Soumis par Révolution Inte... le
Il y a 80 ans, en mars 1921, moins de quatre ans après la
prise du pouvoir par la classe ouvrière lors de la révolution
d'octobre 1917 en Russie, le parti bolchevik met fin par la force à
l'insurrection de la garnison de Kronstadt sur la petite île de
Kotline dans le Golfe de Finlande, à 30 kilomètres de
Petrograd.
La Russie des soviets avait dû mener durant
plusieurs années un combat sanglant dans la guerre civile
contre les menées contre-révolutionnaires des armées
blanches soutenues par les armées étrangères.
Mais la révolte de la garnison de Kronstadt ne fait pas partie
de ces tentatives contre-révolutionnaires : c'est une révolte
au sein même des partisans ouvriers du régime des
soviets qui avaient été à l'avant garde de la
révolution d'Octobre. Ces ouvriers mettent en avant des
revendications en vue de corriger les nombreux abus et les déviations
intolérables du nouveau pouvoir. Et sa répression
sanglante a constitué une tragédie pour le mouvement
ouvrier dans son ensemble.
Octobre 1917 en Russie a été
une révolution prolétarienne, le premier épisode
victorieux dans le déroulement de la révolution
prolétarienne mondiale qui était la réponse de
la classe ouvrière internationale à la guerre
impérialiste de 1914-18. L'insurrection d'Octobre faisait
partie d'un processus de destruction de l'Etat bourgeois et
d'établissement de la dictature du prolétariat et,
comme les bolcheviks l'ont passionnément défendu, sa
signification profonde était qu'elle devait marquer le premier
moment décisif de la révolution prolétarienne
mondiale, de la guerre de classe du prolétariat mondial contre
la bourgeoisie.
L'isolement de la révolution en Russie est la véritable cause de sa dégénérescence
La
révolution commencée en Russie 1917 n'a pas réussi
à s'étendre internationalement malgré les
nombreuses tentatives de la classe ouvrière dans toute
l'Europe.
La Russie elle-même avait été
déchirée par une longue et sanglante guerre civile qui
avait dévasté l'économie et fragmenté le
prolétariat industriel, colonne vertébrale du pouvoir
des soviets.
L'élimination des comités d'usine, la
subordination progressive des soviets à l'appareil d'Etat, le
démantèlement des milices ouvrières, la
militarisation croissante de la vie sociale, résultats des
périodes de tension durant la guerre civile, la création
de commissions bureaucratiques, étaient toutes des
manifestations extrêmement significatives du processus de
dégénérescence de la révolution en
Russie. Bien que certains de ces faits datent d'avant même la
période de guerre civile, c'est cette dernière qui voit
le plein épanouissement de ce processus. De plus en plus, la
direction du Parti-Etat développait des arguments montrant que
l'auto-organisation de la classe ouvrière était
excellente en principe, mais que, dans l'instant présent, tout
devait être subordonné à la lutte militaire. Une
doctrine de "l'efficacité" commençait à
saper les principes essentiels de la démocratie prolétarienne.
Sous le couvert de cette doctrine, l'Etat commença à
instituer une militarisation du travail, qui soumettait les ouvriers
à des méthodes de surveillance et d'exploitation
extrêmement sévères. Ayant émasculé
les comités d'usine, la voie était libre pour que
l'Etat introduise la "direction d'un seul" et le système
de Taylor d'exploitation sur les lieux de production, le même
système que Lénine lui-même avait dénoncé
comme l'asservissement de l'homme à la machine. Les ravages de
l'économie de guerre et le blocus mettaient le pays tout
entier au bord de la famine, et les travailleurs devaient se
contenter des rations les plus maigres, souvent distribuées
très irrégulièrement. De larges secteurs de
l'industrie cessèrent de fonctionner, et des milliers
d'ouvriers furent contraints à la débrouille
individuelle pour survivre. La réaction naturelle de beaucoup
d'entre eux fut de quitter complètement les villes et de
chercher quelques moyens de subsistance à la campagne.
Tant
que durait la guerre civile, l'Etat des soviets conservait l'appui de
la majorité de la population car il était identifié
au combat contre les anciennes classes possédantes. Les
privations très dures de la guerre civile avaient été
supportées avec une bonne volonté relative par les
travailleurs, les ouvriers et les petits paysans. Mais après
la défaite des armées blanches, beaucoup commençaient
à espérer que les conditions de vie seraient moins
sévères et que le régime relâcherait un
peu son emprise sur la vie économique et sociale. La direction
bolchevique, toutefois, confrontée aux ravages de la
production causés par la guerre, était assez réticente
à permettre quelque relâchement dans le contrôle
étatique sur la vie sociale.
Le soulèvement de Kronstadt
A la fin de 1920, des soulèvements paysans
s'étendent à travers la province de Tambov, la moyenne
Volga, l'Ukraine, la Sibérie occidentale et d'autres régions.
La démobilisation rapide de l'Armée Rouge met de
l'huile sur le feu avec le retour dans leurs villages des paysans en
uniforme. La revendication centrale de ces révoltes porte sur
l'arrêt des réquisitions de blé et sur le droit
des paysans à disposer de leurs produits. Au début de
1921, l'esprit de révolte s'est étendu aux ouvriers des
villes qui avaient été l'avant-garde de l'insurrection
d'Octobre : Petrograd, Moscou et Kronstadt.
Petrograd connut une
série de grèves spontanées importantes. Aux
assemblées d'usine et dans les manifestations, des résolutions
qui réclamaient une augmentation des rations de nourriture et
de vêtements, étaient adoptées, car la plupart
des ouvriers avaient faim et froid. Allant de pair avec ces
revendications économiques, d'autres plus politiques,
apparaissaient aussi : les ouvriers voulaient la fin des restrictions
sur les déplacements en dehors des villes, la libération
des prisonniers de la classe ouvrière, la liberté
d'expression, etc. Sans aucun doute, quelques éléments
contre-révolutionnaires comme les mencheviks ou les
socialistes-révolutionnaires (SR) jouaient un rôle dans
ces événements, mais le mouvement de grève de
Pétrograd était essentiellement une réponse
prolétarienne spontanée aux conditions de vie
intolérables. Les autorités bolchéviques,
cependant , ne pouvaient admettre que les ouvriers puissent se mettre
en grève contre l'Etat post-insurrectionnel qualifié
"d'Etat ouvrier", et taxaient les grévistes de
provocateurs, de paresseux et d'individualistes.
Ce sont les
troubles sociaux en Russie, et surtout à Pétrograd, qui
vont servir de détonateur à la révolte des
marins de Kronstadt. Avant que n'éclatent les grèves de
Pétrograd, les marins de Kronstadt (que Trotsky qualifiait
comme étant la "gloire et l'honneur de la révolution")
avaient déjà entamé une lutte de résistance
contre les tendances bureaucratiques et le renforcement de la
discipline militaire au sein de la Flotte Rouge, mais quand arrivent
les nouvelles de Pétrograd et de la déclaration de la
loi martiale, immédiatement les marins se mobilisent et
envoient le 28 février une délégation aux usines
de Pétrograd. Le même jour, l'équipage du
croiseur Petropavlovsk se réunit et vote une résolution
qui va devenir le programme des insurgés de Kronstadt. Cette
résolution met en avant des revendications économiques
et politiques, réclamant notamment la fin des mesures
draconniennes du "communisme de guerre" et la régénération
du pouvoir des soviets avec liberté d'expression, liberté
de la presse, droit d'expression de tous les partis politiques.
Le
1er mars, deux délégués du parti bolchévik
rencontrent l'équipage du Petropavlovsk et dénoncent
cette résolution en brandissant immédiatement la menace
de répression si les marins ne reculent pas. Cette attitude
arrogante et provocatrice des autorités bolchéviques va
mettre le feu aux poudres et galvaniser la colère des
matelots. Le 2 mars, jour de la réélection du soviet de
Kronstadt, la résolution du Petropavlovsk est votée par
300 délégués qui adoptent une motion pour la
"reconstitution pacifique du régime des soviets".
Les délégués forment un "Comité
Révolutionnaire Provisoire" (CRP) chargé de
l'administration de la ville et d'organiser sa défense contre
toute intervention armée du gouvernement. A partir de ce jour
est née la commune de Kronstadt qui publie ses propres
Izvestia dont le premier numéro déclarait : "Le
parti communiste, maître de cet Etat, s'est déclaré
incapable de sortir le pays du chaos. D'innombrables incidents se
sont produits récemment à Moscou et à Pétrograd,
qui montrent clairement que le parti a perdu la confiance des masses
ouvrières. Le parti néglige les besoins de la classe
ouvrière parce qu'il croit que ces revendications sont le
fruit d'activités contre-révolutionnaires. En cela, le
parti commet une profonde erreur."
Cependant, la révolte
de la Commune de Kronstadt est restée totalement isolée.
L'appel des insurgés à l'extension de ce qu'ils
appelaient la "Troisième révolution" est
restée sans écho. A Pétrograd, malgré
l'envoi d'une délégation aux usines, malgré la
diffusion de tracts et de la résolution du Pétropavlovsk,
l'appel de la Flotte Rouge n'a pas réussi à mobiliser
la classe ouvrière de toute la Russie qui pourtant se
reconnaissait entièrement dans le programme des insurgés
et soutenait pleinement la révolte. Les ouvriers de Pétrograd
ont mis fin à leurs mouvements de grèves et ont repris
le travail soumis à la loi martiale car la classe ouvrière
en Russie avait été brisée, démoralisée,
éparpillée par la guerre civile.
L'écrasement de Kronstadt
La réponse immédiate du
gouvernement bolchevik à la rébellion a été
de la dénoncer comme une partie de la conspiration
contre-révolutionnaire contre le pouvoir des soviets. Bien
sûr, tous les charognards de la contre-révolution,
depuis les gardes blancs jusqu'aux SR tentèrent de récupérer
la rébellion et lui offrirent leur appui. Mais excepté
l'aide humanitaire par le canal de la Croix-Rouge russe contrôlée
par les émigrés, le CRP rejeta toutes les avances
faites par les forces de la réaction. Il proclamait qu'il ne
luttait pas pour le retour de l'autocratie, ou de l'Assemblée
Constituante (où s'étaient rassemblés, début
1918, les ennemis de la révolution) mais pour une régénération
du pouvoir des soviets libéré de la domination
bureaucratique : "Ce sont les soviets et non l'assemblée
constituante qui sont le rempart des travailleurs" déclaraient
les Izvestia de Kronstadt. "A Kronstadt, le pouvoir est entre
les mains des marins, des soldats rouges et des travailleurs
révolutionnaires. Il n'est pas dans les mains des gardes
blancs commandés par le général Kozlovsky, comme
l'affirme mensongèrement radio Moscou"
On ne peut pas
nier qu'il y ait eu des éléments petits-bourgeois dans
le programme et l'idéologie des insurgés et dans le
personnel de la flotte et des armées. En fait, c'était
l'occasion pour ces éléments, qui étaient
hostiles au parti bolchévik parce qu'il avait été
à la tête de la révolution de 1917, de manifester
cette hostilité. Mais la présence de ces éléments
ne changeait absolument pas la nature du mouvement lui-même.
La
direction bolchevique a réagi avec une extrême fermeté
à la rébellion de Kronstadt. Son attitude
intransigeante élimina rapidement toute possibilité de
compromis ou de discussion. Pendant l'assaut militaire lui-même
de la forteresse, les unités de l'Armée Rouge envoyées
pour écraser la rébellion étaient constamment au
bord de la démoralisation. Quelques unes fraternisèrent
même avec les insurgés. Pour s'assurer de la loyauté
de l'armée, d'éminents dirigeants bolcheviks furent
envoyés du 10e congrès du parti, alors en session à
Moscou. En même temps, les fusils de la Tcheka étaient
braqués sur le dos des soldats pour s'assurer doublement
qu'aucune démoralisation ne pouvait se propager. Quand la
forteresse tomba enfin, des centaines d'insurgés furent
massacrés, exécutés sommairement ou rapidement
condamnés à mort par la Tcheka. Les autres furent
envoyés en camp de concentration. La répression fut
systématique et sans merci.
Au moment des événements,
c'est la peur accablante du danger que les gardes blancs n'exploitent
la révolte de Kronstadt pour régler leur compte aux
bolcheviks, qui a amené bien des voix les plus critiques du
pouvoir bolchevik à soutenir la répression.
Une erreur de tout le mouvement ouvrier
En effet, s'il est une
chose que les antiléninistes de tous poils se sont efforcés
en permanence de masquer, c'est que cette erreur du parti bolchévik
a été partagée par l'ensemble du mouvement
ouvrier de l'époque, y compris par les fractions et courants
de la gauche communistes qui avaient été exclus de
l'Internationale.
Ainsi, l'Opposition Ouvrière, fraction
critique à la direction bolchévique, a apporté
son plein soutien à la répression et Alexandra
Kollontaï (qui était à la tête de cette
fraction oppositionnelle) ira même jusqu'à affirmer que
les membres de son Opposition seraient les premiers à se
porter volontaires pour écraser la rébellion.
Les
fractions de la Gauche germano-hollandaise, bien qu'elles se soient
clairement démarquées de la position jusqu'au-boutiste
de Kollontaï, n'ont pas condamné ni même critiqué
la politique du parti bolchévik. Ainsi, le KAPD 1,
au moment des événements, avait défendu la thèse
suivant laquelle la révolte de Kronstadt était un
complot contre-révolutionnaire contre la Russie des soviets,
ce qui l'a conduit à ne pas condamner la répression.
Görter,
au sein de la Gauche hollandaise, a affirmé que les mesures
prises par les bolchéviks étaient "nécessaires"
face à la révolte de Kronstadt car il fallait écraser
cette insurrection contre-révolutionnaire dont il estimait
qu'elle venait de la paysannerie.
Au sein-même du parti
bolchévik, Victor Serge, bien qu'ayant affirmé son
refus de prendre les armes contre les marins de la Flotte Rouge, n'a
pas protesté contre la répression par fidélité
au parti.
Ainsi, il est clair que cette erreur tragique n'a pas
été commise par le seul parti bolchévik et
encore moins par sa seule direction. En réalité, les
bolchéviks ont été les acteurs d'une erreur et
des incompréhensions de tout le mouvement ouvrier de l'époque
qui n'a pas vu que la contre-révolution pouvait venir de
l'intérieur de l'Etat post-insurrectionnel, non pas parce que
le "ver était déjà dans le fruit" dès
1917 (selon la thèse des anarchistes pour qui l'existence d'un
parti de classe est un danger pour le prolétariat), mais parce
que, du fait de l'isolement international de la révolution
russe, le parti bolchévik a été absorbé
par l'Etat, s'est identifié à cet appareil d'Etat
contre la classe ouvrière. L'erreur de l'ensemble du mouvement
ouvrier était contenue dans les confusions générales
sur l'idée suivant laquelle l'Etat qui a surgi après la
révolution d'Octobre 17 était un "Etat
prolétarien".
B et C
1 Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne exclu en 1920 de l'Internationale Communiste à cause de ses positions critiques, notamment contre la politique de «Front unique» de l'IC.