Soumis par CCI le
Dans cette partie nous nous limiterons aux organisations qui puisent leurs origines dans la Gauche italienne, en laissant volontairement de côté la composante conseilliste de la gauche communiste dans la mesure où son existence militante et ses publications sur le sujet qui nous préoccupe demeurent malgré tout marginales.
Ces organisations appartiennent à deux branches de la Gauche communiste d'Italie : celle issue du PCI qui se forme en Italie en 1943, et celle issue de la Gauche Communiste de France qui n'a pas accepté les bases opportunistes de la formation du PCI. La première branche, qui ne se revendique pas explicitement de Bilan, voire rejette certains de ses apports, donnera naissance, suite à une scission en 1952, d'une part aux différentes organisations bordiguistes et, d'autre part, au PCInt Battaglia Comunista. La seconde branche, la Gauche communiste de France, connue d'avantage sous le nom de sa publication Internationalisme, à partir de la deuxième moitié des années 40 jusqu'au début des années 50, est l'ancêtre du CCI.
Ces deux composantes reprennent à leur compte l'héritage de Bordiga et de Bilan quant à l'analyse du fascisme et de la fausse alternative fascisme / antifascisme. Néanmoins, elles ne feront pas preuve de la même intransigeance politique vis-à-vis de groupements ou éléments qui, tout en ayant participé, à un niveau ou un autre, au "combat antifasciste" durant la seconde guerre mondiale, continueront néanmoins de se revendiquer de la Gauche communiste au sortir de la guerre et participeront même pour certains (Vercesi) à la formation du PCI d'Italie. De plus, ces deux composantes ne parviendront pas, de la même manière, à adapter leur cadre d'analyse à la situation ouverte par 1968. En effet, la perspective étant depuis lors au développement de la lutte de classe, l'arrivée au pouvoir du fascisme n'est plus à l'ordre du jour tant qu'un tel cours aux affrontements de classe se maintient. C'est donc en ayant en vue une telle perspective et non plus celle de la répétition des années trente que doit s'effectuer la dénonciation du danger fasciste que brandit la bourgeoisie. Mais si, contrairement aux années trente, la bourgeoisie ne peut pas embrigader le prolétariat en vue de la guerre impérialiste, de telles campagnes idéologiques actuelles contre le "danger fasciste" ont néanmoins une fonction antiouvrière destinée à renforcer les mystifications démocratiques.
Internationalisme
La vigilance d'Internationalisme dans la défense du patrimoine politique légué par Bilan s'illustre à propos du "cas Vercesi". Malgré des théorisations erronées sur la nature de la guerre impérialistes[1] ce militant avait jusqu'alors dénoncé avec fermeté l'antifascisme comme instrument de l'embrigadement du prolétariat dans la guerre impérialiste. Or, pendant la guerre elle-même, il participe au Comité Antifasciste de Bruxelles, sans en référer le moins du monde à la Fraction italienne à laquelle il continue d'adhérer. Après en avoir été avertie, celle-ci l'exclut de ses rangs, le 20 janvier 1945. L'affaire ne vaudrait pas qu'on aille au-delà de déplorer la trahison si Vercesi n'avait participé après la guerre à la formation du PCI et tenté de justifier politiquement son engagement simultané dans le camp du prolétariat et dans celui de la bourgeoisie. La justification en question est en fait une remise en cause des fondements de la position internationaliste de Bilan. A celle-ci le numéro quatre d'Internationalisme, de juin 1945, oppose une cinglante dénonciation dont nous rapportons le passage suivant : "Le trotskisme se réclamera de la IIIe internationale dans le passé, pour adhérer dans le présent au parti socialiste et à la IIè internationale. Le stalinien se réclamera de la position de Lénine contre la guerre dans le passé, pour faire joyeusement la guerre aujourd'hui. L'anarchiste fera appel à Bakounine dénonçant l'oppression de l'Etat, tout en justifiant la participation dans l'Etat capitaliste espagnol et dans la répression antiouvrière en 1936. Vercesi, lui, ne manquera pas à la règle et il "confirmera" la position contre l'antifascisme d'hier pour justifier l'antifascisme d'aujourd'hui. Ecoutons-le : "je confirme donc que nous avons eu raison d'afficher que la tactique indirecte s'exprimant au travers de la formule antifasciste conduisait à la rupture principielle : c'est ce qui est arrivé avec la guerre. Aujourd'hui nous avons encore une fois raison quand en face de l'Etat capitaliste qui est dans l'incapacité de liquider le fascisme et les fascistes, nous exaltons l'opposition violente du prolétariat au fascisme et aux fascistes, et favorisons le heurt entre le prolétariat et l'Etat capitaliste". Pour que la somme de ces mots ne fasse pas oublier au lecteur le fond du débat soulignons qu'il ne s'agit pas d'exalter ou non l'opposition violente du prolétariat au fascisme. Hier comme aujourd'hui, toujours, nous devons et avons exalté l'opposition du prolétariat au fascisme. Le problème est de quelle façon, par quelle méthode, sur quelle base se fait cette exaltation. Est-ce par la lutte de classe, du point de vue de classe, et sur le terrain indépendant de classe, indépendamment de toutes les formations et organisations politiques du capitalisme, ou est-ce en collaboration avec des groupements qui se sont liés au fascisme par le lien de classe. C'est-à-dire au travers des comités antifascistes groupant ceux-là même qui ont fait le lit au fascisme ? C'est là et uniquement là-dessus que porte le débat, et les mots sur l'exaltation... ne font qu'embrouiller la question " (Internationalisme n° 4, Le néo-antifascisme ; juin 1945)
Si Internationalisme ne participe pas spécifiquement à enrichir les analyses de Bilan sur la question du fascisme et de l'antifascisme, il contribue cependant grandement à renforcer les fondements de ces analyses grâce à des apports théoriques qu'il effectue sur la question du capitalisme d'Etat. Ces apports, qui permettent un renforcement des fondements de l'analyse de la nature capitaliste de la Russie, mettent en particulier en lumière que "Il est un fait indéniable, c'est qu'il existe une tendance qui va vers la limitation de la propriété privée des moyens de production, et qu'elle s'accentue chaque jour dans tous les pays. Cette tendance se concrétise dans la formation d'un capitalisme étatique, gérant les branches principales de la production et la vie économique du pays. Le capitalisme d'Etat n'est pas l'apanage d'une fraction de la bourgeoisie ou bien d'une école particulière. Nous le voyons s'instaurer aussi bien en Amérique démocratique que dans l'Allemagne hitlérienne, dans l'Angleterre "travailliste" que dans la Russie "soviétique"." (Internationalisme n° 10, l'Expérience russe).
L'analyse du capitalisme d'Etat est inséparable de celle de la décadence du capitalisme qui en constitue le cadre historique. En ce sens, Internationalisme et après lui le CCI, par leurs approfondissements sur la question, ont également contribué à renforcer les fondements de l'analyse du fascisme développée par la Gauche italienne.
Le bordiguisme
Grâce au cadre programmatique hérité de la gauche italienne, le PCI pourra produire en 1960 dans le n° 11 de la revue Programme Communiste l'important article Auschwitz ou le grand alibi, republié depuis lors sous forme de brochure. Cet article constitue une brillante application du Marxisme à l'analyse de l'holocauste durant la seconde guerre mondiale et une dénonciation de l'exploitation idéologique des camps de la mort par la démocratie et les vainqueurs de la seconde guerre mondiale. Ce n'est pas par hasard si, au plus fort moment des récentes campagnes démocratiques et antifascistes[2], cet article a cristallisé les attaques de la part de la bourgeoisie, confiant à ses fractions démocrates et d'extrême gauche le soin de la déconsidérer au moyen de la calomnie et du mensonge. En effet, il dénonce "l'hypocrisie de la bourgeoisie qui voudrait faire croire que ce sont le racisme et l'antisémitisme qui sont en eux-mêmes responsables des souffrances et des massacres et en particulier qui ont provoqué la mort de six millions de juifs lors de la deuxième guerre mondiale" ; il "met à nu les racines réelles de l'extermination des juifs, racines qu'il ne faut pas chercher dans le domaine des "idées", mais dans le fonctionnement de l'économie capitaliste et les antagonismes sociaux qu'il engendre" ; il "montre aussi que si l'Etat allemand a été le bourreau des juifs, tous les Etats bourgeois sont co-responsables de leur mort, sur laquelle ils versent maintenant des larmes de crocodile"[3].
Pour éclairant que soit cet article et bien qu'en général les analyses du PCI sur la question du fascisme et de l'antifascisme soient justes, ces dernières présentent néanmoins certaines faiblesses que nous voulons ici signaler. Les passages suivants extraits d'un tract du PCI (intitulé Auschwitz ou le grand alibi : ce que nous nions et ce que nous affirmons), en défense de sa brochure contre les attaques de la bourgeoisie, l'illustrent clairement :
- "8) Nous nions qu’on puisse lutter contre le fascisme en réclamant le maintien d’une démocratie idéalisée, comme nous nions qu’on puisse lutter contre les monopoles en prônant la libre concurrence. Nous affirmons qu’une lutte véritable contre le fascisme exige qu’on se place sur le terrain d’une lutte véritable contre le capitalisme. Nous affirmons même que la propagande antifasciste ne peut se faire que sur la base d’une sérieuse propagande anticapitaliste.
- 9) Nous nions que des fractions si-gnificatives de la bourgeoisie puissent lutter effectivement contre le fascisme. Nous affirmons que, si la situation le demande, les centres déterminants du grand capital se rallient au fascisme, entraînant une large majorité de bourgeois et de petits-bourgeois.
- 10) Nous nions que les larges fronts antifascistes puissent s’opposer sérieusement à la montée fasciste. Nous affirmons qu’ils empêchent en réalité une lutte antifasciste efficace : l’histoire et la théorie - comme la po-lémique actuelle ! - montrent que, sous prétexte de maintenir l’unité et de ne pas faire éclater le "front", on y in-terdit aux éléments les plus radicaux de revendiquer et de mener, ne serait-ce que dans la propagande, une lutte anticapitaliste conséquente."
Malgré toutes les restrictions qu'ils donnent à une lutte contre le fascisme, d'un point de vue de classe, ces passages laissent la porte ouverte à la possibilité et la nécessité d'une telle lutte, ce qui va de pair avec l'idée que le fascisme aujourd'hui pourrait représenter un danger contre la classe ouvrière. Ainsi, et tout à fait sans s'en rendre compte, le PCI participe à donner une certaines crédibilité aux campagnes de la bourgeoisie qui agitent la menace fasciste. Comme nous l'avons montré, non seulement il n'y a pas aujourd'hui de danger fasciste, mais surtout la principale menace contre la classe ouvrière c'est qu'elle se laisse prendre aux campagnes démocratiques. Lorsque celles-ci, animées par la gauche et l'extrême-gauche du capital, désignent l'extrême-droite comme un danger mortel pour la classe ouvrière, c'est justement pour dissimuler la vraie nature de la démocratie. C'est ouvertement que la droite et l'extrême-droite sont anti-ouvrières. C'est de façon beaucoup plus masquée et donc efficace que le sont la gauche et l'extrême-gauche. Ce qui les rend particulièrement dangereuses pour la classe ouvrière. Les PS et PC ont déjà été les bourreaux du prolétariat, ils le seront à nouveau, de même que l'extrême-gauche, si les circonstances le permettent.
Ces faiblesses de l'intervention du PCI ne résultent pas d'une analyse théorique imparfaite mais bien d'une tendance à calquer des mots d'ordre utilisés par la gauche en Italie lorsqu'elle était confrontée au fascisme au pouvoir au début des années 20. Dans ce contexte, différent de celui d'aujourd'hui, ces mots d'ordre de lutte contre le fascisme avaient une autre signification puisqu'ils étaient destinés à mobiliser contre le parti au pouvoir, en charge de la gestion de l'Etat capitaliste, et donc par extension contre le pouvoir lui-même et l'ordre capitaliste comme un tout.
[1] A la veille de la guerre, en 1937, il participe de désarmer politiquement la fraction par sa théorie selon laquelle la guerre mondiale n'était plus à l'ordre du jour de l'histoire, les guerres localisées remplissant la fonction d'en différer l'échéance. De plus, selon cette même théorie, la fonction des guerres n'est plus le repartage du marché mondial, mais le massacre du prolétariat.
[2] Extraits de la présentation de la republication de l'article en question sous forme de brochure, supplément au journal Le Prolétaire du Parti Communiste International (Programme communiste)
[3] Cf. intra notre article Campagnes anti-négationnistes : une attaque contre la Gauche communiste.