Soumis par CCI le
- Les origines de l’État et le reste
La discussion qui se déroule à partir de la résolution sur le problème de l’État après la révolution victorieuse du prolétariat ne doit pas être vue comme une spéculation autour d’un thème abstrait. On doit savoir distinguer radicalement l’oeuvre théorique d’un groupe politique de celui d’un Centre de Recherches Scientifiques comme le CNRS. Ce dernier se compose de spécialistes qui étudient telle ou telle discipline en se plaçant en quelque sorte “à l’extérieur”; leur “objectivité” réside dans leur prétendue neutralité. Faire de la recherche est une question de profession ; leurs scrupules scientifiques sont d’ordre professionnel dans la mesure où c’est une activité liée à un intérêt de rémunération. Toute autre est l’élaboration théorique d’un groupe révolutionnaire engagé dans un combat de classe. Il n’est pas “neutre”, mais sa recherche est franchement intéressée, il est partie prenante. Son objectivité n’est pas moins fondée pour autant. Au contraire, car elle apporte aux buts qu’il se propose un fondement de granit venant de la compréhension de la réalité vivante et partant, une plus grande capacité de mener à bien son combat.
L’oeuvre théorique du mouvement ouvrier vient du combat historique même dans lequel la classe se trouve engagée et cette oeuvre n’est jamais achevée car chaque nouvelle expérience apporte des données nouvelles qui permettent et exigent le réajustement indispensable de la théorie, sa re-précision afin de rendre cette arme de classe qu'est la théorie plus efficace et plus décisive dans ses combats ultérieurs.
La question de l’État occupe une place importante dans l’oeuvre théorique du mouvement ouvrier et cela pour trois raisons :
1) La classe ouvrière a déjà atteint un certain développement au moment où la société rentre dans la période de convulsions sociales et des révolutions de la bourgeoisie. Le problème du pouvoir politique, de l’État est au centre de ces révolutions dans lesquelles les ouvriers prennent une part active derrière la bourgeoisie, mais en manifestant déjà aussi, quoique faiblement, leur existence propre comme classe aux intérêts distincts et opposés à ceux de la bourgeoisie (voir les Niveleurs en Angleterre, les Enragés et les Égaux en France, la Ligue Communiste et l’Association Ouvrière en 1848 en Allemagne).
2) C’est dans le capitalisme que l’État achève sa formation et atteint l’apogée de sa fonction historique. C’est donc d’emblée, depuis sa naissance et tout le long de son développement que le mouvement ouvrier sera amené à s’affronter à lui, et confronté au problème plus général de sa nature et de son existence.
3) De ce fait et dès que la classe ouvrière entrevoit la possibilité de son émancipation et l’avènement de la société socialiste, le problème de l’organisation de cette société et celui de l’État va devenir le point central de ses interrogations.
La nécessité de la lutte pour la conquête de l’État sera la première réponse apportée par les Égaux. Cette réponse encore très générale et partiellement ambiguë a le mérite de poser nettement la nécessité de la lutte révolutionnaire armée. Avec les utopistes nous avons une nouvelle approche du problème avec l’affirmation de l’élimination de 1’État dans la société socialiste où le gouvernement des hommes laissera place à l’administration des choses.
Avec l’approche de la révolution bourgeoise en Allemagne aux débuts des années 40 du 19e siècle passé rebondit le débat sur l’État et donne l’occasion au jeune Marx et ses amis en pleine évolution vers le communisme de soumettre à une critique implacable les concepts idéalistes de Hegel pour qui l’État est l’incarnation de l’Idée. Dans leur critique lumineuse, quoique encore développée dans des termes philosophiques, ils feront ressortir que l’État comme toutes les superstructures sociales, politiques ou idéologiques ne sont que les reflets du monde réel, matériel, profane dans lequel vivent les hommes et dans lequel la façon de produire, le mode de production, l’économique constituent en dernière instance la base sur laquelle s’élève tout l’édifice social. Ils montrent l’État comme un produit historique suite à la dislocation de l’ancienne communauté primitive, à la division de la société en intérêts et classes antagonistes. Ils montrent l’État étroitement lié aux modes de production régnants et aux classes les représentant, subissant des modifications et s’adaptant aux changements de modes de production. Chemin faisant, ils dégagent des caractéristiques universelles de cette institution valables dans toutes les sociétés divisées en classes ; la tendance à se séparer et à se hisser au dessus de la société ouvrant un conflit entre l’État et la société civile et sa tendance à créer un corps social particulier et parasitaire : la bureaucratie.
Le cours des événements, des révolutions bourgeoises en 1848, apportera un matériel exceptionnellement riche d’expériences et d’enseignements qui permettra à la Ligue Communiste de dénoncer et de rompre définitivement avec les courants opportunistes comme celui de Louis Blanc et consorts, croyant pouvoir participer au gouvernement bourgeois ; de même de changer complètement, sous le feu de l’expérience, la politique préconisée à l’égard du parti de la démocratie bourgeoise en Allemagne. La lâcheté de cette bourgeoisie démocratique qui semble, en Allemagne, incapable de se hisser et d’assumer sa propre révolution, de même que le coup d’État de Louis Bonaparte en France inciteront et permettront aux révolutionnaires de mieux cerner le problème des rapports entre l’État et les classes économiquement dominantes dans la société et, en même temps ils condamneront catégoriquement les politiques telles que celles de Lassalle qui envisageait pour la classe ouvrière la possibilité de s’appuyer sur ces types d’État, “d’arbitre” -genre Bonapartiste ou Bismarckien dans sa lutte contre la bourgeoisie.
La Commune de Paris sera une expérience de la plus haute importance et ses enseignements vont servir aux révolutionnaires marxistes pour fonder de manière décisive leur théorie sur l’État. Son principal enseignement était que contrairement à l’idée dominante jusque là dans le mouvement de la “conquête de l’État” par la classe ouvrière, celle-ci ne peut conquérir l’État, ne peut l’utiliser mais ne peut et ne doit que le détruire. Avec cette nouvelle notion s’accomplit un pas immense dans la théorie révolutionnaire qui en termine avec une notion floue et une formulation fausse de la conquête de l’État introduite par les Babouvistes et continuée par les Blanquistes et auxquelles sont restés attachés pendant des décennies les Marxistes eux-mêmes. Face aux anarchistes et mises à part leurs élucubrations sur l’anti-autoritarisme etc. la Commune montrera l’invalidité de la conception fédéraliste du socialisme faisant triompher la thèse de l’unité et de la centralisation nécessaire de la nouvelle société. Enfin, la Commune montrera l’inévitabilité dans une première période du resurgissement de l’État, une institution dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle est un fléau dont le prolétariat hérite des sociétés passées comme le disait Engels, et dont le prolétariat aura pour tâche de limiter les plus fâcheux effets.
Suite à cette riche expérience de la Commune, de débats passionnés sur ses enseignements d’une part, d’autre part suite aux récents travaux de Morgan, Marx et Engels en particulier se livreront à de nouveaux travaux théoriques et de recherche sur le problème de l’État, sur ses origines lointaines et son développement dans l’histoire, sur ses rapports avec la société, avec les classes possédantes et les classes exploitées (voir L’origine de la famille, l’Anti-Dühring , La guerre des paysans, de nombreuses préfaces et lettres). Le projet du Programme de Gotha fournira une nouvelle et dernière occasion à Marx de revenir sur ce sujet faisant ressortir, entre autres, l’inévitabilité d’une période plus ou moins longue de transition se situant entre le capitalisme et le communisme, et les problèmes qui lui sont liés : gestion de l’économie, production et distribution, dictature du prolétariat, État. Autant il ressort de ces travaux théoriques une idée extrêmement claire quant à la fonction de l’État toujours lié et s’identifiant aux classes exploiteuses dans l’histoire, et la position absolument antagonique du prolétariat face à lui, autant les problèmes de la nature et de la fonction de l’État dans la période de transition demeurent circonscrits à quelques indications extrêmement importantes, d’ordre surtout négatif et forcément limitées en l’absence de pratique vivante.
C’est la première partie qui constituera l’acquis définitif de la théorie marxiste dont se revendiquera la Gauche de la 2ème Internationale, contre les assauts répétés et envahissants de l’opportunisme : le ministérialisme de Millerand, le révisionnisme de Bernstein, le réformisme des syndicats et la trahison finale de la Social-Démocratie dans la guerre et contre la révolution montante de 1917.
Devant l’annonce de la montée de la révolution et la dénaturation immonde par la Social-Démocratie de la position révolutionnaire-clé du prolétariat face à l’État qu’il doit détruire de fond en comble parce que même sous sa forme la plus démocratique, il est l’instrument de la domination politique de la dictature de la classe bourgeoise, la restauration de la pensée et de la théorie de Marx et d’Engels devenait une tâche d’une urgence brûlante ressentie par tous les révolutionnaires. C’est à cette tâche que va s’atteler Lénine qui, dans son écrit L’État et la Révolution restituant les textes de Marx et d’Engels, résume remarquablement leur véritable pensée sur la position que doit avoir le prolétariat face à la machine d’État capitaliste. Avec L’État et la Révolution de Lénine, aucune ambiguïté n’est plus possible ni tolérable sur le rapport prolétariat et État capitaliste, et ceci marque une frontière de classe infranchissable entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires. Le livre de Lénine est essentiellement axé sur ce problème concret, pratique, immédiat des besoins de la révolution -comme son titre l’indique d’ailleurs- et non pas une étude générale sur l’État, ses origines et son évolution dans l’histoire ; s’il lui arrive de toucher ces problèmes, c’est uniquement en passant et dans la mesure où cela lui sert pour illustrer sa thèse, l’objectif qu’il se propose, à savoir que l’État capitaliste n’est rien d’autre que la dictature de la classe capitaliste que le prolétariat devrait détruire. Et c’est là le grand et immortel mérite de Lénine.
A la veille
de l’insurrection, Lénine est forcément amené à poser le problème de l’État
après la révolution. Sur ce plan, il n’a pratiquement rien à ajouter aux
généralités déjà énoncées par Marx et Engels à la suite de la Commune et il met
en évidence les premières mesures indispensables pour limiter les effets les
plus fâcheux : éligibilité à des fonctions, révocabilité et rémunération,
mais au fur et à mesure que Lénine tente d’avancer plus avant dans le problème,
sa pensée devient de plus en plus floue et ses formulations de plus en plus
vagues et même contradictoires. On comprend que Lénine n’ait pas achevé son
livre. Non pas seulement à cause du manque de temps, mais pour des raisons bien
plus profondes comme il le dit dans son Avertissement à son livre, le 30
novembre 1917 : “Il est plus utile
de faire l’expérience d’une révolution que d’écrire sur elle”. Cette expérience
ne tardera pas à venir et à sa lumière, combien tragiquement naïves nous
paraissent aujourd’hui les pages consacrées par Lénine à décrire le
fonctionnement de ce semi-État et ses rapports idylliques avec le prolétariat
et la société en général. Autant la notion de dictature du prolétariat paraît
claire, autant les différentes définitions de l’État après la révolution qu’on
confond parfois avec la dictature du prolétariat : État-Commune, État
ouvrier, État de la majorité, État du peuple, État des ouvriers et des paysans,
etc. paraissent ambiguës et contradictoires. L’État réduit à sa seule
expression de la force armée concentrée est une pensée elle-même réduite qui
n’embrasse pas le problème dans son ensemble, dans la complexité de ses
différents aspects, une pensée qui aperçoit la paille et non la poutre. Le
moins qu’on puisse dire est qu’elle paraît ignorer et passer par-dessus
l’énorme complexité du problème de l’État et la diversité de ses fonctions. Et
que dire de cette incroyable simplification de l’appareil d’État au point que
la plus modeste cuisinière saurait le diriger comme l’écrivait Lénine !
Toutes ses idées présentant la période de transition en général et le problème
de l’État en particulier presque comme une harmonie sociale, sans autres
grandes difficultés, devaient rapidement s’avérer comme de la fumée devant la
dure réalité. Voilà comment Lénine revenu de ses visions naïves, décrit la
réalité du fonctionnement de l’État, cinq ans après :
“... La faute en est à notre propre appareil d’État.
Nous avons hérité de l’ancien appareil d’État et ça a été notre malheur. L’appareil
d’État fonctionne bien souvent contre nous.”
et plus loin :
“En fait il arrive bien très souvent qu’ici
au sommet où nous avons le pouvoir d État, l’appareil fonctionne tant bien que
mal, tandis que là-bas à la base où ils commandent, ils font de telle sorte que
bien souvent ils oeuvrent contre nos dispositions. Au sommet nous avons je ne
sais combien au juste mais de toute façon je le crois, quelques milliers
seulement ou, tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or à la
base, il y a des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires légués par le
tsar et la société bourgeoise et qui travaillent en partie consciemment, en
partie inconsciemment contre nous.” (Rapport présenté au 4ème Congrès de
l’IC, nov.22).
Ce n’est là pas encore évidemment l’essentiel du problème de l’État ; mais même à ce niveau on peut se demander que sont devenues les simples cuisinières sur qui comptait Lénine en 1917 pour diriger tour à tour L’État. Que s’est-il donc passé ? Les cuisinières ont-elles disparues de la Russie ?
La différence entre les prévisions enchanteresses de L’État et la Révolution et la réalité post-révolutionnaire ne fait qu’éclater chaque jour avec plus de force, ce qui montre toute l’immaturité théorique de la pensée révolutionnaire à la veille d’Octobre 17 concernant le problème de l’État dans la période de transition. Voici en quels termes angoissants Lénine parle de L’État : “Notre appareil d’État... constitue dans une très grande mesure une survivance du passé qui a subi le minimum de modifications sérieuses. Il n’est que légèrement embelli à la surface. Pour le reste, il est le vrai type de notre ancien appareil d’État.” (comment réorganiser l’inspection ouvrière et paysanne, janvier 1923).
Toute la réalité soviétique dès le lendemain d’Octobre, les conflits sans cesse renouvelés et croissants entre des masses d’ouvriers et l’État apportent un démenti cinglant à la thèse idyllique de L’État et la Révolution et montrent que le problème de l’État dans la période de transition, non seulement n’était pas résolu, mais qu’il n’a même pas été posé dans des termes corrects. Le débat sur les syndicats devait révéler à quel point le problème de l’État et de ses rapports à la classe était dangereusement défiguré quand a été émise la proposition -sérieusement avancée et débattue dans un Congrès d’un Parti communiste !- de la militarisation de la classe ouvrière. La redéfinition de Lénine en opposition à la militarisation au nom de l”État ouvrier”, sa définition de l’État comme “État ouvrier et paysan à déformation bureaucratique”, tout en étant plus près de la réalité, constitue bien plus une réaction contre des outrances qu’une véritable analyse de l’État de cette période de transition. La situation évoluant rapidement, nous avons pu constater que la contre-révolution ne s’opère pas forcément contre l’État, mais a pu effectivement se réaliser à travers lui et par la voie de son renforcement au détriment du poids de la classe dans la société.
La mystification de la notion d’État ouvrier et de sa défense jouera un rôle aussi important que celui de l’antifascisme pour entraîner les ouvriers du monde entier dans la deuxième guerre impérialiste. Cette réalité s’imposait tragiquement aux communistes de gauche et devait les obliger à remonter au coeur même du problème de l’État, sa nature, sa fonction dans la révolution prolétarienne.
Nous avons voulu jusqu’ici tracer le long chemin parcouru par les révolutionnaires pour établir les fondements théoriques de la position de classe face au problème de l’État en général, et de l’État de la période de transition en particulier. C’est un chemin extrêmement difficile et ardu et ses contours ne se sont précisés que lentement durant le parcours. Il n’était pas dans notre intention de faire une histoire chronologique et détaillée, mais uniquement d’illustrer sa complexité, son inachèvement et les dangers qu’il présente. Cela contre les camarades qui, par crainte de nouveautés, croient rester sur un terrain solide “marxiste orthodoxe” en s’accrochant à la lettre des textes de Marx Engels-Lénine, plutôt qu’à l’esprit de leur démarche et recherche. Ce faisant, ils se rattachent plus à leur pensée inachevée et à l’inachèvement de leur pensée qu’à la continuation de leurs efforts afin de porter en avant, à leur exemple, l’élaboration de la théorie révolutionnaire de la classe, et ceci à la lumière des nouvelles expériences. Et alors que toute l’expérience tragique de la révolution et de la contre-révolution met en question la notion d’État “prolétarien”, ces camarades pour rester fidèles à la lettre morte préfèrent ne pas s’apercevoir des dangers qu’elle comporte et tendent à les minimiser au point de les estomper, effacer et allant faire l’apologie de cet État.
Dans leur apostolat de l’“État prolétarien”, ils en arrivent à faire de nécessité vertu. Oubliant la mise en garde d’Engels contre ce fléau dont le prolétariat hérite, ils en chantent les louanges et lui découvrent plein de vertus. Leur enthousiasme pour ces vertus nouvellement découvertes est si grand qu’ils en font bénéficier non seulement l’État prolétarien mais l’État en général, tous les États qui à un moment donné étaient les “porteurs du progrès”.
Nous voilà donc ramenés de l’État de la période de transition à l’État en général, à l’État dans le passé, à sa nature et à ses fonctions. Obligés, forcés, nous allons donc les suivre sur ce terrain.
Notons tout de suite en passant avec toutes les réserves et les limites qui s’imposent qu’il y a quelque chose de valable dans la continuité qui existerait entre l’État de la période de transition et l’État en général, mais pas dans le sens des vertus que les camarades croient y découvrir, mais plutôt dans celui d’Engels : l’héritage, la continuité d’un fléau. Ceci dit, leur thèse peut se résumer ainsi :
a) l’État n’est que le pouvoir de coercition et de répression d’une classe dont il est le prolongement ;
b) comme tel, il suit l’évolution de cette classe : progressif quand elle est progressive, répressif quand elle est répressive ;
c) cependant il arrive parfois que l’État devance la classe et est alors le précurseur en quelque sorte préparant le terrain pour la nouvelle classe progressive.
Comme c’est souvent le cas, le faux n’est pas dans ce qu’on dit, mais dans ce qu’on ne dit pas. Une demi-vérité peut autant induire en erreur qu’un mensonge tout entier. C’est ce qui arrive avec la proposition a) de la définition de l’État. Voyons cela de plus près. A la question, l’État est-il un pouvoir de coercition et de répression, tout révolutionnaire marxiste et même non-marxiste répondrait sans hésiter : oui. L’État n’est-il que cela ? Tout marxiste un tant soit peu sérieux répondrait : non. La coercition et la répression sont certes une partie de l’être de l’État qui les contient, mais ne recouvre pas tout l’être de l’État. II arrive avec l’État ce qu’on a pu constater avec la propriété privée. Le développement de cette dernière était une condition fondamentale pour arriver au capitalisme, et s’était tellement confondue avec lui qu’on a fini par habitude de langage à les identifier complètement, les prenant pour se simples synonymes. Longtemps cela ne présentait pas d’inconvénient majeur. Mais il a suffi que la propriété privée tende à diminuer par la formation d’un capital anonyme, impersonnel, pour que certains, figés dans leur orthodoxie de la lettre, l’interprètent comme tendance à la disparition du capitalisme. Il en est de même pour ce qui concerne l’État et la force coercitive. Nous avons tellement mis en évidence contre les démocrates de tous genres le caractère inséparable de l’État et la coercition, que d’aucuns ne voient plus d’une part, que la coercition peut exister et a existé sans État, et d’autre part, font de la coercition et de la violence la totalité de l’État. A l’instar de cette bourgeoisie obtuse que Marx stigmatise avec tant de sarcasmes dans le Manifeste qui, ayant entendu que les communistes veulent instaurer la communauté de biens, concluent qu’ils veulent instaurer la communauté des femmes, certains marxistes, en entendant parler de l’indispensable exercice de la violence par le prolétariat, concluent que le prolétariat “construit” un État et confondent au point d’identifier le prolétariat, sa dictature de classe, avec l’existence et la fonction de l’État.
On pouvait être surpris à première vue de voir M. et S. se donner tant de peine à nous prouver que l’État n’est pas au-dessus ni en dehors de la société et qu’il ne précède surtout pas l’existence des classes. Ce sont là des banalités : contre qui nos Don Quichotte s’attaquant contre des moulins à vent croient-ils s’attaquer ? Car qui parmi nous n’a jamais affirmé ce qu’ils semblent vouloir combattre ? Ce à quoi rime tout ce bruit en réalité, c’est de pouvoir affirmer l’idée que l’État n’est que le prolongement d’une classe : chaque classe créant son État à l’instar de Dieu créant du néant l’homme à son image. Et pourquoi alors le prolétariat se priverait-il de créer lui aussi son État ? Je vous le demande un peu. Et voilà la démonstration faite de l’identité entre le prolétariat et l’État dans la période de transition. CQFD ? Pour appuyer sa démonstration S. nous emmène jusqu’à l’origine de l’État où il jongle avec l’État et la classe, comme avec le dilemme sophiste de la primauté de l’oeuf et de la poule. Il nous emmène jusqu’à la société gentilice où il se promène avec tant de désinvolture qu’on le croirait Place de la Concorde. Pour M. et S. l’histoire n’a pas de secret. Comme sur un papier à musique, les notes sont bien ordonnées, chacune sur sa ligne. Sa vision est à peu près la suivante : dans la société gentilice, il n’existe pas d’État quoiqu’une certaine division de fonction hiérarchique soit déjà présente. Et voilà qu’il se produit une évolution aboutissant à la construction de classes. Entre celles-ci, la classe la plus puissante esclavagiste se réunit et décide la constitution d’un État pour maintenir les esclaves sous le joug. La chose se passe successivement de même pour l’État féodal et l’État capitaliste. C’est simple, net, pas plus compliqué que ça.
Marx et Engels qui connaissaient aussi la place de la Concorde se mouvaient dans l’histoire avec beaucoup plus de prudence. Rappelons pour mémoire la définition devenue classique d’Engels dans L’origine de la famille et de l’État :
“L’État est un produit de la société à une certaine étape de son développement. Il constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu’elle s’est divisée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser. Mais pour que ces classes, ayant des intérêts contradictoires, ne se dévorent pas l’une l’autre et ne dévorent pas le société dans une lutte stérile, une force se tenant en apparence au dessus de la société est nécessaire, chargée d’étouffer le conflit, de le maintenir dans les limites de “l’ordre”. Cette force issue de la société, mais se tenant au dessus d’elle et s’en éloignant de plus en plus, c’est l’État”. Engels (Origine de la Famille)
On remarquera avec quelle ampleur de vue Engels aborde le problème du surgissement de l’État. Nous sommes loin ici de cette simplification schématique qui consiste dans la représentation de : Société - classe - classe dominante - État où l’État est le petit-fils, sinon le fils du petit fils. Pour Engels, l’État est directement le “produit de la société à une certaine étape de son développement”. Quand “cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même”, aucune société ne peut exister et se maintenir dans un tel état : elle court directement à sa perte, si elle laisse les classes “se dévorer l’une l’autre” au risque de dévorer la société toute entière. Pour éviter une telle catastrophe sociale, la société doit trouver une solution; non pas une solution dans le sens d’un vouloir conscient et concerté, mais comme un besoin qui s’impose à elle, non pas venant de l’extérieur mais de l’intérieur, des entrailles mêmes de la société.
Il ne s’agit pas ici de conciliation, ni de médiation entre les intérêts antagoniques qui déchirent la société, il s’agit de se donner un cadre social, un “ordre” social afin de maintenir, ou comme dirait Engels de “réfréner”, les conflits dans les limites de cet “ordre”. Le gardien attitré de cet “ordre” dans le sens le plus large du mot : toutes les superstructures administratives, politiques, juridiques, idéologiques, artistiques, correspondant au stade de développement des forces productives et que la société secrète et dont elle a besoin : c’est l’État.
Quand on étudie l’origine de l’État à la sortie historique de la société gentilice, la question n’est pas : est-ce qu’il précède la formation des classes, mais de ne pas se contenter de faire une liaison mécaniste classe-État, non pas parce que cela n’est pas vrai, mais parce que cette formulation est incomplète, étriquée, et simplifiée à outrance, laissant en marge toute la complexité vivante de la réalité historique. Nous ne voulons pas faire un cours d’ethnographie, mais il faut rappeler ces caractères fondamentaux de la société gentilice : c’est une société fondamentalement naturelle, et cela dans les deux sens ; elle est d’une part dominée à l’extérieur par la nature, des forces naturelles, climat, végétation, gibier, et qu’elle ne fait que subir et suivre, et d’autre part, elle est constituée et organisée à l’intérieur sur la base des liens naturels -liens de sang. Ce sont ces éléments naturels qui fondent sa cohésion et son unité interne. Sa vie et son activité économique sont en vue de la consommation immédiate, cueillette, chasse et pêche. Il n’y a pas ou à peine de division du travail -même si dans ses stades supérieurs commence une division des fonctions- pas de propriété privée, une communauté nécessaire de biens, d’habitat, un lent et long processus de développement des forces productives, la découverte de la domestication et l’élevage, l’agriculture, les développements de la division du travail, l’échange, le stockage, l’accumulation de richesse entraînant la formation de la propriété privée, les guerres de pillage, les besoins de la défense, les nécessités des travaux publics, la fin de la famille matriarcale et la domination de la femme par l’homme, le développement démographique, la possibilité d’utiliser la force de travail produisant plus de travail et donc l’esclavage pour des raisons économiques, la formation de castes et d’intérêts divergents et antagoniques, c’est toute cette évolution que le cadre de la société gentilice ne pouvait contenir qui fait éclater cette ancienne communauté. Cet éclatement est à la fois, et dialectiquement, une libération de l’homme de sa stricte soumission à la nature en produisant par lui-même le nécessaire à sa subsistance, et par la dislocation de sa cohésion, la perte de son unité, l’ouverture d’une nouvelle ère : l’ère de l’aliénation de l’homme par les forces sociales qu’il a lui-même créées.
La perte de l’ancienne cohésion et unité, les conflits des intérêts antagoniques constitués en classes, créent un vide que, tout comme la nature, la société a en horreur et ne peut supporter. Reconstituer au milieu de ces bouleversements une cohésion, une unité sur de nouvelles bases est un besoin impérieux de la société. Ces nouvelles bases sont d’abord l’unité non de sang, mais territoriale, l’admission, la reconnaissance et la soumission de gré ou de force, les structures économiques nouvelles : les classes et l’exploitation ensuite, et enfin le tout encadré dans une superstructure sociale, un pouvoir s’appuyant sur une force matérielle propre, la force armée désormais séparée de la société : en un mot l’État.
Comme on le voit, cette vision est plus ample, plus profonde aussi, embrasse et cerne mieux la complexité de l’évolution que cette vision “l’État est le prolongement d’une classe”, tout en la contenant. Nous pouvons certes rencontrer cette définition lapidaire tout le long de nos lectures dans la littérature marxiste, mais pour la comprendre, il faut toujours la situer dans son contexte, tenir compte des circonstances, de ce qu’on veut prouver, de ce qu’on veut mettre en relief, et encore contre qui, contre quel adversaire on est en train de livrer bataille. Dire, par exemple, “le verre est à moitié plein” nous donne une constatation statique, morte, ça ne nous donne aucune indication sur le mouvement, le sens du mouvement et ce qu’on se propose d’atteindre. Par contre, si nous disons : “le verre est encore à moitié plein ou déjà à moitié plein”, “déjà à moitié vide ou encore à moitié vide”, nous saisissons immédiatement et clairement le mouvement, les préoccupations et les intentions de l’interlocuteur -ce qu’il veut nous démontrer- et jusqu’à quel point il réussit à nous le démontrer. Il ne s’agit pas de lire des mots et de les recopier, il s’agit de savoir lire et le mot-à-mot peut parfaitement faire dire le contraire de ce que l’auteur a voulu dire. Pour rendre fidèlement l’idée du texte qu’on cite, il faut savoir l’interpréter en le restituant dans l’ensemble du contexte, tel que nous allons voir, le définir.
Pour parler de L’État et la Révolution par exemple, on doit comprendre et garder l’esprit ce que Lénine voulait démontrer, se demander s’il a réussi son propos. Lénine ne se propose pas d’enseigner à Kautsky l’histoire de la formation de l’État. Il suppose, et avec raison, que ce dernier la connaît aussi bien que lui. Ce que Lénine se propose de démontrer, c’est que Kautsky est un renégat à sa classe, un renégat du marxisme, qu’il déforme en toute connaissance de cause, et cela Lénine l’a réussi magistralement. Face à Kautsky, Lénine ne cherche démontrer qu’une chose : que l’État est directement lié aux classes possédantes pour mieux assujettir et soumettre les classe exploitées à leur exploitation. Comme un bouledogue, Lénine enserre Kautsky dans cette question entre les mâchoires et ne le laisse pas s’échapper.
Le reste, les autres aspects du problème, il ne les discute avec Kautsky qu’incidemment ; c’est pour cela que ça n’a aucun sens de se référer au Lénine de l’anti-Kautsky dans la discussion, à moins de vouloir faire étalage de sa propre érudition. Que veulent démontrer M. et S.? Que l’État de la période de transition est prolétarien dans le sens qu’ils lui donnent, c’est-à-dire un “prolongement” du prolétariat, et c’est ça que les camarades doivent toujours avoir à l’esprit. Et c’est pour nous le démontrer qu’ils nous ont emmenés gentiment faire un tour... dans la société gentilice (Bilan servant de guide). Nous sortons de ce tour comme le touristes des autocars tour-de-Paris : “ici Notre-Dame, bâtie en... ; là à droite, la Saint Chapelle où a séjourné Marie-Antoinette avant son exécution... ; au fond, notre déjà connue Place de la Concorde...”. Avec S. nous avons appris que la société gentilice donne naissance à une classe, les maîtres d’esclaves, laquelle classe donne naissance une institution qui s’appelle l’État qui a pour raison d’être de garder par la force les esclaves. C’est franchement peu. De tout le drame historique que l’humanité est en train de vivre, la destruction de son “monde naturel’ l’entrée dans l’ère de l’aliénation social avec tout ce que cela comporte de classes, exploitation, luttes et révolutions, et qui est le substrat sur lequel s’élève la superstructure de l’État, S. ne nous dit malheureusement pas grand-chose, le tout se réduit à un tempête dans un verre d’eau, alors que c’est le passage dans l’histoire de la société humaine de la thèse primitive à l’antithèse qui la nie et qui va durer des milliers d’année jusqu’à ce que les conditions se soient développées pour la nier à son tour dans la synthèse de la reconstitution de la communauté humaine !
Avant de répondre à la question de comment se “résout” le problème de ce drame historique dans lequel s’empêtre la société nous voulons d’abord souligner que le porteur de la “solution” n’est pas forcément celui qui pose le problème ; dans le monde social, à l’échelle des grands changements dans l’histoire, c’est généralement le contraire qui est la règle. Et, maintenant, nous pouvons voir avec Engels la réponse au problème posé :
“Comme l’État est né -écrit Engels- de la nécessité de refréner les antagonismes de classes, comme en même temps l’État a pris naissance dans le conflit même de ces classes (à bien méditer sur ces prémisses préalables, MC), il est en principe 1’État de la classe la plus puissante, de la classe économiquement dominante qui, grâce à lui, devient également la classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens d’opprimer et d’exploiter la classe dominée”.
Quelques remarques en passant : premièrement, une classe est une définition économique et c’est un postulat marxiste que seules les classes économiquement dominantes peuvent devenir “la classe politiquement dominante”. C’est à sens unique. Cela pour répondre à Burnham ou à Socialisme ou Barbarie qui prétendaient que la bureaucratie d’État pouvait devenir une classe économiquement dominante, créant une “société bureaucratique” (?). Deuxièmement, le passage de la domination économique d’une classe à la domination politique est une loi pour toute la période historique de la société divisée en classes et dont la superstructure est l’État ! (Quelle que soit la classe dominante). Cette période va de la fin de la société gentilice à la fin du capitalisme. Cette loi n’est plus valable pour le prolétariat parce que sa révolution relève et marque l’ouverture d’une nouvelle ère dans l’histoire humaine qui ne laisse aucune place pour une domination économique de classe. II est donc une profonde erreur théorique de parler comme certains textes “du prolétariat devenant également dominant économiquement”; dominer l’économie et “économiquement dominante” sont deux choses distinctes. Une classe économiquement dominante ne peut avoir qu’une signification “opprimer et exploiter la classe dominée”. Contradiction logique absolue avec le prolétariat. Troisièmement, de la même erreur théorique relève cette autre affirmation faisant l’amalgame entre la source économique ou politique sur laquelle une classe tire sa domination et son pouvoir. Comme nous l’avons vu, les lois qui régissent l’ère pré-socialiste et celle-ci ne sont pas identiques, mais fondamentalement divergentes : dans l’ère pré-socialiste, la loi est celle de la source économique et uniquement celle-la, à l’encontre du prolétariat qui, dans la période de transition, ne peut pas avoir de source économique propre, de domination. C’est donc un non-sens que de vouloir appliquer les lois et leurs implications de l’un à l’autre.
Pour revenir à notre sujet et au texte cité, constatons qu’Engels fait la distinction entre la source du problème (la société) et le porteur de la solution (la classe économiquement dominante), nous reviendrons sur ce point plus loin. Il est intéressant de remarquer qu’après avoir posé avec soin les données du problème et avant de répondre, Engels introduit ces quatre mots : “il est en principe”, qui a un sens éminemment restrictif (ailleurs, sur le même point, Engels emploie le terme “en général” qui a le même sens restrictif).
Pourquoi cette restriction ? Parce que la loi générale et les conditions concrètes réel les de son application ne sont pas forcément identiques, ne se recouvrent que rarement complètement dans la réalité (sans être un scientifique, je crois que nous retrouvons le même phénomène dans toutes les disciplines scientifiques). Nous sommes loin du simplisme qui veut que l’État corresponde toujours à la classe économiquement dominante et à l’image exacte de celle-ci. Comme toutes les superstructures idéologiques, politiques, juridiques, etc., l’État également retarde généralement sur la réalité changeante des structures. Selon les degrés de leur lien avec la structure et les autres facteurs circonstanciels, les superstructures mettent plus ou moins longtemps et se décomposent lentement dans l’histoire avant d’y disparaître dans la nuit des temps. Les superstructures jouent certainement un grand rôle dans la société mais essentiellement négatif, conservateur de par leur nature même. Elles représentent le passé, le temps-mort qui pèse lourdement sur la vie des hommes vivants.
Pour ce qui concerne l’État, ce rôle conservateur est particulièrement fort, parce que ce rôle est étroitement lié à l’appui et à la défense des intérêts de classes qui, ayant perdu leur position dominante, gardent encore des positions économiques très fortes dans la société. Nous pouvons observer des modes de production survivre longtemps et même réapparaître partiellement à nouveau, dans certaines circonstances historiques favorables à eux, et avec eux les classes qui en sont les porteuses. Un exemple : l’esclavage qui avait depuis longtemps disparue en Europe, des pays qui avaient déjà dépassé le féodalisme et étaient en plein développement capitaliste se font les champions et les hérauts de l’esclavagisme telle l’Angleterre -et Liverpool va devenir la place-forte florissante du commerce d’esclaves noirs d’Afrique pour l’Amérique. L’esclavage va jusqu’à la première décade de la deuxième moitié du 19ème siècle, alors que même la Russie arriérée et tsariste venait de s’affranchir du servage.
Si de tels retours en amère sont possibles même au niveau des structures, comment s’étonner de ce qui peut se passer et se passe au niveau de la superstructure qu’est l’État ? Que l’État retarde toujours et tout au plus marche au pas et ne devance jamais les structures sociales, toute l’histoire est là pour l’attester. Nous ne voulons pas faire un cours d’histoire, d’autres camarades développeront ce thème et multiplieront les exemples. Qu’il nous suffise simplement de rappeler l’influence, longtemps prédominante, de la classe des propriétaires fonciers sur l’État en Angleterre, alors que la classe bourgeoise industrielle était depuis long temps la classe économiquement dominante. Qu’il nous suffise de rappeler que la bourgeoisie allemande a subi jusqu’en 1918 la domination politique de junkers prussien et d’un État bismarckien ; les exemples dans le sens contraire se réduisent à la monarchie absolue, ou à Pierre Le Grand et sont tout simplement ridicules.
Pourquoi ce sont les classes économiquement dominantes qui portent “en principe” la “solution” ? La réponse est dans la question même. Citons une fois encore Engels : “l’État (était) est le représentant officiel de la société toute entière, sa synthèse en un corps visible, mais il n’est (était) tel que dans la mesure où il est (était) 1’État de la classe qui elle-même représente (ait) en son temps la société toute entière”. (l’Anti-Dühring)
Il est temps de conclure, quoiqu’il y ait encore bien des aspects laissés dans l’ombre et bien des choses à dire. Nous aurons encore l’occasion d’y revenir. Je voulais répondre uniquement à la question soulevée sur l’origine de l’État, et faire quelques remarques adjacentes. Pour nous résumer :
1) L’État est l’indication qu’une société est déchirée en intérêts antagoniques et irréconciliables, et il est son produit. C’est la fausse unité d’une unité rompue et la condition de sa survie. L’État est une institution incarnant et matérialisant la non-unité et tendant à maintenir, à conserver la société en vie dans ce cadre. Maintenir ce cadre devient la raison d’être, la fonction sociale de cette institution; et cette institution d’État durera tant que la société sera déchirée, quelle que soit la classe qui domine la structure économique de la société.
2) Comme à différents stades, ce sont des modes différents de production et les classes qui y sont indissolublement liées qui dominent la société, ces classes tendent et réussissent à adapter et à dominer les superstructures et en premier lieu la superstructure politique : l’État. Vu à ce niveau historique, l’État se présente comme l’instrument des classes exploiteuses en général[1].
3) Pour pouvoir remplir sa fonction, au milieu des classes et de leurs luttes dans le but de soumettre les classes exploitées, l’État s’appuie sur une force matérielle, la force armée, qu’il monopolise, et partiellement sur des pouvoirs économiques. Il acquiert ainsi une force propre et tend à s’élever au-dessus de la société et à la dominer. D’où une opposition grandissante entre l’État et la société civile. L’État se renforce au moment où la phase historique de l’existence de sociétés de classes tend à sa fin et à décliner. Cela est également vrai pour chaque variété de société de classes prise isolément à l’intérieur de la phase générale (voir la Monarchie absolue, etc.). Le capitalisme d’État est l’apogée de l’existence historique de l’État : c’est un pouvoir politique et économique unifié totalitairement. C’est la domination et l’absorption de la société civile.
La révolution prolétarienne sonne l’heure de la nécessité d’en finir avec le déchirement de la société en classes. C’est le début de la fin de toute société de classes, début de la fin de l’institution qui personnifie ce type de société : l’État.
Toutes les révolutions antérieures s’exprimaient dans le perfectionnement et le renforcement de la machine d’État. La révolution prolétarienne s’inscrit dans le sens contraire, non vers une identification, mais vers une plus grande distinction avec l’État et vers son dépérissement actif et accéléré. C’est là le fond du projet de résolution.
M.C. Révolution Internationale – France (Juin 1977)[1] De même que les prix ne recouvrent pas la va leur de chaque marchandise prise isolément, mais recouvrent complètement la valeur de l’ensemble des marchandises, de même l’État ne recouvre qu’imparfaitement et partiellement chaque classe économiquement différente isolément, mais recouvre pleinement toute la période historique où existent différentes sociétés de classes.