Soumis par Revue Internationale le
"En Europe occidentale, le syndicalisme révolutionnaire est apparu dans de nombreux pays comme le résultat direct et inévitable de l'opportunisme, du réformisme, du crétinisme parlementaire. Chez nous également, les premiers pas de "l'activité parlementaire" ont renforcé à l'extrême mesure l'opportunisme, et ont conduit les mencheviks à ramper devant les Cadets (…) Le syndicalisme révolutionnaire ne peut manquer de se développer sur le sol russe en réaction contre cette conduite honteuse de social-démocrates 'en vue'".[1] Ces mots de Lénine, que nous avons cités dans l'article précédent de cette série, s'appliquent très bien à la situation en France au début du 20ème siècle. Pour beaucoup de militants, dégoûtés par « l'opportunisme, le réformisme, et le crétinisme parlementaire », la Confédération Générale du Travail (CGT) française est en quelque sorte l'organisation phare du nouveau syndicalisme « révolutionnaire », qui « se suffit à lui-même » (selon les termes de Pierre Monatte[2]). Mais, si le développement du « syndicalisme révolutionnaire » est un phénomène international au sein du prolétariat à cette époque, la spécificité de la situation politique et sociale en France a permis à l'anarchisme de jouer un rôle particulièrement important dans le développement de la CGT. Ce conjonction entre une véritable réaction prolétarienne à l'opportunisme de la 2ème Internationale et des vieux syndicats d'une part, et l'influence des idées anarchistes typiques de la petite bourgeoisie artisanale d'autre part, est à l'origine de ce qu'on appelle depuis l'anarcho-syndicalisme.
Le rôle joué par la CGT en tant qu'exemple concret des idées anarcho-syndicalistes a été éclipsé depuis lors par celui joué lors de la prétendue révolution espagnole par la Confederación Nacional de Trabajadores (CNT) qui peut être considérée, en quelque sorte, comme le véritable prototype de l'organisation anarcho-syndicaliste.[3] Cela n'empêche que la CGT, fondée quinze ans avant la CNT espagnole, a été largement influencée, sinon dominée par le courant anarcho-syndicaliste pendant la période qui précède 1914. Dans ce sens, l'expérience des luttes menées par la CGT pendant cette période, et surtout sa réaction quand éclate la première grande boucherie impérialiste en 1914, constituent la première épreuve théorique et pratique de l'anarcho-syndicalisme. C'est pourquoi dans cet article (le deuxième dans la série entamée dans le numéro précédent de cette Revue), nous nous pencherons sur la période qui va de la fondation de la CGT au congrès de Limoges en 1895, à la trahison catastrophique de 1914 qui a vu la quasi-totalité des syndicats dans les pays belligérants sombrer dans un soutien indéfectible à l'effort de guerre de l'Etat bourgeois.
Pourquoi parlons-nous de « l'anarcho-syndicalisme » de la CGT ? Rappelons que dans l'article introductif de cette série (voir la Revue internationale n°118), nous avons distingué plusieurs différences importantes entre le syndicalisme révolutionnaire proprement dit et l'anarcho-syndicalisme :
- Sur la question de l'internationalisme : les deux principales organisations dominées par l'anarcho-syndicalisme ( la CGT française et la CNT espagnole) vont sombrer dans la défense de l'Union sacrée en 1914 et 1936 respectivement, alors que les syndicalistes révolutionnaires (notamment des IWW,[4] durement réprimés à cause justement de leur opposition internationaliste à la guerre de 1914) restent – malgré leurs faiblesses – sur le terrain de classe. En ce qui concerne la CGT en particulier, comme nous allons voir, son opposition au militarisme et à la guerre avant 1914 s'apparente plus au pacifisme qu'à l'internationalisme prolétarien pour lequel « les ouvriers n'ont pas de patrie » : les anarcho-syndicalistes de la CGT allaient « découvrir » en 1914 que les prolétaires français devaient, malgré tout, défendre la patrie de la Révolution française de 1789 contre le joug du militarisme prussien.
- Sur le plan de l'action politique, le syndicalisme révolutionnaire reste ouvert à l'activité des organisations politiques (Socialit Party of America et Socialist Labor Party aux Etats-Unis ; SLP puis – après la guerre de 1914-18 – l'Internationale Communiste en Grande-Bretagne).
- Sur le plan de la centralisation, l'anarcho-syndicalisme a une vision de principe qui est fédéraliste : chaque syndicat reste indépendant des autres, alors que le syndicalisme révolutionnaire est en faveur d'une unité politique et organisationnelle croissante de la classe.
Cette distinction n'était pas du tout évidente pour le protagonistes de l'époque : ils partageaient, jusqu'à un certain point, un même langage et des idées similaires. Cependant, chez les uns et les autres les mêmes mots ne recouvraient pas une identité des idées, ni de la pratique. De surcroît, il n'y avait pas – contrairement au mouvement socialiste – une Internationale où les divergences pouvaient s'affronter et se clarifier. De façon sommaire, on peut dire que si le mouvement vers le syndicalisme révolutionnaire représente un véritable effort au sein du prolétariat, visant à trouver une réponse à l'opportunisme des partis socialistes et des syndicats, l'anarcho-syndicalisme représente l'influence de l'anarchisme au sein de ce mouvement. Ce n'est pas un accident si cette influence de l'anarchisme est plus forte dans les deux pays moins développés sur le plan industriel, et plus marqués par le poids du petit artisanat et de la paysannerie : la France et l'Espagne. Il nous est évidemment impossible, dans l'espace d'un article, de rendre compte de manière détaillée de l'histoire de cette période complexe et mouvementée, et il faut toujours se garder du danger du schématisme. Cela dit, la distinction reste valable dans ses grandes lignes, et notre propos dans cet article sera d'examiner si oui ou non les principes de l'anarcho-syndicalisme, tels qu'ils se sont exprimés dans la CGT avant 1914, se sont révélés adéquats face aux évènements.[5]
La Commune et l'AIT
Pendant cette période qui va de la fin du 19e siècle à la guerre de 1914, le mouvement ouvrier est profondément marqué par la Commune de Paris et l'influence de l'Association internationale des Travailleurs (AIT). L'expérience de la Commune, première tentative de prise de pouvoir par la classe ouvrière, noyée dans le sang par le gouvernement versaillais en 1871, a légué aux ouvriers français une grande méfiance envers l'Etat bourgeois. Quant à l'AIT, la CGT s'en réclame explicitement, comme par exemple dans ce texte d'Emile Pouget :[6] « Le Parti du Travail a, pour expression organique, la Confédération générale du Travail (…) en ligne directe, le Parti du Travail émane de l'Association internationale des Travailleurs, dont il est le prolongement historique ».[7] Plus spécifiquement, pour Pouget, un des principaux propagandistes de la CGT, la Confédération se réclame des fédéralistes (c'est-à-dire les alliés de Bakounine) dans l'AIT, ainsi que du slogan : « l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes », contre les « autoritaires » alliés de Marx. L'ironie inhérente à cette affiliation échappe complètement à Pouget, comme à tous les anarchistes depuis lors. La fameuse expression que nous venons de citer ne vient pas de l'anarchiste Bakounine, mais du premier considérant des statuts de l'AIT écrit par nul autre que l'affreux autoritaire Karl Marx plusieurs années avant que Bakounine n'adhère à l'Internationale. Par contre, ce dernier, que les anarchistes de la CGT prennent comme référence, préfère la dictature secrète de l'organisation révolutionnaire qui doit être un « quartier général de la révolution » :[8] « Puisque nous rejetons tout pouvoir, par quel pouvoir, ou plutôt par quelle force allons-nous diriger la révolution du peuple ? Une force invisible – reconnue par personne, imposée par personne – grâce à laquelle la dictature collective de notre organisation sera d'autant plus puissante qu'elle reste invisible et inconnue… ».[9] Il faut insister ici sur la différence entre la vision marxiste de l'organisation de la classe et celle de l'anarchiste Bakounine : c'est la différence entre une organisation ouverte, une organisation de la force prolétarienne par la masse des prolétaires eux-mêmes, et la vision du « peuple » amorphe, qui doit être guidé par la main invisible d'une « dictature secrète » de révolutionnaires.
Le contexte historique
La toile de fond historique du développement de l'anarcho-syndicalisme en France est une période bien particulière. Les années qui vont du début du 20e siècle à 1914 constituent une période charnière dans laquelle le capitalisme à son apogée sombre dans l'épouvantable massacre de la Première Guerre mondiale, qui est la marque de l'entrée dans la décadence du système capitaliste. Depuis l'incident de Fachoda en 1898 (où les troupes françaises et britanniques, en compétition pour la domination de l'Afrique, se trouvent face à face au Soudan), à celui d'Agadir en 1911 (avec l'envoi à Agadir de la canonnière Panther par l'Allemagne qui tente de profiter des difficultés françaises au Maroc), et aux guerres des Balkans en 1912 et 1913, les alertes à la guerre généralisée en Europe se font de plus en plus insistantes et angoissantes. Quand la guerre éclate en 1914, ce n'est une réelle surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie, qui s'engage depuis des années dans une course effrénée aux armements, ni pour le mouvement ouvrier international (résolutions des congrès de Stuttgart et de Bâle de la 2e Internationale, ainsi que des congrès de la CGT contre la menace de guerre).
La guerre impérialiste généralisée, c'est la concurrence capitaliste hissée à un niveau supérieur. Elle exige l'organisation de toutes les forces de la nation pour être menée à bien. La bourgeoisie est obligée de modifier fondamentalement son organisation sociale : c'est l'Etat qui doit prendre le contrôle de toutes les ressources économiques et sociales de la nation et diriger cette lutte à mort contre l'impérialisme ennemi (nationalisations des industries clés, réglementation de l'industrie, etc.). Il faut organiser la main d'œuvre pour faire fonctionner l'industrie de guerre. Il faut que les ouvriers soient prêts à accepter les sacrifices qui sont la conséquence de ces efforts. A cette fin, il faut embrigader la classe ouvrière dans la défense de la nation et l'Union sacrée. En conséquence, l'appareil de contrôle social se développe énormément et intègre aussi les organisations syndicales. Ce développement du capitalisme d'Etat, qui est une des caractéristiques fondamentales de sa période de décadence, constitue alors une mutation qualitative de la société capitaliste.
La bourgeoisie, bien évidemment, ne comprend pas que le changement d'époque qui se produit au grand jour avec la guerre de 1914 est un moment fatidique pour son système. Par contre, elle comprend très bien – en particulier la bourgeoisie française qui a fait l'expérience de la Commune– qu'il faut à la fois mater et amadouer les organisations ouvrières avant de pouvoir se lancer dans des aventures militaires. Les années qui précèdent 1914 voient donc la préparation de l'intégration des syndicats dans l'Etat.
La période d'avant guerre est présentée comme étant celle d'une montée en puissance du mouvement prolétarien, mais celle-ci n'est qu'apparente. Les réformes votées au parlement, censées améliorer la condition ouvrière, visent à attacher les ouvriers au char de l'Etat, en particulier en faisant participer les syndicats à la gestion de celui-ci.
Suite à la défaite de la Commune, il existe une très grande méfiance du côté des ouvriers vis-à-vis de toute tentative d'immixtion de l'Etat dans leurs affaires. Ainsi, le premier congrès des chambres syndicales à se tenir depuis 1871 (le congrès de Paris de 1876) refuse l'offre d'une subvention gouvernementale de 100.000 francs ; le délégué Calvinhac déclare : « Oh ! Apprenons à nous passer de cet élément à l'égal de la bourgeoisie dont le gouvernementalisme est un idéal. Il est notre ennemi. Dans nos affaires il ne peut arriver que pour réglementer, et soyez sûrs que la réglementation, il le fera toujours au profit des dirigeants. Demandons seulement la liberté complète, et nous trouverons la réalisation de nos rêves quand nous serons bien décidés à faire nos affaires nous-mêmes » (cité dans L'histoire des bourses de travail de Pelloutier, p. 86).
En principe, cette position aurait dû trouver un soutien indéfectible de la part des anarchistes, farouchement opposés à toute action « politique » (c'est-à-dire, dans leur conception, parlementaire ou municipale). Et pourtant, la réalité est beaucoup plus nuancée. Ainsi, la première des Bourses de Travail,[10] dans le développement desquelles Fernand Pelloutier[11] et les anarcho-syndicalistes allaient jouer un rôle important et dont la Fédération allait être un élément constituant de la CGT, est fondée à Paris en 1886 à la suite d'un rapport en sa faveur non pas des organisations ouvrières, mais du Conseil municipal (rapport Mesureur du 5 novembre 1886). Pendant toute leur existence, et jusqu'à ce que les Bourses se fondent entièrement dans la CGT, le rapport entre ces dernières et les municipalités a été assez mouvementé : elles pouvaient être soutenues, même subventionnées par l'Etat à certains moments, réprimées à d'autres (la Bourse du Travail de Paris est fermée par l'armée en 1893 par exemple). Georges Yvetot[12] (le successeur de Pelloutier après la mort de celui-ci) va même avouer que son salaire de secrétaire de la Fédération nationale des Bourses est en partie payé par des subventions de l'Etat.
Cette attitude ambiguë dans l'attitude des anarcho-syndicalistes vis-à-vis de l'État se retrouve de façon encore plus visible lors du débat au sein de la CGT sur l'attitude à adopter par rapport à la nouvelle loi, votée par le Parlement en 1910, sur la « Retraite ouvrière et paysanne » (ROP). Deux tendances se font jour : l'une qui récuse la ROP à cause d'une opposition de principe à toute immixtion de l'Etat dans les affaires de la classe ouvrière, y compris au niveau des retraites ; l'autre qui cherche à gagner une réforme immédiate en s'accommodant avec l'Etat. La difficulté qu'éprouve la CGT à se positionner par rapport à cette loi préfigure la débandade de 1914. Pour beaucoup de militants de la CGT, la trahison trouve son symbole, non pas tant dans l'appel à défendre la France aux traditions révolutionnaires, que dans la participation du « révolutionnaire » Jouhaux,[13] et même, malgré ses doutes, de l'internationaliste Merrheim,[14] au « Comité permanent pour l'étude et la prévention du chômage » mis en place par le gouvernement français pour remédier à la désorganisation économique qui résulte dans un premier temps de la mobilisation de l'industrie française pour la guerre.
Comment la CGT est-elle passée d'une défense farouche de son indépendance vis-à-vis de l'Etat à la participation aux tentatives de ce même Etat bourgeois d'entraîner les ouvriers dans la guerre impérialiste, alors que les principes de l'anarcho-syndicalisme avaient tant d'influence en son sein ?
Le rôle des anarchistes dans la CGT
Si la CGT a été considérée comme une « organisation phare » des syndicalistes révolutionnaires, il importe de souligner qu'elle n'est pas « syndicaliste révolutionnaire » ni même « anarcho-syndicaliste » en tant que telle. Alors qu'en Espagne, la CNT est étroitement liée à la FAI (Federación Anarquista Ibérica) et fait concurrence au Parti Socialiste et à son syndicat, l'Unión General de Trabajadores (UGT), en France la CGT est la seule organisation qui rassemble plusieurs centaines de fédérations syndicales. Parmi ces syndicats, certains sont carrément réformistes (comme le syndicat du livre dirigé par Auguste Keufer, qui sera le premier trésorier de la CGT, ou le syndicat des cheminots), ou fortement influencés par les militants révolutionnaires « guesdistes »[15] du Parti Ouvrier Français (ou de la SFIO[16] à partir de l'unification des partis socialistes français en 1905). Il existe également des syndicats importants, comme le « vieux syndicat » réformiste des mineurs, dirigé par Emile Basly, qui ne sont pas dans la Confédération.
Les anarchistes n'ont d'ailleurs joué qu'un rôle réduit dans le réveil du mouvement ouvrier en France après la défaite de la Commune. Pour commencer, il existe une méfiance marquée au sein de la classe ouvrière envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à la politique prétendument « utopiste », comme on peut voir dans le rapport du comité d'initiative du congrès ouvrier de 1876 : « Nous avons voulu que le congrès soit exclusivement ouvrier (…) Il ne faut pas oublier, tous les systèmes, toutes les utopies qu'on a reprochées aux travailleurs ne sont jamais venus d'eux. Tous émanaient de bourgeois, bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité » (cité dans L'histoire des Bourses du Travail, p. 77). C'est sans doute ce peu de radicalisme de la classe ouvrière qui pousse les anarchistes (hormis quelques exceptions comme Pelloutier) à abandonner les organisations ouvrières pour se tourner vers la propagande de « l'acte exemplaire » : attentats, attaques de banques et assassinats (dont l'anarchiste Ravachol nous donne un exemple classique[17]).
Pendant les vingt années qui suivent le congrès de 1876, ce ne sont pas les anarchistes mais les socialistes, en particulier les militants du Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde, qui jouent le rôle politique le plus important au sein du mouvement ouvrier. Les congrès ouvriers de Lyon et Marseille voient la victoire des thèses révolutionnaires du POF contre les tendances « pro-gouvernement » prônées par Barberet, et en 1886 c'est encore le POF qui propose et met sur pied une Fédération nationale des Syndicats (FNS). Notre propos ici n'est pas de chanter les louanges de Guesde et du POF. La rigidité de Guesde – liée à une piètre compréhension de ce qu'est le mouvement ouvrier et à un fort opportunisme – a fait que le POF a voulu limiter le rôle de la FNS au soutien des campagnes parlementaires du parti. D'ailleurs, c'est contre la volonté des dirigeants du POF que des militants du parti soutiennent des résolutions, aux congrès de Bouscat, Calais, et Marseille (1888/89/90) qui affirment que « la grève générale, c'est-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation ». Il est donc clair que le resurgissement du mouvement ouvrier en France après la Commune doit bien plus aux marxistes, avec toutes leurs faiblesses, qu'aux anarchistes. Un autre exemple qui va dans le même sens (sans pour autant diminuer en rien la valeur du travail acharné de l'anarchiste Fernand Pelloutier) est la création de la Fédération nationale des Bourses du Travail : celle-ci doit aussi beaucoup aux socialistes – entre autres, les deux premiers secrétaires de la FNB sont des membres du Comité révolutionnaire central animé par Edouard Vaillant.[18]
Jusqu'en 1894, et à l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par l'anarchiste Caserio, les militants anarchistes se sont peu préoccupés du syndicalisme, et beaucoup plus de la « propagande par le fait », cette dernière étant approuvée par le Congrès international anarchiste de Londres en 1881. Pelloutier lui-même le reconnaît plus ou moins explicitement dans sa fameuse Lettre aux anarchistes[19] de 1899 : « Nous avons jusqu'ici, nous anarchistes, mené ce que j'appellerai la propagande pratique (…) sans l'ombre d'une unité de vue. La plupart d'entre nous ont papillonné de méthode en méthode, sans grande réflexion préalable et sans esprit de suite, au hasard des circonstances. Tel qui la veille avait traité d'art, conférenciait aujourd'hui sur l'action économique et méditait pour le lendemain une campagne antimilitariste. Très peu, après s'être tracé systématiquement une règle de conduite, surent s'y tenir et, par la continuité de l'effort, obtenir dans une direction déterminée le maximum de résultats sensibles et présents. Aussi, à notre propagande par l'écriture, qui est merveilleuse et dont nulle collectivité – si ce n'est la collectivité chrétienne à l'aube de notre ère – n'offre un pareil modèle, ne pouvons-nous opposer qu'une propagande agie des plus médiocres (…)
Je ne propose (…) ni une méthode nouvelle ni un assentiment unanime à cette méthode. Je crois seulement, en premier lieu, que, pour hâter la «révolution sociale» et faire que le prolétariat soit en état d'en tirer tout le profit désirable, nous devons, non seulement prêcher aux quatre coins de l'horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu'un tel gouvernement est possible, et aussi l'armer, en l'instruisant de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme (…)
Les syndicats ont depuis quelques années une ambition très haute et très noble. Ils croient avoir une mission sociale à remplir et, au lieu de se considérer soit comme de purs instruments de résistance à la dépression économique, soit comme de simples cadres de l'armée révolutionnaire, ils prétendent, en outre, semer dans la société capitaliste le germe de groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste. Devons-nous donc, en nous abstenant de coopérer à leur tâche, courir le risque qu'un jour les difficultés ne les découragent et qu'ils ne se rejettent dans les bras de la politique ? ».
La même préoccupation est exprimée de manière beaucoup plus crue par Emile Pouget dans son Père peinard de 1897 : « S'il y un groupement où les anarchos doivent se fourrer, c'est évidemment la chambre syndicale (…) on a eu le sacré tort de se restreindre aux groupes d'affinités ».[20]
Ces passages sont révélateurs de la différence profonde entre anarchisme et marxisme. Pour les marxistes, il n'y a aucune séparation entre la classe ouvrière et les communistes. Ceux-ci font partie du prolétariat, et expriment les intérêts du prolétariat en tant que classe distincte de la société. Comme l'exprimait déjà en 1848 le Manifeste Communiste : « Les communistes (...)n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier (…) Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux ». Le communisme[21] est indissociable de l'existence du prolétariat dans le capitalisme : d'abord parce que le communisme ne devient une possibilité matérielle qu'à partir du moment où le capitalisme a unifié la planète dans un seul marché mondial ; ensuite parce que le capitalisme a créé une classe révolutionnaire seule capable de renverser le vieil ordre et de bâtir une société nouvelle sur la base du travail associé à l'échelle mondiale.
Pour les anarchistes, ce qui compte, c'est leurs idées, celles-ci n'ayant aucun ancrage dans une classe particulière. Pour eux, le prolétariat n'est utile que dans la mesure où les anarchistes peuvent « réaliser » leurs idées à travers lui et avoir une influence sur son action, mais si le prolétariat semble momentanément endormi, alors n'importe quel autre groupement fera aussi bien l'affaire : les paysans bien sûr, mais aussi les petits artisans, les étudiants, les « nations opprimées », les femmes, les minorités… ou tout simplement « le peuple » de façon générale, qu'il s'agit de galvaniser grâce à « l'acte exemplaire ».
La vision anarchiste du prolétariat comme simple « moyen » faisait que beaucoup parmi les anarchistes voyaient la montée du syndicalisme révolutionnaire d'un œil plutôt méfiant. Ainsi, au Congrès international anarchiste d'Amsterdam en 1907, Errico Malatesta répond à l'intervention de Monatte, qui théorise le syndicalisme révolutionnaire, en disant : « Le mouvement ouvrier pour moi n'est qu'un moyen – le meilleur moyen de tous les moyens qui nous sont offerts (…) Les syndicalistes tendent à faire du moyen une fin (…) c'est ainsi que le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même (…) Or même s'il se corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible – et encore ! – que l'amélioration des conditions du travail (…) Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production ».[22]
Le retour des anarchistes vers les syndicats ouvriers, et donc le développement de ce qu'on appellera l'anarcho-syndicalisme, correspond, dans le temps, au développement d'une insatisfaction grandissante dans les rangs ouvriers vis-à-vis de l'opportunisme parlementaire des partis socialistes, et de l'incapacité de ces derniers d'œuvrer à une unification effective des organisations syndicales dans la lutte des classes. C'est ainsi que, des rangs mêmes de la FNS jusqu'alors parrainée par le POF de Guesde, surgit le désir de créer une véritable organisation unitaire qui agira indépendamment d'une tutelle de parti : la CGT est créée au congrès de Limoges en 1895. Au fil des années, l'influence anarcho-syndicaliste va en grandissant : en 1901 Victor Griffuelhes[23] devient secrétaire de la CGT alors que Emile Pouget est secrétaire adjoint du nouvel hebdomadaire de la CGT, La Voix du peuple. Les deux autres principaux journaux de la CGT seront La Vie ouvrière, lancé par Monatte en 1909, et La Bataille syndicaliste lancée avec beaucoup de mal et un succès plus limité par Griffuelhes en 1911. Nous pouvons donc dire que l'anarcho-syndicalisme jouissait d'une influence prépondérante au sein des instances dirigeantes de la CGT.
Voyons maintenant, en théorie et en pratique, l'anarcho-syndicalisme à l'œuvre dans et à travers l'histoire de la CGT.
Qu'est-ce que l'anarcho-syndicalisme dans la CGT ?
Les anarcho-syndicalistes dans la CGT se veulent surtout les partisans de l'action, considérée comme le contraire des élucubrations théoriques. Ainsi Emile Pouget dans Le Parti du travail : « Ce qui différencie le syndicalisme des diverses écoles socialistes – et fait sa supériorité – c'est sa sobriété doctrinale. Dans les syndicats, on philosophe peu. On fait mieux : on agit ! Là, sur le champ neutre qu'est le terrain économique, les éléments qui affluent, imprégnés des enseignements de telle ou telle école (philosophique, politique, religieuse, etc.), perdent au frottement leur rugosité particulière, pour ne conserver que les principes communs à tous : la volonté d'amélioration et d'émancipation intégrale ». Pierre Monatte intervient dans le même sens au congrès anarchiste d'Amsterdam : « Mon désir n'est pas tant de vous donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire que de vous le montrer à l'œuvre et, ainsi de faire parler les faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l'anarchisme qui l'ont précédé dans la carrière, s'est affirmé moins par des théories que par des actes, et c'est dans l'action plus que dans les livres qu'on doit aller chercher ».[24]
Dans sa brochure Le syndicalisme révolutionnaire, Victor Griffuelhes nous résume une vision de l'action syndicale : « le syndicalisme proclame le devoir de l'ouvrier d'agir lui-même, de lutter lui-même, de combattre lui-même, seules conditions susceptibles de lui permettre de réaliser sa totale libération. De même que le paysan ne récolte le grain de son travail qu'au prix de son travail fait de luttes personnelles, le prolétaire ne jouira de droits qu'au prix de son travail fait d'efforts personnels (…) Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l'action de la classe ouvrière ; il n'est pas la classe ouvrière elle-même. C'est-à-dire que le producteur en s'organisant avec des producteurs comme lui, en vue de lutter contre un ennemi commun : le patronat, en combattant par le syndicat et dans le syndicat pour la conquête des améliorations, crée l'action et forme le mouvement ouvrier (…)
[Pour le Parti socialiste] le Syndicat est l'organe qui balbutie les aspirations des ouvriers, c'est le Parti qui les formule, les traduit, et les défend. Car pour le Parti, la vie économique se concentre dans le Parlement ; c'est vers lui que tout doit converger, c'est de lui que tout doit partir (…)
Puisque le syndicalisme est le mouvement de la classe ouvrière (…) c'est-à-dire que les groupements issus d'elle ne peuvent comprendre que des salariés (…) de ce fait, ces groupements excluent des individus jouissant d'une situation économique différente de celle du travailleur ».
Dans son intervention au congrès d'Amsterdam, Pierre Monatte considère que le syndicat fait disparaître les désaccords politiques au sein de la classe ouvrière : « Au syndicat, les divergences d'opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ; moyennant quoi, l'entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment sur les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu'ils sont pareillement assujettis aux lois du salariat, n'aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l'entente qui s'est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et qui lui a permis, l'année dernière, au Congrès d'Amiens [en 1906, ndlr], d'affirmer fièrement qu'il se suffisait à lui-même ».[25] Il est à noter que Monatte met ici les groupes anarchistes dans le même sac que les socialistes.
Qu'est-ce qui ressort de ces quelques citations ? Il y a quatre idées clés que nous voulons souligner ici.
Le syndicat ne reconnaît pas de tendances politiques, il est politiquement « neutre ». C'est une idée que l'on retrouve à répétition dans les textes des anarcho-syndicalistes de la CGT : que les partis politiques ne représentent que « les chamailleries des écoles ou des sectes rivales », et que le travail syndical, l'association des ouvriers dans la lutte syndicale, eux, ne connaissent pas de luttes de tendance – autrement dit, « politiques ». Or, cette idée ne correspond nullement à la réalité. Il n'y a aucune automatisme dans la lutte ouvrière, qui est nécessairement faite de décisions, et d'une action en fonction de ces décisions : ces décisions sont des actes politiques. Ceci est encore plus vrai pour la lutte ouvrière que pour les luttes des autres classes révolutionnaires dans l'histoire. Puisque la révolution prolétarienne doit être l'acte conscient de la grande masse de la classe ouvrière, la prise de décision doit faire constamment appel à la capacité de réflexion, de débat, de la classe ouvrière, tout autant qu'à sa capacité d'action : les deux sont indissociables. L'histoire de la CGT elle-même a été témoin de luttes incessantes entre différentes tendances. Il y a eu d'abord la lutte contre les socialistes qui voulaient rapprocher la CGT de la SFIO, qui s'est soldée par la défaite de ces derniers au congrès d'Amiens . D'ailleurs, pour s'assurer de l'indépendance du syndicat par rapport au parti, les anarcho-syndicalistes n'ont pas hésité à s'allier avec les réformistes, qui insistaient non seulement sur l'indépendance du syndicat vis-à-vis du parti, mais aussi sur l'autonomie de chaque syndicat, de façon à pouvoir maintenir la politique réformiste au sein des fédérations où ils étaient dominants. Il y eut ensuite des luttes entre réformistes et révolutionnaires autour de la succession de Griffuelhes, démissionnaire en 1909 et remplacé par le réformiste Niel, lui-même remplacé quelques mois plus tard par le candidat révolutionnaire Jouhaux, celui-là même qui porte une lourde responsabilité pour la trahison de 1914.
La politique, c'est le parlement. Cette idée, si elle doit beaucoup à l'incurable crétinisme parlementaire (pour reprendre l'expression de Lénine) des socialistes français, n'a strictement rien à voir avec le marxisme. Déjà en 1872, Marx et Engels ont tiré cette leçon de la Commune de Paris, « qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique » : « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte » (Préface à l'édition allemande de 1872 du Manifeste Communiste). Dans la Deuxième Internationale, le début du 20e siècle est caractérisé par une lutte politique au sein des partis socialistes et des syndicats, entre d'un côté les réformistes qui veulent intégrer le mouvement ouvrier dans la société capitaliste, et de l'autre, la gauche qui défend sa finalité révolutionnaire, en s'appuyant sur les nouvelles leçons issues de l'expérience des grèves de masse de 1903 en Hollande et de 1905 en Russie.
On doit interdire la présence de non-ouvriers dans la lutte. Cette idée est également reprise par Pouget (Le Parti du Travail) : « cette œuvre de réorganisation sociale ne peut s'élaborer et se mener à bien que dans un milieu indemne de toute contamination bourgeoise (…) [le Parti du Travail est] le seul organisme qui, en vertu de sa constitution même, élimine de son sein toutes les scories sociales ». Cette notion est une véritable foutaise : l'histoire est remplie d'exemples d'ouvriers qui ont trahi leur classe (à commencer par plusieurs dirigeants anarcho-syndicalistes de la CGT), ainsi que de ceux qui n'étant pas ouvriers eux-mêmes sont restés fidèles au prolétariat et ont payé cette fidélité de leurs vies : l'avocat Karl Liebknecht et l'intellectuelle Rosa Luxemburg pour n'en nommer que deux.
C'est l'action, et non pas la « philosophie », qui est l'essence de la lutte. Relevons d'abord le fait que les marxistes n'ont pas attendu les anarchistes pour insister sur le fait que « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer ».[26] Ce qui caractérise l'anarcho-syndicalisme n'est pas le fait « d'agir », mais l'idée que l'action n'a pas besoin de s'appuyer sur une réflexion théorique ; qu'il suffirait, en quelque sorte, d'éliminer des organisations ouvrières les éléments « étrangers » pour que jaillisse une « action » adéquate. Cette idéologie est résumée dans un des slogans typiques du syndicalisme révolutionnaire : « l'action directe ».
Action directe ou grève de masse politique ?
Voici comment Pouget décrit « Les méthodes d'action syndicale » dans Le Parti du travail : « [celles-ci] ne sont pas l'expression du consentement des majorités se manifestant par le procédé empirique du suffrage universel : elles s'inspirent des moyens grâce auxquels, dans la nature, se manifeste et se développe la vie, en ses nombreuses formes et aspects. De même que la vie est d'abord apparue par un point, une cellule ; de même qu'au cours du temps, c'est toujours une cellule qui est élément de fermentation ; de même, dans le milieu syndicaliste, le branle est donné par des minorités conscientes qui, par leur exemple, par leur élan (et non par injonctions autoritaires) attirent dans leur rayonnement et entraînent à l'action la masse plus frigide » (op. cit. p. 227).
On voit pointer ici la vieille rengaine anarchiste : l'activité révolutionnaire se fait grâce à l'acte exemplaire de la « minorité consciente », la masse de la classe ouvrière se trouvant reléguée à un statut de mouton. C'est encore plus clair dans le livre de Pouget sur la CGT : « si le mécanisme démocratique était pratiqué par les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action. Mais la minorité n'est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l'inertie d'une masse que l'esprit de révolte n'a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent, il y a, pour la minorité consciente, l'obligation d'agir, sans tenir compte de la masse réfractaire, et ce, sous peine d'être forcée de plier l'échine, tout comme les inconscients » (op. cit. p165). Il est vrai, bien sûr, que la classe ouvrière n'est pas homogène dans sa prise de conscience : il y a toujours des éléments de la classe qui voient plus loin que leurs camarades. C'est bien pour cela que les communistes insistent sur la nécessité d'organiser, de regrouper la minorité d'avant-garde dans une organisation politique capable d'intervenir dans les luttes, de participer au développement de la conscience de l'ensemble de la classe, et ainsi de faire en sorte que l'ensemble de la classe ouvrière soit à même d'agir de façon consciente et unifiée, en somme de faire en sorte que « l'émancipation de la classe ouvrière » soit vraiment « l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». Mais cette capacité de « voir plus loin » ne vient pas d'un « esprit de révolte » individuel qui surgit on ne sait d'où ni comment : elle est inscrite dans l'être même de la classe ouvrière en tant que classe historique et internationale, la seule classe dans la société capitaliste qui est obligée de se hisser à une compréhension de la nature du capitalisme et de sa propre nature de fossoyeur de la vieille société. Une réflexion approfondie sur l'action ouvrière, afin de tirer les leçons de ses victoires et – bien plus souvent – de ses défaites, fait évidemment partie de cette compréhension, mais elle n'est pas sa seule composante : la classe qui va entreprendre la révolution la plus radicale que l'humanité ait jamais connue, la destruction de la domination des classes et son remplacement par la première société mondiale et sans classes, a besoin d'une conscience d'elle-même et de sa mission historique qui va bien au-delà de l'expérience immédiate.
Cette vision est à des années-lumière du mépris pour la « masse réfractaire » affiché par l'anarchiste Pouget : « Qui pourrait récriminer contre l'initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients, que les militants n'ont guère considérés que comme des zéros humains, n'ayant que la valeur numérique d'un zéro ajouté à un nombre, s'il est placé à sa droite » (op. cit. p. 166). La « théorie » anarchiste de l'action directe descend donc en droite ligne de la vision bakouniniste des masses comme force élémentaire, mais surtout pas consciente, et ayant en conséquence besoin de ce « quartier général secret » pour diriger leur « révolte ».
D'autres militants mettent l'accent plutôt sur l'action indépendante des ouvriers eux-mêmes : ainsi Griffuelhes écrit que « le salarié, maître à toute heure et à toute minute de son action, l'exerçant à l'heure jugée bonne par lui, l'intensifiant ou la réduisant au gré de sa volonté, ou sous l'influence de ses mesures et de ses moyens, n'abandonnant jamais à quiconque le droit de se décider à sa place et pour lui, gardant comme un bien inestimable la possibilité et la faculté de dire à tout moment le mot qui active ou celui qui clôture, s'inspire de cette conception si ancienne et si décriée dénommée : action directe ; cette action directe qui n'est que la forme d'agir et de combattre propre au syndicalisme ». Ailleurs, Griffuelhes compare l'action directe à un « outil » que l'ouvrier doit apprendre à manier. Cette vision de l'action ouvrière, si elle n'affiche pas le mépris hautain d'un Pouget pour les « zéros humains », est néanmoins loin d'être satisfaisante. D'abord, il y a une nette tendance individualiste chez Griffuelhes, de voir l'action de la classe comme le simple somme des actes individuels de chaque ouvrier. En conséquence, et de façon logique, il n'y a aucune compréhension du fait qu'il existe un rapport de forces non pas entre des individus mais entre les classes sociales. La possibilité de mener une lutte d'envergure – et à plus forte raison encore la révolution – avec succès dépend, non pas du simple apprentissage de l'usage d'un « outil », mais d'un rapport de forces plus global entre bourgeoisie et prolétariat. Ce que Griffuelhes, et le syndicalisme révolutionnaire en général, ne voient absolument pas, c'est que le début du 20e siècle est une période charnière, où le contexte historique de la lutte ouvrière est bouleversé de fond en comble. A l'apogée du capitalisme, entre 1870 et 1900, il était encore possible pour les ouvriers de remporter des victoires durables corporation par corporation, voire usine par usine, d'un côté parce que l'expansion sans précédent du capitalisme le permettait, et de l'autre parce que l'organisation de la classe dominante elle-même n'avait pas encore pris la forme du capitalisme d'Etat.[27] C'est dans cette période, qui a permis un développement de plus en plus important des organisations syndicales sur la base des luttes revendicatives, que les militants de la CGT ont acquis leur expérience. Le syndicalisme révolutionnaire, fortement influencé par l'anarchisme dans le cas de la CGT, est une théorisation des conditions et de l'expérience d'une période déjà révolue, qui est inappropriée dans la nouvelle période qui s'ouvre, dans laquelle le prolétariat va se trouver confronté au choix entre guerre et révolution, et va devoir se battre sur un terrain qui va bien au-delà de la lutte revendicative.
Dans cette nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence, la réalité est différente. D'abord, ce n'est pas le prolétariat qui peut décider de lutter pour telle ou telle amélioration, au contraire : 99 fois sur 100, les ouvriers entrent en lutte pour se défendre face à une attaque (licenciements, baisses de salaire, fermetures d'usine, attaques sur le salaire social). Ensuite, le prolétariat n'a pas en face de lui une matière brute sur laquelle il peut travailler comme avec un outil. Bien au contraire, la classe ennemie bourgeoise va autant que possible prendre l'initiative, tout faire pour se battre sur son terrain, avec ses outils que sont la provocation, la violence, la fourberie, les promesses mensongères, etc. L'action directe ne fournit aucun antidote magique qui permette au prolétariat de s'immuniser contre de tels moyens. Ce qui est indispensable par contre, pour mener la lutte de classe à bien, c'est une compréhension politique de l'ensemble de l'environnement qui détermine les conditions de la lutte de classe : quelle est la situation du capitalisme, de la lutte de classe au niveau mondial, comment les changements dans le contexte où le prolétariat développe sa lutte déterminent les changements dans les moyens de la lutte. Développer cette compréhension, qui est la tâche qui incombe spécifiquement à la minorité révolutionnaire de la classe, était d'autant plus nécessaire dans la période qui va voir, non pas la montée plus ou moins linéaire du développement syndical mais au contraire une offensive bourgeoise qui ne recule devant rien pour mater le prolétariat, corrompre ses organisations, et entraîner la classe dans la guerre impérialiste. Cette tâche, l'anarcho-syndicalisme de la CGT a été absolument incapable de la mener à bien.
La raison fondamentale de cette incapacité, c'est que malgré l'accent mis sur l'importance de l'expérience ouvrière par les anarcho-syndicalistes que nous avons cités, la théorie de l'action directe limite cette expérience aux leçons immédiates que peut tirer chaque ouvrier ou chaque groupe d'ouvriers de sa propre expérience. Ainsi, ils ont été parfaitement incapables de tirer les leçons de ce qui fut sans aucun doute l'expérience de lutte la plus importante de l'époque : la révolution russe de 1905. Ce n'est pas le lieu ici de développer la façon dont les marxistes se sont penchés sur cette immense expérience pour en tirer le maximum d'enseignements pour la lutte ouvrière. On peut affirmer, par contre, que la CGT n'y a quasiment prêté aucune attention, et quand les anarcho-syndicalistes la remarquent, c'est pour tout comprendre à l'envers. Ainsi, dans Comment nous ferons la révolution, Pouget et Pataud[28] ne se réfèrent à 1905 que pour parler du rôle joué par… les syndicats jaunes : « chaque fois que la bourgeoisie (…) avait favorisé l'éclosion de groupements ouvriers, avec l'espoir de les tenir en laisse et d'en user comme instruments, elle avait eu des déboires. Le plus typique des exemples fut la constitution, en Russie, sous l'influence de la police et la direction du pope Gapone, de syndicats jaunes qui évoluèrent vite du conservatisme à la lutte de classes. Ce furent ces syndicats qui, en janvier 1905, prirent l'initiative de la manifestation au Palais d'Hiver, à Petersbourg – point de départ de la révolution qui, sans parvenir à abattre le tsarisme, réussit à atténuer l'autocratie ». A en croire ces lignes, c'est grâce aux syndicats jaunes que la grève a été lancée. En réalité, la manifestation menée par le pope Gapone était venue humblement réclamer au « petit père », le Tsar, une amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière : c'est la réponse brutale de la troupe qui a provoqué le démarrage d'un soulèvement spontané dans lequel le rôle principal dans la dynamique et l'organisation de l'action ouvrière, fut joué non pas par les syndicats mais par un nouvel organisme, le soviet (conseil ouvrier).
Vers la grève générale ?
La notion de la grève générale, comme nous l'avons déjà vu, ne vient pas en tant que telle des anarcho-syndicalistes puisqu'elle existe déjà aux débuts du mouvement ouvrier [29] et a été mise en avant par la FNS guesdiste avant la création de la CGT. En soi, la grève générale peut apparaître comme étant une extrapolation naturelle d'une situation où les luttes se développent petit à petit (quoi de plus logique que de supposer que les ouvriers deviennent de plus en plus conscients), les grèves vont en s'amplifiant, pour aboutir à une grève générale de toute la classe ouvrière ? Et, en effet, c'est la vision de la CGT exprimée par Griffuelhes : « La grève générale (…) est l'aboutissant logique de l'action constante du prolétariat en mal d'émancipation ; elle est la multiplication des luttes soutenues contre le patronat. Elle implique comme acte final un sens très développé de la lutte et une pratique supérieure de l'action. Elle est une étape de l'évolution marquée et précipitée par des soubresauts, qui (…) seront des grèves générales corporatives.
Ces dernières constituent la gymnastique nécessaire, de même que les grandes manœuvres sont la gymnastique de la guerre ». [30]
Autre aboutissement logique du raisonnement des syndicalistes révolutionnaires, c'est que la grève devenue générale ne pourrait être autre chose que le mouvement révolutionnaire. Griffuelhes cite la Voix du Peuple du 8 mai 1904 : « la grève générale ne peut être que la Révolution elle-même, car, comprise autrement, elle ne serait qu'une nouvelle duperie. Des grèves générales corporatives ou régionales la précéderont et la prépareront » (idem).
Les syndicalistes révolutionnaires n'ont pas dit que des choses fausses sur la montée de la lutte vers l'action révolutionnaire, bien sûr.[31] Mais il faut se rendre à l'évidence que la perspective syndicaliste d'une montée quasi-linéaire du développement des luttes ouvrières vers la prise de pouvoir par la minorité agissante regroupée dans les syndicats ne correspond pas à la réalité historique. Et ce n'est pas par hasard. Même si on laisse de côté le fait que – dans la réalité – les syndicats sont passés du côté de la bourgeoisie et se sont montrés les pires ennemis de la classe ouvrière lors de ses tentatives révolutionnaires (Russie 1917 et Allemagne 1919), il y a une contradiction fondamentale entre syndicats et pouvoir révolutionnaire. Les syndicats existent dans la société capitaliste et sont inévitablement marqués par le combat au sein du capitalisme, alors que la révolution se dresse contre la société capitaliste. En particulier, les syndicats sont organisés par métier ou par industrie, et dans la vision anarcho-syndicaliste chaque syndicat garde jalousement ses prérogatives de s'organiser à sa façon et pour défendre les intérêts spécifiques du métier. Il y a donc une incohérence évidente dans l'idée que le syndicat permet à tous les ouvriers de se réunir indépendamment de leur adhésion politique, et de penser à ce titre que le syndicat permet de réunir l'ensemble de la classe alors qu'en même temps, les syndicats maintiennent la division des ouvriers selon leur métier ou leur industrie.
La révolution par contre n'est pas seulement le fait des minorités les plus avancées, elle met en branle toute la classe ouvrière y compris ses fractions jusque-là les plus attardées au niveau de la conscience. Elle doit permettre à tous les ouvriers de voir et d'agir au-delà des divisions qui leur sont imposées par l'organisation de l'économie capitaliste ; elle doit trouver les moyens organisationnels qui permettent à toutes les parties de la classe de s'exprimer, de décider, et d'agir, des plus avancées au plus attardées. Le pouvoir ouvrier révolutionnaire est donc tout autre chose que l'organisation syndicale. Trotsky, élu président du soviet de Petrograd en 1905, l'exprimait ainsi :
« Le conseil organisait les masses, dirigeait les grèves politiques et les manifestations, armait les ouvriers...
Mais d'autres organisations révolutionnaires l'avaient déjà fait avant lui, le faisaient en même temps que lui et continuèrent à le faire après sa dissolution. La différence, c'est qu'il était, ou du moins aspirait à devenir, un organe de pouvoir (...)
Si le conseil a conduit à la victoire diverses grèves, s'il a réglé avec succès divers conflits entre ouvriers et patrons, ce n'est absolument pas qu'il existât tout exprès dans ce but au contraire, là où existait un syndicat puissant, celui-ci se montra bien plus à même que le conseil de diriger la lutte syndicale ; L'intervention du conseil n'avait du poids qu'en raison de l'autorité universelle dont il jouissait. Et cette autorité était due au fait qu'il accomplissait ses tâches fondamentales, les tâches de la révolution, qui allaient bien au-delà des limites de chaque métier et de chaque ville et assignaient au prolétariat comme classe une place dans les premiers rangs des combattants ».[32]
Ces lignes sont écrites à une époque où les syndicats pouvaient encore être considérés comme des organes de la classe ouvrière : les leçons qu'elles tirent de l'expérience sont encore plus valables aujourd'hui. Si nous examinons le mouvement le plus important que la classe ouvrière ait connu depuis la fin de la contre-révolution en 1968 – la grève de masse en Pologne en 1980 – nous constatons immédiatement que les ouvriers, loin de se servir de la forme « syndicat jaune » (les syndicats en Pologne étant entièrement inféodés à l'Etat stalinien), ont adopté une tout autre forme d'organisation, une forme qui préfigure les soviets révolutionnaires : l'assemblée de délégués élus et révocables.[33]
1906 : la grève générale à l'épreuve
La théorie de la grève générale des anarcho-syndicalistes de la CGT sera mise à l'épreuve quand la Confédération décide de lancer une grande campagne pour réduire la journée de travail au moyen de la grève générale.[34] La CGT appelle les travailleurs, à partir du 1er mai 1906,[35] d'imposer eux-mêmes la nouvelle journée en cessant le travail à la fin des huit heures. L'adhésion à la CGT reste très minoritaire : sur un total de 13 millions d'ouvriers potentiellement « syndicables » en 1912,[36] la CGT n'en regroupe que 108.000 en 1902, chiffre qui monte jusqu'à 331.000 en 1910.[37] Ce sera donc une véritable épreuve de vérité pour la vision anarcho-syndicaliste : la minorité, par son exemple, devant entraîner toute la classe ouvrière dans une confrontation générale avec la bourgeoisie grâce au moyen – si simple en apparence – de la cessation du travail à l'heure décidée par l'ouvrier et non pas par le patron. A partir de 1905, la CGT crée une commission spéciale chargée de la propagande, qui va multiplier tracts, brochures, journaux, et réunions de propagande (plus de 250 réunions seulement à Paris !).
Toute cette préparation est sérieusement bousculée par un évènement inattendu : la terrible catastrophe de Courrières, le 10 mars 1906, quand plus de 1.200 mineurs sont tués par une énorme explosion souterraine. Très vite, la colère monte, et le 16 mars il y a 40.000 mineurs engagés dans une grève qui n'a été ni prévue, ni voulue, que ce soit par le « vieux syndicat » réformiste d'Emile Basly, ou par le « jeune syndicat » révolutionnaire dirigé par Benoît Broutchoux.[38] La situation sociale est explosive : alors que les mineurs reprennent le travail après une âpre lutte, marquée par des confrontations violente avec la troupe, d'autres secteurs rentrent en lutte – en avril 200.000 ouvriers sont en grève. Dans un climat de quasi-guerre civile, le Ministre de l'Intérieur Clemenceau prépare le 1er mai avec un mélange de provocation et de répression, y compris l'arrestation de Griffuelhes et de Lévy, le trésorier de la CGT. La grève rencontre peu de succès en province, les quelques 250.000 grévistes parisiens se trouvent isolés et obligés de reprendre le travail après deux semaines sans avoir atteint leur but. A la lecture des évènements, on sent clairement que la CGT est en fait bien peu préparée à mener une grève dans laquelle ni le gouvernement ni les ouvriers n'agissent comme prévu. En fin de compte, la grève de 1906 confirme en négatif ce que le 1905 russe avait démontré en positif : « C'est que la grève de masse n'est ni 'fabriquée' artificiellement ni 'décidée', ou 'propagée', dans un éther immatériel et abstrait, mais qu'elle est un phénomène historique résultant, à un certain moment, d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique.
Ce n'est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes, qu'on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire ».[39]
Comble de l'ironie, le Congrès d'Amiens de juin 1906 d'une CGT censée permettre aux ouvriers d'apprendre de leurs expériences et d'ignorer la politique ne discute pas du tout de l'expérience du mois précédent, mais passe le plus clair de son temps à discuter de la question éminemment politique de la relation entre la Confédération et la SFIO !
La CGT face à la guerre : un internationalisme hésitant
Nous avons déjà dit que la guerre de 1914 n'était une surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie des grandes puissances impérialistes, qui s'y préparait par une course frénétique aux armements, ni pour les organisations ouvrières. Tout comme les partis socialistes de la Deuxième Internationale à leurs congrès de Bâle et de Stuttgart, la CGT a adopté plusieurs résolutions d'opposition à la guerre, notamment au congrès de Marseille en 1908 qui « déclare qu'il faut, au point de vue international, faire l'instruction des travailleurs afin qu'en cas de guerre entre puissances, les travailleurs répondent à la déclaration de la guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire ».[40] Et pourtant, quand la guerre commence, la Bataille syndicaliste de Griffuelhes se réclame de Bakounine pour appeler à « Sauver la France d'un esclavage de cinquante ans (…) En faisant du patriotisme, nous sauverons la liberté universelle », alors que Jouhaux, secrétaire autrefois « révolutionnaire » de la CGT déclare à l'enterrement de Jaurès que « ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand ! ».[41] La trahison de la CGT anarcho-syndicaliste est donc tout aussi abjecte que celle des socialistes qu'elle fustigeait auparavant, et l'ancien anarchiste Jouhaux peut même dire de Jaurès qu'il « était notre doctrine vivante ».[42]
Comment la CGT en est-elle arrivée là ? En réalité, et malgré ses appels à l'internationalisme, la CGT est plus anti-militariste qu'internationaliste, c'est-à-dire qu'elle voit le problème beaucoup plus du point de vue de l'expérience immédiate des ouvriers face à une armée que la bourgeoisie française n'hésite pas à utiliser pour briser les grèves : sa problématique est française, nationale, et la guerre est considérée comme « un dérivatif aux réclamations ascendantes du prolétariat ».[43] Sous des apparences révolutionnaires, l'anti-militarisme de la CGT est en fait beaucoup plus proche du pacifisme, comme on peut voir dans la déclaration du Congrès d'Amiens de 1906 : « On veut mettre le peuple dans l'obligation de marcher, prétextant d'honneur national, de guerre inévitable, parce que défensive (…) la classe ouvrière veut la paix à tout prix ».[44] Ainsi, on crée un amalgame – typique de l'anarchisme d'ailleurs – entre la classe ouvrière et « le peuple », et en voulant « la paix à tout prix », on se prépare à se jeter dans les bras d'un gouvernement qui prétend chercher la paix de bonne foi : c'est ainsi que le pacifisme devient le pire partisan de la guerre, quand il s'agit de se défendre contre le militarisme adverse.[45]
La lecture du livre de Pouget et Pataud (Comment nous ferons la révolution), que nous avons déjà cité, est très instructive à cet égard, dans le sens que celui-ci décrit une révolution purement nationale. Les deux auteurs anarcho-syndicalistes n'ont pas attendu Staline pour envisager la construction de « l'anarchisme dans un seul pays » : la révolution ayant réussi en France, tout un passage du livre est consacré à la description du système de commerce extérieur qui continue de s'opérer selon le mode commercial, alors qu'à l'intérieur des frontières nationales, on produit selon un mode communiste. Alors que pour les marxistes, l'affirmation que « les travailleurs n'ont pas de patrie » n'est pas un principe moral, mais l'expression de l'être même du prolétariat tant que le capitalisme n'a pas été abattu à l'échelle planétaire, pour les anarchistes ce n'est qu'un vœu pieu. Cette vision nationale de la révolution est fortement liée à l'histoire française et à une tendance parmi beaucoup d'anarchistes, voire de socialistes français, de se considérer comme les héritiers de la révolution bourgeoise de 1789 : il n'est donc guère étonnant que Pouget et Pataud s'inspirent, non pas de l'expérience russe de 1905, mais surtout de l'expérience française de 1789, des armées révolutionnaires de 1792, et de la lutte du « peuple » français contre l'envahisseur allemand et réactionnaire. Dans ce livre d'anticipation, le contraste est frappant entre la stratégie imaginée du régime révolutionnaire victorieux en France et la stratégie réelle qui sera celle des bolcheviks après la prise de pouvoir en 1917. Pour les bolcheviks, la tâche essentielle est de faire de la propagande à l'étranger (par exemple, dès les premiers jours de la révolution, par la publication par radio des traités secrets de la diplomatie russe), et de gagner du temps pour permettre autant que possible la fraternisation avec les troupes allemandes sur le front. Le nouveau pouvoir syndical en France, par contre, ne se préoccupe guère de ce qui se passe en dehors des frontières, et se prépare à repousser l'invasion des armées capitalistes, non pas par la fraternisation et la propagande, mais par la menace d'abord, suivie par l'utilisation de l'équivalent (pour un livre de science-fiction du début du 20e siècle) des armes nucléaires et bactériologiques.
Ce manque d'intérêt pour ce qui se passait hors de l'hexagone n'était pas seulement le fait d'un livre d'anticipation sociale, il se retrouvait aussi dans le peu d'enthousiasme de la CGT pour les liaisons internationales. La CGT adhère au secrétariat international des syndicats, mais ne le prend guère au sérieux : ainsi, quand Griffuelhes est délégué au congrès syndical de 1902 à Stuttgart, il est incapable de suivre les débats qui se tiennent pour l'essentiel en allemand, ni même de savoir si la motion qu'il a déposée a été traduite. En 1905, la CGT veut proposer aux syndicats allemands d'organiser des manifestations contre le danger de guerre face à la crise marocaine. Mais les Allemands insistant pour que toute action soit menée conjointement avec les partis socialistes allemands et français, ce qui va à l'encontre de la doctrine syndicaliste, la CGT abandonne son initiative. Peu avant la guerre, il y a une tentative à Londres de constituer une internationale syndicaliste révolutionnaire, mais la CGT n'envoie pas de délégué.
La faillite de l'anarcho-syndicalisme
La banqueroute de la CGT, la trahison de ses principes et de la classe ouvrière et sa participation à l'Union Sacrée en 1914, n'étaient pas moins abjectes que la trahison des syndicats allemands ou anglais, et nous ne la retracerons pas ici. L'anarcho-syndicalisme français, pas plus que le syndicalisme allemand lié au parti socialiste ou le syndicalisme anglais qui, lui, vient de créer son propre parti,[46] n'a su rester fidèle à ses principes et combattre la guerre que tous voyaient venir. Au sein de la CGT, néanmoins, a surgi avec énormément de difficulté face à la répression, une petite minorité internationaliste, dont Pierre Monatte est un des principaux membres. Ce qui est significatif, par contre, c'est que lorsque Monatte démissionne du Comité confédéral en décembre 1914[47] pour protester contre l'attitude de la CGT dans la guerre, il cite parmi ses raisons le refus de la CGT de répondre à l'appel des partis socialistes des pays neutres à une conférence de paix à Copenhague. Il appelle la CGT à suivre l'exemple donné par Keir Hardie[48] en Grande-Bretagne et par Liebknecht en Allemagne.[49] C'est-à-dire que Monatte ne trouve nulle part en 1914 une référence syndicaliste révolutionnaire internationaliste sur laquelle il peut s'appuyer. Il est obligé de s'associer, en ce début de la guerre pour l'essentiel à des socialistes centristes.
L'anarcho-syndicalisme a failli doublement face à sa première grande épreuve : le syndicat a sombré dans l'Union Sacrée patriotarde. Pour la première fois, mais pas la dernière, ce sont les anarchistes anti-militaristes de la veille qui ont poussé la classe ouvrière dans la boucherie des tranchées. Quant à la minorité internationaliste, elle ne trouve aucun appui dans le mouvement anarchiste ou anarcho-syndicaliste international. Dans un premier temps, elle doit se tourner vers les socialistes centristes des pays « neutres » ; par la suite, elle s'alliera à l'internationalisme révolutionnaire qui s'exprime dans les gauches des partis socialistes, et qui va émerger dans les conférences de Zimmerwald et plus encore de Kienthal, pour s'acheminer vers la création de l'Internationale communiste.
Jens, 30/09/2004
[1] Lénine, "Préface à la brochure de Voïnov (Lunatcharski) sur l'attitude du parti envers les syndicats" (1907). Oeuvres T.13, p. 175.
[2] Pierre Monatte : né en 1860, il débute dans la vie politique comme dreyfusard et socialiste, pour devenir ensuite syndicaliste. Il se définit lui-même comme anarchiste, mais appartient plutôt à la nouvelle génération de syndicalistes révolutionnaires. Il fonde le journal La vie ouvrière en 1909. Internationaliste en 1914, il participe au travail de regroupement lancé par la conférence de Zimmerwald et rejoint le Parti communiste, pour en être exclu en 1924 pendant le processus de dégénérescence de l'Internationale communiste, suite à l'isolement et la défaite de la Révolution russe.
[3] Nous traiterons l'histoire de la CNT dans un article ultérieur de cette série.
[4] Industrial Workers of the World.
[5] Pour la chronologie, nous renvoyons le lecteur intéressé à L'histoire des Bourses du travail de Fernand Pelloutier (éditions Gramma), à L'histoire de la CGT de Michel Dreyfus (éditions Complexe), ainsi qu'au travail remarquable d'Alfred Rosmer (lui-même membre de la CGT est très lié avec Monatte) Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale (éditions d'Avron).
[6] Émile Pouget: né en 1860, contemporain de Monatte, Pouget travaille d'abord comme employé de magasin et participe en 1879 à la fondation du syndicat des employés. Proche des bakouninistes, il est arrêté en 1883 suite à une manifestation et condamné à 8 ans de prison (il est libéré après trois ans). Il devient journaliste et fonde Le père peinard, journal qui se fait connaître pour son langage très « populo ». Il devient secrétaire à la rédaction du journal de la CGT, La voix du peuple. Il est donc, en quelque sorte, responsable des prises de position officielles du syndicat. Il quitte la CGT pour la vie privée en 1909, devient patriote lors de la guerre et contribue à travers des articles patriotards à la propagande bourgeoise pendant cette période.
[7] Voir La Confédération générale du Travail d'Émile Pouget (réédité par la CNT région parisienne).
[8] Le Programme de la fraternité internationale de 1869.
[9] Bakounine, Lettre à Netchaïev, 2 juin 1870 (traduit de l'anglais par nous).
[10] Les Bourses du Travail tirent une partie de leur inspiration des anciennes traditions de compagnonnage et se donnent comme but d'aider les ouvriers à la fois à trouver du travail, à s'instruire et à s'organiser. On y trouve des bibliothèques, des salles de réunion pour les organisations syndicales, des informations sur les offres d'embauche, et aussi sur les luttes en cours de façon à ce que les ouvriers ne deviennent pas des « jaunes » sans le savoir. Ils organisent aussi le viaticum, un système d'aide aux ouvriers en voyage à la recherche de travail. En 1902, la Fédération nationale des Bourses du Travail (FNB) fusionne avec la CGT au congrès de Montpellier alors que, avec le développement de la grande industrie, le travail artisanal décline. La Bourse en tant qu'organisation séparée du syndicat voit décliner de plus en plus son rôle, et la double structuration de la CGT (Bourses et syndicats) disparaît en 1914.
[11] Fernand Pelloutier (1867-1901) : Issu d'une famille monarchiste, Pelloutier révèle très jeune un grand talent de journaliste ainsi qu'un esprit critique développé. En 1892, il adhère au Parti Ouvrier Français et crée sa première section à Saint Nazaire. Il écrit, avec Aristide Briand, une brochure intitulée De la révolution par la grève générale, qui envisage le triomphe des ouvriers de façon non-violente, par simple asphyxie des dirigeants. Mais Pelloutier sera vite gagné aux idées anarchistes et, revenu à Paris, se plonge dans l'activité de propagande. Elu secrétaire de la Fédération nationale des Bourses de Travail en 1895, il critique durement « les gesticulations irresponsables de la secte ravacholienne » ainsi que les discussions « byzantines » des groupuscules anarchistes. Tout le reste de sa vie, il travaille sans relâche et, avec un dévouement pour la cause prolétarienne qui force notre admiration, au développement de la FNB. Il meurt prématurément d'une longue et douloureuse maladie, en 1901.
[12] Georges Yvetot (1868-1942) : Typographe, anarchiste, il succède à Pelloutier comme secrétaire de la FNB de 1901 à 1918. Il joue un rôle dans le mouvement anti-militariste avant 1914, mais disparaît de la scène à la déclaration de guerre, au grand dégoût de Merrheim (lettre de Merrheim à Monatte, décembre 1914 : « Yvetot est à Étretat et ne donne jamais de ses nouvelles. C'est écœurant, je t'assure ! Et quelle lâcheté ! »).
[13] Léon Jouhaux (1879-1954) : Né à Paris, fils d'un ouvrier communard, Jouhaux travaille d'abord dans une manufacture d'allumettes à Aubervilliers, et adhère au syndicat. Lié à l'anarchisme, il entre au Comité national de la CGT comme représentant de la Bourse de Travail d'Angers en 1905. Considéré comme le « porte-parole » de Griffuelhes, il est le candidat de la mouvance révolutionnaire à l'élection du nouveau secrétaire de la CGT, après la démission de ce dernier en 1909. En 1914, il accepte le titre de « commissaire à la nation » sur la demande de Jules Guesde, entré au gouvernement. Jouhaux restera à la tête de la CGT jusqu'en 1947.
[14] Alphonse Merrheim (1871-1925) : Fils d'ouvrier, lui-même chaudronnier. Il est guesdiste, puis allemaniste, avant de devenir syndicaliste révolutionnaire. Il s'installe à Paris en 1904, et devient secrétaire de la Fédération des métaux, ce qui fait de lui un des principaux dirigeants de la CGT. Hostile à l'Union Sacrée, il ne suit pas Monatte en démissionnant, estimant qu'il doit continuer de se battre pour les idées internationalistes au sein du comité confédéral. Bien qu'il participe au mouvement de Zimmerwald, il finit par s'écarter des révolutionnaires à partir de 1916, pour soutenir Jouhaux contre les révolutionnaires en 1918.
[15] Jules Guesde (1845-1922) prend parti pour la Commune et se réfugie en Suisse et en Italie, passant d'un républicanisme radical à l'anarchisme et ensuite au socialisme. Rentré en France, il fonde le journal L'Egalité et rentre en contact avec Marx, qui rédigera les « considérants » (préambule théorique) du Parti ouvrier français fondé en novembre 1880. Guesde se présente dans la politique française comme le défenseur de la « ligne révolutionnaire » et marxiste, au point d'être le seul député de la SFIO au parlement à voter contre la loi sur la Retraite ouvrière et paysanne. Cette prétention n'était guère justifiée, comme on peut le voir dans une lettre qu'écrit Engels à Bernstein le 25 octobre 1881 : « Certes, Guesde est venu ici quand il s'est agi d'élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français. En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) Le contenu suivant de ce programme fut ensuite discuté : certains points nous les avons introduits ou écartés, mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu'il y a introduit sa théorie insensée du 'minimum de salaire'. Comme nous n'en avions pas la responsabilité, mais les français, nous avons fini par le laisser faire (…) [Nous] avons la même attitude vis-à-vis des français que vis-à-vis des autres mouvements nationaux. Nous sommes en relation constante avec eux, pour autant que cela en vaille la peine et quand l'occasion se présente, mais toute tentative d'influencer les gens contre leur volonté ne pourrait que nous nuire et ruiner la vieille confiance qui date du temps de l'Internationale » (cité dans Le mouvement ouvrier français, Tome II, éditions Maspero). Jules Guesde finira par rallier l'Union Sacrée en 1914.
[16] Section française de l'Internationale ouvrière (c'est-à-dire la Deuxième Internationale).
[17] François Koenigstein, dit Ravachol (1859-1892). Ouvrier teinturier, devenu antireligieux, puis anarchiste par révolte contre l'injustice de la société. Refusant son sort, il décide de voler. Le 18 juin 1891, à Chambles, il vole un vieil ermite très riche ; ce dernier se rebiffe et Ravachol le tue. Il se rend à Paris après avoir fait croire à son suicide. Révolté par le jugement qui frappe les anarchistes, Decamps et Dardare, il décide de les venger. Aidé par des compagnons, il vole de la dynamite sur un chantier. Le 11 mars 1892, il fait sauter le domicile du juge Benoît. Il sera arrêté suite à une conversation indiscrète tenue dans un restaurant. Il accueille sa condamnation à mort au cri de "Vive l'anarchie". Il est guillotiné à Montbrison le 11 juillet 1892.
[18] Médecin, blanquiste sous l'Empire, exilé à Londres après la Commune, durant laquelle il a été Délégué à l'Enseignement. Fait partie du Conseil Général de la Première Internationale, qu'il quitte après son congrès de La Haye (1872). Fonde à son retour en France le Comité Révolutionnaire Central, qui sera une composante essentielle de la gauche socialiste de la fin du XIX° siècle, notamment lors de l'affaire Millerand (voir l'article précédent de cette série). Il se rallie à l'Union Sacrée en 1914.
[20] Cité dans la présentation de Comment nous ferons la révolution, éditions Syllepse.
[21] Nous parlons ici du communisme en tant que possibilité matériellement réalisable, et non pas dans le sens beaucoup plus limité des « rêves » des classes opprimées des sociétés antérieures au capitalisme (voir notre série « Le communisme n'est pas un bel idéal… », en particulier le premier article dans la Revue internationale n°68.)
[22] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, c'est nous qui soulignons.
[23] Griffuelhes ne vient pas politiquement de l'anarchisme, mais du Parti socialiste révolutionnaire d'Édouard Vaillant. Il milita dans l'Alliance communiste révolutionnaire et fut candidat aux élections municipales de mai 1900. Parallèlement, il est un militant actif du syndicat général de la cordonnerie de la Seine (il est ouvrier cordonnier), devient secrétaire de l'Union des syndicats de la Seine en 1899 et secrétaire de la Fédération nationale des cuirs et peaux en 1900, à l'âge de 26 ans. Griffuelhes sera secrétaire de la CGT jusqu'en 1909. En 1914 Griffuelhes acceptera, avec Jouhaux, d'être nommé « commissaire à la nation », et participe ainsi à l'Union Sacrée. Les histoires contrastées de Griffuelhes et de Monatte sont indicatives du danger qu'il y a à établir une classification trop schématique. Si Griffuelhes ne vient pas de l'anarchisme, ses conceptions politiques restent empreintes d'un fort individualisme typique du petit artisanat qui est le sol nourricier de l'anarchisme, et il finit par se trouver du côté de l'anarchiste Jouhaux en 1914. Monatte, par contre, se dit anarchiste mais sa vision politique paraît souvent plus proche de celle des communistes : La Vie ouvrière, dont il est un des principaux animateurs, se donne comme but principal la formation des militants et son esprit est loin de l'élitisme anarchiste d'un Pouget. Ce n'est sans doute pas un hasard si, en partie par l'intermédiaire de Rosmer, il est proche de Trotsky et des sociaux-démocrates russes en exil, et reste internationaliste en 1914, pour rejoindre l'IC après la guerre.
[24] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, p. 19.
[25] Ibidem.
[26] Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.
[27] Voir nos articles sur les luttes ouvrières en période de d'ascendance et de décadence du capitalisme dans la Revue internationale n°25 et 26.
[28] Émile Pataud (1869-1935) : né à Paris, il doit abandonner ses études à 15 ans pour travailler à l'usine. Il s'engage dans la marine, d'où il ressort anti-militariste. A partir de 1902, il s'investit dans l'activité syndicale, en particulier en tant qu'employé de la Cie Parisienne d'Électricité. Le 8-9 mars 1907, il organise une grève fort médiatisée qui plonge Paris dans le noir. Une tentative de grève en 1908 est brisée par la troupe. En 1911, Pataud participe à un meeting anti-sémite, s'étant rapproché de l'Action française. En 1913 il est exclu de la CGT pour avoir agressé les rédacteurs de La Bataille syndicaliste. Il travaille ensuite comme contremaître.
Quand le roman Comment nous ferons la révolution sort en 1909, ses auteurs figurent parmi les dirigeants les plus connus de la CGT, et les idées exprimées dans le livre donnent un excellent aperçu de la manière de voir des anarcho-syndicalistes.
[29] Nous avons déjà cité, dans l'article précédent, l'exemple du Grand National Consolidated Union anglais, du début du 19ème siècle.
[30] L'action syndicaliste, https://bibliolib.net/Griffuelhes-ActionSynd.htm
[31] Tout marxiste serait d'accord avec cette idée, par exemple, que la grève « est donc pour nous nécessaire, parce qu'elle frappe l'adversaire, stimule l'ouvrier, l'éduque, l'aguerrit, le rend fort par l'effort donné et soutenu, lui apprend la pratique de solidarité et le prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière » (Griffuelhes).
[32] Texte inédit en français, (disponible sur marxists.org) traduit de l'allemand à partir d'un article publié dans la Neue Zeit en 1907. A noter que l'ensemble de ce texte a été repris et augmenté par Trotsky, dans la conclusion de son ouvrage « 1905 ». C'est nous qui soulignons.
[33] Voir nos différents articles sur les luttes en Pologne 1980 dans la Revue internationale, notamment "Grève de masse en Pologne 1980 : une nouvelle brèche s'est ouverte" (Revue 23), "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne" (24), "Un an de luttes ouvrières en Pologne" et "Notes sur la grève de masse" (27).
[34] Signalons que Keufer, du Livre, était opposé au mouvement pour une revendication qu'il considérait perdue d'avance, et préférait limiter la revendication à 9 heures.
[35] Ce n'est pas, bien sûr, une invention des anarcho-syndicalistes, puisque l'idée d'une lutte par des manifestations annuelles au niveau international, le 1er mai, a été lancée par la Deuxième Internationale dès sa création en 1889.
[36] Ouvriers agricoles et petits exploitants compris.
[37] Chiffres tirés du livre de Michel Dreyfus.
[38] Ni l'un ni l'autre ne sont adhérents à la CGT.
[39] Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat
[40] Cité dans Rosmer, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, 1er tome, p. 27.
[41] Cité dans Hirou, Parti socialiste ou CGT ?, p. 270.
[42] Citation du discours de Jouhaux aux obsèques de Jaurès. C'est lors de ces obsèques, où l'assistance est massive, que les dirigeants de la SFIO et de la CGT se déclarent ouvertement partisans de l'Union Sacrée. Jaurès avait été assassiné le vendredi 31 juillet 1914, quelques jours avant le début de la guerre. Voici ce que Rosmer écrit à propos de cet assassinat : "… le bruit court que l'article qu'il [Jaurès] va écrire tout à l'heure pour le numéro de samedi de l'Humanité sera une nouveau J'accuse ! dénonçant les intrigues et les mensonges qui ont mis le monde au seuil de la guerre. Dans la soirée, il veut tenter encore un effort auprès du Président du Conseil. Il conduit une délégation du groupe socialiste… C'est le sous-secrétaire d'État Abel Ferry qui reçoit la délégation. Après avoir écouté Jaurès, il lui demande ce que comptent faire les socialistes en face de la situation : 'Continuer notre campagne contre la guerre' répond Jaurès. A quoi Abel Ferry réplique : 'C'est ce que vous n'oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue !' Deux heures plus tard, quant Jaurès va regagner son bureau à l'Humanité pour écrire l'article redouté, l'assassin Raoul Villain l'abat…" (Op. cit. 1er Tome, p. 91). Raoul Villain, a été jugé en avril 1919. Il a été acquitté et la femme de Jaurès a dû payer les frais du procès.
[43] Congrès de Bourges, 1904, sur la guerre russo-japonaise, cité par Rosmer.
[44] Cité dans Hirou, p. 247.
[45] On remarquera facilement que les justifications de la CGT pour participer à la guerre contre le « militarisme allemand » sont quasi-identiques à celles qui serviront un quart de siècle plus tard pour embrigader les ouvriers dans la guerre « anti-fasciste ».
[46] Le Labour Party en Grande-Bretagne est sorti du Labour Representation Committee créé en 1900.
[47] Le texte de sa lettre de démission se trouve dans un recueil de ses articles, La lutte syndicale, mais aussi sur le Web à https://increvablesanarchistes.org/articles/1914_20/monatte_demis1914.htm
[48] Keir Hardie (1856-1915) : née en Écosse, apprenti boulanger à 8 ans puis mineur à 11 ans, Hardie rentre dans le combat syndical et dirige, en 1881, la première grève des mineurs du Lanarkshire. Il est parmi les fondateurs du Independent Labour Party (à distinguer du Labour Party créé par les syndicats anglais), en 1893. Élu au Parlement comme député de Merthyr Tydfil en 1900, il prend position contre la guerre en 1914, et essaie d'organiser une grève nationale contre la guerre. Malgré la maladie, il participe à des manifestations contre la guerre, et meurt en 1915. Son opposition à la guerre est fondée sur un pacifisme chrétien plutôt que sur un internationalisme révolutionnaire.
[49] Il y a, évidemment, une différence fondamentale entre le pacifiste Hardie et Liebknecht, qui est mort en combattant de la révolution allemande et mondiale.