Soumis par CCI le
Le "Front Populaire" en France, à l'opposé de la propagande de la bourgeoisie qui en fait une période de "conquêtes de la classe ouvrière", a constitué un moment de la préparation de la guerre impérialiste mondiale en enrôlant massivement le prolétariat derrière la défense de l'Etat capitaliste au nom de l'antifascisme. La guerre d'Espagne constitue l'ultime étape de cet embrigadement du prolétariat international, toujours principalement réalisé sous la bannière mystificatrice de la "lutte antifasciste" par toutes les fractions de gauche et les syndicats.
Cette terrible tragédie ouvrière, encore aujourd'hui mensongèrement présentée comme "une révolution sociale espagnole" ou "une grande expérience révolutionnaire" marquait au contraire, à travers l'écrasement idéologique comme physique (plus d'un million de morts entre 1931 et 1939 en Espagne) des dernières forces vives du prolétariat européen, le triomphe de la contre-révolution. Cette tuerie fut une répétition générale qui ouvrait une voie royale au déchaînement de la guerre impérialiste.
Les années 30 à 39 sont les années de préparation à la guerre, qui s'effectue sur les cendres de la vague révolutionnaire surgie contre la Première Guerre mondiale. Partout dans le monde, le prolétariat est brisé, défait, pris dans l'étau capitaliste – qui le dévoie de son terrain de classe à travers la fausse alternative "fascisme ou démocratie" – et soumis à l'hystérie nationaliste qui l'amène inexorablement vers la guerre.
En même temps, suite à la mort de l'Internationale communiste sanctionnée par la proclamation du "socialisme en un seul pays", la quasi totalité des organisations ouvrières en pleine dégénérescence sont happées dans le camp de la bourgeoisie ou tendent à se désagréger complètement. Les "partis communistes" deviennent de simples courroies de transmission de "la défense de la patrie socialiste" aux ordres de la contre-révolution stalinienne. Les seules voix qui s'élèvent à contre-courant en se maintenant fermement sur des positions de classe comme "Bilan" (organe entre 1933 et 1938 de la Gauche Communiste d'Italie à l'étranger) sont celles d'une poignée de révolutionnaires.
Espagne 1936 : La gauche dévoie et soumet le prolétariat à l'Etat bourgeois
L'Espagne, où subsistait une fraction du prolétariat mondial qui n'avait pas encore été écrasée du fait de la non-participation de ce pays à la Première Guerre mondiale, va se trouver au coeur d'une vaste manoeuvre de la bourgeoisie unie pour pousser les ouvriers à abandonner leur terrain de classe et les dévoyer sur le terrain capitaliste d'une bataille exclusivement militaire et impérialiste.
De par sa situation géopolitique de porte de l'Europe, fermant une face de la Méditerranée d'un côté, ouvrant les voies sur l'Atlantique et l'Afrique de l'autre, l'Espagne constituait le terrain idéal où les tensions impérialistes exacerbées par la crise allaient s'affirmer, surtout pour les impérialismes allemand et italien qui cherchaient à s'assurer une place forte en Méditerranée et à accélérer le cours vers la guerre.
De plus, les structures archaïques de ce pays, profondément ébranlées par le déferlement de la crise économique mondiale du capitalisme dans les années 30, offraient un terrain favorable au dévoiement du prolétariat. Le mythe d'une "révolution démocratique bourgeoise", à accomplir par les ouvriers, est entretenu pour les engager derrière l'alternative "république contre monarchie" qui prépare la voie à la lutte "antifascisme contre fascisme".
Après la dictature militaire de Primo de Rivera, instaurée en 1923 et qui bénéficiait de la collaboration active du syndicat socialiste, l'UGT, la bourgeoisie espagnole élabore, dès août 1930, le "Pacte de San Sebastian" auquel sont associés les deux grands syndicats, l'UGT et la CNT, cette dernière dominée par les anarcho-syndicalistes, et qui jette préventivement les bases d'une "alternative républicaine" au pouvoir monarchiste. Puis, le 14 avril 1931, elle fait abdiquer le roi Alphonse XIII devant la menace d'une grève des cheminots et proclame la république. D'emblée, lors des élections, une coalition socialo-républicaine est portée au pouvoir. Le nouveau gouvernement "républicain et socialiste" ne tarde pas à donner la véritable mesure de sa nature antiouvrière. La répression s'abat violemment sur les mouvements de grève qui surgissent face à la montée rapide du chômage et des prix, faisant des centaines de morts et de blessés parmi les ouvriers, notamment en janvier 1933 à Casas Viejas en Andalousie. Au cours de cette vague de répression, le républicain "de gauche" Azana ordonne à la troupe : "Ni blessés, ni prisonniers, tirez au ventre !".
Cette répression sanglante des luttes ouvrières, effectuée au nom de la démocratie et qui va durer deux années, va permettre aux forces de droite de s'organiser et conduire à l'essoufflement de la coalition gouvernementale. En 1933, les élections vont donner la majorité à la droite. Une partie du Parti socialiste, très déconsidéré par la répression dont il s'est fait l'agent, va en profiter pour opérer un tournant à gauche.
La préparation du front de guerre impérialiste, c'est à dire la nécessité de dévoyer le prolétariat alors que les grèves se développent, est la réalité au sein de laquelle s'articule l'activité des organisations politiques de gauche. C'est en avril-mai 1934 que les grèves prennent le plus d'ampleur. Les ouvriers de la métallurgie à Barcelone, les cheminots et surtout les ouvriers du bâtiment à Madrid, engagent des luttes très dures. Face à ces luttes, toute la propagande de la gauche et de l'extrême-gauche s'axe sur l'antifascisme, pour entraîner les ouvriers dans une politique de "front uni de tous les démocrates", véritable camisole de force pour le prolétariat.
De 1934 à 1935, les ouvriers sont soumis à un véritable matraquage idéologique en vue des élections, pour la mise en place d'un programme de Front populaire et pour "faire face au péril fasciste".
En octobre 34, poussés par les forces de gauche, les ouvriers des Asturies tombent dans le piège d'un affrontement suicidaire avec l'Etat bourgeois qui va les saigner à blanc. Leur insurrection, puis leur héroïque résistance dans les zones minières et dans la ceinture industrielle d'Oviedo et de Gijon s'est trouvée complètement isolée par le PSOE et l'UGT qui ont empêché par tous les moyens que la lutte ne s'étende au reste de l'Espagne, en particulier à Madrid. Le gouvernement déploie alors 30 000 hommes avec chars et avions dans les Asturies pour écraser impitoyablement les ouvriers, ouvrant une période de violente répression dans tout le pays.
Le "Frente popular" livre les ouvriers au massacre
Le 15 janvier 1935, l'alliance électorale du Front populaire est signée par l'ensemble des organisations de gauche ainsi que par les gauchistes trotskisants du POUM. Les dirigeants anarchistes de la CNT et de la FAI dérogent à leurs "principes anti-électoraux" pour couvrir cette entreprise d'un silence complice qui équivaut clairement à un soutien. En février 1936, le premier gouvernement de Front Populaire est élu. Alors qu'une nouvelle vague de grèves se développe, le gouvernement lance des appels au calme, demande aux ouvriers de cesser les grèves, disant que celles-ci font le jeu du fascisme ; le PCE ira jusqu'à dire que "des patrons provoquent et attisent les grèves pour des raisons politiques de sabotage". A Madrid, où une grève générale éclate le 1er juin, la CNT empêche toute confrontation directe avec l'Etat, en lançant ses fameux mots d'ordre d'autogestion. Cette autogestion va servir à enfermer les ouvriers dans "leur" usine, "leur" campagne ou "leur" village, notamment en Catalogne et en Aragon.
Se sentant assez fortes, les forces militaires se lancent en juillet dans un "pronunciamiento" parti du Maroc et dirigé par un Franco qui a fait ses premières armes de général sous les ordres de la république dominée par les socialistes. La riposte ouvrière est immédiate : le 19 juillet 1936, les ouvriers déclarent la grève contre le soulèvement de Franco et se rendent massivement dans les casernes pour désarmer cette tentative, sans se préoccuper des directives contraires du Front populaire et du gouvernement républicain. Unissant la lutte revendicative à la lutte politique, les ouvriers arrêtent par cette action la main meurtrière de Franco. Mais, simultanément, les appels au calme du Front populaire – "Le gouvernement commande, le Front populaire obéit" – sont respectés ailleurs. A Séville par exemple, où les ouvriers ont suivi les consignes d'attente du gouvernement, ils se font massacrer dans un horrible bain de sang par les militaires.
Les forces de gauche du capital déploient alors pleinement leurs manoeuvres d'embrigadement [1]. En 24 heures, le gouvernement qui négociait avec les troupes franquistes et organisait avec elles le massacre des ouvriers cède la place au gouvernement Giral, plus "à gauche" et plus "antifasciste", qui prend la tête du soulèvement ouvrier pour l'orienter vers l'affrontement exclusif avec Franco et sur un terrain exclusivement militaire ! Les ouvriers ne sont armés que pour être envoyés "au front" contre les troupes de Franco, hors de leur terrain de classe. Mieux, la bourgeoisie tend alors le piège criminel d'une soi-disant "disparition de l'Etat capitaliste républicain", alors que celui-ci s'abrite derrière un pseudo-"gouvernement ouvrier" qui dévoie les ouvriers dans une union sacrée contre Franco à travers des organismes comme le Comité central des Milices antifascistes et le Conseil central de l'économie. L'illusion d'un "double pouvoir" est créée, qui livre définitivement les ouvriers aux mains de leurs bourreaux. Les sanglants massacres qui ont lieu par la suite en Aragon, à Oviedo, à Madrid, sont le résultat criminel de la manoeuvre de la bourgeoisie républicaine et de gauche qui a fait avorter les réactions ouvrières du 19 juillet 1936. Dès lors, des centaines de milliers d'ouvriers sont enrôlés dans les milices des anarchistes et des poumistes pour "défendre la révolution sociale" et sont envoyés se faire tuer sur le front impérialiste "antifranquiste" par le gouvernement de Front populaire. Ces milices seront rapidement militarisées, et les ouvriers les plus combatifs serviront dès lors de chair à canon pour des intérêts capitalistes qu’ils croyaient combattre.
Ayant abandonné son terrain de classe, le prolétariat devait subir l'égorgement guerrier et se voir imposer une sauvage surexploitation au nom de l'économie de guerre "antifasciste" par le Front populaire : réduction des salaires, inflation, rationnements, militarisation du travail, allongement de la journée de travail et interdiction du droit de grève...
Le prolétariat de Barcelone se soulevait à nouveau, mais désespérément, en mai 1937, et se faisait massacrer par le gouvernement de Front populaire, PCE et sa succursale catalane du PSUC en tête, tandis que les troupes franquistes arrêtaient volontairement leur avance pour permettre aux bourreaux staliniens d'écraser les ouvriers:
"Le 19 juillet 1936, les prolétaires de Barcelone, AVEC LEURS POINGS NUS, écrasèrent l'attaque des bataillons de Franco, ARMES JUSQU'AUX DENTS. Le 4 mai 1937, ces mêmes prolétaires, MUNIS D'ARMES, laissent sur le pavé bien plus de victimes qu'en juillet, lorsqu'ils doivent repousser Franco et c'est le gouvernement antifasciste – comprenant jusqu'aux anarchistes et dont le POUM est indirectement solidaire – qui déchaîne la racaille des forces répressives contre les ouvriers" écrivait Bilan en 1938 dans l'article "Plomb, mitraille, prison : ainsi répond le Front populaire aux ouvriers de Barcelone".
Dans cette sanglante tragédie, toutes les organisations soi-disant ouvrières ont non seulement démontré leur intégration à l'Etat bourgeois, mais ont participé à l'écrasement du prolétariat ; les unes, comme le PCE, le PSUC – consacrés là grands partis de l'ordre bourgeois – le PSOE et l'UGT en assumant directement eux aussi le rôle de bourreaux, les autres, comme la CNT, la FAI, le POUM, en poussant les ouvriers à quitter leur terrain de classe au nom du "front antifasciste" pour les jeter dans les bras de leurs assassins et dans la mêlée impérialiste. La présence de ministres anarchistes et cénétistes dans le gouvernement de Catalogne puis dans le gouvernement central de Caballero a été un puissant facteur dans la mystification des ouvriers par le Front populaire. Les anarchistes ont tenu un rôle de premier plan pour le compte de la bourgeoisie et dans sa manoeuvre en trompant les prolétaires sur la nature de classe du gouvernement et du Front populaire :
"Tant sur le plan des principes que par conviction, la CNT a toujours été anti-étatiste et ennemie de toute forme de gouvernement. Mais les circonstances ont changé la nature du gouvernement espagnol et de l'Etat. Aujourd'hui, le gouvernement, en tant qu'instrument de contrôle des organes de l'Etat, a cessé d'être une force d'oppression contre la classe ouvrière, de même que l'Etat ne représente plus un organisme qui divise la société en classes. L'un et l'autre opprimeront même moins le peuple maintenant que des membres de la CNT y sont intervenus" (Federica Montseny, ministre anarchiste, 4 novembre 1936).
Tous les organismes du Front populaire, et en particulier les staliniens qui s’en firent le bras armé, déclarèrent une guerre féroce contre les éléments des rares courants qui, même dans une terrible confusion, luttaient pour défendre des positions révolutionnaires, en les envoyant sur les positions les plus exposées du front, en les laissant sans munitions, en les faisant emprisonner par la police des "forces républicaines" ou en les assassinant purement et simplement.
Les événements d'Espagne ont donné la mesure de ce qu'étaient réellement ceux qui se prétendaient du côté des ouvriers, démocrates en général, socialistes, "communistes" ou anarchistes et qui, dans la pratique, ont été les défenseurs acharnés de l'Etat bourgeois et du capital national, les pires ennemis de la classe ouvrière.
La guerre d'Espagne se prolongea jusqu'en 1939, s'achevant par la victoire militaire de Franco, au moment où les autres fractions du prolétariat mondial, partout vaincues par la contre-révolution, servaient à leur tour de chair à canon dans l'affrontement impérialiste généralisé derrière leur bourgeoisie nationale respective.
C.B
[1] La capacité d'adaptation de la bourgeoisie espagnole face au prolétariat peut être illustrée par la trajectoire politique de Largo Caballero : président du syndicat UGT depuis 1914, député du PSOE, il devint conseiller d'Etat du dictateur Primo de Rivera puis ministre du Travail du premier gouvernement républicain de "coalition" entre 1931 et 1933, ensuite il fut l'un des principaux artisans du Front populaire, avant de s'orienter sur des positions "gauchistes" qui lui permirent de devenir chef du gouvernement entre septembre 1936 et mai 1937.