Soumis par Revue Internationale le
I n t r o d u c t i o n
Ce texte est une lettre adressée au groupe suédois "Arbetarmakt" dans le contexte de l'effort de discussion et de prise de contact internationaux que poursuit notre Courant. Récemment, Arbetarmakt a publié en anglais un texte résumant l'orientation politique du groupe défendue dans son journal en suédois d'où il se dégage un curieux mélange d’aspects positifs de la tradition "conseilliste" et d'un certain Tiers-mondisme, ce mélange n'est d'ailleurs pas étranger à ceux qui prétendent être les continuateurs de la gauche hollandaise, comme nous 1'avons montre dans un article dirigé contre les conceptions de Daad en Gedachte dans le n°2 de la Revue Internationale ([1])
Cependant, le texte d’orientation d’Arbetarmakt présente un intérêt dans la mesure où il exprime un effort commun à beaucoup de groupes 'actuellement vers; la clarification des idées politique. C'est dans cette optique que nous avons voulu contribuer à ce processus. Bien que nous n'ayons pas reçu de réponse, nous pensons que notre lettre dans la: mesure où elle soulève des questions telles que la "libération nationale" aujourd'hui, le capitalisme d'Etat, etc., a une portée générale, c'est pourquoi nous la publions,
Votre "texte de présentation" tente de définir l'orientation politique de votre organisation dans la lutte de .classe» En ce sens, ce texte soulève des points importants : la nécessité des conseils ouvriers et de l'activité autonome de la classe, l'importance de l'expérience acquise par la classe ouvrière tout au long de son histoire, la dénonciation de la "gauche" du capital et des pays dits "socialistes". Vous rejetez la conception léniniste du parti tout en reconnaissant la nécessité de l'organisation des révolutionnaires dans notre période de montée des luttes. En ce qui concerne ces points, notre Courant défend des positions très proches des vôtres.
Nous voulons cependant commencer certains aspects de votre plateforme qui demandent à être clarifiés ou précisés davantage.
Par exemple, votre document ne parle même pas de la crise économique qui bouleverse le monde capitaliste actuellement de l'ouest à l'est. De même que toutes les formes d'organisation sociale : antérieures basées sur l'exploitation, le capitalisme n'est pas éternel. Il est déchiré par la contradiction entre le développement. des forces; productives et les limites étroites des rapports sociaux, contradiction liée aux lois économiques du système. Durant la plus grande partie du 20° siècle, le capitalisme a fonctionné à travers le cycle infernal de crise-guerre-reconstruction-crise, démontrant par là sa faillite historique en tant que système. En l'absence de victoire de l'a révolution prolétarienne, le capitalisme en déclin ne peut que perpétuer ce cycle exprimé dans une autarcie croissante, une économie de guerre permanente, une crise économique de plus en plus profonde et 1'exacerbation des conflits inter-impérialistes qui menacent d'une autre guerre mondiale. La seule alternative possible dans le capitalisme décadent est le socialisme ou la continuation de la barbarie.
Pendant les années d'apparente "prospérité", basée sur la reconstruction des économies détruites par la guerre, certains courants politiques ont pris ce "boom" apparent pour la réalité du système capitaliste qui aurait soi-disant échappé à la logique de ses propres lois économiques. Cardan par exemple parlait d'un capitalisme "sans crise", et il a rejeté le marxisme comme théorie désormais inappropriée et "démodée". Pour sa part, Marcuse parlait de l'intégration de la classe ouvrière dans le capital et du besoin de trouver un "nouveau" sujet révolutionnaire dans les couches marginales. L'analysé de la "société de consommation" est devenue très à la mode? et parmi tous les bavardages sur la "société du spectacle" dont l'ennui provoquerait, on ne sait comment, la révolution2 la classe ouvrière, seule classe capable d'être le fossoyeur du capitalisme, a été mise au panier.
Mais, arrivée aux années 60, les choses ont changé. Les symptômes de la crise permanente du système sont réapparus avec la fin de la période de reconstruction. Aujourd'hui aucun doute ne peut: subsister sur la crise : inflation galopante, crise monétaire, chômage menace de désorganisation économique. C’est cette situation objective qui a déterminé la résistance de la classe ouvrière à la dégradation de ses conditions de vie, de l'Italie en 69 à la Pologne 71, en Amérique du Sud,...dans toute l'Europe, de la Scandinavie à l'Espagne et du Portugal. La poussée de la crise a détermine de nouveau un développement de la conscience de classe dans la classe ouvrière et la réémergence de groupes révolutionnaires au sein de la classe.
Nous estimons qu'il ne suffit pas de parler des aspirations révolutionnaires de la classe ouvrière sans les voir dans le contexte de la possibilité concrète et de. la nécessité historique de la transformation révolutionnaire du capitalisme en déclin. Sinon, on peut tomber très facilement dans des notions dangereusement simplistes," à savoir que la crise n'est autre chose que le résultat de machinations des capitalistes individuels, des conspirations de Rockefeller, ou des "cheiks arabes", ou d'autres variations sur le même thème qui aucunes ne tiennent compte des aspects généraux de l'ensemble d'un système mondial en crise. Les révolutionnaires peuvent avoir dés analyses différentes sur le fonctionnement de1a loi de la valeur sur le plan théorique, mais la réalité de la crise économique ne peut pas être niée et on doit en tenir compte de façon cohérente. Cette dimension manque dans votre texte.
L'explication des manifestations de la crise est essentielle pour le développement d'une orientation révolutionnaire cohérente -pour une: analyse qui est une contribution à la lutte de classe- et non pas un ramassis, de différentes positions sans lien les unes avec les autres. Et une telle analyse doit avoir une dimension historique qui inclut les acquis de la lutte de classe antérieure et la contribution du marxisme révolutionnaire.
La cohérence politique et l'effort pour comprendre les acquis du passé sont particulièrement importants par rapport à la question de l'internationalisme prolétarien-et des luttes de libération nationale. Dans sa phase ascendante, le capitalisme était une force sociale progressive vis-à-vis des vestiges du féodalisme et les nations qui se constituaient, étaient le cadre même pour le développement du capitalisme. Dans la mesure où le capitalisme représentait alors un mode de production historiquement progressif, le prolétariat luttait aux côtés de la bourgeoisie contre les éléments réactionnaires. Cela ne veut pas dire cependant que la lutte de classe contre l'exploitation capitaliste n'existait pas. Au contraire, le prolétariat construisait ses organisations: de classe et luttait pour ses intérêts tout au long de cette période. Mais la révolution n'était pas une possibilité historique immédiate, les marxistes et le mouvement ouvrier soutenaient la formation de nouvelles nations dans la mesure ou elle pouvait favoriser le développement des forces productives et donc, accélérer l’accomplissement des tâches historiques du capitalisme. C’était le critère, principal de Marx et Engels quand ils soutenaient d'une part les mouvements en Pologne par exemple, et d1 autre part quand ils supposaient à la formation d’un Etat "sudiste" aux Etats-Unis pendant la guerre de sécession. On ne trouve nulle part dans le marxisme à cette époque la formulation d'un droit abstrait d’"auto-détermination" des nations ou " des peuples" qui constituerait "un pas vers le socialisme", formulations si chères à. nos tiers-mondistes d’aujourd’hui.
Avec le commencement de la décadence du capitalisme, le programme révolutionnaire est devenu la seule réponse possible à la décomposition de la société capitaliste. La bourgeoisie a cessé d'être une classe progressive, essentielle pour le développement des forces productives; seul le socialisme peut sauver l'humanité de la barbarie et de la destruction. Dans l'incapacité générale du système à résoudre ses contradictions internes, les révolutions bourgeoises sont devenues caduques.
Le parti bolchevik a défendu d'une façon intransigeante la position internationaliste pendant la première guerre mondiale et a participé activement à la révolution russe, l'une des plus grandes expériences de la classe ouvrière. Mais il n'a pas complètement compris les nécessités de la nouvelle période de décadence. En particulier, après le 2° congrès de l'IC en 1921, il a imposé à l'ensemble du mouvement ouvrier sa conception du potentiel "révolutionnaire" des luttes pour l'indépendance nationale. En effet, cette, question était si difficile à comprendre que même dans la tradition du conseillisme, des hésitations et des ambiguïtés persistaient à cette époque sur la "libération nationale". Ces ambiguïtés sont reprises sous des formes beaucoup plus ouvertes par ceux qui prétendent être les continuateurs du conseillisme (Daad en Gedachte par exemple).
Malgré votre désir de rejeter le "léninisme" sur certaines questions de la théorie révolutionnaire, vous ne faites qu'accepter et continuer le léninisme quant à la libération nationale. Notre Courant reconnaît les contributions du parti bolchevik dans l'histoire, mais la théorie de Lénine sur la libération nationale n'a pas soutenu l’épreuve de l'histoire. Qu'est-ce que les 50 dernières années nous ont montré au sujet des luttes "libérations nationales". Après tout, nous ne sommes plus dans le domaine de la spéculation sur les "possibilités" futures -nous avons des années d'expérience pour nous rendre compte.
Dans notre époque de décadence, c'est la domination suprême de l'impérialisme, l'impérialisme de tous les pays, des petits comme des grands. Tous les pays se font concurrence pour une part du marché mondial déjà partagé et de toutes façons, insuffisant pour les besoins de la production. Bien entendu, les grandes puissances capitalistes sont mieux armées dans cette lutte constante. Dans ce contexte de rivalités inter impérialistes, l'autonomie nationale est une utopie. Aucun pays ne peut se libérer d'un bloc sans l'aide d'un autre sous la domination militaire et économique duquel il tombe inévitablement.
Les luttes de "libération nationale" sont le théâtre de guerres locales et de confrontation entre les grands blocs impérialistes. Dans votre désir de lutter contre l'impérialisme, vous semblez ne pas comprendre que l'impérialisme n'est pas une question de "mauvaise politique" d'un pays ou d'un autre. L'impérialisme, c'est le mode de vie de tous les pays du système dans son ensemble, dans l'ère de la décadence. Identifier l'impérialisme à la barbarie d'un bloc en particulier, c'est donner implicitement son soutien à l'autre bloc. On peut demander où est le contenu "idéologique", "anti-impérialiste" des luttes qui ont vu l'impérialisme américain et chinois soutenir le Pakistan, et l'impérialisme russe le Bengladesh? Chacun luttait pour ses propres intérêts tout comme la bourgeoisie locale défendait ses intérêts dans cette lutte et la population de cette région a été utilisée comme chair-à-canon pour être laissée ensuite à la famine. Où est le contenu "révolutionnaire" dans le fait que l'impérialisme chinois et français aient soutenu le Biafra pour trouver une petite ouverture en Afrique, tandis que l'impérialisme russe a soutenu le gouvernement fédéral du Nigeria ? Ou encore, aujourd'hui, quand l'impérialisme chinois et américain soutient le régime Marcos aux Philippines, tandis que les intérêts de l'impérialisme russe le poussent à tenter d'appuyer les rebelles musulmans ? Ou encore en Angola, où les russes soutiennent le MPLA et les intérêts chinois et américains sont derrière Holden Roberto et le FNLA.et l’UNI TA ? Dans la situation angolaise, il y a de quoi faire réfléchir même le plus aveugle des adeptes de la libération nationale (cf. brochure d'Internationalism-World Révolution). Tout comme les révolutionnaires du passé ont appelé à la transformation de la guerre impérialiste en guerre de classe, les révolutionnaires aujourd’hui doivent dénoncer ces guerres impérialistes localisées et appeler à la lutte de classe.
Vous prétendez que les luttes de "libération nationale" amènent une "vie Meilleure aux gens", mais comment peut il y avoir de "vie meilleure" sous le capitalisme, sinon en le détruisant? Ou est-ce que vous voulez dire qu'un changement de personnel changera l'exploitation ? Le développement des forces productives à l'échelle mondiale est impossible aujourd'hui -le décalage entre les pays développés et sous-développés se creuse chaque jour davantage, et la misère du Tiers-Monde, aggravée par la guerre, la famine, le chaos économique et les régimes capitalistes d'Etat qui intensifient 1'exploitation, atteint des degrés inimaginables. Le capitalisme a été capable de créer un marché mondial (en détruisant les économies précapitalistes) mais il est actuellement incapable d'intégrer les populations du Tiers-Monde dans le processus de production comme le montrent les bidonvilles de chômeurs un peu partout dans le Tiers-Monde. Dans .certains cas, avec la dépendance économique par rapport aux grandes puissances et une exploitation féroce de la force de travail, certains pays (tels que Cuba, la Chine) ont pu développer une économie de guerre massive et une exploitation intensive de la force de travail avec un taux de productivité très bas.
Ces résultats sont des témoignages tragiques de la misère dés conditions de vie de la classe ouvrière dans ces zones et de la réalité du soi-disant "développement" dans le capitalisme décadent sous toutes ses formes. En Chine, un "petit" haut-fourneau derrière la maison ne représenté guère un développement des forces productives; il n'est qu'une manifestation de l'irrationalité générale des efforts autarciques vers le développement national dans une période de déclin.
Ces nouveaux régimes de "libération", payés dans le sang des ouvriers et de la population en général, qu'est-ce qu’ils signifient pour la lutte de classe ? L'indépendance" veut dire eh réalité être dominé par une puissance impérialiste ou une autre; les gouvernements "libéré " sont obligés d'aller vers le capitalisme d'Etat, comme seul moyen de défendre leur capital national relativement faible. Ceci veut dire, en termes clairs, une intensification de l’exploitation, y inclus la militarisation du travail et l'interdiction des grèves. Le Frelimo proclame qu'il n'y aura pas déplace pour les grèves dans le nouveau Mozambique et que la "paresse" sera sévèrement punie. Voilà la réalité de la "vie meilleure" promise à la classe ouvrière. Il est particulièrement ironique sinon répugnant de voir des groupes politiques aux Etats-Unis et en Europe qui écrivent sur le sabotage de la production des ouvriers de Turin ou de Détroit, mais qui pensent différemment du travail forcé s'il se fait au nom de la "libération nationale", très loin, quel-part dans le monde où cela ne leur coûte rien.. Les gouvernements qui se succèdent au Portugal, proclament tous qu'à cause de la crise économique, tout le monde doit travailler pour la "patrie" et éviter l'agitation et les grèves. Les gouvernements de "gauche" n'ont pas hésité à envoyer l'armée pour, briser les grèves (cf.; la grève de la TAP) tout comme au Chili. Les gauchistes au Portugal appellent-ils à la lutte de classe contre le capital sous tous ses masques ? Ah, mais ce serait "injuste" pour le capital national en difficultés et pour les fractions de la bourgeoisie soi-disant "radicales" (tels Carvalho ou Gonçalves) qui pourraient "faire mieux.
Mais le prolétariat n'a pas de patrie et ces "gauchistes" font un travail précieux pour le capital par leur "soutien critique" à un gouvernement ou à un autre et par leur verbiage radical.
La révolte des ouvriers polonais a montré au monde entier que la crise touche également les régimes de capitalisme d’Etat et que, dans ces conditions, la classe ouvrière luttera directement contre le mythe et la réalité du "paradis ouvrier", contre la bourgeoisie, et non pas en laissant embrigader dans une lutte antirusse ou nationaliste. De la même façon, les grèves des ouvriers dans les industries nationalisées de la métallurgie ; au Venezuela, les grèves au Pérou, en Colombie, en Egypte, les grèves des ouvriers du cuivre qui devaient faire face aux mitraillettes du régime Allende au Chili, ont toutes mis en évidence la frontière de classe que constitue l’"unité nationale" et les "mouvements nationaux". Les révolutionnaires, où se trouvent-ils ? Du côté de la lutte de classe dans ces pays, ou du côté de la bourgeoisie dans ses efforts pour mobiliser les ouvriers dans le nationalisme et l’"anti-impérialisme" intéressé, de la bourgeoise locale qui veut créer, les conditions d'une exploitation plus efficace ? Le besoin d'exprimer notre solidarité avec nos frères de classe partout dans le monde et d’agir en fonction d'elle ne se réalise absolument pas à travers un quelconque soutien du Frelimo, de l'armée de "libération" au Viêt-Nam, des guérillas palestiniennes ou de l'IRA, pas plus à travers ces mouvements qu'à travers l'ONU, l'Alliance pour le Progrès, ou le sionisme. Notre solidarité s'exprime dans la solidarité avec les luttes ouvrières et les intérêts de classe du prolétariat dans tous les pays. Le programme révolutionnaire communiste est la seule voie de sortie pour arrêter les massacres du Tiers-Monde. Le socialisme ne peut pas être crée dans un seul pays, qu'il soit sous-développé ou développé. Les luttes de classe des ouvriers du Tiers-Monde trouvent un écho dans les luttes de classe d'Europe et de tous les pays développés, et c'est là que réside l'espoir révolutionnaire.
Vous écrivez : "Vive l'Internationalisme prolétarien" et, ensuite, vous appelez au soutien des mouvements nationaux dans le Tiers-Monde" ; en réalité, cela revient au même que d'appeler au soutien de l'Union sacrée, à l'Unité nationale, à l'arrêt des grèves; que d'appeler au soutien du PC, des gauchistes dans tous les pays d'Europe. Le nationalisme est un chemin qui mène à la défaite quelle que soit sa justification idéologique.
Le Tiers-mondisme a connu une vogue parmi les gauchistes des pays: développés, parce qu'il est un moyen tellement facile de se soulager d'un sentiment de "culpabilité", et de trouver une satisfaction émotionnelle. Il y a quelques années, quand la classe ouvrière européenne et américaine n'était pas activement en lutte, il pouvait sembler que le seul "espoir" était de chercher ailleurs, dans le "peuple" et non dans le prolétariat. Mais aujourd'hui, quand la crise est une réalité tangible partout dans le monde et quand la lutte de classe se réveille après des années de contre-révolution, il est largement temps de réévaluer les implications d'une telle position. L'autosatisfaction que constituent les bavardages sur une "vie meilleure" au Viêt-Nam ou au Cambodge, dans le contexte d'une génération entière de morts pour, la guerre impérialiste, c'est une caricature de la pensée révolutionnaire.
Nous estimons, que cette question de la "libération nationale" aujourd'hui est l'un des points cruciaux que nous voudrions discuter avec votre groupe(*). Nous regrettons de ne pas pouvoir lire votre journal en suédois, mais nous espérons recevoir plus de traductions de vos textes en .anglais ou en d'autres langues.
Votre vision de l'impérialisme aujourd’hui est liée à vos positions sur la nature des régimes en Russie, en Chine et dans les pays de l'Est. Il est très difficile d'élaborer une perspective révolutionnaire si vos analyses ne définissent pas le système capitaliste comme un ensemble. Vous écrivez : "Toutes les aires du monde ne sont pas dominées par le système capitaliste". Selon vos analyses, le monde est divisé en "régimes capitalistes" et "régimes non-capitalistes, bureaucratiques". Comment est-il alors possible de défendre et d'expliquer un seul et même programme révolutionnaire pour deux systèmes sociaux différents ? Vous écrivez : "La lutte de classe continue". Mais quelles sont les classes ? Quelle est la base matérielle de cette bureaucratie soi disant "non-capitaliste" et quelles sont les contradictions objectives de ce système ?
Vous dites que la Russie et la Chine ont des "économies planifiées", mais la planification en soi n’a jamais constitué une définition d'un système social. La planification économique centralisée de l'Etat, à un degré plus ou moins grand, est en vigueur en France, en Grande Bretagne, en Espagne, en fait dans tous les pays aujourd'hui, y inclus les Etats-Unis et le Canada. La nationalisation et la planification sont devenues des parties intégrantes du capitalisme décadent partout dans le monde et cette tendance va s'accélérer au fur et à mesure que la crise s'approfondit.
Même si nous suivons la logique de vos propres arguments, la nature du "bureaucratisme" russe ou chinois est claire si nous ne restons pas aveuglés par les apparences. Quel est ce système que vous définissez comme créant un prolétariat, dont la classe dominante contrôle les moyens de production, où existe le salariat, dont le but est d'élargir la production nationale en vue de l'accumulation, ce système qui participe à la concurrence sur le marché mondial. C’est le capitalisme et le fonctionnement de la loi de la valeur.
Les régimes de Russie, de Chine et des pays de l'Est sont des expressions de la tendance au capitalisme d'Etat qui domine le système capitaliste partout dans le monde actuel, à un degré plus ou moins grand. La Russie ou la Chine sont des expressions plus extrêmes de ce besoin de concentrer le capital national entre les mains de l'Etat. Et la bureaucratie en Russie et en Chine joue le même rôle dans la production que la bourgeoisie "privée" traditionnelle : elle est le fonctionnaire du capital. La forme juridique que peut prendre le capitalisme, que ce soit entre les mains de l'Etat ou entre les mains d'individus, n'est qu'une question secondaire. La question primordiale est le rôle d'une classe sociale par rapport aux moyens de production.
La Russie, la Chine ou d'autres exemples extrêmes d'organisation capitaliste d'Etat, sont impérialistes à cause de la nature même du capitalisme à notre époque. Dans votre analyse, ce point reste dangereusement flou. Et les lecteurs peuvent conclure que ces pays pourraient mener des luttes "anti-impérialistes" comme le prétendent les staliniens, les trotskystes et autres maoïstes. Tout comme les théories de l'Etat ouvrier, ou de l'Etat ouvrier dégénéré, etc., votre théorie peu explicite d'un "autre système" laisse la porte ouverte à de dangereuses mystifications. Bien que vous appeliez à la révolution prolétarienne dans cet "autre" système bizarre, la définition du prolétariat lui-même est sapée par cette analyse inconséquente. Les conclusions peuvent être justes', mais il n'y a pas de logique. Il y a eu bien des théories qui ont tenté d'expliquer la Russie ou la Chine sans se référer au capitalisme d'Etat. On peut, en particulier, signaler les écrits de Chaulieu alias Cardan dans "Socialisme ou Barbarie", qui a proclamé que la Russie et, plus tard, la Chine constituent un "troisième système", ni socialiste ni capitaliste. Cette théorie l'a amené à abandonner le prolétariat en tant que classe révolutionnaire internationale (cf. son œuvre sous le nom de Coudray ("La Brèche") et à adopter l'idée des "dirigeants-dirigés" comme la division fondamentale de la "nouvelle" société "libérée des crises", dont les racines matérielles restent un mystère. Ce qui est plus fondamental encore, c'est que l'idée d'un "troisième système" implique le rejet de l'acquis marxiste essentiel selon lequel le socialisme, la fin de tout rapport de propriété et de la loi de la valeur, la fin- de la production marchande et du salariat, peuvent résoudre les contradictions inhérentes au capitalisme.
En rejetant toutes les spéculations sur la Russie et la Chine qui ont dominé pendant la période de contre-révolution, et en défendant la conception du capitalisme d'Etat, notre Courant souligne le fait que l'étatisation est une tendance générale dans le capitalisme décadent depuis la 1° Guerre Mondiale. Quelle que soit leur étiquette idéologique : stalinisme, fascisme ou "démocratie", les mesures de capitalisme d'Etat, à un degré plus ou moins grand, sont la tendance fondamentale dans .tous, les pays. Avec l’approfondissement de la crise, la bourgeoisie de tous les bords accélérera cette tendance et il est important que les révolutionnaires fassent l’effort de clarifier cette question dans les pays avancés ainsi que dans, les pays sous-développés. La bourgeoisie tentera de récupérer les luttes prolétariennes à travers les nationalisations, l’autogestion, des "New Deal" ou des "Fronts Populaires", en défense du capital national au moyen de l'étatisation intensifiée et de la "pacification" de la classe ouvrière.
De façon générale, s'il fallait résumer l'axe principal du travail de notre Courant, ce serait l'insistance que nous mettons sur la seule classe révolutionnaire dans le capitalisme, à l'Est comme à l'Ouest, le prolétariat. Aujourd'hui, avec la crise et le réveil de la lutte de classe internationale, parler des mouvements marginaux n'est qu'un détournement de la lutte de classe. Les théories sur la "société de consommation" que vous mentionnez dans votre texte semblent des absurdités vides de tout sens lorsqu'aujourd’hui, le problème crucial pour 1a classe ouvrière est l'inflation, le chômage et le maintien d'un niveau de vie minimum. Dans le contexte d'un chômage de presque 10% aux Etats-Unis, 12% au Danemark par exemple, pour ne pas parler de la baisse du pouvoir d'achat produit par l'inflation galopante, comment peut-on prendre au sérieux l'idée que la société capitaliste existe pour faire "consommer" la classe ouvrière ?
La classe ouvrière est le seul sujet de la révolution dans la société capitaliste, et ce n'est qu'à travers son activité autonome, le développement de sa conscience révolutionnaire et son organisation de classe dans les conseils ouvriers que le socialisme peut éventuellement devenir une réalité tangible. En ce sens, notre Courant a toujours défendu la position selon laquelle le parti révolutionnaire de la classe ouvrière ne peut pas se substituer à la classe dans son ensemble. Nous rejetons la conception léniniste qui dit que ce parti doit' prendre le pouvoir "au nom de la classe". Les organisations politiques de la classe existent pour contribuer à l'approfondissement et à la généralisation de la conscience de classe, pour présenter "les buts fondamentaux et les moyens d'y parvenir".
Nous ne comprenons pas bien votre référence à la nécessité de 1'"autonomie" de la classe par rapport à ses organisations politiques. Bien que ces organisations ne puissent pas assumer les tâches de la classe ouvrière dans son ensemble, elles sont une émanation de la classe pour remplir le rôle vital de contribution à la clarification de la conscience de classe dans...la lutte. Quand nous parlons de l'autonomie; de la classe ouvrière, ce n'est pas une autonomie qui séparerait le tout d'une partie de ce tout, mais plutôt 1'autonomie de la classe par rapport à toutes les autres classes. Le refus de se joindre aux Fronts Populaires, antifascistes, de "libération nationale" et aux côtés des éléments de la bourgeoisie, le refus de diluer les intérêts prolétariens dans l’amalgame du "peuple" c'est là l'autonomie du mouvement prolétarien qui est essentielle au processus révolutionnaire«
Bien que nous rejetions le parti léniniste, nous ne sommes, pas d'accord pour rejeter tout besoin d'une organisation des révolutionnaires tout comme votre groupe, nous voyons la nécessité d'un regroupement international des révolutionnaires aujourd'hui, basé sur une plateforme politique, cohérente. Nous essayons de contribuer à ce but par l'unité créée entre nos sections dans; différents pays. Au niveau actuel de lutte de classe, nous estimons que les contributions des révolutionnaires organisés peuvent être un facteur important pour aujourd'hui et pour la formation future d'un parti prolétarien international sur une base programmatique claire.
Nous ne prétendons pas avoir découvert toutes les réponses, ni avoir trouvé là "vérité éternelle". Nous essayons de baser notre intervention sur l'héritage du communisme de gauche, et sur l'analyse la plus large possible des acquis de la lutte de classe. Nous sommes extrêmement intéressés à contribuer au débat international et à la clarification des idées qui doit se faire parmi les révolutionnaires dans la classe. Nous espérons pouvoir lire plus de vos publications bientôt et que cette lettre sera considérée comme une contribution à une correspondance suivie entre nos groupes.
Fraternellement, J.A., pour le CCI. Août 75. (Lettre traduite de l'anglais)
[1] Le Conseillisme au secours du Tiers-mondisme p.45-53. Lettre à "ARBETARMAKT" (Workers1 Power League - Suède)