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Selon le bilan officiel, la prise d'otages dans un théâtre en plein centre de Moscou entre le 23 et le 26 octobre dernier s'est soldée par la mort de 128 otages, dont 5 par balles et 123 des suites de l'inhalation d'un gaz diffusé par les forces de l'ordre. Près d'un mois plus tard, 27 ex-otages sont toujours hospitalisés dont 4 dans "un état grave". Et ce bilan ne tient pas compte des 41 membres abattus du commando, ni de quelque 80 personnes qui seraient portées "disparues" (selon un site Internet).
A qui profite le crime ?
La première question à poser, c'est à qui profite le crime ? Il est clair
que malgré la bavure des gaz utilisés par les forces spéciales pour donner
l'assaut qui a directement provoqué la mort de la majorité des otages, le seul
bénéficiaire de l'opération a été le Kremlin.
Alors que la guerre en Tchétchénie s'enlisait depuis de longs mois, qu'elle
tendait à se transformer comme dans les années 1980 en "nouveau bourbier
afghan", source de démoralisation accrue pour les troupes russes et de
désintérêt, voire d'impopularité au sein de la population, l'événement a permis
de relancer une gigantesque campagne anti-terroriste dans tout le pays. Il a en
effet suscité un regain de peur permanente de nouvelles opérations terroristes
au sein de la population russe. C'était le meilleur moyen de resserrer les
rangs autour du nationalisme et de remobiliser une large union nationale autour
du président Poutine dont l'intransigeance (malgré le prix payé en vies
humaines durant l'assaut), symbole d'un Etat fort, est présentée comme la seule
en mesure d'assurer "la défense du peuple russe". Il faut d'ailleurs
rappeler que Poutine a bâti sa popularité et s'est fait élire sur ce seul
programme : restaurer l'autorité du pouvoir central en apparaissant comme le
champion de l'éradication du terrorisme tchétchène, ayant promis en septembre
1999 d'aller "buter les terroristes tchétchènes jusque dans les
chiottes".
Les nouvelles lois anti-terroristes que le gouvernement s'est empressé de faire
adopter par le parlement permettent non seulement de justifier le flicage et le
quadrillage en règle de la population, d'organiser un véritable état de siège
en poursuivant la chasse au faciès caucasien dans tout le pays, mais elles
délivrent aussi en la matière les pleins pouvoirs au gouvernement. Avec le
soutien de près des deux tiers de la population, l'Etat échappe désormais à
tout contrôle et à toute enquête avec notamment l'interdiction de la remise aux
familles des corps de terroristes tués ou la répression de "tout ce qui
peut nuire aux enquêtes antiterroristes ou les entraver".
La bourgeoisie russe justifie enfin la recrudescence de ses opérations
militaires en Tchétchénie, c'est-à-dire l'intensification effrénée des pires
massacres et des exactions de l'armée.
Le terrorisme, arme de la bourgeoisie
A tous les niveaux, la bourgeoisie est poussée à recourir systématiquement
au terrorisme. En Russie, la ficelle est si grosse que la presse elle-même,
nationale comme internationale, est amenée à s'interroger ouvertement sur la
manoeuvre manipulatrice, sur comment une cinquantaine de personnes ont pu se
rassembler et pénétrer dans un lieu public au coeur de la capitale en
transportant un arsenal impressionnant, dans une ville où un Tchétchène peut se
faire contrôler et arrêter plusieurs fois par jour dans la rue.
Parmi les hypothèses mises en avant dans Le Monde du 16 novembre sont évoquées
soit une infiltration du commando par les services secrets russes, soit que ces
derniers étaient au courant de l'opération et ont laissé faire dans le but de
relancer la guerre en Tchétchénie. En effet, selon certaines fuites, des agents
des services secrets avaient informé leur hiérarchie des mois à l'avance de la
préparation d'actions à Moscou par le groupe de Movsar Baraev, mais l'information
"se serait perdue comme toujours dans les méandres des échelons
supérieurs". On imagine pourtant mal une information de cette importance
passer inaperçue... Le 29 octobre, le quotidien Moskovski Komsomolets a cité un
informateur anonyme du FSB (ex-KGB) selon lequel le commando était depuis
longtemps "infiltré" par les services russes qui auraient directement
contrôlé quatre des preneurs d'otages.
Le commando était dirigé par le clan Baraev dont les hommes de main ont déjà
joué un rôle éminent dans la guerre en Tchétchénie. Sous couvert de défense
d'un islamisme radical, son ancien chef (assassiné il y a deux ans), oncle du
commandant des preneurs d'otages, entretenait des liens directs avec le
Kremlin. Ses troupes ont en effet été les seules à être épargnées au cours des
bombardements et des massacres de l'armée russe[1].
C'est lui qui avait par ailleurs permis le massacre des principaux chefs de
guerre nationalistes tchétchènes encerclés dans Grozny en les attirant dans un
guet-apens, leur donnant le feu vert pour s'enfuir dans un passage où les
attendaient les troupes russes.
Il faut rappeler le pourquoi de la guerre en Tchétchénie. C'est un territoire
que la Russie ne peut pas lâcher sous peine de nouvelle implosion et d'ouvrir
la voie à des forces incontrôlables. La guerre en Tchétchénie devait servir
d'avertissement pour arrêter net les revendications indépendantistes d'une
multitude de petites républiques tentées de faire sécession avec le risque d'un
nouveau délitement des restes de la Russie, puissant facteur d'accélération du
chaos mondial.
A nouveau, comme lors des épisodes précédents du conflit tchétchène, la Russie
bénéficie aujourd'hui de la complicité et de l'accord tacite des bourgeoisies
occidentales qui, si elles se sont une nouvelle fois émues hypocritement sur
les méthodes brutales de la Russie, approuvent au fond l'opération. Lors du
sommet commun du 11 novembre à Bruxelles avec la Russie, Poutine a fait signer
"un plan d'action commun pour combattre le terrorisme" dans lequel
chaque partie s'engage à renforcer la coopération de leur police et de leur
justice pour livrer les terroristes, sur le même modèle que celui signé entre
l'Union Européenne et les Etats-Unis. Le secrétaire général de l'OTAN, Lord
Robertson, cautionnait d'ailleurs dans une conférence de presse l'argument de
Poutine : "Il devient de plus en plus clair que des éléments terroristes
extérieurs sont impliqués dans l'insurrection en Tchétchénie (...) La Russie a
le droit d'affronter les violations de la loi et de l'ordre sur son
territoire." Toutes les puissances occidentales expriment ainsi leur
soutien et le même intérêt fondamental : éviter par dessus-tout une nouvelle
désintégration de la Fédération de Russie.
La première guerre en Tchétchénie de janvier 1995 à fin 1996 a fait plus de 100
000 morts.
La deuxième guerre en Tchétchénie dès 1999 s'est illustrée par encore davantage
de barbarie : le siège et la quasi-destruction de la capitale, Grozny, par la
traque et les massacres des populations civiles par l'armée d'occupation dans
tout le pays, par l'exode massif des populations civiles se réfugiant dans des
camps de fortune dans les républiques voisines.
Dès l'été 1999, la Russie a systématiquement utilisé la provocation et le
terrorisme au service de la défense de ses intérêts impérialistes.
Ainsi, le chef de la branche islamiste radicale Bassaev (celui là-même qui a
finalement revendiqué la récente prise d'otages de Moscou) envahissait le
Daghestan aux côtés du Saoudien Khattab avec leurs bandes armées composées d'un
millier de Tchétchènes sous couvert de venir en aide à des islamistes locaux.
C'était le premier prétexte tout trouvé par Moscou pour relancer la guerre en
Tchétchénie. Le provocateur Bassaev était notoirement lié au milliardaire
mafieux Berezowski, ancien ami personnel du clan Eltsine. Le second élément
étroitement lié au premier et qui avait servi à justifier la deuxième guerre en
Tchétchénie en 1999 avait été la série d'attentats qui ont fait près de 300
morts à Moscou, au Daghestan et dans la ville de Volgodonsk au sud de la
Russie. L'implication directe dans tous ces attentats du FSB (les services
secrets russes) dont Poutine était l'ancien patron ne fait plus aujourd'hui
aucun doute (Le Monde des 17 et 18 novembre)[2]. Cela
a permis l'arrivée comme premier ministre de Poutine, héritier désigné
d'Eltsine, faisant de la "guerre à mort contre le terrorisme
tchétchène" le tremplin de son élection comme président en décembre 2000.
Cela démontre que le terrorisme est devenu une arme privilégiée dans les règlements
de compte entre Etats et entre fractions bourgeoises (cf. article en première
page).
Les enjeux impérialistes du Caucase
Mais les intérêts de la bourgeoisie russe à utiliser les actes terroristes
ne s'arrêtent pas là. Cela lui fournit surtout un argument de poids pour
pourchasser les bases et les nids terroristes dans les républiques voisines.
Elle vise en particulier la préparation d'une intervention militaire en
Géorgie, accusée de servir de "base arrière au terrorisme", et
s'avère un objectif majeur de la Russie.
Même si l'approvisionnement de la Russie en pétrole de la mer Caspienne
représentait une ressource économique majeure pour elle, l'appropriation de la
"rente pétrolière" n'est pas sa principale préoccupation. L'Etat
russe a perdu le contrôle des voies d'acheminement du pétrole en 2000 lorsque
les Etats-Unis ont remporté la mise avec l'accord sur l'oléoduc entre la
Turquie et la Caspienne, traversant les trois Etats du Sud-Caucase :
Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie, évitant ainsi un tracé à travers la Russie ou
l'Iran, malgré les efforts de Moscou pour torpiller cet accord. Les tentatives
d'intimidation russes le prouvent : pression depuis quelques années sur la
Géorgie (tentatives d'assassinat du président Chevarnadzé, ex-ministre de
Gorbatchev, notamment en février 1998), sur l'Azerbaïdjan (là aussi accusé de
servir de base arrière au terrorisme tchétchène) et l'Arménie (la main du
Kremlin est patente derrière la tuerie de 1999 en plein parlement arménien où
le premier ministre et le président de l'assemblée parlementaire furent
assassinés). Cependant le sud du Caucase est un axe stratégique central
beaucoup plus large auquel la Russie n'a pas renoncé, en particulier en faisant
pression sur la Géorgie qui en est le pivot central. L'occupation militaire de
la Géorgie permettrait à la Russie de récupérer une partie de son ancienne
influence impérialiste dans le sud du Caucase. Dans le cadre du chacun pour soi
qui domine les rivalités impérialistes actuelles, la Russie a engagé un
véritable bras de fer avec les Etats-Unis en revendiquant les mêmes droits
qu'eux d'envahir d'autres territoires au nom de la lutte antiterroriste.
L'attitude du Kremlin remet en cause l'accord tacite imposé par la Maison
Blanche : "A vous le contrôle du Nord-Caucase, à nous celui du Sud".
La prise d'otages de Moscou constitue un pas de plus vers une expédition
militaire en Géorgie, marquant une opposition russe au refus catégorique du
gouvernement américain de faire la moindre concession à la Russie sur le
Sud-Caucase. Il est édifiant que les deux principales puissances militaires de
la planète (pour la Russie, il s'agit surtout de son potentiel nucléaire encore
impressionnant) revendiquent les mêmes prérogatives.
Il y a une similitude frappante entre l'utilisation de l'alternative terrorisme
/ antiterrorisme aujourd'hui par la bourgeoisie russe depuis 1999 et celle de
la bourgeoisie américaine depuis le 11 septembre. Quels que soient les liens
réels ou la parenté entre Al Qaida et les islamistes tchétchènes radicaux, les parallèles
entre la bourgeoisie russe et la bourgeoisie américaine sont ici multiples,
notamment au travers des bénéfices que ces Etats ex-têtes de bloc, en butte au
chacun pour soi et à la contestation de leur autorité respective, peuvent
retirer des actions terroristes. La guerre en Tchétchénie est un modèle réduit
de la guerre en Afghanistan, à la différence notable près que les Etats-Unis
ont bel et bien posé les pieds en Asie Centrale alors que la Russie ne fait que
rêver de reprendre pied dans le Sud-Caucase d'où elle a été chassée.
La Russie comme caïd régional obéit aux mêmes règles et à la même logique
impérialiste que le grand parrain américain à l'échelle mondiale, la fuite en
avant dans les menées guerrière pour faire respecter sa domination sur les
puissances vassales. Comme pour les Etats-Unis, cette logique la conduit à
rallumer d'autres foyers de conflits interimpérialistes qui risquent de se
propager non seulement dans tout le Caucase mais bien au-delà. Cette poudrière
militariste et guerrière permanente qu'est devenu le monde capitaliste menace
d'entraîner des pans entiers de la planète dans un déchaînement de chaos
sanglant et de barbarie guerrière sans autre perspective pour les populations
prises en otages que de nouveaux massacres.
[1] L'oncle de Mosvar Baraev,
Arbi, avait d'ailleurs obtenu un sauf-conduit de la part d'un responsable des
services secrets (limogé par la suite) lui permettant de circuler librement
dans la région en pleine guerre.
[2] Des poseurs de bombes à Ryazan
pris sur le fait et arrêtés suite à une alerte d'un témoin se sont révélés être
des membres du FSB. Les explosifs trouvés avec eux étaient de même nature que
ceux utilisés lors des attentats, l'hexogène, dont l'armée a le monopole de
fabrication, de stockage et d'utilisation. Les agents ont été désavoués et
radiés par leurs chefs. Par la suite, les autorités ont déclaré qu'il ne
s'agissait que de sucre. Quelques temps après, en plein conflit tchétchène, cet
épisode a été purement et simplement enterré, le dossier étant devenu
"secret défense".