Soumis par Internationalisme le
Nous continuons notre réponse[1] aux positions exprimées par le GARAS[2] sur la question du syndicalisme de base ou "radical", en montrant en quoi le syndicalisme, "radical" ou non, a perdu aujourd’hui tout lien avec la lutte de la classe ouvrière pour devenir une arme de la bourgeoisie.
D’après le GARAS, les syndicats jouent un rôle négatif parce que "les bureaucraties syndicales qui ne remettent pas en cause le capitalisme sont contre nous dans cette lutte, ou ne se donnent pas les moyens de tenir le rapport de forces." Pour le GARAS, avec la crise économique "le syndicalisme réformiste, de concertation sociale, de cogestion avec l’Etat et le patronat n’est plus aussi nécessaire qu’auparavant.[3]" Bref, ce type de syndicalisme est révolu, il faut maintenant un syndicalisme plus efficace.
Le GARAS se fourvoie complètement en réduisant la critique des syndicats à celle de leur direction bureaucratique. Sa position sur le syndicalisme reflète l’absence de méthode, l’approche a-historique typique de l’anarchisme. La nature de classe d’un type d’organisation doit être examinée d’après son rôle dans les moments où les classes s’affrontent ouvertement. Et là, comme l’établit l’expérience de la classe ouvrière mondiale, il est nécessaire de faire la distinction entre les périodes historiques de l’ascendance du système capitaliste et de sa décadence depuis 1914. Depuis, le syndicalisme sous toutes ses formes, n’est plus une arme pour la classe ouvrière. "Il y a un aspect commun dans le développement ou, plus exactement dans la dégénérescence des organisations syndicales modernes dans le monde entier : c’est leur rapprochement et leur intégration au pouvoir d’Etat. Ce processus est également caractéristique pour les syndicats neutres, sociaux-démocrates, communistes et anarchistes. Ce fait indique que la tendance à s’intégrer à l’Etat n’est pas inhérente à telle ou telle doctrine, mais résulte des conditions sociales communes pour tous les syndicats.[4]"
Les syndicats, organes de la classe ouvrière dans la phase ascendante du capitalisme
Au 19e siècle, les syndicats ont été forgés de haute lutte par le prolétariat et formaient une organisation permanente de la classe destinée à permettre la résistance organisée face au capital. Les marxistes, à cette époque, ont toujours soutenu les syndicats, comme un pas important dans l’effort de la classe ouvrière pour développer sa solidarité, s’unir en vue de se constituer en classe qui défend ses intérêts face à la bourgeoisie. Les luttes du prolétariat s’orientent en vue d’obtenir des réformes durables pour l’amélioration de ses conditions de vie. Celles-ci sont conçues comme moyen de développer l’unité et la conscience de la classe en vue de la préparation à la lutte révolutionnaire pour la destruction de l’Etat bourgeois et de la société qui l’engendre. Les outils que se forge alors le prolétariat, notamment les syndicats, constituent un moyen d’action sur "le terrain de l’ordre social bourgeois" et correspondent à "une simple phase, un simple stade dans la lutte de classe prolétarienne globale dont le but final dépasse aussi bien, et dans la même mesure, la lutte parlementaire et syndicale.[5]" Alors que les anarcho-syndicalistes considèrent les syndicats comme la panacée pour la lutte des classes, et même comme l’organe de la révolution, les marxistes ont constamment souligné les limites du mouvement syndical : "tous ces efforts ne peuvent modifier la loi économique qui règle les salaires en fonction de l’offre et de la demande sur le marché du travail. Autrement dit : ces associations sont impuissantes contre toutes les grandes causes qui déterminent cette offre et cette demande.[6]" Pour la classe ouvrière, classe exploitée, l’obtention de réformes ne peut pas signifier son affranchissement. Le sens réel de la lutte du prolétariat réside non dans l’aménagement de son exploitation mais dans la lutte pour la destruction de l’exploitation. Les marxistes luttent contre les tendances réformistes dans les syndicats qui tendent à réduire la lutte à la seule lutte économique, négligeant leur rôle politique "d’écoles du communisme" et oubliant la perspective de l’abolition du salariat : "Les syndicats ont envisagé trop exclusivement les luttes immédiates contre le capital. Ils n’ont pas encore compris parfaitement leur force offensive contre le système d’esclavage du salariat contre le mode de production actuel. C’est pourquoi ils se sont tenus trop à l’écart des mouvements sociaux et politiques généraux.[7]"
Le réformisme, mis à profit par la bourgeoisie, forme pour elle un "moyen beaucoup plus efficace que les mesures brutales et stupides[8]" pour entraver le mouvement du prolétariat vers le socialisme : ainsi en France avant 1870 : "les syndicats étaient poursuivis et frappés de sanctions draconiennes. Cependant, peu après que la Commune eut inspiré à la bourgeoisie une peur panique du spectre rouge, un brusque changement s’opéra (…)" ; la bourgeoisie, pour récupérer les syndicats, "commence à encourager le mouvement syndical, à faire pour lui une active propagande[9]" tant il est vrai que la seule lutte que la bourgeoisie craint vraiment est celle contre le caractère de marchandise de la force de travail.
Les syndicats, instruments de la contre-révolution dans la phase de décadence du capitalisme
Avec l’entrée du système capitaliste dans son époque de décadence (avérée avec l’éclatement de la première guerre mondiale en 1914), qui ne permet plus l’obtention de réformes durables par le prolétariat, se dérobent sous les pieds du syndicalisme les fondements qui permettaient à la classe ouvrière d’en faire une arme contre la bourgeoisie.
L’année 1905 constitue une étape importante. De nouvelles formes de luttes adaptées à l’objectif révolutionnaire, et indiquant l’entrée de la lutte des classes dans une nouvelle phase, apparaissent : la grève de masse qui implique dans la lutte les larges masses du prolétariat et les conseils ouvriers, forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat : "Les soviets des députés ouvriers sont des organes de la lutte directe des masses. Ils ont été créés comme des organes de lutte par la grève. (…) ils sont rapidement devenus des organes de lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement. Ils se sont irrésistiblement transformés (…) en organes insurrectionnels.[10]" Au même moment, les syndicats jouent de plus en plus un rôle de frein par rapport à la lutte des classes : en Allemagne "lorsque les mineurs organisèrent des grèves massives en 1889 et 1905, les syndicats ne furent pas à l’origine de ce mouvement. En 1905, ils tentèrent même de forcer les grévistes à une retraite prématurée (…)[11]" Alors que la classe ouvrière cherche à tirer les leçons de cette expérience fondamentale, le congrès des syndicats allemands de Cologne (mai 1905) condamne la grève de masse politique comme moyen pour la lutte des classes et appelle les ouvriers à s’opposer énergiquement à toute tentative faite pour la mettre en pratique. Parallèlement, une véritable haine du communisme se développe au sein des syndicats, dont les dirigeants déclenchent des campagnes de calomnies indignes contre les militants qui rappellent les limites objectives tracées par l’ordre social bourgeois à la lutte syndicale et défendent les buts finaux du mouvement ouvrier. L’enfoncement du système capitaliste dans sa décadence, interdisant de plus en plus nettement l’obtention de réformes durables, entraîne le surgissement du conflit ouvert entre le syndicalisme confiné dans les limites du capitalisme et la classe ouvrière qui, elle, doit regarder au-delà du capitalisme. La bureaucratisation qui submerge de plus en plus les syndicats ne résulte pas d’un problème d’autorité en leur sein, mais de la perte progressive de leur caractère prolétarien par ces organes.
L’antagonisme irréductible avec les intérêts de la classe ouvrière est scellé au cours de la première guerre mondiale, où les syndicats s’intègrent au capitalisme d’état, comme pièce maîtresse du dispositif étatique destiné à pérenniser la soumission du prolétariat aux intérêts de la bourgeoisie. Face à la guerre, les syndicats trahissent l’internationalisme en soutenant la politique d’Union sacrée de défense nationale, participent à embrigader le prolétariat dans le massacre impérialiste en réprimant toute opposition de sa part à celui-ci. Ensuite, face à la vague révolutionnaire des années 1920, ils s’affirment comme le principal rempart de l’Etat capitaliste. "Les syndicats sont employés par les chefs et par la masse de ses membres comme arme contre la Révolution. C’est par leur aide, par leur soutien, par l’action de leurs chefs et en partie aussi par celle de leurs membres que la révolution est assassinée. Les communistes voient leurs propres frères fusillés avec l’aide des syndicats. Les grèves en faveur de la Révolution, sont brisées.[12]" Pour imposer son pouvoir et renverser l’Etat capitaliste, la classe ouvrière ne peut désormais développer sa lutte qu’en dehors et contre les syndicats : syndicalisme et révolution prolétarienne empruntent des voies qui s’excluent complètement.
L’anarcho-syndicalisme : une impasse pour le prolétariat
Le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme n’ont pas connu un sort différent du syndicalisme en général dans la décadence du capitalisme : celui de se transformer en outil aux mains de l’appareil d’Etat.
Les principes même du syndicalisme révolutionnaire qui prétend "bâtir la nouvelle société dans la coquille de l’ancienne" le condamnent à ne développer son action que comme un réformisme radical, c’est-à-dire à l’intérieur et sous l’emprise des lois du système capitaliste. En défendant l’autogestion, il défend en réalité l’auto exploitation des prolétaires. "Le syndicalisme révolutionnaire revient en fait à prôner la reconduite par les ouvriers de la propriété privée, la propriété privée d’un capitaliste devenant alors la propriété privée d’un groupe d’ouvriers, chaque usine, chaque entreprise, gardant son autonomie par rapport aux autres. Selon cette vision, la transformation à mettre en œuvre est si peu radicale que les mêmes ouvriers continueront à travailler dans les mêmes industries et, nécessairement, dans les mêmes conditions.[13]" Voilà une idéologie mystificatrice idéale pour permettre au capital de maintenir son système sur ses pieds !
Le refus de la politique "corruptrice" par le syndicalisme révolutionnaire et sa conception selon laquelle la lutte du prolétariat pour son émancipation ne peut avoir lieu que sur le terrain économique désarment complètement le prolétariat face aux moments décisifs que forment la guerre et la révolution : "Toutes les questions qui se posent entre 1914 et 1936 sont des questions politiques : quelle est la nature de la guerre qui éclate en 1914, guerre impérialiste ou guerre pour la défense des droits démocratiques contre le militarisme allemand ? Quelle attitude adopter face à la démocratisation des États absolutistes en février 1917 (Russie) et en 1918 (Allemagne) ? Quelle attitude adopter envers l’Etat démocratique en Espagne en 1936, ennemi bourgeois ou allié antifasciste ? Dans tous les cas le syndicalisme révolutionnaire se révèle incapable de répondre, et finit par sombrer dans l’alliance de fait avec la bourgeoisie.[14]"
L’anarcho-syndicalisme, de par sa composante anarchiste fondamentale, concentre à l’extrême les tares et les faiblesses de ce courant. Il s’est développé surtout dans les pays où dominaient les petites entreprises et où subsistaient de nombreuses structures précapitalistes et agraires (Italie, Espagne, France…). Né à l’époque de la 1ère Internationale parmi les artisans horlogers du Jura, l’anarcho-syndicalisme reste fortement attaché à l’idéologie petite-bourgeoise du petit producteur individuel. Si la conception de la lutte ouvrière comme celle de l’action non d’une classe mais d’une minorité agissante, le triomphe du particularisme d’une fraction de la classe au détriment de l’intérêt général de toute la classe, tout comme l’enfermement dans un localisme borné que suppose le fédéralisme, en constituent les principaux stigmates ; c’est cependant l’apolitisme anarchiste d’un "syndicalisme qui se suffit à lui-même" qui le caractérise par-dessus tout.
En France, le développement de l’opportunisme dans le parti socialiste restreignant la lutte ouvrière à la seule lutte parlementaire et conduisant à l’entrée d’un ministre socialiste au gouvernement en 1899-1901 a eu pour effet le renforcement dans le prolétariat de l’emprise des préjugés anarchistes qui voyaient dans la lutte pour des réformes et même dans toute lutte politique la source des dérives réformistes. Face à l’effort de la Seconde Internationale pour surmonter la crise réformiste et construire, en 1905, un parti socialiste unifié la CGT réplique, au nom du rejet de toute "théorie et plans préconçus", par la charte d’Amiens où elle déclare, en 1906, sa totale indépendance vis-à-vis de ce parti.
Le rejet de toute influence politique ne pouvait qu’affaiblir encore un peu plus le prolétariat. En lui interdisant de s’affirmer sur le plan politique, c’est-à-dire en le soumettant davantage à l’idéologie dominante, l’anarcho-syndicalisme condamnait le prolétariat à n’être que le jouet de la bourgeoisie. Finalement, face à la guerre, les principes moraux et les jugements de valeur de l’anarchisme (qui, entre deux maux, opte toujours pour le moindre, en l’occurrence le camp impérialiste le moins "autoritaire") et qui, en définitive, inspirent l’action de l’anarcho-syndicalisme, n’ont fait que rendre plus complet le naufrage de la CGT. En 1914 elle passe avec armes et bagages au soutien à la guerre impérialiste mondiale, contribue à embrigader le prolétariat sur le front et fournit à la République bourgeoise plusieurs de ses ministres pendant la guerre.
La nécessité dans laquelle va se trouver de plus en plus le prolétariat de développer sa lutte va l’amener à faire encore et encore l’expérience du sabotage de ces organes d’Etat que sont les syndicats. La réappropriation non seulement de ce qu’ils sont effectivement, mais aussi que le syndicalisme n’est plus une arme pour la classe ouvrière sera essentielle à terme pour le renforcement de la lutte des classes. Entamer aujourd’hui une telle réflexion engage l’avenir : pour ce faire il est impossible d’accorder sa confiance à des groupes tels que le GARAS qui prétendent apporter une alternative à la lutte des classes en ressortant une énième édition des mystifications pourvoyeuses d’illusions sur les syndicats pour lesquelles le prolétariat a déjà maintes fois payé le prix du sang.
Scott
[1] Voir Internationalisme n° 318.
[2] GARAS (Groupement d'Action et de Réflexion Anarcho-syndicaliste), c/o CNT-AIT, BP 31303, 37 013 Tours Cedex 1
[3] Lettre de liaison n°6, p.4 (publication du GARAS)
[4] L. Trotski, Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste, 1940 (Marxists.org).
[5] R. Luxembourg, Grèves de masses, parti & syndicats, Œuvres 1, Maspero, p.162
[6] F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, chapitre "mouvements ouvriers"
[7] Résolution du 1er Congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, Genève, 1868.
[8] K. Kautsky, Le Programme socialiste, 1892
[9] R. Luxembourg, Introduction à l’économie politique, chapitre 5
[10] Lénine, La dissolution de la Douma et les tâches du prolétariat, 1906
[11] W. Abendroth, Histoire du mouvement ouvrier en Europe, p.62
[12] H. Gorter, Lettre ouverte à Lénine, 1920
[13] Revue Internationale n°118, article "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire".
[14] Idem