.11.

[2] [51] Ibid, page 78.

[3] [52] Ibid, page 79.

[4] [53] Ibid.

[5] [54] D'ailleurs en français, travail vient du bas-latin trepalium, un instrument de torture...

[6] [55] « Notes de lecture », p. 34, Ed. La Pléiade, T.II.

 

[7] [56] Ibid. , p. 33.

[8] [57] Critique du Programme de Gotha, p. 24, Ed. Spartacus

[9] [58] L'idéologie Allemande, « I. Feuerbach », « Division du travail et aliénation », p. 1065, Ed. La Pléiade, T.III.

[10] [59] Ibid. , « III Saint Max », « Organisation du travail », p. 1289

[11] [60] La terminologie utilisée ici est inévita­blement marquée de préjugé sexuel, parce que l'histoire de la division du travail est également l'histoire de l'oppression des femmes et de leur exclusion effective de bien des sphères d'activité sociale et politique. Dans ses premiers travaux, Marx a souligné que le rapport naturel des sexes « permet de juger de tout le degré du développement hu­main » et que « du caractère de ce rapport, on peul conclure jusqu'à quel point l'homme est devenu pour lui-même un être générique, hu­main, et conscient de l'être devenu.... » (Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 78, Ed. La Pléiade, T.II)).

Ainsi, il était évident pour Marx que l'abolition communiste de la division du travail était également l'abolition de tous les rôles restrictifs imposés aux hommes et aux femmes. Le marxisme ne s'est donc jamais réclamé du soi-disant « mouvement de libé­ration des femmes » dont la renommée se base sur le fait qu'il serait le seul à voir que les visions « traditionnelles » (c'est-à-dire staliniennes et gauchistes) de la révolution seraient trop limitées à d'étroits buts politiques et économiques et « rateraient » de ce fait la nécessité d'une transformation radi­cale des rapports entre les sexes. Pour Marx, il était évident dès le début qu'une ré­volution communiste signifiait précisément une transformation profonde de tous les as­pects des rapports humains.

[12] [61] Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 85, Ed. La Pléiade, T.II.

[13] [62] Ibid. , p. 84-85

 

[14] [63] Ibid., p. 83

[15] [64] Ibid., p. 82-83

[16] [65] Ibid. , p. 84

[17] [66] Dans son autobiographie, Trotsky, rappelant les premiers jours de la révolution d'octobre, souligne que le processus révolutionnaire lui-même s'exprime comme une ex­plosion massive d'inspiration col­lective :

« Le marxisme est à considérer comme l'expression consciente d'un processus historique inconscient. Mais le processus "inconscient", au sens historico-philosophique du terme et non psychologique, ne coïncide avec son expression consciente qu'en ses plus hauts sommets, lorsque la masse, par la poussée de ses forces élémentaires, force les portes de la routine sociale et donne une expression victorieuse aux plus profonds besoins de l'évolution historique. La conscience théorique la plus élevée que l'on a de l'époque fusionne, en de tels moments, avec l'action di­recte des couches les plus profondes, des masses opprimées les plus éloignées de toute théorie. La fusion créatrice du conscient avec l'inconscient est ce qu'on appelle d'ordinaire, l'inspiration. La révo­lution est un moment d'inspiration exaltée de l'histoire.

Tout véritable écrivain connaît des moments de création où quelqu'un de plus fort que lui guide sa main. Tout véritable orateur a connu des minutes où quelque chose de plus fort que lui ne l'était à ses heures ordinaires s'exprimait par ses lèvres. C'est cela "l'inspiration". Elle naît d'une suprême tension créatrice de toutes les forces. L'inconscient remonte de sa profonde tanière et se subordonne le travail conscient de la pensée, se l'assimile dans une sorte d'unité su­périeure.

Les heures où la tension des forces spirituelles est poussée à son plus haut degré s'emparent quelques fois de l'activité individuelle sous tous ses aspects, car elle est liée au mouvement des masses. Telles fu­rent les journées d'Octobre pour les "leaders". Les forces latentes de l'organisme, ses instincts profonds, tout le flair hérité de fauves an­cêtres, tout cela se souleva, rompit les guichets de la routine psychique et - à côté des généralisations histo­rico-philosophiques les plus élevées - se mit au service de la révolution.

Ces deux processus, celui des indi­vidus et celui des masses, étaient basés sur une combinaison du conscient avec l'inconscient, de l'instinct, qui donne du ressort à la volonté, avec les plus hautes géné­ralisations de l'esprit.

Extérieurement, cela n'avait pas du tout l'air pathétique : des hommes circulaient, las, affamés, non lavés, les yeux enflammés, les joues héris­sées de poils parce qu'ils ne s'étaient pas rasés. Et chacun d'eux ne fut en mesure, plus tard, de raconter que très peu de chose sur les jours et les heures les plus critiques. » (Trotsky, Ma Vie, chap.19, ed.Gallimard).

Ce passage à propos de l'émancipation des sens est également remarquable parce que, dans la continuité des écrits de Marx, il soulève la question du lien entre le marxisme et la théorie psychanaly­tique. Selon l'auteur de cet article, les conceptions de Marx de l'aliénation et sa notion d'émancipation des sens ont été confirmées, à partir d'un point de vue différent, par les découvertes de Freud. Tout comme Marx voyait l'aliénation de l'homme comme un processus accumulatif atteignant son point culminant dans le capi­talisme, Freud a décrit le processus de la répression atteignant son pa­roxysme dans la civilisation ac­tuelle. Et pour Freud, ce qui est réprimé est précisément la capacité de l'être humain de jouir de ses sens - le lien érotique avec le monde que nous savourons dans la prime enfance mais qui est pro­gressivement « réprimé » à la fois dans l'histoire de l'espèce et dans celle de l'individu. Freud a également compris que la source ultime de cette répression résidait dans la lutte contre la pénurie matérielle. Mais alors que Freud, en tant que penseur bourgeois honnête, l'un des derniers à avoir apporté une réelle contribution à la science humaine, était           incapable d’envisager une société ayant dépassé la pénurie et donc la nécessité de la répression, la vision de l’émancipation des sens de Marx considère la restauration du monde d’être érotique « infantile » à un niveau supérieur. Comme Marx lui-même le souligne, « Un homme ne peut redevenir un enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-même s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? ». (Introduction générale à la critique de l’économie politique, p 266, Ed. La Pléiade, T.I.).

[18] [67] in « The Marriage of Heaven and Hell U.

[19] [68] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital », p. 311, Ed. La Pléiade, T.11.

[20] [69] Manuscrits, « Critique de la philosophie hégélienne », p. 126, Ed. La Pléiade, T.II.

[21] [70] Manuscrits, « Communisme et pro­priété «, p. 84, Ibid.

[22] [71] Bordiga et la passion du communisme, «Tables immuables de la théorie communiste de parti », J. Camatte, 1972

[23] [72] Voir en particulier le Rapport de la réunion des 3/4 février 1990 à Florence, Communist Left n°3 et l'article « Nature et révolution communiste » dans Communist Left n°5. Nous ne sommes pas surpris que les bordiguistes tombent ici dans le mysti­cisme : toute leur notion d'un programme communiste invariant en est déjà fortement imprégnée. Nous devons savoir également que dans certaines de ses formulations sur le dépassement du moi atomisé, c'est-à-dire de l'aliénation entre soi et les autres, Bor­diga s'égare dans la négation pure et simple de l'individu ; que le point de vue de Bor­diga sur le communisme et également sur le parti qu'il voyait, dans un certain sens, comme une préfiguration de celui-là, glisse souvent vers une suppression totalitaire de l'individu par le collectif. Au contraire, Marx a toujours rejeté de telles conceptions comme l'expression de déformations gros­sières et primitives du communisme. Il parlait du communisme qui résolvait la contradiction entre l'individu et l'espèce - pas de l'abolition de l'individu, mais de sa réalisation dans la collectivité, et de la réali­sation de celle-ci dans chaque individu.

[24] [73] Manuscrits, « Propriété privée et communisme », p. 90, Ed. La Pléiade, T.II.

[25] [74] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital «, p. 307-308, Ed. La pléiade, T.II.

 

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [75]

Questions théoriques: 

  • Communisme [76]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [77]

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Liens
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