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1918 : le programme du Parti communiste allemand
La classe dominante ne peut pas enterrer complètement la révolution d'Octobre 1917 en Russie où, pour la première fois dans l'histoire, une classe exploitée a pris le pouvoir sur tout le territoire d'un immense pays. Au contraire, comme nous l'avons montré à de nombreuses occasions dans les pages de cette Revue internationale ([1]), elle a utilisé les énormes moyens dont elle dispose pour distordre le sens de cet événement qui a marqué ce siècle en répandant un épais brouillard de mensonges et de calomnies. Il en va différemment pour la révolution allemande de 1918-23. Là, elle a appliqué la politique du black-out historique. Ainsi, si l'on jette un coup d'oeil aux manuels scolaires d'histoire classiques, on verra que la révolution d'octobre est un tant soit peu traitée (avec une lourde insistance sur ses particularités russes). Par contre, la révolution allemande est en règle générale évoquée en quelques lignes, on parle des « émeutes de la faim » à la fin de la guerre ou, au mieux, des efforts d'un groupe obscur appelé les « Spartakistes » pour prendre le pouvoir ici et là. Ce silence sera probablement encore plus fort en cette année du 80e anniversaire de l'explosion de la révolution dans l'Allemagne du Kaiser. La majorité de la classe ouvrière mondiale n'a probablement jamais entendu parler d'une révolution en Allemagne au début du siècle et la bourgeoisie a de très bonnes raisons pour la maintenir dans l'ignorance. Par contre, les communistes, héritiers de ces « spartakistes fanatiques », n'hésitent pas à dire haut et fort que ces événements « inconnus » ont été si cruciaux qu'ils ont déterminé toute l'histoire du 20e siècle.
La révolution allemande éclipsée de l'histoire
Quand les bolcheviks ont poussé le prolétariat russe à prendre le pouvoir en octobre 1917, ils n'avaient pas du tout l'intention de faire une révolution purement « russe ». Ils avaient compris que si la révolution était possible en Russie, c'est seulement parce qu'elle était le produit d'un mouvement mondial de la classe ouvrière contre la guerre impérialiste qui avait ouvert l'époque de la révolution sociale ; et que l'insurrection en Russie ne pourrait l'emporter que si elle constituait le premier acte d'une révolution prolétarienne mondiale.
Loin d'être une vague perspective pour un futur lointain, la révolution mondiale était vue comme imminente, elle couvait de façon palpable à travers toute l'Europe laminée par la guerre. Et il était clair que l'Allemagne constituait la clé de son extension à partir de la Russie vers l'ouest industrialisé. L'Allemagne était la nation industrielle la plus puissante en Europe et avait le prolétariat le plus concentré ; les traditions politiques du mouvement ouvrier allemand étaient parmi les plus avancées du monde ; c'était aussi le pays où le prolétariat subissait, de la façon la plus abjecte, les effets de la guerre et, mis à part la Russie, il avait connu les mouvements de révolte prolétarienne les plus importants dès 1916. Aussi, pour les bolcheviks et les ouvriers russes, considérer la révolution allemande comme leur sauveur était bien autre chose qu'un voeu pieux. Quand la révolution allemande a véritablement commencé, en novembre 1918, par la mutinerie des marins de Kiel et la formation rapide de conseils d'ouvriers et de soldats dans de nombreuses villes, les ouvriers russes l'ont fêtée dans le plus grand enthousiasme, comprenant parfaitement que c'était la seule façon d'être libérés du terrible siège que le capitalisme mondial avait monté contre eux depuis qu'ils avaient pris le pouvoir.
Ainsi la révolution allemande était la preuve que la révolution était et ne pouvait être que mondiale. La classe dominante elle-même l'a très bien compris ; pour elle, si l'Allemagne tombait aux mains du « bolchevisme », la terrible maladie allait s'étendre rapidement à toute l'Europe. C'était la preuve que la lutte de la classe ouvrière ne connaît pas de frontière nationale mais constitue le seul antidote à la frénésie impérialiste et nationaliste de la bourgeoisie. La « moindre » de ses réalisations a été, en effet, de mettre fin au massacre de la première guerre mondiale car, dès qu'a éclaté le mouvement révolutionnaire, la bourgeoisie mondiale a immédiatement compris qu'il lui fallait mettre un terme à ses chamailleries et s'unir contre un ennemi bien plus dangereux, la classe ouvrière révolutionnaire. La guerre a été rapidement arrêtée et la bourgeoisie allemande – bien que quasiment dépouillée par les clauses du traité de paix – a obtenu des autres bourgeoisies tous les moyens dont elle avait besoin pour faire face à l'ennemi intérieur.
A contrario, la défaite de la révolution allemande a confirmé la thèse marxiste, défendue avec la plus grande lucidité par tous les communistes allemands tels que Rosa Luxemburg : en l'absence d'une alternative prolétarienne, le capitalisme décadent ne pouvait que plonger l'humanité dans la barbarie. Toutes les horreurs qui se sont abattues sur l'humanité, dans les décennies qui ont suivi, ont été le résultat direct de cette défaite. Isolé et de plus en plus étranglé par les forces combinées de la contre-révolution internationale, le bastion prolétarien en Russie a dégénéré de l'intérieur et été remplacé par un régime contre-révolutionnaire d'un type nouveau, celui qui a asséné le coup mortel à la révolution au nom de la révolution, celui qui a construit une économie de guerre capitaliste au nom du socialisme et qui a mené la guerre impérialiste au nom de l'internationalisme prolétarien. En Allemagne même, la férocité de la contre-révolution incarnée par la terreur nazie a été, comme le stalinisme en Russie, à la mesure de la menace révolutionnaire qui l'avait précédée. Et le stalinisme comme le nazisme, avec leur militarisation extrême de la vie sociale, ont été les expressions les plus évidentes du fait que la défaite du prolétariat ouvre la voie à la guerre impérialiste mondiale.
Le communisme était possible et nécessaire en 1917. Si le mouvement communiste avait été victorieux à ce moment-là, le prolétariat aurait sans aucun doute eu à faire face à des tâches gigantesques pour construire une nouvelle société. Sans aucun doute il aurait commis bien des erreurs que les générations suivantes d'ouvriers auraient évité grâce à son amère expérience. Mais en même temps, il n'aurait pas eu à se débarrasser des effets accumulés de la décadence capitaliste et son legs cauchemardesque de terreur et de destruction, d'empoisonnement matériel et idéologique. Une nouvelle société humaine aurait pu émerger sur les ruines de la première guerre mondiale.
Au contraire, la défaite de la révolution a engendré un siècle de cauchemars et de monstruosités. C'est en Allemagne qu'a eu lieu le tournant. Il y a 80 ans – un temps très court à l'échelle de l'histoire, juste le temps d'une vie humaine – les ouvriers en armes sont descendus dans les rues de Berlin, de Hambourg, de Brême, de Munich, ont proclamé leur solidarité avec la révolution russe et ont annoncé leur intention de suivre son exemple. Pendant quelques années, brèves mais glorieuses, la classe dominante a tremblé face au spectre du communisme. Pas besoin de se demander alors pourquoi la bourgeoisie d'aujourd'hui fait preuve de tant de zèle pour enterrer la mémoire de tout cela : elle a peur que les nouvelles générations de prolétaires parviennent à comprendre qu'ils font partie d'une classe internationale dont la lutte détermine le cours de l'histoire, que la révolution prolétarienne mondiale n'est pas une utopie mais une possibilité concrète mise à l'ordre du jour par la désintégration interne du mode de production capitaliste.
Le congrès de fondation du KPD : la révolution à l'ordre du jour, pas des réformes
La grandeur et la tragédie de la révolution allemande se trouvent sous bien des aspects résumés dans le discours de Rosa Luxemburg au congrès de fondation du Parti communiste d'Allemagne (KPD) à la fin décembre 1918.
Dans la série d'articles sur la révolution allemande déjà publiés dans cette Revue internationale ([2]), nous avons souligné l'importance de ce congrès du point de vue des questions organisationnelles auxquelles le nouveau parti était confronté – par dessus tout, la nécessité d'une organisation centralisée, capable de parler d'une seule voix en Allemagne. Nous avons aussi abordé certaines questions programmatiques générales qui ont été chaudement débattues à ce congrès, en particulier la question syndicale et celle du parlementarisme. Nous avons vu que, alors que Rosa Luxemburg et le groupe Spartacus – véritable noyau central du KPD – ne défendaient pas toujours les positions les plus claires sur les questions de ce type, ils tendaient vraiment à incarner la clarté marxiste sur le problème de l'organisation, contrairement à certaines tendances plus à gauche qui exprimaient souvent une méfiance envers la centralisation. Dans le discours sur l'adoption du programme du parti fait par Rosa Luxemburg, la même clarté transparaît malgré des faiblesses secondaires qu'on peut y trouver. Le contenu politique profond de ce discours était une expression de la force du prolétariat en Allemagne en tant qu'avant-garde du mouvement mondial de la classe. Cependant, le fait que ce discours imposant fût en même temps son dernier discours et que le jeune KPD fût rapidement décapité après l'échec du soulèvement de Berlin deux semaines après seulement, exprime aussi la tragédie du prolétariat allemand, son incapacité à assumer les tâches historiques gigantesques qui s'imposaient à lui.
Les raisons de cette tragédie ne sont pas le sujet de cet article. Notre but, dans cette série d'articles, est de montrer comment l'expérience historique de notre classe a approfondi sa compréhension de la nature de la société communiste et du chemin pour y parvenir. En d'autres termes, il s'agit de tracer l'histoire du programme communiste. Le programme du KPD, généralement connu sous le nom de « programme de Spartacus » puisqu'il a été publié à l'origine sous le titre « Ce que veut Spartacus » dans Die Rote Fahne du 4 décembre 1918 ([3]), constitue un jalon hautement significatif dans cette histoire et ce n'est certainement pas par hasard que fut confiée à Rosa Luxemburg la tâche de le présenter au congrès, vu son prestige sans égal en tant que théoricienne du marxisme. Ses paroles introductives affirment très nettement l'importance de l'adoption par le nouveau parti d'un programme révolutionnaire clair dans une conjoncture historique révolutionnaire :
« Si nous assumons, aujourd'hui, la tâche de discuter et d'adopter notre programme, ce n'est pas pour le motif purement formel que nous avons constitué hier un parti autonome et neuf, et qu'un nouveau parti est obligé de justifier officiellement son existence au moyen d'un nouveau programme. Cette élaboration d'un programme a sa nécessité dans de grands événements historiques : nous sommes arrivés à un moment où le programme du prolétariat, traditionnellement élevé sur la base social-démocrate, socialiste-réformiste, doit être édifié à nouveau dans son ensemble sur une base toute différente. »
Afin d'établir ce que devait être cette nouvelle base, Rosa Luxemburg passe alors en revue les efforts antérieurs du mouvement ouvrier pour formaliser son programme. Après avoir affirmé : « En agissant ainsi, nous revenons à la situation qu'occupaient Marx et Engels lorsqu'ils s'attaquèrent, voilà soixante-dix ans, à la rédaction du Manifeste communiste », elle rappelle qu'à cette époque les fondateurs du socialisme scientifique considéraient la révolution prolétarienne comme imminente. Mais le développement et l'expansion du capitalisme qui ont suivi ont montré qu'ils avaient eu tort. Cependant, parce que leur socialisme était scientifique, Marx et Engels ont pris conscience qu'une longue période d'organisation, d'éducation, de luttes pour des réformes, de construction de l'armée prolétarienne était nécessaire avant que la révolution communiste puisse être mise à l'ordre du jour de l'histoire. De cette prise de conscience est venue la période de la social-démocratie durant laquelle a été établie la distinction entre le programme maximum de la révolution sociale et le programme minimum de réformes à atteindre au sein de la société capitaliste. Mais, dans la mesure où la social-démocratie s'est graduellement accommodée de ce qui semblait être un développement éternel de la société bourgeoise, le programme minimum s'est d'abord détaché du programme maximum et l'a ensuite de plus en plus totalement remplacé. Ce divorce entre les buts historiques et les buts immédiats de la classe était déjà, dans une grande mesure, incarné dans le programme d'Erfurt de 1891. Mais, c'est précisément au moment où la possibilité matérielle d'obtenir du capitalisme des réformes durables commençait à s'amenuiser que les illusions réformistes de toutes sortes ont eu le plus d'emprise sur le parti des ouvriers. En fait, comme on l'a vu dans un précédent article de cette série ([4]), c'est dans ce discours-ci que Rosa Luxemburg démontre qu'Engels lui-même n'était pas immunisé contre la tentation croissante de croire qu'avec la conquête du suffrage universel, et à travers le processus électoral bourgeois, la classe ouvrière pouvait parvenir au pouvoir.
La guerre impérialiste et l'éclatement de la révolution prolétarienne en Russie et en Allemagne ont définitivement mis un terme à toutes les illusions sur une transition pacifique et graduelle au socialisme. Il s'agissait là des « grands mouvements historiques » qui exigeaient l'établissement du programme socialiste « sur une nouvelle base ». La roue avait fait un tour complet : « Ainsi, camarades, comme je vous l'ai déjà dit, nous sommes aujourd'hui – conduits par la dialectique de l'histoire et enrichis par l'expérience du développement capitaliste des soixante-dix dernières années – à la place même où étaient Marx et Engels en 1848 lorsqu'ils déroulèrent pour la première fois l'étendard du socialisme international. Autrefois, lorsqu'on crut devoir corriger leurs erreurs et les illusions de 1848, on s'imagina que le prolétariat avait encore devant lui une très longue période de temps avant de pouvoir réaliser le socialisme. Naturellement, jamais les théoriciens sérieux ne se sont laissés aller à présenter un terme quelconque pour l'effondrement du capitalisme comme fixe et obligatoire, mais on supposait vaguement que le chemin serait encore très long et c'est ce qui ressort à chaque ligne de la préface en question qu'Engels a écrite en 1895.
Or, nous pouvons, à présent, dresser le bilan. Est-ce que le temps n'a pas été très court en comparaison du développement des luttes de classes de jadis ? Soixante-dix ans de développement du grand capitalisme ont suffi pour que nous puissions songer sérieusement à balayer le capitalisme du monde. Et plus encore : non seulement nous sommes aujourd'hui en mesure de résoudre cette tâche, non seulement c'est notre devoir envers le prolétariat, mais c'est la seule manière de sauver la société humaine.
Car cette guerre n'a rien laissé subsister de la société bourgeoise qu'un énorme amas de décombres. Dans la forme, tous les moyens de production et la plus grande partie des moyens de domination sociale sont encore dans les mains des classes dirigeantes ; nous ne nous faisons pas d'illusions à ce sujet. Mais ce qu'elles peuvent en faire, à part leurs tentatives convulsives pour rétablir, par d'immenses massacres, le mécanisme d'exploitation, n'est que désordre et impuissance.
Historiquement, le dilemme devant lequel se trouve l'humanité d'aujourd'hui se pose de la façon suivante : chute dans la barbarie ou salut par le socialisme. Il est impossible que la guerre mondiale procure aux classes dirigeantes une nouvelle issue, car il n'en existe plus sur le terrain de la domination de classe et du capitalisme. Ainsi, nous vivons aujourd'hui la vérité que justement Marx et Engels ont formulée pour la première fois, comme base scientifique du socialisme, dans le grand document qu'est le Manifeste communiste : le socialisme est devenu une nécessité historique. Cette vérité nous la vivons dans le sens le plus strict du terme. Le socialisme est devenu une nécessité, non seulement parce que le prolétariat ne veut plus vivre dans les conditions matérielles que lui préparent les classes capitalistes, mais aussi parce que, si le prolétariat ne remplit pas son devoir de classe en réalisant le socialisme, l'abîme nous attend tous, autant que nous sommes. »
L'aube de la décadence capitaliste, marquée par la grande guerre impérialiste, et le soulèvement du prolétariat contre la guerre nécessitaient une rupture définitive avec le vieux programme social-démocrate. « Il [notre programme] se trouve en opposition consciente avec le point de vue défini dans le programme d'Erfurt : en opposition consciente avec toute séparation des exigences immédiates et du but final qui est le socialisme. En opposition consciente avec cette façon de voir, nous liquidons les résultats des soixante-dix dernières années et avant tout le résultat immédiat de la guerre mondiale en disant : il n'y a pas maintenant pour nous de programme minimum ni de programme maximum ; le socialisme est un et indivisible ; et c'est là le minimum que nous avons à réaliser aujourd'hui. »
Dans la dernière partie de son discours, Rosa Luxemburg n'est pas entrée dans le détail des mesures mises en avant dans le projet de programme. A la place, elle s'est concentrée sur la tâche de l'heure la plus urgente : l'analyse de la façon dont le prolétariat pouvait faire un pont entre sa révolte spontanée initiale contre les privations de la guerre et la mise en oeuvre consciente du programme communiste. Cela nécessitait avant tout une critique impitoyable des faiblesses du mouvement révolutionnaire de masse de novembre 1918.
Cette critique ne signifiait pas du tout le rejet des efforts héroïques des ouvriers et des soldats qui avaient paralysé la machine de guerre impérialiste. Rosa Luxemburg reconnaît l'importance cruciale de la formation des conseils d'ouvriers et de soldats à travers tout le pays en novembre 1918. « C'est là le mot d'ordre de ralliement de cette révolution qui a immédiatement imprimé à celle-ci le cachet spécial de la révolution socialiste prolétarienne. » Et puisque l'« alphabet » de cette révolution, l'appel à des conseils d'ouvriers et de soldats, avait été appris des russes, sa nature internationale et internationaliste était également établie du fait « que c'est la révolution russe qui a émis les premiers mots d'ordre de la révolution mondiale. » Mais contrairement à ce que disent nombre de ses critiques, même parmi certains de ses plus chers amis, Rosa Luxemburg était loin d'être une adoratrice de la spontanéité instinctive des masses. Pour elle, sans une conscience de classe claire, la première résistance spontanée des ouvriers ne peut que succomber aux ruses et aux manoeuvres de l'ennemi de classe. « C'est là un fait très caractéristique pour les contradictions dialectiques dans lesquelles se meut cette révolution, comme d'ailleurs toutes les révolutions : dès le 9 novembre, poussant son premier cri de naissance, pour ainsi dire, elle a trouvé le mot d'ordre qui nous conduira jusqu'au socialisme : conseils d'ouvriers et de soldats. C'est autour de cette parole que tout s'est regroupé. Il est remarquable que la révolution ait trouvé instinctivement cette formule des conseils pour liquider le joug bureaucratique et impérialiste de la guerre. Malheureusement, les conseils ont aussitôt laissé échapper, à cause du caractère arriéré, de la faiblesse, du manque d'initiative et de clarté qui se manifesta dans la révolution, la plus grosse part des positions révolutionnaires conquises le 9 novembre. »
Rosa Luxemburg dénonçait avant tout les illusions des ouvriers sur le slogan de « l'unité socialiste » – l'idée que le SPD, les Indépendants et le KPD devaient enterrer leurs divergences et travailler ensemble pour la cause commune. Cette idée cachait le fait que le SPD avait été mis au gouvernement par la bourgeoisie allemande précisément parce qu'il avait déjà démontré sa loyauté au capitalisme pendant la guerre et qu'il était en fait maintenant le seul parti capable de faire face au danger révolutionnaire ; elle cachait aussi la fourberie des Indépendants dont le rôle était principalement de fournir une couverture radicale au SPD et d'empêcher les masses de faire une rupture claire avec ce dernier. Le clair résultat de ces illusions a été que les conseils ont presque immédiatement été dirigés par leurs pires ennemis, les contre-révolutionnaires Ebert, Noske et Scheidemann qui s'étaient parés des robes rouges du socialisme et se prétendaient les défenseurs les plus sûrs des conseils.
La classe ouvrière se devait donc de se débarrasser de telles illusions et apprendre à distinguer sérieusement ses amis de ses ennemis. La politique de répression, de briseur de grèves du nouveau gouvernement « socialiste » l'éduquerait certainement à cet égard et ouvrirait la porte à un conflit ouvert entre la classe ouvrière et le pseudo-gouvernement ouvrier. Mais ce serait une autre illusion de penser que le simple renversement du gouvernement social-démocrate comme point central assurerait la victoire de la révolution socialiste. La classe ouvrière ne serait prête à prendre et à détenir le pouvoir politique qu'après avoir traversé un processus intense d'auto-éducation par sa propre expérience positive, à travers la défense tenace de ses intérêts économiques, à travers des mouvements de grève de masse, à travers la mobilisation des masses paysannes, à travers la régénération et l'extension des conseils ouvriers, à travers un combat patient et systématique pour les débarrasser de l'influence de la social-démocratie et les gagner à la compréhension qu'ils sont les véritables instruments du pouvoir prolétarien. Le développement de ce processus de maturation révolutionnaire serait tel que « si le gouvernement Ebert-Scheidemann ou n'importe quel gouvernement analogue est renversé, ce ne soit là que l'acte final. »
Cette partie de la perspective présentée par Rosa Luxemburg pour la révolution allemande a souvent été critiquée car faisant des concessions à l'économisme et au gradualisme. Ces accusations ne sont pas totalement sans fondement. L'économisme – c'est à dire la subordination des tâches politiques de la classe ouvrière à la lutte pour ses intérêts économiques immédiats – devait s'avérer une faiblesse réelle du mouvement communiste en Allemagne ([5]), et on peut déjà la discerner dans certains passages du discours de Rosa Luxemburg quand elle dit, par exemple, qu'avec le développement du mouvement révolutionnaire « non seulement les grèves s'étendront de plus en plus, mais elles seront le centre, le point de la révolution, refoulant les questions purement politiques. » Rosa Luxemburg avait évidemment raison de dire que la politisation immédiate de la lutte en novembre n'avait pas été une garantie de sa réelle maturité et que la lutte devait certainement revenir sur un terrain économique avant de pouvoir atteindre un niveau politique supérieur. Mais l'expérience russe avait aussi montré qu'à partir du moment où le mouvement a atteint le point où la question du pouvoir est réellement posée par les plus importants bataillons de la classe ouvrière, les grèves tendent alors à être « repoussées à l'arrière-plan » en faveur de « questions purement politiques ». Il apparaît là que Rosa Luxemburg avait oublié sa propre analyse de la dynamique de la grève de masse dans laquelle elle développe que le mouvement passe des questions économiques aux questions politiques et vice et versa dans un va-et-vient continu.
Plus sérieuse est l'accusation de gradualisme. Dans son texte « Allemagne de 1800 aux "années rouges" (1917-23) », paru en décembre 1997, Robert Camoin écrit que « le programme [du KPD] élude gravement la question de l'insurrection ; la destruction de l'Etat est formulée en termes localistes. La conquête du pouvoir est présentée comme une action graduelle, arrachant petit à petit des parcelles du pouvoir à l'Etat. » Et il cite à l'appui la partie du discours de Rosa Luxemburg qui défend : « car ici il s'agit de lutter pied à pied, épaule contre épaule dans chaque village, dans chaque commune, pour que tous les moyens d'action, qui devraont être arrachés à la bourgeoisie pièce à pièce, soient transférés aux conseils d'ouvrier et de soldats. »
On ne peut nier que ce soit une façon erronée de présenter la conquête du pouvoir. En effet, autant les conseils ouvriers dans la période pré-insurrectionnelle rivalisent pour l'influence et l'autorité avec les organes officiels de l'Etat, autant la véritable prise du pouvoir, elle, constitue vraiment un moment clé qui doit être planifié et organisé de façon centralisée ; et le démantèlement de l'Etat bourgeois ne peut précéder ce moment insurrectionnel crucial. Mais Camoin – comme le font d'autres critiques de Rosa Luxemburg – a tort de dire : « dans ce programme, le parti n'a aucune présence ; tout est conçu et se fonde sur le concept de la spontanéité des masses. » Si Rosa Luxemburg va trop loin quand elle insiste sur la révolution non comme acte unique mais comme l'ensemble d'un processus, son intention fondamentale reste parfaitement valable : insister sur le fait que c'est à travers le développement et la maturation du mouvement de la classe, à travers l'émergence d'un double pouvoir que la conscience de classe révolutionnaire peut se généraliser et que, sans une telle généralisation, le mouvement serait voué à l'échec. Là-dessus les événements devaient prouver tragiquement qu'elle avait raison puisque l'échec du soulèvement de Berlin – et sa propre mort – furent précisément le résultat de l'illusion qu'il suffirait de renverser le gouvernement dans la capitale, sans avoir auparavant construit la confiance, la conscience et l'auto-organisation des masses. Une illusion qui a puissamment affecté l'avant-garde communiste elle-même, en particulier un révolutionnaire comme Karl Liebknecht qui n'était pas des moindres et qui a foncé droit dans le piège tendu par la bourgeoisie en poussant à un soulèvement prématuré. Rosa Luxemburg s'était, dès le départ, opposée à cette aventure et ses critiques de Liebknecht n'avaient rien à voir avec le « spontanéisme ». Au contraire, elle avait déjà appris profondément de l'expérience du parti bolchevik qui avait montré, dans la pratique, le véritable rôle d'un parti communiste dans le processus révolutionnaire, c'est-à-dire être capable de faire une évaluation politique claire de toutes les étapes du mouvement, d'agir au sein des organes de masse de la classe dans le but de les gagner au programme révolutionnaire, de mettre en garde les ouvriers pour qu'ils ne tombent pas dans les provocations bourgeoises, d'identifier le moment où l'assaut insurrectionnel doit être fait. Au plus haut de la vague révolutionnaire, ce qui est apparu ce ne sont pas les différences mais la profonde convergence qui existait entre Rosa Luxemburg et Lénine.
Ce que voulait Spartacus
Un parti révolutionnaire a besoin d'un programme révolutionnaire. Un petit groupe ou une petite fraction communiste, qui n'a pas d'impact décisif sur la lutte de classe, peut se définir autour d'une plateforme de positions de classe générales. Mais si un parti a certainement besoin de ces principes de classe comme fondement de sa politique, il a également besoin d'un programme qui traduise ces principes généraux en propositions pratiques pour le renversement de la bourgeoisie, l'établissement de la dictature du prolétariat et les premiers pas vers une nouvelle société. Dans une situation révolutionnaire, les mesures immédiates pour l'établissement du pouvoir prolétarien prennent évidemment une importance primordiale. Comme l'a écrit Lénine dans son « Salut à la république soviétique de Bavière » en avril 1919 :
« Nous vous remercions de votre message de salutations et, à notre tour, nous saluons de tout coeur la République des Soviets de Bavière. Nous vous prions instamment de nous faire savoir plus souvent et plus concrètement quelles mesures vous avez prises pour lutter contre les bourreaux bourgeois que sont Scheidemann et Cie ; si vous avez créé des Soviets d'ouvriers et de gens de maison dans les quartiers de la ville ; si vous avez armé les ouvriers et désarmé la bourgeoisie ; si vous avez utilisé les dépôts de vêtements et d'autres articles pour assister immédiatement et largement les ouvriers, et surtout les journaliers et les petits paysans ; si vous avez exproprié les fabriques et les biens des capitalistes de Munich, ainsi ques les exploitations agricoles des capitalistes des environs ; si vous avez aboli les hypothèques et les fermages des petits paysans ; si vous avez doublé ou triplé le salaire des journaliers et des manoeuvres ; si vous avez confisqué tout le papier et toutes les imprimeries pour publier des tracts et des journaux de masse ; si vous avez institué la journée de travail de six heures avec deux ou trois heures consacrées à l'étude de l'art d'administrer l'Etat ; si vous avez tassé la bourgeoisie à Munich pour installer immédiatement les ouvriers dans les appartements riches ; si vous avez pris en mains toutes les banques ; si vous avez choisi des otages parmi la bourgeoisie ; si vous avez adopté une ration alimentaire plus élevée pour les ouvriers que pour les bourgeois ; si vous avez mobilisé la totalité des ouvriers à la fois pour la défense et pour la propagande idéologique dans les villages avoisinants. L'application la plus urgente et la plus large de ces mesures, ainsi que d'autres semblables, faite en s'appuyant sur l'initiative des Soviets d'ouvriers, de journaliers, et, séparément, de petits paysans, doit renforcer votre position. (...) »
Le document « Que veut Spartacus? » proposé comme projet de programme du nouveau KPD va dans la même direction que les recommandations de Lénine. Il est présenté par un préambule qui réaffirme l'analyse marxiste de la situation historique qu'affronte la classe ouvrière : la guerre impérialiste a mis l'humanité devant le choix entre la révolution prolétarienne mondiale, l'abolition du travail salarié et la création du nouvel ordre communiste, ou l'enfoncement dans le chaos et la barbarie. Le texte ne sous-estime pas l'ampleur de la tâche que doit accomplir le prolétariat : « La réalisation de l'ordre social communiste est la tâche la plus impérieuse qui soit jamais échue à une classe et à une révolution dans toute l'histoire du monde. Cette tâche implique un complet renversement de l'Etat, une subversion générale de toutes les bases économiques et sociales du monde actuel. » Ce changement ne peut être accompli par « des décrets d'une administration quelconque, d'une commission ou d'un parlement. » Les révolutions précédentes avaient pu être assumées par une minorité, tandis que « la révolution socialiste est la première qui ne puisse être menée à la victoire que dans l'intérêt de la grande majorité et par l'action de la grande majorité des travailleurs. » Les ouvriers, organisés en conseils, devaient prendre en main l'ensemble de cette immense transformation sociale, économique et politique.
De plus, tout en faisant appel à la « main de fer » d'une classe ouvrière auto-organisée et armée pour abattre les complots et la résistance de la contre-révolution, le préambule défend que la terreur est une méthode étrangère au prolétariat : « La révolution prolétarienne n'implique dans ses buts aucune terreur, elle hait et abhorre le meurtre. Elle n'a pas besoin de verser le sang, car elle ne s'attaque pas aux êtres humains mais aux institutions et aux choses. » Ce rejet de la « terreur rouge » a lui-même été très critiqué par d'autres communistes, à l'époque et aujourd'hui encore. Rosa Luxemburg, qui a écrit le projet et qui avait porté des critiques similaires à la terreur rouge en cours en Russie, a été accusée de pacifisme, de défendre une politique qui désarmait le prolétariat face à la contre-révolution. Mais le préambule ne révèle aucune illusion naïve sur la possibilité de faire la révolution sans rencontrer et donc supprimer la résistance féroce de l'ancienne classe dominante qui « transformera plutôt le pays en un tas de ruines fumantes qu'elle ne renoncera de bon gré à l'esclavage du salariat. » Ce que fait le projet de programme par contre, c'est nous permettre de comprendre la différence entre la violence de classe – basée sur l'auto-organisation massive du prolétariat – et la terreur d'Etat qui, elle, est nécessairement menée par un corps minoritaire spécialisé et qui présente toujours le danger de se retourner contre le prolétariat. Nous reviendrons plus tard sur cette question mais nous pouvons certainement dire ici, en cohérence avec les arguments développés dans notre texte « Terrorisme, terreur et violence de classe » ([6]), que l'expérience de la révolution russe a tout-à-fait confirmé la validité de cette distinction.
Les mesures immédiates qui suivent le préambule concrétisent la perspective générale. Nous les reproduisons ici intégralement :
« A) Mesures immédiates d'auto-protection de la révolution
- 1. Désarmement de toute la police, de tous les officiers et des soldats non-prolétariens. Désarmement de tous ceux qui s'apparentent aux classes dominantes.
- 2. Réquisition de tous les dépôts d'armes et de munitions ainsi que des entreprises d'approvisionnement par la main des conseils d'ouvriers et soldats.
- 3. Armement de toute la population prolétarienne mâle et adulte comme milice ouvrière. Formation d'une garde prolétarienne des conseils comme partie active de la milice chargée de défendre la révolution en permanence contre les coups de force et les traîtrises de la réaction.
- 4. Dans l'armée, suppression du pouvoir de commandement des officiers et sous-officiers. Les hommes de troupe leur substituent des chefs élus et constamment révocables. Suppression de l'obéissance militaire passive et de la justice militaire. Discipline librement consentie.
- 5. Exclusion des officiers et des capitulards hors de tous les conseils de soldats.
- 6. Suppression de tous les organes politiques et administratifs de l'ancien régime auxquels se substituent les hommes de confiance des conseils d'ouvriers et de soldats.
- 7. Création d'un tribunal révolutionnaire qui jugera en dernière instance les principaux responsables de la guerre et de sa prolongation, les deux Hohenzollern, Ludendorf, Hindenbourg, Tirpitz et leurs complices, de même que tous les conspirateurs de la contre-révolution.
- 8. Réquisition immédiate de tous les moyens de subsistance pour assurer l'alimentation du peuple.
B) Premières mesures sur le plan politique et social.
- 1. Liquidation des Etats isolés dans le Reich ; république socialiste une et indivisible.
- 2. Suppression de tous les parlements et de toutes les municipalités. Leurs fonctions seront assumées par les conseils d'ouvriers et de soldats et par les comités et organes qui en relèvent.
- 3. Elections des conseils d'ouvriers dans toute l'Allemagne, avec la participation de toute la population ouvrière des deux sexes, à la ville et à la campagne, sur la base de l'entreprise. De même, élections des conseils de soldats par les hommes de troupe, à l'exclusion des officiers et des capitulards. Droit pour les ouvriers et soldats de révoquer en tout temps leurs délégués.
- 4. Election par les délégués des conseils d'ouvriers et de soldats de toute l'Allemagne d'un conseil central des conseils, qui aura à nommer dans son sein une délégation exécutive comme instance suprême du pouvoir à la fois législatif et administratif.
- 5. Réunion du conseil central des conseils, au moins tous les trois mois pour commencer, avec chaque fois complète réelection des membres de façon à maintenir un contrôle permanent sur l'activité de l'exécutif et un contact vivant entre les masses des conseils d'ouvriers et de soldats dans le pays et le plus haut organe de leur pouvoir. Droit pour les conseils d'ouvriers et de soldats de révoquer et de remplacer à tout moment leurs représentants au conseil central au cas où ceux-ci ne se conduiraient pas dans le sens de leurs mandants. Droit pour l'exécutif de nommer et de révoquer les commissaires du peuple et toute l'administration centrale, sous le contrôle du conseil central.
- 6. Abolition de tous les privilèges, ordres et titres. Egalité complète des sexes devant la loi et devant la société.
- 7. Introduction des lois sociales décisives, raccourcissement de la journée de travail en vue de remédier au chômage et de tenir compte de l'affaiblissement corporel des ouvriers pendant la guerre mondiale. Journée de travail de six heures au maximum.
- 8. Transformation immédiate des conditions d'alimentation, d'habitation, d'hygiène et d'éducation dans le sens et l'esprit de la révolution prolétarienne.
C) Revendications économiques immédiates.
- 1. Confisquer toutes les fortunes et revenus dynastiques au profit de la collectivité.
- 2. Annuler toutes les dettes d'Etat et toutes les autres dettes publiques, de même que tous les emprunts de guerre, à l'exception des souscriptions inférieures à un certain niveau que fixera le conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats.
- 3. Exproprier la propriété foncière de toutes les entreprises agraires grosses et moyennes ; former des coopératives agricoles socialistes avec une direction unifiée et centralisée pour tout le pays; les petites entreprises paysannes resteront entre les mains des exploitants jusqu'à ce que ceux-ci se rattachent volontairement aux coopératives socialistes.
- 4. Suppression de tous droits privés sur les banques, les mines et carrières, et toutes les autres entreprises importantes de l'industrie et du commerce, au profit de la république des conseils.
- 5. Exproprier toutes les fortunes à partir d'un certain niveau qui sera fixé par le conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats.
- 6. La république des conseils s'empare de l'ensemble des transports publics.
- 7. Election dans chaque usine d'un conseil d'usine qui aura à régler les affaires intérieures en accord avec les conseils d'ouvriers, à fixer les conditions de travail, à contrôler la production, et finalement à se substituer complètement à la direction de l'entreprise.
- 8. Formation d'une commission centrale de grève, groupant les délégués des conseils d'usines engagés dans le mouvement gréviste à travers tout le pays. Cette commission aura à coordonner la direction des grèves en face de l'Etat et du capital, et à leur assurer le soutien extrêmement énergique de l'arme politique des conseils d'ouvriers et de soldats.
D) Tâches internationales.
Reprise immédiate des relations avec les prolétaires de l'étranger, pour poser la révolution socialiste sur une base internationale et pour imposer et maintenir la paix par la fraternisation et le soulèvement révolutionnaire du prolétariat dans chaque pays. »
Ces mesures, dans leur essence, restent des poteaux indicateurs valables pour la période révolutionnaire du futur quand le prolétariat sera une fois de plus au bord de la prise du pouvoir. Le programme a pleinement raison d'insister sur la priorité des tâches politiques de la révolution, et parmi elles, sur l'urgence absolue d'armer les ouvriers et de désarmer la contre-révolution. Tout aussi importante est l'insistance sur le rôle fondamental des conseils ouvriers en tant qu'organes du pouvoir politique prolétarien et sur le caractère centralisé de ce pouvoir. En appelant au pouvoir des conseils et au démantèlement de l'Etat bourgeois, ce programme était déjà le fruit de la gigantesque expérience prolétarienne en Russie. En même temps, sur la question du parlement et des conseils municipaux, le KPD a fait un pas de plus que les bolcheviks en 1917, quand il existait encore une confusion dans le parti sur la coexistence possible des soviets, de l'Assemblée constituante et des doumas municipales. Dans le programme du KPD, tous ces organes de l'Etat bourgeois doivent être démantelés sans délai. De même, le programme du KPD ne confère aucun rôle aux syndicats à côté des conseils ouvriers et des gardes rouges ; les comités d'usine sont les seuls autres organes ouvriers qu'il mentionne. Bien qu'il y ait eu des divergences dans le parti sur ces deux dernières questions, la clarté du programme de 1918 était l'expression directe de l'élan révolutionnaire qui animait le mouvement de la classe à cette époque.
Le programme est aussi étonnamment clair sur les mesures sociales et économiques immédiates d'un pouvoir prolétarien : expropriation de l'appareil de base de production, de distribution et de communication, organisation de l'approvisionnement de la population, réduction de la journée de travail, etc. Bien que ses premières tâches soient fondamentalement politiques, le prolétariat victorieux est immédiatement confronté à la nécessité d'oeuvrer aussi sur le terrain économique et social puisqu'il est seul capable de sauver la société de la désintégration et du chaos qui résulte de l'effondrement du capitalisme.
Inévitablement, certains éléments du programme étaient spécifiques à la forme prise par cet effondrement en 1918 : la guerre impérialiste et ses suites. D'où l'importance accordée aux questions des conseils de soldats, de la réorganisation de l'armée, questions qui n'auraient pas la même signification dans une période où la situation révolutionnaire est le résultat direct de la crise économique comme ce sera probablement le cas dans le futur. Plus important : il était inévitable qu'un programme formulé au commencement d'une grande expérience révolutionnaire contienne des faiblesses et des lacunes, précisément parce que tant de leçons cruciales ne pouvaient être apprises que dans la vie, à travers cette expérience même. Il est indispensable de noter que ces faiblesses étaient communes à l'ensemble du mouvement ouvrier international et n'étaient pas, contrairement à ce qui est si souvent proclamé, limitées au parti bolchevik qui, parce qu'il a été le seul à confronter les problèmes concrets de l'organisation de la dictature du prolétariat, a souffert le plus cruellement des conséquences de ces faiblesses.
Ainsi, si le programme parle de « nationalisation » et si Rosa Luxemburg dans son discours introductif semble supposer que les mesures économiques soulignées dans le Manifeste communiste restent un point de départ valable pour la transformation socialiste ([7]), c'est certainement parce que l'amère expérience de la révolution russe n'avait pas encore mis fin à l'illusion que le capitalisme d'Etat pouvait d'une façon ou d'une autre être transformé en socialisme. Le programme ne pouvait pas non plus résoudre le problème des rapports entre les conseils ouvriers et les organes étatiques de la période de transition. La nécessité de faire une distinction entre les deux n'a été mise en évidence que par les fractions de la Gauche communiste après une réflexion approfondie sur les leçons de la dégénérescence de la révolution. Il en est de même pour la question du parti. Contrairement à l'affirmation de Robert Camoin citée plus haut, le programme n'ignore nullement le rôle du parti. Pour commencer, sous l'aspect le plus positif, c'est un document de « parti politique » du début à la fin, exprimant une compréhension réelle, pratique, du rôle du parti dans la révolution. Sous l'aspect négatif, malgré toutes les insistances répétées du programme sur le fait que la dictature du prolétariat et la construction du socialisme ne peuvent être que l'oeuvre des masses ouvrières elles-mêmes, la partie finale du programme montre que le KPD, comme les bolcheviks, n'avait pas encore dépassé la notion parlementaire selon laquelle le parti prend le pouvoir au nom de la classe : « La Ligue Spartacus se refuse à participer au pouvoir gouvernemental côte à côte avec les hommes de paille de la bourgeoisie, les Ebert-Scheidemann. (...) La Ligue Spartacus se refusera de même à accéder au pouvoir à la place des dirigeants actuels, lorsque Scheidemann-Ebert auront fait leur temps et par la simple raison que les Indépendants, par leur politique de collaboration, se seraient perdu dans l'impasse. Il décline de devenir leur associé ou de leur succéder.
Si Spartacus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volonté claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes dans toute l'Allemagne, et pas autrement que comme la force de leur consciente adhésion aux perspectives, aux buts et aux méthodes de lutte propagées par la Ligue Spartacus. » Ce passage contient le même esprit prolétarien qui traverse l'oeuvre de Lénine d'avril à octobre 1917 : le rejet du putschisme, l'insistance absolue sur le fait que le parti ne peut appeler à la prise du pouvoir tant que la masse du prolétariat n'a pas été gagnée à son programme. Mais, comme les bolcheviks, les spartakistes avaient l'idée que le parti qui a la majorité dans les conseils, devient alors le parti du gouvernement – conception qui devait avoir de très sérieuses conséquences une fois que l'élan révolutionnaire eût reflué. Mais ce qui paraît le plus étonnant, c'est la pauvreté de la partie traitant de la révolution internationale. La partie « Tâches internationales » donne, en effet, l'impression d'avoir été ajoutée après coup ; elle est extrêmement vague sur l'attitude du prolétariat envers la guerre impérialiste et l'extension internationale de la révolution, même s'il est clair que sans une telle extension tout soulèvement révolutionnaire dans un seul pays est condamné à l'échec. ([8])
Malgré leur importance, aucune de ces faiblesses n'était critique. Elles auraient pu être surmontées si la dynamique révolutionnaire s'était poursuivie. Ce qui était critique, c'était l'immaturité du prolétariat allemand, son défaut de la cuirasse qui l'a rendu vulnérable aux sirènes de la social-démocratie et a permis qu'il se fasse battre, paquet par paquet, dans une série de soulèvements isolés, alors qu'il aurait dû concentrer et centraliser ses forces pour mener l'assaut contre le pouvoir bourgeois. Mais c'est une question que nous avons déjà traitée par ailleurs.
Le prochain article de cette série nous amène à l'année 1919, le zénith de la révolution mondiale, et à l'examen de la plate-forme de l'Internationale Communiste, ainsi que de celle du Parti communiste de Russie où la dictature du prolétariat n'a pas été une simple revendication mais une réalité pratique.
CDW
[8]. Il vaut la peine de souligner que cette faiblesse, parmi d'autres, a été rectifiée de façon substantielle dans le programme du KADI de 1920 : la partie sur les mesures révolutionnaires commence par la proposition qu'une république des conseils en Allemagne fusionne immédiatement avec la Russie soviétique.