Soumis par Révolution Inte... le
Le 15 avril dernier, les images spectaculaires de Notre-Dame en flammes faisaient le tour du monde. Une vive émotion s’emparait de la planète : cette cathédrale est l’un des plus beaux et impressionnants chefs-d’œuvre de Paris, un joyau de l’architecture gothique dont la construction s’est étendue sur pas moins de deux siècles et qui inspira de nombreux artistes : Victor Hugo, bien sûr, mais aussi le cinéaste Jean Delannoy ou le chanteur libertaire Léo Ferré. Les flammes ont notamment emporté la flèche de la cathédrale, œuvre de Viollet-le-Duc, et l’impressionnante charpente en bois de chêne datant du XIIe et du début du XIIIe siècle. L’architecture sublime de Notre-Dame n’a rien à voir avec celle de la Basilique du Sacré-Cœur, ce pompeux chou à la crème bâti à la va vite au sommet de la butte Montmartre pour célébrer la répression de la Commune de Paris et exorciser “les malheurs qui désolent la France et les malheurs plus grands peut-être qui la menacent encore” (1) (ceux d’une “odieuse” révolution prolétarienne !)
Le patrimoine de l’humanité menacé par la décomposition du capitalisme
L’incendie n’était pas encore éteint que les politiciens, gouvernement en tête, se précipitaient sur le parvis de Notre-Dame (ou sur les plateaux de télévision), larme de crocodile à l’œil, pour réaliser, telle Esméralda, leur numéro de saltimbanques devant les caméras. “Demain, nous reconstruirons tout, pierre par pierre, poutre par poutre, ardoise par ardoise”, déclarait ainsi l’ancien porte-parole du gouvernement (et postulant à la mairie de Paris), Benjamin Griveaux. “Meurtrissure pour nous tous. Nous reconstruirons Notre-Dame”, s’élevait le flamboyant mathématicien (et postulant à la mairie de Paris), Cédric Villani. “Tous solidaires face à ce drame”, s’écriait l’eurodéputée (et, elle aussi, postulante à la mairie de Paris), Rachida Dati. Au même moment, la maire de Paris (et candidate à sa propre réélection), Anne Hidalgo, serrait dans ses bras le chef de l’État, Emmanuel Macron, venu, le visage sombre, jouer son petit numéro de père de la nation : “C’est la cathédrale de tous les Français, même de ceux qui n’y sont jamais venus”.
Sans surprise, la bourgeoisie et ses médias sont partis à la chasse aux boucs-émissaires : qui est LE responsable ? Qui a oublié d’éteindre son fer à souder ? Qui n’a pas vérifié telle ou telle installation électrique ? D’autres ont plus clairement dénoncé le flagrant manque de moyens en affirmant sournoisement que la préservation du patrimoine ne représente “que” 3 % des 10 milliards d’euros du budget du ministère de la Culture, sous-entendu : les artistes, les théâtres, les salles de concert (le “spectacle vivant” en langage technocratique) coûtent trop cher !
Mais derrière les fougueuses déclarations d’amour à Notre-Dame et la recherche de boucs-émissaires, la froide réalité du capitalisme s’impose encore et toujours. Pour maintenir compétitif le capital national, l’État opère des coupes budgétaires partout où cela est possible : éducation, hôpitaux, prestations sociales, culture… tout y passe ! Ainsi, à l’exception des monuments les plus visités (c’est-à-dire rentables et, d’ailleurs, victimes d’une sur-fréquentation causant des dommages évidents), Macron et consorts se soucient comme d’une guigne des “vieilles pierres” trop coûteuses en entretien. Depuis 2010, le déjà ridicule budget alloué à la préservation du patrimoine a ainsi diminué de 15 %. (2) Cette année, le gouvernement prévoyait de consacrer seulement 326 millions d’euros à la préservation et à la restauration de pas moins de 44 000 “monuments historiques”. Heureusement, le président jupitérien a confié au chroniqueur mondain reconverti en historien de pacotille, Stéphane Bern, la mission de sauver le “patrimoine des Français”. Une loterie et quelques polémiques plus tard, l’animateur de télévision levait 19 millions d’euros… une paille comparée aux besoins.
Le cas de l’Italie est encore plus révoltant. L’exceptionnel patrimoine de la péninsule est littéralement en train de tomber en ruines suite à des coupes budgétaires massives rendues nécessaires par la crise et l’accroissement de la compétition mondiale : le site archéologique de Pompéi est dans un état désolant, le Colisée de Rome commence à montrer de graves signes de fragilité, tout comme le musée des Offices à Florence. Les monuments qui ne se trouvent pas sur les autoroutes touristiques sont, eux, carrément laissés à l’abandon. L’incendie du musée national de Rio de Janeiro, le 2 septembre 2018, relève de la même incurie de l’État brésilien qui est directement responsable de la perte de la quasi-totalité des 20 millions d’objets que renfermait le bâtiment, dont un fossile humain de 12 000 ans.
L’ensemble des spécialistes qui se sont exprimés depuis l’incendie de Notre-Dame, historiens de l’art, conservateurs ou architectes du patrimoine ont tous fait état d’un manque cruel de moyens et d’une très inquiétante dégradation des monuments. Didier Rykner, rédacteur en chef de La Tribune de l’art, a ainsi dénoncé le laxisme des normes de sécurité sur les chantiers de monuments historiques : “Il y a déjà eu une série d’incendies de ce type. Les prescriptions pour les travaux sur monuments historiques étaient insuffisantes. (…) Un architecte du patrimoine m’a dit qu’on aurait pu éviter ça avec certaines mesures”. (3) En effet, l’incendie de la cathédrale Notre-Dame est loin d’être un cas isolé : “J’ai visité, il y a quelque temps, l’église de la Madeleine. J’ai pris des photos de prises électriques dans tous les sens… ce n’est absolument pas aux normes. Demain, la Madeleine peut flamber”. En 2013, l’hôtel Lambert et ses décors peints du XVIIe siècle, situés non loin de la cathédrale, sur l’île Saint-Louis, étaient également partis en fumée pendant des travaux de rénovation. Plus récemment, le 17 mars dernier, un incendie frappait l’église Saint-Sulpice dans le VIe arrondissement de Paris. Maintenant, un nouveau “grand débat” est ouvert : Macron est-il réaliste quand il promet aux Français que “leur” cathédrale sera reconstruite “plus belle encore” d’ici cinq ans ? Faut-il reconstruire la charpente à l’identique en bois de chêne ou en béton ?, etc.
La barbarie du capitalisme détruit délibérément le patrimoine de l’humanité
Quand il s’agit de faire la guerre, la bourgeoisie se moque bien du patrimoine. Bombardements, incendies, destructions volontaires… la classe dominante ne manque pas d’imagination pour pulvériser les “grands trésors du monde” (Trump).
Lorsque Macron affirme : “nous avons bâti des villes, des ports, des églises”, il oublie de préciser que ce fut aussi sur les cendres de ce qu’avaient érigé d’autres “peuples de bâtisseurs”. Ainsi par exemple, la capitale du Vietnam, Hanoï, qui regorgeait de pagodes millénaires d’une grande beauté, fut sauvagement saccagée par l’impérialisme colonial français à la fin du XIXe siècle avec la bénédiction de l’Église catholique : le monastère Bao Thien (qui datait du XIe siècle) et la pagode Bao An furent ainsi volontairement incendiés au nom de l’évangélisation de la population autochtone bouddhiste. Entre 1882 et 1886, sur les cendres du monastère Bao Thien, les colons édifièrent, sur le modèle de Notre-Dame, la très laide et imposante cathédrale Saint-Joseph, symbole de la France coloniale, le tout financé, ironie de l’histoire… par une loterie nationale ! Le monastère Bao Thien, c’était aussi huit siècles d’histoire ravagés par les flammes d’un incendie criminel de la République française qui occupait le Tonkin !
Il en fut de même de la destruction du vieux temple et de la cité aztèque de Tenochtitlan, rasés par les colonisateurs espagnols aux ordres d’Hernan Cortés, qui fit édifier une église, devenue cathédrale sous Charles Quint et n’ayant rien de comparable avec les chefs-d’œuvre de l’art gothique, roman ou baroque.
En 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés du camp démocratique bombardèrent la ville de Dresde, déversant sur une des plus belles cités d’Allemagne, la “Florence sur l’Elbe”, un torrent de fer et de feu. Dresde n’avait aucun intérêt stratégique sur le plan militaire et était même surnommée : la “ville-hôpital” avec ses 22 hôpitaux : près de 1 300 avions balancèrent des bombes incendiaires qui firent environ 35 000 victimes et anéantirent entièrement la vieille ville. La démocratie à l’œuvre contre le fascisme ! Il s’agissait surtout pour la bourgeoisie victorieuse de raser les grandes métropoles ouvrières de Hambourg comme de Dresde pour s’assurer qu’aucune tentative d’insurrection prolétarienne ne puisse surgir contre la barbarie guerrière (comme ce fut le cas en 1918 avec la révolution allemande).
D’après l’UNESCO, institution à qui le panier de crabes impérialistes onusien a confié la protection du “patrimoine mondial” : “la dégradation ou la disparition d’un bien du patrimoine culturel et naturel constitue un appauvrissement néfaste du patrimoine de tous les peuples du monde”. Quand, jour après jour, les “États membres” transforment le Moyen-Orient, de la Syrie au Yémen, en véritable champ de ruines, quand les grandes puissances démocratiques, États-Unis, France ou Royaume-Uni en tête, déversent chaque jour des tapis de bombes sur la planète, il y a de quoi vomir devant tant d’hypocrisie ! Personne ne s’étonnera donc que Trump, président de la première puissance impérialiste mondiale, préconise d’envoyer stupidement des “bombardiers d’eau” pour arroser Notre Dame ! (4)
Une nouvelle campagne d’union nationale sur les cendres de Notre-Dame
“C’est à nous, les Françaises et les Français d’aujourd’hui, qu’il revient d’assurer cette grande continuité qui fait la nation française”, déclarait Macron le lendemain de l’incendie de la cathédrale. Pour assurer la “grande continuité qui fait la nation française”, le gouvernement appelait, le soir même de la catastrophe, à la “générosité des Français” et mettait en place une “collecte nationale”.
La bourgeoisie s’en est mis plein les poches pendant des années sans rien sécuriser, sans rien entretenir et n’a aucun scrupule à désormais racketter le “citoyen” et le petit contribuable, en lui demandant de mettre la main à la poche au nom de la sauvegarde du symbole de la nation française. Tout le “peuple” de France, bourgeois et prolétaires devrait désormais se rassembler autour de la reconstruction de la cathédrale, parce que c’est “notre destin” (Macron) ! Les grandes et richissimes familles bourgeoises ont d’ailleurs montré l’exemple en débordant de “générosité”, chacune se bousculant au portillon pour être parmi les premières à vouloir remplir la cagnotte et étaler son hypocrite “philanthropie”.
La bourgeoisie a su instrumentaliser l’émotion pour lancer une nauséabonde campagne d’union nationale où tout le peuple de France est appelé à partager les larmes des grenouilles de bénitier de l’Église catholique, des grands patrons de la bourgeoisie, de Sarkozy à Mélenchon et de tous les “élus” de droite comme de gauche. Lorsque Macron promet de rebâtir Notre-Dame, “et je veux que cela soit achevé d’ici cinq années”, il n’a qu’un seul objectif, pathétiquement chauvin : finir les travaux avant les Jeux olympiques de Paris pour soigner et astiquer “l’image de la France”.
La classe ouvrière ne peut fonder sa perspective révolutionnaire que sur la véritable préservation du patrimoine culturel, artistique et scientifique de l’humanité, un patrimoine que le capitalisme ne peut que continuer à détruire ou à laisser s’effondrer morceau par morceau. Pour le prolétariat, l’art n’est pas un marché juteux ou une pompe à touristes ; il aspire plutôt à bâtir la première culture universelle et vraiment humaine de l’Histoire, une culture où aucun monument, aucun chef-d’œuvre ne sera le symbole du prestige de telle ou telle nation. Car le but ultime de la lutte révolutionnaire du prolétariat contre le capitalisme est l’abolition des frontières et des États nationaux. Dans la société communiste du futur, les œuvres d’art seront toutes considérées comme des “merveilles du monde” et des symboles de la créativité et de la puissance de l’imagination propre à l’espèce humaine.
En hommage à ce grand artiste que fut Léon Tolstoï, Trotski écrivait d’ailleurs : “S’il ne sympathise pas avec nos buts révolutionnaires, nous savons que c’est parce que l’histoire lui a refusé toute compréhension de ses voies. Nous ne le condamnerons pas pour cela. Et nous admirerons toujours en lui non seulement le génie, qui vivra aussi longtemps que l’art lui-même, mais aussi le courage moral indomptable qui ne lui permit pas de rester au sein de son Église hypocrite, de sa Société et de son État, et qui le condamna à rester isolé parmi ses innombrables admirateurs”.
EG, 22 avril 2018
1Alexandre Legentil, l’un des initiateurs de l’édification du Sacré-Cœur, cité par Paul Lesourd, Montmartre (1973).
2“Quelle politique patrimoniale la France va-t-elle mener pour éviter que ne se répètent ces tragédies ?”, Le Monde (19 avril 2019).
3“Pourquoi les historiens de l’art et spécialistes du patrimoine sont en colère”, France Info (16 avril 2019).
4Trump est tellement idiot qu’il ne se doutait pas qu’un largage aérien de trombes d’eau sur Notre Dame aurait provoqué un choc thermique et entraîné l’effondrement de la structure de la cathédrale !