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L’Allemagne : une fois encore l’exception, une fois encore championne du monde ?
Le monde entier est menacé par un nouveau genre de pandémie : le mastodonte chinois a au départ tenté de le dissimuler, mobilisant toute la puissance de sa machine capitaliste, dictatoriale et étatique ; puis, la pandémie a frappé le cœur historique du capitalisme : l’Italie, l’Espagne, la France et la Grande-Bretagne. La pandémie ne connaît aucune frontière et prend complètement par surprise des pays non préparés ; près de 200 000 personnes sont décédées (à l’heure où ces lignes sont écrites) (1) ; le système de soins est en train de s’effondrer dans de nombreuses régions. Actuellement, les États-Unis, puissance mondiale en déclin de l’époque révolue de la guerre froide, est ébranlée (2).
Et l’Allemagne ? Après avoir fait preuve d’un manque de préparation et d’une certaine hésitation lors de la première phase de l’épidémie, les autorités ont ensuite agi de manière plus rigoureuse et ont donné l’impression dans le monde entier qu’elles étaient plus efficaces pour combattre et gérer la pandémie et, qu’avec la Corée du Sud, elles constituaient presque une exception. La disponibilité et le taux de remplissage des lits en soins intensifs et le nombre de morts (qui venait d’atteindre 5 000 morts à l’heure où nous écrivons ces lignes) sont notamment cités comme indicateurs.
Pourquoi l’Allemagne parait-elle à peine ébranlée par une situation potentiellement catastrophique pour tous les pays ?
La capitalisation grandissante du secteur des soins et de la santé
Tout comme en Italie, en Espagne, en France ou en Grande-Bretagne, le secteur des soins et de la santé en Allemagne a délibérément été restructuré ces dernières années, partiellement privatisé, avec des coûts de revient impitoyablement maintenus à la baisse. (3) Les hôpitaux par exemple, deviennent de pures “opportunités de placement” pour des fonds spéculatifs, dont on attend le meilleur rendement possible. En fait, l’Allemagne était pionnière dans ce type de restructuration. La restructuration simultanée (et par conséquent les coupes budgétaires) dans le secteur social (Agenda 2010, plan Hartz IV) mais aussi dans d’anciennes entreprises publiques (Deutsche Post, Telekom, Deutsche Bahn, etc.) a planté les jalons pour l’Allemagne, portée par sa puissance industrielle et sa capacité d’exportation, à réaliser des bénéfices substantiels selon les normes internationales au cours des quinze dernières années, inversant la tendance à l’aggravation de la crise.
À présent, si nous examinons de plus près le secteur des soins et de la santé, nous pouvons remarquer que 37 % des hôpitaux ont d’ores et déjà été privatisés. Mais le plus important est que la gestion des hôpitaux a été très fortement soumise aux lois de l’économie capitaliste, et ce de la part de tous les organismes de financement (y compris les autorités publiques et ecclésiastiques). Cela vaut, par exemple, pour la rationalisation des méthodes de travail, l’apurement des comptes avec les compagnies d’assurance maladie et la fermeture des hôpitaux. Alors qu’en 1998 l’Allemagne comptait 2 263 hôpitaux, ceux-ci ont été réduits à 2 087 en 2007, puis à 1 942 hôpitaux en 2017. Par conséquent, le nombre de lits d’hôpitaux a été réduit d’environ 10 000 unités en dix ans, passant de 506 954 lits (2007) à 497 200 lits (2017). Malgré une intensité de travail accrue, le personnel infirmier a été réduit depuis 1993. (4)
Un schéma similaire peut également être observé au sein des maisons de repos, avec un vieillissement simultané de la population. L’exploitation du personnel soignant et infirmier a massivement augmenté. Déjà en 2016, des prévisions établissaient qu’en 2025, il manquerait entre 100 000 et 200 000 soignants qualifiés, et dans le même temps, l’attrait pour la profession d’infirmier a diminué en raison des conditions de travail insupportables. La durée moyenne pendant laquelle les personnes exercent la profession d’infirmier auprès des personnes âgées est de 8 ans seulement. Les différentes tentatives de recrutement à l’échelle internationale ne parviennent pas à inciter le personnel à aller travailler dans le pays “où coulent le lait et le miel”. Autrement dit, les gens quittent et changent de profession dès que possible, notamment à cause du travail posté et des changements d’horaires de dernière minute et, en particulier, à cause de la confrontation à des conditions de travail inhumaines, qui sont des conditions que personne ne peut supporter bien longtemps.
La réalité capitaliste dans les “usines de la santé” était déjà structurellement inhumaine bien avant la pandémie en Allemagne. Les hôpitaux sont censés rafistoler les travailleurs malades pour qu’ils reprennent du service et se débarrasser d’eux le plus rapidement possible. Le personnel sous-payé, soumis à de dures conditions de travail, a dû être recruté dans les endroits où les salaires sont les plus bas.
Comme dans tout secteur de l’économie, où une proportion toujours plus importante de machines est utilisée (une part toujours plus grande de la composition organique du capital), la proportion d’appareils médicaux a également augmenté de façon constante dans le domaine de la médecine. La technologie médicale produit des appareils médicaux de plus en plus chers et techniquement complexes, qui sont utilisés dans les usines de la santé et qui doivent générer des profits, mais qui ne peuvent être exploités que par des spécialistes hautement qualifiés. Ces nouveaux appareils et nouvelles technologies représentent une avancée considérable dans le domaine du diagnostic et du traitement, mais en raison des coûts énormes d’acquisition, de maintenance et d’exploitation qu’ils impliquent, ils accentuent la nécessité de “canaliser” davantage de patients afin de rentabiliser au maximum les équipements, de payer le personnel et, au final, faire des bénéfices.
Dans le même temps, la médecine du XXIe siècle n’a pas réussi à se débarrasser du vieux fléau de la maladie (et de la mort) dans les hôpitaux en raison du manque d’hygiène, ce dont la plupart des patients dans les hôpitaux du XIXe siècle mouraient avant l’introduction des techniques modernes d’hygiène. L’Institut Robert-Koch estime que chaque année, 600 000 infections ont lieu en milieu hospitalier à cause des bactéries qui y prospèrent, et près de 20 000 personnes en décèdent.
En fin de compte, cela signifie que sur le marché des soins et de la santé, les patients sont uniquement considérés comme des “clients” à qui l’on tente de vendre le plus de “services” possible, et les employés sont pressés comme des citrons pour que l’accumulation de valeur dans le secteur médical atteigne le niveau le plus élevé possible. Le patient fait face au soignant, pour qui il devient une marchandise, la relation sociale devient un service, le mode de travail est soumis à une énorme compression et contrainte de temps. Cette perversion décrit très bien ce que Marx a analysé comme la réification, la déshumanisation et l’exploitation. Le véritable but de cette pratique (la valeur d’usage), le soin et/ou la guérison des personnes disparaît complètement. Le fait de reléguer les personnes négligées dans les maisons de retraite, la maltraitance générale qui découle entre autres, à cause du manque de personnel, des abus flagrants qui sont longtemps restés tus, (5) la remise en cause ou le refus de certaines opérations pour les personnes âgées, sont l’expression de ce caractère inhumain, qui n’est brisé que par la solidarité prolétarienne et le sacrifice individuel de soignants face à cette déshumanisation et cette réification quotidiennes et structurelles. Même avant l’arrivée de la pandémie, les contradictions sociales d’un système pourri étaient déjà apparues de façon très brutale dans les “usines de la santé”.
Indifférence politique et manque de préparation face aux pandémies
Des historiens de la médecine et des épidémiologistes signalent depuis longtemps que le danger des pandémies mondiales s’accroît. De plus, les conditions de vie sous le capitalisme aggravent les forces négatives et destructrices de telles pandémies : la destruction des habitats naturels des animaux sauvages, leur vente et leur consommation sans véritable contrôle vétérinaire, l’industrialisation de l’agriculture et en particulier les techniques d’élevage des animaux, l’urbanisation qui prend principalement la forme de “villes taudis”, de quartiers insalubres et déshérités, de bidonvilles, etc., tout ceci renforce la tendance des virus à franchir les frontières entre les espèces. (6)
En prévision de ces pandémies, des enquêtes, des simulations et des exercices d’urgence ont été réalisés dans le monde entier, y compris en Allemagne en 2012, où un simulacre de “scénario épidémique extraordinaire” a été mis en place : “Mesures anti-épidémiques, recommandations d’action par phases, communication de crise, mesures officielles, évaluation des effets sur la protection des objets précités, suivi de l’évolution de la propagation et du nombre de nouveaux cas de la maladie, etc.” Si nous observons les réactions à la crise lors des premières semaines, et si nous additionnons tous les éléments pointant un grave manque de disponibilité d’équipements de protection, des capacités des services d’urgences, de personnels, etc, nous ne pouvons qu’y voir une réaction irresponsable de la classe politique. Les lits d’hôpitaux, le personnel, les infrastructures, les équipements ont été réduits dans de nombreux secteurs au lieu d’être installés de manière préventive. Un infirmier berlinois fait ainsi état de l’utilisation de vêtements de protection “faits maison”, (7) plusieurs hôpitaux berlinois lancent des appels communs, l’association des hôpitaux berlinois demande à des volontaires de coudre des masques, les infirmières qui se plaignent sont confrontées à la répression…
En Allemagne également, nous pouvons observer la nature destructrice du capitalisme, qui tue déjà dans des circonstances normales et qui, maintenant, face à une pandémie mondiale, se refuse à faire ce qui est scientifiquement possible. Cela suscite l’indignation parmi les travailleurs qui sont en première ligne : beaucoup rejettent les faux éloges des politiciens et les applaudissements symboliques. À Mittelbaden, les premières infirmières à avoir quitté leur emploi l’auraient fait en raison du manque de protection. À Brandebourg, des tenues protectrices ont été demandées dans une lettre ouverte au début du mois d’avril et la situation a clairement été analysée : “Nos hôpitaux sont devenus des usines et la santé est devenue une marchandise”. (8) Il peut sembler surprenant alors que le taux de mortalité en Allemagne reste bien inférieur à celui de l’Italie, de l’Espagne ou celui de la France.
La mobilisation de la bourgeoisie allemande
Plusieurs facteurs doivent être pris en compte dans l’évolution particulière de la pandémie en Allemagne. Par exemple, on peut même parler de circonstances heureuses, dans une certaine mesure, car les premiers cas ont pu être immédiatement localisés et donc rapidement isolés. En effet, la première vague a principalement touché de jeunes skieurs et des sportifs ; ensuite, la structure familiale en Allemagne est différente de celle de l’Italie et de l’Espagne, où de nombreux grands-parents vivent à proximité de leurs enfants et petits-enfants ; et enfin, malgré toutes les économies et les restructurations, le système de santé reste plus performant que dans les autres pays européens, (9) voire dans le monde entier.
Toutefois, le facteur décisif est la capacité de la bourgeoisie allemande à se mobiliser plus fortement et de manière plus cohérente que les autres pays après les premières semaines de désorientation. L’Allemagne, moteur de l’Union Européenne, a une économie qui reste stable. Sa classe politique n’est cependant pas épargnée par les tendances à la décomposition du monde capitaliste, ni par les comportements irresponsables, ce qui tend à se généraliser de plus en plus, (10) mais le populisme par exemple, et contrairement à tous les autres pays européens (et aux États-Unis aussi), n’a ici pas encore érodé l’appareil politique. Et, comme autre facteur clé de la capacité de la classe dirigeante à se mobiliser, il faut souligner le rôle particulièrement fort des syndicats en Allemagne. Bien que les difficultés dans les chaînes d’approvisionnement mondiales (en particulier les liaisons avec la Chine puis l’Italie) aient sensibilisé très tôt l’industrie automobile allemande aux effets du coronavirus, il a fallu un coup de semonce du président du comité d’entreprise, Bernd Osterloh, pour que les usines de Volkswagen ferment dès le 17 mars (soit avant la fermeture politique officielle par le gouvernement allemand !). (11) Volkswagen, grâce à ses rapports historiquement étroits avec l’État fédéral et le capital (la Volkswagen sous le régime nazi), est quasiment une entreprise de premier plan, presque un symbole de l’avant-garde du capitalisme d’État allemand.
Après la Seconde Guerre mondiale, ce rôle a été renforcé et davantage développé grâce à une implication étroite du syndicat IG-Metall (IGM). Alors que le 17 mars, les chaînes de montage tournaient encore chez BMW, Porsche, et que Daimler avait seulement prévu une pause de quelques jours (pour permettre de s’occuper des enfants), IGM, via Volkswagen, fixait le cap. Contrairement aux autres pays européens (et aux États-Unis) où le capital national, malgré les recommandations médicales, a ordonné aux ouvriers de se rendre sur les chaînes de montage, dans des conditions mettant leur vie en danger, la bourgeoisie allemande, avec l’aide des syndicats et en accord avec son appareil d’État, a fait preuve de son instinct de puissance. L’ingénieux “système de partenariat social” entre le capital et les syndicats pour contrôler la classe ouvrière, pour renforcer le capital national et le rôle mondial de l’Allemagne apparaît comme un jeu de concessions mutuelles. Les négociations collectives conflictuelles qui auraient été à l’ordre du jour dans la métallurgie et l’industrie électrique le 31 mars (avec de possibles grèves d’avertissement) ont été annulées face à la crise dans la circonscription de Rhénanie du Nord-Westphalie et un accord d’urgence sans augmentation de salaire (après des années de prospérité) a été instauré. (12) Cet accord d’urgence a immédiatement été adopté par les autres circonscriptions.
Après une courte phase d’incurie politique et un manque de planification, (13) la bourgeoisie a de nouveau démontré sa puissance économique et son instinct de pouvoir politique, bien qu’étant partiellement réduits. Cela a permis la prise de décisions politiques qui n’étaient nullement marquées par le souci de la santé des travailleurs en soi, mais plutôt par une stratégie à long terme de maintien du pouvoir et de continuité du processus de production capitaliste. Pour les capitalistes, c’est une question de calcul : soit se retrouver avec une main-d’œuvre contaminée par la pandémie et donc longtemps malade, avec une hausse des coûts reliés à la santé, soit tabler sur une réduction contrôlée de la production et la cessation des activités économiques, option “économiquement” plus rentable.
Tout d’abord, l’austère Angela Merkel a réuni autour d’elle une équipe scientifique de l’Institut Robert Koch pour élaborer une stratégie d’action, (14) qu’elle a annoncé le 18 mars dans un discours télévisé : confinement et distanciation sociale. L’Allemagne, premier exportateur mondial, a fermé la quasi-totalité de ses commerces ouverts au public (à l’exception des épiceries, des pharmacies, des drogueries, etc.). En étroite coordination avec les syndicats, l’ensemble de l’industrie automobile a été mise à l’arrêt, (15) ouvrant la voie à d’autres secteurs. Les écoles, les universités et les maternelles ont été fermées. Cette mesure choc a été accompagnée d’une intervention du bazooka monétaire de l’État capitaliste, avec en son centre le dispositif éprouvé du chômage partiel, (16) accompagné d’innombrables variantes locales et fédérales de fonds d’urgence. Le 20 mars, un budget supplémentaire de 150 milliards d’euros a été voté, auquel se sont ajouté plusieurs milliards d’euros provenant de fonds européens et nationaux. On estime qu’un total de 750 milliards d’euros sera dépensé dans le fonds d’urgence, et quotidiennement, on annonce de nouvelles subventions pour les industries en difficulté. Ce qui est aujourd’hui perçu comme une mesure directe visant à “sauver” les personnes menacées de licenciement, etc. conduira tôt ou tard aux attaques les plus violentes sous diverses formes, pour lesquelles la classe ouvrière, en particulier, devra payer. Nous reviendrons dans un article ultérieur sur les conséquences catastrophiques de cette montagne de dettes croissante.
L’armée est impliquée dans tout ceci : par exemple, un hôpital de 1 000 lits devait être construit à Berlin en un mois avec l’aide de l’armée allemande (Bundesrat) ; la Ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer fait état de requêtes croissantes pour une assistance administrative de l’armée, ce qui amène les réservistes mobilisés à rentrer en jeu. Cette mobilisation de l’armée ne peut en aucune façon être quantitativement comparée à celle de la France. En Allemagne, toute rhétorique de guerre était complètement absente ; néanmoins, le renforcement progressif de l’armée et sa mobilisation pour le secteur médical (17) est remarquable compte tenu du contexte de l’histoire allemande. Dans l’ensemble, les mesures devraient envoyer le signal : “nous ferons tout pour vous” et en même temps, l’Allemagne a renoncé aux couvre-feux draconiens et aux restrictions concernant les contacts comme c’est le cas par exemple en Espagne, en Italie ou en France, ralliant ainsi la population derrière son gouvernement. (18)
Ceci montre que la bourgeoisie allemande, en comparaison avec les autres principaux États du monde capitaliste, est toujours capable d’agir habilement et qu’elle n’a pas perdu son intelligence politique. C’est la seule explication au fait qu’une étude place l’Allemagne leader mondial en matière de gestion de crises (19) Cette intelligence politique de la bourgeoisie allemande repose sur sa réussite historique à repousser, bien qu’avec beaucoup de sang, l’assaut révolutionnaire de 1918-1919 en Allemagne. Les éléments contre-révolutionnaires actifs à cette époque, composés de syndicats, de la social-démocratie (majoritaire et indépendante), des corps francs et des grands capitalistes ont, cent ans plus tard, “grandi ensemble” pour former un bloc capitaliste d’État solide. Tel est le contexte historique de l’instinct de puissance prononcé de la bourgeoisie allemande.
Aujourd’hui, cela se traduit par une préoccupation apparemment plus grande pour la santé des travailleurs, qui ne repose cependant pas sur une plus grande “humanité”, mais entièrement sur le souci de la préservation de main-d’œuvre la meilleure et la plus rentable possible, et aussi sur la connaissance des conséquences dangereuses que pourrait avoir une mobilisation de la classe ouvrière en Allemagne. Nous avons déjà mentionné ailleurs que les forces centrifuges de la décomposition capitaliste, et particulièrement le populisme, n’ont pas épargné l’Allemagne et pourtant, l’appareil politique allemand reste nettement plus stable qu’en France, en Italie ou au Royaume-Uni et bien plus encore qu’aux États-Unis. On peut déjà constater que des éléments du populisme ont été partiellement absorbés et appliqués dans les mesures prises par la bourgeoisie au travers de la mobilisation de l’appareil d’État (il reste à voir si cela signifie le début d’une décomposition de l’appareil politique ou si le populisme sera ainsi plus aisément contrôlable) ; par conséquent, le parti populiste AfD est pour l’instant affaibli. La gestion de la crise montre que la bourgeoisie allemande a intégré dans son réservoir d’action un État fort, la fermeture des frontières, l’indifférence à la misère des réfugiés et l’égoïsme national et que pour le moment, l’AfD n’est qu’un gênant fauteur de troubles.
Compte tenu du caractère mondial de la pandémie et de la préparation tout à fait insuffisante à l’échelle mondiale, même la classe dirigeante en Allemagne n’a pas pu échapper à la pression du chacun pour soi. Dans la quête désespérée de masques, la réglementation du gouvernement allemand selon laquelle les équipements médicaux ne pouvaient être exportés que si les besoins vitaux de l’Allemagne étaient comblés a également été appliquée en Allemagne. Cette règle s’applique, même si le manque de protections dans d’autres pays met en danger des vies humaines. La défense des intérêts de la nation passe avant tout. Et dans sa tentative de ne pas laisser l’UE s’effondrer, et d’agir de façon aussi coordonnée que possible au niveau national dans ce chaos toujours croissant, le capital allemand a ouvert presque indéfiniment le robinet du crédit pour l’économie nationale. Parallèlement, la bourgeoisie allemande est restée largement intransigeante à l’égard de ses “partenaires” chancelants en Italie, en Espagne et de la demande de mise en place de corona bonds. Les conséquences que cela aura pour l’UE ne peuvent être prévues pour le moment.
De même, il est impossible de savoir aujourd’hui si cela sera en mesure de repousser l’impérialisme chinois, de plus en plus agressif, en Europe et partout ailleurs. La montagne de coûts engendrés par les mesures de sauvetage économique (20) décidées par les puissances mondiales conduira à une augmentation de la dette, (21) où la tendance au chacun pour soi deviendra de plus en plus dévastatrice. Au milieu de ce chaos, la bourgeoisie allemande a peut-être mieux réussi que ses rivaux jusqu’à présent, mais étant l’un des pays les plus dépendants des exportations et de la stabilité internationale, elle ne peut, malgré certains atouts, échapper aux chocs de la crise et au chaos qu’elle provoquera à long terme. Les défis que cela implique pour la classe ouvrière seront abordés dans un prochain article.
Gerald, 23 avril 2020
1 L’article a d’abord été publié par la section en Allemagne du CCI. Au moment où nous publions cette traduction, le chiffre est passé à plus de 300 000 !
2 Il n’est pas encore possible de prédire si le taux d’infection qui continue d’augmenter de manière exponentielle dans l’ancien bloc rival russe atteindra un niveau aussi dévastateur.
3 Ceci illustre très bien le concept de la “capitalisation”, qui se réfère à la logique économique de valorisation et d’accumulation du capital avec l’obligation de le faire fructifier (accumulation de capital) dans le but ultime de faire du profit.
4 “Lors de la conférence Usine ou Hôpital ? à Stuttgart, le 20 octobre 2018, il est fait état d’une diminution du chiffre réel de 1993 à 2016 de 289 000 à 277 000, soit 12 000 personnels soignants, malgré une augmentation du nombre de cas, une réduction de la durée de séjour et donc une augmentation de l’intensité de travail. Dans la fourchette cible calculée selon le règlement du personnel infirmier (PPR), en supposant une augmentation de 20 % des besoins en personnel en raison d’une augmentation des performances, il y a tout de même une différence de 143 000 infirmiers”. (Syndicat Verdi, avril 2018)
5 Au début des années 2000, une infirmière a tué dans le nord de l’Allemagne plus de cent patients sans que personne ne s’en aperçoive.
6 Voir également le livre en anglais de Mike Davis sur ce sujet, The Monster at Our Door : The Global Threat of Avian Flu (2005).
7 “Ils ont en fait acheté du film plastique au magasin de bricolage et en ont fait une sorte de bouclier qui s’étend sur les yeux et la bouche. Donc à présent, nous, les infirmières, nous devons nous procurer notre propre équipement parce que l’État n’avait pas de plan d’urgence viable en cas de pandémie !”
8 Le 7 avril, des docteurs, infirmiers ainsi que d’autres employés de plus de vingt hôpitaux à Brandebourg ont écrit dans une lettre ouverte au gouvernement fédéral en faisant la demande suivante : “Le Land de Brandebourg doit trouver un moyen de produire des masques, des blouses, des lunettes de protection et du désinfectant – tout de suite !”
9 “En janvier, il y avait en Allemagne environ 28 000 lits en soins intensifs, soit 34 pour 100 000 personnes. Par comparaison, en Italie il y en a douze et aux Pays-Bas, sept pour 100 000”.
10 “La montée du populisme constitue une expression, dans les circonstances actuelles, de la perte de contrôle croissante par la bourgeoisie des rouages de la société résultant fondamentalement de ce qui se trouve au cœur de la décomposition de celle-ci, l’incapacité des deux classes fondamentales de la société d’apporter une réponse à la crise insoluble dans laquelle s’enfonce l’économie capitaliste. En d’autres termes, la décomposition résulte fondamentalement d’une impuissance de la part de la classe régnante, d’une impuissance qui trouve sa source dans son incapacité à surmonter cette crise de son mode de production et qui tend de plus en plus à affecter son appareil politique”. (“Résolution sur la situation internationale : Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique”, Revue Internationale n° 164)
11 “La décision a donc été précédée tôt mardi matin d’un débat houleux entre le conseil d’administration et les représentants des travailleurs de Wolfsburg, traditionnellement très influents, autour du président du comité d’entreprise, Bernd Osterloh. Le fait que la décision ait été prise au pied levé est également illustré par le fait qu’on ne sait pas encore très bien comment Volkswagen entend mettre en œuvre la fermeture en termes de droit du travail.”
12 “Dans l’industrie métallurgique et électrique, les partenaires de négociation ont conclu un accord pilote en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Sous l’effet de la crise du coronavirus, IG Metall et les employeurs ont convenu de ne pas augmenter les salaires cette année”.
13 Le DAX a plongé de près de 14 000 points (mi-février) pour passer sous les 9 000 points. Le Land de Bavière parle d’une catastrophe dès le 16 mars.
14 Nous devons reprendre ailleurs cette tendance à la dictature “sans alternative” des experts, mais elle était déjà apparue avec le mouvement pour le climat, et la même idée avait été avancée par les experts (économiques) en réponse à la crise grecque de l’UE. Malgré l’intelligence politique de la majorité de la classe dirigeante, cela ne cache pas une certaine “lâcheté” politique de leur part, car c’est aussi une façon de cacher le caractère de classe des attaques derrière une science apparemment “neutre”, exempte d’idéologie.
15 Avec plus de 800 000 employés, l’industrie automobile représente une large part de l’industrie allemande.
16 Le 22 avril, il a même été décidé d’augmenter les indemnités de temps partiel de 60 à 80 % ou 67 à 87 %.
17 Le fait que de nouveaux avions de chasse aient été commandés ces jours-ci pour remplacer les avions Tornado “obsolètes” et qu’ils ne reculent pas devant les dépenses élevées n’est pas contradictoire mais va de pair.
18 Dans les sondages, c’est Merkel qui obtient la plus forte cote de satisfaction au cours de cette législature et la CDU a enregistré une forte progression, de sorte que des rumeurs sur un cinquième mandat se répandent déjà.
19 “Par rapport aux autres pays, l’Allemagne occupe actuellement la première place en Europe en matière de sécurité et de stabilité et est également l’une des meilleures nations au monde en termes de gestion des crises”, a déclaré Dimitry Kaminsky, fondateur de la DKG (Deep Knowledge Group). En outre, l’Allemagne a agi “avec une extrême efficacité”.
20 Le CCI étudiera la question dans d’autres analyses. Nous invitons nos lecteurs à suivre notre presse internationale et à participer au débat sur l’évaluation de la situation, ses perspectives et nos tâches.
21 Nous invitons tous les lecteurs à examiner plus en profondeur la résolution sur la situation internationale adoptée par le 23e Congrès international : “Non seulement les causes de la crise de 2007-2011 n’ont pas été résolues ou dépassées, mais la gravité et les contradictions de la crise sont passées à un stade supérieur : ce sont désormais les États eux-mêmes qui sont confrontés au poids écrasant de leur endettement (la “dette souveraine”) qui affecte encore plus leur capacité à intervenir pour relancer leurs économies nationales respectives. “L’endettement a constitué un moyen de suppléer à l’insuffisance des marchés solvables, mais celui-ci ne peut s’accroître indéfiniment, ce qu’a mis en évidence la crise financière à partir de 2007. Cependant, toutes les mesures qui peuvent être prises pour limiter l’endettement placent à nouveau le capitalisme devant sa crise de surproduction, et cela dans un contexte économique international qui limite de plus en plus sa marge de manœuvre.” (“Résolution sur la situation internationale : Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique”, Revue Internationale n° 164).