Soumis par Revue Internationale le

Préambule
Le 29 août 1953 (retenez bien cette date) à Trieste, Amadeo Bordiga (1889-1970) présente un rapport devant la réunion inter-régionale de son groupe qui vient de se séparer du Parti communiste internationaliste (PCIste) et qui conserve momentanément le même nom. Le compte rendu de cette réunion, qui sera ensuite publié sous le titre, Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, comporte un passage enthousiaste sur le Congrès des peuples de l’Orient qui se tint à Bakou en septembre 1920, peu de temps après le deuxième Congrès de l’Internationale communiste : « C’est le président de l’Internationale prolétarienne, Zinoviev (qui n’avait pourtant rien de guerrier dans l’allure), qui lit le manifeste final du Congrès ; et à sa voix, les hommes de couleur répondent d’un seul cri, en brandissant leurs épées et leurs sabres. L’internationale communiste invite les peuples de l’Orient à renverser par la force des armes les oppresseurs occidentaux ; elle leur crie : “Frères ! Nous vous appelons à la guerre sainte, à la guerre sainte tout d’abord contre l’impérialisme anglais !”[1] »
Sept ans plus tard, le 12 novembre 1960, s’ouvre à Bologne une nouvelle réunion générale du même groupe politique qui a pris désormais le nom de Parti communiste international (PCInt), réunion qui confirme totalement cette orientation sur les mouvements coloniaux. On peut lire dans le compte rendu de cette réunion, intitulé pompeusement « L’incandescent réveil des peuples de couleur dans la vision marxiste » : « Dans la perspective marxiste, les mouvements coloniaux occupent tout autre chose qu’un poste d’agent passif, pour ainsi dire mécanique de la reprise prolétarienne. La stratégie prolétarienne peut admettre, selon l’époque historique et le rapport de forces concret, que le prolétariat des métropoles ait, dès le début de la crise, l’initiative du mouvement à l’échelle mondiale, ou que l’action des masses des pays “attardés” lance l’agitation du prolétariat des “pays développés”. Mais, dans les deux cas, ce qui importe, c’est la soudure qui doit s’effectuer, et c’est sur ce point que réside la difficulté.[2] »
Après un premier congrès qui avait représenté un immense pas en avant, le deuxième congrès de l’Internationale Communiste est marqué par une série de régressions programmatiques. Le Congrès des peuples de l’Orient viendra confirmer la dérive opportuniste dans laquelle s’était engagée l’Internationale. Isolée suite à l’échec de la première tentative de révolution en Allemagne, encerclée par les armées blanches appuyées par de forts contingents en provenance de toutes les nations bourgeoises les plus développées, la Révolution russe était dans une situation dangereuse. Il fallait trouver de l’oxygène pour les prolétaires russes. Ce qui n’était au départ chez Lénine qu’une confusion sur la question nationale qui avait occasionné toute une discussion au sein du mouvement ouvrier –en particulier avec Rosa Luxemburg- devint chez les bolcheviks de 1920 une forte poussée opportuniste provoquée par l’isolement de la révolution russe. C’est le propre de l’opportunisme que de chercher un raccourci, une solution illusoire à un problème politique de fond. De ce point de vue, le Congrès des peuples d’Orient à Bakou, avec son appel à la “guerre sainte”, est le symbole d’une aggravation du processus de dégénérescence de la Révolution russe.
La suite des événements prouva le caractère catastrophique du soutien aux luttes de libération nationale. En Finlande, en Turquie, en Ukraine, en Chine, dans les pays baltes ou dans le Caucase, partout les appels des bolchéviks à l’autodétermination nationale conduisirent à la stimulation du nationalisme, au renforcement de la bourgeoisie locale et au massacre des minorités communistes[3].
Comme on le voit, cette position est reprise par le courant bordiguiste à sa naissance dans les années 1950. La recherche d’un raccourci est ici un produit de l’impatience, l’un des principaux facteurs de l’opportunisme. En pleine période de contre-révolution -nous étions en période de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale- les bordiguistes croient trouver dans les luttes armées à la périphérie du capitalisme un déclencheur de la révolution prolétarienne mondiale. Ils confondent la décolonisation et les affrontements dans ce cadre des deux blocs impérialistes de l’Est et de l’Ouest avec les révolutions bourgeoises nationales de la période d’ascendance du capitalisme. Ils plongèrent alors dans les pires ambiguïtés comme la défense des droits démocratiques et les pires aberrations comme l’apologie des massacres perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge, considérés comme manifestation de “radicalisme jacobin”, comme leur participation aux chœurs staliniens et trotskistes de la variante Mandel pour saluer Che Guevara, symbole vivant de la « révolution démocratique anti-impérialiste », lâchement assassiné par « l’impérialisme yankee et ses laquais pro-américains »[4].
Aveuglé par l’opportunisme, dans l’attente de cette « soudure » si difficile, les bordiguistes ignorent purement et simplement la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960 et se focalisent toujours sur les prétendues luttes anti-impérialistes. À tel point qu’ils ne purent s’apercevoir que toutes leurs recrues militantes des pays de la périphérie restaient en fait sur les positions nationalistes du maoïsme. Ce baril de poudre explosa en 1982 et fit passer le PCInt de principale force numérique de la Gauche communiste à l’échelle internationale à un minuscule noyau de quelques militants.
Pourquoi la position du PCInt est un facteur de division de la classe ouvrière
Le PCInt a réagi brièvement à notre article traitant de l’application catastrophique de la position bordiguiste sur les luttes de libération nationale à la situation dramatique de la Palestine, article paru dans Révolution internationale n°501 (mai-août 2024), « Guerre au Moyen-Orient. Le cadre théorique obsolète des groupes bordiguistes »[5]. Nous lisons en effet dans Le Prolétaire n°553 (mai-juillet 2024) que « le CCI [défend une] conception livresque d’une révolution pure mettant aux prises seulement bourgeois et prolétaires ». Il est bien vrai que nous tentons de rester fidèles aux principes marxistes et à tous les ouvrages où ces principes sont défendus par des militants communistes. Il est vrai aussi que nous défendons le cadre fondamental de l’affrontement des deux classes historiques de la société, le prolétariat et la bourgeoisie, dont dépend le futur de l’humanité. Nous venons de voir que ce n’est pas tout à fait le cas des bordiguistes pour qui le monde n’est plus essentiellement divisé en classes mais en couleurs, dont on attend un “incandescent réveil”.
Chaussé des lunettes colorées et déformantes de l’oppression nationale, le PCInt est fasciné par la révolte désespérée des Palestiniens écrasés depuis des décennies par l’impérialisme. Il pense y trouver une force subversive, un exemple pour les luttes ouvrières dans le monde, ou encore le chemin vers la prolétarisation pour la masse des sans-travail acculée à la misère par un capitalisme devenu sénile. Ce faisant, il perd de vue la position de base internationaliste des communistes qui appellent à la fraternisation des ouvriers embrigadés dans la guerre impérialiste. Il rejette le seul moyen d’obtenir cette fraternisation, cette union des prolétaires israéliens et palestiniens : la rupture avec la prison du nationalisme, il encourage même ce nationalisme par la revendication du « Droit à l’autodétermination » : « Appeler dans ces conditions à l’union des prolétaires palestiniens et israéliens (juifs) sans prendre en compte l’oppression nationale des premiers ne peut sonner que comme une phrase creuse : cette union ne sera jamais possible tant que les prolétaires israéliens ne se désolidariseront pas de l’oppression nationale exercée en leur nom par “leur” État, tant qu’ils n’admettront pas le droit des Palestiniens à l’autodétermination. »
Le résultat de cette stratégie du PCInt n’est pas la radicalisation de la lutte ni l’unité des prolétaires, mais bien plutôt leur division. Partout dans le monde, la bourgeoisie profite de cette aubaine et s’empresse d’aggraver la division entre les prolétaires qui se déclarent pro-palestiniens et ceux qui se déclarent anti-palestiniens, d’exacerber le nationalisme qui s’alimente réciproquement, dans un contexte où la classe ouvrière mondiale n’a pas encore la force de s’opposer frontalement aux guerres impérialistes régionales d’aujourd’hui mais en subit plutôt l’impact négatif avec un sentiment de sidération, d’impuissance et de fatalisme.
Les dégâts provoqués par cette politique chez les éléments politisés, en particulier chez ceux originaires des pays de la périphérie, ont été énormes. Par exemple, lors d’un meeting du PCInt dans les années 1980, l’un de ses sympathisants répondit à notre intervention qui défendait le principe de l’internationalisme : « Si on nous donne des armes, il serait bien stupide de les refuser ! » On reconnait bien là une terrible ignorance de la nature de l’impérialisme qui ne pouvait que conduire au désastre. Et ce fut le cas face à tous les événements majeurs de l’après-guerre. En 1949 en Chine comme en 1962 en Algérie[6], la politique du PCInt a favorisé l’embrigadement dans la lutte armée des prolétaires sans expériences derrière une faction de la bourgeoisie locale qui, pour écraser ses factions rivales, est obligée de s’allier à l’une ou à l’autre des bourgeoisies des grands pays occidentaux ou soviétiques. Tous ces conflits militaires et ces guérillas, de par leur nature impérialiste, ont conduit à l’écrasement du jeune prolétariat de ces régions.
Immédiatement après la deuxième guerre mondiale, en particulier durant la décolonisation, les têtes des deux blocs impérialistes, l’URSS[7] et les États-Unis, prétendant n’avoir jamais colonisé aucun pays, entendaient imposer leur ordre après s’être partagé le monde tandis que les États-Unis attribuaient à leurs seconds couteaux le rôle de gendarme dans leurs anciennes colonies. Pour briser cette spirale sanguinaire, seul l’élargissement du combat du prolétariat des pays centraux était en mesure d’affaiblir cette pression de l’impérialisme sur le prolétariat des pays de la périphérie. Avec le retour de la crise économique à la fin des années 1960, la compétition impérialiste entre les deux blocs devint encore plus sanglante. La disparition des deux blocs n’a pas stoppé cette compétition impérialiste entre les nations grandes ou petites, elle lui a donné au contraire un tour bien plus barbare encore avec partout la mise en œuvre d’une politique de terre brûlée, de massacre systématique de la population civile. Les communistes, pour leur part, doivent préparer le terrain de l’union future des prolétaires du monde entier en appelant à la rupture avec la guerre impérialiste et avec le nationalisme, comme l’avait fait Lénine face aux social-chauvins en 1914.
Il est bien vrai que le PCInt n’a pas une « conception livresque de la révolution », mais c’est au sens où il s’essuie les pieds sur les ouvrages marxistes. Par exemple le Manifeste du Parti communiste où on peut lire : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. »
Nous avons engagé de nombreuses polémiques avec le PCInt, sur le plan théorique en examinant l’approche marxiste de la question nationale[8], ou sur le plan historique en décortiquant les leçons des défaites prolétariennes[9]. Nous nous proposons dans cet article d’examiner en quoi la trajectoire du PCInt explique comment il s’est laissé piéger par une position devenue obsolète sur la question nationale. Le piège fut armé en deux temps : en 1943 et 1944-1945 avec la formation opportuniste du Partito comunista internazionalista[10] dont le PCInt est issu, en 1952 avec la liquidation de l’héritage de la Fraction italienne de la Gauche communiste lors de la constitution du PCInt.
1943, rupture avec la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie
Bordiga franchit le premier pas vers un abandon du travail de fraction en se retirant de la vie politique alors que la Gauche venait de perdre la direction du Parti communiste d’Italie. À la fin de l’année 1926, après avoir vu sa maison saccagée par les fascistes, il est arrêté et condamné à trois ans de relégation à Ustica puis à Ponza. On trouve quelques traces de son activité politique en prison, lorsqu’il se prononce avec une minorité des détenus communistes contre la campagne anti-Trotsky. En mars 1930, il est exclu par la direction stalinienne du PC qui s’était réfugiée à Paris. Puis il se retire de la vie politique pour se consacrer à son métier d’ingénieur architecte. Il déclarait dans une conversation en 1936 : « Je suis heureux de vivre en dehors des événements mesquins et insignifiants de la politique militante, des faits divers, des événements de tous les jours. Rien de cela ne m’intéresse.[11] » Il ne réapparaitra qu’en 1944, plus de 15 ans plus tard, dans le sud de l’Italie, dans une Frazione dei comunisti e socialisti italiani.
Il coupait ainsi les liens avec les autres militants de la Gauche qui, pourchassés par les polices de Mussolini et de Staline, partent pour la plupart en exil, principalement en France et en Belgique[12]. Ceux-ci étaient bien décidés à poursuivre le combat contre la dérive opportuniste de l’Internationale communiste. Ils constituèrent en 1928 la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie. Leur grande force a été de clarifier et d’approfondir deux questions essentielles : le repli et la défaite de la vague révolutionnaire, c’est-à-dire l’ouverture d’une période de contre-révolution qui préparait la voie à une nouvelle guerre mondiale, d’une part, et la nature des tâches des organisations révolutionnaires dans une telle situation, c’est-à-dire un travail de fraction comme l’avaient réalisé Marx et Lénine contre l’opportunisme dans d’autres périodes défavorables du mouvement ouvrier.
La Fraction se fixait comme tâche principale de tirer les leçons de la vague révolutionnaire des années 1920, de déterminer quelles étaient les positions que l’expérience historique avait validées et celles qui avaient été des erreurs ou qui perdaient leur validité avec l’évolution du capitalisme. Contrairement à l’Opposition de gauche de Trotsky qui se réclamait intégralement des quatre premiers congrès de l’IC, la Gauche italienne rejetait certaines des positions adoptées lors des 3e et 4e congrès et tout particulièrement la tactique de « Front unique ». Si le parti, après l’éclatement de l’Internationale, poursuivait son cours dégénérescent et finissait par passer dans le camp de la bourgeoisie, cela ne pouvait pas signifier que la situation était mûre pour le surgissement d’un nouveau parti. La Fraction devait poursuivre son travail pour créer les conditions du futur parti et celui-ci ne pouvait resurgir qu’à deux conditions : que la Fraction ait terminé son travail de bilan par l’élaboration d’un nouveau cadre programmatique correspondant à la nouvelle situation, et qu’apparaisse une situation non seulement de rupture avec la contre-révolution, mais d’une nouvelle période de montée vers la révolution, comme l’avait déjà établi les Thèses de Rome (1922)[13].
Durant toute cette période, la Fraction a réalisé un travail remarquable d’élaboration programmatique et, avec un certain nombre de communistes de la gauche hollandaise, elle est la seule organisation qui ait maintenu une position de classe intransigeante face à la guerre d’Espagne qui avait représenté une répétition générale de la Deuxième Guerre impérialiste mondiale. Cependant, le poids de la contre-révolution s’alourdissait avec le temps et la Fraction entra elle-même dans une période de dégénérescence. Sous l’impulsion de Vercesi, son principal théoricien et animateur, elle commence à élaborer une nouvelle théorie selon laquelle les guerres locales ne représentaient plus les préparatifs d’une nouvelle boucherie mondiale mais étaient destinées à prévenir, par des massacres d’ouvriers, la menace prolétarienne qui se ferait jour. Le monde se trouvait donc, pour Vercesi, à la veille d’une nouvelle vague révolutionnaire. Malgré le combat d’une minorité contre cette nouvelle orientation, la Fraction se trouva complètement déboussolée au moment de l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale. Elle était totalement désarticulée, mise à part cette minorité qui parvint à reconstituer la Fraction en 1941, principalement à Marseille.
Lorsqu’en 1942-43 se développent dans le Nord de l’Italie de grandes grèves ouvrières[14] conduisant à la chute de Mussolini, la Fraction reconstituée estime que, conformément à sa position de toujours, « le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert » (Conférence d’août 1943). Cependant, à la Conférence de mai 1945, ayant appris la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista avec les figures prestigieuses d’Onorato Damen et Amadeo Bordiga, la Fraction décide sa propre dissolution et l’entrée individuelle de ses membres dans le Piste. C’était le coup de grâce, la Fraction fragilisée s’effondrait malgré les mises en garde de Marc Chirik [15] qui demandait à la Fraction de vérifier d’abord les bases programmatiques de ce nouveau parti sur lesquelles elle n’avait aucun document.
La formation du PCIste en 1943 était justifiée par le resurgissement des combats de classe en Italie du Nord et misait sur le fait que ses combats étaient les premiers d’une nouvelle vague révolutionnaire qui allait surgir de la guerre comme ce fut le cas au cours du premier conflit mondial. Dès qu’il s’avéra que cette perspective ne se réaliserait pas, le PCIste aurait dû se replier sur un travail de Fraction, poursuivre l’œuvre de la Gauche italienne en exil et se préparer à un travail à contre-courant dans le milieu hostile de la contre-révolution[16]. Or le PCIste fit tout le contraire et se lança dans une dérive opportuniste, recrutant dans les milieux trotskistes et staliniens, sans être trop regardant, pour justifier, envers et contre tout, la formation du parti. Tout était fait pour s’adapter aux illusions croissantes d’une classe ouvrière en recul.
Par exemple, le PCIste avait été très clair au départ sur la résistance comme moment de la guerre impérialiste et comme piège nationaliste. Mais le voilà qui s’oriente bientôt vers un travail d’agitation en direction des groupes de partisans avec l’illusion de les transformer « en organes d’autodéfense prolétarienne, prêts à intervenir dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir » (Manifeste diffusé en juin 1944). Il va jusqu’à participer aux élections en 1946, lui qui se réclamait de la Fraction abstentionniste. Cette politique opportuniste du PCIste est encore plus flagrante vis-à-vis des groupes du sud de l’Italie. La « Frazione di sinistra dei comunisti e socialisti » constituée à Naples autour de Bordiga et de Pistone pratiquait jusqu’au début de 1945 l’entrisme dans le PCI stalinien, elle était particulièrement floue concernant la question de la nature politique de l’URSS. Le PCIste lui ouvre ses portes, aveuglé par la présence de Bordiga, ainsi qu’à des éléments du POC (Parti ouvrier communiste) qui avait constitué pendant un certain temps la section italienne de la IVe Internationale trotskiste. Tout cela sans vérification, sans discussion approfondie avec ces éléments, sans examen critique.
Le PCIste comptait dans ses rangs un certain nombre de militants de la Fraction qui étaient rentrés en Italie au début de la guerre. Il avait donc été influencé par les positions de la Fraction comme le montrent les premiers numéros de Prometeo. Mais à la Conférence de Turin, à la fin de l’année 1945, le PCIste adopte le projet de programme que Bordiga -qui n’était toujours pas membre du parti- venait de lui envoyer et qui ignorait totalement ses positions. C’était là le symbole de la rupture avec le cadre organisationnel élaboré par la Fraction en exil. Maintenir un travail de parti dans une période contre-révolutionnaire, c’était ouvrir toutes grandes les portes de l’opportunisme, c’était rendre impossible toute lucidité lorsque l’idéologie dominante pénètre au sein de l’organisation. On a là le point commun qui unit d’une part le courant de Damen et, d’autre part, le bordiguisme qui allait naître quelques années plus tard.
1952, rupture avec le cadre programmatique élaboré par la Fraction de gauche
Un tel rassemblement hétéroclite ne pouvait tenir dans la durée. La scission intervint dès 1952, scission qui marque la naissance du courant bordiguiste. Après avoir été l’un des initiateurs de la rupture avec le cadre du travail de Fraction, Bordiga franchit un pas supplémentaire, celui de la rupture avec le cadre programmatique lui-même élaboré par la Fraction de la Gauche italienne en exil. Dans le nouveau parti, qui prit bientôt le nom de Parti communiste international (PCInt), les trois années 1951, 1952 et 1953 furent des années de fièvre révisionniste. Le but est clair : « Il ne s’agissait plus seulement de renouer ensemble les fils épars d’une opposition marxiste au stalinisme, mais de la reconstruire ex novo, en recommençant, sur tous les fronts, à zéro[17]. » C’est-à-dire en balayant tous les apports des trois Internationales et de la Gauche communiste des années 1920-1930. Ainsi :
1. Bordiga procède tout d’abord à la liquidation de la théorie de la décadence que défendait la Troisième Internationale. Le capitalisme était en expansion permanente et il devenait possible alors de trouver des capitalismes juvéniles par ci par là.
2. Bordiga découvre que le prolétariat est incapable de développer sa conscience avant la prise du pouvoir. Jusque-là c’est uniquement au sein du parti que la conscience est un facteur actif, ce qu’il appela « le renversement de la praxis ». C’était jeter à la poubelle encore un autre ouvrage fondamental du marxisme, l’Histoire de la Révolution russe de Trotsky[18].
3. Bien entendu, la négation de la conscience au sein du prolétariat permettait de transmettre au parti -et uniquement au parti- les tâches révolutionnaires qui incombaient à la masse du prolétariat organisée dans les Conseils ouvriers. Selon cette vision substitutionniste, le Parti organise et dirige techniquement la classe entière. Il est monolithique, unique et hiérarchique, à l’image d’une pyramide où le sommet serait occupé par le comité central du parti[19].
4. Avec le Parti, l’État est devenu l’organe révolutionnaire par excellence de la dictature du prolétariat. Il appuie son pouvoir sur la terreur rouge[20]. Sur ces deux questions, Bordiga sabordait deux des principales avancées réalisées par la Fraction de gauche du PCd’I. Ce n’était pas seulement la continuité avec le travail programmatique de la Gauche qui était brisée, mais toute la continuité du mouvement marxiste. C’était un rejet de la méthode d’analyse des principales expériences du prolétariat telle que Marx et Engels l’avaient inaugurée, par exemple au moment de la Commune de Paris qui leur avait permis de conclure : « Le moins qu’on puisse en dire, c’est que l’État est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres, soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.[21] »
5. Pour couronner le tout, Bordiga décrète l’invariance du marxisme dans une réunion de septembre 1952 (année fatidique pour le PCInt !) à Milan. Alors que le programme communiste et la théorie marxiste qui le sous-tend sont dans un processus cumulatif au fur et à mesure des leçons tirées des révolutions et des contre-révolutions, au fur et à mesure des expériences du prolétariat et de l’approfondissement théorique effectué par les communistes à leur propos, Bordiga en fait un dogme mort, un catéchisme. Voilà comment Bordiga prétend lutter contre les révisionnistes et les modernisateurs, en enfilant lui-même les deux costumes : celui du révisionniste et celui du prêtre : « Bien que le patrimoine théorique de la classe ouvrière révolutionnaire ne soit plus une révélation, un mythe, une idéologie idéaliste comme ce fut le cas pour les classes précédentes, mais une “science” positive, elle a toutefois besoin d’une formulation stable de ses principes et de ses règles d’action, qui joue le rôle et ait l’efficacité décisive qu’ont eu dans le passé les dogmes, les catéchismes, les tables, les constitutions, les livres-guides tels que les Védas, le Talmud, la Bible, le Coran ou la déclaration des droits de l’homme.[22] »
Une fois achevé ce travail de destruction systématique du patrimoine de la classe ouvrière[23], le PCInt est obligé de constater amèrement que le CCI reste aujourd’hui le seul héritier des positions programmatiques élaborées par la Fraction italienne dans les années 1930. Il est contraint de le reconnaitre publiquement dans un article consacré -bien tardivement- à l’histoire de la « Fraction de gauche à l’étranger », comme il l’appelle, et va même jusqu’à reconnaître une rupture dans la continuité théorique de la Gauche italienne : « Sur la question de la guerre, sur la question de la crise mondiale du capitalisme, sur la question coloniale, sur tous ces thèmes, la Fraction à partir de 1935 commence à aller vers des positions qui, il nous déplaît de le dire, sont celles professées aujourd’hui par le Courant communiste international. […] Nous devons en effet dire ouvertement, sans avoir la moindre intention d’intenter un procès aux camarades -comme cela fait d’ailleurs partie de notre tradition- que le Parti qui naît en 1952 ne se rattache pas au patrimoine théorique de la Fraction[24]. »
Orphelin du mouvement ouvrier, happé dans une spirale idéaliste, voire mystique, le PCInt va tenter de restaurer une sorte de continuité politique sur la base d’une continuité individuelle, c’est-à-dire sur la base de la conception du « chef génial », conception déjà critiquée par la Gauche communiste de France (GCF) en 1947[25]. Cette conception idéaliste est encore en vigueur dans le PCInt d’aujourd’hui, en voici une illustration : Dans ce même article que nous venons de citer, il nous explique doctement quelle furent les causes de la scission de 1952. Pour constituer le vrai Parti, il fallait que le « chef génial » ait finit de réfléchir : « Dans cette période, qui a été en Italie l’année 1952 -il est bien entendu possible de se demander s’il aurait pu naître en 1950 plutôt qu’en 1952, mais cela n’a en réalité aucune importance- la reconstitution du parti a été possible, parce qu’alors et seulement alors il a été possible de faire ce bilan. Amadeo [Bordiga] lui-même n’aurait pu accomplir ce travail dix ans plus avant. Nous avons pu montrer que dans la pensée d’Amadeo certaines choses n’étaient pas encore claires en 1945, qui le seront devenues en 1952.[26] »
La Gauche communiste et la question nationale
Mais revenons à notre point de départ, la question nationale, en exposant quelle est la méthode de la Gauche communiste. À travers cette citation de Bilan, l’organe de la Fraction italienne, on pourra mesurer aisément le gouffre qui la sépare de la méthode sclérosée du courant bordiguiste :
« Notre époque est dominée par un passé d’essor révolutionnaire et par les sombres défaites que le prolétariat vient de subir dans le monde entier. La pensée marxiste qui gravite autour de ces deux axes parvient difficilement à rejeter les défroques inutiles, les formules périmées, à se débarrasser de « l’emprise des morts », pour progresser dans l’élaboration du matériel nouveau, nécessaire pour les batailles de demain. Le reflux révolutionnaire détermine plutôt une résorption de la pensée, un retour vers des images d’un passé « où l’on a vaincu » ; et ainsi le prolétariat, la classe de l’avenir, est transformé en classe sans espoir qui console sa faiblesse avec des déclamations, un mysticisme de formules creuses, pendant que l’étau de la répression capitaliste se resserre toujours plus.
Il faut proclamer, encore une fois, que l’essence du marxisme n’est pas l’adulation des chefs prolétariens ou de formules, mais une prospection vivante et en progression continue, aussi bien que la société capitaliste progresse toujours plus dans le sens de l’emprisonnement de la révolte des forces de production. Ne pas compléter l’apport doctrinal des phases antérieures de la lutte prolétarienne revient à rendre impuissants les ouvriers devant les armes neuves du capitalisme. Mais cet apport n’est certes pas donné par la somme des positions contingentes, des phrases isolées, de tous les écrits et discours de ceux dont le génie exprima le degré atteint par la conscience des masses dans une période historique déterminée, mais bien par la substance de leur œuvre qui fut fécondée par l’expérience douloureuse des ouvriers. Si dans chaque période historique le prolétariat gravit un échelon nouveau, si cette progression est consignée dans les écrits fondamentaux de nos maîtres, il n’en reste pas moins vrai que la somme des hypothèses, des schémas, des probabilités émises devant des problèmes encore embryonnaires, doivent être passés par la critique la plus sévère par ceux qui voyant s’épanouir ces mêmes phénomènes peuvent bâtir des théories non sur le « probable » mais sur le ciment des expériences nouvelles. D’ailleurs, chaque période contient ses limites, sorte de domaine d’hypothèses qui pour être valables doivent encore être vérifiées par les événements. Mais même quand des phénomènes sociaux se présentent sous nos yeux il arrive aux marxistes de vouloir emprunter à l’arsenal ancien des faits historiques des arguments pour leurs interventions.
Mais le marxisme n’est pas une bible, c’est une méthode dialectique ; sa force réside dans son dynamisme, dans sa tendance permanente vers une élévation des formulations acquises par le prolétariat marchant à la révolution. Quand la tourmente révolutionnaire balaye impitoyablement les réminiscences, qu’elle fait surgir de profonds contrastes entre les positions prolétariennes et le cours des événements, le marxiste n’adjure pas l’histoire d’adopter ses formules périmées, de rétrograder : il comprend que les positions de principe élaborées préalablement, doivent être poussées plus loin, que le passé doit être laissé aux morts. Et c’est Marx rejetant ses formules de 1848 sur le rôle progressif de la bourgeoisie, c’est Lénine foulant aux pieds, en Octobre 1917, ses hypothèses de septembre sur le cours pacifique de la révolution, sur l’expropriation avec rachat des banques ; tous deux pour aller bien au-delà de ces positions : pour faire face aux véritables tâches de leur époque. […]
Pour ce qui nous concerne, nous n’aurons aucune crainte de démontrer que la formulation de Lénine, pour ce qui est du problème des minorités nationales, a été dépassée par les événements et que sa position appliquée dans l’après-guerre s’est avérée en contradiction avec les éléments fondamentaux que son auteur lui avait donnés : aider à l’éclosion de la révolution mondiale.
D’un point de vue général, Lénine, pendant la guerre, eut parfaitement raison de mettre en évidence la nécessité d’affaiblir par tous les moyens les principaux États capitalistes, dont la chute aurait certainement accéléré le cours de la révolution mondiale. Appuyer les peuples opprimés revenait, pour lui, à déterminer des mouvements de révolte bourgeoise dont auraient pu profiter les ouvriers. Tout cela aurait été parfait à une condition : que la situation d’ensemble du capitalisme, l’époque de l’impérialisme, permit encore des guerres nationales progressives, des luttes communes de la bourgeoisie et du prolétariat. Quant au deuxième aspect du problème soulevé par Lénine, le droit d’auto-détermination des peuples, la révolution russe a prouvé que si la révolution prolétarienne ne coïncide pas avec sa proclamation il ne représente qu’un moyen de canalisation de l’effervescence révolutionnaire, une arme de répression que tous les impérialismes surent manier en 1919, depuis Wilson jusqu’aux représentants de l’impérialisme français, italien, anglais[27]. »
Les limites de l’autocritique de 1989
Durant tout le processus qui mena à la formation du CCI en 1975, il était indispensable de reprendre l’héritage de la Gauche communiste laissé à l’abandon du fait de la rupture organique. Ce fut l’œuvre principale du CCI de retisser cette continuité politique après la coupure du lien entre les organisations communistes successives. Grâce à l’action militante et aux commentaires de la Gauche communiste de France et d’Internacionalismo, à la faveur de la reprise de classe à la fin des années 1960, il devenait possible de faire la synthèse des apports des différents courants de la Gauche communiste en un tout cohérent basé sur le cadre de la décadence. Dans ce travail, l’apport de la Gauche italienne a été central et, comme on l’a vu plus haut, le PCInt reconnait avec une franchise qui l’honore que les principales leçons de la vague révolutionnaire et de la contre-révolution élaborées par la Fraction qui publiait Bilan en français sont défendues aujourd’hui par le CCI. C’est par contre avec une très grande timidité que le PCInt tente de tirer les leçons de sa crise interne provoquée par cette position opportuniste défendue sur la question nationale.
À partir du Prolétaire n° 401 de mai-juin 1989, c’est-à-dire 7 ans après sa crise interne dévastatrice, le PCInt reconnait que « la complexité de la situation et l’évolution de la Résistance palestinienne provoqua dans le parti un certain nombre de flottements et de prises de position fausses ; c’était le cas par exemple de l’espoir que les noyaux de la future avant-garde prolétarienne dans la région naissent à partir d’organisations de la gauche de l’O.L.P. […] La crise qui frappa le parti d’hier au début des années 80 eut précisément la « question palestinienne » comme détonateur ». Parmi ces positions fausses il cite la revendication d’un « mini-État palestinien qui serait un ghetto pour les prolétaires palestiniens » et va jusqu’à -quel sacrilège !- proclamer : « Palestine ne vaincra pas ; c’est la révolution prolétarienne qui vaincra ! »
Mais il faut bientôt déchanter, les limites de cette autocritique apparaissent très vite. On apprend par exemple que « le “facteur national arabe” a désormais épuisé toute potentialité de progrès historique dans la vaste aire qui va du Proche-Orient à l’Atlantique en couvrant le Nord de l’Afrique » depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela signifie que le PCInt reste prisonnier de sa théorie des aires géo-historiques, c’est-à-dire de l’idée qu’il existerait ici ou là dans le monde des zones où le capitalisme est encore juvénile, malgré les travaux de R. Luxemburg et de Lénine sur l’impérialisme montrant l’achèvement du marché mondial depuis 1914. Dès ce moment le capitalisme est sénile partout dans le monde et la tâche du prolétariat est partout la même : détruire le capitalisme et instaurer de nouveaux rapports de production. Voilà où conduit cette ambiguïté sur les aires géo-historiques, réintroduire les intérêts nationaux dans la lutte du prolétariat : « Selon le marxisme, l’orientation correcte surtout pour les aires où la révolution bourgeoise n’est plus à l’ordre du jour (où donc il ne peut plus y avoir de révolutions doubles) mais où la question nationale n’a pas été résolue est d’insérer celle-ci et la lutte nationale dans la lutte de classe révolutionnaire. L’objectif de cette dernière est la conquête du pouvoir politique, non pour instaurer un État national, mais l’État de la dictature du prolétariat, instrument de la révolution prolétarienne internationale. » Moralité : la lutte de classe révolutionnaire peut-être menée en incorporant, dans sa méthode et ses objectifs, la question nationale, c’est-à-dire nécessairement en faisant des concessions à cette dernière !
Les grandes phrases sur « la révolution prolétarienne internationale » ne pourront pas sauver la position du PCInt sur la question nationale. Sans cesse il est obligé pour rester cohérent de réintroduire la lutte pour les droits démocratiques et la revendication de l’auto-détermination nationale. Ce faisant, il provoque chez les prolétaires israéliens une réaction de défense chauvine tout en assommant les prolétaires palestiniens par des discours teintés (encore l’opportunisme) de nationalisme : « Pour rompre avec leur bourgeoisie les prolétaires israéliens juifs doivent se désolidariser de l’oppression nationale exercée sur les Palestiniens. Il n’y a pas de pire malheur pour un peuple que d’en subjuguer un autre, disait Marx à propos de l’oppression anglaise sur l’Irlande. Pour sortir de leur situation, malheureuse du point de vue de la lutte de classe, les prolétaires israéliens juifs devront se placer sur le double terrain de la lutte contre les discriminations envers les prolétaires palestiniens et arabes dans leurs conditions de vie et de travail (donc contre le confessionalisme de l’État israélien), et de la défense du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, c’est à dire du droit de tous les Palestiniens à constituer leur État en Palestine[28]. »
Ainsi le PCInt ne voit toujours pas que notre période n’est pas la même que celle de Marx. Il ne pourra jamais clarifier son problème tant qu’il n’aura pas reconnu qu’à l’époque de l’impérialisme (ou décadence du capitalisme) le vieux programme bourgeois démocratique a été enterré en même temps que le programme national, que la nation ne peut plus servir de cadre de développement des forces productives. Comme le disait Rosa Luxemburg : « Certes, la phrase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes[29]. »
Lorsque le prolétariat entamera une nouvelle montée vers la révolution, il sera confronté encore pendant tout un temps avec les pièges du démocratisme et du nationalisme. À ce moment, la présence d’un Parti communiste, qui aura prouvé depuis longtemps sa clarté programmatique sur ces deux questions, sera décisif pour orienter le prolétariat vers l’insurrection. Mais le cadre politique à la base de la plateforme du PCInt est obsolète sur la question nationale et sur bien d’autres points. La raison est à chercher dans la rupture opérée dans la continuité du travail de la Gauche communiste d’Italie. Ayant brisé cette continuité avec le passé, le PCInt n’est plus en mesure de construire le futur, c’est-à-dire de contribuer à la formation du futur Parti mondial, un Parti non sectaire, non hiérarchique, non monolithique, non substitutionniste, mais un Parti dirigeant, au sens non pas d’une direction technique de la classe mais d’une direction politique, d’une orientation défendue de façon militante au sein de la classe, une orientation s’appuyant sur le but final communiste et sur une analyse complète de la situation historique.
La signification des variantes sur la question nationale parmi les groupes bordiguistes
Le PCInt, dont nous venons d’examiner les positions, n’est que l’une des expressions de la diaspora bordiguiste actuelle. Après l’explosion de 1982, les quelques militants français rescapés se sont rapprochés de ceux qui en Italie publiaient Il Comunista pour reconstituer un nouveau PCInt affirmant poursuivre l’œuvre du précédent. Il serait fastidieux de compter le nombre de PCInt dispersés sur plusieurs continents et se réclamant tous du bordiguisme élaboré à partir de 1952. Signalons seulement l’autre branche qui s’était maintenue en Italie autour de Bruno Maffi (1909-2003) et qui publie Il Programa Comunista en italien et les Cahiers internationalistes en français.
Parmi tous ces groupes, y compris leurs scissions et leurs exclus, plusieurs se sont posé des questions sur la validité de la position originelle du PCInt concernant la question nationale que la réalité semblait tellement invalider. Ils ont alors redécouvert que « les ouvriers n’ont pas de patrie » et que la tâche du prolétariat était partout la même, renverser la bourgeoisie et s’emparer du pouvoir. Mais il fallait expliquer les raisons de ce changement de position. Tous les PCInt avaient alors dans la manche une réponse toute prête : « La fin du cycle des révolutions bourgeoises anticoloniales en Asie et en Afrique », comme le proclame un tract de septembre 2024 du groupe de Madrid El Comunista.
Mais cette proclamation ne changeait rien sur le fond. On a vu ce qu’il en était de l’autocritique de 1989. La lutte contre l’oppression nationale était un dogme intouchable. Il y avait déjà eu une longue série de réunions générales du PCInt à la fin des années 1970 qui devait établir « La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le “Tiers Monde” » comme l’annonce le titre de l’article de Programme communiste n°83 (1980). C’était la prémisse de la fausse autocritique de 1989 car on n’y trouve aucun questionnement sur les questions essentielles comme la soi-disant nature bourgeoise des « révolutions » chinoise de 1949 et algérienne de 1962, ni sur la prétendue « révolution double » de 1917 en Russie. Cet article affirme que la fin des révolutions bourgeoises intervient en 1975, c’est-à-dire 61 ans après l’ouverture réelle de la période de déclin du capitalisme, comme l’avait mise en évidence le Premier Congrès de l’Internationale communiste. Ce changement dans la situation historique serait dû au retrait des Américains du Vietnam et à la fin de la période révolutionnaire de la bourgeoisie chinoise qui, comme on le sait, préféra s’allier au « grand Satan américain ». Une sacrée découverte quand on sait que la bourgeoisie chinoise maoïste a été pendant longtemps le fer de lance de la contre-révolution stalinienne !
L’attitude du PCInt rappelle la stratégie des fractions bourgeoises les plus habiles dans l’histoire : « Tout changer pour que rien ne change. » Qu’on en juge : « Il s’agit maintenant de délimiter globalement la phase où le prolétariat, qui lie déjà la réalisation de ces réformes-là plus favorable aux masses à sa propre révolution, se trouve pratiquement seul à faire avancer l’histoire et devient donc l’héritier des tâches bourgeoises non encore réalisées[30]. » Chassée par la porte, la révolution bourgeoise revient par la fenêtre. C’est pourquoi les Cahiers internationalistes peuvent tranquillement affirmer une nouvelle fois que l’expropriation des paysans palestiniens à partir de la création de l’État israélien en 1948 évoque la période de l’accumulation primitive du capitalisme : « L’histoire de cette dépossession ressemble à celle des paysans anglais dont parlait Marx : “l’histoire de cette dépossession est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de feu et de sang”. »
L’introduction de la théorie des aires géo-historiques par le PCInt est en totale contradiction avec le marxisme. Pour celui-ci, la réalité doit être abordée dans sa globalité, dans sa totalité. Et c’est à partir de cette totalité que ses différentes parties peuvent être analysées. Il en va de même avec le mode de production capitaliste. Partir du point de vue du capital total, c’est la méthode dialectique dont se revendique Marx mille fois dans son œuvre. Prenons un seul exemple tiré des Théories sur la plus-value : « C’est seulement le foreign trade [le commerce extérieur], la transformation du marché en marché mondial, qui mue l’argent en argent mondial et le travail abstrait en travail social. La richesse abstraite, la valeur, l’argent – hence [donc] le travail abstrait, se développent dans la mesure où le travail concret évolue dans le sens d’une totalité des différents modes de travail qui englobe le marché mondial. La production capitaliste est basée sur la valeur, c’est-à-dire sur le développement comme travail social du travail contenu dans le produit. Mais cela n’a lieu que sur la base du foreign trade et du marché mondial. C’est donc aussi bien la condition que le résultat de la production capitaliste [31]. »
Une réelle clarification de la question nationale, qui donne tant de fil à retordre au PCInt, passe en particulier par une réflexion sur les questions suivantes :
– L’émergence d’un capitalisme largement développé est l’une des conditions matérielles indispensables à la réalisation du communisme. Mais, tout d’abord, ses propres contradictions rendent impossible l’élargissement d’un tel développement capitaliste au monde entier. Ensuite, le capitalisme reste une économie de pénurie parce qu’elle est paralysée par le rapport salarial et par la concurrence. Il crée les prémisses du communisme, mais pas le communisme lui-même. Ce faisant, les mesures économiques que le prolétariat pourra prendre, devront s’orienter vers le communisme, mais resteront, dans un premier temps, limitées tant que le pouvoir international des Conseils ouvriers ne sera pas assuré. Ceci d’autant plus que la décomposition du capitalisme aura entrainé de nombreuses destructions, y compris lors de la guerre civile révolutionnaire. Cette limitation est inévitable, aussi bien dans les pays développés que dans les pays de la périphérie du capitalisme, et n’a rien à voir avec des revendications bourgeoises comme le prétend le PCInt.
– Marx et Engels ont été les premiers à remettre en cause la notion de « révolution permanente » défendue dans l’Adresse du comité central de la Ligue des communistes de mars 1850[32]. Nous sommes en 1848 et non plus en 1789, la menace prolétarienne a totalement refroidi les prétentions révolutionnaires de la bourgeoisie. Aussi l’hypothèse de la « révolution permanente[33] » devait s’avérer erronée, et celle de la « révolution double » inventée par les bordiguistes, une caricature[34]. Comme le montre la revue Bilan, citée plus haut, la Fraction italienne avait parfaitement compris que les tâches historiques d’une classe ne peuvent être assumées par une autre classe, mais pas les bordiguistes.
– Il n’y a pas de luttes anti-impérialistes, comme le prétendent les maoïstes, il n’y a que des conflits inter-impérialistes. Les luttes anticoloniales ont cessé avec la décolonisation. La soumission coloniale s’est transformée en soumission impérialiste que les puissances bourgeoises parmi les plus développées imposent sur les pays plus faibles, dans leur compétition sanglante pour le contrôle des zones stratégiques de la planète. Tout ceci dans un contexte où l’impérialisme, la militarisation, le capitalisme d’État, le chaos et la guerre sont devenus le mode de vie de toutes les nations, petites ou grandes.
– Les tâches du prolétariat sont désormais partout les mêmes : prendre le pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat au travers de son combat en tant que classe, de son unification internationale et de la généralisation de la révolution. Cette dynamique, dans laquelle le Parti communiste mondial est appelé à jouer un rôle décisif, s’appuie sur la capacité du prolétariat d’entraîner derrière lui, ou de neutraliser si nécessaire, les couches sociales non exploiteuses -la masse des sans travail, la paysannerie pauvre et le petit commerce- processus qui n’est réalisable que sous l’impulsion de la classe ouvrière la plus expérimentée, celle de la vieille Europe.
Dans ce but, les communistes doivent partout brandir le drapeau de l’autonomie de classe et celui de l’internationalisme prolétarien, c’est-à-dire démasquer sous les beaux discours sur l’oppression nationale le visage hideux du chauvinisme.
A. Elberg
[1] L’étude de Bordiga, Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, parait en 1979 aux éditions du PCInt, Prométhée. La citation se trouve à la page 165.
[2] Ce compte rendu est publié dans Il programma comunista nos1, 2 et 3 (1961) puis dans Le Fil du temps n° 12 (1975). La citation provient de cette dernière revue, p. 216.
[3] Voir notre étude historique du phénomène dans la Revue internationale nos66, 68 et 69 (1991-1992), « Bilan de 70 années de luttes de “libération nationale” ».
[4] Programme communiste n° 75 (1977), p. 51.
[6] Toutes ces nouvelles nations, loin d’être l’expression d’un capitalisme en expansion, étaient un pur produit de l’impérialisme. Elles révèlent tout de suite leur vraie nature en écrasant leurs prolétaires et en déclarant la guerre à leurs voisins.
[7] Aujourd’hui encore, la Russie invoque sa pureté anticoloniale auprès des pays africains.
[8] Voir en particulier notre brochure Nation ou Classe.
[9] Voir en particulier dans la Revue internationale, n°32 (1983), « Le Parti communiste international (Programme communiste) à un tournant de son histoire », n°64 (1991), « Le milieu politique prolétarien face à la guerre du Golfe », n°72 (1993), « Comprendre le développement du chaos et des conflits impérialistes », nos77 et 78, « Le rejet de la notion de décadence conduit à la démobilisation du prolétariat face à la guerre ».
[10] Le premier numéro de Prometeo parait en novembre 1943. À la faveur du mouvement de grèves, le Parti se développe rapidement en milieu ouvrier et dès la fin de l’année 1944 il avait constitué plusieurs fédérations dont les plus importantes étaient celles de Turin, Milan et Parme. Il édite un schéma de programme cette même année. Il tint une première conférence de l’ensemble du Parti à Turin en décembre 1945 et janvier 1946.
[11] La Gauche communiste d’Italie, Éditions du CCI, 1991, p. 36.
[12] Pour cette partie nous résumons certains passages de notre article « À l’origine du CCI et du BIPR » paru dans les Revue internationale nos90 et 91 (1997). Première partie : La Fraction italienne et la Gauche communiste de France ; deuxième partie : La formation du Partito comunista internazionalista.
[13] Défense de la continuité du programme communiste, Éditions Programme communiste, 1972, pp. 43 et 44.
[14] Dans celles-ci, sont présents et actifs les derniers militants internationalistes exclus en 1934 du PCI qui trahissait la cause du prolétariat. Parmi eux figurent Onorato Damen en particulier et d’autres qui, dans les prisons de Mussolini, poursuivront une activité militante clandestine.
[15] Marc Chirik (1907-1990), militant de la Fraction italienne, fut l’un des fondateurs du Noyau français de la Gauche communiste (NFGC) en 1942 qui deviendra la Fraction française de la Gauche communiste (FFGC) en 1944 puis la Gauche communiste de France (GCF) en 1945. Il fut également l’un des fondateurs du groupe Internacionalismo en 1964, du groupe Révolution internationale en 1968 et du Courant communiste international en 1975.
[16] Après la fin de l’agitation sociale en Italie et après la perte de la moitié des militants, l’éventualité d’une reprise d’un travail de fraction a été posée au deuxième congrès du PCIste en 1948. Cependant Damen a coupé court à toute discussion en reprenant la position trotskiste classique : la mort de l’ancien parti crée immédiatement les conditions pour l’émergence du nouveau. Voir l’article d’Internationalisme (GCF) n° 36 (1948), « Le deuxième congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie », republié dans la Revue internationale n° 36, (1984).
[17] « La portée de la scission de 1952 dans le Partito comunista internazionalista », Programme communiste n°93 (mars 1993), p.64.
[18] Le « renversement de la praxis » est expliqué dans Programme communiste n°56 (1972). On y trouvera également le schéma d’un capitalisme en expansion constante à la p.58.
[19] Le schéma de cette pyramide se trouve dans Programme communiste n°63 (1974), p.35. Il s’agit du compte rendu d’une réunion du parti du 1er septembre 1951 à Naples
[20] La revendication de la « terreur rouge » est une nouvelle fois chez les bordiguistes le signe d’une confusion entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne. Quant au rôle de l’État dans la révolution, hormis l’organisation de la lutte armée contre la résistance de la classe déchue, il s’avère ne jouer aucun rôle dynamique révolutionnaire, déjà dans la révolution bourgeoise, comme le montre notre étude, « L’État et la dictature du prolétariat » dans la Revue internationale n°11 (1977).
[21] F. Engels, Introduction à La Guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 25.
[22] « L’“invariance” historique du marxisme », Programme communiste n°53-54 (1971-1972), p. 3.
[23] Marqué profondément par l’opportunisme, le PCInt reste malgré tout l’un des courants de la Gauche communiste, c’est-à-dire un groupe politique prolétarien, parce qu’il conserve globalement une position internationaliste face à la guerre impérialiste. La revendication de l’auto-détermination pour la nation palestinienne est bien une faiblesse considérable mais elle est de nature différente de la position gauchiste (trotskistes, maoïstes, certains anarchistes) qui revendique pour les Palestiniens une « République ouvrière et paysanne du Moyen-Orient ». Rappelons que l’opportunisme est une maladie au sein du mouvement ouvrier, celui-ci étant en permanence confronté au danger d’une pénétration de l’idéologie dominante en son sein. Ce n’est que dans des périodes historiques exceptionnelles (guerre, révolution) que l’opportunisme passe dans le camp de la bourgeoisie, avant même la trahison du parti. Il s’agit dans ce cas en général de la majorité de la direction qui contribue, en collaboration avec les autres forces de la démocratie bourgeoise, à la transformation du parti en une force au service du capitalisme. Nous sommes certains que pour le moment la bourgeoisie, même si elle surveille de près tous les groupes révolutionnaires, n’a aucune intention de mettre à son service le PCInt, la panoplie des groupes bourgeois se réclamant de la révolution prolétarienne (le gauchisme) étant suffisamment variée dès aujourd’hui.
[24] « Éléments de l’histoire de la Fraction de gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) » dans Programme communiste nos97 (septembre 2000), 98 (mars 2003), 100 (décembre 2009) et 104 (mars 2017).
[25] « Problèmes actuels du mouvement ouvrier », Internationalisme n°25, août 1947, dans la Revue internationale n°33 (1983).
[26]. « Éléments de l’histoire de la Fraction de gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) (4) », Programme communiste n°104 (2017), p.49.
[27]. « Le problème des minorités nationales », Bilan n° 14 (décembre 1934-janvier 1935).
[28] Toutes ces citations sont tirées de la brochure du PCInt, Le marxisme et la question palestinienne.
[29] R. Luxemburg, Brochure de Junius, chapitre Invasion et lutte des classes.
[30]. « La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le “Tiers Monde” », Programme communiste n° 83 (1980), p. 40.
[31]. K. Marx, Théories sur la plus-value, tome III, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 297.
[32]. Cf. les Préfaces au Manifeste du Parti communiste et la Préface au livre de Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850 où Engels explique pourquoi « l’histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue ». L’explication la plus claire, comme quoi les tâches historiques d’une classe ne peuvent être assumées par une autre classe, est donnée par Marx dans Révélations sur le procès des communistes à Cologne (Bâle, 1853) dans Karl Marx, Œuvres IV, Paris, éd. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 635.
[33] « Quand Lénine écrivit les Thèses d'Avril en 1917, il liquida toutes les notions dépassées d'une étape à mi-chemin entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise, tous les vestiges de conceptions purement nationales du changement révolutionnaire. En effet, les Thèses rendaient superflu le concept ambigu de la révolution permanente et affirmaient que la révolution de la classe ouvrière est communiste et internationale, ou qu'elle n'est rien. » (« Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle - Les révolutions de 1848 : la perspective communiste se clarifie ». Revue Internationale 73.
[34] Elle ne correspondait en rien à la vison de Lénine pour qui « Toute cette révolution (de 1917) ne peut être que conçue comme un maillon de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste" ("Préface" à l'État et la Révolution, 1917.). Lire à ce propos « La révolution russe et le courant bordiguiste : De graves erreurs... », Russie 1917 : La plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière