"Le marxisme est une vision révolutionnaire du monde qui doit appeler à lutter sans cesse pour acquérir des connaissances nouvelles, qui n’abhorre rien tant que les formes figées et définitives et qui éprouve sa force vivante dans le cliquetis d’armes de l’autocritique et sous les coups de tonnerre de l’histoire." (Rosa Luxemburg, Critique des critiques)
Le CCI a tenu au printemps dernier son 21ème congrès. Cet événement coïncidait avec les 40 ans d'existence de notre organisation. De ce fait, nous avons pris la décision de donner à ce congrès un caractère exceptionnel avec comme objectif central de jeter les bases d'un bilan critique de nos analyses et de notre activité au cours de ces 4 décennies. Les travaux du congrès se sont donc attachés à identifier de la façon la plus lucide possible nos forces et nos faiblesses, ce qui était valable dans nos analyses et les erreurs que nous avons commises afin de nous armer pour les surmonter.
Ce bilan critique s’inscrit pleinement dans la continuité de la démarche qu’a toujours adoptée le marxisme tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier. Ainsi, Marx et Engels, fidèles à une méthode à la fois historique et autocritique, ont été capables de reconnaître que certaines parties du Manifeste Communiste s’étaient avéré erronées ou étaient dépassées par l’expérience historique. C’est la capacité à faire la critique de leurs erreurs qui a toujours permis aux marxistes de réaliser des avancées théoriques et de continuer à apporter leur contribution à la perspective révolutionnaire du prolétariat. De la même façon que Marx a su tirer les leçons de l’expérience de la Commune de Paris et de sa défaite, la Gauche communiste d'Italie a été capable de reconnaitre la défaite profonde du prolétariat mondial à la fin des années 1920, de faire un "bilan" 1 de la vague révolutionnaire de 1917-23 et des positions programmatiques de la Troisième Internationale. C’est ce bilan critique qui lui a permis, malgré ses erreurs, d'accomplir des avancées théoriques inestimables tant sur le plan de l’analyse de la période de contre-révolution que sur le plan organisationnel en comprenant le rôle et les tâches d’une fraction au sein d'un parti prolétarien dégénérescent et comme pont vers un futur parti quand le précédent a été gagné par la bourgeoisie.
Ce Congrès exceptionnel du CCI s’est tenu dans le contexte de notre dernière crise interne qui avait donné lieu à la tenue d’une conférence internationale extraordinaire il y a un an 2. C’est avec le plus grand sérieux que toutes les délégations ont préparé ce Congrès et se sont inscrites dans les débats avec une compréhension claire des enjeux et de la nécessité, pour toutes les générations de militants, d'engager ce bilan critique des 40 ans d’existence du CCI. Pour les militants (et notamment les plus jeunes) qui n’étaient pas encore membres du CCI lors de sa fondation, ce Congrès, et ses textes préparatoires, leur ont permis d’apprendre de l’expérience du CCI tout en participant activement aux travaux du Congrès en prenant position dans les débats.
La fondation du CCI était une manifestation de la fin de la contre-révolution et de la reprise historique de la lutte de classe qui s’est illustrée notamment par le mouvement de Mai 68 en France. Le CCI est la seule organisation de la Gauche communiste à avoir analysé cet événement dans le cadre du resurgissement de la crise ouverte du capitalisme qui débute en 1967. Avec la fin des "30 glorieuses", et avec la course aux armements pendant la guerre froide, était de nouveau posée l’alternative "guerre mondiale ou développement des combats prolétariens". Mai 68 et la vague de luttes ouvrières qui s’est développée à l’échelle internationale a marqué l’ouverture d’un nouveau cours historique : après 40 ans de contre-révolution, le prolétariat relevait la tête et n’était pas prêt à se laisser embrigader dans une troisième guerre mondiale, derrière la défense des drapeaux nationaux.
Le Congrès a souligné que le surgissement et le développement d’une nouvelle organisation internationale et internationaliste avait confirmé la validité de notre cadre d’analyse sur ce nouveau cours historique. Armé de ce concept (ainsi que de l’analyse que le capitalisme était entré dans sa période historique de décadence avec l’éclatement de la première guerre mondiale), le CCI a continué tout au long de son existence à analyser les trois volets de la situation internationale – l’évolution de la crise économique, de la lutte de classe et des conflits impérialistes – afin de ne pas tomber dans l’empirisme et de dégager des orientations pour son activité. Néanmoins, le Congrès s’est appliqué à faire l’examen le plus lucide possible des erreurs que nous avons commises dans certaines de nos analyses afin de nous permettre d'identifier l’origine de ces erreurs et donc d'améliorer notre cadre d'analyse.
Sur la base du rapport présenté sur l’évolution de la lutte de classe depuis 1968, le congrès a souligné qu'une des principales faiblesses du CCI, depuis ses origines, a été ce que nous avons appelé l’immédiatisme, c’est-à-dire une démarche politique marquée par l’impatience et qui se focalise sur les événements immédiats au détriment d'une vision historique ample de la perspective dans laquelle s'inscrivent ces événements. Bien que nous ayons identifié, à juste raison, que la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960 avait marqué l’ouverture d’un nouveau cours historique, la caractérisation de ce cours historique comme "cours vers la révolution" était erronée et nous avons dû la corriger en utilisant l’expression "cours aux affrontements de classe». Cette formulation plus appropriée n'a pas cependant, du fait d'une certaine imprécision, fermé la porte à une vision schématique, linéaire de la dynamique de la lutte de classe avec une certaine hésitation en notre sein à reconnaitre les difficultés, les défaites et les périodes de recul du prolétariat.
L’incapacité de la bourgeoisie à embrigader la classe ouvrière des pays centraux dans une troisième guerre mondiale ne signifiait pas que les vagues internationales de luttes qui se sont succédées jusqu’en 1989 allaient se poursuivre de façon mécanique et inéluctable jusqu’à l’ouverture d’une période révolutionnaire. Le congrès a mis en évidence que le CCI a sous-estimé le poids de la rupture de la continuité historique avec le mouvement ouvrier du passé et l’impact idéologique, au sein de la classe ouvrière, de 40 ans de contre-révolution, impact qui se manifeste notamment pas une méfiance, voire un rejet, des organisations communistes.
Le Congrès a souligné également une autre faiblesse du CCI dans ses analyses du rapport de forces entre les classes : la tendance à voir le prolétariat constamment "à l’offensive" dans chaque mouvement de lutte alors que ce dernier n’a mené jusqu’à présent que des luttes de défense de ses intérêts économiques immédiats (aussi importantes et significatives soient-elles) sans parvenir à leur donner une dimension politique.
Les travaux du congrès nous ont permis de constater que ces difficultés d’analyse de l’évolution de la lutte de classe ont eu pour soubassement une vison erronée du fonctionnement du mode de production capitaliste, avec une tendance à perdre de vue que le capital est d’abord un rapport social, ce qui signifie que la bourgeoisie est obligée de tenir compte de la lutte de classe dans la mise en œuvre de ses politiques économiques et de ses attaques contre le prolétariat. Le congrès a également souligné un certain manque de maîtrise par le CCI de la théorie de Rosa Luxemburg comme explication de la décadence du capitalisme. Suivant Rosa Luxemburg, le capitalisme a besoin, pour être en mesure de poursuivre son accumulation, de trouver des débouchés dans des secteurs extra capitalistes. La disparition progressive de ces secteurs condamne le capitalisme à des convulsions croissantes. Cette analyse a été adoptée dans notre plateforme (même si une minorité de nos camarades s’appuie sur une autre analyse pour expliquer la décadence : celle de la baisse tendancielle du taux de profit). Ce manque de maîtrise par le CCI de l’analyse de Rosa Luxemburg (développée dans son livre "L’accumulation du capital") s’est répercutée par une vision "catastrophiste", voir apocalyptique de l’effondrement de l’économie mondiale. Le Congrès a constaté que tout au long de son existence, le CCI n’a cessé de surestimer le rythme de développement de la crise économique. Mais ces dernières années, et notamment avec la crise des dettes souveraines, nos analyses avaient en arrière fond l’idée sous-jacente que le capitalisme pourrait s’effondrer de lui-même puisque la bourgeoisie est "dans l’impasse" et aurait épuisé tous les palliatifs qui lui ont permis de prolonger de façon artificielle la survie de son système.
Cette vision "catastrophiste" est due, en bonne partie, à un manque d’approfondissement de notre analyse du capitalisme d’État, à une sous-estimation des capacités de la bourgeoisie, que nous avions pourtant identifiées depuis longtemps, à tirer les leçons de la crise des années 1930 et à accompagner la faillite de son système par toutes sortes de manipulations, de tricheries avec la loi de la valeur, par une intervention étatique permanente dans l’économie. Elle est due également à une compréhension réductionniste et schématique de la théorie économique de Rosa Luxemburg avec l’idée erronée que le capitalisme aurait déjà épuisé toutes ses capacités d’expansion depuis 1914 ou dans les années 1960. En réalité, comme le soulignait Rosa Luxemburg, la catastrophe réelle du capitalisme se trouve dans le fait qu’il soumet l’humanité à un déclin, à une longue agonie en plongeant la société dans une barbarie croissante.
C’est cette erreur consistant à nier toute possibilité d’expansion du capitalisme dans sa période de décadence qui explique les difficultés qu’a eues le CCI à comprendre la croissance et le développement industriel vertigineux de la Chine (et d’autres pays périphériques) après l’effondrement du bloc de l’Est. Bien que ce décollage industriel ne remette nullement en question notre analyse de la décadence du capitalisme 3, la vision suivant laquelle il n’y aurait aucune possibilité de développement des pays du Tiers-Monde dans la période de décadence ne s’est pas vérifiée. Cette erreur, soulignée par le Congrès, nous a conduits à ne pas envisager le fait que la faillite du vieux modèle autarcique des pays staliniens pourrait ouvrir de nouveaux débouchés, jusqu’alors gelés, aux investissements capitalistes 4 (y compris l'intégration dans le salariat d’une masse énorme de travailleurs qui vivait auparavant en dehors des rapports sociaux directement capitalistes et qui ont été soumis à une surexploitation féroce).
Concernant la question des tensions impérialistes, le Congrès a mis en évidence que le CCI a développé en général un cadre d’analyse très solide que ce soit à l’époque de la guerre froide entre les deux blocs rivaux ou après l’effondrement de l’URSS et des régimes staliniens. Notre analyse du militarisme, de la décomposition du capitalisme et de la crise dans les pays de l’Est nous a permis de percevoir les failles qui allaient conduire à l’effondrement du bloc de l’Est. Le CCI a ainsi été la première organisation à avoir prévu la disparition des deux blocs, celui dirigé par l’URSS et celui dirigé par les États-Unis, de même que le déclin de l’hégémonie américaine et le développement de la tendance au "chacun pour soi" sur la scène impérialiste avec la fin de la discipline des blocs militaires. 5
Si le CCI a été en mesure d’appréhender correctement la dynamique des tensions impérialistes, c’est parce qu’il a pu analyser l’effondrement spectaculaire du bloc de l’Est et des régimes staliniens comme manifestation majeure de l’entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence : celle de la décomposition. Ce cadre d’analyse fut la dernière contribution que notre camarade MC6 a léguée au CCI pour lui permettre d’affronter une situation historique inédite et particulièrement difficile. Depuis plus de 20 ans, la montée du fanatisme et de l’intégrisme religieux, le développement du terrorisme et du nihilisme, la multiplication des conflits armés et leur caractère de plus en plus barbare, le resurgissement des pogroms (et, plus généralement, d'une mentalité de recherche de "boucs émissaires), ne font que confirmer la validité de ce cadre d’analyse.
Bien que le CCI ait compris comment la classe dominante a pu exploiter l’effondrement du bloc de l’Est et du stalinisme pour retourner cette manifestation de la décomposition de son système contre la classe ouvrière en déchainant ses campagnes sur la "faillite du communisme", nous avons largement sous-estimé la profondeur de leur impact sur la conscience du prolétariat et sur le développement de ses luttes.
Nous avons sous-estimé le fait que l’atmosphère délétère de la décomposition sociale (de même que la désindustrialisation et les politiques de délocalisation dans certains pays centraux) contribue à saper la confiance en soi, la solidarité du prolétariat et à renforcer la perte de son identité de classe. Du fait de cette sous-estimation des difficultés de la nouvelle période ouverte avec l’effondrement du bloc de l’Est, le CCI a eu tendance à garder l’illusion que l’aggravation de la crise économique et des attaques contre la classe ouvrière allait nécessairement, et de façon mécanique, provoquer des "vagues de luttes" qui vont de développer avec les mêmes caractéristiques et sur le même modèle que celles des années 1970-80. En particulier, bien qu’ayant salué à juste raison le mouvement contre le CPE en France et des Indignés en Espagne, nous avons sous-estimé les énormes difficultés auxquelles se confronte aujourd’hui la jeune génération de la classe ouvrière pour développer une perspective à ses luttes (notamment le poids des illusions démocratiques, la peur et le rejet du mot "communisme", le fait que cette génération n’a pas pu bénéficier de la transmission de l’expérience vivante de la génération de travailleurs, aujourd’hui retraités, qui avaient participé aux combats de classe des années 1970 et 1980). Ces difficultés n’affectent pas seulement la classe ouvrière dans son ensemble mais également les jeunes éléments en recherche qui veulent s’engager dans une activité politisée.
L’isolement et l’influence négligeable du CCI (comme de tous les groupes historiques issus de la Gauche communiste) dans la classe ouvrière depuis quatre décennies, et particulièrement depuis 1989, révèlent que la perspective de la révolution prolétarienne mondiale est encore très éloignée. Lors de sa fondation, le CCI n’imaginait pas que 40 ans plus tard, la classe ouvrière n’aurait toujours pas renversé le capitalisme. Cela ne signifie nullement que le marxisme se serait trompé et que ce système est éternel. La principale erreur que nous avons commise et celle d’avoir sous-estimé la lenteur du rythme de la crise aiguë du capitalisme qui a ressurgi à la fin de la période de reconstruction du second après-guerre de même que les capacités de la classe dominante à freiner et accompagner l’effondrement historique du mode de production capitaliste.
Par ailleurs, le Congrès a mis en lumière que notre dernière crise interne (et les leçons que nous en avons tirées), a permis au CCI de commencer à se réapproprier clairement un acquis fondamental du mouvement ouvrier qui avait été mis en lumière par Engels : la lutte du prolétariat contient trois dimensions. Une dimension économique, une dimension politique et une dimension théorique. C’est cette dimension théorique que le prolétariat devra développer dans ses luttes futures pour pouvoir retrouver son identité de classe révolutionnaire, résister au poids de la décomposition sociale et mettre en avant sa propre perspective de transformation de la société. Comme l’affirmait Rosa Luxemburg, la révolution prolétarienne est avant tout un vaste "mouvement culturel" car la société communiste n’aura pas pour objectif la seule satisfaction des besoins matériels vitaux de l’humanité, mais également la satisfaction de ses besoins sociaux, intellectuels et moraux. À partir de la prise de conscience de cette lacune dans notre compréhension de la lutte du prolétariat (révélant une tendance "économiciste" et matérialiste vulgaire), nous avons pu non seulement identifier la nature de notre dernière crise mais également réaliser que cette crise "intellectuelle et morale" que nous avions déjà examinée lors de notre conférence extraordinaire de 2014 7 dure en réalité depuis plus de 30 ans. Et cela du fait que le CCI a souffert d’un manque de réflexion et de discussions approfondies sur les racines de toutes les difficultés organisationnelles auxquelles il a été confronté depuis ses origines, et notamment depuis la fin des années 1980.
Pour entamer un bilan critique des 40 ans d’existence du CCI, le Congrès a mis au centre de ses travaux la discussion non seulement d’un rapport d’activité générale mais aussi un rapport sur le rôle du CCI "en tant que fraction".
Notre organisation n’a jamais eu la prétention d’être un parti (et encore moins LE parti mondial du prolétariat).
Comme le soulignaient nos textes de fondation, "L’effort de notre courant pour se constituer en pôle de regroupement autour des positions de classe s’inscrit dans un processus qui va vers la formation du parti au moment des luttes intenses et généralisées. Nous ne prétendons pas être un "parti"" (Revue Internationale n° 1, "Bilan de la conférence internationale de fondation du CCI"). Le CCI doit encore faire un travail comportant de nombreuses similarités avec celui d'une fraction, même s’il n’est pas une fraction.
En effet, a surgi après une rupture organique avec les organisations communistes du passé et n’est pas issu d’une organisation pré-existante. Il n’y a donc aucune continuité organisationnelle avec un groupe particulier ou un parti. Le seul camarade (MC) qui venait d’une fraction du mouvement ouvrier issue de la 3ème Internationale, ne pouvait représenter la continuité d’un groupe, mais il était le seul "lien vivant" avec le passé du mouvement ouvrier. Parce que le CCI n’est pas enraciné ou sorti d’un parti qui avait dégénéré, trahi les principes prolétariens et était passé dans le camp du capital, il n’a pas été fondé dans le contexte d’un combat contre sa dégénérescence. La tâche première du CCI, du fait de la rupture de la continuité organique et de la profondeur de 40 ans de contre-révolution, était d’abord la réappropriation des positions des groupes de la Gauche communiste qui nous avaient précédés.
Le CCI devait donc se construire et se développer à l’échelle internationale en quelque sorte à partir de "zéro". Cette nouvelle organisation internationale devait apprendre "sur le tas" dans de nouvelles conditions historiques et avec une première génération de jeunes militants inexpérimentés, issue du mouvement estudiantin de Mai 68 et très fortement marquée par le poids de la petite bourgeoisie, de l’immédiatisme, de l’ambiance du "conflit des générations" et de la peur du stalinisme qui s’est particulièrement manifestée par une méfiance, dès le début, à l’égard de la centralisation.
Dès sa fondation, le CCI s’est réapproprié l’expérience des organisations du mouvement ouvrier du passé (notamment de la Ligue des communistes, de l’AIT, de Bilan, de la GCF) en se dotant de Statuts, de principes de fonctionnement qui font partie intégrante de sa plateforme. Mais contrairement aux organisations du passé, le CCI ne se concevait pas comme une organisation fédéraliste composée d’une somme de sections nationales, ayant chacune des spécificités locales. En se constituant d’emblée en organisation internationale et centralisée, le CCI se concevait comme un corps uni internationalement. Ses principes de centralisation étaient le garant de cette unité de l’organisation.
"Alors que pour Bilan et la GCF – étant donnée les conditions de la contre-révolution – il était impossible de grossir et de construire une organisation dans plusieurs pays, le CCI a entrepris la tâche de construire une organisation internationale sur la base de positions solides (…) En tant qu’expression du cours historique nouvellement ouvert à des affrontements de classe (…), le CCI a été international et centralisé internationalement dès le début, alors que les autres organisations de la Gauche communiste du passé étaient toutes confinées à un ou deux pays." (Rapport sur le rôle du CCI comme "fraction").
Malgré ces différences avec Bilan et la GCF, le Congrès a souligné que le CCI avait un rôle similaire à celui d’une fraction : celui de constituer un pont entre le passé (après une période de rupture) et le futur. "Le CCI se définit lui-même ni comme un parti, ni comme un ‘parti en miniature’, mais comme une ‘fraction d’une certaine façon’" (Rapport sur le rôle du CCI comme "fraction" présenté au Congrès). Le CCI devait être un pôle de référence, de regroupement international et de transmission des leçons de l’expérience du mouvement ouvrier du passé. Il devait aussi se garder de toute démarche dogmatique, en sachant faire une critique, quand c’était nécessaire, des positions erronées ou devenues obsolètes, pour aller au-delà et continuer à faire vivre le marxisme.
La réappropriation des positions de la Gauche communiste dans le CCI a été entreprise relativement rapidement même si son assimilation a été marquée dès le début par une grande hétérogénéité. "Réappropriation ne voulait pas dire que nous étions arrivés à la clarté et à la vérité une fois pour toute, que notre plateforme était devenue ‘invariante’ (…) Le CCI a modifié sa plateforme au début des années 1980 après un débat intense" (Ibid.). C’est sur la base de cette réappropriation que le CCI a pu faire des élaborations théoriques à partir de l’analyse de la situation internationale (par exemple, la critique de la théorie de Lénine des "maillons faibles" après la défaite de la grève de masse en Pologne en 1980 8, l’analyse de la décomposition comme phase ultime de la décadence du capitalisme annonçant l’effondrement de l’URSS) 9.
Dès le début, le CCI a adopté la démarche de Bilan et la GCF qui ont insisté tout au long de leur existence sur la nécessité d’un débat international (même dans les conditions de répression, du fascisme et de la guerre) visant à la clarification des positions respectives des différents groupes en s’engageant dans des polémiques sur les questions de principe. Tout de suite après la fondation du CCI en janvier 1975, nous avons repris cette méthode en engageant de nombreux débats publics et polémiques, non pas en vue d’un regroupement précipité mais pour favoriser la clarification.
Depuis le début de son existence, le CCI a toujours défendu l’idée qu’il existe un "milieu politique prolétarien" délimité par des principes et s’est attaché à jouer un rôle dynamique dans le processus de clarification au sein de ce milieu.
La trajectoire de la Gauche communiste d'Italie a été marquée, du début à la fin, par des combats permanents pour la défense des principes du mouvement ouvrier et du marxisme. Cela a été également une préoccupation permanente du CCI tout au long de son existence que ce soit dans les débats polémiques à l’extérieur ou dans les combats politiques que nous avons dû mener à l’intérieur de l’organisation, en particulier lors de situations de crise.
Bilan et la GCF étaient convaincus que leur rôle était également la "formation des cadres". Bien que ce concept de "cadres" soit très contestable et puisse prêter à confusion, leur principale préoccupation était parfaitement valable : il s’agissait de former la future génération de militants en lui transmettant les leçons de l’expérience historique afin qu’elle puisse reprendre le flambeau et poursuivre le travail de la génération précédente.
Les fractions du passé n’ont pas disparu uniquement à cause du poids de la contre-révolution. Leurs analyses erronées de la situation historique ont également contribué à leur disparition. La GCF s’est dissoute suite à l’analyse, qui ne s’est pas vérifiée, de l’éclatement imminent et inéluctable d’une 3ème guerre mondiale. Le CCI est l’organisation internationale qui a la plus longue durée de vie de l’histoire du mouvement ouvrier. Il existe encore, 40 ans après sa fondation. Nous n’avons pas été balayés par nos différentes crises. Malgré la perte de nombreux militants, le CCI a réussi à maintenir la plupart de ses sections fondatrices et à constituer de nouvelles sections permettant la diffusion de notre presse dans différentes langues, pays et continents.
Cependant, le Congrès a mis en évidence, de façon lucide, que le CCI est encore sous le poids du fardeau des conditions historiques de ses origines. Du fait de ces conditions historiques défavorables, il y a eu en notre sein une génération "perdue" après 1968 et une génération "manquante" (à cause de l’impact prolongé des campagnes anti-communistes après l’effondrement du bloc de l’Est). Cette situation a constitué un handicap pour consolider l’organisation dans son activité sur le long terme. Nos difficultés ont encore été aggravées depuis la fin des années 1980 par le poids de la décomposition qui affecte l’ensemble de la société, y compris la classe ouvrière et ses organisations révolutionnaires.
De la même façon que Bilan et la GCF ont eu la capacité de mener le combat "contre le courant", le CCI, pour pouvoir assumer son rôle de pont entre le passé et le futur, doit aujourd’hui développer ce même esprit de combat en sachant que nous sommes également à "contre-courant", isolés et coupés de l’ensemble de la classe ouvrière (comme les autres organisations de la Gauche communiste). Même si nous ne sommes plus dans une période de contre-révolution, la situation historique ouverte depuis l’effondrement du bloc de l’Est et les très grandes difficultés du prolétariat à retrouver son identité de classe révolutionnaire et sa perspective, (de même que toutes les campagnes bourgeoises pour discréditer la Gauche communiste) a renforcé cet isolement. "Le pont auquel nous devons contribuer sera celui qui passe au-dessus de la génération ‘perdue’ de 1968 et au-dessus du désert de la décomposition vers les futures générations" (Ibid.).
Les débats du Congrès ont souligné que le CCI, au fil du temps (et notamment depuis la disparition de notre camarade MC qui est survenue peu après l'effondrement du stalinisme), a grandement perdu de vue qu’il doit continuer le travail des fractions de la Gauche communiste. Cela s’est manifesté par une sous-estimation que notre tâche principale est celle de l’approfondissement théorique 10 (qui ne doit pas être laissé à quelques "spécialistes») et de la construction de l’organisation à travers la formation de nouveaux militants en leur transmettant la culture de la théorie. Le Congrès a fait le constat que le CCI a échoué à transmettre aux nouveaux camarades, au cours des 25 dernières années, la méthode de la Fraction. Au lieu de leur transmettre la méthode de construction sur le long terme d’une organisation centralisée, nous avons tendu à leur transmettre la vision du CCI comme un "mini parti" 11 dont la tâche principale serait l’intervention dans les luttes immédiates de la classe ouvrière.
À l’époque de la fondation du CCI, une responsabilité immense reposait sur les épaules de MC qui était le seul camarade qui pouvait transmettre à une nouvelle génération la méthode du marxisme, de construction de l’organisation, de défense intransigeante de ses principes. Il y a aujourd’hui au sein de l’organisation beaucoup plus de militants expérimentés (et qui étaient présents lors de la fondation du CCI), mais il existe toujours un danger de "rupture organique" étant donné nos difficultés à faire ce travail de transmission.
En fait, les conditions qui ont présidé à la fondation du CCI ont constitué un énorme handicap pour la construction de l’organisation sur le long terme. La contre-révolution stalinienne a été la plus longue et la plus profonde de toute l’histoire du mouvement ouvrier. Jamais auparavant, depuis la Ligue des Communistes, il n’y avait eu de discontinuité, de rupture organique entre les générations de militants. Il y a toujours eu un lien vivant d’une organisation à l’autre et le travail de transmission de l’expérience n’a jamais reposé sur les épaules d’un seul individu. Le CCI est la seule organisation qui ait connu cette situation inédite. Cette rupture organique qui s'étend sur plusieurs décennies constituait une faiblesse très difficile à surmonter et elle a été encore aggravée par la résistance de la jeune génération issue de Mai 68 à "apprendre" de l’expérience de la génération précédente. Le poids des idéologies de la petite bourgeoisie en révolte, du milieu estudiantin contestataire et fortement marqué par le "conflit des générations" (du fait que la génération précédente était justement celle qui avait vécu au plus profond de la contre-révolution) a renforcé encore le poids de la rupture organique avec l’expérience vivante du mouvement ouvrier du passé.
Évidemment, la disparation de MC, au tout début de la période de décomposition du capitalisme, ne pouvait que rendre encore plus difficile la capacité du CCI à dépasser ses faiblesses congénitales.
La perte de la section du CCI en Turquie a été la manifestation la plus évidente de ces difficultés à transmettre à de jeunes militants la méthode de la Fraction. Le Congrès a fait une critique très sévère de notre erreur consistant à avoir intégré de façon prématurée et précipitée ces ex-camarades alors qu’ils n’avaient pas réellement compris les Statuts et les principes organisationnels du CCI (avec une très forte tendance localiste, fédéraliste, consistant à concevoir l’organisation comme une somme de sections "nationales" et non comme un corps uni et centralisé à l’échelle internationale).
Le Congrès a également souligné que le poids de l’esprit de cercle (et des dynamiques de clans) 12 qui fait partie des faiblesses congénitales du CCI, a constitué un obstacle permanent à son travail d’assimilation et de transmission des leçons de l’expérience du passé aux nouveaux militants.
Les conditions historiques dans lesquelles le CCI a vécu ont changé depuis sa fondation. Pendant les premières années de notre existence, nous pouvions intervenir dans une classe ouvrière qui était en train de mener des luttes significatives. Aujourd’hui, après 25 ans de quasi-stagnation de la lutte de classe au niveau international, le CCI doit maintenant s’attacher à une tâche semblable à celle de Bilan à son époque : comprendre les raisons de l’échec de la classe ouvrière à retrouver une perspective révolutionnaire près d’un demi-siècle après la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960.
"Le fait que nous soyons presque seuls aujourd’hui à examiner des problèmes colossaux peut préjuger des résultats, mais non de la nécessité d’une solution." (Bilan n°22, septembre 1935, "Projet de résolution sur les problèmes des liaisons internationales").
"Ce travail ne doit pas porter seulement sur les problèmes que nous avons besoin de résoudre aujourd’hui pour établir notre tactique mais sur les problèmes qui se poseront demain à la dictature du prolétariat" (Internationalisme n°1, janvier 1945, "Résolution sur les tâches politiques")
Les débats sur le bilan critique des quarante ans d’existence du CCI nous ont obligés à prendre la mesure du danger de sclérose et de dégénérescence qui a toujours menacé les organisations révolutionnaires. Aucune organisation révolutionnaire n’a jamais été immunisée contre ce danger. Le SPD (Parti Social-Démocrate d'Allemagne) a été gangréné par l’opportunisme, jusqu’à une remise en cause totale des fondements du marxisme, en grande partie parce qu’il avait abandonné tout travail théorique au profit des taches immédiates visant à gagner de l’influence dans les masses ouvrières à travers ses succès électoraux. Mais le processus de dégénérescence du SPD a commencé bien avant cet abandon des tâches théoriques. Il a commencé avec la destruction progressive de la solidarité entre les militants. Du fait de l’abolition des lois antisocialistes (1878-1890) et de la légalisation du SPD, la solidarité entre les militants qui était une exigence au cours de la période précédente n’était plus une évidence puisqu’ils ne risquaient plus d’être soumis à la répression et à la clandestinité. Cette destruction de la solidarité (permise grâce aux conditions "confortables" de la démocratie bourgeoisie) a ouvert la voie à une dépravation morale croissante au sein du SPD qui était pourtant le parti phare du mouvement ouvrier international et qui s'est manifesté, par exemple, par le colportage des ragots les plus nauséabonds visant la représentante la plus intransigeante de son aile gauche, Rosa Luxemburg. 13 C’est cet ensemble de facteurs (et pas seulement l’opportunisme et le réformisme) qui a ouvert les vannes d’un long processus de dégénérescence interne jusqu’à l’effondrement du SPD en 1914. 14 Pendant longtemps, le CCI n’avait abordé la question des principes moraux que d’un point de vue empirique, pratique, notamment lors de la crise de 1981 lorsque nous avons été confrontés, pour la première fois, à des comportements de voyous avec le vol de notre matériel par la tendance Chénier15. Si le CCI n’avait pas pu aborder cette question d’un point de vue théorique, c’est essentiellement parce qu’il existait un rejet et une certaine "phobie" du terme "morale" lors de la fondation du CCI. La jeune génération issue du mouvement de Mai 68 ne voulait pas (contrairement à MC) que le mot "morale" figure dans les Statuts du CCI (alors que l’idée d’une morale prolétarienne était présente dans les Statuts de la GCF). Cette aversion pour la "morale" était encore une manifestation de l’idéologie et de la démarche la petite bourgeoisie estudiantine de l’époque.
C’est seulement lors de la répétition, lors de la crise de 2001, des comportements de voyous de la part des ex-militants qui allaient constituer la FICCI que le CCI a compris la nécessité d’une réappropriation théorique des acquis du marxisme sur la question de la morale. Il aura fallu plusieurs décennies pour que nous commencions à réaliser la nécessité de combler cette faille. Et c’est à partir de notre dernière crise que le CCI a commencé une réflexion pour mieux comprendre ce que voulait dire Rosa Luxemburg lorsqu’elle affirmait que "le parti du prolétariat est la conscience morale de la révolution".
Le mouvement ouvrier dans son ensemble a négligé cette question. Le débat à l’époque de la Deuxième Internationale n’a jamais été suffisamment développé (notamment sur le livre de Kautsky "Éthique et conception matérialiste de l’Histoire") et la perte morale a été un élément décisif dans sa dégénérescence. Bien que les groupes de la Gauche communiste aient eu le courage de défendre pratiquement les principes moraux prolétariens, ni Bilan, ni la GCF n’ont traité de cette question de façon théorique. Les difficultés du CCI sur ce plan doivent donc être vues à la lumière des insuffisances du mouvement révolutionnaire au cours du 20ème siècle.
Aujourd’hui, le risque de dégénérescence morale des organisations révolutionnaires est aggravé par les miasmes de la putréfaction et de la barbarie de la société capitaliste. Cette question ne concerne pas seulement le CCI mais aussi les autres groupes de la Gauche communiste.
Après notre dernière Conférence extraordinaire qui s’était attachée à identifier la dimension morale de la crise du CCI, le Congrès s’est donné comme objectif de discuter de sa dimension intellectuelle. Tout au long de son existence, le CCI n’a cessé de signaler régulièrement ses difficultés sur le plan de l’approfondissement des questions théoriques. La tendance à perdre de vue le rôle que doit jouer notre organisation dans la période historique présente, l’immédiatisme dans nos analyses, les tendances activistes et ouvriéristes dans notre intervention, le mépris pour le travail théorique et de recherche de la vérité ont constitué le terreau pour le développement de cette crise.
Notre sous-estimation récurrente de l’élaboration théorique (et particulièrement sur les questions organisationnelles) trouve ses sources dans les origines du CCI : l’impact de la révolte estudiantine avec sa composante académiste (de nature petite-bourgeoise) à laquelle s’est opposée une tendance activiste "ouvriériste" (de nature gauchisante) qui confondait anti-académisme et mépris de la théorie. Et cela dans une atmosphère de contestation infantile de l’"autorité" (représentée par le "vieux" MC). À partir de la fin des années 1980, cette sous-estimation du travail théorique de l’organisation a été alimentée par l’ambiance délétère de la décomposition sociale qui tend à détruire la pensée rationnelle au profit de croyances et préjugés obscurantistes, qui substitue la "culture du ragot" à la culture de la théorie. 16 La perte de nos acquis (et le danger de sclérose qu’elle comporte) est une conséquence directe de ce manque de culture de la théorie. Face à la pression de l’idéologie bourgeoise, les acquis du CCI (que ce soit sur le plan programmatique, de nos analyses ou organisationnels) ne peuvent se maintenir que s’ils sont enrichis en permanence par la réflexion et le débat théorique.
Le Congrès a souligné que le CCI est toujours affecté par son "péché de jeunesse", l’immédiatisme, qui nous a fait perdre de vue, de façon récurrente, le cadre historique et à long terme dans lequel s’inscrit la fonction de l’organisation. Le CCI a été constitué par le regroupement de jeunes éléments qui se sont politisés au moment d’une reprise spectaculaire des combats de classe (en Mai 68). Beaucoup d’entre eux avaient l’illusion que la révolution était déjà en marche. Les plus impatients et immédiatistes se sont démoralisés et ont abandonné leur engagement militant. Mais cette faiblesse s’est également maintenue parmi ceux qui sont restés dans le CCI. L’immédiatisme continue à nous imprégner et s’est manifesté en de nombreuses occasions. Le Congrès a pris conscience que cette faiblesse peut nous être fatale car, associée à la perte des acquis, au mépris de la théorie, elle débouche inévitablement sur l’opportunisme, une dérive qui vient toujours saper les fondements de l’organisation.
Le Congrès a rappelé que l’opportunisme (et sa variante, le centrisme) résulte de l’infiltration permanente de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein des organisations révolutionnaire nécessitant une vigilance et un combat permanents contre le poids de ces idéologies. Bien que l’organisation des révolutionnaires soit un "corps étranger", antagonique au capitalisme, elle surgit et vit au sein de la société de classes et est donc en permanence menacée par l’infiltration des idéologies et pratiques étrangères au prolétariat, par des dérives remettant en cause les acquis du marxisme et du mouvement ouvrier. Au cours de ces 40 années d’existence, le CCI a dû constamment défendre ses principes et combattre en son sein, à travers des débats difficiles, toutes ces idéologies qui se sont manifestées, entre autres, par des déviations gauchistes, modernistes, anarcho-libertaires, conseillistes.
Le Congrès s’est penché également sur les difficultés du CCI à surmonter une autre grande faiblesse de ses origines : l’esprit de cercle et sa manifestation la plus destructrice l’esprit de clan. 17 Cet esprit de cercle constitue, comme le révèle toute l’histoire du CCI, un des poisons les plus dangereux pour l’organisation. Et cela pour différentes raisons. Il porte en lui la transformation de l’organisation révolutionnaire en simple regroupement d’amis, dénaturant ainsi sa nature politique comme émanation et instrument du combat de la classe ouvrière. À travers la personnalisation des questions politiques, il sape la culture du débat et la clarification des désaccords à travers la confrontation, cohérente et rationnelle, des arguments. La constitution de clans ou de cercles d’amis s’affrontant à l’organisation ou à certaines de ses parties détruit le travail collectif, la solidarité et l’unité de l’organisation. Du fait qu’il est alimenté par des démarches émotionnelles, irrationnelles, par des rapports de force, des animosités personnelles, l’esprit de cercle s’oppose au travail de la pensée, à la culture de la théorie au profit de l’engouement pour les ragots, les commérages "entre amis" et la calomnie, sapant ainsi la santé morale de l’organisation.
Le CCI n’a pas réussi à se débarrasser de l’esprit de cercle malgré tous les combats qu’il a menés au cours de ses quarante années d’existence. La persistance de ce poison s’explique par les origines du CCI qui s’est constitué à partir de cercles et dans une ambiance "familialiste" ou les affects (sympathies ou antipathies personnelles) prennent le pas sur la nécessaire solidarité entre les militants luttant pour la même cause et rassemblés autour d’un même programme. Le poids de la décomposition sociale et la tendance au "chacun pour soi", aux démarches irrationnelles, a encore aggravé cette faiblesse originelle. Et surtout, l’absence de discussions théoriques approfondies sur les questions organisationnelles n’a pas permis à l’organisation dans son ensemble de surmonter cette "maladie infantile" du CCI et du mouvement ouvrier. Le Congrès a souligné (en reprenant le constat déjà fait par Lénine en 1904 dans son ouvrage "Un pas en avant, deux pas en arrière") que l’esprit de cercle est véhiculé essentiellement par la pression de l’idéologie de la petite bourgeoisie.
Pour affronter toutes ces difficultés, et face à la gravité des enjeux de la période historique actuelle, le Congrès a mis en évidence que l’organisation doit développer un esprit de combat contre l’influence de l’idéologie dominante, contre le poids de la décomposition sociale. Cela signifie que l’organisation révolutionnaire doit lutter en permanence contre le routinisme, la superficialité, la paresse intellectuelle, le schématisme, développer l’esprit critique en identifiant avec lucidité ses erreurs et insuffisances théoriques.
Dans la mesure où "la conscience socialiste précède et conditionne l’action révolutionnaire de la classe ouvrière" (Internationalisme, "Nature et fonction du parti politique du prolétariat"), le développement du marxisme est la tâche centrale de toutes les organisations révolutionnaires. Le Congrès a dégagé comme orientation prioritaire pour le CCI, le renforcement collectif de son travail d’approfondissement, de réflexion en se réappropriant la culture marxiste de la théorie dans tous nos débats internes.
En 1903, Rosa Luxemburg déplorait ainsi l’abandon de l’approfondissement de la théorie marxiste : "C’est seulement dans le domaine économique qu’il peut être plus ou moins question chez Marx d’une construction parfaitement achevée. Pour ce qui est, au contraire, de la partie de ses écrits qui présente la plus haute valeur, la conception matérialiste, dialectique de l’histoire, elle ne reste qu’une méthode d’enquête, un couple d’idées directrices générales, qui permettent d’apercevoir un monde nouveau (…) Et pourtant, sur ce terrain aussi, à part quelques petites recherches, l’héritage de Marx est resté en friche. On laisse rouiller cette arme merveilleuse. La théorie même du matérialisme historique est encore aujourd’hui aussi schématique, aussi peu fouillée que lorsqu’elle nous est venue des mains de son créateur. (…) Penser que la classe ouvrière, en pleine lutte, pourrait, grâce au contenu même de sa lutte de classe, exercer à l’infini son activité créatrice dans le domaine théorique, serait se faire illusion." ("Arrêt et progrès du marxisme")
Le CCI est aujourd’hui dans une période de transition. Grace au bilan critique qu'il a engagé, à sa capacité à examiner ses faiblesses, à reconnaître ses erreurs, il est en train de faire une critique radicale de la vision de l’activité militante que nous avions jusqu’à présent, des rapports entre les militants et des militants à l’organisation, avec comme ligne directrice la question de la dimension intellectuelle et morale de la lutte du prolétariat. C’est donc dans une véritable "renaissance culturelle" que nous devons nous engager pour pouvoir continuer à "apprendre" afin d’assumer nos responsabilités. C’est un processus long et difficile, mais vital pour l’avenir.
Tout au long de son existence, le CCI a dû mener des combats permanents pour la défense de ses principes, contre la pression idéologique de la société bourgeoise, contre les comportements anti-prolétariens ou les manœuvres d’aventuriers sans foi ni loi. La défense de l’organisation est une responsabilité politique et aussi un devoir moral. L’organisation révolutionnaire n’appartient pas aux militants, mais à l’ensemble de la classe ouvrière. C’est une émanation de sa lutte historique, un instrument de son combat pour le développement de sa conscience en vue de la transformation révolutionnaire de la société.
Le Congrès a porté l’insistance sur le fait que le CCI est un "corps étranger" au sein de la société, antagonique et ennemi du capitalisme. C’est justement pour cela que la classe dominante s’intéresse de près à nos activités depuis le début de notre existence. Et cette réalité n’a rien à voir avec de la paranoïa ou la "théorie du complot". Les révolutionnaires ne doivent pas avoir la naïveté des ignorants de l’histoire du mouvement ouvrier et encore moins céder aux chants de sirène de la démocratie bourgeoise (et de sa "liberté d’expression"). Si aujourd’hui, le CCI n’est pas soumis à la répression directe de l’État capitaliste, c’est parce que nos idées sont très minoritaires et ne représentent aucun danger immédiat pour la classe dominante. Tout comme Bilan et la GCF, nous nageons "à contre-courant". Cependant, même si le CCI n’a aujourd’hui aucune influence directe et immédiate dans le cours des luttes de la classe ouvrière, en diffusant ses idées, il sème les graines pour le futur. C’est pour cela que la bourgeoisie est intéressée à la disparition du CCI qui est la seule organisation internationale centralisée de la Gauche communiste ayant des sections dans différents pays et continents.
C’est aussi ce qui attise la haine des éléments déclassés 18 qui sont toujours à l’affût des "signes annonciateurs" de notre disparition. La classe dominante ne peut que jubiler de voir toute une constellation d’individus se réclamant de la Gauche communiste s’agiter autour du CCI (à travers des blogs, sites, forum Internet, Facebook et autres réseaux sociaux) pour colporter des ragots, des calomnies contre le CCI, des attaques ordurières et des méthodes policières ciblant, de façon répétée et ad nauseam, certains de nos militants.
Le Congrès a souligné que la recrudescence des attaques contre le CCI de ce milieu parasite 19, qui cherche à récupérer et dénaturer le travail militant des groupes de la Gauche communiste, est une manifestation de la putréfaction de la société bourgeoise.
Le Congrès a pris toute la mesure de la dimension nouvelle qu’a prise le parasitisme depuis le début de la période de décomposition. Son objectif, avoué ou non, vise aujourd’hui non seulement à semer le trouble et la confusion, mais surtout à stériliser les forces potentielles qui pourraient se politiser autour des organisations historiques de la Gauche communiste. Il vise à constituer un "cordon sanitaire" (notamment en agitant le spectre du stalinisme qui sévirait encore à l’intérieur du CCI !) pour empêcher les jeunes éléments en recherche de se rapprocher de notre organisation. Ce travail de sape vient compléter aujourd’hui les campagnes anticommunistes déchainées par la bourgeoisie lors de l’effondrement des régimes staliniens. Le parasitisme est le meilleur allié de la bourgeoisie décadente contre la perspective révolutionnaire du prolétariat.
Alors que le prolétariat a d’énormes difficultés à retrouver son identité de classe révolutionnaire et à renouer avec son propre passé, les calomnies, les attaques et la mentalité nauséabonde des individus se réclamant de la Gauche communiste et qui dénigrent le CCI ne peuvent que faire le jeu et défendre les intérêt de la classe dominante. En assumant la défense de l’organisation, nous ne défendons pas notre "chapelle". Il s’agit pour le CCI de défendre les principes du marxisme, de la classe révolutionnaire et de la Gauche communiste qui risquent d’être engloutis par l’idéologie du "no future" que le parasitisme draine avec lui.
Le renforcement de la défense publique et intransigeante de l’organisation est une orientation que le Congrès a dégagée. Le CCI a parfaitement conscience que cette orientation peut conduire momentanément à ne pas être compris, a été critiqué pour son manque de "fair play", et donc à un isolement encore plus grand. Mais le pire serait de laisser le parasitisme faire son travail destructeur sans réagir. Le Congrès a mis en avant que, sur ce plan là aussi, le CCI doit avoir le courage de "nager contre le courant", comme il a eu le courage de faire une critique implacable de ses erreurs et difficultés pendant ce Congrès et d’en rendre compte publiquement.
"Pour le mouvement prolétarien, l’autocritique, une autocritique sans merci, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, c’est l’air, la lumière sans lesquels il ne peut vivre (…) Mais nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons pourvu que nous n’ayons pas désappris d’apprendre. Et si jamais le guide actuel du prolétariat, la social-démocratie, ne savait plus apprendre, alors elle périrait "pour faire place aux hommes qui soient à la hauteur d’un monde nouveau"" (Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie)
CCI (décembre 2015)
1 Bilan était, entre 1933 et 1938, le nom de la publication en langue française de la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie devenue, en 1935, la Fraction italienne de la Gauche communiste.
2 Voir notre article "Conférence internationale extraordinaire du CCI : la "nouvelle" de notre disparition est grandement exagérée! [2]" (Revue Internationale n° 153) ()
3 Voir notamment notre article "Ressorts, contradictions et limites de la croissance en Asie de l’Est [3]"
4 Cette analyse fait l'objet à l'heure actuelle d'une discussion et d'un approfondissement au sein de notre organisation.
5 Voir notamment notre article "Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [4]" dans la Revue Internationale n° 61
6 MC (Marc Chirik) était un militant de la Gauche communiste né à Kichinev (Bessarabie) en 1907 et décédé à Paris en 1990. Son père était rabbin et son frère ainé secrétaire du parti bolchevique de la ville. C’est à ses côtés que Marc a assisté aux révolutions de février et octobre 1917. En 1919, pour échapper aux pogroms antijuifs des armées blanches roumaines, toute la famille émigre en Palestine et Marc, âgé d’à peine 13 ans, devient membre du Parti communiste de Palestine fondé par ses frère et sœurs plus âgés. Très vite, il entre en désaccord avec la position de l’Internationale communiste de soutien aux luttes de libération nationale ce qui lui vaut une première exclusion de celle-ci en 1923. En 1924, alors que certains membres de la fratrie reviennent en Russie, Marc et un de ses frères viennent vivre en France. Marc entre dans le PCF où, très vite, il mène le combat contre sa dégénérescence et dont il est exclu en février 1928. Membre pendant un temps de l’Opposition de Gauche internationale animée par Trotski, il engage le combat contre la dérive opportuniste de celle-ci et participe en novembre 1933, en compagnie de Gaston Davoust (Chazé), à la fondation de l’Union Communiste qui publie l’Internationale. Au moment de la Guerre d’Espagne, ce groupe adopte une position ambigüe sur la question de l’antifascisme. Après avoir mené le combat contre cette position, MC rejoint, début 1938, la Fraction italienne de la Gauche communiste avec laquelle il était en contact et qui défend une position parfaitement prolétarienne et internationaliste sur cette question. Peu après, il engage un nouveau combat contre les analyses de Vercesi, principal animateur de cette organisation, qui considère que les différents conflits militaires qui se déroulent à l’époque ne sont pas des préparatifs d’une nouvelle guerre mondiale mais qu’ils ont pour but d’écraser le prolétariat afin de l’empêcher de se lancer dans une nouvelle révolution. De ce fait le déclenchement de la guerre mondiale en septembre 1939 créée une débandade au sein de la Gauche italienne. Vercesi théorise une politique de retrait politique pendant la période de guerre alors que Marc regroupe dans le Sud de la France les membres de la Fraction qui refusent de suivre Vercesi dans son retrait. Dans les pires conditions qui soient, Marc et un petit noyau de militants poursuivent le travail mené par la Fraction italienne depuis 1928 mais en 1945, apprenant la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista qui se réclame de la Gauche communiste italienne, la Fraction décide son autodissolution et l’intégration individuelle de ses membres dans le nouveau parti. Marc, en désaccord avec cette décision, qui va à l’encontre de toute l’orientation qui avait distingué la Fraction italienne auparavant, rejoint la Fraction française de la Gauche communiste (dont il inspirait déjà les positions) qui deviendra, peu après, la Gauche communiste de France (GCF). Ce groupe va publier 46 numéros de sa revue Internationalisme, poursuivant la réflexion théorique menée par la Fraction auparavant, notamment en s'inspirant des apports de la Gauche communiste fermano-hollandaise. En 1952, considérant que le monde s'acheminait vers une nouvelle guerre mondiale dont l'Europe serait à nouveau le principal champ de bataille, ce qui aurait menacé de destruction les minuscules forces révolutionnaires ayant subsisté, la GCF décide la dispersion de plusieurs de ses militants sur d'autres continents, Marc allant vivre au Venezuela. C'était là une des principales erreurs commises par la GCF et par MC dont la conséquence fut la disparition formelle de l'organisation. Cependant, dès 1964, Marc regroupe autour de lui un certain nombre de très jeunes éléments avec qui il va former le groupe Internacionalismo. En mai 1968, dès qu'il apprend le déclenchement de la grève généralisée en France, Marc se rend dans ce pays pour recontacter ses anciens camarades et il joue un rôle décisif (avec un élément qui avait été membre d'Internacionalismo au Venezuela) dans la formation du groupe Révolution Internationale qui va impulser le regroupement international dont sera issu, en janvier 1975, le Courant communiste international. Jusqu'à son dernier souffle, en décembre 1990, Marc Chirik va jouer un rôle essentiel dans la vie du CCI, notamment dans la transmission des acquis organisationnels de l'expérience passée du mouvement ouvrier et dans ses avancées théoriques. Pour plus d'éléments sur la biographie de MC, voir nos articles dans les numéros 65 [5] et 66 [6] de la Revue Internationale.
7 Voir notre article sur cette conférence extraordinaire dans la Revue Internationale n° 153
8 Voir nos documents publiés dans la Revue Internationale : "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière [7]" (Revue n° 26); "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe [8]" (Revue n° 31); "Débat : a propos de la critique de la théorie du 'maillon le plus faible' [9]" (Revue n° 37).
9 Voir dans la Revue Internationale n° 62, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [10]", point 13
10 Cela ne signifie nullement que cet approfondissement ne soit pas d'actualité lors d'une période révolutionnaire ou de mouvements importants de la classe ouvrière où l'organisation peut exercer une influence déterminante sur le cours des combats de celle-ci. Par exemple, Lénine a rédigé son ouvrage théorique le plus important, L'État et la révolution au cours même des événements révolutionnaires de 1917. De même, Marx a publié Le Capital, en 1867, alors que depuis septembre 1864 il était pleinement engagé dans l'action de l'AIT.
11 Cette notion de "mini parti" ou "parti en miniature" contient l'idée que même dans les périodes où la classe ouvrière ne mène pas des combats d'envergure une petite organisation révolutionnaire pourrait avoir un impact du même type (à une échelle plus réduite) qu'un parti au plein sens du terme. Une telle idée est en contradiction totale avec l'analyse développée par Bilan qui souligne la différence qualitative fondamentale entre le rôle d'un parti et celui d'une fraction. Il faut noter que la Tendance communiste internationaliste, qui pourtant se réclame de la Gauche communiste italienne, n'est pas claire sur cette question puisque sa section en Italie continue aujourd'hui de s'appeler "Partito comunista internazionalista".
12 Sur cette question, voir en particulier notre texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI [11]" publié dans la Revue Internationale n° 109, et plus particulièrement le point 3.1.e, Les rapports entre militants.
13 Ces campagnes abjectes contre Rosa Luxemburg constituaient, en quelque sorte, les préparatifs de son assassinat sur ordre du gouvernement dirigé par le SPD lors de la semaine sanglante à Berlin en janvier 1919 et plus globalement les appels au pogrom contre les spartakistes lancés par ce même gouvernement.
14 Voir notre article "Le chemin vers la trahison de la Social-démocratie allemande [12]" dans le numéro spécial de la Revue Internationale consacré à la Première Guerre mondiale
15 Sur "l’affaire Chénier" voir notre article de la Revue Internationale n° 28 "Convulsions actuelles du milieu révolutionnaire [13]", notamment les parties "Les difficultés organisationnelles" et "Les récents événements".
16 "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :- l'action collective, la solidarité, trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle" ; - le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;
- la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future" ;
- la conscience, la lucidité, la cohérence et l'unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." (Revue Internationale n° 62, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [10]", point 13).
17 Voir la note 12.
18 Voir notre texte "Construction de l'organisation des révolutionnaires : thèses sur le parasitisme [14]" (et notamment le point 20) publié dans la Revue Internationale n° 94
19 Voir nos "Thèses sur le parasitisme", cf. note précédente.
Dès ses origines, le CCI a toujours cherché à analyser la lutte de classe dans son contexte historique. L'existence même de notre organisation est le produit non seulement des efforts des révolutionnaires du passé et de ceux qui ont assumé rôle de pont entre une génération de révolutionnaires et l'autre mais, aussi, du changement du cours historique, ouvert par la résurgence du prolétariat au niveau mondial après 1968 ; celui-ci avait mis fin aux "quarante années de contre-révolution" qui avaient suivi les dernières ondes de la grande vague révolutionnaire de 1917-27. Mais aujourd'hui, quarante autres années après sa fondation, le CCI se trouve face à la tâche de réexaminer tout le corpus de travail considérable qu'il a effectué par rapport à la réapparition historique de la classe ouvrière et aux immenses difficultés que celle-ci rencontre sur la voie de son émancipation.
Ce rapport ne constitue que le début de cet examen. Il n'est pas possible de revenir en détail sur les luttes elles-mêmes ni sur les différentes analyses qui en ont été faites par les historiens ou par d'autres éléments du milieu prolétarien. Nous devons nous limiter à ce qui constitue, déjà, une tâche assez importante : examiner comment le CCI lui-même a analysé le développement de la lutte de classe dans ses publications, principalement dans son organe théorique international, la Revue internationale, qui contient globalement la synthèse des discussions et des débats qui ont animé notre organisation au cours de son existence.
Avant le CCI, avant Mai 1968, les signes d'une crise de la société capitaliste apparaissaient déjà : sur le plan économique, les problèmes des devises américaine et britannique ; sur le plan socio-politique, les manifestations contre la Guerre au Viêtnam et contre la ségrégation raciale aux États-Unis ; sur le plan de la lutte de classe, les ouvriers chinois se rebellaient contre la prétendue "révolution culturelle", les grèves sauvages éclataient dans les usines automobile américaines, etc. (voir par exemple l'article de Accion proletaria, publié dans World Revolution n°15 et 16, qui parle d'une vague de luttes ayant débuté en réalité en 1965). Tel est le contexte dans lequel Marc Chirik (MC) 1 et ses jeunes camarades au Venezuela établirent le pronostic souvent cité (par nous au moins) : "Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement conscients et sûrs, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de 1'arrêter avec des réformes, des dévaluations ni aucun autre type de mesures économiques capitalistes et qu'il mène directement à la crise". "Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois." (Internacionalismo n°8, "1968: une nouvelle convulsion du capitalisme commence")
Ici réside toute la force de la méthode marxiste héritée de la Gauche communiste : une capacité à discerner les changements majeurs dans la dynamique de la société capitaliste, bien avant qu'ils soient devenus trop évidents pour pouvoir être niés. Et ainsi MC, qui avait passé la plus grande partie de sa vie militante dans l'ombre de la contre-révolution, fut capable d'annoncer le changement du cours historique : la contre-révolution était finie, le boom d'après-guerre touchait à sa fin et la perspective était à une nouvelle crise du système capitaliste mondial et à la résurgence de la lutte de classe prolétarienne.
Mais il y avait une faiblesse-clé dans la formulation utilisée pour caractériser ce changement de cours historique qui pouvait donner l'impression que nous entrions déjà dans une période révolutionnaire – en d'autres termes une période où la révolution mondiale était à l'ordre du jour à court terme, comme elle l'était en 1917. L'article ne dit évidemment pas que la révolution est au coin de la rue et MC avait appris la vertu de la patience dans les circonstances les plus éprouvantes. Pas plus qu'il ne commit la même erreur que les Situationnistes qui pensaient que Mai 1968 constituait vraiment le début de la révolution. Mais cette ambiguïté allait avoir des conséquences pour la nouvelle génération de révolutionnaires qui allaient constituer le CCI. Pendant la plus grande partie de son histoire par la suite, même après avoir reconnu l'inadéquation de la formulation "cours à la révolution" et l'avoir remplacée par "cours aux affrontements de classe" lors de son 5e Congrès, le CCI allait souffrir en permanence d'une tendance à sous-estimer à la fois la capacité du capitalisme à se maintenir malgré sa décadence et sa crise ouverte, et la difficulté de la classe ouvrière à surmonter le poids de l'idéologie dominante, de se constituer en tant que classe sociale avec sa propre perspective.
Le CCI s'est constitué en 1975 sur la base de l'analyse selon laquelle une nouvelle ère de luttes ouvrières s'était ouverte, engendrant également une nouvelle génération de révolutionnaires dont la tâche première était de se réapproprier les acquis politiques et organisationnels de la Gauche communiste et de travailler au regroupement à l'échelle mondiale. Le CCI était convaincu qu'il avait un rôle unique à jouer dans ce processus, se définissant comme l' "axe" du futur parti communiste mondial. ("Rapport sur la question de l'organisation de notre courant international", Revue internationale n°1)
Cependant, la vague de luttes inaugurée par le mouvement massif en France en mai-juin 1968 était plus ou moins terminée quand le CCI s'est formé puisque, globalement, on la voit se dérouler de 1968 à 1974, même si d'importantes luttes aient eu lieu en Espagne, au Portugal, en Hollande, etc. en 1976-77. Comme il n'y a pas de lien mécanique entre la lutte immédiate et le développement de l'organisation révolutionnaire, la croissance relativement rapide du début du CCI se poursuivit malgré le reflux. Mais ce développement était toujours profondément influencé par l'atmosphère de Mai 1968 lorsqu'aux yeux de beaucoup, la révolution avait semblé presque à portée de main. Rejoindre une organisation qui était ouvertement pour la révolution mondiale ne semblait pas à l'époque être un pari particulièrement téméraire.
Ce sentiment que nous vivions déjà dans les derniers jours du capitalisme, que la classe ouvrière développait sa force de façon presque exponentielle, était renforcé par une caractéristique du mouvement de la classe à l'époque où il n'y avait que de courtes pauses entre ce qu'on identifiait comme des "vagues" de lutte de classe internationale.
Parmi les facteurs que le CCI a analysés dans le reflux de la première vague, il y a la contre-offensive de la bourgeoisie qui avait été surprise en 1968 mais avait rapidement développé une stratégie politique ayant pour but de dévoyer la classe et de lui offrir une fausse perspective. C'était l'objectif de la stratégie de "la gauche au pouvoir" qui promettait la fin rapide des difficultés économiques qui étaient encore relativement légères à l'époque.
La fin de la première vague coïncida en fait plus ou moins avec le développement plus ouvert de la crise économique après 1973, mais ce fut cette évolution qui créa les conditions de nouvelles explosions de mouvements de classe. Le CCI analysa le début de "la deuxième vague" en 1978, avec la grève des chauffeurs routiers, le Winter of Discontent ("l'hiver du mécontentement") et la grève des sidérurgistes en Grande-Bretagne, la lutte des ouvriers du pétrole en Iran qui fut organisée dans des shoras ("conseils"), de vastes mouvements de grève au Brésil, la grève des dockers de Rotterdam avec son comité de grève indépendant, le mouvement combattif des ouvriers sidérurgistes à Longwy et Denain en France et, par-dessus tout, l'énorme mouvement de grève en Pologne en 1980.
Ce mouvement qui partit des chantiers navals de Gdansk fut une claire expression du phénomène de la grève de masse et nous permit d'approfondir notre compréhension de ce phénomène en revenant sur l'analyse qu'avait faite Rosa Luxemburg après les grèves de masse en Russie ayant culminé dans la révolution de 1905 (voir par exemple l'article "Notes sur la grève de masse", Revue internationale n°27). Nous avons vu dans la réapparition de la grève de masse le point le plus haut de la lutte depuis 1968, qui répondait à beaucoup de questions qui s'étaient posées dans les luttes précédentes, en particulier sur l'auto-organisation et l'extension. Nous défendions alors – contre la vision d'un mouvement de classe condamné à tourner en rond jusqu'à ce que "le parti" soit capable de le diriger vers le renversement révolutionnaire – que les luttes ouvrières suivaient une trajectoire, qu'elles tendaient à avancer, à tirer des leçons, à répondre à des questions posées dans les luttes précédentes. Par ailleurs, nous avons été capables de voir que la conscience politique des ouvriers polonais était en retard sur le niveau de la lutte. Ils formulaient des revendications générales qui allaient au-delà de questions simplement économiques, mais la domination du syndicalisme, de la démocratie et de la religion était très forte et tendait à déformer toute tentative d'avancer sur le terrain explicitement politique. Nous avons vu aussi la capacité de la bourgeoisie mondiale à s'unir contre la grève de masse en Pologne, en particulier via la création de Solidarnosc.
Mais nos efforts pour analyser les manœuvres de la bourgeoisie contre la classe ouvrière ont aussi donné naissance à une tendance très fortement empirique, marquée par "le bon sens commun", le plus clairement exprimée par le "clan" Chénier (voir note 3). Lorsque nous avons observé la stratégie politique de la bourgeoisie à la fin des années 1970 – stratégie de la droite au pouvoir et de la gauche dans l'opposition dans les pays centraux du capitalisme - nous avons dû approfondir la question du machiavélisme de la bourgeoisie. Dans l'article de la Revue internationale n° 31 sur la conscience et l'organisation de la bourgeoisie, nous examinions comment l'évolution du capitalisme d'État avait permis à cette classe de développer activement des stratégies contre la classe ouvrière. Dans une grande mesure, la majorité du mouvement révolutionnaire avait oublié que l'analyse marxiste de la lutte de classe est une analyse des deux classes principales de la société, pas seulement des avancées et des reculs du prolétariat. Ce dernier n'est pas engagé dans une bataille dans le vide mais il est confronté à la classe la plus sophistiquée de l'histoire qui, malgré sa fausse conscience, a montré une capacité à tirer des leçons des événements historiques, surtout quand il s'agit de faire face à son ennemi mortel, et est capable de manipulations et de tromperies sans fin. Examiner les stratégies de la bourgeoisie était une donnée évidente pour Marx et Engels, mais nos tentatives de poursuivre cette tradition ont souvent été rejetées par beaucoup d'éléments comme relevant de la "théorie du complot" alors qu'eux-mêmes étaient "ensorcelés" par l'apparence des libertés démocratiques.
Analyser le "rapport de force" entre les classes nous amène également à la question du cours historique. Dans la même Revue internationale où a été publié le premier texte le plus important sur la gauche dans l'opposition (Revue n°18, 2e trimestre 1979, qui contient les textes du 3e Congrès du CCI) et en réponse aux confusions des Conférences internationales et dans nos propres rangs (par exemple la tendance RC/GCI 2 qui annonçait un cours à la guerre), nous avons publié une contribution cruciale sur la question du cours historique qui était une expression de notre capacité de poursuivre et développer l'héritage de la Gauche communiste. Ce texte s'attache à réfuter certaines des idées fausses les plus communes dans le milieu révolutionnaire, en particulier l'idée empirique qu'il n'est pas possible pour les révolutionnaires de faire des prévisions générales sur le cours de la lutte de classe. Contre une telle vision, le texte réaffirme que la capacité de définir une perspective pour le futur – et pas seulement l'alternative générale socialisme ou barbarie – est l'une des caractéristiques du marxisme et l'a toujours été. Plus particulièrement, le texte insiste sur le fait que les marxistes ont toujours fondé leur travail sur leur capacité à comprendre le rapport de forces particulier entre les classes dans une période donnée, comme nous l'avons vu précédemment dans la partie de ce rapport sur la "reprise historique du prolétariat. De même, le texte montre que l'incapacité à saisir la nature du cours avait amené des révolutionnaires dans le passé à commettre des erreurs sérieuses (par exemple, les désastreuses aventures de Trotsky dans les années 1930).
Une extension de cette vision agnostique du cours historique a été le concept, défendu en particulier par le BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire qui deviendra plus tard la TCI – Tendance Communiste Internationaliste – dont il sera question dans la suite de cet article), d'un cours "parallèle" vers la guerre et vers la révolution : “D'autres théories ont également surgi plus récemment suivant lesquelles "avec l'aggravation de la crise du capitalisme, ce sont les deux termes de la contradiction qui se renforcent en même temps : guerre et révolution ne s'excluraient pas mutuellement mais avanceraient de façon simultanée et parallèle sans qu'on puisse savoir laquelle arriverait à son terme avant l'autre". L'erreur majeure d'une telle conception est qu'elle néglige totalement le facteur lutte de classe dans la vie de la société, tout comme la conception développée par la Gauche italienne [la théorie de l’économie de guerre] pêchait par une surestimation de l'impact de ce facteur. Partant de la phrase du Manifeste communiste suivant laquelle "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte de classes", elle en faisait l'implication mécanique à l'analyse du problème de la guerre impérialiste en considérant celle-ci comme une réponse à la lutte de classe sans voir, au contraire, qu'elle ne pouvait avoir lieu qu'en l'absence de celle-ci ou grâce à sa faiblesse. Mais pour fausse qu'elle fût, cette conception se basait sur un schéma correct, l'erreur provenant d'une délimitation incorrecte de son champ d'application. Par contre, la thèse du ‘parallélisme et de la simultanéité du cours vers la guerre et la révolution’ fait carrément fi de ce schéma de base du marxisme car elle suppose que les deux principales classes antagonistes de la société puissent préparer leurs réponses respectives à la crise du système – la guerre impérialiste pour l'une et la révolution pour l'autre – de façon complètement indépendante l'une de l'autre, du rapport entre leurs forces respectives, de leurs affrontements. S'il ne peut même pas s'appliquer à ce que détermine toute l'alternative historique de la vie de la société, le schéma du Manifeste communiste n'a plus de raison d'exister et on peut ranger tout le marxisme dans un musée au rayon des inventions ‘farfelues’ de l'imagination humaine”.3
Bien qu'il ait fallu quatre ans avant que nous changions de façon formelle la formule "cours à la révolution", avant tout parce qu'elle contenait l'implication d'une sorte de progrès inévitable et même linéaire vers des confrontations révolutionnaires, nous avions compris que le cours historique n'était ni statique, ni prédéterminé, mais qu'il était sujet aux changements dans l'évolution du rapport de forces entre les classes. D'où notre "slogan" au début des années 1980 en réponse à l'accélération tangible des tensions impérialistes (en particulier l'invasion de l'Afghanistan par la Russie et la réponse qu'elle avait provoquée de la part de l'Occident) : les Années de Vérité. Vérité non seulement dans le langage brutal de la bourgeoisie et de ses nouvelles équipes de droite mais vérité également dans le sens où l'avenir même de l'humanité allait se décider. Il est certain qu'il y a des erreurs dans ce texte, en particulier l'idée de "la faillite totale" de l'économie et d'une "offensive" prolétarienne déjà existante, quand les luttes ouvrières étaient encore nécessairement sur un terrain fondamentalement défensif. Mais le texte montrait une réelle capacité de prévision, non seulement parce que les ouvriers polonais nous ont rapidement offert une claire preuve que le cours à la guerre n'était pas ouvert et que le prolétariat était capable de fournir une alternative mais, aussi, parce que les événements de 1980 se sont avérés décisifs, même si ce n'était pas de la façon dont nous l'avions envisagé au départ. Les luttes en Pologne ont été un moment clé dans un processus menant à l'effondrement du bloc de l'Est et à l'ouverture définitive de la phase de décomposition, l'expression de l'impasse sociale dans laquelle aucune classe n'était capable de mettre en avant son alternative historique.
La "deuxième vague" a aussi été la période pendant laquelle MC nous a exhortés à "descendre du balcon" et à développer la capacité à participer aux luttes, à mettre en avant des propositions concrètes pour l'auto-organisation et l'extension comme, par exemple, pendant la grève des sidérurgistes en France. Ceci donna lieu à un certain nombre d'incompréhensions, par exemple la proposition de distribuer un tract appelant les ouvriers des autres secteurs à rejoindre la marche des sidérurgistes à Paris a été considérée comme une concession au syndicalisme parce que cette marche était organisée par les syndicats. Mais la question qui se posait n'était pas abstraite – dénoncer les syndicats en général - il fallait montrer comment, dans la pratique, les syndicats s'opposaient à l'extension de la lutte et pousser en avant les tendances à remettre en cause les syndicats et à prendre en main l'organisation de la lutte. Que cela était une possibilité réelle, l'écho que certaines de nos interventions dans des meetings massifs formellement appelés par les syndicats ont reçu, comme à Dunkerque, le montre. La question des "groupes ouvriers" qui naissaient de ces luttes fut posée également.4 Mais tout cet effort d'intervention active dans les luttes a eu également un aspect "négatif", l'apparition de tendances immédiatistes et activistes qui réduisaient le rôle de l'organisation révolutionnaire à apporter une assistance pratique aux ouvriers. Dans la grève des dockers de Rotterdam, nous avons joué un rôle de "porteurs d'eau" pour le comité de grève, ce qui donna lieu à une contribution extrêmement importante de MC5 qui établit de façon systématique comment le passage de l'ascendance à la décadence avait apporté de profonds changements dans la dynamique de la lutte de classe prolétarienne et donc à la fonction première de l'organisation révolutionnaire qui ne pouvait plus se considérer comme "l'organisateur" de la classe, mais comme une minorité lucide qui fournit une direction politique. Malgré cette clarification vitale, une minorité de l'organisation tomba encore plus dans l'ouvriérisme et l'activisme, caractérisés par l'opportunisme envers le syndicalisme manifesté dans le clan Chénier qui voyait les comités de grève syndicaux de la grève de la sidérurgie en Grande-Bretagne comme des organes de classe, tout en refusant en même temps de reconnaître la signification historique du mouvement de Pologne. Le texte de la Conférence extraordinaire de 1982 sur la fonction de l'organisation identifiait beaucoup de ces erreurs.6
La deuxième vague de luttes a touché à sa fin avec la répression en Pologne et cela a aussi accéléré le développement d'une crise dans le milieu révolutionnaire (la rupture des conférences internationales, la scission dans le CCI 7, l'effondrement du PCI : voir les Revue internationale n°28 et 32). Mais nous avons continué à développer notre compréhension théorique, en particulier en soulevant la question de la généralisation internationale comme prochaine étape de la lutte, et par le débat sur la critique de la théorie du maillon faible (voir Revue n°31 et 37). Ces deux questions, qui sont liées entre elles, font partie de l'effort pour comprendre la signification de la défaite en Pologne. A travers ces discussions nous avons vu que la clé de nouveaux développements majeurs de la lutte de classe mondiale – que nous définissions non seulement en termes d'auto-organisation et d'extension, mais de généralisation et de politisation internationales - résidait en Europe occidentale. Les textes sur la généralisation et d'autres polémiques réaffirmaient aussi que ce n'était pas la guerre qui constituait les meilleures conditions pour la révolution prolétarienne, comme la plupart des groupes de la tradition de la Gauche italienne continuaient à le défendre, mais la crise économique ouverte ; et c'était précisément cette perspective qui avaient été ouverte après 1968. Finalement, à la suite de la défaite en Pologne, certaines analyses clairvoyantes sur la rigidité sous-jacente des régimes staliniens furent mises en avant dans des articles tels que "La crise économique en Europe de l'Est et les armes de la bourgeoisie contre le prolétariat" dans la Revue internationale n°34. Ces analyses furent la base de notre compréhension des mécanismes de l'effondrement du bloc de l'Est après 1989.
Une nouvelle vague de luttes fut annoncée par les grèves du secteur public en Belgique et confirmée au cours des années suivantes par la grève des mineurs en Grande-Bretagne, les luttes des travailleurs des chemins de fer et de la santé en France, des chemins de fer et de l'éducation en Italie, des luttes massives en Scandinavie, en Belgique de nouveau en 1986, etc. Quasiment chaque numéro de la Revue internationale de cette période comporte un article éditorial sur la lutte de classe et nous avons publié les différentes résolutions des congrès sur la question. Il est certain que nous tentions de situer ces luttes dans un contexte historique plus large. Dans les Revue internationale n°39 et 41, nous avons publié des articles sur la méthode nécessaire pour analyser la lutte de classe, cherchant à répondre à l'empirisme et au manque de cadre dominant dans le milieu qui pouvait passer d'une grande sous-estimation à des exagérations soudaines et absurdes. Le texte de la Revue n°41 en particulier réaffirmait certains éléments fondamentaux sur la dynamique de la lutte de classe – son caractère irrégulier, fait de "vagues", provenant du fait que la classe ouvrière est la première classe révolutionnaire à être une classe exploitée et qu'elle ne peut avancer de victoire en victoire comme la bourgeoisie mais doit passer par un processus de douloureuses défaites qui peuvent être le tremplin de nouvelles avancées de la conscience. Ce contour en dents de scie de la lutte de classe est encore plus prononcé dans la période de décadence de sorte que, pour comprendre la signification d'une explosion particulière de luttes de classe, nous ne pouvons l'examiner isolément comme une "photographie" : nous devons la situer dans une dynamique plus générale qui nous ramène à la question du rapport de forces entre les classes et du cours historique.
Au cours de la même période s'est développé le débat sur le centrisme par rapport au conseillisme qui, dans un premier temps, s'est posé sur le plan théorique – le rapport entre conscience et lutte ainsi que la question de la maturation souterraine de la conscience (voir l'article à ce sujet dans la Revue internationale n°43). Ces débats ont permis au CCI de faire une critique importante de la vision conseilliste selon laquelle la conscience ne se développe qu'au moment des luttes ouvertes et d'élaborer la distinction entre deux dimensions de la conscience : celle de son extension et celle de sa profondeur ("la conscience de – ou dans – la classe et la conscience de classe", une distinction qui fut immédiatement considérée comme "léniniste" par la future tendance FECCI). La polémique avec la CWO sur la question de la maturation souterraine notait des similarités entre les visions conseillistes de notre "tendance" et la vision de la CWO qui, à ce moment-là, défendait ouvertement la théorie kautskyste de la conscience de classe (comprise comme importée de l'extérieur à la classe ouvrière par les intellectuels bourgeois). L'article cherchait à avancer dans la vision marxiste des rapports entre l'inconscient et le conscient tout en faisant la critique de la vision de la CWO relevant du "bon sens" commun.
Il est un autre domaine dans lequel la lutte contre le conseillisme n'avait pas été menée jusqu'au bout : tout en reconnaissant en théorie que la conscience de classe peut se développer en dehors des périodes de lutte ouverte, il y avait une tendance de longue date à espérer que, néanmoins, du fait que nous ne vivions plus dans une période de contre-révolution, la crise économique provoquerait des sauts soudains dans la lutte de classe et la conscience de classe. La conception conseilliste d'un lien automatique entre la crise et la lutte de classe revenait ainsi par la fenêtre et, depuis lors, elle est revenue souvent nous hanter, y compris dans la période qui a suivi le crash de 2008.
Un prolétariat à l'offensive ? Les difficultés de la politisation
Appliquant l'analyse que nous avions développée dans le débat sur le maillon faible, nos principaux textes sur la lutte de classe dans cette période reconnaissent l'importance d'un nouveau développement de la lutte de classe dans les pays centraux d'Europe. Les "Thèses sur la lutte de classe [17]" (1984) publiées dans la Revue internationale n°37 soulignent les caractéristiques de cette vague :
"Les caractéristiques de la vague présente, telles qu'elles se sont déjà manifestées et qui vont se préciser de plus en plus, sont les suivantes :
Le plus important de ces "pièges et mystifications" fut le déploiement du syndicalisme de base contre les vraies tendances à l'auto-organisation des ouvriers, une tactique assez sophistiquée capable de créer des coordinations prétendument antisyndicales qui, en réalité, servaient de dernier rempart du syndicalisme. Mais tout en n'étant en aucune façon aveugles vis-à-vis des dangers auxquels était confrontée la lutte de classe, les Thèses, comme le texte sur les Années de Vérité, contenaient toujours la notion d'une offensive du prolétariat et prévoyaient que la troisième vague atteindrait un niveau supérieur aux précédentes, ce qui impliquait qu'elle atteindrait nécessairement le stade de la généralisation internationale.
Le fait que le cours soit à des confrontations de classe n'implique pas que le prolétariat soit déjà à l'offensive : jusqu'à la veille de la révolution, ses luttes seront essentiellement défensives face aux attaques incessantes de la classe dominante. De telles erreurs étaient le produit d'une tendance de longue date à surestimer le niveau immédiat de la lutte de classe. C'était souvent en réaction à l'incapacité du milieu prolétarien à voir plus loin que le bout de son nez, thème souvent développé dans nos polémiques et, aussi, dans la Résolution sur la situation internationale du 6e Congrès du CCI en 1985, publiée dans la Revue internationale n°44, qui contient un long passage sur la lutte de classe. Cette partie est une excellente démonstration de la méthode historique du CCI pour analyser la lutte de classe, une critique du scepticisme et de l'empirisme qui dominaient le milieu, et elle identifie aussi la perte des traditions historiques et la rupture entre la classe et ses organisations politiques comme les faiblesses clé du prolétariat. Mais, rétrospectivement, elle insiste trop sur la désillusion envers la gauche et en particulier envers les syndicats, et sur la croissance du chômage comme facteurs potentiels de radicalisation de la lutte de classe. Elle n'ignore pas les aspects négatifs de ces phénomènes mais ne voit pas comment, avec l'arrivée de la phase de décomposition, le désillusionnement passif vis-à-vis des anciennes organisations ouvrières et la généralisation du chômage, en particulier parmi les jeunes, pourraient devenir de puissants éléments de démoralisation du prolétariat et saper son identité de classe. Il est également parlant, par exemple, qu'en 1988 (Revue internationale n°54), nous continuions à publier une polémique sur la sous-estimation de la lutte de classe dans le camp prolétarien. Les arguments sont corrects en général mais ils montrent aussi le manque de conscience de ce qui se profilait – l'effondrement des blocs et le reflux le plus long que nous ayons connu.
Mais, vers la fin des années 1980, il est devenu clair, pour une minorité d'entre nous au moins, que le mouvement en avant de la lutte de classe qui avait été analysé dans tant d'articles et de résolutions au cours de cette période, s'enlisait. Il y eut un débat à ce sujet au 8e Congrès du CCI (Revue internationale n°59), en particulier par rapport à la question de la décomposition et de ses effets négatifs sur la lutte de classe. Une partie considérable de l'organisation voyait la "troisième vague" se renforcer sans cesse et l'impact de certaines défaites était sous-estimé. Cela avait été le cas notamment pour la grève des mineurs en Grande-Bretagne dont la défaite n'arrêta pas la vague mais qui eut un effet à long terme sur la confiance de la classe ouvrière en elle-même et pas seulement dans ce pays, tout en renforçant l'engagement de la bourgeoisie dans le démantèlement des "vieilles" industries. Le 8e Congrès fut aussi celui où fut émise l'idée que, désormais, les mystifications bourgeoises "ne duraient pas plus que trois semaines".
La discussion sur le centrisme envers le conseillisme avait soulevé le problème de la fuite du prolétariat vis-à-vis de la politique mais nous ne fumes pas capables d'appliquer cette question à la dynamique du mouvement de classe, en particulier à la question de son manque de politisation, de sa difficulté à développer une perspective même lorsque les luttes étaient auto-organisées et montraient une tendance à s'étendre. Nous pouvons même dire que le CCI n'a jamais développé une critique adéquate de l'impact de l'économisme et de l'ouvriérisme dans ses propres rangs, le menant à sous-estimer l'importance des facteurs qui poussent le prolétariat au-delà des limites du lieu de travail et des revendications économiques immédiates.
Ce n'est qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est que nous avons vraiment pu saisir tout le poids de la décomposition et que nous avons prévu alors une période de nouvelles difficultés pour le prolétariat (Revue internationale n°60). Ces difficultés dérivaient précisément de l'incapacité de la classe ouvrière à développer sa perspective, mais allaient être activement renforcées par la vaste campagne idéologique de la classe dominante sur le thème de "la mort du communisme" et de la fin de la lutte de classe.
Suite à l'effondrement du bloc de l'Est, confrontée au poids de la décomposition et des campagnes anti-communistes de la classe dominante, la lutte de classe a subi un reflux qui s'est avéré très profond. Malgré quelques expressions de combattivité au début des années 1990 et de nouveau à la fin de celles-ci, le reflux devait persister au siècle suivant, tandis que la décomposition avançait de façon visible, (exprimée le plus clairement dans l'attaque des Twin Towers et les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak qui l'ont suivie). Face à l'avancée de la décomposition, nous avons été obligés de réexaminer toute la question du cours historique dans un rapport pour le 14e Congrès (publié dans la Revue internationale n°107 [18]). D'autres textes notables sur ce thème ont été produits : "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans les Revue n°103 [19] et 104 [20] et la Résolution sur la situation internationale du 15e Congrès du CCI [21] (2003), Revue n°113).
Le rapport sur le cours historique de 2001 après avoir réaffirmé les acquis théoriques des révolutionnaires du passé et notre propre cadre tel qu'il est développé dans le document du 3e Congrès, est centré sur les modifications apportées par l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, où la tendance à la guerre mondiale est contrecarrée non seulement par l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser le prolétariat mais, aussi, par la dynamique centrifuge du "chacun pour soi" qui impliquait des difficultés grandissantes pour la reformation de blocs impérialistes. Cependant, comme la décomposition contient le risque d'une descente graduelle dans le chaos et la destruction irrationnelle, elle crée d'immenses dangers pour la classe ouvrière et le texte réaffirme le point de vue des Thèses d'origine selon lequel la classe pourrait être graduellement écrasée par l'ensemble de ce processus au point de ne plus être capable de se dresser contre la marée de la barbarie. Le texte tente aussi de distinguer entre les événements matériels et idéologiques impliqués dans le processus de "broyage" : les éléments idéologiques émergeant spontanément du sol du capitalisme en déclin et les campagnes consciemment orchestrées par la classe dominante, comme la propagande sans fin sur la mort du communisme. En même temps, le texte identifiait des éléments matériels plus directs comme le démantèlement des anciens centres industriels qui avaient souvent été au cœur de la combattivité ouvrière au cours des précédentes vagues de luttes (les mines, la sidérurgie, les docks, les usines automobile, etc.). Mais, tandis que ce nouveau rapport ne cherchait pas à masquer les difficultés qu'affrontait la classe, il examinait les signes de reprise de la combattivité et les difficultés persistantes de la classe dominante à entraîner la classe ouvrière dans ses campagnes guerrières et concluait que les potentialités de revitalisation de la lutte de classe étaient toujours intactes ; et cela allait se confirmer deux ans après, dans les mouvements sur les "réformes des retraites" en Autriche et en France (2003).
Dans le rapport sur la lutte de classe dans la Revue internationale n°117 [22], nous identifions un tournant, une reprise de la lutte manifestée dans ces mouvements sur les retraites et dans d'autres expressions. Cela se confirma dans de nouveaux mouvements en 2006 et en 2007 comme lors du mouvement contre le CPE en France et dans les luttes massives dans l'industrie textile et dans d'autres secteurs en Égypte. Le mouvement des étudiants en France fut en particulier un témoignage éloquent de l'existence d'une nouvelle génération de prolétaires confrontée à un avenir très incertain (voir les "Thèses sur le mouvement des étudiants en France [23]" dans la Revue n°125 et aussi l'éditorial de ce même numéro). Cette tendance fut confirmée par la suite par la "jeunesse" en Grèce en 2008-2009, la révolte étudiante en Grande-Bretagne en 2010 et, par-dessus tout, par le printemps arabe et les mouvements des Indignados et d'Occupy en 2011-2013 qui ont donné lieu à plusieurs articles de la Revue internationale, en particulier celui de la Revue n°147 [24]. Il y eut clairement des acquis dans ces mouvements – l'affirmation de la forme assemblée, un engagement plus direct envers des questions politiques et morales, un clair sens internationaliste, éléments sur la signification desquels nous reviendrons plus tard. Dans notre rapport au BI plénier d'octobre 2013, nous avons critiqué le rejet économiste et ouvriériste de ces mouvements et la tentative de voir le cœur de la lutte de classe mondiale dans les nouvelles concentrations industrielles d'Extrême-Orient. Mais nous n'avons pas caché le problème fondamental révélé dans ces révoltes : la difficulté pour leurs jeunes protagonistes de se concevoir comme faisant partie de la classe ouvrière, l'énorme poids de l'idéologie de la citoyenneté et donc du démocratisme. La fragilité de ces mouvements fut clairement indiquée au Moyen-Orient où nous avons pu voir depuis lors de claires régressions de la conscience (comme en Egypte et en Israël) et, en Libye et en Syrie, une chute quasi immédiate dans la guerre impérialiste. Il y a eu d'authentiques tendances à la politisation dans ces mouvements puisqu'ils ont posé des questions profondes sur la nature même du système social existant et, comme lors des précédents surgissements dans les années 2000, ils produisirent une minuscule minorité d'éléments en recherche mais, au sein de cette minorité, il existait une immense difficulté à aller vers un engagement militant révolutionnaire. Même lorsque ces minorités semblaient avoir échappé aux chaînes les plus évidentes de l'idéologie bourgeoise se décomposant, elles les ont souvent rencontrées sous des formes plus subtiles et plus radicales qui sont cristallisées dans l'anarchisme, la théorie de la "communisation" et des tendances similaires, toutes fournissant une preuve supplémentaire que nous avions tout-à-fait raison de voir "le conseillisme comme le plus grand danger" dans les années 1980 puisque tous ces courants échouent précisément sur la question des instruments politiques de la lutte de classe et, avant tout, l'organisation révolutionnaire.
Un bilan complet de ces mouvements (et de nos discussions à ce sujet) n'a pas encore été fait et on ne peut le faire ici. Mais il semble que le cycle de 2003-2013 touche à sa fin et que nous sommes face à une nouvelle période de difficultés 8. C'est particulièrement évident au Moyen-Orient où les protestations sociales ont rencontré la répression la plus rude et la barbarie impérialiste ; et cette involution terrible ne peut qu'avoir un effet déprimant sur les ouvriers du monde entier. De toute façon, si nous nous rappelons notre analyse du développement inégal de la lutte de classe, le reflux après ces explosions est inévitable et, pour quelque temps, cela tendra à exposer plus la classe à l'impact nocif de la décomposition.
“... Selon les rapports, vous avez dit que j'avais prévu l'effondrement de la société bourgeoise en 1898. Il y a une légère erreur quelque part. Tout ce que j'ai dit, c'est que nous pourrions peut-être prendre le pouvoir d'ici 1898. Si cela n'arrive pas, la vieille société bourgeoise pourrait encore végéter un moment, pourvu qu'une poussée de l'extérieur ne fasse pas s'effondrer toute la vieille bâtisse pourrie. Un vieil emballage moisi comme ça peut survivre à sa mort intérieure fondamentale encore quelques décennies si l'atmosphère n'est pas troublée” (Engels à Bebel, 24-26 octobre 1891).
Dans ce bref passage, l'erreur est si évidente qu'il n'est pas nécessaire de la commenter : l'idée de la classe ouvrière venant au pouvoir en 1898 était une illusion probablement générée par la croissance rapide du parti social-démocrate en Allemagne. Une dérive réformiste se mélange à un optimisme exagéré et à une impatience qui, dans le Manifeste communiste, avaient donné lieu à la formulation selon quoi "la chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont inévitables" (et peut-être pas si loin). Mais à côté de cela, il y a une idée très valable : une société condamnée par l'histoire peut encore maintenir son "vieil emballage moisi" longtemps après que le besoin de la remplacer ait surgi. En fait non des décennies mais un siècle après la Première Guerre mondiale, nous voyons la sinistre détermination de la bourgeoisie de maintenir son système en vie quel qu'en soit le prix pour l'avenir de l'humanité.
La plupart de nos erreurs des quarante dernières années semblent résider dans la sous-estimation de la bourgeoisie, de la capacité de cette classe à maintenir son système pourri et donc de l'immensité des obstacles auxquels fait face la classe ouvrière pour assumer ses tâches révolutionnaires. Pour faire le bilan des luttes de 2003-2013, ce doit être un élément-clé.
Le rapport pour le 21e Congrès de la section en France en 2014 [25] réaffirme l'analyse du tournant : les luttes de 2003 ont soulevé la question-clé de la solidarité et le mouvement de 2006 contre le CPE en France fut un mouvement profond qui prit la bourgeoisie par surprise et la força à reculer car il posait le réel danger d'une extension aux travailleurs actifs. Mais à sa suite, il y a eu tendance à oublier la capacité de la classe dominante à récupérer de tels chocs et à renouveler son offensive idéologique et ses manœuvres, en particulier quand il s'agit de restaurer l'influence des syndicats. Nous avons vu cela en France dans les années 1980 avec le développement des coordinations et nous l'avons vu à nouveau en 1995 mais, comme le souligne le rapport du dernier Congrès de la section en France, nous l'avons oublié dans nos analyses des mouvements en Guadeloupe et dans les luttes sur les retraites en 2010 qui ont effectivement épuisé le prolétariat français et l'ont empêché d'être réceptif au mouvement en Espagne l'année suivante. Et de nouveau, malgré notre insistance passée sur l'énorme impact des campagnes anti-communistes, le rapport à ce Congrès suggère également que nous avons trop rapidement oublié que les campagnes contre le marxisme et contre le communisme ont toujours un poids considérable sur la nouvelle génération qui est apparue pendant la précédente décennie.
Certaines autres faiblesses au cours de cette période commencent seulement à être reconnues.
Dans nos critiques de l'idéologie des "anticapitalistes" des années 1990, avec leur insistance sur la mondialisation comme étant une phase totalement nouvelle dans la vie du capitalisme – et des concessions faites dans le mouvement prolétarien à cette idéologie, en particulier par le BIPR qui semblait mettre en question la décadence – nous n'avons pas reconnu les éléments de vérité au cœur de cette mythologie : que la nouvelle stratégie de "la mondialisation" et le néo-libéralisme ont permis à la classe dominante de résister aux récessions des années 1980 et même à ouvrir de vraies possibilités d'expansion dans des zones où les anciennes divisions entre blocs et les modèles économiques semi-autarciques avaient érigé de considérables barrières au mouvement du capital. L'exemple le plus évident de ce développement est évidemment la Chine dont nous n'avons pas pleinement anticipé la montée au statut de "superpuissance", bien que depuis les années 1970 et la rupture entre la Russie et la Chine nous ayons toujours reconnu que c'était une sorte d'exception à la règle de l'impossible "indépendance" par rapport à la domination des deux blocs. Nous avons donc été en retard pour comprendre l'impact qu'allait avoir sur le développement global de la lutte de classe l'émergence de ces énormes concentrations industrielles dans certaines de ces régions.. Les raisons théoriques sous-jacentes de notre incapacité à prévoir la montée de la Nouvelle Chine devront être recherchées plus en profondeur dans les discussions sur notre analyse de la crise économique.
De façon peut-être plus significative, nous n'avons pas investigué de façon adéquate le rôle joué par l'effondrement de beaucoup d'anciens centres de combattivité de classe dans les pays centraux en sapant l'identité de classe. Nous avons eu raison d'être sceptiques envers les analyses purement sociologiques de la conscience de classe mais le changement de composition de la classe ouvrière dans les pays centraux, la perte des traditions de lutte, le développement des formes de travail les plus atomisées, ont certainement contribué à l'apparition de générations de prolétaires qui ne se voient plus comme partie de la classe ouvrière, même quand ils s'engagent dans la lutte contre les attaques de l'État, comme on l'a vu pendant les mouvements des Occupy et des Indignados en 2011-2013. Particulièrement important est le fait que l'échelle des "délocalisations" qui ont eu lieu dans les pays occidentaux résultait souvent de défaites majeures – les mineurs en Grande-Bretagne, les sidérurgistes en France à titre d'exemple. Ces questions, bien que soulevées dans le rapport de 2001 sur le cours historique, n'ont pas vraiment été traitées et ont été reposées dans le rapport de 2013 sur la lutte de classe. C'est là un retard très important et nous n'avons toujours pas incorporé ce phénomène dans notre cadre, ce qui requerrait certainement une réponse aux tentatives erronées de courants comme les autonomistes et la TCI pour théoriser la "recomposition" de la classe ouvrière.
En même temps, la prévalence du chômage à long terme ou de l'emploi précaire a exacerbé la tendance à l'atomisation et à la perte de l'identité de classe. Les luttes autonomes des chômeurs, capables de se relier aux luttes des ouvriers actifs, furent bien moins significatives que nous l'avions prévu dans les années 1970 et 1980 (cf. Les "Thèses sur le chômage [26]" dans la Revue internationale n°14 ou la Résolution sur la situation internationale du 6e Congrès du CCI évoquée plus haut) et de nombreux chômeurs et employés précaires sont tombés dans la lumpenisation, la culture de bandes ou les idéologies politiques réactionnaires. Les mouvements des étudiants en France en 2006 et les révoltes sociales vers la fin de la décennie du nouveau siècle commencèrent à apporter des réponses à ces problèmes, offrant la possibilité d'intégrer les chômeurs dans les manifestations de masse et les assemblées de rue, mais c'était toujours dans un contexte où l'identité de classe est encore très faible.
Notre principale insistance pour expliquer la perte de l'identité de classe a porté sur le plan idéologique, soit en tant que produit immédiat de la décomposition (chacun-pour-soi, culture de bande, fuite dans l'irrationalité, etc.) ou bien par l'utilisation délibérée des effets de la décomposition par la classe dominante – de façon la plus évidente, les campagnes sur la mort du communisme mais, aussi, l'assaut idéologique au jour le jour des médias et de la publicité autour de fausses révoltes, l'obsession du consumérisme et des célébrités, etc. C'est évidemment vital mais, d'une certaine façon, nous n'avons fait que commencer à investiguer comment ces mécanismes idéologiques opèrent au niveau le plus profond – une tâche théorique clairement posée par les "Thèses sur la morale" 9 et dans nos efforts pour développer et appliquer la théorique marxiste de l'aliénation.
L'identité de classe n'est pas, comme la TCI l'a parfois défendu, une sorte de sentiment simplement instinctif ou à demi-conscient qu'auraient les ouvriers, qu'il faudrait distinguer de la véritable conscience de classe préservée par le parti. Elle est elle-même une partie intégrante de la conscience de classe, fait partie du processus où le prolétariat se reconnaît en tant que classe distincte avec un rôle et un potentiel uniques dans la société capitaliste. De plus, elle n'est pas limitée au domaine purement économique mais dès le début comportait un puissant élément culturel et moral : comme Rosa Luxemburg l'écrivait, le mouvement ouvrier ne se limite pas à une question de "couteau et de fourchette" mais est "un grand mouvement culturel". Le mouvement ouvrier du 19e siècle a donc incorporé non seulement les luttes pour les revendications économiques et politiques immédiates mais aussi l'organisation de l'éducation, des débats sur l'art et sur la science, des activités de sport et de loisir, etc. Le mouvement fournissait tout un milieu dans lequel les prolétaires et leurs familles pouvaient s'associer en dehors des lieux de travail, renforçant la conviction que la classe ouvrière était le véritable héritier de tout ce qui était sain dans les précédentes expressions de la culture humaine. Ce genre de mouvement de la classe ouvrière a atteint son summum dans la période de la social-démocratie mais c'était aussi les prémisses de sa chute. Ce qui fut perdu dans la grande trahison de 1914, ce fut non seulement l'Internationale et les anciennes formes d'organisation politique et économique mais, aussi, un milieu culturel plus vaste qui ne survécut que dans la caricature constituée par les "fêtes" des partis staliniens et gauchistes. 1914 constitua donc le premier de toute une série de coups contre l'identité de classe au cours du siècle passé : la dissolution politique de la classe dans la démocratie et dans l'antifascisme dans les années 1930 et 1940, l'assimilation du communisme au stalinisme, la rupture de la continuité organique avec les organisations et les traditions du passé apportée par la contre-révolution : bien avant l'ouverture de la phase de décomposition, ces traumatismes pesaient déjà lourdement sur la capacité du prolétariat à se constituer en classe avec un réel sens de lui-même en tant que force sociale portant en lui "la dissolution de toutes les classes". Ainsi, toute investigation du problème de la perte de l'identité de classe devra revenir sur l'ensemble de l'histoire du mouvement ouvrier et ne pas se restreindre aux dernières décennies. Même si c'est dans les dernières décennies que le problème est devenu si aigu et si menaçant pour l'avenir de la lutte de classe, c'est seulement l'expression concentrée de processus qui ont une histoire bien plus longue.
Pour revenir au problème de notre sous-estimation de la classe dominante : la culmination de notre sous-estimation de longue date de l'ennemi - et qui constitue aussi la plus grande faiblesse de nos analyses - a été atteinte après le crash financier de 2007-08, quand est revenue au premier plan une ancienne tendance à considérer que la classe dominante au centre du système aurait plus ou moins épuisé toutes les options, que l'économie aurait atteint une impasse totale. Ceci ne pouvait qu'augmenter les sentiments de panique, exacerber l'idée souvent non exprimée et tacite selon laquelle la classe ouvrière et le minuscule mouvement révolutionnaire étaient face à leur dernière chance, ou avaient déjà "raté le coche". Certaines formulations sur la dynamique de la grève de masse avaient nourri cet immédiatisme. En réalité, nous n'avions pas tort de voir des "germes" de la grève de masse dans le mouvement des étudiants en France en 2006, ou dans d'autres comme celui des sidérurgistes en Espagne la même année, celui d'Egypte en 2007, au Bangladesh ou ailleurs. Notre erreur réside dans le fait d'avoir pris la graine pour la fleur et de ne pas avoir compris que la période de germination ne pouvait qu'être longue. Il est clair que ces erreurs d'analyse étaient très liées aux déformations activistes et opportunistes de notre intervention au cours de cette période, bien que ces erreurs doivent également être comprises dans la discussion plus large de notre rôle comme organisation (voir le texte sur le travail de la fraction).
"Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd'hui, il doit pouvoir recommencer demain dans les mêmes conditions de vigueur et de santé. Il faut donc que la somme des moyens de subsistance suffise pour l'entretenir dans son état de vie normal.
Les besoins naturels, tels que nourriture, vêtements, chauffage, habitation, etc., diffèrent suivant le climat et autres particularités physiques d'un pays. D'un autre côté le nombre même de soi-disant besoins naturels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un produit historique, et dépend ainsi, en grande partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la classe salariée dans chaque pays, le milieu historique où elle s'est formée, continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les habitudes, les exigences et par contrecoup les besoins qu'elle apporte dans la vie. La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique, ce qui la distingue des autres marchandises." (Marx, Le Capital, volume I, chapitre 6).
Aborder Le Capital sans vraiment saisir que Marx cherche à comprendre le fonctionnement de rapports sociaux particuliers qui sont le produit de milliers d'années d'histoire et qui, comme d'autres rapports sociaux, sont condamnés à disparaître, c'est se trouver ensorcelé par la vision réifiée du monde que l'étude de Marx a pour but de combattre. Cette démarche affecte tous les marxologues intellectuels, qu'ils se considèrent comme de confortable professeurs ou des communistes ultra-radicaux, qui tendent à analyser le capitalisme comme un système auto-suffisant, aux lois éternelles, opérant de la même façon dans toutes les conditions historiques, pendant la décadence du système comme dans son ascendance. Mais les remarques de Marx sur la valeur de la force de travail nous ouvrent les yeux sur ce point de vue purement économique sur le capitalisme et montrent en quoi les facteurs "historiques et moraux" jouent un rôle crucial dans la détermination d'un fondement "économique" de cette société : la valeur de la force de travail. En d'autres termes, contrairement aux affirmations de Paul Cardan (alias Castoriadis, le fondateur du groupe Socialisme ou Barbarie) pour qui Le Capital était un livre sans lutte de classe, Marx défend que l'affirmation de la dignité humaine par la classe exploitée - la dimension morale par excellence – ne peut pas, par définition, être retranchée d'un examen scientifique de la façon dont opère le système capitaliste. Dans la même phrase, Marx répond aussi à ceux qui le considèrent comme un relativiste moral, comme un penseur qui rejette toute morale comme étant des phrases creuses et hypocrites provenant de telle ou telle classe dominante.
Aujourd'hui, le CCI est obligé d'approfondir sa compréhension de l' "élément historique et moral" dans la situation de la classe ouvrière – historique non seulement dans le sens des luttes des 40 dernières années ou des 80 ou des 100 dernières années, ou même depuis les tout premiers mouvements des ouvriers à l'aube du capitalisme, mais dans le sens de la continuité et de la rupture entre les luttes de la classe ouvrière et celles des précédentes classes exploitées et, au-delà de cela, avec toutes les tentatives précédentes de l'espèce humaine pour surmonter les entraves à la réalisation de ses vraies potentialités, pour libérer "ses facultés qui sommeillent", comme Marx définit la caractéristique centrale du travail humain en soi. C'est là que l'histoire et l'anthropologie se rejoignent et parler d'anthropologie, c'est parler de l'histoire de la morale. D'où l'importance des "Thèses sur la morale" et de la discussion de celles-ci.
En extrapolant à partir des Thèses, nous pouvons noter certains moments-clés qui marquent la tendance à l'unification de l'espèce humaine : le passage de la horde au communisme primitif plus large, l'avènement de "l'âge axial" en lien avec la généralisation naissante des rapports marchands qui ont vu l'émergence de la plupart des religions du monde, expressions dans l'"esprit" de l'unification d'une humanité qui ne pouvait cependant pas être unie en réalité ; l'expansion globale du capitalisme ascendant qui, pour la première fois, tendait à unifier l'humanité sous le règne il est vrai brutal d'un mode de production unique ; la première vague révolutionnaire qui contenait la promesse d'une communauté humaine matérielle. Cette tendance a reçu un terrible coup avec le triomphe de la contre-révolution et ce n'est pas par hasard si, à la veille de la guerre la plus barbare de l'histoire, Trotski en 1938 pouvait déjà parler de "crise de l'humanité". Il est clair qu'il avait à l'esprit comme preuve de cette crise la Première Guerre mondiale, la Russie stalinienne, la Grande Dépression et la marche vers la Deuxième Guerre mondiale, mais c'était peut-être par-dessus tout l'image de l'Allemagne nazie (même s'il ne vécut pas pour être témoin des expressions les plus horribles de ce régime barbare) qui confirmait cette idée, celle que l'humanité elle-même était soumise à un test, parce qu'ici avait lieu un processus sans précédent de régression au sein de l'un des berceaux de la civilisation bourgeoise : la culture nationale qui avait donné naissance à Hegel, Beethoven, Goethe succombait maintenant à la domination des voyous, des occultistes et des nihilistes, motivés par un programme qui cherchait à mettre un point final à toute possibilité d'une humanité unifiée.
Dans la décomposition, cette tendance à la régression, ces signes que l'ensemble du progrès de l'humanité jusqu'à présent s'effondre sur lui-même, est devenue "normalisée" sur la planète. Ceci s'exprime avant tout dans le processus de fragmentation et de chacun pour soi : l'humanité, à un stade où la production et la communication sont plus unifiés que jamais, est en danger de se diviser et de se sous-diviser en nations, régions, religions, races, gangs, tout cela accompagné d'une régression tout aussi destructrice au niveau intellectuel avec la montée de nombreuses formes de fondamentalisme religieux, de nationalisme et de racisme. La montée de l'État islamique fournit un résumé de ce processus à l'échelle historique : là où par le passé l'Islam fut le produit d'une avancée morale et intellectuelle à travers et au-delà de toute la région, aujourd'hui l'Islamisme, sous sa forme sunnite comme sous sa forme chiite, est une pure expression de négation de l'humanité – de pogromisme, de misogynie et d'adoration de la mort.
Clairement, ce danger de régression contamine le prolétariat lui-même. Des parties de la classe ouvrière en Europe par exemple, ayant vu la défaite de toutes les luttes des années 1970 et 1980 contre la décimation de l'industrie et des emplois, sont ciblées avec succès par des partis racistes qui ont trouvé de nouveaux boucs-émissaires à accuser pour leur misère – les vagues d'immigrants vers les pays centraux, fuyant le désastre économique, écologique, militaire de leurs régions. Ces immigrants sont généralement plus "visibles" que ne l'étaient les Juifs dans l'Europe des années 1930, et ceux d'entre eux qui adoptent la religion musulmane peuvent se lier directement aux forces engagées dans les conflits impérialistes de leurs pays d' "accueil". Cette capacité de la droite plutôt que de la gauche à pénétrer des parties de la classe ouvrière (en France par exemple, d'anciens "bastions" du Parti communiste sont tombés dans le giron du Front National) est une expression significative d'une perte d'identité de classe : là où par le passé on pouvait voir les ouvriers perdre leurs illusions dans la gauche du fait de l'expérience du rôle qu'elle jouait dans le sabotage de leurs luttes, aujourd'hui l'influence déclinante de cette gauche est plus un reflet du fait que la bourgeoisie a moins besoin de forces de mystification prétendant agir au nom de la classe ouvrière parce que cette dernière est carrément moins capable de se voir comme une classe. Cela reflète aussi l'un des conséquences les plus significatives du processus global de décomposition et du développement inégal de la crise économique mondiale : la tendance de l'Europe et de l'Amérique du Nord à devenir des îlots de "santé" relative dans un monde devenu fou. L'Europe en particulier ressemble de plus en plus à un bunker aux stocks garnis se défendant contre des masses désespérées cherchant refuge contre une apocalypse générale. La réponse de "bon sens commun" de tous les assiégés, quelle que soit la rudesse du régime au sein du bunker, est de resserrer les rangs et de s'assurer que les portes du bunker sont soigneusement fermées. L'instinct de survie devient alors totalement séparé de tout sentiment ou de toute impulsion morale.
Les crises de "l'avant-garde" doivent aussi être situées au sein de ce processus d'ensemble : l'influence de l'anarchisme sur les minorités politisées générées par les luttes de 2003-13, avec sa fixation sur l'immédiat, le lieu de travail, la "communauté" ; la montée de l'ouvriérisme à la Mouvement communiste et son pôle opposé, la tendance "communisatrice" qui rejette la classe ouvrière come sujet de la révolution ; le glissement vers la banqueroute morale au sein de la Gauche communiste elle-même que nous analyserons dans d'autres rapports. Bref, l'incapacité de l'avant-garde révolutionnaire à saisir la réalité de la régression à la fois morale et intellectuelle balayant le monde et de lutter contre.
En réalité, la situation apparaît très grave. Cela a-t-il encore un sens de parler d'un cours historique vers les confrontations de classe ? La classe ouvrière aujourd'hui est aussi éloignée dans le temps de 1968 que 1968 l'était des débuts de la contre-révolution et, de plus, sa perte d'identité de classe signifie que la capacité à se réapproprier les leçons des luttes qui ont pu avoir lieu au cours des décennies précédentes a diminué. En même temps, les dangers inhérents au processus de décomposition – d'un épuisement graduel de la capacité du prolétariat à résister à la barbarie du capitalisme – ne sont pas statiques mais tendent à s'amplifier au fur et à mesure que le système social capitaliste s'enfonce plus profondément dans le déclin.
Le cours historique n'a jamais été déterminé pour toujours et la possibilité de confrontations de classe massives dans les pays-clés du capitalisme n'est pas une étape préétablie dans le voyage vers le futur.
Néanmoins nous continuons à penser que le prolétariat n'a pas dit son dernier mot, même quand ceux qui prennent la parole n'ont pas tellement conscience de parler pour le prolétariat.
Dans notre analyse des mouvements de classe de 1968-89, nous avions noté l'existence de certains hauts moments qui fournissaient une inspiration pour les luttes futures et un instrument pour mesurer leur progrès. Ainsi l'importance de 1968 en France soulevant la question d'une nouvelle société ; des luttes en Pologne en 1980 qui réaffirmaient les méthodes de la grève de masse ; de l'extension et de l'auto-organisation de la lutte, etc. Dans une grande mesure, ce sont des questions restées sans réponse. Mais nous pouvons aussi dire que les luttes de la dernière décennie ont également connu des points hauts, avant tout parce qu'elles ont commencé à poser la question-clé de la politisation que nous avons identifiée comme une faiblesse centrale des luttes du cycle précédent. De plus, ce qu'il y a de plus important dans ces mouvements – comme celui des étudiants en France en 2006 ou la révolte des Indignados en Espagne – c'est d'avoir posé beaucoup de questions montrant que, pour le prolétariat, la politique ce n'est pas "de savoir s'il faudrait garder ou faire sortir l'équipe gouvernementale", mais le changement des rapports sociaux ; que la politique du prolétariat concerne la création d'une nouvelle morale opposée à la vision du monde du capitalisme où l'homme est un loup pour l'homme. À travers leur "indignation" contre le gâchis de potentiel humain et le caractère destructeur du système actuel ; de par leurs efforts pour gagner les secteurs les plus aliénés de la classe ouvrière (l'appel des étudiants français à la jeunesse des banlieues) ; par le rôle d'avant-garde joué par les jeunes femmes, par leur démarche envers la question de la violence et la provocation policière, dans le désir pour le débat passionné dans les assemblées et l'internationalisme naissant de tant de slogans du mouvement 10, ces mouvements ont porté un coup à l'avancée de la décomposition et ont affirmé qu'y céder passivement n'était pas du tout la seule possibilité, qu'il était toujours possible de répondre au no-future de la bourgeoisie avec ses attaques incessantes contre la perspective du prolétariat par la réflexion et le débat sur la possibilité d'un autre type de rapports sociaux. Et, dans la mesure où ces mouvements étaient eux-mêmes forcés de s'élever à un certain niveau, de poser des questions sur tous les aspects de la société capitaliste - économiques, politiques artistiques, scientifiques et environnementaux - ils nous ont donné une idée de la façon dont un nouveau "grand mouvement culturel" pourrait réapparaître dans les feux de la révolte contre le système capitaliste.
Il y a certainement eu des moments où nous avons eu tendance à être emportés par l'enthousiasme pour ces mouvements et à perdre de vue leurs faiblesses, renforçant nos tendances à l'activisme et à des formes d'intervention qui n'étaient pas guidées par un point de départ théorique clair. Mais nous n'avons pas eu tort, en 2006 par exemple, de déceler des éléments de la grève de masse dans le mouvement contre le CPE. Il est certain que nous avons tendu à voir cela d'une manière immédiatiste plutôt que dans une perspective à long terme mais il n'y a pas à mettre en question le fait que ces révoltes ont réaffirmé la nature sous-jacente de la lutte de classe en décadence : des luttes qui ne sont pas organisées à l'avance par des organes permanents mais qui tendent à s'étendre à toute la société, qui posent le problème de nouvelles formes d'auto-organisation, qui tendent à intégrer la dimension politique à la dimension économique.
Evidemment la grande faiblesse de ces luttes fut que, dans une grande mesure, elles ne se considéraient pas comme prolétariennes, comme des expressions de la guerre de classe. Et si cette faiblesse n'est pas surmontée, les points forts de tels mouvements tendront à devenir des points faibles : les préoccupations morales dériveront vers une vague forme d'humanisme petit-bourgeois qui tombe facilement dans les politiques démocratiques et "citoyennes" – c'est-à-dire ouvertement bourgeoises ; les assemblées deviendront de simples parlements de rue où les débats ouverts sur les questions fondamentales sont remplacées par les manipulations des élites politiques et des revendications qui limitent le mouvement à l'horizon de la politique bourgeoise. Et ceci fut évidemment le destin des révoltes sociales de 2011-2013.
Il est nécessaire de lier la révolte de rue à la résistance des travailleurs actifs, aux divers produits du mouvement de la classe ouvrière ; de comprendre que cette synthèse ne peut que se baser sur une perspective prolétarienne pour l'avenir de la société et que celle-ci, à son tour, implique que l'unification du prolétariat doit inclure la restauration du lien entre la classe ouvrière et les organisations de révolutionnaires. Telle est la question non répondue, la perspective non assumée, posée non seulement par les luttes des dernières années mais aussi par toutes les expressions de la lutte de classe depuis 1968.
Contre le bon sens commun de l'empirisme qui ne peut voir le prolétariat que lorsqu'il apparaît à la surface, les marxistes reconnaissent que le prolétariat est comme Albion, le géant endormi de Blake dont le réveil mettra le monde sens dessus dessous. Sur la base de la théorie de la maturation souterraine de la conscience, que le CCI est plus ou moins le seul à défendre, nous reconnaissons que le vaste potentiel de la classe ouvrière reste pour sa plus grande partie caché et même les révolutionnaires les plus clairs peuvent facilement oublier que cette "faculté qui sommeille" peut avoir un impact énorme sur la réalité sociale même lorsqu'apparemment, elle s'est retirée de la scène. Marx fut capable de voir dans la classe ouvrière la nouvelle force révolutionnaire dans la société sur la base de ce qui pouvait sembler constituer des preuves bien maigres comme quelques luttes des tisserands en France qui n'avaient pas encore complètement dépassé le stade artisanal de développement. Et malgré les immenses difficultés auxquelles est confronté le prolétariat, malgré toutes nos surestimations des luttes et nos sous-estimations de l'ennemi, le CCI voit encore assez d'éléments dans les mouvements de classe au cours des 40 dernières années pour conclure que la classe ouvrière n'a pas perdu sa capacité d'offrir à l'humanité une nouvelle société, une nouvelle culture et une nouvelle morale.
Ce Rapport est déjà bien plus long que prévu et même, il s'est souvent limité à poser des questions plutôt qu'à y répondre. Mais nous ne cherchons pas des réponses immédiates ; notre but est de développer une culture théorique où chaque question est examinée avec profondeur, en la reliant aux trésors intellectuels du CCI, à l'histoire du mouvement ouvrier et aux classiques du marxisme comme guides indispensables dans l'exploration de problèmes nouveaux soulevés par la phase finale du déclin du capitalisme. Une question-clé implicitement soulevée dans ce Rapport – dans sa réflexion sur l'identité de classe ou sur le cours historique – est la notion même de classe sociale et le concept de prolétariat comme classe révolutionnaire de cette époque. Le CCI a fait d'importantes contributions dans ce domaine – en particulier "Le prolétariat est toujours la classe révolutionnaire" dans les Revue n°73 [27] et 74 [28] et "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans les Revue n°103 [19] et 104, les deux articles cherchant à répondre aux doutes au sein du mouvement politique prolétarien sur la possibilité même de la révolution. Il est nécessaire de revenir à ces articles mais, aussi, aux textes et aux traditions marxistes sur lesquels ils se basent, tout en testant en même temps nos arguments à la lumière de l'évolution réelle du capitaliste et de la lutte de classe dans les dernières décennies. Il est clair qu'un tel projet ne peut être entrepris qu'à long terme. Il en va de même pour d'autres aspects du Rapport qui n'ont pu qu'être effleurés, comme la dimension morale de la conscience de classe et son rôle essentiel dans la capacité de la classe ouvrière à surmonter le nihilisme et le manque de perspective inhérents au capitalisme dans sa phase de décomposition, ou la nécessité d'une critique très détaillée des différentes formes d'opportunisme qui ont affecté à la fois l'analyse de la lutte de classe par le CCI et son intervention, en particulier les concessions au conseillisme, à l'ouvriérisme et à l'économisme.
Peut-être que l'une des faiblesses qui apparaît le plus clairement dans le Rapport est notre tendance à sous-estimer les capacités de la classe dominante à maintenir son système en déclin, à la fois sur le plan économique (élément qui doit être développé dans le Rapport sur la crise économique) et sur le plan politique à travers sa capacité à anticiper et à dévoyer le développement de la conscience dans la classe à travers toute une panoplie de manœuvres et de stratagèmes. Le corollaire de cette faiblesse de notre part est que nous avons été trop optimistes sur la capacité de la classe ouvrière de contrer les attaques de la bourgeoisie et d'avancer vers une claire compréhension de sa mission historique – une difficulté qui est aussi reflétée dans le développement souvent extrêmement lent et tortueux de l'avant-garde révolutionnaire. C'est une caractéristique des révolutionnaires d'être impatients de voir la révolution : Marx et Engels considéraient que les révolutions bourgeoises de leur époque pourraient être rapidement "transformées" en révolution prolétarienne ; les révolutionnaires qui ont constitué l'IC étaient confiants que les jours du capitalisme étaient comptés ; notre propre camarade MC espérait qu'il vivrait assez pour voir le début de la révolution. Pour les cyniques et les colporteurs du bon vieux sens commun, c'est parce que la révolution et la société sans classe sont au mieux des illusions et des utopies, aussi on peut tout aussi bien les attendre pour demain ou pour dans cent ans. D'un autre côté, pour les révolutionnaires, cette impatience de voir l'aube de la nouvelle société est le produit de leur passion pour le communisme, une passion qui "ne repose nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde" mais sont simplement "l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux" (Le Manifeste communiste). Evidemment la passion doit aussi être guidée et parfois tempérée par l'analyse la plus rigoureuse, la capacité la plus sérieuse de tester, vérifier et d'autocritiquer ; et c'est ce que nous cherchons à faire en premier lieu pour le 21e Congrès du CCI. Mais, pour citer Marx encore une fois, une telle autocritique "n'est pas une passion de la tête mais la tête de la passion."
1 Pour une présentation du militant MC voir la note 6 de l'article "Quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ?" du présent numéro de la Revue internationale.
2 Pour davantage d'information sur cette tendance, lire notre article de la Revue internationale n ° 109 "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI [11]".
3 "Le cours historique [29]", dans la Revue internationale n°18.
4 Cf. “L’organisation du prolétariat en dehors des périodes de luttes ouvertes (groupes, noyaux, cercles. Etc.) [30]” dans la Revue internationale n°21.
5 Cf. “La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme [31]” dans la Revue internationale n°23.
6 Cf. “Rapport sur la fonction de l'organisation révolutionnaire [32]” dans la Revue internationale n°29.
7 Pour davantage d'information sur cette scission voir notre article de la Revue internationale n ° 109, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI [11]", dont le passage suivants est extrait : "Lors de la crise de 1981, il s'était développé (avec la contribution de l'élément trouble Chénier, mais pas seulement) une vision qui considérait que chaque section locale pouvait avoir sa propre politique en matière d'intervention, qui contestait violemment le Bureau international (BI) et son Secrétariat (SI) (auxquels on reprochait notamment leur position sur la gauche dans l'opposition et de provoquer une dégénérescence stalinienne) et qui, tout en se réclamant de la nécessité des organes centraux, leur attribuait un rôle de simple boîte aux lettres".
8 Cette question est encore en discussion dans le CCI.
9 Un document interne encore en discussion dans l'organisation.
10 Nous pouvons parler de l'expression ouverte de solidarité entre les luttes aux Etats-Unis et en Europe et ceux du Moyen-Orient, en particulier en Égypte ou les slogans du mouvement en Israël définissant Netanyahou, Moubarak et Assad comme le même ennemi.
(1e partie : La notion de Fraction dans l'histoire du mouvement ouvrier)
Comme il est dit dans l’article "40 ans après la fondation du CCI - Quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ?", le 21e congrès du CCI a adopté un rapport sur le rôle du CCI en tant que "Fraction". Ce rapport comportait deux parties, une première partie présentant le contexte de ce rapport ainsi qu’un rappel historique de la notion de "Fraction" et une seconde partie analysant concrètement la façon dont notre organisation s’était acquittée de sa responsabilité. Nous publions ci-dessous la première partie de ce rapport qui présente un intérêt général au-delà des questions auxquelles est spécifiquement confronté le CCI.
Le 21e congrès international va mettre au centre de ses préoccupations un bilan critique des 40 années d’existence du CCI. Ce bilan critique concerne :
La réponse à cette deuxième question suppose évidemment que soit bien défini le rôle qui incombe au CCI dans la période historique actuelle, une période où les conditions n'existent pas encore pour le surgissement d'un parti révolutionnaire, c'est-à-dire d'une organisation ayant une influence directe sur le cours des affrontements de classe :
"On ne peut étudier et comprendre l'histoire de cet organisme, le Parti, qu'en le situant dans le contexte général des différentes étapes que parcourt le mouvement de la classe, des problèmes qui se posent à elle, de l'effort de sa prise de conscience, de sa capacité à un moment donné de répondre de façon adéquate à ces problèmes, de tirer les leçons de son expérience et d'en faire un nouveau tremplin pour ses luttes à venir.
S'ils sont un facteur de premier ordre du développement de la classe, les partis politiques sont donc, en même temps, une expression de l'état réel de celle-ci à un moment donné de son histoire." (Revue Internationale n° 35, "Sur le parti et ses rapports avec la classe", point 9)
"Tout au long de son mouvement, la classe a été soumise au poids de l'idéologie bourgeoise qui tend à déformer, à corrompre les partis prolétariens, à dénaturer leur véritable fonction. À cette tendance, se sont opposées les fractions révolutionnaires qui se sont donné pour tâche d'élaborer, de clarifier, de préciser les positions communistes. C'est notamment le cas de la Gauche Communiste issue de la 3ème Internationale : la compréhension de la question du Parti passe nécessairement par l'assimilation de l'expérience et des apports de l'ensemble de cette Gauche Communiste Internationale.
Il revient cependant à la Fraction italienne de la Gauche Communiste le mérite spécifique d'avoir mis en évidence la différence qualitative existant dans le processus d'organisation des révolutionnaires selon les périodes : celle de développement de la lutte de classe et celle de ses défaites et de ses reculs. La FIGC a dégagé avec clarté, pour chacune des deux périodes, la forme prise par l'organisation des révolutionnaires et les tâches correspondantes : dans le premier cas la forme du parti, pouvant exercer une influence directe et immédiate dans la lutte de classe ; dans le second cas, celle d'une organisation numériquement réduite, dont l'influence est bien plus faible et peu opérante dans la vie immédiate de la classe. À ce type d'organisation, elle a donné le nom distinctif de Fraction qui, entre deux périodes de développement de la lutte de classe, c'est-à-dire deux moments de l'existence du Parti, constitue un lien et une charnière, un pont organique entre l'ancien et le futur Parti." (Ibid., point 10)
Nous sommes amenés à nous poser un certain nombre de questions à ce propos :
Dans la première partie de ce rapport, nous allons aborder essentiellement le premier de ces 4 points afin d'établir un cadre historique à notre réflexion et nous permettre de mieux aborder la seconde partie du rapport qui se propose de répondre à la question centrale évoquée plus haut : quel bilan peut-on tirer sur la façon dont le CCI a joué son rôle en vue de participer à la préparation du futur parti ?
Pour examiner cette notion de Fraction aux différents moments de l'histoire du mouvement ouvrier, qui a permis à la Fraction italienne d'élaborer son analyse, nous allons distinguer 3 périodes :
Mais, pour commencer, il peut être utile de faire un très court rappel sur l'histoire des partis du prolétariat puisque la question de la Fraction revient, fondamentalement, à poser la question du Parti, ce dernier constituant, en quelque sorte, le point de départ et le point d'arrivée de la Fraction.
La notion de parti a été élaborée progressivement, tant théoriquement que pratiquement, au cours de l'expérience du mouvement ouvrier (Ligue des communistes, AIT, partis de la 2e internationale, partis communistes).
La Ligue, qui est une organisation clandestine, appartient encore à la période des sectes :
"À l’aube du capitalisme moderne, dans la première moitié du 19e siècle, la classe ouvrière encore dans sa phase de constitution menant des luttes locales et sporadiques ne pouvait donner naissance qu’à des écoles doctrinaires, à des sectes et des ligues. La Ligue des Communistes était l’expression la plus avancée de cette période en même temps que son Manifeste et son Appel de "prolétaires de tous les pays, unissez-vous", elle annonçait la période suivante." ("Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat", point 23, Internationalisme n° 38, octobre 1948)
L'AIT a eu justement pour rôle le dépassement des sectes, permettant un large rassemblement des prolétaires européens et une décantation par rapport à de nombreuses confusions qui pesaient sur leur conscience. En même temps, avec sa composition hétéroclite (syndicats, coopératives, groupes de propagande, etc.) elle n'était pas encore un parti au sens que cette notion a acquise par la suite au sein et grâce à la 2e Internationale.
"La première Internationale correspond à l’entrée effective du prolétariat sur la scène des luttes sociales et politiques dans les principaux pays d’Europe. Aussi groupe-t-elle toutes les forces organisées de la classe ouvrière, ses tendances idéologiques les plus diverses. La première Internationale réunit à la fois tous les courants et tous les aspects de la lutte ouvrière contingente : économiques, éducatifs, politiques et théoriques. Elle est au plus haut point L’ORGANISATION UNITAIRE de la classe ouvrière, dans toute sa diversité.
La Deuxième Internationale marque une étape de différenciation entre la lutte économique des salariés et la lutte politique sociale. Dans cette période de plein épanouissement de la société capitaliste, la Deuxième Internationale est l’organisation de la lutte pour des réformes et des conquêtes politiques, l’affirmation politique du prolétariat, en même temps qu’elle marque une étape supérieure dans la délimitation idéologique au sein du prolétariat, en précisant et élaborant les fondements théoriques de sa mission historique révolutionnaire." (Ibid.)
C'est au sein de la Deuxième Internationale que s'est opérée clairement la distinction entre l'organisation générale de la classe (les syndicats) et son organisation spécifique chargée de défendre son programme historique, le parti. Une distinction qui était bien claire lorsqu'a été fondée la 3e Internationale au moment où la révolution prolétarienne était, pour la première fois, à l'ordre du jour de l'histoire. Pour l'IC, l'organisation générale de la classe n'est plus constituée, dans cette nouvelle période, par les syndicats (qui, de toutes façons ne regroupent pas l'ensemble du prolétariat) mais par les conseils ouvriers (même s'il subsiste dans l'IC des confusions sur la question syndicale et sur celle du rôle du parti).
Malgré toutes les différences entre ces quatre organisations, il y a un point commun entre elles : elles ont un impact sur le cours de la lutte de classe et c'est en ce sens qu'on peut leur attribuer le nom de "parti".
Cet impact est encore faible pour la Ligue des communistes lors des révolutions de 1848-49 où elle agit principalement comme aile gauche du mouvement démocratique. Ainsi, la Neue Rheinische Zeitung dirigée par Marx, et qui a une certaine influence en Rhénanie et même dans le reste de l'Allemagne, n'est pas directement l'organe de la Ligue mais se présente comme "Organe de la Démocratie". Comme le note Engels : "(…) la Ligue, une fois que les masses populaires se furent mises en mouvement, s'avéra bien trop faible comme levier." ("Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes", novembre 1885). Une des causes importantes de cette faiblesse réside dans la faiblesse même du prolétariat en Allemagne où la grande industrie n'a pas encore pris son essor. Cependant, le même Engels relève que "La Ligue était incontestablement la seule organisation révolutionnaire qui eût de l'importance en Allemagne". L'impact de l'AIT est bien plus important puisque celle-ci devient une "puissance" en Europe. Mais c'est surtout la 2e Internationale (en fait à travers les différents partis qui la composent) qui peut, pour la première fois dans l'histoire, revendiquer une influence déterminante dans les masses ouvrières.
La question s'est posée déjà au temps de Marx mais a revêtu une importance bien plus grande par la suite : que devient le parti lorsque l'avant-garde qui défend le programme historique de la classe ouvrière, la révolution communiste, n'a pas la possibilité d'avoir un impact immédiat sur les luttes de classe du prolétariat ?
À cette question, l'histoire a donné différentes réponses. La première réponse est celle de la dissolution du parti lorsque les conditions de son existence ne sont plus présentes. Ce fut le cas de la Ligue et de l'AIT. Dans les deux cas, Marx et Engels ont joué un rôle décisif dans cette dissolution.
C'est ainsi qu'en novembre 1852, après le procès des communistes de Cologne qui venait ponctuer la victoire de la contre-révolution en Allemagne, ils ont appelé le Conseil central de la Ligue à prononcer la dissolution de celle-ci. Il vaut la peine de souligner que la question de l'action de la minorité révolutionnaire dans une période de réaction avait déjà été soulevée dès l'automne 1850 au sein de la Ligue. Au milieu de l'année 1850, Marx et Engels avaient constaté que la vague révolutionnaire refluait du fait de la reprise de l'économie :
"Étant donné cette prospérité générale dans laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent aussi abondamment que le permettent les conditions bourgeoises, on ne saurait parler de véritable révolution. Une telle révolution n'est possible que dans les périodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les uns avec les autres." (Neue Rheinische Zeitung, Politisch-ökonomische Revue, fascicules V et VI)
Ils sont conduits à combattre la minorité immédiatiste de Willich-Schapper qui veut continuer à appeler les ouvriers à l'insurrection malgré le recul :
"Lors du dernier débat sur la question 'de la position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution', des membres de la minorité du Conseil central ont exprimé des points de vue qui sont en contradiction directe avec l'avant-dernière circulaire, voire avec le Manifeste. Ils ont substitué à la conception internationale du Manifeste une conception nationale et allemande, en flattant le sentiment national de l'artisan allemand. À la place de la conception matérialiste du Manifeste, ils ont une conception idéaliste : au lieu de la situation réelle, c'est la volonté qui devient la force motrice de la révolution. Tandis que nous disons aux ouvriers : il vous faut traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles pour changer les conditions existantes et vous rendre aptes à la domination sociale, ils disent au contraire : nous devons immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous pouvons aller nous coucher ! À la manière dont les démocrates utilisent le mot 'peuple', ils utilisent le mot 'prolétariat', comme une simple phrase. Pour réaliser cette phrase, il faudrait proclamer prolétaires tous les petits-bourgeois, c'est-à-dire représenter la petite bourgeoisie, et non le prolétariat. À la place du développement historique réel, il faudrait mettre la phrase 'révolution'". (Intervention de Marx à la réunion du Conseil central de la Ligue du 15 septembre 1850, marxists.org)
De même, au congrès de la Haye de 1872, Marx et Engels soutiennent la décision de transférer le Conseil Général à New York afin de le soustraire à l'influence des tendances bakouninistes qui gagnent en influence à un moment où le prolétariat européen a subi une importante défaite avec l'écrasement de la Commune de Paris. Ce déplacement hors d'Europe du Conseil Général signifie la mise en sommeil de l'AIT qui prélude à sa dissolution. Cette dissolution devient effective à la conférence de Philadelphie en juillet 1876.
D'une certaine façon, la dissolution du parti lorsque les conditions ne permettent plus son existence était bien plus facile dans le cas de la Ligue et de l'AIT que par la suite. La Ligue était une petite organisation clandestine (sauf au moment des révolutions de 1848-49) qui n'avait pas pris une place "officielle" dans la société. Concernant l'AIT, sa disparition formelle ne signifiait pas pour autant que disparaissaient toutes ses composantes. C'est ainsi que les Trade unions anglais ou le parti ouvrier allemand ont survécu à l'AIT. Ce qui avait disparu, c'était le lien formel existant entre ses différentes composantes.
Les choses sont différentes par la suite. Les partis ouvriers ne disparaissent plus mais ils passent à l'ennemi. Ils deviennent des institutions de l'ordre capitaliste ce qui confère aux éléments révolutionnaires une responsabilité différente de celle qu'ils avaient lors des premières étapes du mouvement ouvrier.
Lorsque la Ligue a été dissoute, il n'a pas subsisté la moindre organisation formelle en charge de constituer un pont vers le nouveau parti qui devrait surgir à un moment ou à un autre. Marx et Engels estiment d'ailleurs que le travail d'élaboration et d'approfondissement théorique constitue la première priorité au cours de cette période et comme, à ce moment-là, ils sont pratiquement les seuls à maîtriser la théorie qu'ils ont élaborée, ils n'ont pas besoin d'une organisation formelle pour faire ce travail. Cela dit, un certain nombre d'anciens membres de la Ligue sont restés en contact entre eux, notamment dans l'émigration en Angleterre. On assiste même à la réconciliation, en 1856, entre Marx et Schapper. En septembre 1864, c'est Eccarius, ancien membre du Conseil central de la Ligue, et qui a des liens étroits avec le mouvement ouvrier anglais, qui demande que Marx soit présent à la tribune du célèbre meeting du 28 septembre à Saint-Martin's Hall où est décidée la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs.1 Et c'est ainsi, également, qu'on va retrouver dans le Conseil général de l'AIT un nombre significatif d'anciens membres de la Ligue : Eccarius, Lessner, Lochner, Pfaender, Schapper et, bien sûr, Marx et Engels.
Lorsque l'AIT disparait, il subsiste, comme on l'a vu, des organisations qui vont être à l'origine de la fondation de la 2e internationale, notamment le parti allemand issu de l'unification de 1875 (SAP) dont la composante d'Eisenach (Bebel, Liebknecht) était affiliée à l'AIT.
Il faut faire ici une remarque concernant le rôle que se donnaient ces deux premières organisations lorsqu'elles se sont constituées. Dans le cas de la Ligue, il est clair dans le Manifeste que la perspective est celle de la révolution prolétarienne à assez court terme. C'est à la suite de la défaite des révolutions de 1848-49 que Marx et Engels comprennent que les conditions historiques n'en sont pas encore mûres. De même, au moment de la fondation de l'AIT, il existe l'idée d'une "émancipation des travailleurs" (suivant le terme de ses statuts) à court ou moyen terme (malgré la diversité des visions que recouvrait cette formule pour les différentes composantes de l'Internationale : mutuellisme, collectivisme, etc.). La défaite de la Commune de Paris a mis en évidence une nouvelle fois l'immaturité des conditions pour le renversement du capitalisme, d'autant plus que dans la période qui suit on assiste à un épanouissement considérable du capitalisme avec notamment la constitution de la puissance industrielle de l'Allemagne qui dépasse celle de l'Angleterre au début du 20e siècle.
Au cours de cette période d'épanouissement du capitalisme, alors que la perspective révolutionnaire reste éloignée, les partis socialistes acquièrent une importance majeure au sein de la classe ouvrière (particulièrement en Allemagne, évidemment). Cet impact croissant, alors que l'état d'esprit de la majorité des ouvriers n'est pas révolutionnaire, est lié au fait que les partis socialistes, non seulement affichent dans leur programme la perspective du socialisme, mais défendent aussi, au quotidien, le "programme minimum" de réformes au sein de la société capitaliste. C'est d'ailleurs cette situation qui conduit à l'opposition entre ceux pour qui "Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout" (Bernstein) et ceux pour qui "Le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime." "Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière d’engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c’est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire." (Rosa Luxemburg dans la préface de Réforme sociale ou Révolution) En fait, malgré le rejet officiel des thèses de Bernstein par la SPD et par l'Internationale socialiste, cette vision devient en réalité majoritaire au sein du SPD (et particulièrement dans l'appareil) et au sein de l'Internationale.
"L’expérience de la Deuxième Internationale confirme l’impossibilité de maintenir au prolétariat son parti dans une période prolongée d’une situation non révolutionnaire. La participation finale des partis de la Deuxième Internationale à la guerre impérialiste de 1914 n’a fait que révéler la longue corruption de l’organisation. La perméabilité et pénétrabilité, toujours possibles, de l’organisation politique du prolétariat par l’idéologie de la classe capitaliste régnante, prennent dans des périodes prolongées de stagnation et de reflux de la lutte de classe, une ampleur telle que l’idéologie de la bourgeoisie finit par se substituer à celle du prolétariat, qu’inévitablement le parti se vide de son contenu de classe primitif pour devenir l’instrument de classe de l’ennemi." ("Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat", point 12)
C'est dans ce contexte que, pour la première fois, surgissent de véritables fractions. La première fraction est celle des bolcheviks qui, après le congrès de 1903 du POSDR, entreprend la lutte contre l'opportunisme, d'abord sur les questions d'organisation puis sur les questions de tactique face aux tâches du prolétariat dans un pays semi-féodal comme la Russie. Il faut noter que, jusqu'en 1917, même si la fraction bolchevique et la fraction menchevique menaient leur politique de façon indépendante, elles appartenaient formellement au même parti, le POSDR.
Le courant marxiste qui s'est développé autour de l'hebdomadaire De Tribune (dirigé par Wijnkoop, Van Raveysten et Ceton mais auquel collaboraient notamment Gorter et Pannekoek) a engagé à partir de 1907 un travail similaire dans le SDAP, le parti hollandais. Ce courant a mené le combat contre la dérive opportuniste au sein du parti représentée principalement par la fraction parlementaire et Troelstra qui, dès le congrès de 1908, propose d'interdire De Tribune. Troelstra aura finalement gain de cause lors du congrès extraordinaire de Deventer (13-14 février 1909) qui décide la suppression de De Tribune et exclut ses trois rédacteurs du parti. Cette politique, qui visait à séparer les "chefs" tribunistes des sympathisants de ce courant provoque en fait une vive réaction de ces derniers. En fin de compte, cette politique d'exclusion de Troelstra, celle du Bureau international de l'IS qui est sollicité pour un arbitrage mais qui est dominé par les réformistes, mais aussi la volonté de rupture des trois rédacteurs (volonté que Gorter ne partage pas3) conduit les "tribunistes" à fonder en mars un nouveau parti, le SDP (Parti social-démocrate). Ce parti, jusqu'à la guerre mondiale, restera très minoritaire, avec une influence électorale insignifiante, mais il bénéficie du soutien de la Gauche au sein de l'Internationale, et notamment des bolcheviks, ce qui lui permet, en fin de compte, d'être réintégré dans l'IS en 1910 (après un premier refus par le BSI en novembre 1909) et d'envoyer des délégués (un mandat contre 7 au SDAP) aux congrès internationaux de 1910 (Copenhague) et 1912 (Bâle). Au cours de la Guerre, à laquelle la Hollande ne participe pas mais qui pèse considérablement sur la classe ouvrière (chômage, approvisionnement, etc.) le SDP gagne en influence, y compris sur le plan électoral, par sa politique internationaliste et de soutien aux luttes ouvrières. Finalement, le SDP prendra le nom de Parti communiste des Pays-Bas (CPN) en novembre 1918, avant même la fondation du Parti Communiste d'Allemagne (KPD).
Le 3ème courant qui a joué un rôle de fraction décisif dans un parti de la 2ème Internationale est celui qui allait justement former le KPD. Dès le 4 août au soir, après le vote unanime des crédits de guerre par les députés socialistes au Reichstag, un certain nombre de militants internationalistes se retrouvent dans l'appartement de Rosa Luxemburg pour définir les perspectives de lutte et les moyens de regrouper tous ceux qui, dans le parti, combattent la politique chauvine de la direction et de la majorité. Ces militants sont unanimes pour estimer qu'il faut mener ce combat AU SEIN du parti. Dans de nombreuses villes, la base du parti dénonce le vote des crédits de guerre par la fraction parlementaire. Même Liebknecht est critiqué pour avoir voté le 4 août, par discipline, son soutien. Lors du 2e vote, le 2 décembre, Liebknecht est le seul à voter contre et il est rejoint par Otto Rühle lors des 2 votes suivants, puis par un nombre croissant de députés. Dès l'hiver 1914-1915, des tracts clandestins sont distribués (notamment celui intitulé "L'ennemi principal est dans notre propre pays"). En avril 1915 est publié le premier et unique numéro de Die Internationale dont la vente s'élève à 5000 exemplaires dès le premier soir et qui donne son nom au Gruppe Internationale, animé notamment par Rosa Luxemburg, Jogiches, Liebknecht, Mehring, Clara Zetkin. Dans la clandestinité, soumis à la répression4 ce petit groupe, qui prend le nom de "Groupe Spartacus" puis de "Ligue Spartacus", anime le combat contre la guerre et le gouvernement de même que contre la droite et le centre de la social-démocratie. Il n'est pas seul dans ce combat puisque d'autres groupes, notamment à Hambourg et Brême (où se trouvent Pannekoek, Radek et Frölich) défendent une politique internationaliste avec encore plus de clarté que les spartakistes. Début 1917, lorsque la direction du SPD exclut les oppositionnels pour stopper le progrès de leurs positions au sein du parti, ces groupes poursuivent leur activité de façon autonome alors que les spartakistes poursuivent un travail de fraction au sein de l'USPD centriste. Finalement, ces différents courants se regroupent lors de la constitution du KPD le 31 décembre 1918, mais il est clair que ce sont les spartakistes qui constituent l'axe du nouveau parti.
C'est avec un certain retard sur le mouvement ouvrier en Russie, Hollande et Allemagne que se constitue une fraction de Gauche en Italie. Il s'agit, évidemment, de la "Fraction abstentionniste" qui se regroupe autour du journal Il Soviet publié à Naples par Bordiga et ses camarades à partir de décembre 1918 et qui se constitue formellement en fraction au congrès du PSI en octobre 1919. Pourtant, depuis 1912, au sein de la Fédération des jeunes socialistes et dans la fédération de Naples du PSI, Bordiga a animé un courant révolutionnaire intransigeant. Ce retard s'explique en partie par le fait que Bordiga, mobilisé, ne peut intervenir dans la vie politique avant 1917 mais surtout par le fait que, au moment de la guerre, la direction du parti est entre les mains de la gauche, suite au congrès de 1912, qui a expulsé la droite réformiste et celui de 1914 qui a expulsé les francs-maçons. Avanti, le journal du PSI, est dirigé par Mussolini qui, à ces congrès, a présenté les motions d'exclusion. Celui-ci profite de cette position pour publier le 18 octobre 1814 un éditorial intitulé "De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante" qui se prononce pour l'entrée en guerre de l'Italie au côté de l'entente. Il est évidemment limogé de son poste mais à peine un mois après, il publie Il Popolo d'Italia grâce aux subsides apportés par le député socialiste Marcel Cachin (futur dirigeant du PCF) pour le compte du gouvernement français et de l'Entente. Il est exclu du PSI le 29 novembre. Par la suite, même si la situation dominée par la Guerre mondiale pousse à la décantation entre une Gauche, une Droite et un Centre, la direction du parti oscille entre droite et gauche, entre prises de positions "maximalistes" et prises de position réformistes. "C'est seulement en cette année 1917, qu'au congrès de Rome se cristallisèrent nettement les tendances de droite et de gauche. La première obtint 17 000 voix contre 14 000 pour la seconde. La victoire de Turati, Treves, Modigliani, au moment où se développait la révolution russe accéléra la formation d'une Fraction intransigeante révolutionnaire à Florence, Milan, Turin et Naples." (Notre livre, La Gauche communiste d'Italie). Ce n'est qu'à partir de 1920, sous l'impulsion de la révolution en Russie, de la formation de l'IC (qui lui apporte son soutien) et aussi des grèves ouvrières en Italie, notamment à Turin, que la Fraction abstentionniste gagne en influence dans le parti. Elle entre aussi en contact avec le courant regroupé autour du journal Ordine Nuovo, animé par Gramsci, même s'il existe d'importants désaccords entre les deux courants (Gramsci est favorable à la participation aux élections, il défend une sorte de syndicalisme révolutionnaire et hésite à rompre avec la droite et le centre en se constituant en fraction autonome). "En octobre 1920, à Milan, se formait la Fraction communiste unifiée qui rédigeait un Manifeste appelant à la formation du parti communiste par l'expulsion de l'aile droite de Turati ; elle renonçait au boycottage des élections en application des décisions du IIe congrès du Komintern". (Ibid.) C'est à la Conférence d'Imola, en décembre 1920 qu'est décidé le principe d'une scission : "notre œuvre de fraction est et doit être terminée maintenant (…) immédiate sortie du parti et du congrès (du PSI) dès lors que le vote nous aura donné la majorité ou la minorité. Il s'ensuivra… la scission d'avec le Centre." (Ibid.) Au congrès de Livourne qui s'ouvre le 21 janvier, "la motion d'Imola obtient le tiers de votes des adhérents socialistes : 58 783 sur 172 487. La minorité quitte le congrès et décide de siéger comme Parti communiste d'Italie, section de l'Internationale communiste. (…) Avec fougue, Bordiga concluait, juste avant de sortir du congrès : 'Nous emportons avec nous l'honneur de votre passé'." (Ibid.)
Cet examen (très rapide) du travail des principales fractions qui se sont constituées au sein des partis de la seconde Internationale permet de définir un premier rôle qui incombe à une fraction : défendre au sein du parti en dégénérescence les principes révolutionnaires :
Il faut noter que pratiquement tous les courants de Gauche ont eu pour souci de rester le plus longtemps possible au sein du parti. Les seules exceptions sont celles des tribunistes (mais Gorter et Pannekoek ne partageaient pas cette précipitation) et des "gauches radicales" animées par Radek, Pannekoek et Frölich qui, après l'expulsion en 1917 des opposants au sein du SPD, refusent d'entrer dans l'USPD (contrairement aux Spartakistes). La séparation de la Gauche d'avec le vieux parti qui a trahi résultait, soit de son exclusion, soit de la nécessité de fonder un parti capable de se porter à l'avant-garde de la vague révolutionnaire.
Il faut noter aussi que l'action de la Gauche n'est pas condamnée à rester minoritaire au sein du parti dégénérescent : au Congrès de Tours du Parti socialiste français, la motion de la Gauche appelant à l'adhésion à l'IC est majoritaire. C'est pour cela que le Parti communiste qui est fondé à ce moment-là conserve le journal L'Humanité fondé par Jaurès. Il conserve aussi, malheureusement, le secrétaire général du PS, Frossard, qui devient pour un certain temps le nouveau principal dirigeant du PC.
Une dernière remarque : cette capacité de la fraction de Gauche à constituer d'emblée le nouveau parti n'a été possible que parce qu'il s'est écoulé peu de temps (3 ans) entre la trahison avérée du vieux parti et le surgissement de la vague révolutionnaire. Par la suite, la situation sera bien différente.
L'Internationale communiste est fondée en mars 1919. À cette époque, il existe très peu de partis communistes constitués (les partis communistes de Russie, des Pays-Bas, d'Allemagne, de Pologne et quelques autres de moindre importance). Et pourtant, dès ce moment-là, on a déjà vu surgir une première fraction "de Gauche" (qui se proclame comme telle) au sein du principal parti communiste, celui de Russie (qui n'a pris le nom de communiste qu'en mars 1918, lors du 7e congrès du POSDR) ; il s'agit du courant regroupé, au début 1918, autour du journal Kommunist et animée par Ossinsky, Boukharine, Radek et Smirnov. Le désaccord principal de cette fraction vis-à-vis de l'orientation suivie par le parti concerne la question des négociations de Brest-Litovsk. Les "Communistes de Gauche" sont opposés à ces négociations et préconisent la "guerre révolutionnaire", "l'exportation" de la révolution vers d'autres pays au bout des fusils. Mais, en même temps, cette fraction entreprend une critique des méthodes autoritaires du nouveau pouvoir prolétarien et insiste sur la plus large participation des masses ouvrières à ce pouvoir, des critiques qui sont assez proches de celles de Rosa Luxemburg (Cf. "La révolution russe"). La signature de la paix de Brest-Litovsk va sonner la fin de cette fraction. Par la suite, Boukharine va être un représentant de l'aile droite du parti, mais certains éléments de cette fraction, tel Ossinsky, vont appartenir à des fractions de gauche qui vont surgir plus tard. Ainsi, alors qu'en Europe occidentale certaines des fractions au sein des partis socialistes qui allaient former les partis communistes ne sont pas encore constituées (la Fraction abstentionniste animée par Bordiga ne se constitue qu'en décembre 1918), les révolutionnaires de Russie engagent déjà le combat (évidemment de façon très confuse) contre des dérives qui affectent le parti communiste dans leur pays. Il est intéressant de remarquer (même s'il n'y a pas lieu ici d'analyser ce phénomène) que, sur toute une série de questions, les militants de Russie ont fait figure de précurseurs tout au long du début du 20e siècle : constitution de la fraction bolchevique après le 2e congrès du POSDR, clarté face à la guerre impérialiste en 1914, animation de la Gauche de Zimmerwald, nécessité de fonder une nouvelle internationale, fondation du premier parti communiste en mars 1918, impulsion et orientation politique du 1er congrès de l'IC. Et cette "précocité" se retrouve même dans la formation de fractions au sein du parti communiste. En fait, de par son rôle particulier de premier (et seul) parti communiste à accéder au pouvoir, le parti de Russie est aussi le premier à subir la pression de l'élément principal qui va signer sa perte (outre, évidemment, la défaite de la vague révolutionnaire mondiale), son intégration au sein de l'État. De ce fait, les résistances prolétariennes, aussi confuses qu'elles fussent, à ce processus de dégénérescence du parti ont commencé beaucoup plus tôt qu'ailleurs.
Par la suite, le parti russe verra surgir un nombre significatif d'autres courants "de Gauche" :
Pendant la période de la guerre civile, les critiques envers la politique menée par le parti se font beaucoup plus rares du fait de la menace des armées blanches qui pèse sur le nouveau régime mais dès que celle-ci prend fin avec la victoire de l'Armée Rouge sur les Blancs, elles reprennent de plus belle :
De tous les courants qui ont mené le combat contre la dégénérescence du Parti bolchevique, c'est certainement le "Groupe ouvrier" qui est le plus clair politiquement. Il est très proche du KAPD (qui publie ses documents et avec qui il est en contact). Surtout, ses critiques à la politique suivie par le Parti se basent sur une vision internationale de la révolution, contrairement à celles des autres groupes qui se polarisent uniquement sur des questions de démocratie (dans le Parti et dans la classe ouvrière) et de gestion de l'économie. C'est pour cela qu'il rejette les politiques de front unique des 3e et 4e congrès de l'IC, alors que le courant trotskiste continue à se revendiquer des 4 premier congrès. Il faut noter qu'il existe des discussions (notamment en déportation) entre l'aile gauche du courant trotskiste et les éléments du Groupe ouvrier.
De tous les courants de Gauche qui ont surgi au sein du parti bolchevique, le Groupe ouvrier est probablement le seul qui s'apparente à une fraction conséquente. Mais la terrible répression que Staline déchaîne contre les révolutionnaires (et à côté de laquelle la répression tsariste fait pâle figure) lui ôte toute possibilité de se développer. Finalement, Miasnikov décide de revenir en Russie après la 2de Guerre mondiale. Comme c'était prévisible, il disparaît aussitôt ce qui prive les faibles forces de la Gauche communiste d'un de ses combattants les plus valeureux.
Le combat des fractions de Gauche dans les autres pays que la Russie a nécessairement pris des formes différentes mais, si on revient sur les trois autres partis communistes dont la fondation a été évoquée plus haut, on constate que c'est aussi très tôt que les courants de Gauche engagent le combat bien que sous des formes différentes.
Lors de la fondation du parti communiste d'Allemagne, les positions de la Gauche sont majoritaires. Sur la question syndicale, Rosa Luxemburg, qui a rédigé le programme du KPD et le présente au Congrès, est très claire et catégorique : "(… les syndicats) ne sont plus des organisations ouvrières mais les protecteurs les plus solides de l'État et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats. Nous sommes d'accord sur ce point." Sur la question parlementaire, contre la position des Spartakistes (Rosa Luxemburg, Liebknecht, Jogiches, etc.), le congrès rejette la participation aux élections qui doivent se tenir peu après. Après la disparition de ces militants (tous assassinés) la nouvelle direction (Levi, Brandler) semble, dans un premier temps, faire des concessions à la gauche (qui reste majoritaire) sur la question syndicale mais, dès août 1919 (conférence de Francfort du KPD), Levi, qui veut se rapprocher de l'USPD, se prononce pour un travail dans le parlement aussi bien que dans les syndicats et, au congrès d'Heidelberg, en octobre, il réussit, grâce à une manœuvre, à faire exclure la gauche antisyndicale et antiparlementaire pourtant majoritaire. Les militants exclus refusent majoritairement de former immédiatement un nouveau parti car ils sont contre la scission et ils espèrent réintégrer le KPD. Ils sont soutenus fermement par les militants de gauche hollandais (notamment Gorter et Pannekoek) qui jouissent à ce moment-là d'une forte autorité au sein de l'IC et qui impulsent l'orientation du Bureau d'Amsterdam nommé par l'Internationale pour prendre en charge le travail en direction de l'Europe occidentale et de l'Amérique. Ce n'est que 6 mois plus tard (les 4 et 5 avril 1920), devant le refus du congrès du KPD de février 1920 de réintégrer les militants exclus et aussi devant l'attitude conciliatrice de ce parti envers le SPD lors du Putsch de Kapp (13-17 mars) que ces militants fondent le KAPD (Parti communiste ouvrier d'Allemagne). Leur démarche est confortée par le soutien du Bureau d'Amsterdam lequel a organisé en février une conférence internationale où les thèses de la Gauche ont triomphé (sur les questions syndicale, parlementaire et sur le rejet du tournant opportuniste de l'IC manifestée notamment par la demande que les communistes anglais entrent dans le Labour)6. Le nouveau parti bénéficie du soutien de la minorité de gauche (animée par Gorter et Pannekoek) du parti communiste des Pays-Bas (CPN) qui publie dans son journal le programme du KAPD adopté par son congrès de fondation. Cela n'empêche pas Pannekoek de faire un certain nombre de critiques à ce parti (lettre du 5 juillet 1920), notamment à propos de sa position envers les "Unionen" (mise en garde contre toute concession au syndicalisme révolutionnaire) et surtout de la présence dans ses rangs du courant "National bolchevik" qu'il considère comme une "aberration monstrueuse". À ce moment-là, sur toutes les questions essentielles auxquelles se confronte le prolétariat mondial (questions syndicale, parlementaire, du parti7, de l'attitude envers les partis socialistes, de la nature de la révolution en Russie, etc.) la Gauche hollandaise (et particulièrement Pannekoek) qui inspire la majorité du KAPD, se situe à la toute avant-garde du mouvement ouvrier.
Le congrès du KAPD qui se tient du 1er au 4 août se prononce en faveur de ces orientations : les "national-bolcheviks" quittent le parti à ce moment-là et, quelques mois plus tard, c'est le tour des éléments fédéralistes qui sont hostiles à l'appartenance à l'IC. Pour sa part, Pannekoek, Gorter et le KAPD sont résolus à rester au sein de l'IC pour mener le combat contre la dérive opportuniste qui gagne de plus en plus. C'est pour cette raison que le KAPD envoie 2 délégués en Russie, Jan Appel et Franz Jung, en vue du 2e congrès de l'IC qui doit se tenir à Moscou à partir du 17 juillet 1920 8 mais sans nouvelles d'eux, il envoie 2 autres délégués, dont Otto Rühle, qui, au vu de la situation catastrophique dont souffre la classe ouvrière et du processus de bureaucratisation de l'appareil gouvernemental, décident de ne pas participer au Congrès malgré le fait que celui-ci leur ait proposé d'y défendre leurs positions et d'y avoir voix délibérative. C'est en vue de ce congrès que Lénine rédige "La maladie infantile du communisme". Il faut noter que dans cette brochure, Lénine écrit que : "l'erreur représentée par le doctrinarisme de gauche dans le mouvement communiste est, à l'heure présente, mille fois moins dangereuse et moins grave que l'erreur représentée par le doctrinarisme de droite".
Aussi bien du côté de l'IC et des bolcheviks que du côté du KAPD, la volonté existe que ce dernier soit intégré dans l'Internationale, et donc dans le KPD, mais le regroupement de ce dernier avec la Gauche de l'USPD en décembre 1920 pour former le VKPD, regroupement auquel étaient hostiles tous les courants de gauche de l'IC, barre la route à cette possibilité. Le KAPD acquiert néanmoins le statut de "parti sympathisant de l'IC", disposant d'un représentant permanent dans son Comité exécutif, et il envoie des délégués à son 3e congrès en juin 1921. Entretemps, cependant, cette communauté de travail s'est fortement altérée suite notamment à "l'action de mars" (une "offensive" aventuriste promue par le VKPD) et à la répression de l'insurrection de Cronstadt (que la Gauche a soutenue dans un premier temps croyant que cette insurrection était effectivement l'œuvre des Blancs comme le prétendait la propagande du gouvernement soviétique). En même temps, la direction de droite du PCN (Wijnkoop est appelé le "Levi hollandais"), qui a la confiance de Moscou, entreprend une politique d'exclusions anti statutaire des militants de la Gauche. Finalement, ces militants vont fonder en septembre un nouveau parti, le KAPN, sur le modèle du KAPD.
La politique de Front unique adoptée lors du 3e congrès de l'IC ne fait qu'aggraver les choses de même que l'ultimatum adressé au KAPD de fusionner avec le VKPD. En juillet 1921, la direction du KAPD, avec le soutien de Gorter, adopte une résolution coupant les ponts avec l'IC et appelant à la constitution d'une "Internationale communiste ouvrière", et cela deux mois avant le congrès du KAPD prévu en septembre. C'était de toute évidence une décision totalement précipitée. À ce congrès, la question de la fondation d'une nouvelle internationale est discutée (les militants de Berlin, et notamment Jan Appel, y sont opposés) et le congrès décide finalement de créer un Bureau d'information en vue d'une telle constitution. Ce Bureau d'information agit comme si la nouvelle internationale avait déjà été formée alors que sa conférence constitutive n'a eu lieu qu'en avril 1922. À ce moment-là, le KAPD a connu une scission entre, d'une part, la "tendance de Berlin", majoritaire et qui est hostile à la formation d'une nouvelle internationale, et la "tendance d'Essen" (qui rejette les luttes salariales). Seule cette dernière participe à cette conférence qui compte cependant sur la présence de Gorter, rédacteur du programme de la KAI (Internationale Communiste Ouvrière, nom de la nouvelle internationale). Les groupes participants sont en petit nombre et représentent des forces très limitées : outre la tendance d'Essen, il y a le KAPN, les communistes de Gauche bulgares, le Communist Workers Party (CWP) de Sylvia Pankhurst, le KAP d'Autriche, qualifié de "village Potemkine" par le KAPD de Berlin. Finalement, cette "Internationale" croupion va disparaître avec la disparition ou le retrait progressif de ses constituants. C'est ainsi que la tendance d'Essen connaît de multiples scissions et que le KAPN se désagrège, d'abord par l'apparition en son sein d'un courant qui se rattache à la tendance de Berlin, hostile à la formation de la KAI, puis par des luttes intestines d'ordre clanique plus que principielles.
En fait, l'élément essentiel qui permet d'expliquer l'échec piteux et dramatique de la KAI est constitué par le reflux de la vague révolutionnaire qui avait servi de tremplin à la fondation de l'IC :
"L'erreur de Gorter et de ses partisans de proclamer artificiellement la KAI, alors que subsistaient dans l'IC des fractions de gauche qui auraient pu être regroupées au sein d'un même courant communiste de gauche international, a été très lourde pour le mouvement révolutionnaire. (…) Le déclin de la révolution mondiale, très net en Europe à partir de 1921, ne permettait guère d'envisager la formation d'une nouvelle Internationale. En croyant que le cours était toujours à la révolution, avec la théorie de la "crise mortelle du capitalisme", les courants de Gorter et d'Essen avaient une certaine logique dans la proclamation de la KAI. Mais les prémisses étaient fausses." (Notre livre, La Gauche hollandaise, Chapitre V.4.d)
La déconfiture finale du KAPD et du KAPN illustre de façon saisissante la nécessité qu'ont les révolutionnaires d'avoir la vision la plus claire possible de l'évolution du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie.
Si c'est avec beaucoup de retard que la Gauche germano-hollandaise a pris conscience du reflux de la vague révolutionnaire9, ce ne fut pas le cas pour les Bolcheviks et les dirigeants de l'Internationale communiste ni, non plus, pour la Gauche communiste d'Italie. Mais les réponses que les uns et les autres ont apportées à cette situation étaient radicalement différentes :
En réalité, le cours opportuniste qui a affecté l'IC, dès le 2e congrès mais surtout à partir du 3e, et qui remettait en cause la clarté et l'intransigeance affirmée à son 1er congrès, exprimait, non seulement les difficultés rencontrées par le prolétariat mondial à poursuivre et renforcer son combat révolutionnaire, mais aussi la contradiction insoluble dans laquelle s'enfonçait le parti bolchevique qui dirigeait de fait l'IC. D'un côté, ce parti se devait d'être le fer de lance de la révolution mondiale après l'avoir été dans la révolution en Russie. Il avait d'ailleurs toujours affirmé que cette dernière n'était qu'une toute petite étape de la première et il était bien conscient qu'une défaite du prolétariat mondial signifiait la mort de la révolution en Russie. D'un autre côté, en tant que détenteur du pouvoir dans un pays, il était soumis aux exigences propres à la fonction d'un État national notamment celle d'assurer la "sécurité" extérieure et intérieure, c'est-à-dire de mener une politique extérieure conforme aux intérêts de la Russie et une politique intérieure garantissant la stabilité du pouvoir. En ce sens, la répression des grèves de Petrograd et l'écrasement sanglant de l'insurrection de Cronstadt en mars 1921 étaient le pendant d'une politique de "main tendue", sous couvert de "Front unique", vers les partis socialistes dans la mesure où ces derniers pouvaient exercer une pression sur les gouvernements pour orienter leur politique extérieure dans un sens favorable à la Russie.
L'intransigeance de la Gauche communiste italienne, laquelle dirigeait de fait le PCI (les "Thèses de Rome" adoptées par son 2e congrès en 1922 ont été rédigées par Bordiga et Terracini) s'est notamment exprimée, et de façon exemplaire, face à la montée du fascisme en Italie suite à la défaite des combats de 1920. Sur le plan pratique, cette intransigeance se manifestait par un total refus de nouer des alliances avec des partis de la bourgeoisie (libéraux ou "socialistes) face à la menace fasciste : le prolétariat ne pouvait combattre le fascisme que sur son propre terrain, la grève économique et l'organisation de milices ouvrières d'autodéfense. Sur le plan théorique, on doit à Bordiga la première analyse sérieuse (et qui reste toujours valable) du phénomène fasciste, une analyse qu'il a présentée devant les délégués du 4e congrès de l'IC en réfutation de l'analyse faite par cette dernière :
Cette intransigeance s'est exprimée aussi à l'égard de la politique de Front unique, de "main tendue" envers les partis socialistes et son corollaire, le mot d'ordre de "Gouvernement ouvrier" lequel "revient à nier en pratique le programme politique du communisme, c'est-à-dire la nécessité de préparer les masses à la lutte pour la dictature du prolétariat". (Citation de Bordiga dans La Gauche communiste d'Italie)
Elle s'est exprimée également à propos de la politique de l'IC visant à fusionner les PC et les courants de gauche des partis socialistes ou "centristes" qui, en Allemagne, a conduit à la formation du VKPD et qui, en Italie, s'est traduite par l'entrée en août 1924 de 2000 "terzini" (partisans de la 3e Internationale) dans un parti qui ne comptait plus que 20 000 membres du fait de la répression et de la démoralisation.
Elle s'est enfin exprimée envers la politique de "bolchevisation" des PC à partir du 5e congrès de l'IC en juillet 1924, une politique combattue également par Trotski et qui, à grands traits, consistait à renforcer la discipline dans les partis communistes, une discipline bureaucratique destinée à faire taire les résistances contre sa dégénérescence. Cette bolchevisation consistait aussi à promouvoir un mode d'organisation des PC à partir des "cellules d'usine" ce qui polarisait les ouvriers sur les problèmes qui se posaient dans "leur" entreprise au détriment, évidemment, d'une vision et d'une perspective générales du combat prolétarien.
Alors que la Gauche est encore largement majoritaire au sein du parti, l'IC impose une direction de droite (Gramsci, Togliatti) qui soutient sa politique, une opération qui est facilitée par l'emprisonnement de Bordiga entre février et octobre 1923. Pourtant, à la conférence clandestine du PCI de mai 1924 les thèses présentées par Bordiga, Grieco, Fortichiari et Repossi, et qui sont très critiques envers la politique de l'IC, sont approuvées par 35 secrétaires de fédération sur 45 et par 4 secrétaires interrégionaux sur 5. C'est en 1925 que se déchaîne au sein de l'IC la campagne contre les oppositions, à commencer par l'Opposition de Gauche" menée par Trotski. "En mars-avril 1925, l'Exécutif élargi de l'IC mit à l'ordre du jour l'élimination de la tendance 'bordiguiste' à l'occasion du 3e congrès du PCd'I. Il interdit la publication de l'article de Bordiga favorable à Trotski. La bolchevisation de la section italienne commença par la destitution de Fortichiari de son poste de secrétaire fédéral de Milan. Alors, soudainement, en avril, la Gauche du parti, avec Damen, Repossi, Perrone et Fortichiari fonda un "Comité d'entente (…) afin de coordonner une contre-offensive. La direction de Gramsci attaqua violemment le 'Comité d'entente' en le dénonçant comme 'fraction organisée'. En fait, la Gauche ne voulait pas se constituer encore en fraction : elle ne tenait pas à fournir un prétexte à son expulsion, alors qu'elle demeurait encore majoritaire dans le parti. Au début, Bordiga se refusa d'adhérer au Comité, ne voulant pas briser le cadre de la discipline imposée. C'est en juin seulement qu'il se rallia aux vues de Damen, Fortichiari et Repossi. Il fut chargé de rédiger une 'Plate-forme de la gauche' qui est la première démolition systématique de la bolchevisation." (Ibid.)
"Sous la menace d'exclusion, le 'Comité d'entente' dut se dissoudre… C'était le commencement de la fin de la Gauche italienne comme majorité." (Ibid.)
Au congrès de janvier 1926, qui se tient à l'étranger du fait de la répression fasciste, la Gauche présente les "Thèses de Lyon" qui ne recueillent que 9,2% des voix : la politique menée, en application des consignes de l'IC, de recrutement intensif d'éléments jeunes et peu politisés a donné ses fruits… Ces thèses de Lyon vont orienter la politique de la Gauche italienne dans l'émigration.
Bordiga va mener un dernier combat lors du 6e Exécutif élargi de l'IC de février-mars 1926. Il dénonce la dérive opportuniste de l'IC et évoque la question des fractions, sans pourtant en envisager l'actualité immédiate, affirmant que "l'histoire des fractions est l'histoire de Lénine" ; elles ne sont pas une maladie, mais le symptôme de cette maladie. Elles sont une réaction de "défense contre les influences opportunistes".
Dans une lettre à Karl Korsch, en septembre 1926, Bordiga écrivait : "Il ne faut pas vouloir la scission des partis et de l'Internationale. Il faut laisser s'accomplir l'expérience de la discipline artificielle et mécanique en respectant cette discipline jusque dans ses absurdités de procédure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux positions de critique idéologique et politique et sans jamais se solidariser avec l'orientation dominante. (…) D'une façon générale, je pense que ce qui doit être mis aujourd'hui au premier plan, c'est, plus que l'organisation et la manœuvre, un travail préalable d'élaboration d'une idéologie politique de gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes qu'a connues le Komintern. Comme ce point est loin d'être réalisé, toute initiative internationale apparait difficile." (Cité dans La Gauche communiste d'Italie)
Ce sont là aussi des bases sur laquelle va finalement se constituer la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie et qui va tenir sa première conférence en avril 1928 à Pantin, dans la banlieue de Paris. Elle compte alors 4 "fédérations" : Bruxelles, New York, Paris et Lyon avec des militants aussi au Luxembourg, à Berlin et à Moscou.
Cette conférence adopte à l'unanimité une résolution définissant ses perspectives dont voici des extraits :
Comme on le voit :
La Fraction va alors entreprendre un travail remarquable jusqu'en 1945, un travail poursuivi et complété par la GCF jusqu'en 1952. Nous avons déjà souvent évoqué ce travail dans nos articles, textes internes et discussions et il n'y a pas lieu d'y revenir ici.
Une des contributions essentielles de la Fraction italienne, et qui est au cœur du présent rapport, va être justement l'élaboration de la notion de Fraction sur la base de toute l'expérience du mouvement ouvrier. Cette notion est déjà définie, à grands traits, au début du rapport. En outre, dans une annexe, nous portons à la connaissance des camarades une série de citations de textes de la Fraction italienne et de la GCF permettant de se faire une idée plus précise de cette notion. Aussi, nous nous contenterons ici de redonner un extrait de notre presse où la notion de Fraction avait été définie ("La fraction italienne et la gauche communiste de France", Revue Internationale n° 90) :
"La minorité communiste existe en permanence comme expression du devenir révolutionnaire du prolétariat. Cependant l'impact qu'elle peut avoir sur les luttes immédiates de la classe est étroitement conditionné par le niveau de celles-ci et du degré de conscience des masses ouvrières. Ce n'est que dans des périodes de luttes ouvertes et de plus en plus conscientes du prolétariat que cette minorité peut espérer avoir un impact sur ces luttes. Ce n'est que dans ces circonstances qu'on peut parler de cette minorité comme d'un parti. En revanche, dans les périodes de recul historique du prolétariat, de triomphe de la contre-révolution, il est vain d'espérer que les positions révolutionnaires puissent avoir un impact significatif et déterminant sur l'ensemble de la classe. Dans de telles périodes, le seul travail possible, et il est indispensable, est celui d'une fraction : préparer les conditions politiques de la formation du futur parti lorsque le rapport de forces entre les classes permettra à nouveau que les positions communistes aient un impact dans l'ensemble du prolétariat." (Extrait de la note 4)
"La Fraction de Gauche se forme à un moment où le parti du prolétariat tend à dégénérer victime de l'opportunisme, c'est-à-dire de la pénétration en son sein de l'idéologie bourgeoise. C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de l’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manœuvres sordides. Cela dit, une fois qu'un parti du prolétariat est passé dans le camp de la bourgeoisie, il n'y a pas de retour possible. Nécessairement, le prolétariat devra faire surgir un nouveau parti pour reprendre son chemin vers la révolution et le rôle de la Fraction est alors de constituer un "pont" entre l'ancien parti passé à l'ennemi et le futur parti dont elle devra élaborer les bases programmatiques et constituer l'ossature. Le fait qu'après le passage du parti dans le camp bourgeois il ne puisse exister de vie prolétarienne en son sein signifie aussi qu'il est tout à fait vain, et dangereux, pour les révolutionnaires de pratiquer "l'entrisme" qui constituait une des "tactiques" du trotskisme et que la Fraction a toujours rejeté. Vouloir entretenir une vie prolétarienne dans un parti bourgeois, et donc stérile pour les positions de classe, n'a jamais eu comme autre résultat que d'accélérer la dégénérescence opportuniste des organisations qui s'y sont essayées et non de redresser en quoi que ce soit ce parti. Quant au "recrutement" que ces méthodes ont permis, il était particulièrement confus, gangrené par l'opportunisme et n'a jamais pu constituer une avant-garde pour la classe ouvrière.
En fait, une des différences fondamentales entre la Fraction italienne et le trotskisme réside dans le fait que la Fraction, dans la politique de regroupement des forces révolutionnaires, mettait toujours en avant la nécessité de la plus grande clarté, de la plus grande rigueur programmatique, même si elle était ouverte à la discussion avec tous les autres courants qui avaient engagé le combat contre la dégénérescence de l'IC. En revanche, le courant trotskiste a essayé de constituer des organisations de façon précipitée, sans une discussion sérieuse et une décantation préalables des positions politiques, misant essentiellement sur des accords entre "personnalités" et sur l'autorité acquise par Trotski comme un des principaux dirigeants de la révolution de 1917 et de l'IC à son origine."
Ce passage évoque les méthodes du courant trotskiste que nous n'avons pas, faute de place, évoqué plus haut. Mais il est significatif que deux des caractéristiques de ce courant, avant qu'il ne rejoigne le camp bourgeois, sont les suivantes :
La volonté de clarté qui a toujours animé la Gauche italienne comme condition fondamentale pour remplir sa tâche est évidemment inséparable de la préoccupation pour la théorie et de la nécessité permanente d'être capable de remettre en cause des analyses et des positions qui semblaient définitives.
Pour conclure cette partie du rapport, il nous faut très brièvement revenir sur la trajectoire des courants qui sont sortis de l'IC et dont nous avons plus haut évoqué uniquement l'origine.
Le courant issu de la Gauche germano-hollandaise s'est maintenu même après la disparition du KAPD et du KAPN. Son principal représentant était le GIK (Groupe des communistes internationalistes) en Hollande, un groupe qui avait une influence en dehors de ce pays (par exemple Living Marxism animé par Paul Mattick aux États-Unis). Durant l'un des moments les plus tragiques et critiques des années 1930, la Guerre d'Espagne, ce groupe a défendu une position parfaitement internationaliste, sans aucune concession à l'antifascisme. Il a animé la réflexion des communistes de Gauche y compris de Bilan (qui reprend la position de Rosa Luxemburg et de la Gauche allemande sur la question nationale) de même que celle de la GCF qui a rejeté la position classique de la Gauche italienne sur les syndicats pour reprendre celle de la Gauche germano-hollandaise. Cependant, ce courant a adopté deux positions qui allaient lui être fatales (et qui n'étaient pas celles-du KAPD) :
Cela l'a conduit à rejeter dans le camp bourgeois toute une série d'organisations prolétariennes du passé, à rejeter, en fin de compte, l'histoire du mouvement ouvrier et les leçons qu'elle pouvait apporter pour le futur.
Cela l'a conduit également à s'interdire tout rôle de fraction puisque la tâche de cette dernière est de préparer un organisme dont le courant conseilliste ne veut pas, le parti.
En conséquence de ces deux faiblesses, il s'interdisait de jouer un rôle significatif dans le processus qui conduira au futur parti, et donc à la révolution communiste, même si les idées conseillistes continuent à avoir une influence sur le prolétariat.
Un dernier point introductif à la 2e partie du rapport : peut-on considérer le CCI comme une fraction ? La réponse saute aux yeux, évidemment non puisque notre organisation, à aucun moment, ne s'est constituée au sein d'un parti prolétarien. Mais cette réponse, elle avait déjà été donnée au début des années 50 par le camarade MC dans une lettre aux autres camarades du groupe Internationalisme :
“La Fraction était une continuation organique, directe, parce qu’elle n’existait que pour un temps relativement court. Souvent elle continuait à vivre au sein de l’ancienne organisation jusqu’au moment de la rupture. Sa rupture équivalait souvent à sa transformation en nouveau Parti (exemple de la fraction Bolchevique et du Spartakusbund, comme presque toutes les fractions de gauche de l’ancien Parti). Cette continuation organique est aujourd’hui quasiment inexistante. (…) Parce que la Fraction n’avait pas à répondre à des problèmes fondamentalement nouveaux comme le pose notre période de la crise permanente et de l’évolution vers le capitalisme d’État et ne se trouvait pas disloquée en une poussière de petites tendances, elle était plus ancrée en ses principes révolutionnaires acquis qu’appelée à formuler de nouveaux principes, elle avait plus à maintenir qu’à construire. Pour cette raison et pour celle de sa continuité organique directe dans un laps de temps relativement court, elle était le nouveau Parti en gestation. (…)
[Le groupe], s’il a comme tâches en partie celles de la Fraction, à savoir: réexamen de l’expérience, formation des militants, a en plus celle de l’analyse de l’évolution nouvelle et la perspective nouvelle, et en moins celle de reconstruire le programme du futur Parti. Il n’est qu’un apport à cette reconstruction, comme il n’est qu’un élément du futur Parti. Sa fonction dans son apport programmatique est partielle du fait de sa nature organisationnelle”.
Aujourd'hui, au moment des 40 ans du CCI, c'est la même démarche que nous devons avoir en nous rappelant ce que nous écrivions à l'occasion de ses 30 ans :
"La capacité du CCI à faire face à ses responsabilités tout au long de ses trente années d'existence, nous la devons en très grande partie aux apports de la Fraction italienne de la Gauche communiste. Le secret du bilan positif que nous tirons de notre activité au cours de cette période, c'est dans notre fidélité aux enseignements de la Fraction et, plus généralement, à la méthode et à l'esprit du marxisme qu'elle s'était pleinement appropriés." ("Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir", Revue Internationale n° 123).
1 Il faut noter que, d'après une lettre de Marx à Engels envoyée peu après ce meeting, Marx avait accepté l'invitation d'Eccarius parce que cette fois l'affaire lui paraissait sérieuse contrairement aux tentatives précédentes de constituer des organisations auxquelles il avait été invité et qu'il estimait artificielles.
2 Dans cette partie, de même que dans la partie suivante, nous nous penchons sur les fractions ayant surgi dans quatre partis différents, ceux de Russie, de Hollande, d'Allemagne et d'Italie sans nous intéresser aux partis de deux pays majeurs, la Grande-Bretagne et la France. En réalité, dans ces derniers partis, il n'a pas existé de fractions de Gauche dignes de ce nom du fait, en particulier, de l'extrême faiblesse de la pensée marxiste en leur sein. Ainsi, en France, la première réaction organisée contre la Première guerre mondiale ne provient pas d'une minorité au sein du Parti socialiste mais d'une minorité au sein de la centrale syndicale CGT, le noyau autour de Rosmer et Monatte qui a publié La Vie ouvrière.
3 "J'ai continuellement dit contre la rédaction de De Tribune : nous devons tout faire pour attirer les autres vers nous, mais si cela échoue après que nous nous soyons battus jusqu'au bout et que tous nos efforts aient échoué, alors nous devons céder [c'est-à-dire accepter la suppression de De Tribune]." (Lettre de Gorter à Kautsky, 16 février 1909). "Notre force dans le parti peut grandir ; notre force en dehors du parti ne pourra jamais croître." (Intervention de Gorter au congrès de Deventer). (D'après l'article "La gauche hollandaise (1900-1914) : Le mouvement 'Tribuniste' 3ème partie", Revue Internationale n° 47)
4 Parmi les nombreux militants frappés par la répression, on peut signaler Rosa Luxemburg qui passe une bonne partie de la guerre en prison, Liebknecht qui est d'abord mobilisé puis enfermé en forteresse après avoir pris la parole pour dénoncer la guerre et le gouvernement dans la manifestation du 1er mai 1916 ; même Mehring, âgé de plus de 70 ans, est emprisonné.
5 Les deux autres positions sont celle de Trotski qui veut intégrer les syndicats dans l'État afin d'en faire des organes d'encadrement des ouvriers (sur le modèle de l'Armée Rouge) pour une plus grande discipline au travail et de Lénine qui, au contraire, estime que les syndicats doivent jouer un rôle dans la défense des ouvriers contre l'État qui connait de "fortes déformations bureaucratiques".
6 Suite au "danger" que le Bureau d'Amsterdam ne constitue un pôle de regroupement de la Gauche au sein de l'IC, le Comité Exécutif de celle-ci annonce par radio sa dissolution le 4 mai 1920.
7 À cette époque, la Gauche hollandaise et Pannekoek sont particulièrement clairs pour combattre la vision développée par Otto Rühle qui rejette la nécessité du parti à l'image de la position qui sera plus tard celle des conseillistes… et de Pannekoek.
8 On connait de quelle façon ces délégués sont parvenus en Russie (alors que la guerre civile et le "cordon sanitaire" rend quasiment impossible un accès par voie terrestre) : ils ont détourné un navire marchand jusqu'à Mourmansk.
9 Dans ses derniers écrits, à la veille de sa mort, Gorter fait la preuve qu'il a compris ses propres erreurs et il incite ses camarades à en faire autant et à en tirer les leçons (Voir La gauche hollandaise, fin du chapitre V.4.d)
1. En faisant un bilan de ses analyses de la situation internationale au cours des 40 dernières années, le CCI peut s’inspirer de l’exemple du Manifeste Communiste de 1848, la première déclaration ouverte du courant marxiste dans le mouvement ouvrier. Les acquis du Manifeste sont bien connus : l’application de la méthode matérialiste au processus historique, montrant la nature transitoire de toutes les formations sociales ayant existé jusque-là ; la reconnaissance que, alors que le capitalisme jouait encore un rôle révolutionnaire en unifiant le marché mondial et en développant les forces productives, ses contradictions inhérentes, qui se manifestaient dans les crises répétées de surproduction, indiquaient que lui aussi n’était qu’une étape transitoire dans l’histoire humaine ; l’identification de la classe ouvrière comme fossoyeur du mode de production bourgeois ; la nécessité pour la classe ouvrière de hisser ses luttes au niveau de la prise de pouvoir politique pour établir les fondements d’une société communiste ; le rôle nécessaire d’une minorité communiste, en tant que produit et facteur actif dans la lutte de classe du prolétariat.
2. Ces pas en avant sont encore une partie fondamentale du programme communiste aujourd’hui. Mais Marx et Engels, fidèles à une méthode qui est à la fois historique et autocritique, ont été capables par la suite de reconnaître que certaines parties du Manifeste avaient été dépassées, ou démenties, par l’expérience historique. Ainsi, à la suite des événements de la Commune de Paris en 1871, ils en conclurent que la prise du pouvoir par la classe ouvrière impliquait la destruction et non pas la conquête de l’État bourgeois existant. Et longtemps avant, dans les débats de la Ligue des Communistes qui suivirent la défaite des révolutions de 1848, ils réalisèrent que le Manifeste s’était trompé en estimant que le capitalisme s’était déjà engagé dans une impasse fondamentale et qu’il pourrait y avoir une transition rapide de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne. Contre la tendance hyper-activiste autour de Willich et Schapper, ils mettaient en avant la nécessité pour les révolutionnaires de développer une réflexion beaucoup plus profonde sur les perspectives d’une société capitaliste encore ascendante. Cependant, en reconnaissant ces erreurs, ils ne remettaient pas en question leur méthode sous-jacente – ils y revenaient plutôt pour donner aux acquis programmatiques du mouvement des fondements plus solides.
3. La passion du communisme, le désir brûlant de voir la fin de l’exploitation capitaliste, ont fréquemment conduit les communistes à tomber dans des erreurs semblables à celles de Marx et Engels en 1848. L’éclatement de la Première Guerre mondiale, et l’immense soulèvement révolutionnaire qu’elle provoqua dans les années 1917-20, ont été vus de façon correcte par les communistes comme une preuve définitive que le capitalisme était entré dans une nouvelle époque, l’époque de son déclin, et donc l’époque de la révolution prolétarienne. La révolution mondiale avait d’ailleurs été mise à l’ordre du jour par la prise du pouvoir par le prolétariat de Russie en octobre 1917. Mais l’avant-garde communiste de l’époque a aussi tendu à sous-estimer les énormes difficultés auxquelles se confrontait le prolétariat dont la confiance en soi et la boussole morale avaient subi un coup sévère du fait de la trahison de ses vieilles organisations ; un prolétariat qui était épuisé par des années de massacre impérialiste et sur lequel pesait encore fortement le réformisme et des influences opportunistes qui avaient grandi dans le mouvement ouvrier au cours des trois décennies précédentes. La réponse de la direction de l’Internationale Communiste à ces difficultés a été de tomber dans de nouvelles versions de l’opportunisme qui visaient à gagner de l’influence au sein des masses, comme la "tactique" de front unique avec des agents avérés de la bourgeoisie actifs au sein de la classe ouvrière. Ce tournant opportuniste a fait surgir des réactions saines des courants de gauche au sein de l’Internationale, en particulier les gauches italienne et allemande, mais elles se confrontaient elles-mêmes à des obstacles considérables pour comprendre les nouvelles conditions historiques. Dans la Gauche allemande, ces tendances qui avaient adopté la théorie de la "crise mortelle" se sont méprises en voyant le début de la décadence du capitalisme. Alors que cette décadence devait se comprendre comme toute une période de crises et de guerres – elle signifiait pour ces courants que le système se heurtait à un mur et serait totalement incapable de récupérer. Un résultat de cette analyse a été le déclenchement d’actions aventuristes qui visaient à provoquer le prolétariat pour qu’il assène un coup mortel au capitalisme ; un autre en a été l’instauration d’une "Internationale communiste ouvrière" éphémère, suivie par une phase "conseilliste", un abandon croissant de la notion même de parti de classe.
4. L’incapacité de la majorité de la Gauche allemande à répondre au reflux de la vague révolutionnaire a été un élément crucial de désintégration de la plupart de ses expressions organisées. À la différence de la Gauche allemande, la Gauche italienne a été capable de reconnaître la défaite profonde subie par le prolétariat mondial à la fin des années 1920 et de développer les réponses théoriques et organisationnelles exigées par la nouvelle phase de la lutte de classe, lesquelles étaient incluses dans le concept d’un changement dans le cours de l’histoire, dans la formation de la Fraction, et dans l’idée de faire un "bilan" de la vague révolutionnaire et des positions programmatiques de l’Internationale Communiste. Cette clarté a permis à la Fraction italienne de faire des avancées théoriques inestimables, en défendant en même temps des positions internationalistes quand, tout autour d’elle, on succombait à l’antifascisme et à la marche vers la guerre. Cependant, même la Fraction n’était pas immunisée contre les crises et les régressions théoriques ; en 1938, la revue Bilan a été renommée Octobre en anticipant une nouvelle vague révolutionnaire qui résulterait de la guerre imminente et de la "crise de l’économie de guerre" qui s’ensuivrait. Dans la période d’après-guerre, la Gauche Communiste de France – qui était née en réaction à la crise de la Fraction pendant la guerre et à la précipitation immédiatiste qui avait conduit à former le Parti Communiste Internationaliste en 1943, qui avait été capable, dans une période très fructueuse entre 1946 et 1952, de faire la synthèse des meilleures contributions des gauches italienne et allemande et de développer une meilleure compréhension de l’adoption par le capitalisme de formes totalitaires et étatiques – s’était elle-même désagrégée à cause d’une compréhension erronée de la période après-guerre, en prévoyant à tort l’éclatement imminent d’une troisième guerre mondiale.
5. En dépit de ces erreurs sérieuses, la démarche fondamentale de Bilan et de la GCF restaient valables, et ont été indispensables pour la formation du CCI au début des années 1970. Le CCI s’est formé sur la base de tout un ensemble d’acquis clefs de la Gauche communiste : pas seulement les positions de classe telles que l’opposition aux luttes de libération nationale et à toutes les guerres capitalistes, la critique des syndicats et du parlementarisme, la reconnaissance de la nature capitaliste des partis "ouvriers" et des pays "socialistes" mais aussi :
6. La question de la capacité du CCI de reprendre et de développer l’héritage organisationnel de la Gauche communiste est traitée dans d’autres rapports pour le 21ème congrès. Cette résolution se concentre sur les éléments qui guident notre analyse de la situation internationale depuis nos origines. Et là, il est clair que le CCI n’a pas simplement hérité des acquis du passé mais a été capable de les développer de nombreuses façons :
7. A côté de cette capacité à s’approprier et à développer les acquis du mouvement ouvrier passé, le CCI comme toutes les organisations révolutionnaires précédentes, est aussi soumis à de multiples pressions exercées par l’ordre social dominant, et donc aux formes idéologiques que ces pressions engendrent – par-dessus tout, l’opportunisme, le centrisme et le matérialisme vulgaire. En particulier, dans ses analyses de la situation mondiale, il a été la proie de l’impatience et de l’immédiatisme que nous avons identifiés dans les organisations du passé et qui relèvent, en partie, d’une forme mécanique de matérialisme. Ces faiblesses se sont aggravées dans l’histoire du CCI, du fait des conditions dans lesquelles il était né, puisqu’il souffrait de la rupture organique avec les organisations du passé, de l’impact de la contre-révolution stalinienne qui a introduit une vision fausse de la lutte et de la morale prolétariennes et de l’influence puissante de la révolte petite bourgeoise des années 1960 – la petite bourgeoisie, en tant que classe sans avenir historique, étant presque par définition l’incarnation de l’immédiatisme. De plus, ces tendances ont été exacerbées dans la période de décomposition qui est à la fois le produit et un facteur actif de la perte de perspective pour le futur.
8. Depuis le début, le danger d’immédiatisme s’est exprimé dans l’évaluation que le CCI faisait du rapport de forces entre les classes. Tout en identifiant correctement la période après 1968 comme la fin de la contre-révolution, sa caractérisation du nouveau cours historique comme "cours à la révolution" impliquait une montée linéaire et rapide des luttes immédiates jusqu’au renversement du capitalisme, et même après que cette formulation ait été corrigée, le CCI a conservé la vision que les vagues de luttes qui se sont suivies entre 1978 et 1989, malgré des reculs temporaires, représentaient une offensive semi-permanente du prolétariat. Les immenses difficultés de la classe pour passer du mouvement défensif à la politisation de ses luttes, et au développement d’une perspective révolutionnaire n’étaient pas suffisamment mises en lumière et analysées. Même si le CCI a été capable de reconnaître le début de la décomposition et le fait que l’effondrement des blocs impliquait un profond recul de la lutte de classe, nous étions toujours fortement influencés par l’espoir que l’approfondissement de la crise économique ramènerait les "vagues" de lutte des années 70 et 80 ; alors que nous avions considéré avec raison qu’il y avait eu un tournant dans le recul après 2003, nous avons souvent sous-estimé les énormes difficultés auxquels se confrontait la jeune génération de la classe ouvrière pour développer une perspective claire à ses luttes, un facteur qui affecte à la fois la classe ouvrière dans son ensemble et ses minorités politisées. Les erreurs d’analyse ont aussi alimenté certaines démarches fausses et même opportunistes dans l’intervention dans les luttes et la construction de l’organisation.
9. Si la théorie de la décomposition (qui était en fait le dernier legs du camarade MC au CCI) a donc été un guide indispensable et fondamental pour comprendre la période actuelle, le CCI a souvent bataillé pour comprendre toutes ses implications. C’est vrai en particulier quand il a fallu expliquer et reconnaître les difficultés de la classe ouvrière depuis les années 1990. Alors que nous étions capables de voir comment la bourgeoisie a utilisé les effets de la décomposition pour monter d’énormes campagnes idéologiques contre la classe ouvrière - la plus notable, le déluge de mensonges sur la "mort du communisme" après l’effondrement du bloc de l’Est – nous n’avons pas suffisamment examiné en profondeur à quel point le processus même de la décomposition tendait à saper la confiance en soi et la solidarité du prolétariat. De plus, nous avons éprouvé des difficultés pour comprendre l’impact sur l’identité de classe de la destruction des vieilles concentrations ouvrières dans certains pays centraux du capitalisme et leur relocalisation dans des nations antérieurement "sous-développées". Alors que nous avions au moins une compréhension partielle de la nécessité pour le prolétariat de politiser ses luttes pour résister à la décomposition, c’est seulement très tard que nous avons commencé à saisir que, pour le prolétariat, retrouver son identité de classe et adopter une perspective politique comporte une dimension morale et culturelle vitale.
10. C’est probablement dans le domaine du suivi de la crise économique que se sont exprimées de la façon la plus évidente les difficultés du CCI ; en particulier :
11. Dans le domaine des tensions impérialistes, le CCI a en général un cadre d’analyse vraiment solide, qui montre les différentes phases de confrontation entre les blocs dans les années 70 et 80 ; et bien qu’ayant été quelque peu "surpris" par l’effondrement brutal du bloc de l’Est et de l’URSS après 1989, il avait déjà développé les outils théoriques pour analyser les faiblesses inhérentes aux régimes staliniens ; en liant cela à sa compréhension de la question du militarisme et au concept de décomposition qu’il avait commencé à élaborer dans la dernière moitié des années 80, le CCI a été le premier dans le milieu prolétarien à prévoir la fin du système des blocs, le déclin de l’hégémonie américaine et le développement très rapide du "chacun pour soi" au niveau impérialiste. Tout en restant conscients que la tendance à la formation de blocs impérialistes n’avait pas disparu après 1989, nous montrions les difficultés auxquelles faisait face même le candidat le plus vraisemblable au rôle de tête de bloc contre les États-Unis, l’Allemagne nouvellement réunifiée, difficulté à être un jour capable d’assumer son ambition impérialiste. Cependant, nous avons été moins capables de prévoir la capacité de la Russie de ré-émerger en tant que force qui compte sur la scène mondiale, et plus important, nous avons beaucoup tardé à voir la montée de la Chine en tant que nouvel acteur significatif dans les rivalités entre grandes puissances qui se sont développées dans les deux ou trois dernières décennies – un échec étroitement connecté à notre problème de reconnaissance de la réalité de l’avancée économique de la Chine.
12. L’existence de toutes ces faiblesses, prises dans leur ensemble, ne doit pas être un facteur de découragement, mais un stimulus pour entreprendre un programme de développement théorique qui rendra le CCI capable d’approfondir sa vision de tous les aspects de la situation mondiale. Le début d’un bilan critique des 40 dernières années entrepris dans les rapports du congrès, les tentatives d’aller aux racines de notre méthode d’analyse de la lutte de classe et de la crise économique, la redéfinition de notre rôle en tant qu’organisation dans la période de décomposition capitaliste - tout cela est le signe annonciateur d’une réelle renaissance culturelle dans le CCI. Dans la période à venir, le CCI devra aussi revenir sur des questions théoriques fondamentales telles que la nature de l’impérialisme et de la décadence de façon à fournir le cadre le plus solide à nos analyses de la situation internationale.
13. Le premier pas dans le bilan critique de 40 ans d’analyse de la situation mondiale est de reconnaitre nos erreurs et de commencer à creuser jusqu’au fond quelles sont leurs origines. Il serait donc prématuré d’essayer de prendre en compte toutes leurs implications dans l'analyse de la situation actuelle du monde et de ses perspectives. Néanmoins, nous pouvons dire qu’en dépit de nos faiblesses, les fondamentaux de nos perspectives restent valides ;
Les prémices de cette spirale sont déjà discernables et elles ont les conséquences les plus négatives pour le prolétariat, dont les fractions "périphériques" sont directement mobilisées ou massacrées dans les conflits actuels et dont les fractions centrales se trouvent dans l’incapacité de réagir à la barbarie croissante, ce qui renforce la tendance à tomber dans l’atomisation et le désespoir. Mais malgré tous les dangers bien réels que fait courir la marée montante de la décomposition, le potentiel de la classe ouvrière pour répondre à cette crise sans précédent de l’humanité n’a pas été épuisé comme l’ont indiqué les meilleurs moments du mouvement étudiant en France en 2006 ou les révoltes sociales de 2011, dans lesquels le prolétariat, sans même se reconnaître comme classe, a montré des signes évidents de sa capacité à s’unifier au-delà de toutes ses divisions, dans les rues et dans les assemblées générales. Par-dessus tout, les jeunes prolétaires engagés dans ces mouvements, dans la mesure où ils ont commencé à défier la brutalité des rapports sociaux capitalistes et à poser la question d’une nouvelle société, ont fait les premiers pas timides vers la réaffirmation que la lutte de classe n’est pas qu’une lutte économique mais une lutte politique, et que son but ultime reste ce que soulignait de façon si audacieuse le Manifeste de 1848 : l’établissement de la dictature du prolétariat et l’inauguration d’une nouvelle culture humaine.
L'été 2016 a été marqué par des signes d’instabilité croissante et imprévisible à l'échelle mondiale, ce qui confirme que la classe capitaliste rencontre des difficultés croissantes pour se présenter comme le garant de l'ordre et du contrôle politique. Le coup d'État manqué en Turquie et la vague de répression qui s’est ensuivie, une place stratégique vital dans l'arène impérialiste mondiale ; le contrecoup du chaos au Moyen-Orient sous la forme d'attentats terroristes en Allemagne et en France ; les secousses politiques intenses provoquées par le résultat du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l'Union Européenne et les perspectives épouvantables qui se dessinent avec la candidature présidentielle de Trump aux États-Unis : tous ces phénomènes, pleins de dangers pour la classe dominante, ne sont pas moins menaçants pour la classe ouvrière et ils constituent un défi majeur pour les minorités révolutionnaires dans notre classe afin de développer une analyse cohérente capable de balayer le brouillard idéologique obscurcissant ces événements.
Il n’est pas possible, dans ce numéro de la Revue internationale, de couvrir tous les éléments de la situation mondiale. En ce qui concerne le coup d'État en Turquie, en particulier, nous voulons prendre le temps de discuter de ses implications et de travailler sur un cadre d’analyse clair. Pour le moment, nous avons l'intention de nous concentrer sur une série de questions qui nous semblent être encore plus urgentes à clarifier : les implications du "Brexit" et de la candidature Trump ; la situation nationale en Allemagne, en particulier les problèmes créés par la crise européenne des réfugiés; et le phénomène social commun à tous ces développements : la montée du populisme.
Nous avons-nous-même pris du retard à reconnaître la signification du mouvement populiste. C'est pourquoi le texte sur le populisme présenté dans ce numéro est une contribution individuelle, écrite pour stimuler la réflexion et la discussion dans le CCI (et au-delà nous espérons). Il fait valoir que le populisme est le produit d'une impasse qui se trouve au cœur de la société ; même si l'État bourgeois produit des fractions et des partis qui tentent de chevaucher ce tigre, le résultat du référendum sur l'Union Européenne au Royaume-Uni et l'ascension de Trump dans le Parti républicain aux États-Unis démontrent que ce n'est pas une mince affaire et que cela peut même aggraver les difficultés politiques de la classe dirigeante 1.
Le but de cet article sur le Brexit et les élections présidentielles aux États-Unis est d'appliquer les idées du texte sur le populisme à une situation concrète. Il veut aussi corriger une idée présente dans plusieurs articles publiés sur notre site que le référendum sur le Brexit constituerait quelque chose comme un succès pour la démocratie français 2 ou que la montée du populisme aujourd'hui "renforce la démocratie" 3.
Nous publions également un article historique sur la question nationale, en se concentrant sur le cas de l'Irlande 4. Nous les avons choisis non seulement à cause du centenaire de l’insurrection de Dublin en 1916, mais parce que cet événement (et l'histoire ultérieure de l'Armée Républicaine Irlandaise) a été l'un des premiers signes clairs que la classe ouvrière ne pouvait plus faire alliance avec des mouvements nationalistes ou intégrer des revendications "nationales" dans son programme ; et parce qu'aujourd'hui, face à une nouvelle vague de nationalisme dans les centres du système capitaliste, la nécessité pour les révolutionnaires d'affirmer que la classe ouvrière n'a pas de patrie est plus urgente que jamais. Comme le pose le rapport sur la situation nationale allemande, surmonter les limites de la nation est le défi impressionnant posé au prolétariat face au capitalisme mondialisé et aux fausses alternatives du populisme : "Aujourd’hui, avec la mondialisation contemporaine, une tendance historique objective du capitalisme décadent atteint son plein développement : chaque grève, chaque acte de résistance économique des ouvriers quelque part dans le monde, se trouvent immédiatement confrontés à l’ensemble du capital mondial, toujours prêt à retirer la production et l'investissement et à produire ailleurs. Pour le moment, le prolétariat international a été tout à fait incapable de trouver une réponse adéquate, ou même d'entrevoir à quoi pourrait ressembler une telle réponse. Nous ne savons pas s’il réussira à le faire finalement. Mais il parait clair que le développement dans cette direction prendrait beaucoup plus de temps que la transition des syndicats à la grève de masse. D’un côté, la situation du prolétariat dans les vieux pays centraux du capitalisme – ceux, comme l’Allemagne, au "sommet" de la hiérarchie économique – devrait devenir beaucoup plus dramatique qu'elle ne l'est aujourd’hui. D’un autre côté, le pas requis par la réalité objective - lutte de classe internationale consciente, la "grève de masse internationale" - est beaucoup plus exigeant que le pas des syndicats à la grève de masse dans un pays. Car il oblige la classe ouvrière à remettre en question, non seulement le corporatisme et le localisme, mais aussi les principales divisions de la société de classes, souvent vieilles de plusieurs siècles voire même de plusieurs millénaires, comme la nationalité, la culture ethnique, la race, la religion, le sexe, etc. C'est un pas beaucoup plus profond et plus politique".
CCI, août 2016
1 Maîtriser l'analyse du populisme est un objectif que se donne le CCI, et non pas quelque chose que nous aurions déjà pleinement réalisé. À titre d'exemple, nous pouvons citer quelques-unes des formulations dans l'article de titre actuel sur notre site Web, "UE, Brexit, populisme: contre le nationalisme sous toutes ses formes". Bien que l'article dénonce correctement le poison idéologique propagé par les partis populistes et démagogues, certains passages donnent l'impression que le phénomène du populisme est identique à ses expressions politiques les plus évidentes, et est donc quelque chose de totalement contrôlé par l'État capitaliste dans ses attaques idéologiques contre la classe ouvrière.
4 Un second article n'a pu, faute de place, être publié dans cette revue. Il peut néanmoins être lu dans la Revue internationale sur notre site.
Il y a plus de trente ans, dans les "Thèses sur la décomposition" (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [10]) 1, nous avions dit que la bourgeoisie aurait de plus en plus de mal à contrôler les tendances centrifuges de son appareil politique. Le référendum sur le "Brexit" en Grande-Bretagne et la candidature de Donald Trump à la présidence des États-Unis en constituent une illustration. Dans les deux cas, des aventuriers politiques sans scrupules de la classe dominante se servent de la "révolte" populiste de ceux qui ont souffert le plus des bouleversements économiques des trente dernières années pour leur propre auto-glorification.
Le CCI n’a tenu compte que tardivement de la montée du populisme et de ses conséquences. C’est pourquoi nous publions maintenant un texte général sur le populisme 2 qui est toujours en cours de discussion au sein de l’organisation. L’article qui suit tente d’appliquer les principales idées de ce texte de discussion aux situations spécifiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans une situation mondiale en pleine évolution, il n’a aucune prétention à être exhaustif, mais nous espérons qu’il apportera matière à réflexion et à discussion ultérieure.
La perte de contrôle par la classe dominante n’a jamais été plus évidente que dans le spectacle de désordre chaotique que nous a offert le référendum sur l’Union européenne en Grande-Bretagne et ses suites. Jamais auparavant, la classe capitaliste britannique n’avait à ce point perdu le contrôle du processus démocratique, jamais auparavant ses intérêts vitaux n’ont été autant à la merci d’aventuriers comme Boris Johnson 3 ou Nigel Farage. 4
Le manque général de préparation aux conséquences d’un Brexit éventuel est une indication de la confusion au sein de la classe dominante britannique. Quelques heures seulement après l'annonce du résultat, les principaux porte-paroles du Leave devaient expliquer à leurs supporters que les 350 millions de livres sterling qu’ils avaient promis d’allouer au NHS 5 si le vote Brexit l’emportait –un chiffre placardé sur tous les autobus de leur campagne– n’étaient en fait qu’une sorte de "faute de frappe". Quelques jours plus tard, Farage a démissionné de son poste de dirigeant de UKIP, laissant tout le pétrin du Brexit entre les mains des autres Leavers ("Sortants") ; Guto Harri, ancien chef de la communication de Boris Johnson, déclarait qu’en fait, "le cœur (de Johnson) n’y était pas" (dans la campagne pour le Brexit), et il y a fort à croire que le soutien de Johnson au Brexit n’était qu’une manœuvre opportuniste et intéressée dans le but de booster sa tentative de s’emparer de la direction du Parti conservateur contre David Cameron ; Michael Gove 6, qui a géré la campagne de Johnson pendant le référendum et devait gérer ensuite sa campagne pour le poste de Premier Ministre (et par ailleurs avait plusieurs fois fait connaître son propre manque d’intérêt pour ce travail), a poignardé Johnson dans le dos, deux heures seulement avant l’échéance de dépôt des candidatures, en se présentant lui-même au prétexte que son ami de toujours, Johnson, n’avait pas les capacités pour remplir la fonction ; Andrea Leadsom 7 s’est lancée dans la course à la direction du Parti conservateur en tant que Leaver convaincue –alors qu’elle avait déclaré trois ans auparavant qu’une sortie de l’UE serait "un désastre" pour la Grande-Bretagne. Le mensonge, l’hypocrisie, la fourberie– rien de tout cela n’est nouveau dans l’appareil politique de la classe dominante, bien sûr. Mais ce qui frappe, au sein de la classe dominante la plus expérimentée du monde, est la perte de tout sens de l’État, de l’intérêt national historique qui prime sur l’ambition personnelle ou les petites rivalités de cliques. Pour trouver un épisode comparable dans la vie des classes dominantes anglaises, il faudrait remonter à la Guerre des Deux-Roses 8 (comme Shakespeare l’a dépeinte dans sa vie de Henry VI), le dernier souffle d’un ordre féodal décadent.
Le manque de préparation de la part du patronat financier et industriel aux conséquences d’une victoire du Leave est tout aussi frappant, surtout étant donné le nombre d'indications selon lesquelles le résultat serait "la chose la plus incertaine qu’on aurait jamais vu de sa vie" (si on peut se permettre de citer le Duc de Wellington après la bataille de Waterloo) 9. L’effondrement de 20 %, puis de 30 %, de la livre sterling par rapport au dollar montre que le résultat "Brexit" n’était pas attendu –et n'avait pas affecté le cours de la livre avant le référendum. On nous a servi le spectacle peu édifiant d’une ruée vers la sortie de la part de banques et d’entreprises cherchant à s’installer, ou carrément déménager, à Dublin ou Paris. La décision rapide de George Osborne 10 de réduire la taxe sur les entreprises à 15 % est clairement une mesure d’urgence pour retenir les entreprises en Grande-Bretagne, dont l’économie est l’une des plus dépendantes du monde des investissements étrangers.
Tout cela étant dit, la classe dominante britannique n’est pas KO. Le remplacement immédiat de Cameron au poste de Premier Ministre (ce qui n’était pas, à l’origine, prévu avant septembre) par Theresa May –une politicienne solide et compétente qui avait fait campagne discrètement pour le Remain ("Rester")– et la démolition par la presse et par les députés conservateurs de ses rivaux, Gove et Leadsom, démontre une capacité réelle de réagir rapidement et de manière cohérente de la part de fractions étatiques dominantes de la bourgeoisie.
Fondamentalement, cette situation est déterminée par l’évolution du capitalisme mondial et par le rapport de forces entre les classes. Elle est le produit d'une dynamique plus générale vers la déstabilisation des politiques bourgeoises cohérentes dans la phase actuelle du capitalisme décadent. Les forces motrices derrière cette tendance vers le populisme ne font pas l'objet de cet article : elles sont analysées dans la "Contribution sur la question du populisme" mentionnée plus haut. Mais ces phénomènes généraux prennent une forme concrète sous l’influence d’une histoire et de caractéristiques nationales spécifiques. De fait, le Parti conservateur a toujours eu une aile "eurosceptique" qui n’a jamais vraiment accepté l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE et dont les origines peuvent se définir comme suit :
La position géographique de la Grande-Bretagne (et de l’Angleterre avant elle) au large des côtes européennes a toujours fait que la Grande-Bretagne a pu se tenir à distance des rivalités européennes d’une façon qui n’était pas possible pour les États continentaux ; sa taille relativement petite, son inexistence en tant que puissance militaire terrestre, ont fait qu’elle n’a jamais pu espérer dominer l’Europe, comme l’a fait la France jusqu’au XIXe siècle ou l’Allemagne depuis 1870, mais ne pouvait défendre ses intérêts vitaux qu’en jouant les principales puissances les unes contre les autres et en évitant tout engagement auprès d'aucune d’entre elles.
La situation géographique de l'île et son statut de première nation industrielle du monde ont déterminé la montée de la Grande-Bretagne comme impérialisme mondial maritime. Depuis le XVIIe siècle au moins, les classes dominantes britanniques ont développé une vision mondiale qui, encore une fois, leur permet de garder une certaine distance par rapport à la politique purement européenne.
Cette situation changea radicalement suite à la Seconde Guerre mondiale, d’abord parce que la Grande-Bretagne ne pouvait plus maintenir son statut de puissance mondiale dominante, ensuite parce que la technologie militaire (forces aériennes, missiles à longue portée, armes nucléaires) faisait que l’isolement vis-à-vis de la politique européenne n’était plus possible. L’un des premiers à reconnaître ce changement de situation fut Winston Churchill qui, en 1946, appela à la formation des "États-Unis d’Europe", mais sa position n’a jamais été réellement acceptée au sein du Parti conservateur. L’opposition à l’appartenance à l’UE 11 est allée en grandissant au fur et à mesure que l’Allemagne s’est renforcée, surtout depuis que l’effondrement de l’URSS et la réunification allemande en 1990 ont augmenté de façon considérable le poids de l’Allemagne en Europe. Pendant la campagne du référendum, Boris Johnson a fait scandale en comparant la domination allemande au projet hitlérien, mais cela n’avait rien d’original. Les mêmes sentiments, pratiquement avec les mêmes mots, furent exprimés en 1990 par Nicholas Ridley, alors ministre du gouvernement Thatcher. C’est un signe de la perte d’autorité et de discipline dans l’appareil politique d’après-guerre : alors que Ridley fut contraint de quitter immédiatement le gouvernement, Johnson, lui, est devenu membre du nouveau cabinet.
L’ancien statut de première puissance mondiale de la Grande-Bretagne –et la perte de celui-ci– a un impact psychologique et culturel profondément ancré dans la population britannique (y compris dans la classe ouvrière). L’obsession nationale vis-à-vis de la Seconde Guerre mondiale –la dernière fois que la Grande-Bretagne a pu donner l’impression d’agir comme puissance mondiale indépendante– l’illustre à la perfection. Une partie de la bourgeoisie britannique et, encore plus, de la petite-bourgeoisie, n’a toujours pas compris que le pays n’est aujourd’hui qu’une puissance de deuxième, voire de troisième ordre. Beaucoup de ceux qui ont fait campagne pour le Leave semblaient croire que, si la Grande-Bretagne était libérée des "chaînes" de l’UE, le monde entier accourrait acheter des marchandises et des services britanniques –un fantasme qui risque de coûter fort cher à l’économie du pays.
Ce ressentiment et cette colère contre le monde extérieur du fait de la perte de ce statut de puissance impériale sont comparables au sentiment d’une partie de la population américaine face à ce qu’elle perçoit aussi comme la perte de statut des États-Unis (un thème constant des appels de Donald Trump à "faire en sorte que l’Amérique soit de nouveau grande") et leur incapacité à imposer leur domination comme ils ont pu le faire pendant la Guerre froide.
Boris Johnson et ses bouffonneries populistes ont été plus spectaculaires, et plus médiatisées, que le personnage de David Cameron, "vieille école", issu de la haute société et "responsable". Mais, en réalité, Cameron est une meilleure indication du degré auquel la désagrégation affecte la classe dominante. Johnson a pu être le principal acteur, mais c’est Cameron qui a fait la mise en scène en utilisant la promesse d’un référendum au profit de son parti, pour gagner les dernières élections parlementaires de 2015. De par sa nature, un référendum est plus difficile à contrôler qu’une élection parlementaire : de ce fait il constitue toujours un pari. 12 Comme un joueur pathologique de casino, Cameron s’est montré parieur récidiviste, d’abord avec le référendum sur l’indépendance écossaise (qu’il a gagné de justesse en 2014), ensuite avec celui sur le Brexit. Son parti, le Parti conservateur, qui s’est toujours présenté comme le meilleur défenseur de l’économie, de l’Union 13 et de la défense nationale, a fini par mettre les trois éléments en péril.
Étant donné la difficulté à manipuler les résultats, les plébiscites sur des questions qui concernent des intérêts nationaux importants représentent en général un risque inacceptable pour la classe dominante. Selon la conception et l’idéologie classiques de la démocratie parlementaire, même sous sa forme décadente de faux-semblant, de telles décisions sont censées être prises par des "représentants élus", conseillés (et mis sous pression) par des experts et des groupes d’intérêts –et non pas par la population dans son ensemble. Du point de vue de la bourgeoisie, c’est une pure aberration de demander à des millions de personnes de décider de questions complexes, telles le Traité constitutionnel de l’UE de 2004, alors que la masse des électeurs ne voulait, voire ne pouvait, ni lire ni comprendre le texte du traité. Pas étonnant alors que la classe dominante ait si souvent obtenu le "mauvais" résultat dans les référendums à propos de tels traités (en France et aux Pays-Bas en 2005, en Irlande au premier referendum sur le Traité de Lisbonne en 2008). 14
Au sein de la bourgeoisie britannique, il y a ceux qui semblent espérer que le gouvernement May réussira le même coup que les gouvernements français et irlandais après leur référendum raté à propos des traités constitutionnels, et qu’il pourra tout simplement ignorer ou contourner le résultat du référendum. Cela nous semble improbable, du moins à court terme, non pas que la bourgeoisie britannique soit plus ardente "démocrate" que ses comparses mais, justement, parce qu’elle a compris que le fait d’ignorer l’expression "démocratique" de la "volonté du peuple" ne fait qu’accréditer les thèses populistes et les rend plus dangereuses.
La stratégie de Theresa May jusqu'ici a donc été de faire contre mauvaise fortune bon cœur en empruntant le chemin du Brexit et en attribuant à trois des Leavers les plus connus la responsabilité de ministères en charge de la tâche complexe du désengagement de la Grande-Bretagne de l'UE. Même la nomination du clown Johnson comme Ministre des Affaires étrangères –accueillie à l’étranger avec un mélange d’horreur, d’hilarité et d’incrédulité– fait sans doute partie de cette stratégie plus vaste. En mettant Johnson sur la sellette des négociations pour quitter l’UE, May s’assure que la "grande gueule" des Leavers soit discréditée par les conditions probablement très défavorables, et qu’il ne puisse jouer le franc-tireur depuis la ligne de touche.
La perception, en particulier de la part de ceux qui votent pour les mouvements populistes en Europe ou aux États-Unis, selon laquelle tout le processus démocratique est une "arnaque" parce que l’élite ne tient pas compte des résultats inopportuns, constitue une vraie menace pour l’efficacité de la démocratie elle-même comme système de domination de classe. Dans la conception populiste de la politique, "la prise de décision directement par le peuple lui-même" est censée contourner la corruption des représentants élus par les élites politiques établies. C’est pourquoi en Allemagne de tels référendums sont exclus par la constitution d’après-guerre, suite à l’expérience négative de la République de Weimar et à leur utilisation dans l’Allemagne nazie. 15
Si le Brexit a été un référendum hors de contrôle, la sélection de Trump comme candidat aux présidentielles américaines de 2016 est une élection "sortie de piste". Au départ, personne n’avait pris sa candidature au sérieux : le favori était Jeb Bush, membre de la dynastie Bush, choix préféré des notables républicains et, en tant que tel, capable d’attirer des soutiens financiers importants (ce qui est toujours une considération cruciale dans les élections américaines). Mais, contre toute attente, Trump a triomphé dans les premières primaires et a gagné État après État. Bush s’est éteint comme un pétard mouillé, les autres candidats n’ont jamais été plus que des outsiders et les chefs du Parti républicain se sont trouvés confrontés à la réalité désagréable que le seul candidat ayant une chance de battre Trump était Ted Cruz, un homme considéré par ses collègues au Sénat comme aucunement digne de confiance, uniquement un peu moins égoïste et intéressé que Trump lui-même.
La possibilité que Trump batte Clinton est en soi un signe du degré auquel la situation politique est devenue insensée. Mais déjà sa candidature a répandu une onde de choc à travers tout le système d’alliances impérialistes. Depuis 70 ans, les États-Unis ont été les garants de l’alliance de l’OTAN dont l’efficacité dépend de l’inviolabilité du principe de défense réciproque : une attaque contre l’un est une attaque contre tous. Quand un président américain en puissance met en question l’Alliance nord-atlantique ainsi que la volonté des États-Unis d’honorer ses obligations d’allié –comme Trump l’a fait en déclarant qu’une réponse américaine à une attaque russe contre les États baltes dépendrait, à son avis, du fait que ces derniers aient "payé leur ticket d’entrée"– cela donne froid dans le dos à toutes les bourgeoisies est-européennes directement confrontées à l’État mafieux de Poutine, sans parler des pays asiatiques (le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam, les Philippines) qui font confiance aux États-Unis pour les défendre contre le dragon chinois. Presque aussi alarmant est la forte possibilité que Trump ne sache tout simplement pas ce qui se passe, comme l’a suggéré son affirmation selon laquelle il n’y aurait pas de troupes russes en Ukraine (apparemment il ne sait pas que la Crimée est toujours officiellement considérée par tout le monde, sauf par les Russes, comme faisant partie de l’Ukraine).
Mieux encore, Trump a salué le fait que les services russes aient piraté les systèmes informatiques du Parti démocrate et a plus ou moins invité Poutine à faire pire. Il est difficile de dire si cela nuira à Trump, mais cela vaut la peine de rappeler que, depuis 1945, le Parti républicain est farouchement antirusse, est favorable à des forces armées puissantes et à une présence militaire massive à travers le monde, peu importe le coût (c’est l’augmentation colossale des dépenses militaires sous Reagan qui avait vraiment fait exploser le déficit budgétaire).
Ce n’est pas la première fois que le Parti républicain présente un candidat que sa direction considère comme dangereusement extrémiste. En 1964, Barry Goldwater gagna les primaires grâce au soutien de la droite religieuse et de la "coalition conservatrice" -précurseur du Tea Party actuel. À tout le moins son programme était cohérent : réduction drastique du champ d’action du gouvernement fédéral, en particulier de la sécurité sociale, puissance militaire et préparation si nécessaire à l’utilisation d’armes nucléaires contre l’URSS. C’était un programme classique très à droite mais qui ne correspondait pas du tout aux besoins du capitalisme d’État américain, et Goldwater finit par subir une défaite cuisante aux élections, en partie du fait que la hiérarchie du Parti républicain ne l’avait pas soutenu.Trump n’est-il qu’un Goldwater bis ? Pas du tout, et les différences sont instructives. La candidature de Goldwater représentait une prise en main du Parti républicain par le "Tea Party" de l‘époque ; celui-ci fut marginalisé pendant des années à la suite de la défaite électorale écrasante de Goldwater. Ce n’est un secret pour personne qu’au cours des deux dernières décennies, cette tendance a fait son retour et a fait une tentative plus ou moins réussie de prendre le contrôle du GOP 16. Cependant, ceux qui soutenaient Goldwater étaient, dans le sens le plus vrai du terme, "une coalition conservatrice" ; ils représentaient une véritable tendance conservatrice aux États-Unis, dans une Amérique en train de connaître de profonds changements sociaux (le féminisme, le Mouvement pour les Droits civiques, le début d’une opposition à la guerre au Vietnam et l’effondrement des valeurs traditionnelles). Bien que beaucoup de "causes" du Tea Party soient les mêmes que celles de Goldwater, le contexte ne l’est pas : les changements sociaux auxquels Goldwater s’opposait ont eu lieu, et le Tea Party n’est pas tant une coalition de conservateurs qu’une alliance réactionnaire hystérique.
Ceci créé des difficultés croissantes pour la grande-bourgeoisie qui n’a cure de ces questions sociales et "culturelles" et, fondamentalement, a des intérêts dans la force militaire américaine et le libre commerce dont elle tire ses profits. C’est devenu un truisme de dire que quiconque se présente aux primaires républicaines doit s’avérer "irréprochable" sur toute une série de questions : l’avortement (il faut être "pour la vie"), le contrôle des armes (il faut être contre), le conservatisme fiscal et des impôts plus bas, contre l’Obamacare (c’est du socialisme, il doit être aboli : en fait, Ted Cruz avait justifié en partie sa candidature par le battage fait autour de son obstruction à l’Obamacare au Sénat), le mariage (une institution sacrée), contre le Parti démocrate (si Satan avait un parti, ce serait lui). Aujourd’hui, en l’espace de quelques mois, Trump a éviscéré le Parti républicain. C’est un candidat sur qui "on ne peut pas compter" concernant l’avortement, le contrôle des armes, le mariage (lui-même marié trois fois) et qui, dans le passé, a donné de l’argent au diable lui-même, Hillary Clinton. De plus, il propose d’augmenter le salaire minimum, veut maintenir au moins en partie l’Obamacare, veut revenir à une politique étrangère isolationniste, laisser le déficit budgétaire s’envoler et expulser 11 millions d’immigrants illégaux dont le travail bon marché est vital pour les affaires.
Comme les conservateurs en Grande-Bretagne avec le Brexit, le Parti républicain –et potentiellement toute la classe dominante américaine– s’est retrouvé avec un programme complètement irrationnel du point de vue des intérêts de classe impérialistes et économiques.
La seule chose que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que le Brexit et la candidature de Trump ouvrent une période d’instabilité croissante à tous les niveaux : économique, politique et impérialiste. Sur le plan économique, les pays européens –qui représentent, ne l’oublions pas, une partie importante de l’économie mondiale et le plus grand marché unique– connaissent déjà une fragilité : ils ont résisté à la crise financière de 2007-08 et à la menace d’une sortie de la Grèce de la zone Euro, mais ils n’ont pas surmonté ces situations. La Grande-Bretagne reste l’une des principales économies européennes et le long processus pour se défaire de ses liens avec l’Union européenne contiendra beaucoup d’imprédictibilité, ne serait-ce que sur le plan financier : personne ne sait, par exemple, quel effet aura la Brexit sur la City de Londres, centre européen majeur pour les banques, les assurances et les actions boursières. Politiquement, le succès du Brexit ne peut qu’encourager et apporter plus de crédit aux partis populistes du continent européen : l’an prochain ont lieu les élections présidentielles en France où le Front national de Marine Le Pen, parti populiste et anti-européen, est maintenant le plus grand parti politique en termes de voix. Les gouvernements des principales puissances d’Europe sont partagés entre le désir que la séparation de la Grande-Bretagne se fasse en douceur et aussi facilement que possible, et la peur que toute concession à celle-ci (comme par exemple l’accès au marché unique en même temps que des restrictions sur le mouvement des populations) donne des idées à d’autres, notamment à la Pologne et à la Hongrie. Il est pratiquement certain que la tentative de stabiliser la frontière sud-est de l’Europe en intégrant des pays de l’ex-Yougoslavie va être stoppée. Ce sera plus difficile pour l’Union européenne de trouver une réponse unifiée au "coup d’État démocratique" d’Erdogan en Turquie et à son utilisation des réfugiés syriens comme pions dans un vil jeu de chantage.
Bien que l’Union européenne n’ait jamais été elle-même une alliance impérialiste, la plupart de ses membres sont également membres de l’OTAN. Tout affaiblissement de la cohésion européenne rend donc probable un effet destructeur sur la capacité de l’OTAN à contrer la pression russe sur son flanc oriental, déstabilisant encore plus l’Ukraine et les États baltes. Ce n’est un secret pour personne que la Russie finance depuis un certain temps le Front national en France et qu’elle utilise, sinon finance, le mouvement PEGIDA en Allemagne. Le seul qui sorte gagnant du Brexit est en fait Vladimir Poutine.
Comme on l’a dit plus haut, la candidature de Trump a déjà affaibli la crédibilité des États-Unis. L’idée de Trump comme président ayant le doigt posé sur le bouton nucléaire est, il faut le dire, une perspective effrayante 17. Mais comme nous l’avons dit de nombreuses fois, l’un des principaux éléments de la guerre et de l'instabilité aujourd’hui est la détermination des États-Unis à maintenir leur position impérialiste dominante contre tout nouveau venu, et cette situation restera inchangée quel que soit le président.
Boris Johnson et Donald Trump ont plus en commun qu’une "grande gueule". Ce sont tous deux des aventuriers politiques, dénués de tout principe et de tout sens de l’intérêt national. Tous deux sont prêts à toutes les contorsions pour adapter leur message à ce que leur audience veut entendre. Leurs bouffonneries sont enflées par les médias jusqu’à ce qu’elles semblent plus vraies que nature mais, en réalité, ce sont des non-entités, rien que les porte-paroles au moyen desquels les perdants de la mondialisation hurlent leur rage, leur désespoir et leur haine des riches élites et des immigrants qu’ils tiennent pour les responsables de leur misère. C’est ainsi que Trump s’en tire avec les arguments les plus outrageux et contradictoires : ses supporters s’en fichent tout simplement, il dit ce qu’ils veulent entendre.
Cela ne veut pas dire que Johnson et Trump sont pareils, mais ce qui les distingue a moins à voir avec leur caractère personnel qu’avec les différences entre les classes dominantes auxquelles ils appartiennent : la bourgeoisie britannique a joué un rôle majeur sur la scène mondiale depuis des siècles tandis que la phase de "flibustier" égocentrique et effrontée de l’Amérique n’a véritablement pris fin qu’avec la défaite que Roosevelt a imposée aux isolationnistes et l’entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Des fractions importantes de la classe dominante américaine restent profondément ignorantes du monde extérieur, sont dans un état, on est presque tenté de dire, d'adolescence attardée.
Les résultats électoraux ne seront jamais une expression de la conscience de classe, néanmoins ils peuvent nous donner des indications quant à l’état du prolétariat. Que ce soit le référendum sur le Brexit, le soutien à Trump aux États-Unis, au Front national de Marine Le Pen en France, ou aux populistes allemands de PEGIDA et d'Alternative für Deutschland, tous les chiffres concordent pour suggérer que là où ces partis et mouvements gagnent le soutien des ouvriers, c’est parmi ceux qui ont souffert le plus des changements opérés dans l’économie capitaliste au cours des quarante dernières années, et qui ont fini par conclure –de façon pas tout à fait déraisonnable après des années de défaites et d’attaques sans fin contre leurs conditions d’existence par des gouvernements de gauche comme de droite– que le seul moyen de faire peur à l’élite dirigeante est de voter pour des partis qui sont de toute évidence irresponsables, et dont la politique est un anathème pour cette même élite. La tragédie, c’est que ce sont précisément ces ouvriers qui ont été parmi les plus massivement engagés dans les luttes des années 1970.
Un thème commun aux campagnes du Brexit et de Trump est que "nous" pouvons "reprendre le contrôle". Peu importe que ce "nous" n’ait jamais eu de contrôle réel sur sa vie ; comme un habitant de Boston en Grande-Bretagne le disait : "nous voulons simplement que les choses redeviennent ce qu’elles étaient". Quand il y avait des emplois, et des emplois avec des salaires décents, quand la solidarité sociale dans les quartiers ouvriers n’avait pas été brisée par le chômage et l’abandon, quand le changement apparaissait comme quelque chose de positif et avait lieu à une vitesse raisonnable.
Sans aucun doute, il est vrai que le vote Brexit a provoqué une atmosphère nouvelle et déplaisante en Grande-Bretagne, dans laquelle les gens ouvertement racistes se sentent plus libres de sortir du bois. Mais beaucoup –probablement la grande majorité– de ceux qui ont voté Brexit ou Trump pour arrêter l’immigration ne sont pas franchement racistes, ils souffrent plutôt de xénophobie : peur de l'étranger, peur de l’inconnu. Et cet inconnu, c’est fondamentalement l’économie capitaliste elle-même, qui est mystérieuse et incompréhensible parce qu’elle présente les rapports sociaux dans le processus de production comme s’ils étaient des forces naturelles, aussi élémentaires et incontrôlables que le temps qu’il fait mais dont les effets sur la vie des ouvriers sont encore plus dévastateurs. C’est une ironie terrible, dans cette époque de découvertes scientifiques où plus personne ne pense que le mauvais temps est causé par des sorcières, que des gens soient prêts à croire que leurs malheurs économiques proviennent de leurs compagnons d'infortune que sont les immigrants.
Le danger qui est devant nous
Au début de cet article, nous nous sommes référés à nos "Thèses sur la décomposition", rédigées il y a pratiquement trente ans, en 1990. Nous conclurons en les citant :
"(…) il importe d'être particulièrement lucide sur le danger que représente la décomposition pour la capacité du prolétariat à se hisser à la hauteur de sa tâche historique (…)
Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :
l'action collective, la solidarité, trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle";
le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société;
la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future";
la conscience, la lucidité, la cohérence et l'unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque."
Nous sommes concrètement face à ce danger aujourd’hui.
La montée du populisme est dangereuse pour la classe dominante parce qu’elle menace sa capacité à contrôler son appareil politique et à maintenir la mystification démocratique, qui est l’un des piliers de sa domination sociale. Mais elle n’offre rien au prolétariat. Au contraire, c’est précisément la faiblesse du prolétariat, son incapacité à offrir une autre perspective au chaos menaçant le capitalisme, qui a rendu possible la montée du populisme. Seul le prolétariat peut offrir une voie de sortie à l’impasse dans laquelle la société se trouve aujourd’hui et il ne sera pas capable de le faire si les ouvriers se laissent prendre par les chants de sirènes de démagogues populistes qui promettent un impossible retour à un passé qui, de toutes façons, n’a jamais existé.
Jens, août 2016.
1 Republiées en 2001 dans la Revue internationale n° 107
2Voir ce numéro de la Revue internationale.
3Boris Johnson, membre du Parti conservateur et ancien maire de Londres. Un des principaux porte-paroles du "Leave" (c’est-à-dire "quitter", dénomination de la campagne pour sortir de l’UE).
4Nigel Farage, dirigeant du Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (United Kingdom Independence Party – UKIP). UKIP est un parti populiste fondé en 1991 et qui fait campagne principalement sur les thèmes de la sortie de l’UE et l’immigration. Paradoxalement, il a 22 membres au Parlement européen ce qui en fait le principal parti britannique représenté au Parlement.
5NHS : National Health Service – la sécurité sociale britannique.
6Membre du Parti conservateur et Ministre de la Justice dans le gouvernement Cameron.
7Membre du Parti conservateur et Ministre de l’Énergie dans le gouvernement Cameron. Aujourd’hui Secrétaire d’État à l’Environnement.
8Guerre civile entre clans aristocratiques de York et Lancastre pendant le XVe siècle en Angleterre.
9Il est vrai que le Trésor britannique et les instances de l’UE ont fait quelques efforts pour préparer un "Plan B” en cas de victoire du Brexit. Néanmoins, il est clair que ces préparatifs furent inadéquats et, surtout, que personne ne s’attendait à ce que le Leave gagne au référendum. Ceci était même vrai pour le camp du Leave lui-même. Il semblerait que Farage ait concédé la victoire au Remain à une heure la nuit du référendum, pour découvrir à son grand étonnement le matin suivant que le Remain avait perdu.
10Membre du Parti conservateur et Ministre des Finances dans le gouvernement Cameron.
11La Grande-Bretagne est entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) sous un gouvernement conservateur en 1973. L’adhésion fut confirmée par un référendum appelé en 1975 par un gouvernement travailliste.
12Cela vaut la peine de rappeler que Margaret Thatcher est restée plus de dix ans au pouvoir sans avoir jamais gagné plus de 40 % des voix lors des élections parlementaires.
13C’est à dire l’Union, au sein du Royaume-Uni, de l’Angleterre, du Pays de Galles, de l’Écosse et de l’Irlande du Nord.
14 À la suite de résultats contraires à leur volonté, les gouvernements européens ont laissé tomber le Traité constitutionnel, tout en en gardant l’essentiel, en modifiant tout simplement les accords existants via le Traité de Lisbonne de 2007.
15Il faut ici faire une distinction concernant les référendums : dans des États comme la Suisse ou la Californie, ils font partie d’un processus historiquement établi.
16Grand Old Party (le "Grand Vieux Parti"), nom familier pour désigner le Parti républicain, remontant au XIXe siècle.
17 L’une des raisons de la défaite de Goldwater est qu’il avait déclaré être prêt à utiliser l’arme nucléaire. La campagne de Johnson en réponse au slogan de Goldwater : "In your heart, you know he’s right" ("Dans ton cœur, tu sais qu’il a raison") avait pour slogan : "In your guts, you know he’s nuts" ("Par instinct, tu sais qu’il est fou").
18 Groupe de rap américain connu pour ses prises de position anarchisantes et anti-capitaliste. Le titre est ironique.
L'article qui suit est un document en cours de discussion dans le CCI, écrit en Juin de cette année, quelques semaines avant le référendum "Brexit" au Royaume-Uni. L'article Des revers pour la bourgeoisie qui ne présagent rien de bon pour le prolétariat [49] de ce numéro de la Revue est une tentative d'appliquer les idées présentées dans cet article aux situations concrètes posées par le résultat du référendum et par la candidature de Trump aux États-Unis.
Nous sommes actuellement les témoins d'une vague de populisme politique dans les vieux pays centraux du capitalisme. Dans des États où ce phénomène s’est développé depuis plus longtemps, comme en France ou en Suisse, les populistes de droite sont devenus le plus important parti politique au niveau électoral. Mais ce qui est plus frappant aujourd’hui est l'ancrage du populisme dans des pays qui, jusqu'à présent, étaient connus pour leur stabilité politique et l'efficacité de la classe dominante : les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne. Dans ces pays, ce n'est que très récemment que le populisme a réussi à avoir un impact direct et sérieux.
Aux États Unis, l'appareil politique a initialement fortement sous-estimé la candidature de Donald Trump aux élections présidentielles pour le Parti républicain. Sa candidature a, au départ, rencontré une opposition plus ou moins ouverte de la part de la hiérarchie de l'appareil du parti et de la droite religieuse. Tous ont été pris de court par le soutien populaire qu'il a reçu à la fois dans la Bible Belt (zones des États-Unis et du Canada dans lesquelles le fondamentalisme protestant est largement répandu) et dans les vieux centres industriels urbains, en particulier de la part de parties de la classe ouvrière "blanche". La campagne médiatique qui s’est ensuivie, menée entre autres par le Wall Street Journal et les oligarchies médiatiques et financières de la côte Est, et qui avait pour dessein de réduire le succès de Trump, n'a fait qu'augmenter sa popularité. La ruine partielle de couches importantes des classes moyennes et aussi ouvrière, dont beaucoup ont perdu leurs économies et même leurs maisons lors des crashs financiers et immobiliers de 2007-2008, a provoqué l'indignation contre le vieil appareil politique qui était intervenu rapidement pour sauver le secteur bancaire, abandonnant à leur destin les petits épargnants qui avaient essayé de devenir propriétaires de leur logement.
Les promesses faites par Trump de soutenir les petits épargnants, de maintenir les services de santé, de taxer la bourse et les grandes entreprises financières et d’empêcher l’immigration que des parties de la population pauvre redoutent, voyant dans les immigrés des concurrents potentiels, ont trouvé un écho à la fois chez les fondamentalistes religieux chrétiens et, plus à gauche, chez des électeurs traditionnellement démocrates qui, il y a quelques années à peine, n'auraient jamais imaginé voter pour un tel homme politique.
Presque un demi-siècle de "réformisme" politique bourgeois, au cours duquel les candidats de gauche - au niveau national, municipal ou local, dans les partis ou dans les syndicats - ont été élus sur leurs prétentions de défendre les intérêts des travailleurs et ont à la place toujours défendu ceux du capital, a préparé le terrain pour que "l'homme de la rue", comme on dit en Amérique, envisage de soutenir un multimillionnaire comme Trump, avec le sentiment que lui, au moins, ne peut pas être "acheté" par la classe dominante.
En Grande Bretagne, la principale expression du populisme pour le moment ne semble s’incarner ni dans un candidat particulier, ni dans un parti politique (bien que le UKIP de Nigel Farage soit devenu un acteur majeur sur la scène politique), mais dans la popularité de la proposition de quitter l'Union Européenne et de le décider par referendum. Le fait que la plus grande partie du courant dominant du monde des finances (City of London) et de l'industrie britannique s’y oppose, a, dans ce cas aussi, tendu à accroître la popularité du "Brexit" dans des parties importantes de la population. L’un des moteurs de ce courant d'opposition, en plus du fait qu’il représente les intérêts particuliers de certaines parties de la classe dominante plus étroitement liées aux anciennes colonies (le Commonwealth) qu'à l'Europe continentale, semble être qu’il marche sur les plates-bandes des nouveaux mouvements populistes de droite. Peut-être que des gens comme Boris Johnson et autres défenseurs du "Brexit" dans le Parti conservateur seront, dans le cas d’un "exit", ceux qui auront à sauver ce qui peut être sauvé en tentant de négocier une sorte de statut d'association étroite avec l'Union Européenne, probablement sur le type de celui de la Suisse (qui adopte en général la réglementation de l'UE sans avoir son mot à dire dans sa formulation).
En Allemagne où, après la Deuxième Guerre mondiale, la bourgeoisie a toujours réussi jusqu'à présent à empêcher l'établissement de partis parlementaires à la droite de la Démocratie Chrétienne, un nouveau mouvement populiste est apparu sur la scène, à la fois dans la rue (Pegida) et au niveau électoral (Alternative für Deutschland) non pas en réponse à la crise "financière" de 2007/08 (dont l'Allemagne est sortie relativement indemne) mais à la suite de la "crise de l'Euro" qu’une partie de la population a appréhendée comme une menace directe envers la stabilité de la monnaie européenne commune et donc pour l’épargne de millions de gens.
Mais à peine cette crise était-elle désamorcée, au moins pour le moment, qu’a eu lieu une arrivée massive de réfugiés, provoquée en particulier par la guerre civile et impérialiste en Syrie et par le conflit avec l'État Islamique au nord de l'Irak. Cette situation a redonné de l’élan à un mouvement populiste qui commençait à faiblir. Bien qu'une majorité importante de la population soutienne encore la Wilkommenskultur ("culture de l'accueil") de la chancelière Merkel et de beaucoup de leaders de l'économie allemande, les attaques contre les asiles pour réfugiés se sont multipliées dans beaucoup d'endroits en Allemagne, tandis que dans des parties de l'ancienne RDA, un véritable esprit de pogrom s'est développé.
Le point atteint par la montée du populisme, en lien avec le discrédit du système politique des partis établis est illustré par les dernières élections présidentielles en Autriche, dont le deuxième tour a mis en présence un candidat des Verts et un de la droite populiste, tandis que les principaux partis, les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens, qui ont régné sur le pays depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ont subi tous deux une débâcle électorale sans précédent.
A la suite des élections en Autriche, les observateurs politiques en Allemagne ont conclu que poursuivre la coalition actuelle entre démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates à Berlin après les prochaines élections générales favoriserait probablement encore plus la montée du populisme. De toute façon, que ce soit à travers la Grande Coalition entre droite et gauche (ou la "cohabitation" comme en France), ou à travers l'alternance entre gouvernements de gauche et de droite, après presqu'un demi-siècle de crise économique chronique et environ 30 ans de décomposition du capitalisme, de grandes parties de la population ne croient plus qu'il y ait une différence significative entre les partis établis de gauche et de droite. Au contraire, ces partis sont vus comme une sorte de cartel qui défend ses propres intérêts, et ceux des très riches, aux dépens de ceux de l’ensemble de la population et de ceux de l'État. Comme la classe ouvrière, après 1968, n'a pas réussi à politiser ses luttes et à effectuer des avancées significatives dans le développement de sa propre perspective révolutionnaire, aujourd’hui cette désillusion attise surtout les flammes du populisme.
Dans les pays industrialisés occidentaux, en particulier après le 11 septembre aux États-Unis, le terrorisme islamiste est devenu un autre facteur d’accélération du populisme. À l’heure actuelle, cela pose un problème à la bourgeoisie, en particulier en France qui est une nouvelle fois devenue la cible de ce type d’attaques. L’un des motifs de l’État d’urgence et du langage guerrier tenu par François Hollande est la nécessité de contrer la montée continue du Front national après les récentes attaques terroristes ; le président français a cherché à se présenter comme le leader d’une coalition internationale présumée contre l’État islamique. La perte de confiance de la population dans la détermination et la capacité de la classe dominante à protéger ses citoyens sur le plan sécuritaire (et pas seulement économique) est l’une des causes de la vague actuelle de populisme.
Les racines du populisme de droite contemporain sont donc multiples et varient d’un pays à l’autre. Dans les anciens pays staliniens d’Europe de l’Est, il semble lié à l’arriération et à l’esprit de clocher de la vie politique et économique sous les régimes précédents, ainsi qu’à la brutalité traumatisante du passage à un style de vie capitaliste occidental plus efficace après 1989.
Dans un pays aussi important que la Pologne, la droite populiste est déjà au gouvernement, tandis qu’en Hongrie (un des centres de la première vague révolutionnaire du prolétariat en 1917-23), le régime de Viktor Orbán pousse plus ou moins à des attaques pogromistes et les protège.
Plus généralement, les réactions contre la "mondialisation" constituent un facteur majeur de la montée du populisme. En Europe occidentale, la mauvaise humeur "contre Bruxelles" et l’Union européenne constitue depuis longtemps l’aliment de base de ces mouvements. Mais aujourd’hui, la même atmosphère s’exprime aux États-Unis où Trump n’est pas le seul politicien qui menace d’abandonner les accords commerciaux de libre échange TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) en cours de négociation entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Il ne faut pas confondre cette réaction à la "mondialisation" avec ce que proposent des représentants de gauche comme ATTAC qui demandent une sorte de correctif néo-keynésien aux excès (réels) du néo-libéralisme. Alors que ces derniers avancent une politique économique alternative cohérente et responsable pour le capital national, la critique des populistes représente plus une sorte de vandalisme politique et économique du type de ce qui s’était déjà en partie manifesté lors du rejet du Traité de Maastricht lors des référendums en France, aux Pays-Bas et en Irlande.
Les partis populistes sont des fractions bourgeoises, des parties de l'appareil capitaliste d'État totalitaire. Ce qu'ils répandent, c'est l'idéologie et le comportement bourgeois et petit-bourgeois, le nationalisme, le racisme, la xénophobie, l'autoritarisme, le conservatisme culturel. Comme tels, ils représentent un renforcement de la domination de la classe dominante et de son État sur la société. Ils élargissent le champ du système des partis de la démocratie et augmentent sa puissance de feu idéologique. Ils revitalisent les mystifications électorales et l'attrait pour le vote, à la fois à travers les électeurs qu'ils mobilisent et ceux qui se mobilisent pour voter contre eux. Bien qu'ils soient en partie le produit de la désillusion croissante envers les partis traditionnels, ils peuvent aussi contribuer à renforcer l'image de ces derniers qui, à la différence des populistes, peuvent se présenter comme étant plus humanitaires et plus démocratiques. Dans la mesure où leur discours ressemble à celui des fascistes des années 30, leur surgissement tend à donner une nouvelle vie à l'antifascisme. C'est particulièrement le cas en Allemagne où l'arrivée au pouvoir du parti "fasciste" a conduit à la plus grande catastrophe dans l'histoire de la nation, avec la perte de presque la moitié de son territoire et de son statut comme puissance militaire majeure, la destruction de ses villes et les dommages quasiment irréparables pour son prestige international par la perpétration de crimes qui sont les pires de l'histoire de l'humanité.
Néanmoins, et comme nous l'avons vu jusqu'à maintenant, surtout dans les vieux pays du cœur du capitalisme, les fractions dirigeantes de la bourgeoisie ont fait de leur mieux pour limiter la montée du populisme et, en particulier, pour empêcher sa participation au gouvernement. Après des années de luttes défensives sur son terrain de classe pour la plupart sans succès, il semble que certains secteurs de la classe ouvrière aujourd'hui peuvent avoir le sentiment qu’ils peuvent exercer plus de pression et faire plus peur à la classe dominante en votant pour le populisme de droite qu'avec les luttes ouvrières. La base de cette impression est que "l'establishment" réagit réellement de façon alarmée au succès électoral des populistes. Pourquoi cette réticence face à "l'un des leurs" ?
Jusqu'à maintenant, nous avons eu tendance à supposer que c'est surtout le cas à cause du cours historique (c’est-à-dire le fait que la présente génération du prolétariat n’a pas subi de défaite). Aujourd'hui, il est nécessaire de réexaminer ce cadre de façon critique face au développement de la réalité sociale.
Il est vrai que la mise en place de gouvernements populistes en Pologne et en Hongrie est relativement insignifiante si on la compare à ce qui se passe dans les vieux pays occidentaux du cœur du capitalisme. Plus significatif, cependant, est que ce développement n'a pas mené pour le moment à un conflit majeur entre la Pologne et la Hongrie d’une part, et l'OTAN et l'UE de l’autre. Au contraire, l'Autriche, avec un chancelier social-démocrate, après avoir imité au début la Wilkommenskultur d'Angela Merkel au cours de l'été 2015, a bientôt suivi l'exemple de la Hongrie en érigeant des barrières à ses frontières. Et le premier ministre hongrois est devenu un partenaire de discussion favori de la CSU bavaroise qui fait partie du gouvernement Merkel. Nous pouvons parler d'un processus d'adaptation mutuelle entre des gouvernements populistes et de grandes institutions intra-étatiques. Malgré leur démagogie anti-européenne, il n'y a pas de signe, pour le moment, que ces gouvernements populistes veuillent faire sortir la Pologne ou la Hongrie de l'UE. Au contraire, ce qu’ils propagent actuellement, c'est la diffusion du populisme au sein de l'UE. Ce que cela signifie, en termes d'intérêts concrets, c'est que "Bruxelles" devrait moins interférer dans les affaires nationales, tout en continuant à transférer les mêmes subventions, ou même plus, à Varsovie et Budapest. Pour sa part, l'UE s'adapte à ces gouvernements populistes qui sont quelquefois loués pour leur "contribution constructive" au cours de sommets complexes tenus par l'UE. Et, tout en insistant sur le maintien d'un certain minimum de "conditions démocratiques", Bruxelles s'est abstenue pour le moment d'appliquer à ces pays quelque sanction que ce soit dont elle les avait menacés.
En ce qui concerne l'Europe de l'Ouest, l'Autriche, on doit le rappeler, était déjà pionnière, ayant inclus une fois dans un gouvernement de coalition le parti de Jörg Haider comme partenaire minoritaire. Le but poursuivi – celui de discréditer le parti populiste en lui faisant assumer la responsabilité d’assurer le fonctionnement de l'État – avait été en partie atteint. Temporairement. Aujourd’hui au niveau électoral, le FPÖ est plus fort que jamais et a presque remporté les dernières élections présidentielles. Bien sûr en Autriche, le président joue un rôle principalement symbolique. Mais ce n’est pas le cas en France, la seconde puissance économique et la seconde concentration du prolétariat en Europe de l’Ouest continentale. La bourgeoisie mondiale attend avec anxiété la prochaine élection présidentielle dans ce pays où le FN est le parti dominant électoralement.
Beaucoup d’experts de la bourgeoisie ont déjà conclu de ce qui paraît être un échec du Parti républicain aux États-Unis à empêcher la candidature de Trump que, tôt ou tard, la participation des populistes aux gouvernements occidentaux deviendra inévitable et qu’il vaudrait mieux commencer à se préparer à une telle éventualité. Ce débat est une première réaction à la reconnaissance du fait que les tentatives faites jusqu’à maintenant pour exclure ou limiter le populisme ont non seulement atteint leurs limites mais ont même commencé à produire l’effet contraire.
La démocratie est l’idéologie qui convient le mieux aux sociétés capitalistes développées et l’arme la plus importante contre la conscience de classe du prolétariat. Mais aujourd’hui, la bourgeoisie est confrontée au paradoxe selon lequel, en continuant à garder à distance des partis qui ne respectent pas ses règles démocratiques du "politiquement correct", elle risque sérieusement de porter atteinte à sa propre image démocratique. Comment justifier de maintenir indéfiniment dans l’opposition des partis pour qui vote une partie significative de la population, même la majorité finalement, sans se discréditer et s’empêtrer dans des contradictions d’arguments inextricables ? De plus, la démocratie n’est pas qu’une idéologie mais aussi un moyen très efficace de la domination de classe –notamment parce qu’elle est capable de reconnaître les nouveaux élans qui viennent de la société dans son ensemble et de s’y adapter.
C’est dans ce cadre que la classe dominante aujourd’hui pose la perspective de la possibilité d’une participation populiste dans le gouvernement, en lien avec le rapport de force actuel entre la bourgeoisie et le prolétariat. Les tendances actuelles indiquent que la grande bourgeoisie elle-même ne pense pas qu’une telle option soit exclue du fait que la classe ouvrière n’est pas défaite.
Pour commencer, une telle éventualité ne signifierait pas l’abolition de la démocratie parlementaire bourgeoise comme ce fut le cas en Italie, en Allemagne ou en Espagne dans les années 1920-30 après la défaite du prolétariat. Même en Europe de l’Est aujourd’hui, les gouvernements populistes de droite existants n’ont pas tenté de mettre les autres partis hors la loi, ni d’établir un système de camps de concentration. De telles mesures ne seraient d’ailleurs pas acceptées par la génération actuelle de travailleurs, en particulier dans les pays de l’Ouest, et peut être en Pologne ou en Hongrie non plus.
De plus, cependant et par ailleurs, la classe ouvrière, bien que non défaite définitivement et historiquement, est affaiblie à l’heure actuelle au niveau de sa conscience de classe, de sa combativité et de son identité de classe. Le contexte historique de cette situation est avant tout la défaite de la première vague révolutionnaire à la fin de la Première Guerre mondiale, et la profondeur et la longueur de la contre-révolution qui l’a suivie.
Dans ce contexte, la première cause de cet affaiblissement est l’incapacité de la classe, pour le moment, de trouver une réponse adéquate, dans ses luttes défensives, à la phase actuelle de gestion capitaliste d’État, celui de la "mondialisation". Dans leurs luttes défensives, les ouvriers ressentent à juste titre qu’ils sont immédiatement confrontés à l’ensemble du capitalisme mondial parce qu’aujourd’hui, ce ne sont pas seulement le commerce et les affaires mais, aussi et pour la première fois, la production qui est mondialisée, et que la bourgeoisie peut répondre rapidement à toute résistance prolétarienne à l’échelle nationale ou locale en transférant la production ailleurs. Cet instrument apparemment tout-puissant pour discipliner le travail ne peut être effectivement combattu que par la lutte de classe internationale, un niveau de combat que la classe est encore incapable d’atteindre dans un futur prévisible.
La deuxième cause de cet affaiblissement est l’incapacité de la classe de continuer à politiser ses luttes après l’élan initial de 1968/69.Ce qui en a résulté, c’est l’absence de développement de toute perspective de vie meilleure ou de société meilleure : la phase actuelle de décomposition. Et l’effondrement des régimes staliniens en Europe de l’Est en particulier a paru confirmer l’impossibilité d’une alternative au capitalisme.
Pendant une courte période, peut être de 2003 à 2008, il y a eu de premiers signes, ténus, à peine visibles, d’un début de processus nécessairement long et difficile de récupération par le prolétariat des coups qu’il avait subis. En particulier, la question de la solidarité de classe, notamment entre générations, a commencé à être mise en avant. Le mouvement anti-CPE de 2006 a été le point culminant de cette phase, parce qu’il a réussi à faire reculer la bourgeoisie française, et parce que l’exemple de ce mouvement et de ses succès a inspiré des secteurs de la jeunesse dans d’autres pays européens, y compris en Allemagne et en Grande-Bretagne. Cependant ces premiers germes fragiles d’une reprise prolétarienne possible se sont aussitôt figés du fait d’une troisième série d’événements négatifs d’importance historique dans la période d’après 1968, et qui ont représenté un troisième revers majeur pour le prolétariat : la calamité économique de 2007/2008, suivie par la vague actuelle de réfugiés de guerre et d’autres migrants –la plus grande depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
La spécificité de la crise de 2007/08 est qu’elle a commencé comme une crise financière aux proportions énormes. Le résultat est que pour des millions d’ouvriers, l’un de ses pires effets, dans certains cas même le principal, n’a pas été la diminution de salaires, les hausses d’impôts, ni les licenciements massifs imposés par les employeurs ou par l’État, mais la perte de leurs maisons, de leurs économies, de leurs assurances, etc. Ces pertes, au niveau financier, se présentent comme celles de citoyens de la société bourgeoise, elles ne sont pas spécifiques à la classe ouvrière. Leurs causes restent peu claires, favorisant la personnalisation et la théorie du complot.
La spécificité de la crise des réfugiés est qu’elle a lieu dans le contexte de la "Forteresse Europe" (et de la Forteresse nord-américaine). À la différence des années 1930, depuis 1968 la crise mondiale du capitalisme a été accompagnée par une gestion capitaliste d’État internationale sous la direction de la bourgeoisie des vieux pays capitalistes. En conséquence, après presqu’un demi-siècle de crise chronique, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord apparaissent toujours comme des havres de paix, de prospérité et de stabilité, au moins en comparaison avec "le monde extérieur". Dans un tel contexte, ce n’est pas seulement la peur de la concurrence des immigrants qui alarme des parties de la population mais, aussi, la peur que le chaos et l’anarchie, perçus comme venant de l’extérieur, gagnent via les réfugiés le monde " civilisé ". Au niveau actuel d’extension de la conscience de classe, il est trop difficile pour la plupart des travailleurs de comprendre que tout à la fois la barbarie chaotique à la périphérie du capitalisme et son intrusion, de façon toujours plus proche, dans les pays centraux, sont eux-mêmes le produit du capitalisme mondial et des politiques des pays capitalistes dirigeants.
Ce contexte de crise "financière", de "crise de l’Euro", puis de crise des réfugiés a, pour le moment, étouffé dans l’œuf les premiers pas embryonnaires vers un renouveau de solidarité de classe. C’est pourquoi peut-être, au moins en partie, la lutte des Indignados, bien qu’elle ait duré plus longtemps et ait semblé, sous certains aspects, se développer plus en profondeur que le mouvement anti-CPE, n’a pas réussi à stopper les attaques en Espagne, et a pu être aussi facilement exploitée par la bourgeoisie pour créer un nouveau parti politique de gauche : Podemos.
Le principal résultat, au niveau politique, de cette nouvelle poussée de désolidarisation, depuis 2008 jusqu’à maintenant, a été le renforcement du populisme. Ce dernier n’est pas seulement un symptôme d’un affaiblissement supplémentaire de la conscience de classe et de la combativité prolétariennes, mais constitue lui-même un facteur actif de cet affaiblissement. Pas seulement parce que le populisme fait du chemin dans les rangs du prolétariat. En fait, les secteurs centraux de la classe résistent encore fortement à cette influence, comme l’illustre l’exemple allemand. Mais aussi parce que la bourgeoisie profite de cette hétérogénéité de la classe pour diviser encore plus le prolétariat et semer la confusion en son sein. Aujourd’hui, on semble se rapprocher d’une situation qui, à première vue, présente certaines similitudes avec les années 1930. Bien sûr, le prolétariat n’a pas été défait politiquement et physiquement dans un pays central, comme cela avait eu lieu en Allemagne à l’époque. En conséquence, l’anti-populisme ne peut pas jouer exactement le même rôle que celui de l’antifascisme dans les années 1930. Il semble aussi que ce soit une caractéristique de la période de décomposition que de telles fausses alternatives elles-mêmes apparaissent avec des contours moins fortement dessinés qu’auparavant. Néanmoins, dans un pays comme l’Allemagne, où il y a huit ans, les premiers pas dans la politisation d’une petite minorité de la jeunesse en recherche s’étaient faits sous l’influence du mot d’ordre "À bas le capitalisme, la nation et l’État", aujourd’hui cette politisation se fait à la lumière de la défense des réfugiés et de la Wilkommenskultur contre les néo-nazis et la droite populiste.
Dans l’ensemble de la période post-1968, le poids de l’antifascisme était au moins atténué par le fait que, concrètement, le danger fasciste résidait dans le passé ou était représenté par des extrémistes de droite plus ou moins marginalisés. Aujourd’hui, la montée du populisme de droite en tant que phénomène potentiellement de masse, donne à l’idéologie de la défense de la démocratie une cible nouvelle, beaucoup plus tangible et importante, contre laquelle elle peut mobiliser.
Nous conclurons cette partie en disant que la croissance actuelle du populisme et de son influence sur l’ensemble de la politique bourgeoise, est aussi rendue possible par la faiblesse actuelle du prolétariat.
Bien que le débat au sein de la bourgeoisie sur la façon de traiter le populisme qui ressurgit, ne fasse que commencer, nous pouvons déjà mentionner certains des paramètres mis en avant. Si nous regardons le débat en Allemagne –le pays où la bourgeoisie est peut-être la plus sensibilisée et la plus vigilante sur de telles questions– nous pouvons identifier trois aspects.
Premièrement : que c’est une erreur pour les "démocrates" d’essayer de combattre le populisme en adoptant son langage et ses propositions. Selon cette argumentation, c’est cette "copie" des populistes qui explique en partie le fiasco du parti au gouvernement aux dernières élections en Autriche, et qui permet d’expliquer l’incapacité des partis traditionnels en France à stopper l’avancée du FN. Les électeurs populistes, disent les tenants de ce point de vue, préfèrent l’original à la copie. Au lieu de faire des concessions, disent-ils, il est nécessaire de mettre l’accent sur les antagonismes entre "le patriotisme constitutionnel" et le "nationalisme chauvin", entre l’ouverture cosmopolite et la xénophobie, entre la tolérance et l’autoritarisme, entre la modernité et le conservatisme, entre l’humanisme et la barbarie. Selon cette ligne d’argumentation, les démocraties occidentales aujourd’hui sont assez "mûres" pour s’arranger avec le populisme moderne en maintenant une majorité pour la "démocratie", si elles mettent en avant leurs positions de manière "offensive". C’est par exemple la position de l’actuelle chancelière allemande Angela Merkel.
Deuxièmement, on insiste sur le fait que l’électorat doit pouvoir de nouveau faire la différence entre la droite et la gauche, et qu’il faut corriger l’impression d’un cartel de partis établis. Nous supposons que cette idée est déjà le motif de la préparation, au cours des deux dernières années, par la coalition CDU-SPD, d’une future coalition possible entre la Démocratie chrétienne et les Verts après les nouvelles élections générales. L’abandon du nucléaire après la catastrophe de Fukushima, annoncée non au Japon mais en Allemagne, et le récent soutien euphorique des Verts à la Wilkommenskultur vis-à-vis des réfugiés, associée non pas au SPD mais à Angela Merkel, ont été jusqu’à présent les principaux pas de cette stratégie. Cependant, l’ascension électorale rapide et inattendue de l’AfD menace aujourd’hui la réalisation d’une telle stratégie (la tentative récente de faire revenir le FDP libéral au parlement pourrait être une réponse à ce problème, puisque ce parti pourrait à l’occasion rejoindre une coalition "Noir-Vert"). Dans l’opposition, le SPD, le parti qui a dirigé en Allemagne "la révolution néolibérale" avec son agenda 2010 sous Shröder, pourrait alors adopter une posture plus à "gauche". A l’opposé des pays anglo-saxons, où c’est la droite conservatrice de Thatcher et Reagan qui a imposé les mesures "néolibérales", dans beaucoup de pays européens du continent, c’est la gauche (en tant que partis les plus politiques, responsables et disciplinés) qui a dû participer ou même assumer leur mise en œuvre.
Aujourd’hui, cependant, il est devenu évident que la nécessaire étape de mondialisation néolibérale s’est accompagnée d’excès qui devront être corrigés tôt ou tard. Ça a été le cas en particulier après 1989, quand l’effondrement des régimes staliniens a paru confirmer de manière écrasante toutes les thèses ordo-libérales sur l’inadaptation de la bureaucratie capitaliste d’État pour faire tourner l’économie. Certains représentants sérieux de la classe bourgeoise soulignent de plus en plus certains de ces excès. Par exemple, il n’est absolument pas indispensable pour la survie du capitalisme qu’une minuscule fraction de la société possède presque toute la richesse. Cela peut faire des dégâts non seulement socialement et politiquement mais, aussi, économiquement, puisque les très riches, au lieu de partager la part du lion de leurs richesses, sont avant tout concernés par la préservation de leurs valeurs, augmentant donc la spéculation et freinant le pouvoir d’achat solvable. Il n’est pas non plus absolument nécessaire pour le capitalisme que la concurrence entre États capitalistes prenne une forme si drastique qu’aujourd’hui de réduction des impôts et des budgets étatiques, au point que l’État ne puisse plus assurer les investissements nécessaires. En d’autres termes, l’idée est que, grâce à un retour possible à une sorte de correction néo-keynésienne, la gauche, soit sous sa forme traditionnelle ou via de nouveaux partis comme Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne, pourrait regagner une certaine base matérielle pour se présenter comme alternative à la droite ordo-libérale conservatrice.
Il est important de noter cependant que les réflexions d’aujourd’hui dans la classe dominante sur un rôle possible futur de la gauche ne sont pas en premier lieu inspirées par la peur (dans l’immédiat) de la classe ouvrière. Au contraire, beaucoup d’éléments de la situation actuelle dans les principaux centres capitalistes indiquent que le premier aspect qui détermine la politique de la classe dominante est à présent le problème du populisme.
Le troisième aspect est que, tout comme les Tories britanniques autour de Boris Johnson, la CSU, le parti "frère" de la CDU de Merkel, pense que des parties de l’appareil traditionnel du parti devraient elles-mêmes appliquer des éléments de la politique populiste. Nous devons noter que la CSU n’est plus l’expression de l’arriération bavaroise traditionnelle, petite-bourgeoise. Au contraire, à côté de la province contiguë du sud, le Bade-Würtemberg, aujourd’hui la Bavière est économiquement la partie la plus moderne de l’Allemagne, la colonne vertébrale de ses industries high-tech et d’exportation, la base productive de compagnies telles que Siemens, BMW ou Audi.
Cette troisième option dont Munich fait la propagande entre bien sûr en contradiction avec la première dont nous avons parlé, proposée par Angela Merkel, et le cœur actuel des confrontations entre les deux partis n’est pas qu’une manœuvre électorale ni le produit des différences (réelles) entre des intérêts économiques particuliers mais, aussi, des différences de démarche. Au vu de la détermination actuelle de la chancelière à ne pas changer d’esprit, certains représentants de la CSU ont même commencé à "penser tout haut" à présenter leurs propres candidats dans d’autres parties de l’Allemagne contre la CDU aux nouvelles élections générales.
L’idée de la CSU, comme celle de parties des conservateurs anglais, est que, s’il est devenu inévitable, d’une certaine manière, que soient prises des mesures populistes, c’est mieux qu’elles soient appliquées par un parti expérimenté et responsable. De cette façon, de telles mesures souvent irresponsables pourraient d’une part au moins être limitées et, d’autre part, être compensées par des mesures auxiliaires.
Malgré les frictions réelles entre Merkel et Seehofer, comme entre Cameron et Johnson, nous ne devons pas négliger l’élément de division du travail entre eux (une partie, défendant les valeurs démocratiques "de façon offensive", l’autre reconnaissant la validité de "l’expression démocratique de citoyens en colère").
De toute façon, dans son ensemble, ce que ce discours illustre, c’est que les fractions dirigeantes de la bourgeoisie commencent à se réconcilier avec l’idée de politiques gouvernementales populistes d’un certain type et dans une certaine mesure, comme les conservateurs Brexit ou la CSU les mettent déjà partiellement en pratique.
Comme nous l’avons vu, il y a eu et il subsiste une très grande réticence vis-à-vis du populisme de la part des principales fractions de la bourgeoisie en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Quelles en sont les causes ? Après tout, ces mouvements ne remettent en question, en aucune manière, le capitalisme. Rien de ce dont ils font la propagande n’est étranger au monde bourgeois. À la différence du stalinisme, le populisme ne remet même pas en question les formes actuelles de propriété capitaliste. C’est un mouvement "oppositionnel" bien sûr. Mais dans un certain sens, le stalinisme et la social-démocratie l’ont aussi été, sans que cela ne les empêche pour autant d’être des membres responsables de gouvernements des États capitalistes dirigeants.
Pour comprendre cette réticence, il est nécessaire de reconnaître la différence fondamentale entre le populisme actuel et la gauche du capital. La gauche, même quand elle ne vient pas d’anciennes organisations du mouvement ouvrier (les Verts, par exemple), bien qu’elle puisse être le meilleur représentant du nationalisme et celle qui peut le mieux mobiliser le prolétariat pour la guerre, fonde son pouvoir d’attraction sur la propagande des anciens idéaux du mouvement ouvrier ou sur leur contrefaçon ou, au moins, sur ceux de la révolution bourgeoise. En d’autres termes, aussi chauvine et même antisémite qu’elle puisse être, elle ne renie pas en principe la "fraternité de l’humanité" ni la possibilité d’améliorer l’état du monde dans son ensemble. En fait, même les radicaux néo-libéraux les plus ouvertement réactionnaires affirment poursuivre ce but. C’est nécessairement le cas. Dès l’origine, la prétention de la bourgeoisie à être la digne représentante de la société dans son ensemble a toujours été fondée sur cette perspective. Cela ne signifie en rien que la gauche du capital, en tant que partie de cette société pourrissante, ne diffuse pas également un poison raciste, antisémite tout à fait analogue à celui des populistes de droite !
En revanche, le populisme personnifie la renonciation à un tel "idéal". Ce qu’il propage, c’est la survie de certains aux dépens des autres. Toute son arrogance tourne autour de ce "réalisme" dont il est si fier. En tant que tel, c’est le produit du monde bourgeois et de sa vision du monde –mais avant tout de sa décomposition.
En second lieu, la gauche du capital propose un programme économique, politique et social plus ou moins cohérent et réaliste pour le capital national. En revanche, le problème avec le populisme politique n’est pas qu’il ne fasse pas de propositions concrètes, mais qu’il propose une chose et son contraire, une politique aujourd’hui, une autre demain. Au lieu d’être une alternative politique, il représente la décomposition de la politique bourgeoise.
C’est pourquoi, au moins au sens où le terme est utilisé ici, cela a peu de sens de parler de l’existence d’un populisme de gauche, comme une sorte de pendant au populisme de droite.
Malgré des similitudes et des parallèles, l’histoire ne se répète jamais. Le populisme d’aujourd’hui n’est pas la même chose que le fascisme des années 1920 et 1930. Cependant, le fascisme d’alors et le populisme d’aujourd’hui ont, d’une certaine manière, des causes similaires. En particulier, ils sont tous les deux l’expression de la décomposition du monde bourgeois. Avec l’expérience historique du fascisme et, surtout, du national-socialisme derrière lui, la bourgeoisie des vieux pays capitalistes centraux a une conscience aiguë de ces similitudes et du danger potentiel qu’elles représentent pour la stabilité de l’ordre capitaliste.
Le fascisme en Italie et en Allemagne avait en commun le triomphe de la contre-révolution et le délire de la dissolution des classes dans une communauté mystique après la défaite préalable (surtout grâce aux armes de la démocratie et de la gauche du capital) de la vague révolutionnaire. En commun aussi, leur contestation ouverte du découpage impérialiste et l’irrationalité de beaucoup de leurs buts de guerre. Mais malgré ces similitudes (sur la base desquelles Bilan a été capable de reconnaître la défaite de la vague révolutionnaire et le changement de cours historique, ouvrant la possibilité pour la bourgeoisie de mobiliser le prolétariat dans la guerre mondiale), il est utile –de façon à mieux comprendre le populisme contemporain– d’étudier de plus près certaines des spécificités des développements historiques en Allemagne à l’époque, y compris là où elles différaient du fascisme italien beaucoup moins irrationnel.
Premièrement, l’ébranlement de l’autorité établie des classes dominantes, et la perte de confiance de la population dans sa direction politique, économique, militaire, idéologique et morale traditionnelle, étaient beaucoup plus profonds que partout ailleurs (excepté en Russie), puisque l’Allemagne était la grande perdante de la Première Guerre mondiale et en est sortie dans un état d’épuisement économique, financier et même physique.
Deuxièmement, en Allemagne, beaucoup plus qu’en Italie, une réelle situation révolutionnaire avait eu lieu. La façon dont la bourgeoisie a été capable d’étouffer dans l’œuf, à un stade précoce, ce potentiel, ne doit pas nous faire sous-estimer la profondeur de ce processus révolutionnaire, ni l’intensité des espérances et des attentes qu’il avait éveillées et qui l’avaient accompagné. Il a fallu presque six ans, jusqu’en 1923, à la bourgeoisie allemande et mondiale pour liquider toutes les traces de cette effervescence. Aujourd’hui, il nous est difficile d’imaginer le degré de déception causé par cette défaite et l’amertume qu’elle a laissée dans son sillage. La perte de confiance de la population dans sa propre classe dominante fut ainsi rapidement suivie par la désillusion encore plus cruelle de la classe ouvrière à l’égard de ses (anciennes) organisations (social-démocratie et syndicats), et par la déception vis-à-vis du jeune KPD et de l’Internationale communiste.
Troisièmement, les calamités économiques ont joué un rôle beaucoup plus central dans la montée du national-socialisme que ça n’a été le cas pour le fascisme en Italie. L’hyperinflation de 1923 en Allemagne (et ailleurs en Europe centrale) a sapé la confiance dans la monnaie en tant qu’équivalent universel. La Grande Dépression qui a commencé en 1929 n’a donc eu lieu que 6 ans après le traumatisme de l’hyperinflation. Non seulement la Grande Dépression a frappé en Allemagne une classe ouvrière dont la conscience de classe et la combativité avaient déjà été écrasées, mais la façon dont les masses, intellectuellement et émotionnellement, ont fait l’expérience de ce nouvel épisode de crise économique, était dans une certaine mesure modifiée, pré-formatée pourrait-on dire, par les événements de 1923.
Les crises, celles du capitalisme décadent en particulier, affectent tous les aspects de la vie économique (et sociale). Ce sont des crises de (sur)production –de capital, de marchandises, de force de travail– et d’appropriation et de "distribution" -spéculations financière et monétaire et crash inclus. Mais, à la différence des manifestations de la crise plus centrées sur le lieu de la production, telles que les licenciements et les réductions de salaire, les effets négatifs sur la population au niveau financier et monétaire sont beaucoup plus abstraits et obscurs. Cependant, leurs effets peuvent être tout aussi dévastateurs pour des parties de la population, tout comme leurs répercussions peuvent même être plus mondiales et se répandre encore plus vite que celles qui ont lieu plus directement sur le lieu de production. En d’autres termes, alors que ces dernières manifestations de la crise tendent à favoriser le développement de la conscience de classe, celles qui proviennent plutôt des sphères financières et monétaires tendent à faire le contraire. Sans l’aide du marxisme, il n’est pas facile de saisir les liens réels entre, par exemple, un crash financier à Manhattan et le défaut de paiement d’une assurance ou même d’un État sur un autre continent. De tels systèmes d’interdépendance spectaculaires, créés aveuglément entre pays, populations, classes sociales, qui fonctionnent dans le dos des protagonistes, mènent facilement à la personnalisation et à la paranoïa sociale. Le fait que l’accentuation récente de la crise ait aussi été une crise financière et des banques, liée à des bulles spéculatives et à leur explosion, n’est pas que de la propagande bourgeoise. Le fait qu’une fausse manœuvre spéculative à Tokyo ou à New York puisse déclencher la faillite d’une banque en Islande, ou ébranler le marché de l’immobilier en Irlande, n’est pas de la fiction mais une réalité. Seul le capitalisme crée une telle interdépendance de vie et de mort entre des gens qui sont complètement étrangers les uns aux autres, entre des protagonistes qui ne sont même pas conscients de l’existence des uns ni des autres. Il est extrêmement difficile pour les êtres humains de supporter de tels niveaux d’abstraction, que ce soit intellectuellement ou émotionnellement. Une façon d’y faire face est la personnalisation, ignorant le mécanisme réel du capitalisme : ce sont les forces du mal qui planifient délibérément de nous nuire. Il est d’autant plus important de comprendre aujourd’hui cette distinction entre les différentes sortes d’attaques, que ce ne sont plus principalement la petite bourgeoisie ou ce qu’on appelle les classes moyennes qui perdent leurs économies comme en 1923, mais des millions de travailleurs qui possèdent ou essaient de posséder leur propre logement, d’avoir des économies, des assurances, etc..
En 1923, la bourgeoisie allemande, qui planifiait déjà de mener la guerre contre la Russie, s’est trouvée confrontée à un national-socialisme qui était devenu un véritable mouvement de masse. Dans une certaine mesure, la bourgeoisie était piégée, prisonnière d’une situation qu’elle avait grandement contribué à créer. Elle aurait pu opter pour s’engager dans la guerre sous un gouvernement social-démocrate, avec le soutien des syndicats, dans une coalition possible avec la France ou même la Grande Bretagne, même en tant que partenaire secondaire au début. Mais cela aurait entraîné une confrontation ou, au moins, la neutralisation du mouvement NS, qui non seulement était devenu trop grand à manipuler mais regroupait aussi cette partie de la population qui voulait la guerre. Dans cette situation, la bourgeoisie allemande a commis l’erreur de croire qu’elle pouvait instrumentaliser le mouvement NS à son gré.
Le national-socialisme n’était pas simplement un régime de terreur de masse exercée par une petite minorité sur le reste de la population. Il avait sa propre base de masse. Ce n’était pas qu’un instrument du capital qui s’imposait sur la population. C’était aussi son contraire : un instrument aveugle des masses atomisées, écrasées et paranoïaques qui voulaient s’imposer au capital. Le national-socialisme fut donc préparé, dans une grande mesure, par la perte profonde de confiance de grandes parties de la population dans l’autorité de la classe dominante et dans sa capacité à faire fonctionner efficacement la société et à fournir un minimum de sécurité physique et économique à ses citoyens. Cet ébranlement de la société jusqu’à ses fondations avait été inauguré par la Première Guerre mondiale et avait été exacerbé par les catastrophes économiques qui suivirent : l’hyperinflation qui était le résultat de la guerre mondiale (du côté des perdants), et la Grande Dépression des années 1930. L’épicentre de cette crise était constitué par les trois empires – l’allemand, l’austro-hongrois, le russe –, les trois s’étant effondrés sous les coups de la guerre (perdue) et de la vague révolutionnaire.
À la différence de la Russie où au début la révolution fut victorieuse, en Allemagne et dans l’ancien empire austro-hongrois, la révolution a échoué. En l’absence d’une alternative prolétarienne à la crise de la société bourgeoise, un grand vide s’ouvrit, dont le centre était l’Allemagne et, disons, l’Europe continentale au nord du bassin méditerranéen, mais avec des ramifications à l’échelle mondiale, engendrant un paroxysme de violence et de pogromisation, centré sur les thèmes de l’antisémitisme et de l’antibolchevisme, culminant dans "l’holocauste" et le début d’une liquidation massive de populations entières, en particulier dans les territoires de l’URSS occupés par les forces allemandes.
La forme prise par la contre-révolution en Union Soviétique a joué un rôle important dans le développement de cette situation. Bien qu’il n’y ait plus rien eu de prolétarien dans la Russie stalinienne, l’expropriation violente de la paysannerie en particulier (la "collectivisation de l’agriculture" et la "liquidation des koulaks") n’a pas seulement terrifié les petits propriétaires et les petits épargnants dans le reste du monde, mais aussi beaucoup de grands propriétaires. Cela a été le cas notamment en Europe continentale où ces propriétaires (qui pouvaient inclure les modestes propriétaires de leur propre logement), laissés sans protection contre le "bolchevisme" dont ils n’étaient pas séparés par la mer ou l’océan (à la différence de leur homologues anglais ou américains), avaient peu de confiance dans les régimes "démocratiques" ou "autoritaires" européens instables qui existaient au début des années 1930, pour les protéger contre l’expropriation par la crise ou par le "bolchevisme juif".
Nous pouvons conclure de cette expérience historique que, si le prolétariat est incapable de mettre en avant son alternative révolutionnaire au capitalisme, la perte de confiance dans la capacité de la classe dominante de "faire son boulot" conduit finalement à une révolte, une protestation, une explosion d’une toute autre sorte, une protestation qui n’est pas consciente mais aveugle, orientée non pas vers le futur mais vers le passé, qui n’est pas basée sur la confiance mais sur la peur, non sur la créativité mais sur la destruction et la haine.
Le processus que nous venons de décrire était déjà la décomposition du capitalisme. Et c’est plus que compréhensible que beaucoup de marxistes et d’autres observateurs ingénieux de la société dans les années 1930 se soient attendus à ce que cette tendance submerge rapidement le monde entier. Mais comme cela s’est avéré, ce n’était que la première phase de cette décomposition, pas encore sa phase terminale.
Avant tout, trois facteurs d’importance historique mondiale ont fait reculer cette tendance à la décomposition.
Premièrement, la victoire de la coalition anti-Hitler dans la Deuxième Guerre mondiale, qui a considérablement rehaussé le prestige de la démocratie "occidentale" et, en particulier, celui du modèle américain d’une part, et celui du modèle du "socialisme en un seul pays" de l’autre.
Deuxièmement, le "miracle économique" d’après la Deuxième Guerre mondiale, surtout dans le bloc de l’Ouest.
Ces deux facteurs étaient du fait de la bourgeoisie. Le troisième a été du fait de la classe ouvrière : la fin de la contre-révolution, le retour de la lutte de classe au centre de la scène de l’histoire, et avec lui, la réapparition (cependant confuse et éphémère) d’une perspective révolutionnaire. La bourgeoisie, pour sa part, a répondu à ce changement de situation non seulement avec l’idéologie du réformisme mais, aussi, par des concessions et des améliorations matérielles réelles (temporaires bien sûr). Tout cela a renforcé, chez les travailleurs, l’illusion que la vie pouvait s’améliorer.
Comme nous le savons, ce qui a mené à la phase actuelle de décomposition a été essentiellement le blocage entre les deux classes principales, l’une incapable de déclencher une guerre généralisée, l’autre incapable de se diriger vers une solution révolutionnaire. Avec l’échec de la génération de 1968 à politiser plus ses luttes, les événements de 1989 ont inauguré alors, à l’échelle mondiale, la phase actuelle de décomposition. Mais il est très important de comprendre cette phase non comme quelque chose de stagnant mais comme un processus. 1989 a avant tout marqué l’échec de la première tentative du prolétariat de redévelopper sa propre alternative révolutionnaire. Après 20 ans de crise chronique et de détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière et de la population mondiale dans son ensemble, le prestige et l’autorité de la classe dominante se sont aussi érodés, mais pas au même degré. Au tournant du millénaire, il y avait encore d’importantes contre-tendances qui rehaussaient la réputation des élites bourgeoises dirigeantes. Nous en mentionnerons trois ici.
Premièrement, l’effondrement du bloc de l’Est stalinien n’a pas du tout endommagé l’image de la bourgeoisie de ce qui était auparavant le bloc de l’Ouest. Au contraire, ce qui a semblé réfuté, c’était la possibilité d’une alternative au "capitalisme démocratique occidental". Bien sûr, une partie de l’euphorie de 1989 s’est bien vite dissipée sous l’effet de la réalité, comme l’illusion d’un monde plus pacifique. Mais il est vrai que 1989 a au moins écarté l’épée de Damoclès d’une menace permanente d’annihilation mutuelle dans une troisième guerre mondiale. Également, après 1989, à la fois la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide qui a suivi entre l’Est et l’Ouest ont pu rétrospectivement être présentées de façon crédible comme ayant été le produit de l’"idéologie" et du "totalitarisme" (donc la faute du fascisme et du "communisme"). Au niveau idéologique, c’est une très bonne fortune pour la bourgeoisie occidentale que le nouveau rival impérialiste -plus ou moins ouvert- des États-Unis aujourd’hui ne soit plus l’Allemagne (désormais elle-même "démocratique") mais la Chine "totalitaire" et que beaucoup des guerres régionales contemporaines et d’attaques terroristes puissent être attribuées au "fondamentalisme religieux".
Deuxièmement, l’étape actuelle de "mondialisation" du capitalisme d’État, déjà introduite au préalable, a rendu possible, dans le contexte post 1989, un développement réel des forces productives dans ce qui avait été jusqu’à maintenant des pays périphériques du capitalisme. Bien sûr, les États des BRIC, par exemple, ne constituent en rien un modèle de mode de vie pour les ouvriers dans les vieux pays capitalistes. Mais d’un autre côté, ils créent l’impression d’un capitalisme mondial dynamique. Il faut noter, au vu de l’importance de la question de l’immigration pour le populisme aujourd’hui, que ces pays sont vus à ce niveau comme apportant une contribution à la stabilisation de la situation, puisqu’ils absorbent des millions de migrants qui se seraient autrement déplacés vers l’Europe et l’Amérique du Nord.
Troisièmement, le développement réellement époustouflant au niveau technologique, qui a "révolutionné" la communication, l’éducation, la médecine, la vie quotidienne dans son ensemble, a de nouveau créé l’impression d’une société pleine d’énergie (justifiant, en passant, notre compréhension que la décadence du capitalisme ne signifie pas l’arrêt des forces productives, ni une stagnation technologique).
Ces facteurs (et il y en a probablement d’autres), bien qu’incapables d’empêcher la phase actuelle de décomposition (et avec elle déjà, un premier développement du populisme), ont encore réussi à atténuer certains de ses effets. En revanche, le renforcement de ce populisme aujourd’hui indique que nous pourrions nous approcher de certaines limites de ces effets modérateurs, peut-être même en ouvrant ce que nous pourrions appeler une seconde étape dans la phase de décomposition. Cette deuxième étape, dirions-nous, est caractérisée chez de plus en plus grandes parties de la population par une perte grandissante de confiance dans la volonté ou dans la capacité de la classe dominante de les protéger. Un processus de désillusion qui, au moins pour le moment, n’est pas prolétarien, mais profondément antiprolétarien. Derrière les crises de la finance, de l’Euro et des réfugiés, qui sont plus des facteurs déclenchant que les causes profondes, cette nouvelle étape est bien sûr le résultat des effets cumulés, sur des décennies, de facteurs plus profonds. D’abord et avant tout, l’absence de perspective révolutionnaire prolétarienne. De l’autre côté (celui du capital), il y a une crise économique chronique mais, aussi, les effets du caractère de plus en plus abstrait du mode de fonctionnement de la société bourgeoise. Ce processus, inhérent au capitalisme, a connu une grave accélération au cours des trois dernières décennies, avec la réduction brutale, dans les vieux pays capitalistes, de la force de travail industrielle et manuelle, et de l’activité physique en général, du fait de la mécanisation et des nouveaux media tels que les ordinateurs personnels et Internet. Parallèlement à cela, le moyen d’échange universel a été largement transformé de métal et papier en monnaie électronique.
À la base du mode de production capitaliste, il y a une combinaison très spécifique de deux facteurs : les mécanismes économiques ou "lois" (le marché) et la violence. D’un côté : la condition de l’échange d’équivalents est le renoncement à la violence -l’échange à la place du vol. De plus, le travail salarié est la première forme d’exploitation où l’obligation de travailler, et la motivation dans le processus du travail lui-même, constituent essentiellement une force économique plutôt que directement physique. De l’autre côté : dans le capitalisme, tout le système d’échange d’équivalent est basé sur un échange "originel" non équivalent –la séparation violente des producteurs des moyens de production (l’"accumulation primitive") qui est la condition du système salarié et qui est un processus permanent dans le capitalisme puisque l’accumulation elle-même est un processus plus ou moins violent (voir L’Accumulation du Capital, Rosa Luxembourg). Cette permanence de la présence des deux pôles de cette contradiction (violence et renoncement à la violence), de même que l’ambivalence que cela crée, imprègne l’ensemble de la vie de la société bourgeoise. Elle accompagne tout acte d’échange, dans lequel l’option alternative du vol est toujours présente. D’ailleurs, une société fondée radicalement sur l’échange, et donc sur le renoncement à la violence, doit renforcer ce renoncement par la menace de la violence, et pas seulement la menace –ses lois, son appareil de justice, sa police, ses prisons, etc. Cette ambiguïté est toujours présente en particulier dans l’échange entre le travail salarié et le capital, dans lequel la coercition économique est complétée par la force physique. Elle est spécifiquement présente partout où l’instrument par excellence de la violence dans la société est directement impliqué : l’État. Dans ses relations avec ses propres citoyens (coercition et extorsion) et avec les autres États (guerre), l’instrument de la classe dominante pour supprimer le vol et la violence chaotique est lui-même, en même temps, le voleur généralisé, sanctifié.
Un des points de focalisation de cette contradiction et de cette ambigüité entre la violence et son renoncement dans la société bourgeoise réside dans chacun de ses sujets individuels. Vivre une vie normale, fonctionnelle, dans le monde actuel, exige le renoncement à une pléthore de besoins corporels, émotionnels, intellectuels, moraux, artistiques et créatifs, à tout un monde. Dès que le capitalisme mûri est passé de l’étape de la domination formelle à la domination réelle, ce renoncement n’a plus été imposé principalement par la violence externe. D’ailleurs, chaque individu est plus ou moins consciemment confronté à un choix, soit celui de s’adapter au fonctionnement abstrait de cette société, soit celui d’être un "loser", un perdant, qui peut finir dans le caniveau. La discipline devient l’autodiscipline, mais de telle façon que chaque individu devient celui-là même qui réprime ses propres besoins vitaux. Bien sûr, ce processus d’autodiscipline contient aussi un potentiel pour l’émancipation, pour l’individu et surtout pour le prolétariat dans son ensemble (en tant que classe autodisciplinée par excellence) de devenir le maître de son propre destin. Mais pour le moment, dans le fonctionnement "normal" de la société bourgeoise, cette autodiscipline est essentiellement l’internalisation de la violence capitaliste. Parce que c’est le cas, en plus de l’option prolétarienne de transformation de cette autodiscipline en moyen de la réalisation, de revitalisation des besoins humains et de créativité, il y a aussi, en veille, une autre option, celle de la redirection aveugle de la violence internalisée vers l’extérieur. La société bourgeoise a toujours besoin d’offrir un "outsider" afin de maintenir l’(auto)-discipline de ceux qui soi-disant lui appartiennent. C’est pourquoi la ré-externalisation de la violence par les sujets de la société bourgeoise s’oriente "spontanément" (c’est-à-dire est prédisposée ou "formatée" dans ce sens) contre de tels outsiders (pogromisation).
Quand la crise ouverte de la société capitaliste atteint une certaine intensité, quand l’autorité de la classe dominante s’est détériorée, quand les sujets de la société bourgeoise commencent à douter de la capacité et de la détermination des autorités à faire leur travail et, en particulier, à les protéger contre un monde de dangers, et quand une alternative –qui ne peut être que celle du prolétariat– manque, des parties de la population commencent à protester et même à se révolter contre l’élite dominante, mais non dans le but de mettre ses règles en cause, mais pour la forcer à protéger ses propres citoyens "respectueux des lois" contre les "outsiders". Ces couches de la société subissent la crise du capitalisme comme un conflit entre ses deux principes sous-jacents : entre le marché et la violence. Le populisme est l’option de la violence pour résoudre les problèmes que le marché ne peut résoudre, et même pour résoudre les problèmes du marché lui-même. Par exemple, si le marché mondial de la force de travail menace d’engloutir le marché du travail des vieux pays capitalistes de la vague de ceux qui n’ont rien, la solution est d’ériger des barrières et de poster aux frontières une police qui puisse tirer sur quiconque essaie de les franchir sans permission.
Derrière la politique populiste d’aujourd’hui, se cache la soif de meurtre. Le pogrom est le secret de son existence.
Steinklopfer, 8 juin 2016
La conférence commune des sections du CCI en Allemagne et en Suisse et du noyau en Suède qui s'est tenue en mars 2016 a adopté, entre autres documents, un rapport sur la situation nationale en Allemagne que nous publions ici. Le rapport ne prétend pas être complet. Il se concentre sur un minimum de points sur lesquels nous pensons qu’il est particulièrement important de réfléchir et de discuter à l’heure actuelle. Puisque ces aspects en général ont pour point de départ les événements dramatiques de la situation actuelle, nous ajoutons au rapport la présentation faite à la conférence et qui est en partie consacrée à une actualisation du rapport. Les commentaires critiques envers le rapport et la présentation faits au cours du débat qui s'est ensuivi sont ajoutés à la présentation en tant que notes de bas de page. Au vu de l'importance des développements dans ce qui est aujourd'hui le pays le plus central du capitalisme européen, nous espérons que ces textes pourront être une contribution positive à la nécessaire réflexion, du point de vue du prolétariat, sur la situation mondiale présente.
Comme l’État-nation allemand ne s’est pas constitué avant 1870, et a pris du retard pour se joindre au partage impérialiste du monde, il ne s’est jamais établi lui-même comme une puissance coloniale ou financière dominante. La base principale de sa puissance économique était et reste son industrie et sa force de travail hautement performantes. Alors que l'Allemagne de l'Est (la vieille République démocratique allemande, RDA) a pris du retard du point de vue économique en devenant une partie du bloc de l’Est, l’Allemagne de l’Ouest de l'après Seconde Guerre mondiale a été capable de construire sur cette base et même de la renforcer. En 1989, l’Allemagne de l’Ouest était devenue la principale nation exportatrice du monde, avec le déficit d’État le plus bas de toutes les puissances dominantes. Malgré des hauts niveaux de salaire comparativement aux autres nations, son économie était extrêmement compétitive. Elle a aussi bénéficié, économiquement, des possibilités du marché mondial ouvertes par son appartenance au bloc de l’Ouest, et pour avoir un budget militaire réduit en tant que principale perdante des deux guerres mondiales.
Aux niveaux politique et territorial, l’Allemagne a ensuite beaucoup profité de la chute du bloc de l’Est en 1989, en absorbant l’ex-RDA. Mais économiquement, l’absorption rapide de cette zone, qui était désespérément en retard par rapport aux standards internationaux, a aussi représenté un fardeau considérable, surtout financièrement. Un fardeau qui menaçait la compétitivité de la nouvelle et plus grande Allemagne. Pendant les années 1990, elle a perdu du terrain sur les marchés mondiaux, alors que les niveaux de déficit du budget de l’État commençaient à se rapprocher de ceux des autres puissances dominantes.
Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, l’Allemagne a plus que regagné le terrain perdu. C’est le deuxième exportateur mondial, juste derrière la Chine. L’année dernière, le budget d’État affichait un surplus de 26 milliards d’Euros. La croissance, à 1,7%, a été modérée, mais c'est malgré tout une réussite pour un pays hautement développé. Le chômage officiel a chuté à son plus bas niveau depuis la réunification. La politique visant à conserver une production industrielle hautement développée basée en Allemagne-même a, jusqu’à maintenant, été un succès.
Bien sûr, en tant que vieux pays industriel, le socle de ce succès est une composition organique élevée du capital, le produit d'au moins deux siècles d'accumulation. Mais, dans ce contexte, les qualifications et compétences élevées de sa population sont décisives pour son avantage concurrentiel. Avant la Première Guerre mondiale, l’Allemagne était devenue le principal centre du développement scientifique et de ses applications à la production. Avec la catastrophe du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale, elle a perdu cet avantage et n’a montré aucun signe de récupération depuis. Ce qui reste néanmoins est son savoir-faire dans le processus de production lui-même. Depuis la disparition de la Hanse 1, l’Allemagne n’a jamais été une puissance maritime durable et dominante. Quoique longtemps une économie essentiellement paysanne, son sol, en général, est moins fertile que celui de la France, par exemple. Ses avantages naturels reposent sur sa situation géographique au cœur de l’Europe et ses métaux précieux exploités déjà durant le Moyen Âge. De tout cela ont surgi une grande aptitude au travail et à la coopération entre artisans et industriels, et un savoir-faire développé et transmis de génération en génération. Bien que sa révolution industrielle ait largement bénéficié de grandes ressources en charbon, la disparition d’industries lourdes depuis les années 1970 jusqu’à nos jours a montré que ce n'est pas là que résidait le cœur de l’ascendant économique de l'Allemagne, mais dans son efficacité dans la production de moyens de production et, plus généralement, dans la transformation de travail vivant en travail mort. Aujourd’hui, l’Allemagne est le principal producteur dans le monde de machines complexes. Ce secteur est la colonne vertébrale de son économie, plus que le secteur automobile. En arrière-plan de cette force, il y a aussi le savoir-faire de la bourgeoisie qui, déjà pendant l’ascendance du capitalisme, s’est essentiellement concentrée sur ses activités économiques et industrielles, puisqu’elle était plus ou moins exclue des positions de pouvoir politique et militaire par la caste des propriétaires terriens prussiens (les Junkers). La passion pour l’ingénierie que cette bourgeoisie a développé continue à s’exprimer non seulement dans l'industrie des machines-outils, encore souvent basée sur des unités de taille moyenne gérées par des familles, mais aussi dans la capacité particulière de la classe dominante dans son ensemble à faire tourner l’industrie allemande entière comme si c’était une seule machine. L’interconnexion complexe et hautement efficace de toutes les différentes unités de production et de distribution est un des principaux avantages du capital national allemand.
Face au poids mort de l’économie de la RDA en faillite, le tournant dans la récupération de son avantage concurrentiel a été atteint dans la première décennie du siècle présent. Deux facteurs ont été décisifs. Au niveau organisationnel, toutes les compagnies les plus importantes, mais aussi les fabriques moyennes de machines (Maschinenbau), ont commencé à produire et à œuvrer à une échelle mondiale, créant des réseaux de production tous centrés sur l’Allemagne elle-même. Au niveau politique, sous la direction du SPD (social-démocrate), les attaques contre les salaires et les prestations sociales (dénommées "Agenda 2010") ont été si radicales que le gouvernement français a même accusé l’Allemagne de dumping salarial.
Ce tournant a été favorisé par trois éléments majeurs du contexte économique global, qui se sont avérés être particulièrement favorables pour l’Allemagne.
D’abord, la transition du modèle keynésien au modèle communément appelé "néo-libéral" de capitalisme d'État, favorisant davantage les économies orientées vers l’exportation. Tout en participant fortement à l’ordre économique keynésien dominant le bloc de l'Ouest après 1945, le "modèle" ouest-allemand a été dès le début influencé par les idées "ordolibérales" 2 (Ludwig Erhard, l'école de Fribourg), et n’a jamais développé le type d'"Étatisme" qui continue à handicaper la compétitivité de la France aujourd’hui.
Deuxièmement, la consolidation de la coopération économique européenne après la chute du mur de Berlin (création de l'Union européenne, de l'union monétaire Euro). Bien qu’impulsée en partie pour des motifs politiques, essentiellement impérialistes (le désir de ses voisins de garder le "contrôle" de l’Allemagne), au niveau économique, l'Allemagne, en tant que concurrent le plus fort, a été le principal bénéficiaire de l'UE et de l'union monétaire. La crise financière et la crise de l’Euro après 2008 ont confirmé que les principaux pays capitalistes avaient toujours la capacité de repousser les pires effets de la crise sur leurs rivaux plus faibles. Les différents plans internationaux et européens de sauvetage, comme ceux de la Grèce par exemple, ont essentiellement servi au soutien des banques allemandes (et françaises) aux dépens des économies "secourues".
Troisièmement, la proximité géographique et historique de l’Europe de l’Est a contribué à faire de l’Allemagne le principal bénéficiaire de la transformation de celle-ci par la conquête de marchés auparavant hors de portée, y compris les vestiges extra-capitalistes. 3
Pour illustrer l’importance des conséquences de cette force compétitive à d’autres niveaux, nous voulons examiner maintenant le lien avec la dimension impérialiste. Après 1989, l’Allemagne a pu mettre en avant ses intérêts impérialistes avec une plus grande détermination et une plus grande indépendance. Des exemples en sont ses initiatives, sous Helmut Kohl, pour encourager l’éclatement de la Yougoslavie (commencées avec la reconnaissance diplomatique de l'indépendance des États de Croatie et de Slovénie), et le refus, sous Gerhard Schröder, de soutenir la seconde guerre d’Irak. Au cours des 25 dernières années, il y a certes eu des avancées au niveau impérialiste. Par-dessus tout, tant la "communauté internationale" que la population en Allemagne se sont accoutumées aux interventions militaires allemandes à l’étranger. La transition d’une armée de conscrits à une armée de métier a été faite. L’industrie d’armement allemande a accru sa part du marché mondial. Néanmoins, au plan impérialiste, elle n'a pas été capable de regagner autant de terrain qu'au plan économique. La difficulté à trouver suffisamment de volontaires pour l’armée reste sans solution. Par-dessus tout, l’objectif de modernisation technique des forces armées et d’accroissement, significatif de leur mobilité et de leur puissance de feu, n’a pas du tout été atteint.
En fait, pendant toute cette période après 1989, l’objectif de la bourgeoisie allemande n’a jamais été d’essayer, à court ou moyen terme, de "poser sa candidature" au leadership d'une tête de bloc potentielle opposée aux États-Unis. Au niveau militaire, cela aurait été impossible, étant donnés la puissance militaire écrasante des États-Unis et le statut actuel de l’Allemagne en tant que "géant économique mais nain militaire". Toute tentative de le faire aurait aussi conduit ses principaux rivaux européens à se liguer contre elle. Au niveau économique, supporter le poids de ce qui aurait été un programme énorme de réarmement aurait ruiné la compétitivité d’une économie qui luttait déjà contre le fardeau financier de la réunification - et aurait également fait courir le risque de confrontations avec la classe ouvrière.
Mais cela ne signifie en rien que Berlin ait renoncé à ses ambitions de regagner son statut, au moins de puissance militaire européenne dominante. Au contraire, depuis les années 1990, l’Allemagne suit une stratégie à long terme visant à augmenter son pouvoir économique comme base pour une renaissance militaire ultérieure. Alors que l’ex-URSS a fourni l'illustration qu’une puissance militaire ne peut se maintenir sur le long terme sans une base économique équivalente, plus récemment la Chine confirme l’autre face de la même pièce : une ascension économique peut préparer une ascension militaire ultérieure.
Une des clefs d’une telle stratégie à long terme est la Russie, mais aussi l’Ukraine. Au niveau militaire, ce sont les États-Unis, et pas l’Allemagne, qui ont le plus profité de l’extension de l’OTAN vers l’Est (en fait l’Allemagne a essayé d’empêcher certaines étapes de ce recul de la Russie). Par contre, c’est surtout au niveau économique que l’Allemagne espère profiter de toute cette zone. À la différence de la Chine, la Russie est incapable, pour des raisons historiques, d’organiser sa propre modernisation économique. Avant que le conflit ukrainien n’ait commencé, le Kremlin avait déjà décidé de tenter cette modernisation en coopération avec l’industrie allemande. En fait, un des principaux avantages de ce conflit pour les États-Unis est qu’il bloque (via l’embargo contre la Russie) cette coopération économique. Là réside aussi une des principales motivations de la chancelière allemande Merkel (et du président français Hollande, son partenaire subalterne dans cette affaire) pour prendre en charge la médiation entre Moscou et Kiev. En dépit de l’état actuellement de désolation de l’économie russe, la bourgeoisie allemande est toujours convaincue que la Russie serait capable de financer elle-même une telle modernisation. Le prix du pétrole ne restera pas toujours aussi bas qu’aujourd'hui, et la Russie recèle aussi beaucoup de métaux précieux à vendre. De plus, l’agriculture russe doit toujours être remaniée sur une base capitaliste moderne (c’est encore plus vrai pour l’Ukraine qui – malgré le désastre de Tchernobyl – a toujours certaines des terres les plus fertiles de la planète). Dans la perspective à moyen terme de disettes et de prix croissants des produits agricoles, de telles zones agricoles peuvent gagner une importance économique et même stratégique considérable. La crainte des États-Unis, que l’Allemagne puisse profiter de l’Est de l’Europe pour accroître encore son poids politique et économique relatif dans le monde et réduire quelque peu celui de l'Amérique en Europe, n'est donc pas infondée.
Un exemple de comment l’Allemagne utilise déjà avec succès sa force économique à des fins impérialistes est celui des réfugiés syriens. Même si elle le voulait, ce serait très difficile pour l’Allemagne de participer directement aux bombardements actuels en Syrie, du fait de sa faiblesse militaire. Mais comme, en raison de son chômage relativement bas, elle peut absorber une partie de la population syrienne sous la forme de l'afflux actuel de réfugiés, elle a gagné un moyen alternatif d'influencer la situation sur place, surtout après la guerre.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les États-Unis, en particulier, cherchent actuellement à utiliser des moyens juridiques pour refréner la puissance économique de leur concurrent allemand, par exemple en traînant Volkswagen ou la Deutsche Bank devant les tribunaux et en les menaçant de milliards de dollars d'amendes.
L’année 2015 a été le témoin d’une séries de grèves, surtout dans les transports (DB - chemins de fer allemands, Lufthansa) et chez les employés des crèches. Il y a eu aussi des mouvements plus locaux mais significatifs comme celui de l’hôpital de la Charité à Berlin, où infirmiers et patients ont été solidaires. Tous ces mouvements ont été très sectoriels et très isolés, se focalisant parfois en partie sur la fausse alternative entre grands syndicats et petits syndicats corporatistes, brouillant la nécessité d'une auto-organisation autonome des ouvriers. Bien que tous les syndicats aient organisé les grèves de façon à causer le maximum de tracas au public, la tentative d’éroder la solidarité, au moins sous la forme de la sympathie du public envers les grévistes, n’a réussi qu’en partie. L’argument qui accompagnait les revendications dans le secteur des jardins d’enfants, par exemple, et selon lequel le régime de salaires particulièrement bas dans des professions traditionnellement féminines devait prendre fin, tout en contribuant à l’isolement de cette grève, a été populaire au sein de la classe dans son ensemble, qui a semblé reconnaître que cette "discrimination" était surtout un moyen de diviser les ouvriers.
C’est assurément un phénomène inhabituel que partout dans l’Allemagne contemporaine, les grèves aient joué un rôle si important dans les médias en 2015. Ces grèves, tout en donnant la preuve d’une combativité et d’une solidarité toujours existante, ne sont cependant pas les signes d’une vague ou d’une phase de lutte prolétarienne qui se poursuivrait. Elles doivent être comprises, en partie au moins, comme une manifestation de la situation économique particulière de l’Allemagne telle que nous l’avons décrite plus haut. Dans ce contexte de chômage relativement bas et de manque de main d’œuvre qualifiée, la bourgeoisie elle-même met en avant l’idée que, après des années de salaires en baisse inaugurées sous Schröder (ils ont baissé plus radicalement que presque partout ailleurs en Europe occidentale), les employés devraient être enfin "récompensés" pour leur "sens du réalisme". Le nouveau gouvernement de Grande coalition des chrétiens-démocrates et des sociaux-démocrates a lui-même donné le ton, en introduisant finalement (en tant qu'un des derniers pays en Europe à le faire) une loi sur le salaire minimum de base et en augmentant quelques prestations sociales. Dans l’industrie automobile, par exemple, les grandes entreprises, en 2015, ont payé des primes (qu’ils ont appelées "participation aux bénéfices") allant jusqu’à 9.000 Euros par ouvrier. C’était d’autant plus possible que la modernisation de l’appareil productif a été si efficace que – au moins pour le moment – l'avantage concurrentiel allemand repose beaucoup moins sur des salaires bas qu’il y a une décennie.
En 2003, le CCI a analysé la lutte de classe internationale, débutant avec les protestations envers les attaques contre les retraites en France et en Autriche, comme un tournant (non spectaculaire, presque imperceptible) vers un mieux pour la lutte de classe, essentiellement à cause d’un début de reconnaissance par la génération actuellement au travail (pour la première fois depuis la dernière guerre mondiale) que ses enfants n’auront pas de meilleures, mais de pires conditions de vie qu'elle-même. Cela a conduit aux premières expressions significatives de solidarité entre générations dans les luttes ouvrières. Cette évolution s’est exprimée sur le "lieu de production" plus au niveau de la conscience que de la combativité dans la mesure où la crainte du chômage et la précarité croissante du travail constituent des facteurs d'intimidation pour entrer en grève. En Allemagne même, la réponse initiale des chômeurs à l’Agenda 2010 (les "manifestations du lundi") s’est aussi bien vite essoufflée. Mais par ailleurs, une nouvelle génération, qui ne subit pas encore directement le joug du travail salarié, a commencé à descendre dans la rue (étant souvent rejointe par les employés précaires), pour exprimer non seulement sa propre colère et sa préoccupation pour l'avenir, mais aussi (plus ou moins consciemment) en rapport avec la classe dans son ensemble. Ces manifestations, s’étendant à des pays comme la Turquie, Israël et le Brésil, mais atteignant leur point culminant dans le mouvement anti-CPE en France et les Indignados en Espagne, ont même trouvé un écho, petit, faible mais cependant significatif, dans le mouvement des étudiants et des élèves en Allemagne. Celles-ci n'ont pas encore été accompagnées par la cristallisation d’une nouvelle génération de révolutionnaires mais par ses précurseurs potentiels.
En Allemagne, cela s’est exprimé dans un mouvement modeste mais combatif des Occupy, plus ouvert qu’avant aux idées internationalistes. Le mot d’ordre des premières manifestations Occupy était : "À bas le capital, l’État et la nation". Pour la première fois depuis des décennies en Allemagne, une politisation débutait donc, qui ne semblait pas être dominée par l’idéologie antifasciste et de libération nationale. Cela avait lieu en réponse à la crise financière de 2008 suivie par la crise de l’Euro. Certaines de ces petites minorités commençaient à penser que le capitalisme était au bord de l'effondrement. L’idée a commencé à se développer que s’il s’avérait que Marx avait raison sur la crise du capitalisme, il pourrait bien avoir raison aussi sur la nature révolutionnaire du prolétariat. Un espoir grandissait, celui que les attaques massives à l’échelle internationale se confrontent rapidement à une vague également massive de lutte de classe internationale. "Athènes aujourd’hui – Berlin demain - solidarité internationale contre le capital" est devenu le nouveau slogan.
La bourgeoisie, en réussissant à mettre fin à cette phase de la lutte de classe, n'a pas infligé une défaite historique au prolétariat, mais a réussi à briser, pour le moment, l’ouverture politique entamée en 2003. Ce qui a commencé comme crise américaine des subprimes a constitué une menace bien réelle pour la stabilité de l’architecture financière internationale. Le danger était pressant. Il n’y avait pas le temps pour d'interminables négociations entre gouvernements sur comment y faire face. La banqueroute de Lehman Brothers a eu l’avantage d’obliger les gouvernements dans tous les pays industrialisés à prendre des mesures immédiates et radicales pour sauver la situation (comme l’a écrit plus tard le Herald Tribune : "s'il n’était pas arrivé, l'effondrement de Lehman aurait dû être inventé"). Mais elle a aussi eu des avantages à un autre niveau : contre la classe ouvrière. Pour la première fois peut-être, la bourgeoisie mondiale a répondu à une crise majeure, aiguë, de son système, non pas en minimisant mais en exagérant son importance. On a raconté aux ouvriers du monde qu’à moins qu’ils n’acceptent immédiatement les attaques massives, les États, et avec eux les organismes de retraite et les fonds d’assurance, feraient faillite, les économies privées fondraient comme neige au soleil. Cette offensive de terreur idéologique ressemblait à la stratégie militaire de "choc et stupeur" employée par les États-Unis dans la seconde guerre d'Irak, visant à paralyser, traumatiser et désarmer l’adversaire. Et cela a fonctionné. En même temps, la base objective était présente pour ne pas attaquer tous les secteurs centraux du prolétariat mondial simultanément, puisque de larges secteurs de la classe ouvrière aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Irlande et en Europe du Sud ont beaucoup plus souffert qu’en Allemagne, en France et ailleurs en Europe du nord-ouest.
Le second chapitre de cette offensive de terreur et de division a été la crise de l’Euro, quand le prolétariat européen a été divisé avec succès entre nord et sud, entre les "fainéants de grecs" et les "allemands nazis et arrogants". Dans ce contexte, la bourgeoisie avait un autre atout dans la manche : le succès économique de l’Allemagne. Mêmes les grèves de 2015, et plus généralement les augmentations récentes de salaires et de prestations sociales dans ce pays, ont toutes été utilisées pour marteler le message, sur place comme auprès du prolétariat européen tout entier, que faire des sacrifices face à la crise finit par payer.
Ce message, selon lequel la lutte ne paye pas, a été en plus souligné par le fait que, dans les pays où la stabilité politique et économique est particulièrement fragile et la classe ouvrière plus faible, les mouvements de protestation de la jeune génération ("le Printemps arabe") n’ont réussi qu’à susciter de nouvelles vagues de répression ou des guerres intestines civiles et impérialistes. Tout cela a renforcé le sentiment d’impuissance et de manque de perspective dans la classe dans son ensemble.
Le non-effondrement du capitalisme et l’échec du prolétariat européen à s’opposer aux attaques massives ont aussi pesé sur les précurseurs d’une nouvelle génération de minorités révolutionnaires. L’augmentation de réunions publiques et de manifestations qui a caractérisé cette phase en Allemagne a fait place à une réelle phase de démoralisation. Depuis lors, d’autres manifestations ont eu lieu – contre "PEGIDA" 4, le TTIP 5, la technologie génétique ou la surveillance d’Internet – mais dénuées de toute critique plus fondamentale du capitalisme en tant que tel.
Et depuis l’été 2015, après les offensives autour des crises financière et de l’Euro, une autre offensive idéologique a eu lieu autour de la crise actuelle des réfugiés. Celle-ci est aussi utilisée au maximum par la classe dominante contre tout développement de la réflexion au sein du prolétariat. Mais plus que la propagande bourgeoise, la vague de réfugiés elle-même porte un coup supplémentaire aux premiers germes d'une récupération de la conscience de classe depuis le choc de 1989 ("la mort du communisme"). Le fait que des millions de gens de la "périphérie" du capitalisme risquent leur vie pour pouvoir entrer en Europe, en Amérique du Nord, et dans d’autres "forteresses" ne peut que, pour le moment, renforcer l’impression que c’est un privilège de vivre dans les parties développées du monde et que la classe ouvrière au centre du système, en l’absence de toute alternative au capitalisme, pourrait, après tout, avoir quelque chose à défendre au sein du capitalisme. De plus, la classe dans son ensemble, dépouillée pour le moment de son propre héritage politique, théorique et culturel, tend à voir les causes de cette migration désespérée non au sein du capitalisme, non en lien avec les contradictions centrées sur les pays démocratiques, mais dans une absence ou un manque de capitalisme et de démocratie dans les zones de conflit.
Tout ceci a conduit à un retrait accru tant de la combativité que de la conscience au sein de la classe.
Bien que le phénomène de terreur de droite envers les étrangers et les réfugiés ne soit pas nouveau en Allemagne, en particulier depuis la réunification et surtout (quoique pas seulement) dans ses nouvelles provinces de l’Est, jusqu’à maintenant l'essor d’un mouvement politique populiste stable en Allemagne avait été empêché par la classe dominante elle-même avec succès. Mais dans le contexte de la crise de l’Euro, dont la phase aiguë a duré jusqu’à l’été 2015, et de la "crise des réfugiés" qui l'a suivie, un nouveau regain de populisme politique a eu lieu. Cela s’est manifesté principalement sur trois plans : la poussée électorale de "l'Alternative pour l’Allemagne" (Alternative für Deutschland, AfD), qui s’est originellement constituée en opposition aux plans de sauvetage grecs, et sur la base d’une vague opposition à la monnaie commune européenne ; un mouvement de protestation populiste de droite centré sur les "manifestations du lundi" à Dresde ("PEGIDA") ; une nouvelle recrudescence du terrorisme de droite envers les réfugiés et les étrangers, comme "l'Organisation clandestine nationale-socialiste" (Nationalsozialistischer Untergrund, NSU).
De tels phénomènes ne sont pas nouveaux sur la scène politique allemande. Mais jusqu’à maintenant, la bourgeoisie avait toujours réussi à les empêcher d'aboutir à toute espèce de présence stable et parlementaire. Durant l’été 2015, il semblait que les secteurs dominants allaient y parvenir encore une fois. L’AfD avait été privée de son thème (la crise "grecque") et de certaines de ses ressources financières, et avait subi sa première scission. Mais ensuite, le populisme a fait son retour – encore plus fort qu’avant – grâce à la nouvelle vague d’immigration. Et puisque cette question de l’immigration risque de jouer un rôle plus ou moins dominant dans un avenir proche, la possibilité augmente pour que l’AfD s’établisse comme composante nouvelle et plus durable du paysage politique.
La classe dominante est capable d’utiliser tout cela pour rendre son jeu électoral plus intéressant, pour stimuler les idéologies démocratique et antifasciste, et aussi pour répandre la division et la xénophobie. Néanmoins, tout ce processus ne correspond pas directement à ses intérêts de classe, ni n’est en mesure d’être complètement contrôlé.
La crise de l’Euro et ses effets sur la scène politique allemande illustrent qu’il existe un lien étroit entre l’accentuation de la crise globale du capitalisme et l’avancée du populisme. La crise économique ne fait pas qu’augmenter l’insécurité et la peur, en intensifiant la lutte pour la survie. Elle attise aussi les flammes de l’irrationalité. L’Allemagne, économiquement parlant, aurait le plus à perdre de tout affaiblissement de la cohésion de l’UE et de l’Euro. Des millions d’emplois sont directement ou indirectement dépendants des exportations et du rôle que joue l’UE pour l’Allemagne dans ce contexte. Dans un tel pays, c’est d'autant plus irrationnel de mettre en question l’UE, l’Euro, l’orientation du marché mondial dans son ensemble. À ce niveau, ce n’est par hasard si l’apparition récente de tels mouvements xénophobes a été suscitée par des inquiétudes sur la stabilité de la nouvelle monnaie européenne.
La rationalité est d'une importance vitale, bien qu'elle ne soit pas la seule, pour l'entendement humain. La rationalité se centre sur l’élément de calcul dans la pensée. Comme cela inclut la capacité de calculer ses propres intérêts objectifs, c’est un élément indispensable, non seulement de la société bourgeoise, mais aussi de la lutte prolétarienne de libération. Historiquement, elle est apparue et s’est développée dans une large mesure sous l’impulsion de l’échange d’équivalents. Comme, sous le capitalisme, l’argent développe pleinement son rôle en tant qu’équivalent universel, la monnaie et la confiance qu’elle inspire jouent un rôle majeur dans le "formatage" de la rationalité dans la société bourgeoise. La perte de confiance dans l’équivalent universel est par conséquent une des principales sources d’irrationalité dans la société bourgeoise. C’est pourquoi les crises monétaires et les périodes d’hyperinflation sont particulièrement dangereuses pour la stabilité de cette société. L’inflation de 1923 en Allemagne a ainsi été l’un des facteurs les plus importants préparant le triomphe du national-socialisme dix ans plus tard.
La vague actuelle de réfugiés et d'immigrants, par ailleurs, fait ressortir et illustre un autre aspect du populisme : l’accentuation de la concurrence entre les victimes du capitalisme et la tendance à l’exclusion, la xénophobie, la bouc-émissarisation. La misère sous le règne du capitalisme engendre une triade de destructions : premièrement, l’accumulation d'agressivité, de haine, de méchanceté, et une envie de destruction et d’autodestruction ; deuxièmement, la projection de ces pulsions antisociales sur d’autres (hypocrisie morale) ; troisièmement, le fait de diriger ces pulsions non contre la classe dominante, qui apparaît comme trop puissante pour être défiée, mais contre les classes et les couches sociales apparemment plus faibles. Ce "complexe" à trois facettes fleurit par conséquent surtout en l’absence de lutte collective du prolétariat, quand les sujets individuels se sentent impuissants face au capital. Le point culminant de cette triade aux racines du populisme est le pogrome. Bien que l'agressivité populiste s’exprime aussi contre la classe dominante, ce qu’elle lui demande, haut et fort, c’est protection et faveurs. Ce qu’elle souhaite est que la bourgeoisie, soit élimine ce qu’elle voit comme ses rivaux menaçants, soit tolère qu’elle commence à le faire elle-même. Cette "révolte conformiste", une caractéristique permanente du capitalisme, devient aiguë face à la crise, la guerre, le chaos, l’instabilité. Dans les années 1930, le cadre de son développement était la défaite mondiale historique du prolétariat. Aujourd’hui, le cadre est l’absence de toute perspective : la phase de décomposition.
Comme cela a déjà été développé par le CCI dans ses Thèses sur la décomposition, une des bases sociales et matérielles du populisme est le processus de déclassement, la perte de toute identité de classe. Malgré la robustesse économique du capital national allemand et sa pénurie de main d’œuvre qualifiée, il existe une partie importante de la population allemande aujourd’hui qui, bien qu’au chômage, n’est pas réellement un facteur actif de l’armée industrielle de réserve (prête à prendre les emplois des autres et par conséquent exerçant une pression à la baisse sur les salaires), mais qui appartient plutôt à ce que Marx appelait la couche des Lazare de la classe ouvrière. Du fait de problèmes de santé, ou de l'incapacité à supporter le stress du travail capitaliste moderne et de la lutte pour l’existence, ou du manque de qualifications appropriées, ce secteur est "inemployable" du point de vue capitaliste. Au lieu de faire pression sur les niveaux de salaire, ces couches font augmenter la facture totale des salaires pour le capital national à cause des prestations dont ils vivent. C’est aussi ce secteur qui ressent le plus les réfugiés comme des rivaux potentiels aujourd’hui.
Au sein de ce secteur, il existe deux groupes importants de la jeunesse prolétarienne, dont certaines parties peuvent être enclines à la mobilisation en tant que chair à canon pour les cliques bourgeoises mais aussi en tant que protagonistes actifs de pogroms. Le premier est composé d’enfants de la première ou deuxième génération d'ouvriers immigrés (Gastarbeiter). L’idée originelle était que ces ouvriers immigrés ne resteraient pas quand on n'aurait plus besoin d’eux et, surtout, qu’ils n’amèneraient pas leur famille avec eux ou ne fonderaient pas de famille en Allemagne. Le contraire a eu lieu et la bourgeoisie n’a pas fait d’effort particulier pour éduquer les enfants de ces familles. Le résultat aujourd’hui est que, parce que les emplois non qualifiés ont été dans une grande mesure "exportés" vers ce qu'il était d'usage d'appeler les "pays du tiers-monde", une partie de cette jeunesse prolétarienne est condamnée à vivre des allocations de l’État, à n’être jamais intégrée dans le travail associé. L’autre groupe est composé d’enfants des licenciements massifs et traumatisants en Allemagne de l’Est après la réunification. Une partie d'entre eux, des Allemands plus que des immigrants, qui n’a pas été élevée pour être au niveau du standard "occidental" hautement compétitif de capitalisme, et qui n’a pas osé aller en Allemagne de l’Ouest pour trouver un travail après 1989 comme l'ont fait les plus intrépides, a rejoint cette armée de gens qui vivent d’allocations. Ces secteurs en particulier sont vulnérables à la lumpenisation, la criminalisation et aux formes décadentes, xénophobes de politisation.
Quoique le populisme soit le produit de son système, la bourgeoisie ne peut ni produire, ni faire disparaître ce phénomène à volonté. Mais elle peut le manipuler à ses propres fins, et encourager ou décourager son développement à un degré plus ou moins grand. En général, elle fait les deux. Mais cela aussi n’est pas facile à maîtriser. Même dans le contexte du capitalisme d’État totalitaire, il est difficile pour la classe dominante d’arriver à maintenir une cohérence dans une telle situation. Le populisme lui-même est profondément enraciné dans les contradictions du capitalisme. L'accueil des réfugiés aujourd’hui, par exemple, repose sur les intérêts objectifs d'importants secteurs du capitalisme allemand. Les avantages économiques sont mêmes plus apparents que les avantages impérialistes. C’est pourquoi les dirigeants de l’industrie et le monde des affaires sont les partisans les plus enthousiastes de la "culture de l’accueil" en ce moment. Ils estiment que l’Allemagne aurait besoin d’un afflux d’environ un million de personnes chaque année dans la période à venir, au vu de la pénurie prévue de main d’œuvre qualifiée et surtout de la crise démographique causée par le taux de natalité invariablement bas du pays. Et les réfugiés des guerres et d’autres catastrophes s’avèrent souvent être des ouvriers particulièrement assidus et disciplinés, prêts non seulement à travailler pour des bas salaires, mais aussi à prendre des initiatives et des risques. De plus, l’intégration de nouveaux venus de "l'extérieur", et l’ouverture culturelle que cela demande, est en elle-même une force productive (et aussi une force potentielle pour le prolétariat, bien sûr). Un succès ultérieur de l’Allemagne à ce niveau pourrait être un avantage de plus sur ses concurrents européens.
Cependant, l’exclusion est, en même temps, le revers de la médaille de la politique d’inclusion de Merkel. L’immigration requise aujourd’hui n’est plus celle d’une main d’œuvre non qualifiée des générations Gastarbeiter, maintenant que les emplois sans qualification ont été concentrés à la périphérie du capitalisme. Les nouveaux migrants doivent arriver avec de hautes qualifications, ou au moins la volonté de les acquérir. La situation actuelle demande une sélection beaucoup plus organisée et impitoyable que par le passé. Du fait de ces besoins contradictoires d’inclusion et d’exclusion, la bourgeoisie encourage simultanément l’ouverture et la xénophobie. Elle répond aujourd’hui à ce besoin par une division du travail entre droite et gauche, y compris au sein du parti chrétien-démocrate de Merkel et de son gouvernement de coalition avec le SPD. Mais derrière les dissonances actuelles entre les différents groupes politiques à propos de la question des réfugiés, il n’y a pas seulement une division du travail mais aussi des soucis et des intérêts différents. La bourgeoisie n’est pas un bloc homogène. Alors que ces parties de la classe dominante et de l’appareil d’État les plus proches de l’économie poussent à l’intégration, l'ensemble de l’appareil de sécurité est horrifié par l’ouverture des frontières par Merkel à l'été 2015 et par le nombre de personnes qui arrivent depuis lors, à cause de la perte de contrôle sur ceux qui pénètrent sur le territoire de l’État à laquelle cela a temporairement mené. De plus, au sein de l’appareil répressif et judiciaire, il y a inévitablement ceux qui sympathisent avec l’extrême droite et la protègent du fait d’une obsession partagée de la loi et de l’ordre, du nationalisme, etc.
En ce qui concerne la caste politique elle-même, il n’y a pas seulement ceux qui (selon l’humeur dans leur circonscription électorale) flirtent avec le populisme par opportunisme. Il y en a aussi beaucoup qui partagent cette mentalité. À tout cela, nous pouvons ajouter les contradictions du nationalisme lui-même. Comme tous les États bourgeois modernes, l’Allemagne a été fondée sur la base de mythes à propos d'une histoire, d'une culture et même d'un sang partagés. Dans ce contexte, même la plus puissante bourgeoisie ne peut pas inventer et réinventer à volonté des définitions différentes de la nation pour les adapter à ses intérêts changeants. Pas plus qu'elle n'aurait nécessairement un intérêt objectif à le faire, puisque les vieux mythes nationalistes sont toujours essentiels et sont un levier puissant du "diviser pour régner" à l’intérieur, et de mobilisation pour soutenir les agressions impérialistes à l’extérieur. Ainsi, il ne va pas encore de soi aujourd’hui qu’un noir ou un musulman puissent être "Allemand".
Dans le contexte de décomposition et de crise économique, le principal moteur du populisme en Europe ces dernières décennies a été le problème de l’immigration. Aujourd’hui, ce problème est devenu plus aigu du fait de l'exode le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi cet afflux est-il apparemment bien plus un problème politique en Europe que dans des pays comme la Turquie, la Jordanie ou même le Liban qui reçoivent des contingents beaucoup plus grands ? Dans les vieux pays capitalistes, les coutumes précapitalistes d’hospitalité et les structures sociales et économiques de subsistance qui les accompagnent se sont beaucoup plus radicalement atrophiées. Il y a aussi le fait que ces migrants viennent d'une culture différente. Bien sûr, ce n’est pas un problème en soi, au contraire. Mais le capitalisme moderne en fait un problème. En Europe occidentale en particulier, l’État-providence est l’organisateur principal de l’aide et de la cohésion sociales. C’est cet État qui est supposé accueillir les réfugiés. Cela place déjà ces derniers en concurrence avec les pauvres "indigènes" pour les emplois, le logement et les prestations sociales.
Jusqu’à maintenant, du fait de sa relative stabilité économique, politique et sociale, l’immigration, et avec elle le populisme, ont causé moins de problème en Allemagne que dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest. Mais dans la situation actuelle, la bourgeoisie allemande est de plus en plus confrontée à ce problème, non seulement chez elle mais aussi dans le contexte de l’Union européenne.
En Allemagne-même, la montée du populisme de droite dérange ses projets d’intégrer une partie des immigrants. C'est un problème réel puisque, jusqu’à maintenant, toutes les tentatives de relever le taux de natalité "à domicile" ont échoué. La terreur de droite altère aussi la réputation du pays à l’étranger – un point très sensible au vu des crimes de la bourgeoisie allemande pendant la première moitié du XXème siècle. L’établissement de l’AfD en tant que force parlementaire stable pourrait compliquer la formation de futurs gouvernements. Au niveau électoral, c’est actuellement surtout un problème pour la CDU/CSU, le parti gouvernemental dominant, qui jusqu’à maintenant, sous Merkel, a été capable d’attirer à la fois les électeurs sociaux-démocrates et conservateurs, consolidant ainsi sa position dominante vis-à-vis du SPD.
Mais c’est par-dessus tout au niveau de l’Europe que le populisme menace aujourd’hui les intérêts de l’Allemagne. Le statut de l’Allemagne, en tant qu’acteur mondial économique et, à un moindre degré, politique, dépend dans une large mesure de l’existence et de la cohérence de l’UE. L’arrivée au gouvernement de partis populistes, plus ou moins anti-européens, en Europe de l’Est (c’est déjà le cas en Hongrie et en Pologne) et surtout en Europe de l’Ouest, tendrait à gêner cette cohésion. C’est en particulier pourquoi Merkel a déclaré que la question des réfugiés était celle qui "décidera du destin de l’Allemagne". La stratégie de la bourgeoisie allemande vis-à-vis de cette question est une tentative de transformer, au niveau européen, la migration plus ou moins chaotique de la période de l'après-guerre et de la décolonisation en une immigration au mérite, hautement sélective, plus sur le modèle canadien ou australien. La fermeture plus efficace des frontières externes de l’UE est une des préconditions pour la transformation proposée d’une immigration illégale en une immigration légale. Cela impliquerait aussi l’établissement de quotas annuels d’immigration. Au lieu de payer des sommes abominables pour passer clandestinement dans l’Union Européenne, les migrants seraient encouragés à "investir" dans leur propre qualification de façon à accroître leurs chances d’accès légal. Au lieu de partir pour l’Europe de leur propre initiative, ces réfugiés acceptés seraient transportés vers des lieux d’accueil et d’emploi déjà prévus pour eux. L’autre face de cette pièce est que les immigrants non désirés seraient arrêtés aux frontières, ou brutalement et rapidement expulsés s’ils ont déjà réussi à y accéder. Cette conversion des frontières de l’UE en sas de sélection (un processus déjà en cours) est présentée comme un projet humanitaire visant à réduire le nombre de noyades en Méditerranée qui, en dépit de toutes les manipulations des médias, est devenu une source de déshonneur moral pour la bourgeoisie européenne. À travers son insistance sur une solution européenne plutôt que nationale, l’Allemagne assume ses responsabilités vis-à-vis de l’Europe capitaliste, soulignant en même temps sa revendication de leadership politique du vieux continent. Son objectif n’est rien de moins que de désamorcer la bombe à retardement de l’immigration, et avec elle du populisme politique, dans l’UE.
Ce fut dans ce contexte que le gouvernement Merkel, durant l’été 2015, a ouvert les frontières allemandes aux réfugiés. À ce moment-là, les réfugiés syriens, qui jusqu’alors étaient prêts à rester en Turquie orientale, ont commencé à perdre l’espoir de retourner chez eux et sont ainsi partis, en masse, vers l’Europe. En même temps, le gouvernement turc décidait, pour faire du chantage à l’UE qui bloquait la candidature d’Ankara à l'entrée en Europe, de ne pas empêcher leur départ. Dans cette situation, la fermeture des frontières allemandes aurait créé un entassement de centaines de milliers de réfugiés dans les Balkans, une situation chaotique et presque incontrôlable. Mais en levant temporairement le contrôle de ses frontières, Berlin a suscité un nouveau flux de migration de gens désespérés qui ont soudainement (mal) compris qu’ils étaient invités en Allemagne. Tout cela montre la réalité d’un moment de perte potentielle de contrôle de la situation.
Du fait de la manière radicale avec laquelle elle s’est identifiée à "son" projet, les chances de succès de la "solution européenne" proposée par Merkel se détérioreraient considérablement si elle échouait à être réélue en 2017. Un des principaux points de la campagne de réélection de Merkel semble être économique. Confrontée au ralentissement actuel de la croissance en Chine et en Amérique, l’économie allemande orientée vers les exportations se dirigerait normalement vers la récession. Un accroissement des dépenses d’État et de l’activité de construction "pour les réfugiés" pourrait éviter une telle éventualité jusqu'aux élections.
À la différence des années 1970 (quand dans nombre des principaux pays occidentaux les partis capitalistes de gauche sont venus au gouvernement : "la gauche au pouvoir") ou des années 1980 ("la gauche dans l’opposition"), la stratégie gouvernementale et le "jeu" électoral actuels en Allemagne sont déterminés à un degré bien moindre par la menace plus immédiate de la lutte de classe et beaucoup plus que par le passé par les problèmes d’immigration et de populisme.
La solidarité avec les réfugiés exprimée par une partie importante de la population en Allemagne, bien qu’exploitée au maximum par l’État pour promouvoir l'image d’un nationalisme allemand humain, ouvert sur le monde, a été spontanée et, au début, "auto-organisée". Encore aujourd’hui, plus de six mois après le début de la crise actuelle, la gestion étatique de l’afflux s'effondrerait sans les initiatives de la population. Il n’y a rien de prolétarien dans ces activités en elles-mêmes. Au contraire, ces gens font en partie le travail que l’État est incapable de faire ou ne veut pas faire, souvent encore sans aucune rétribution. Pour la classe ouvrière, le problème central est que cette solidarité ne peut avoir lieu actuellement sur un terrain de classe. Pour le moment, elle revêt un caractère très apolitique, déconnecté de toute opposition explicite à la guerre impérialiste en Syrie par exemple. Tout comme les "ONG" et toutes les différentes organisations "critiques" de la société civile (inexistante en réalité), ces structures ont plus ou moins été immédiatement transformées en appendices de l’État totalitaire.
Mais en même temps, ce serait une erreur de ne prendre simplement cette solidarité que pour de la charité. D’autant plus que cette solidarité s’est exprimée vis-à-vis d’un afflux de rivaux potentiels sur le marché du travail et autres aspects. En l’absence de traditions précapitalistes d’hospitalité dans les vieux pays capitalistes, le travail associé et la solidarité du prolétariat sont la principale base sociale, matérielle, d'une telle solidarité plus généralement ressentie. Son esprit dans l'ensemble n’a pas été celui "d’aider les pauvres et les faibles", mais celui de coopération et de créativité collective. Sur le long terme, si la classe commence à retrouver son identité, sa conscience et son héritage, cette expérience actuelle de solidarité peut être intégrée dans l’expérience de la classe et sa recherche de perspective révolutionnaire. Parmi les ouvriers en Allemagne aujourd’hui, au moins potentiellement, les pulsions de solidarité expriment une certaine lueur de mémoire et de conscience de classe, rappelant qu’en Europe aussi, l'expérience de la guerre et des déplacements massifs de population n'est pas très ancienne, et que le manque de solidarité face à cette expérience pendant la période de contre-révolution (avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale) ne devrait pas se répéter aujourd’hui.
Le pôle opposé au populisme dans le capitalisme n’est pas la démocratie et l’humanisme mais le travail associé – le principal contrepoids à la xénophobie et au pogromisme. La résistance à l’exclusion et à la bouc-émissarisation a toujours été un moment permanent et essentiel de la lutte prolétarienne de tous les jours. Il peut y avoir aujourd'hui les prémices d’un très obscur tâtonnement vers une reconnaissance que les guerres et autres catastrophes qui obligent les gens à fuir font partie des séparations violentes au travers desquelles, dans un processus permanent, est constitué le prolétariat. Et que le refus de ceux qui ont tout perdu de rester docilement là où la classe dominante veut qu’ils restent, leur refus de renoncer à la recherche d’une vie meilleure, sont des moments constitutifs de la combativité prolétarienne. La lutte pour sa mobilité, contre le régime de discipline capitaliste, est un des plus vieux moments de la vie du travail salarié "libre".
Dans la partie sur le bilan de la lutte de classe, nous avons dit que les grèves de 2015 en Allemagne étaient plus une expression d’une situation économique nationale temporaire et favorable qu’une indication d’une combativité plus généralisée à l’échelle européenne ou internationale. Il reste donc vrai qu’il est devenu de plus en plus difficile pour la classe ouvrière de défendre ses intérêts immédiats par des actions de grèves ou d’autres moyens de lutte. Cela ne signifie pas que les luttes économiques ne soient plus possibles ou aient perdu de leur pertinence (comme la dénommée tendance d’Essen du KAPD l’avait erronément conclu dans les années 1920). Au contraire, cela signifie que la dimension économique de la lutte de classe renferme une dimension politique beaucoup plus directe que dans le passé – une dimension qu’il est extrêmement difficile d’assumer.
Les récentes résolutions de congrès du CCI ont à juste titre identifié un des facteurs objectifs qui inhibe le développement de luttes de défense des intérêts économiques immédiats : le poids intimidant du chômage de masse. Mais ce n’est pas le seul, et même pas la principale cause économique de cette inhibition. Un facteur plus fondamental réside dans ce qu’on appelle la mondialisation - la phase actuelle du capitalisme d’État totalitaire - et le cadre qu’il donne à l’économie mondiale.
La mondialisation du capitalisme global n’est pas, en elle-même, un phénomène nouveau. Nous le trouvons déjà à la base du premier secteur hautement mécanisé de la production capitaliste : l’industrie textile en Grande-Bretagne, centre d’un triangle lié à l'enlèvement d'esclaves en Afrique et à leur travail dans des plantations de coton aux États-Unis. En termes de marché global, le niveau de mondialisation atteint avant la Première Guerre mondiale n’a plus été rejoint avant la fin du XXème siècle. Néanmoins, au cours des trois dernières décennies, cette mondialisation a acquis une nouvelle qualité surtout à deux niveaux : dans la production et dans la finance. Le schéma de la périphérie du capitalisme fournissant de la main d’œuvre bon marché, des produits de plantations agricoles et des matières premières pour les pays industriels de l’hémisphère nord a été, sinon entièrement remplacé, du moins en grande partie modifié par des réseaux globaux de production, toujours centrés sur des pays plus dominants, mais où les activités industrielle et de service prennent place dans le monde entier. Dans ce corset "ordolibéral", la tendance est à ce qu'aucun capital national, aucune industrie, aucun secteur ou aucune affaire ne puisse plus être en mesure de s’exempter de la concurrence internationale directe. Il n’y a presque rien qui soit produit n’importe où dans le monde qui ne puisse être produit ailleurs. Chaque État-nation, chaque région, chaque ville, chaque quartier, chaque secteur de l’économie sont condamnés à se concurrencer pour attirer des investissements globaux. Le monde entier est envoûté, comme s’il était condamné à attendre le salut de l’arrivée de capital sous la forme d’investissements. Cette phase du capitalisme n’est en aucune façon un produit spontané, mais un ordre étatique introduit et imposé surtout par les vieux États-nations bourgeois dominants. Un des buts de cette politique économique est d’emprisonner la classe ouvrière du monde entier dans un monstrueux système disciplinaire.
À ce niveau, nous pouvons peut-être diviser l’histoire des conditions objectives de la lutte de classe, très schématiquement, en trois phases. Durant l’ascendance du capitalisme, les ouvriers étaient confrontés d'abord et avant tout à des capitalistes individuels, et pouvaient donc s’organiser plus ou moins efficacement dans des syndicats. Avec la concentration du capital dans les mains de grandes entreprises et de l’État, ces moyens de lutte établis ont perdu de leur efficacité. Chaque grève était maintenant directement confrontée à l’ensemble de la bourgeoisie, centralisée dans l’État. Il a fallu du temps au prolétariat pour trouver une réponse efficace à cette nouvelle situation : la grève de masse de l’ensemble du prolétariat à l'échelle d’un pays tout entier (Russie, 1905), qui contient déjà en son sein la potentialité de la prise de pouvoir et de l’extension à d'autres pays (première vague révolutionnaire déclenchée par l’Octobre rouge). Aujourd’hui, avec la mondialisation contemporaine, une tendance historique objective du capitalisme décadent atteint son plein développement : chaque grève, chaque acte de résistance économique des ouvriers quelque part dans le monde, se trouvent immédiatement confrontés à l’ensemble du capital mondial, toujours prêt à retirer la production et l'investissement et à produire ailleurs. Pour le moment, le prolétariat international a été tout à fait incapable de trouver une réponse adéquate, ou même d'entrevoir à quoi pourrait ressembler une telle réponse. Nous ne savons pas s’il réussira à le faire finalement. Mais il parait clair que le développement dans cette direction prendrait beaucoup plus de temps que la transition des syndicats à la grève de masse. D’un côté, la situation du prolétariat dans les vieux pays centraux du capitalisme – ceux, comme l’Allemagne, au "sommet" de la hiérarchie économique – devrait devenir beaucoup plus dramatique qu'elle ne l'est aujourd’hui. D’un autre côté, le pas requis par la réalité objective - lutte de classe internationale consciente, la "grève de masse internationale" - est beaucoup plus exigeant que le pas des syndicats à la grève de masse dans un pays. Car il oblige la classe ouvrière à remettre en question, non seulement le corporatisme et le localisme, mais aussi les principales divisions de la société de classes, souvent vieilles de plusieurs siècles voire même de plusieurs millénaires, comme la nationalité, la culture ethnique, la race, la religion, le sexe, etc. C'est un pas beaucoup plus profond et plus politique.
En réfléchissant à cette question, nous devrions prendre en considération que les facteurs qui empêchent le développement par le prolétariat de sa propre perspective révolutionnaire ne résident pas seulement dans le passé, mais aussi dans le présent ; qu'ils n’ont pas seulement des causes politiques mais aussi économiques (plus exactement : économico-politiques).
Au moment de la crise financière de 2008, il y avait au sein du CCI une tendance à une sorte de "catastrophisme" économique, dont une des expressions était l'idée, mise en avant par certains camarades, que l'effondrement de pays capitalistes centraux comme l'Allemagne aurait pu être alors à l'ordre du jour. Une des raisons pour faire de la force économique et de la compétitivité relatives de l'Allemagne un axe de ce rapport est le souhait de contribuer à surmonter de telles faiblesses. Mais nous voulons également imposer l'esprit de nuance contre la pensée schématique. Parce que le capitalisme lui-même a un mode abstrait de fonctionnement (basé sur l'échange d'équivalents), il existe une tendance compréhensible mais malsaine à voir les questions économiques de manière trop abstraite, par exemple en jugeant de la force économique relative des capitaux nationaux uniquement en termes très généraux (tels que le taux de composition organique du capital, l'abondance de main-d’œuvre nécessaire à la production, la mécanisation, comme mentionnés dans le rapport), en oubliant que le capitalisme est une relation sociale entre êtres humains, et par-dessus tout entre classes sociales.
Nous devrions clarifier un point : quand le rapport dit que la bourgeoisie américaine use de moyens juridiques (les amendes contre Volkswagen et d'autres) pour contrer la concurrence allemande, l'intention n'était pas de donner l'impression que les États-Unis n'ont pas de forces économiques propres à jeter dans la balance. Par exemple, les États-Unis devancent actuellement l'Allemagne dans le développement des voitures électriques et sans conducteur, et une des hypothèses qui circule sur les médias sociaux sur le soi-disant scandale Volkswagen (que l'information sur la manipulation des mesures d'émission par cette entreprise pourrait avoir fuité de l'intérieur de la bourgeoisie allemande vers les autorités américaines pour obliger l'industrie automobile allemande à rattraper son retard sur ce plan) n'est pas totalement invraisemblable.
Sur la façon dont la crise des réfugiés est utilisée à des fins impérialistes, il est nécessaire d'actualiser le rapport. Actuellement, tant la Turquie que la Russie font un usage massif de la situation critique des réfugiés pour faire chanter le capital allemand et affaiblir ce qui reste de cohésion européenne. La façon dont Ankara laisse les réfugiés aller vers l'ouest est déjà mentionnée dans le rapport. Le prix de la coopération turque sur cette question ne se limitera pas à plusieurs milliards d'Euros. Quant à la Russie, elle a récemment été accusée par une série d'ONG et d'organisations d'aide aux réfugiés de bombarder délibérément des hôpitaux et des zones résidentielles dans des villes syriennes dans le but de déclencher de nouveaux départs de réfugiés. Plus généralement, la propagande russe utilise systématiquement la question des réfugiés pour attiser les flammes du populisme politique en Europe.
En ce qui concerne la Turquie, elle exige non seulement de l'argent mais aussi l'accélération de l'accès sans visa de ses citoyens en Europe et des négociations en vue de l'admission dans l'UE. De l'Allemagne, elle exige également la cessation de l'aide militaire aux unités kurdes en Irak et en Syrie.
Pour la chancelière Merkel, la plus éminente partisane d'une plus étroite collaboration avec Ankara sur la question des réfugiés, et qui est une atlantiste plus ou moins fervente (pour elle, la proximité avec les États-Unis est un moindre mal comparé à la proximité avec Moscou), ceci est un problème moins important qu'il ne l'est pour d'autres membres de son propre parti. Comme le rapport l'a déjà mentionné, Poutine avait planifié la modernisation de l'économie russe en étroite collaboration avec l'industrie allemande, en particulier avec son secteur de l'ingénierie qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, est principalement localisé dans le sud de l'Allemagne (y compris Siemens, autrefois basé à Berlin et maintenant à Munich, qui semble avoir été désigné pour jouer un rôle central dans cette "opération russe"). C'est dans ce contexte que nous pouvons comprendre le lien entre la critique persistante de la "solution européenne" (et "turque") soutenue par Merkel à la crise des réfugiés de la part du parti compagnon de la CDU, la CSU bavaroise, et la spectaculaire visite semi-officielle des dirigeants du parti bavarois à Moscou au point culminant de cette controverse 6. Cette fraction préférerait collaborer avec Moscou plutôt qu'avec Ankara. Paradoxalement, les plus forts soutiens de la chancelière sur cette question aujourd'hui ne se trouvent pas à l'intérieur de son propre parti, la CDU, mais chez son partenaire de coalition, le SPD, et dans l'opposition parlementaire. Nous pouvons l'expliquer en partie par une division du travail au sein de la démocratie chrétienne au pouvoir, son aile droite essayant (pour le moment sans grand succès) d'empêcher ses électeurs conservateurs de passer chez les populistes (AfD). Mais il y a aussi des tensions régionales (depuis la Seconde Guerre mondiale, bien que le gouvernement ait été à Bonn et la capitale financière à Francfort, la vie culturelle de la bourgeoisie allemande était principalement concentrée à Munich. C'est seulement récemment que celle-ci a commencé à être de nouveau attirée par Berlin, suivant le déménagement du gouvernement dans cette ville).
En lien avec les vagues actuelles d'immigration, il n'y a pas seulement un antagonisme au sein de l'Europe, bien sûr, mais aussi une collaboration et une division du travail, par exemple entre les bourgeoisies allemande et autrichienne. En initiant la "fermeture de la route des Balkans", l'Autriche a rendu Berlin moins unilatéralement dépendant de la Turquie pour la rétention des réfugiés, renforçant ainsi en partie la position de Berlin dans les négociations avec Ankara 7.
Alors qu'une partie importante du monde des affaires a soutenu la "politique de l'accueil" de Merkel envers les réfugiés l'été dernier, c'était loin d'être le cas parmi les organes de sécurité de l'État, qui étaient absolument horrifiés par cet afflux plus ou moins contrôlé et déclaré dans le pays. Ils ne lui ont toujours pas pardonné pour cela. Le gouvernement français et les autres gouvernements européens n'étaient pas moins sceptiques. Ils sont tous convaincus que des rivaux impérialistes du monde islamique utilisent la crise des réfugiés pour faire entrer clandestinement des djihadistes en Allemagne, d'où ils peuvent partir rejoindre la France, la Belgique, etc. En fait, les agressions criminelles de la nuit du Nouvel An à Cologne ont déjà confirmé que même les bandes criminelles exploitent les procédures d'asile pour placer leurs membres dans les grandes villes européennes. Nul besoin d'être prophète pour prévoir qu'une nouvelle montée en puissance de la police et des services secrets en Europe sera l'un des principaux résultats des développements actuels 8.
Le rapport établit une relation entre crise économique, immigration et populisme politique. Si nous ajoutons le rôle grandissant de l'antisémitisme, le parallèle avec les années 1930 devient particulièrement frappant. Mais il est intéressant, dans cette relation, d'examiner comment la situation en Allemagne aujourd'hui illustre aussi les différences historiques. Le fait qu'il n'y ait pas de preuve formelle, pour le moment, que les sections centrales du prolétariat soient défaites, désorientées et démoralisées comme elles l'étaient il y a 80 ans est la différence la plus importante, mais pas la seule. La politique économique favorisée par la grande bourgeoisie aujourd'hui est la mondialisation, pas l'autarcie, ni le protectionnisme prôné par les populistes "modérés". Ceci évoque un aspect du populisme contemporain encore peu développé dans le rapport : l'opposition à l'Union Européenne. Cette dernière est, sur le plan économique, un des instruments de la mondialisation actuelle. En Europe, elle est même devenue son principal emblème. Par exemple, les négociations sur l'accord commercial TTIP entre l'Amérique du Nord et l'Europe, qui_ profite à la grande industrie et à l'agro-industrie aux dépens des petits fermiers et producteurs dans des régions comme les États du "groupe de Visegrad" (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie), font partie du contexte de la formation, récemment, de gouvernements populistes en Europe du centre-est.
En ce qui concerne la situation du prolétariat, le souci exprimé à la fin du rapport est que nous ne devrions pas seulement regarder les causes résidant essentiellement dans le passé (telles que la contre-révolution qui a suivi la défaite de la Révolution russe et mondiale à la fin de la Première Guerre mondiale) pour expliquer les difficultés de la classe ouvrière à développer politiquement sa lutte dans une direction révolutionnaire après 1968. Tous ces facteurs issus du passé, et qui sont tous des explications profondément justes, n'ont néanmoins empêché ni Mai 68 en France ni l'Automne chaud 1969 en Italie. Nous ne devrions pas non plus partir du principe que le potentiel révolutionnaire exprimé à cette époque, de manière embryonnaire, était voué à l'échec dès le début. Les explications basées unilatéralement sur le passé mènent à une sorte de fatalisme déterministe. Sur le plan économique, ce qu'on appelle communément la mondialisation est un instrument capitaliste d'État, économique et politique, que la bourgeoisie a trouvé pour stabiliser son système et pour contrer la menace prolétarienne, un instrument face auquel le prolétariat, à son tour, devra trouver une réponse. C'est pourquoi les difficultés de la classe ouvrière ces 30 dernières années à développer une alternative révolutionnaire sont intimement liées à la stratégie politico-économique de la bourgeoisie, incluant sa capacité à différer dans le temps une catastrophe (Kladderadatsch) économique pour la classe ouvrière - et ainsi la menace de guerre de classe - dans les vieux centres du capitalisme mondial.
1 La Ligue hanséatique était une alliance commerciale et industrielle en Allemagne du nord qui domina le commerce baltique durant le Moyen Âge et le début de la période moderne.
2 L'ordolibéralisme est une variante allemande de libéralisme politico-économique qui met l'accent sur le besoin pour l'État d'intervenir en faisant en sorte que le marché libre produise à un niveau proche de ses potentialités économiques.
3 Selon Rosa Luxemburg, les zones extra-capitalistes sont centrées sur une production non encore directement basée sur l'exploitation du travail salarié par le capital, que ce soit une économie de subsistance ou une production pour le marché par des producteurs individuels. Le pouvoir d'achat de tels producteurs contribue à rendre possible le déroulement de l'accumulation du capital. Le capitalisme mobilise et exploite aussi la force de travail et les "matières premières" (c'est-à-dire les richesses naturelles) en provenance de ces zones.
4 Les Européens patriotes contre l'islamisation de l'Occident.
5 TTIP : en français, "Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement". C'est la proposition d'accord de libre-échange entre l'Europe et les États-Unis.
6 Lors de la conférence, la discussion a aussi fait justement remarquer que la formulation du rapport selon laquelle le monde des affaires en Allemagne soutient, comme un seul homme, la politique de Merkel concernant les réfugiés, est très schématique et comme telle incorrecte. Même le besoin de ressources fraîches en main-d’œuvre par les employeurs varie beaucoup d'un secteur à l'autre.
7 Bien que cette convergence d'intérêts entre Vienne et Berlin, comme souligné dans la discussion, soit temporaire et fragile.
8 L'infiltration djihadiste et la probabilité croissante d'attaques terroristes sont une réalité. Mais cette situation et d'autres sont ainsi utilisées par la classe dominante comme moyen pour créer une atmosphère de peur, de panique et de suspicion permanentes, antidotes à la réflexion critique et à la solidarité au sein de la population ouvrière.
Il y a cent ans, à Pâques 1916, une poignée de nationalistes irlandais s'emparait de positions stratégiques dans le centre de Dublin et déclarait l'indépendance de l'Irlande vis-à-vis de l'empire britannique et la création d'une République d'Irlande. Ils réussirent à tenir quelques jours avant d'être écrasés par les forces armées britanniques, qui n'ont pas hésité à bombarder la ville en utilisant les canons de la marine. Parmi ceux qui furent exécutés sommairement après la défaite de l'Insurrection de Pâques, il y avait le grand révolutionnaire James Connolly, l'un des leaders les plus connus de la classe ouvrière en Irlande qui avait fait participer sa milice ouvrière dans la révolte aux côtés des volontaires irlandais nationalistes.
Tout au long de la seconde moitié du 19ème siècle, le soutien à la cause de l'indépendance nationale irlandaise et polonaise avait été une donnée du mouvement ouvrier européen. La tragédie de l'Irlande et la croyance de Marx dans la nécessité de l'indépendance irlandaise ont été utilisées maintes et maintes fois pour justifier le soutien à un certain nombre de mouvements de "libération nationale" contre les puissances impérialistes aussi bien anciennes que nouvelles. Mais le déclenchement de la guerre mondiale en 1914 devait consacrer la prise en compte de changements de la situation mondiale invalidant les anciennes positions. Comme nos prédécesseurs de la Gauche communiste de France le posent : "Seule l'action basée sur les données les plus récentes, en continuel enrichissement, est révolutionnaire. Par contre, l'action faite sur la base d'une vérité d'hier, mais déjà, périmée aujourd'hui, est stérile, nuisible et réactionnaire" 1
Lorsque James Connolly fut exécuté, Sean O’Casey 2 déclara que le mouvement ouvrier avait perdu un dirigeant et que le nationalisme irlandais avait gagné un martyr.
Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment un internationaliste convaincu et inébranlable comme Connolly a-t-il pu remettre son sort entre les mains du patriotisme ? Nous n’examinerons pas ici l’évolution de son attitude en 1914 : ce sujet est traité dans un article publié dans World Revolution en 1976 3 , qui est toujours valable. Nous ne chercherons pas non plus à démontrer sa profonde hostilité envers le nationalisme interclassiste : les paroles mêmes de Connolly, reproduites dans un article de notre s site,4 sont suffisamment claires. Ici notre objectif est plutôt d’examiner la pensée de Connolly dans le contexte du socialisme international de son époque et la manière dont a évolué l’attitude du mouvement ouvrier sur "la question nationale" entre la vague de soulèvements qui a balayé l’Europe en 1848 et l’éclatement de la Première Guerre mondiale en 1914.
Les événements de 1848 – comme Marx allait le montrer plus tard - avaient une double nature. D’une part, c’était des mouvements nationaux démocratiques ayant pour objectif d’unifier des "nations" morcelée en une multitude de petits fiefs et royaumes à demi féodaux : c’était le cas en particulier de l’Allemagne et de l’Italie. D’autre part, ces événements virent, à Paris en particulier, la naissance du prolétariat industriel qui apparaissait pour la première fois sur la scène de l’histoire en tant que force politique indépendante 5. Il n’est donc pas surprenant que 1848 ait posé la question de l’attitude que la classe ouvrière devait adopter sur la question nationale.
C’est en 1848 que parut Le Manifeste communiste où était exposé clairement et sans équivoque le principe internationaliste comme fondement du mouvement ouvrier : "Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas. (…) Les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! "
Tel est donc le principe général : les ouvriers ne peuvent être divisés par des intérêts nationaux, ils doivent s’unir au-delà des frontières : "[L’] action commune [du prolétariat], dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation" (Ibid.) Mais comment mettre en pratique ce principe ? Dans l’Europe du milieu du 19e siècle, il était clair pour Marx et Engels que pour être à même de prendre le pouvoir, le prolétariat devait d’abord devenir une force politique et sociale majeure et que cela dépendait du développement des rapports sociaux capitalistes. Ce développement requérait le renversement de l’aristocratie féodale, la destruction des particularismes féodaux et l’unification de "grandes nations historiques" (cette expression est d'Engels) en vue de créer le vaste marché intérieur dont le capitalisme avait besoin pour se développer et, ce faisant, de développer le nombre, la force et l’organisation de la classe ouvrière.
Pour Marx et Engels, et en général pour le mouvement ouvrier à l'époque, l’unité nationale, la suppression des privilèges féodaux et le développement de l’industrie ne pouvaient avoir lieu qu'à travers un mouvement démocratique : la liberté de la presse, l’accès à l’éducation, le droit d’association – ce sont des revendications démocratiques, dans le cadre de l’État-nation et qui sont impossibles en dehors de lui. Dans quelle mesure ces conditions étaient nécessaires, cela est discutable. Après tout, le développement industriel du 19ème siècle ne se limite pas aux démocraties comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis. Les régimes autocratiques comme la Russie tsariste ou le Japon sous la Restauration Meiji ont également connu un progrès industriel surprenant au cours de la même époque. Cela dit, le développement de la Russie et du Japon est demeuré essentiellement dépendant de celui des pays démocratiques les plus avancés, et il est significatif que le régime réactionnaire autocratique prussien Junker qui dominait l'Allemagne ait été contraint de respecter un certain nombre de libertés démocratiques.
Ces revendications démocratiques servaient également l'intérêt de la classe ouvrière et étaient importantes pour elle. Comme le dit Engels, elles donnent à la classe ouvrière "un espace" pour respirer et se développer. La liberté d'association a facilité l'organisation contre l'exploitation capitaliste. La liberté de la presse a facilité la possibilité pour les travailleurs de s'informer, de se préparer politiquement et culturellement pour la prise du pouvoir. Parce qu’il n’était pas encore prêt à faire sa propre révolution, le mouvement ouvrier partageait alors les buts immédiats d’autres classes et il existait une forte tendance à identifier la cause du prolétariat, à celle du progrès, de l’unité nationale et du combat pour la démocratie. Voici un extrait d’une intervention de Marx en 1848 lors d’un meeting à Bruxelles qui célébrait le deuxième anniversaire du soulèvement de Cracovie (Pologne) : "La révolution de Cracovie a donné un exemple glorieux à toute l’Europe en identifiant la cause de la nationalité à la cause de la démocratie et à l’affranchissement de la classe opprimée (…) Elle trouve la confirmation de ses principes en Irlande où le parti étroitement national est descendu dans la tombe avec O’Connell et où le nouveau parti national est avant tout réformateur et démocratique" 6
Cependant, la lutte pour l’unité et l’indépendance nationales n’était aucunement considérée comme un principe universel. Ainsi Engels écrivait en 1860 dans The Commonwealth : "Ce droit à l’indépendance politique des grandes subdivisions nationales d’Europe, reconnu par la démocratie européenne, ne pouvait qu’être également reconnu par la classe ouvrière en particulier. En fait, ce n’était rien de plus que reconnaître dans d’autres grandes communautés nationales ayant une grande vitalité le même droit à une existence nationale distincte que les travailleurs de chaque pays réclamaient pour eux-mêmes. Mais cette reconnaissance, et la sympathie vis-à-vis de ces aspirations nationales, se restreignaient aux grandes nations d’Europe, historiquement bien définies ; il y avait l’Italie, la Pologne, l’Allemagne, la Hongrie" 7. Engels continue : "Il n’y a pas de pays d’Europe où il n’y ait pas différentes nationalités sous le même gouvernement. Les Celtes des Highlands et les Gallois se différencient sans aucun doute par la nationalité des Anglais, mais il n’est venu à l’idée de personne de désigner comme nations ces restes de peuples disparus depuis longtemps, pas plus que les habitants celtiques de la Bretagne en France". Engels établit clairement une différence entre "le droit à l’existence nationale des peuples historiques d’Europe" et celle des "nombreux petits vestiges de peuples qui, après avoir joué un rôle sur la scène de l'histoire pendant une période plus ou moins longue, ont finalement été absorbés par les nations puissantes dont la plus grande vitalité leur a permis de surmonter les plus grands obstacles."
Le rejet d'un principe national s'appliquant à toutes les nationalités amène naturellement à se poser la question suivante : en quoi l'Irlande est-elle est un cas particulier ? Pourquoi Marx et Engels n'ont-ils pas défendu l'idée que l'Irlande soit simplement absorbée par la Grande-Bretagne comme condition de son développement industriel ?
Car il ne fait pas de doute que, à leurs yeux, l'Irlande constituait un "cas particulier" d'une signification particulière. À un moment donné, Marx alla jusqu'à défendre que l'Irlande fût la clé de la révolution en Angleterre tout comme l'Angleterre était la clé de la révolution en Europe.
Il existait deux raisons à cela. D'abord, Marx était convaincu que la spoliation brutale de la paysannerie irlandaise par les propriétaires terriens anglais "absents" 8 constituait l'un des principaux facteurs qui maintenaient en place la classe aristocratique réactionnaire et barrait la voie du progrès démocratique et économique.
L'autre raison, et sans doute la plus importante, était le facteur moral. La domination par l'Angleterre d'une Irlande réticente et le traitement des Irlandais, en particulier des ouvriers irlandais, comme une sous-classe esclave, n'étaient pas seulement injustes et offensants, cela corrompait moralement les ouvriers anglais eux-mêmes. Comment la classe ouvrière anglaise pourrait-elle se soulever contre l'ordre existant si elle restait complice de sa propre classe dominante dans l'oppression nationale des Irlandais ? Tel était le raisonnement de Marx. De plus, tant que les Irlandais étaient privés de leur dignité nationale, il ne manquerait jamais de prolétaires irlandais prêts à s'engager au service de l'armée anglaise et à participer à l'écrasement des révoltes des ouvriers anglais – comme Connolly allait le montrer plus tard.
Cette insistance sur l'indépendance irlandaise s'étendit à la Première Internationale – comme Engels le défendit en 1872 : "Lorsque les membres de l'Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée, non seulement dans le passé, mais encore dans le présent, d'oublier leur situation et leur nationalité spécifiques, d' "effacer toutes les oppositions nationales", etc., ils ne font pas preuve d'internationalisme. Ils défendent tout simplement l'assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous le voile de l'internationalisme. En l'occurrence, cela ne ferait que renforcer l'opinion, déjà trop largement répandue parmi les ouvriers anglais, selon laquelle, par rapport aux Irlandais, ils sont des êtres supérieurs et représentent une sorte d'aristocratie, comme les blancs des États esclavagistes américains se figuraient l'être par rapport aux noirs.
Dans un cas comme celui des Irlandais, le véritable internationalisme doit nécessairement se fonder sur une organisation nationale autonome : les Irlandais, tout comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l'Association ouvrière internationale qu'à égalité avec les membres de la nation conquérante et en protestant contre cette oppression. En conséquence, les sections irlandaises n'ont pas seulement le droit mais encore le devoir de déclarer dans les préambules à leurs statuts que leur première et plus urgente tâche, en tant qu'Irlandais, est de conquérir leur propre indépendance nationale." 9
Pour l'essentiel, c'est la même logique qui amena Lénine à insister pour que le programme du Parti bolchevique inclue le droit des nations à l'auto-détermination : c'était la seule voie, de son point de vue, pour que le rejet par le Parti du "chauvinisme grand-russe" soit rendu explicite et sans équivoque – l'équivalent parmi les ouvriers de Russie des sentiments de supériorité des ouvriers anglais envers les Irlandais.
L'unité nationale au sein de frontières nationales définies, la démocratie, le progrès et les intérêts de la classe ouvrière : tout cela était considéré alors comme évoluant dans la même direction. Même Marx – qu'on ne peut pas soupçonner de fantasmes sentimentaux – a envisagé, peut-être dans des moments d'optimisme imprudent, la possibilité que les ouvriers prennent le pouvoir par la voie électorale dans des pays comme la Grande-Bretagne, la Hollande ou les États-Unis. Mais à aucun moment l'unité nationale ni, en fait, la démocratie n'ont été considérées comme le but final elles étaient des principes simplement contingents sur le chemin du but : "Les ouvriers n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !"
Le problème de tels principes contingents est qu'ils peuvent être figés en principes abstraits et invariants tels qu'ils n'expriment plus la dynamique d'avancée d'un réel développement historique mais, au contraire, tirent en arrière ou pire, se transforment activement en obstacles. Ceci, comme nous allons le voir, est ce qui est arrivé à la perspective du mouvement socialiste sur la question nationale à la fin du 19e siècle. Mais d'abord, arrêtons-nous brièvement sur la façon dont Connolly exprimait concrètement les idées dominantes de la Deuxième Internationale.
Bien qu'il ait passé quelques années aux États-Unis où il avait rejoint les IWW 10, Connolly est resté avant tout un socialiste irlandais. Il épousa les méthodes du syndicalisme industriel, contre le syndicalisme étroit des corporations, se joignit à Jim Larkin pour construire le Irish Transport & General Workers Union (ITGWU) et joua un rôle clé dans la grande grève et le lock-out de Dublin en 1913. Mais même à cette époque, aux États-Unis, Connolly fut successivement membre du Socialist Labor Party de Daniel De Leon et du Socialist Party of America et il est juste de dire qu'il consacra sa vie à construire une organisation politique socialiste en Irlande. Il aurait probablement envisagé cette organisation comme étant marxiste si mettre une étiquette théorique sur une organisation l'avait intéressé. Il est certain que son Irish Socialist Republican Party 11 était reconnu en tant que délégation irlandaise de plein droit lors du Congrès de 1900 de la Deuxième Internationale. Mais on n'a quasiment aucune information à partir des écrits de Connolly sur le fait qu'il ait connu ou pris part aux débats de l'Internationale, sur la question nationale en particulier : c'est d'autant plus étonnant qu'il s'était appliqué à apprendre à lire l'allemand assez couramment.
Connolly croyait que le socialisme ne pourrait pour ainsi dire que grandir sur un terrain national. En fait, sa grande étude Labour in Irish History est partiellement dédiée à montrer que le socialisme émerge naturellement des conditions irlandaises ; il souligne en particulier les écrits de William Thompson dans les années 1820 qu'il considère, à juste titre dans une certaine mesure, comme l'un des précurseurs de Marx dans l'identification du travail comme étant la source du capital et du profit.12
Il n'est donc pas surprenant de voir Connolly défendre dans un article de 1909 dans The Irish Nation intitulé "Sinn Fein, socialism and the nation" le rapprochement entre "les membres du Sinn Fein qui sympathisent avec le socialisme" et "les socialistes qui réalisent que le mouvement socialiste doit s'appuyer sur les conditions historiques et actuelles du pays dans lequel ils agissent et en tirer son inspiration, et ne se perdent pas simplement dans un 'internationalisme' abstrait (qui n'a aucun rapport avec le véritable internationalisme du mouvement socialiste)." Dans le même article, Connolly s'oppose aux socialistes qui "observant que ceux qui parlent le plus fort sur "l'Irlande comme nation" sont souvent ceux qui broient sans pitié les pauvres, s'emportent le plus fort contre le nationalisme et, tout en s'opposant à l'oppression en tous temps, s'opposent aussi aux révoltes nationales pour l'indépendance nationale" ainsi qu'à ceux qui "principalement recrutés parmi les ouvriers des villes du Nord-Est en Ulster, ont été sevré de la domination des capitalistes et des propriétaires terriens Tory et de l'Ordre d'Orange, par les idées socialistes et la lutte des classes, mais à qui le nationalisme irlandais ne leur offre rien d'autre qu'un drapeau vert alors que le English Independent Labour Party a offert des mesures pratiques pour les soulager de l'oppression capitaliste… et qui donc vont naturellement là où ils imaginent qu'ils connaîtront un soulagement." (traduit par nous)
Identifier la classe ouvrière avec la nation pouvait, de façon plausible, prétendre se revendiquer de Marx et Engels. Après tout, on peut lire dans Le Manifeste que : "Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par-là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot." Et on trouve la même idée dans les écrits de Kautsky de 1887 : "Comme pour les libertés bourgeoises, les prolétaires doivent prendre fait et cause pour l'unité et l'indépendance de leur nation face aux éléments réactionnaires, particularistes, comme face aux éventuelles attaques de l'extérieur. (…) Dans l'Empire romain décadent, les antagonismes sociaux s'étaient tant accrus et le processus de décomposition de la nation romaine, si l'on peut la désigner comme telle, était devenu si intolérable que nombreux étaient ceux à qui l'ennemi du pays, le barbare germanique, apparaissait comme un sauveur. On n'en est pas encore là à présent, du moins dans les États nationaux. Et nous ne croyons pas non plus qu'on en arrive là du côté du prolétariat. Certes, l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat ne cesse de croître mais simultanément le prolétariat est de plus en plus le noyau de la nation, par le nombre, l'intelligence, et les intérêts du prolétariat et ceux de la nation ne cessent de converger davantage. Une politique hostile à la nation serait donc pur suicide de la part du prolétariat."13
Rétrospectivement, il est facile de voir la trahison de 1914 – la défense de la "culture" allemande contre la barbarie tsariste – derrière cette identification de la nation et du prolétariat. Mais la rétrospective ne peut être d'aucun secours dans le moment présent et le fait est que le mouvement marxiste à la fin du 19e siècle a en grande partie échoué dans la réévaluation de son point de vue sur la question nationale face à la réalité changeante.
Pendant quarante ans, le mouvement socialiste n'a pas vraiment mis en question l'hypothèse optimiste du Manifeste selon laquelle "Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qu'ils entraînent". À un certain niveau cela était vrai - nous allons y revenir - puisque dans les années 1890 la "question nationale" allait se trouver au premier plan de la scène politique comme jamais auparavant, précisément en raison de l'expansion phénoménale des rapports sociaux capitalistes et de la production industrielle. Avec le développement des conditions modernes de production, de nouvelles bourgeoisies nationales avec les aspirations nationales modernes apparaissaient en Europe centrale et orientale. Le débat qui en résultait sur la question nationale a pris une nouvelle importance, surtout pour la social-démocratie russe à l'égard de la Pologne et de l'Empire austro-hongrois, à l'égard des aspirations nationales des Tchèques et une multitude de peuples slaves plus petits.
Au cours des trente dernières années du 19e siècle, la façon dont se posait la question nationale devait donc changer.
D'abord, comme Luxemburg l'a démontré dans La question nationale et l'autonomie 14, une fois que la classe bourgeoise a conquis son marché intérieur, elle doit nécessairement devenir un État impérialiste conquérant. Plus encore, dans la phase impérialiste du capitalisme, tous les États sont contraints de chercher par des moyens impérialistes à se faire une place sur le marché mondial. Répondant au postulat de Kautsky d'un capitalisme évoluant vers un "super-État" unique, Luxemburg écrit : "Le 'meilleur' État national n'est qu'une abstraction qu'on peut facilement décrire et définir théoriquement mais qui ne correspond pas à la réalité (…). Le développement du grand État qui constitue la caractéristique saillante de l'époque moderne et qui s'impose par les progrès du capitalisme condamne d'emblée toute la masse des mini et micro nationalités à la faiblesse politique". 15 "Affirmer qu'un État-nation indépendant est, après tout, la meilleur garantie de l'existence et du développement nationaux suppose de manier une conception de l'État-nation comme s'il s'agissait d'un concept parfaitement abstrait. Considéré uniquement du point de vue national, comme manifestation et incarnation de la liberté et de l'indépendance, l'État-nation n'est qu'un résidu de l'idéologie décadente de la petite bourgeoisie d'Allemagne, d'Italie, de Hongrie – de tout l'Europe centrale dans la première moitié du 19e siècle. C'est un slogan appartenant à la panoplie du libéralisme bourgeois décati " 16 (…) "Les États-nations, même sous la forme de républiques ne sont pas le produit ou l'expression de la "volonté du peuple" comme l'affirme la phraséologie de la théorie libérale et le répète celle de l'anarchisme. Les États-nations sont aujourd'hui les mêmes outils et formes de pouvoir de classe que l'étaient les États précédent, non nationaux et, comme eux, ils aspirent à la conquête. Les États-nations ont les mêmes tendances à la conquête, belliqueuses, oppressives – en d'autres termes des tendances à devenir "non-nationaux". C'est pourquoi se développent constamment parmi les États nationaux des querelles et des conflits d'intérêt et même si aujourd'hui, par miracle, tous les États devenaient nationaux ils offriraient dès le lendemain la même image de guerre, de conquête et d'oppression" 17
Pour les petites nationalités, cela voulait inévitablement dire que la seule "indépendance" nationale possible était de se détacher de l'orbite d'un État impérialiste plus puissant et s'attacher à un autre. Nulle part ceci ne s'est plus clairement illustré que dans les négociations que les Irish Volunteers (précurseurs de l'IRA) ont mené avec l'impérialisme allemand par l'intermédiaire de l'organisation irlandaise aux États-Unis, Clan na Gael, avec Roger Casement qui agit comme ambassadeur auprès de l'Allemagne18. Casement semblait penser que 50 000 troupes allemandes étaient nécessaires pour un soulèvement victorieux, mais c'était évidemment hors de question sans une victoire allemande décisive sur mer. La tentative de débarquer une cargaison de fusils en provenance d'Allemagne à temps pour le soulèvement de 1916 se termina en fiasco mais elle est restée une accusation accablante de la préparation du nationalisme irlandais pour participer à la guerre impérialiste.
Abandonnant l'analyse marxiste de classe sur la guerre impérialiste comme produit du capitalisme quelles que soient les nations, Connolly abandonna également la position de l'indépendance de la classe ouvrière vis-à-vis des capitalistes. On peut voir jusqu'où il est allé dans cette direction à travers la naïveté coupable de sa description idyllique d'une "Allemagne pacifique" combinée avec une attaque à moitié raciste contre les ouvriers anglais "à moitié éduqués" : "Basant ses efforts industriels sur une classe ouvrière éduquée, [la nation allemande] est parvenue dans les ateliers à des résultats auxquels la classe ouvrière d'Angleterre à demi éduquée ne pourrait qu'aspirer. Cette classe ouvrière anglaise entraînée à une servilité d'esclave envers les méthodes empiriques et sous des directeurs mariés à des processus traditionnels se voyant graduellement surclassés par un nouveau rival au service duquel ont été enrôlés les scientifiques les plus instruits coopérant avec les ouvriers les plus éduqués (…). Il était déterminé que, puisque l'Allemagne ne pouvait pas être battue économiquement dans une juste concurrence, elle devait l'être injustement en organisant contre elle une conspiration militaire et navale (…) Cela voulait dire en appeler aux forces des puissances barbares afin d'écraser et d'entraver le développement des puissances industrielles pacifiques." 19 On se demande ce que les dizaines de milliers d'Africains massacrés lors du soulèvement de Herero en 190420, ou encore les habitants de Tsingtao annexé l'arme au poing par l'Allemagne en 1898 auraient pensé des "puissances pacifiques" de l'industrie allemande.
Non seulement les "États nationaux" tendent inévitablement à devenir des États impérialistes et conquérants comme le démontre Luxemburg, ils deviennent également moins "nationaux" comme résultat du développement industriel et de l'émigration de la force de travail de la campagne dans les nouvelles villes industrielles. Dans le cas de la Pologne, en 1900, non seulement le "Royaume de Pologne" (c'est-à-dire la partie de la Pologne qui avait été incorporée au 18e siècle dans l'Empire russe) s'industrialisait rapidement, mais également les régions ethniquement polonaises sous domination allemande21 (la Haute Silésie) et austro-hongroise (Silésie de Cieszyn). De plus, les régions industrielles étaient moins polonaises du point de vue ethnique : les ouvriers de la grande ville d'industrie textile de Lodz étaient principalement d'origine polonaise, allemande et juive avec quelques autres nationalités incluant l'Angleterre et la France. En Haute Silésie, les ouvriers étaient allemands, polonais, danois, ukrainiens, etc. Lorsque Marx appelait à l'indépendance nationale de la Pologne comme rempart contre l'absolutisme tsariste, il n'existait quasiment pas de classe ouvrière polonaise ; désormais, l'attitude des socialistes polonais envers la nation polonaise était devenue une question aigüe et mena à une scission entre le Parti socialiste polonais (Polska Partia Socjalistyczna ou PPS) à droite et la Social-Démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPiL) à gauche.
Pour le PPS, l'indépendance polonaise signifiait la séparation de la Pologne d'avec la Russie mais, aussi, l'unification des parties de la Pologne historique alors sous domination allemande ou autrichienne, où les ouvriers polonais travaillaient côte à côte avec les allemands (et d'autres nationalités). En effet, le PPS considérait que la révolution prolétarienne dépendait de la "solution" de la "question nationale" – ce qui ne pouvait, comme le disait Luxemburg, que mener à la division au sein de la classe ouvrière organisée en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Au mieux, ce serait un dévoiement, au pire une destruction de l'unité ouvrière.
Pour Luxemburg et pour le SDKPiL, au contraire, toute résolution de la question nationale dépendait de la prise du pouvoir par la classe ouvrière internationale.22 Le seul moyen pour les ouvriers de s'opposer à l'oppression nationale était de rejoindre les rangs de la social-démocratie internationale :en mettant fin à toute oppression, la social-démocratie mettrait également fin à l'oppression nationale : "Non seulement [le Congrès de Londres de 1896] a clairement posé la question polonaise sur le même plan que la situation de tous les peuples opprimés, il a en même temps appelé les ouvriers de tous ces peuples à rejoindre les rangs du socialisme international comme seul remède à l'oppression nationale, plutôt que de tenter ici et là la restauration d'États capitalistes indépendants dans plusieurs pays : c'est la seule façon d'accélérer l'introduction d'un système socialiste qui, en abolissant les oppressions de classe, supprimera toutes les formes d'oppression une fois pour toutes, y compris sous leurs formes nationales."
Quand Luxemburg a entrepris de s'opposer au nationalisme polonais du PPS au sein de la Deuxième Internationale, elle était tout à fait consciente de s'en prendre à une "vache sacrée" du mouvement socialiste et démocratique : "Le socialisme polonais occupe – ou, en tous cas, a occupé – une place unique dans ses rapports avec le socialisme international, une position qui remonte directement à la question nationale polonaise."23 Mais comme elle l'a dit et démontré très clairement, défendre à la lettre en 1890 le soutien apporté par Marx) l'indépendance de la Pologne en 1848, ce n'était pas seulement refuser de reconnaître que la réalité sociale a changé mais c'est aussi transformer le marxisme lui-même, faire d'une méthode vivante d'investigation de la réalité un dogme quasi- religieux desséché.
En fait, Luxemburg est allée plus loin que cela et considérait que Marx et Engels avaient traité la question polonaise essentiellement comme un problème de "politique étrangère" pour la démocratie révolutionnaire et le mouvement ouvrier : "Même au premier coup d'œil, ce point de vue [c’est-à-dire la position de Marx sur la Pologne] révèle un manque éblouissant de relation interne avec la théorie sociale du marxisme. En ne réussissant pas à analyser la Pologne et la Russie comme des sociétés de classe avec leurs contradictions économiques et politiques en leur sein, en les regardant non du point de vue du développement historique mais comme si elles connaissaient des conditions fixes, absolues en tant qu'unités indifférenciées et homogènes, ce point de vue va à l'encontre de l'essence même du marxisme." C'est comme si la Pologne - et bien sûr la Russie aussi - pouvait en quelque sorte être considérée comme “externe” au capitalisme.
Le développement des rapports sociaux capitalistes a eu essentiellement le même effet en Irlande qu'en Pologne. Bien que l’Irlande ait été avant tout un pays d'émigration, la classe ouvrière irlandaise n'était aucunement homogène : au contraire, la région ayant l'industrie la plus développée était Belfast (l'industrie textile et les chantiers navals Harland and Wolff) où les ouvriers étaient issus de la population celte catholique, qui parlait parfois le gaëlique, et des descendants des Protestants, des Ecossais et des Anglais qui avaient été "établis" en Irlande (grâce à la déportation violente de la population d'origine) par Oliver Cromwell et ses successeurs. Et cette classe ouvrière avait déjà commencé à montrer la voie de la seule solution possible à la "question nationale" en Irlande, en unifiant ses rangs dans les grèves massives à Belfast en 1907. Les ouvriers irlandais étaient présents dans toutes les régions industrielles majeures de Grande-Bretagne, en particulier autour de Glasgow et de Liverpool.
La question morale que Marx avait posée – le problème du sentiment de supériorité des ouvriers anglais envers les Irlandais – ne se limitait plus à l'Irlande et aux Irlandais : le besoin constant du capital d'absorber plus de force de travail entrainait des migrations massives des économies agricoles vers les régions nouvellement industrialisées, tandis que l'expansion de la colonisation européenne amenait les ouvriers européens à entrer en contact avec les Asiatiques, les Africains, les Indiens… sur toute la planète. Nulle part l'immigration n'était plus importante que dans la puissance capitaliste constituée par les États-Unis qui connaissaient non seulement un énorme afflux d'ouvriers en provenance de toute l'Europe, mais aussi de la force de travail bon marché en provenance du Japon et de la Chine et, évidemment, la migration des ouvriers noirs des champs de coton du Sud arriéré vers les nouveaux centres industriels du Nord : le legs de l'esclavage et des préjugés racistes constituent encore "une plaie ouvert" (pour utiliser une expression de Luxemburg) en Amérique aujourd'hui. Inévitablement, ces vagues de migration apportèrent avec elles les préjugés, les incompréhensions, le rejet… toute la dégradation morale que Marx et Engels avaient notée dans la classe ouvrière anglaise se reproduisit encore et encore. Plus la migration mélange les populations d'origine différente, inévitablement l'idée "d'indépendance nationale" comme solution au préjugé devenait de plus en plus absurde. D'autant plus que parmi les facteurs qui sous-tendent tous ces préjugés, il en existe un, universel et bien plus ancien que tout préjugé national, qui traverse le cœur de la classe ouvrière : la supposition irréfléchie de la supériorité des hommes sur les femmes. Marx et Engels avaient identifié là un problème réel, un problème crucial même. S'il devait ne pas être résolu, il affaiblirait mortellement la lutte d'une classe dont les seules armes sont son organisation et sa solidarité de classe. Mais il pourrait et ne pourra être résolu qu'à travers l'expérience du travail et de la vie ensemble, à travers la solidarité mutuelle imposée par les exigences de la lutte de classe.
Qu'est-ce qui a amené James Connolly à finir sa vie en se trouvant dans une contradiction aussi flagrante avec l'internationalisme qu'il avait toujours défendu ? Mis à part les faiblesses inhérentes à sa vision de la question nationale qu'il partageait avec la majorité de la Deuxième Internationale, il est aussi possible – bien qu'il s'agisse de pure spéculation de notre part – que sa confiance dans la classe ouvrière ait été brisée par deux défaites majeures : celle de la grève de Dublin de 1913 et l'échec abject des syndicats britanniques à donner à l'ITGWU le soutien adéquat et, par-dessus tout, actif ; et la désintégration de l'Internationale elle-même face au test de la Première Guerre mondiale. Si tel a été le cas, nous pouvons seulement dire que Connolly a tiré des conclusions fausses. L'échec de la grève de Dublin, produit de l'isolement des ouvriers irlandais, a montré non pas que les ouvriers irlandais devaient chercher le salut dans la nation irlandaise mais, au contraire, que les limites de la petite Irlande ne pouvaient plus contenir la bataille entre le capital et le travail qui se menait maintenant sur une scène bien plus vaste ; et la révolution russe, un an seulement après l'écrasement du soulèvement de Pâques, devait montrer que la révolution ouvrière, non l'insurrection nationale, était le seul espoir de mettre fin à la guerre impérialiste et à la misère de la domination capitaliste.
Jens, avril 2016
1Lire à ce sujet l'article Problèmes actuels du mouvement ouvrier - Extraits d'Internationalisme n°25 (août-1947) - La conception du chef génial [59] Revue Internationale n° 33.
2 Sean O’Casey était écrivain et un des plus grands dramaturges de la langue anglaise au 20e siècle. Né dans une famille pauvre protestante de Dublin, il rejoint d’abord la Ligue Gaélique en 1906 avant d’adhérer au mouvement ouvrier. Il est un des fondateurs de l'Irish Citizen Army mais rompt avec Connolly en refusant tout soutien au nationalisme irlandais. Cf. notre article Sean O’Casey et le soulèvement nationaliste irlandais de Pâques en 1916 [60]
3 Republié dans World Revolution 373 et sur notre site en anglais [61].
5Tout du moins en Europe continentale. En fait, le prolétariat était déjà apparu en tant que tel en Grande-Bretagne d’abord avec le mouvement Luddite, puis le mouvement chartiste.
6 https://library.fes.de/pdf-files/bibliothek/bestand/kmh-bak-2291.pdf [63]. Traduit par nous.
7 https://www.marxists.org/history/etol/newspape/ni/vol10/no07/engels.htm [64]. Traduit par nous.
8 Un des facteurs de l’arriération de la société irlandaise était le fait qu’une grande partie du territoire appartenait à des seigneurs rentiers anglais qui n’avaient cure d'entretenir les exploitations agricoles et encore moins d'investir dans celles-ci, mais se préoccupaient uniquement d'empocher la rente la plus élevée possible.
10 Industrial Workers of the World, syndicaliste révolutionnaire.
11 Connolly est l'un des fondateurs de l'ISRP en 1896. Bien qu'il n'ait probablement jamais compté plus de 80 membres, il eut de l'influence dans la politique socialiste irlandaise par la suite, défendant le principe d'une république d'Irlande avec le Sinn Fein. Le parti vécut jusqu'en 1904 et publia la Workers'Republic.
12 "Si nous devions tenter d'évaluer ce qu'ont apporté Thompson et Marx, nous ne leur ferions pas justice en les opposant, ni en faisant l'apologie de Thompson en vue de rabaisser Marx, comme certains Critiques de Marx sur le continent ont cherché à la faire. Au contraire, nous devons dire que les positions respectives de ce génie irlandais et de Marx peuvent être comparées aux relations historiques entre les évolutionnistes pré-darwiniens et Darwin ; de même que Darwin a systématisé toutes les théories de ses prédécesseurs et a passé sa vie à accumuler les faits pour établir son point de vue et le leur, de même Marx a découvert la véritable ligne de la pensée économique déjà indiquée et a utilisé son génie, sa connaissance et sa recherche encyclopédiques pour l'établir sur des fondements inébranlables. Thompson a balayé les fictions économiques maintenues par les économistes orthodoxes et acceptées par les Utopistes selon lesquelles le profit venait de l'échange et a déclaré qu'il venait de la soumission du travail et de l'appropriation qui en résultait, par les capitalistes et les propriétaires terriens, des fruits du travail des autres. (…) Toute la théorie de la guerre de classe n'est qu'une déduction de ce principe. Mais, bien que Thompson ait reconnu cette guerre de classe comme un fait, il ne l'a pas considérée comme un facteur, comme le facteur de l'évolution de la société vers la liberté. C'est ce qu'a fait Marx et, à notre avis, là réside sa gloire principale et suprême." Labour in Irish History, traduit de l'anglais par nous.
Marx citait toujours scrupuleusement ses sources et accordait du crédit aux penseurs l’ayant précédé. Il cite en effet le travail de Thompson dans le premier tome du Capital, dans le chapitre sur "La division du travail et la manufacture".
13 Die moderne Nationalität, Neue Zeit V, 1887, traduit in Les marxistes et la question nationale, Ed. L'Harmattan, p.125
14 Edition Le temps des cerises
15 La question nationale et l'autonomie. Chapitre "Le droit des nations à l'autodéterminaton". P 40.
16 La question nationale et l'autonomie. Chapitre l'Etat-Nation et le prolétariat. P. 75
17 Idem. P. 77.
18 Voir Ireland since the Famine par FSL Lyons, Fontana Press, pp 340,350
19 Extrait d'un article intitulé "La guerre à la nation allemande [66]" paru dans le journal The Irish Worker. Traduit par nous.
20 Aujourd'hui en Namibie, alors appelé le Damaraland. Un témoin oculaire a rapporté une défaite des Hereros : "J'étais présent quand les Hereros furent battus lors d'une bataille près de Waterberg. Après la bataille, tous les hommes, les femmes et les enfants qui sont tombés entre les mains des Allemands, blessés ou non, ont été mis à morts sans merci. Puis les Allemands ont poursuivi ceux qui restaient et tous ceux qu'ils ont rencontrés sur leur chemin ou dans les prés ont été abattus. La masse des hommes Hereros n'avait pas d'armes et était incapable d'offrir une résistance quelconque. Ils tentaient seulement de partir avec leur bétail." Le haut commandement allemand était tout-à-fait conscient des atrocités et les approuvait.
21 Luxemburg était elle-même très demandée par le SPD allemand comme l'un de ses rares, et certainement meilleurs, orateurs et agitateurs en langue polonaise.
22 Il faudrait peut-être souligner - même si cela dépasse le cadre de cette courte étude - qu'il y avait beaucoup de désaccords et d'incertitudes sur ce qui est identifié sous le terme "nation". Était-ce la langue (comme Kautsky le soutenait), ou était-ce une "identité culturelle" plus vaguement définie comme le pensait Otto Bauer? La question reste valable - et ouverte - à ce jour.
23 Cette citation et celles qui suivent sont tirées de la Préface écrite par Luxembourg à La question polonaise et le mouvement socialiste : celle-ci était un recueil de documents du Congrès de Londres de la 2e Internationale de 1896, où Luxembourg s’opposa avec succès à la tentative du PPS de faire de l’indépendance et de l’unification polonaise, une revendication concrète et immédiate de l’Internationale.
L'article que nous republions ici est d'abord paru dans World Revolution n° 21 en 1978. Dans le premier paragraphe, il établit le cadre dans lequel les luttes "libération nationale" doivent être considérées : "Les "petites nations" comme l'Irlande, qui voulaient arracher quelque chose pour elles-mêmes, devaient essayer d'exploiter pour leurs propres intérêts le conflit entre les grandes puissances impérialistes". Cette réalité a été identifiée par les révolutionnaires à l'époque de l'insurrection de Pâques, en 1916. Trotsky (dans Nashe Slovo du 4 Juillet 1916) a souligné l'importance militaire de l'Irlande par rapport à l'impérialisme britannique :"une Irlande "indépendante" ne pouvait exister que comme avant-poste d'un État impérialiste hostile à la Grande-Bretagne".
Une telle dépendance est reconnue dans la Proclamation lue au début de l'insurrection lorsqu'il est dit que les nationalistes irlandais ont été "pris en charge par leurs enfants exilés en Amérique et par les alliés courageux en Europe". Ceci est une référence aux fonds reçus de partisans aux États-Unis et les livraisons d'armes en provenance d'Allemagne. La "lutte nationale" avait besoin de soutiens impérialistes.
Pour en savoir plus sur le fond des événements de 1916 voir l'article précédant de cette Revue, L’insurrection de Dublin en 1916 et la question nationale [71].
L'article de 1978 retrace l'évolution de la situation nationale et plus particulièrement le rôle de l'IRA jusqu'au début des années 1970. Si, après presque 40 ans, nous pouvons voir que certaines formulations n'ont pas résisté à l'épreuve du temps, le cadre général est toujours valide. Et ces formulations posent encore des questions importantes.
Par exemple, le texte parle de "la chute de l'unionisme". Il est vrai que le Parlement unioniste dominé par l'Irlande du Nord a été aboli au début des années 1970, les unionistes pro-britanniques ont néanmoins continué à exister comme force politique jusqu'à aujourd'hui. Mais l'essentiel de leurs positions a changé, surtout après l'accord du Vendredi Saint de 1998.
Le texte dit que "l'IRA ne va pas disparaître". Ceci apparaît contradictoire avec la déclaration de l'IRA de 2005 où elle annonce mettre fin à la lutte armée et selon laquelle ses objectifs seraient poursuivis par des moyens politiques. Cependant, l'aile politique de l'IRA, le Sinn Féin, joue maintenant un rôle de premier plan dans la direction de l'Irlande du Nord, partageant le pouvoir avec les unionistes et constituant ainsi un pilier fondamental de l'appareil politique de l'État capitaliste. Que l'article identifie à tort le républicanisme stalinien comme une force pour l'avenir ne fait qu'illustrer ce fait que l'issue des conflits au sein de la bourgeoisie ne peut être prévue dans les moindres détails. Nous pouvons aussi ajouter que la branche armée du républicanisme n’a pas disparu, même si elle a pris la forme d’une rupture dissidente de l’IRA.
Un autre aspect problématique de l'analyse (qui ne se limite pas à l'Irlande) peut être vu dans l'idée que les difficultés de l'économie irlandaise sont dues au "fait que le marché mondial est déjà divisé entre les grandes puissances capitalistes, et surtout parce que le système capitaliste lui-même empêche un développement mondial des forces productives." La division du marché mondial entre les différents capitaux nationaux n’est pas figée. Au cours des 20 dernières années, par exemple, nous avons constaté un recul de la position relative de l'économie japonaise et des avancées du capitalisme chinois. Cela ne veut pas dire que la décennie de croissance du tigre celtique aurait pu être maintenue, mais que, dans la compétition entre les différents capitaux, la possibilité d'avancées et de reculs de ceux-ci n'est pas exclue. En outre, il y a dans le passage cité l'idée implicite qu'il ne reste pas de possibilités pour l'expansion du capitalisme. Ceci est quelque chose qui a marqué d'autres textes au cours de l'histoire du CCI.
Par-dessus tout, l'article tape juste lorsqu'il se termine avec l’affirmation que seule la guerre de classe est en mesure de s'opposer aux attaques du capitalisme et de ses mobilisations pour la guerre impérialiste.
L'Insurrection de Pâques 1916, typiquement petite bourgeoise dans son désespoir - son héroïsme étant un produit de pur désespoir - a ouvert une nouvelle période de crise sociale et politique en Irlande. Du fait de la brutalité avec laquelle la bourgeoisie britannique a écrasé le soulèvement de Pâques, et également de l'attitude relativement désintéressée et même hostile des travailleurs irlandais (à l'époque, leurs oreilles résonnent encore du son de la défaite de la vague de grèves en 1913) vis-à-vis des objectifs des classes dirigeantes en Irlande, l'histoire avait montré à la bourgeoisie irlandaise qu'était terminée l'ère où la révolution bourgeoise en Irlande était encore possible. La réalité de la Grande Guerre fut la nouvelle partition violente du monde entre les puissances impérialistes en crise. Les "petites nations" comme l'Irlande, qui voulaient arracher quelque chose pour elles-mêmes, devaient essayer d'exploiter pour leurs propres intérêts les conflits entre les grandes puissances impérialistes. Ainsi, après 1916, la politique du Sinn Fein 1 a tourné autour de la lutte pour obtenir l'admission à la conférence de paix d'après-guerre entre grandes puissances, dans l'espoir d'obtenir le soutien américain pour l'indépendance irlandaise contre la Grande-Bretagne. De même, le soi-disant "Mouvement travailliste irlandais" a envoyé des délégués à la misérable conférence de réconciliation social-démocrate à Berne 2, afin de gagner le soutien à la cause irlandaise de la part des bouchers qui en sont les meilleurs avocats en Europe.
Si la Grande-Bretagne avait perdu la guerre, cela aurait pu être une autre histoire mais, étant donnée la situation d'alors, les nationalistes irlandais ont été incapables de persuader quiconque. Leurs fractions les plus radicales étaient soit restées à l'écart de la guerre, soit avaient tenté d'obtenir l'appui de l'impérialisme allemand. Elles se retrouvèrent les mains vides.
Les développements intervenus dans le monde pendant et immédiatement après la guerre avaient ébranlé l'économie irlandaise. La concentration massive du capital et sa centralisation sous la direction de l'État en temps de guerre en Grande-Bretagne et en Europe, la crise économique grave qui a suivi la guerre et le démantèlement de l'économie de guerre, menaçaient de ruine et d'éliminer la petite bourgeoisie liée à la manufacture dans le sud de l'Irlande. Ce fut la lutte désespérée pour la survie de ces couches usées confrontées avec les convulsions d'un capitalisme mondial lui-même agonisant, qui a donné naissance à cet avorton impérialiste remarquable - l'État libre d'Irlande. Dans cette atmosphère, la bourgeoisie du Sud a pu mobiliser la petite bourgeoisie urbaine et rurale pour une guérilla contre les forces britanniques. Cela est devenu ce qui est connu comme étant la guerre d'Indépendance (1919 à 1921).
Pendant cette période, les nationalistes ont façonné le noyau d'un État séparé, basé sur les critères les plus modernes : doté d'un parlement, d'une force de police, de tribunaux, de prisons, et - bien sûr – d'une armée. L'Armée Républicaine Irlandaise (Irish Republican Army)) était basée sur les Brigades Volontaires de 1916, mais était bien disciplinée et fermement attachée au cadre du nouvel État, lui-même constituant un rempart de l'ordre capitaliste. L'IRA est entrée dans le monde avec le sang du prolétariat ruisselant sur ses mains. Dans le Sud et le Sud-Ouest, elle n'a pas hésité à intervenir contre les travailleurs en grève (voir l'article "James Connolly and Irish nationalism [61]" – "James Connolly et le nationalisme irlandais"). Dans les villes, elle brutalisait la population civile, à l'image de ce qu'infligeaient les Black and Tans britanniques 3.
Au bord de la défaite, les nationalistes furent contraints de signer un traité avec la Grande-Bretagne en 1921 à travers lequel l'indépendance formelle de l'Irlande était accordée. Cependant, le pays devait être partagé, les comtés industriels du Nord-Est ayant leur propre parlement régional et conservant des liens privilégiés avec la Grande-Bretagne.
L'acceptation du traité faillit provoquer un coup d'État militaire. Cela n'a pas eu lieu mais il en est résulté, au sein du gouvernement et de l'armée dans le Sud, une scission avec les extrémistes républicains qui étaient désireux d'obtenir plus de la Grande-Bretagne 4. Et bien que des tentatives aient été faites pour réunifier l'IRA dans le but de lancer une attaque contre l'Irlande du Nord, face à l'impossibilité évidente d'une telle entreprise, l'État libre a glissé dans un combat de factions bourgeoises encore plus sauvage que la "guerre d'indépendance". Ce conflit prit fin avec la victoire, dans le Sud, des forces en faveur du traité (soutenues par la Grande-Bretagne).
Ces événements nous montrent non seulement le caractère absolument antiprolétarien de "l'indépendance et l'unité irlandaises" dans l'époque actuelle, de même que son impossibilité objective. Avant 1916, les unionistes d'Ulster et les nationalistes irlandais du Sud ont été enrôlés dans des groupements armés rivaux et la constitution d'armées paramilitaires. Dans le Nord, Craig - le leader unioniste - avait généreusement envoyé les travailleurs d'Ulster à la boucherie impérialiste afin de montrer son amour du roi et du pays. Mais les unionistes étaient préparés, même si cela en est resté au niveau de parades militaires, pour résister à toute tentative de Londres de subordonner, de quelque manière que soit, leurs intérêts au contrôle de la bourgeoisie irlandaise du Sud. L'industrie de l'Ulster vivait et produisait pour le marché britannique et mondial. Elle n'avait aucun intérêt à soutenir l'économie agricole irlandaise stagnante, ou à devenir la victime des politiques protectionnistes du Sud.
En Irlande, seule l'Ulster a participé à la révolution industrielle britannique. Sur le plan politique et économique, seule la bourgeoisie britannique qui avait le contrôle de l'ensemble de l'île aurait pu être capable d'industrialiser le sud de l'Irlande. Mais, dans le Royaume-Uni, l'Irlande a assumé le rôle de fournisseur à bas coûts de produits agricoles et de force de travail. Si la République d'Irlande se trouve exactement dans la même situation aujourd'hui, alors ceci est le résultat non pas de "700 ans de trahisons" - mais du fait que le marché mondial est déjà divisé entre les grandes puissances capitalistes, et surtout parce que le système capitaliste lui-même constitue une entrave au développement mondial des forces productives. Il ne s'agit donc pas d'une simple question irlandaise : nous vivons dans un monde qui s'enfonce dans la faim et la misère, qui nous entraine vers l'autodestruction nucléaire si la résolution de la crise actuelle du capitalisme est laissée à l'initiative de la bourgeoisie.
L'hostilité dramatique entre le Nord et le Sud de l'Irlande reflète les objectifs impérialistes antagonistes entre la bourgeoisie en Ulster et celle du Sud. Face à un marché mondial qui se rétrécit, ces visées politiques ne pouvaient pas être conciliées. Mais ce conflit avait un aspect "positif" pour le capitalisme en Irlande. Les maîtres des ateliers de misère de Belfast, et l'Armée républicaine des propriétaires de Dublin, ont l'assurance que les travailleurs sont pris dans le feu croisé entre eux. Dans les centres industriels du Nord, les ghettos protestants et catholiques sont destinés à entrer en concurrence les uns contre les autres pour quelque emplois, les salaires et le logement misérables. Intimidée ou mobilisée ou derrière l'orange et le vert 5, la solidarité de classe des travailleurs a trouvé face à elle la tyrannie des pogromes. À Belfast, la vague de grèves prolétarienne de 1919 fut rapidement suivie par orgies sanglantes, motivées par le meurtre par l'IRA de travailleurs protestants, et prises en charge par les Volontaires de Carson en Ulster. Plus de soixante morts dans cette vague de barbarie. Dans les années 1930, les gangs républicains et unionistes firent montre de la même suspicion et hostilité face à la lutte unie des travailleurs sans emploi à Belfast.
Grâce à la guerre civile, l'aile de l'IRA qui était en faveur du traité s'était imposée comme l'armée officielle de l'État dans le Sud. Peu de temps après, De Valera et ses partisans se sont éloignés de l'IRA extrémiste et ont fondé un parti politique, le Fianna Fail, pour représenter les républicains radicaux au Parlement. Face à l'effondrement économique mondial de 1929, De Valera est arrivé au pouvoir à travers les élections de 1932, armé d'un protectionnisme de fortune et d'un programme capitaliste d'État. Sa victoire électorale devait beaucoup à l'appui que lui avait donné l'IRA. Cependant, bien que les républicains aient pris des mesures radicales pour consolider le capital national en Irlande du Sud, ils ont été incapables de stimuler la croissance industrielle. Leur "guerre économique" avec la Grande-Bretagne n'a fait que conduire au chaos dans le secteur agricole vital orienté vers l'exportation. Mais, malgré le fiasco de cette politique, nous pouvons voir comment les républicains se sont imposés au cours de cette période comme les dirigeants naturels du capital irlandais. Dans les années 1930, De Valera a été en mesure d'utiliser toute la force de l'État – et celle de l'IRA - pour écraser les Fascistes de Blueshirts de O'Duffy essentiellement pro-britanniques. C'est le moment où les rebelles de l'IRA affluèrent dans les rangs des forces de sécurité officielles de l'État et de la police secrète pour lutter contre la menace fasciste. Et quand les Blueshirts ont entrainé les agriculteurs à ne pas verser la rente au gouvernement en vue d'amener De Valera à appeler à cesser la "guerre économique" avec la Grande-Bretagne, ce sont les hommes armés républicains qui ont confisqué le bétail de ces agriculteurs pour le vendre aux enchères.
La "guerre économique" était une réponse désespérée au rétrécissement du marché mondial, après la Grande Crise. Elle ne constituait, ni ne prétendait constituer, une menace pour le contrôle économique de la Grande-Bretagne sur l'Irlande. Et cela, en dépit de la nostalgie actuelle qu'ont les gauchistes irlandais de cette période. Entre 1926 et 1938, le taux de croissance économique en Irlande du Sud avait été d'environ 1% par an. Dans les années de guerre, il avait été nul. Par nécessité, cette politique a dû être abandonnée avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. En effet, Londres était prête à faire des concessions dans la période immédiate d'avant-guerre. Chamberlain, quand ce fut nécessaire, évacua les bases navales en Irlande. Plus tard, Churchill allait offrir l'unification de l'Irlande à la bourgeoisie du Sud en échange d'un soutien plus ouvert que la neutralité de la République pendant la Première Guerre. L'idée de placer les industries de guerre de l'Ulster dans le cocon de la neutralité irlandaise semblait tentant pour la bourgeoisie du Sud. Mais comme toujours, l'intransigeance des unionistes d'Ulster - qui tiraient profit de l'économie de guerre britannique - barrait la route à cette solution.
"La haine de la Grande-Bretagne" a pu être la force qui animait les "hommes de 1916". Mais pour l'IRA, et pour le républicanisme de De Valera, cet héritage a davantage été utilisé comme thème de propagande pour leur régime et comme un moyen de recrutement pour gagner du soutien. Leur but, après tout, n'a jamais été de briser l'impérialisme britannique, ce qui (en dehors du fait que cela était impossible à cette époque) serait revenu à tuer la poule aux œufs d'or pour ce qui les concernait. Le réel but historique mondial des forces bourgeoises derrière la prétendue Révolution irlandaise était soit de cajoler soit de forcer le gouvernement britannique afin qu'il donne aux patrons Unionistes de l'Ulster le coup de pied dans les dents qu'ils avaient mérité. Et la Grande-Bretagne était la seule dans la région qui soit assez forte pour le faire 6. Les républicains ont estimé que s'ils pouvaient réunir le Nord industriel avec le Sud agricole, ils auraient des tracteurs pour labourer leurs champs. Ils pourraient alors espérer se remplumer en envahissant le marché britannique. Le plan était de concilier les intérêts impérialistes de l'Irlande du sud et de la Grande-Bretagne aux dépens de l'Ulster. Cette grande stratégie expansionniste des républicains a été appelée "l'unification de l'Irlande".
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a semblé modifier cette situation. Il a fait miroiter aux républicains la possibilité de vraiment renverser les unionistes eux-mêmes, et de chasser les Britanniques hors de l'Irlande dans le sillage de l'impérialisme allemand. La campagne 1939 de bombardement de l'Angleterre (qui a impliqué l'assassinat des travailleurs britanniques) a été suivie par les plans d'action farfelus élaborés par les antifascistes de l'IRA et le gouvernement nazi en Allemagne 7. Cependant, la bourgeoisie allemande n'a jamais sérieusement envisagé une campagne irlandaise, si bien que l'IRA n'a réussi qu'à provoquer de nouvelles vagues de répression de la part du Fianna Fail contre elle-même. S'en prenant à un ami politique indésirable, le gouvernement démocratique de Dublin n'a jamais hésité à utiliser les camps de concentration et l'assassinat ouvert dans ses mesures répressives contre l'IRA pendant les années 1930 et 1940. Tout comme aujourd'hui, le gouvernement démocratique en Irlande organise une terreur systématique au service de la défense des libertés bourgeoises et civiles même si elle se répand en des flots de larmes pour les victimes des campagnes de terreur à plus petite échelle de l'IRA.
Dans les années 1960, l'IRA a été militairement pulvérisée dans le Nord et dans le Sud. Elle avait perdu tout soutien parmi les travailleurs "catholiques", qui précédemment avaient constitué une source importante de chair à canon. Elle a ensuite défendu un programme capitaliste d'État radical pour regagner du soutien et, de ce fait, a commencé à se pencher vers le bloc impérialiste russe. L'économie de l'Irlande du Sud, attardée, avait dû lever ses barrières protectionnistes afin de bénéficier du boom d'après-guerre. Mais avec la fin de la période de reconstruction après 1965, la République d'Irlande s'est trouvée de plus en plus dépendante de ses voisins plus puissants. Si son économie voulait éviter l'effondrement face à la crise économique mondiale, elle devait alors s'intégrer plus étroitement dans le bloc occidental dans son ensemble. Peu après, l'Irlande est entrée dans la CEE.
L'IRA, sauveurs potentiel de la nation, a répondu à la crise - et à la combativité alarmante de la classe ouvrière dans le Sud - en se tournant vers le stalinisme. Mais ce basculement en douceur à gauche s'est trouvé brutalement interrompu par les événements d'Irlande du Nord après 1969. La caste industrielle de l'Ulster, la perdante dans la lutte pour la survie économique, étaient devenue un obstacle réel à la gestion politique et économique de la crise politique par la Grande-Bretagne. La bourgeoisie était consciente qu'elle devait transformer le tas d'ordures unioniste. Mais quand elle a essayé d'y toucher, elle l'a trouvé grouillant de rats en colère. À ce stade, avec les unionistes qui résistaient à toutes les réformes, le gouvernement de Dublin est intervenu, d'abord par son soutien au mouvement des droits civiques dans le Nord et, d'autre part, en proposant de soutenir l'IRA du Nord dans une nouvelle campagne. Mais ce soutien n'a été donné que conditionnellement. L'IRA du Nord devait accepter de se séparer de la direction de l'IRA de l'Irlande du Sud.
Ces mesures ont conduit rapidement à une scission au sein de l'IRA. D'une part Les Provisoires, des gangs meurtriers de droite nationaliste basés dans les ghettos d'Ulster, et d'autre part les staliniens "non-sectaires" du Commandement du Sud, qui comprenaient les officiels. À la suite de son habile manœuvre, le gouvernement de Dublin espérait atteindre deux choses :
1. La préparation de la poussée militaire nécessaire pour renverser les unionistes, le principal obstacle à "l'unification irlandaise".
2. L'affaiblissement de ses adversaires staliniens de l'IRA dans le Sud.
Mais même sans entrer dans le cours des événements récents en Ulster, il est clair que la partie antiprolétarienne jouée par l'IRA dans cet holocauste sanglant marque la continuation de ses traditions bourgeoises. Elle a joué son rôle, sans aucun doute, dans la chute de l'unionisme. En même temps, elle a elle-même reçu une sévère raclée. Malgré la poursuite des attentats à la bombe et des fusillades sauvages, ce sont les forces de sécurité britanniques et Irlandaises - les maîtres des rues et des camps de concentration, les anti-terroristes armés - qui seront les principales forces essayant de contenir le mouvement révolutionnaire du prolétariat sur les îles. Mais, même battue, il est possible que l'IRA ne disparaisse pas, qu'elle reste le symbole vivant d'un impérialisme irlandais frustré. Et en particulier, dans sa forme stalinienne, elle aura un rôle important à jouer dans la lutte à venir contre les travailleurs.
Divisé et démoralisé par plus de cinquante ans de contrerévolution, le prolétariat d'Ulster s'est lui-même trouvé entraîné, dans les ghettos en 1969, à la recherche de la sécurité là où il n'était pas possible de la trouver. Il doit maintenant émerger pour répondre aux attaques incessantes du capitalisme que la crise économique aggrave. Et aussi gigantesque que soit cette tâche, il n'y a pas d'autre issue. Comme militants de la classe ouvrière, nous dénonçons les mensonges cyniques de la bourgeoisie irlandaise et britannique sur les réconciliations et sur un "règlement démocratique". Et nous appelons le prolétariat – du nord et du sud - à reprendre la guerre de classe.
Krespel (décembre 1978)
1 Sinn Fein (nous seuls) : parti politique républicain irlandais. Fondé en 1902 par Arthur Griffith, il est passé sous la direction de De Valera en 1917. Après la "guerre d'indépendance" de 1919 à 1921, une scission a eu lieu en 1922, Griffith et Michael Collins acceptant la partition et la création de l'État irlandais libre, De Valera en opposition avec eux formant un autre parti, le Fianna Fail.
2 La Conférence de Berne en 1920 regroupait tous les partis "socialistes", comme le Parti travailliste indépendant de Grande-Bretagne qui avait rompu avec la 2ème Internationale quand elle capitula face l'effort de guerre, mais qui refusa de se joindre à l'Internationale communiste. L'Internationale communiste avait dénoncé cette initiative comme étant une tentative de ressusciter la 2ème Internationale dans l'esprit sinon dans le nom.
3 "Black and Tans" (ainsi nommés pour la couleur de leurs uniformes). Combattants engagés par le gouvernement britannique dès 1920 afin d'aider la police royale irlandaise et l'armée britannique à lutter contre les indépendantistes.
4 Afin d'obtenir mieux, De Valera agissant pour les extrémistes avait même suggéré que la Grande-Bretagne devait déclarer une "doctrine Monroe" concernant l'Irlande, en garantissant que le peuple d'Irlande serait le seul à avoir le droit de décider de son propre destin.
5 Les couleurs respectives de l'Ordre d'Orange et des républicains.
6 Il y avait essentiellement deux tendances politiques impliquées ici, représentées par le Fianna Fail espérant manœuvrer, et l'IRA espérant forcer la bourgeoisie britannique à restituer l'Ulster.
7 A un moment - en 1942 - l'IRA a demandé "Que comme un prélude à une coopération entre Óglaigh noh-Eireann et le gouvernement allemand, le gouvernement allemand déclare explicitement son intention de reconnaître le Gouvernement provisoire de la République d'Irlande (ie. IRA) comme étant le gouvernement de l'Irlande dans toutes les négociations d'après-guerre concernant l'Irlande".
Depuis un bon nombre d'années déjà, il est devenu évident que la montée de la Chine en tant que puissance économique et militaire pose des questions de fond pour l'analyse de la situation mondiale. C'est pourquoi nous avons décidé de consacrer un numéro spéciale de le Revue internationale à une analyse de l'impérialisme d'Orient depuis le 19e siècle jusqu'à maintenant, afin de situer les évènements d'aujourd'hui dans leur contexte historique.
Cette étude fut publiée en anglais en 2012, et certains des questions posées ont été dépassées depuis par la réalité concrète. Cela n'empêche pas les analyses historiques et actuelles de rester largement valables.
Entre le milieu du 17e siècle et celui du 19e, le Japon s’est isolé du reste du monde. Aucun étranger n’a alors le droit d’entrer dans le pays, aucun japonais n’est autorisé à le quitter sans permission, le commerce avec les autres pays est limité à quelques très rares ports. Même s’il existe une faible dynamique, très limitée, de développement d’un marché au sein du pays, la vraie rupture historique se produira lorsque le pays, après presque deux siècles d’isolement volontaire, s’ouvri par la force au capitalisme. Comme Marx et Engels l’ont analyfsé dans le Manifeste Communiste de 1848, "à la place de l’isolement d’autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations… Sous peine de mort, elle (la bourgeoisie) force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production" (premier chapitre : Bourgeois et Prolétaires).
En 1835, rapidement après que la première guerre de l’opium ait ravagé la Chine, des navires de guerre américains (États-Unis) apparaissent pour la première fois dans les eaux japonaises et imposent surtout le libre commerce. La résistance japonaise contre la pénétration de commerçants étrangers persistant, des bateaux hollandais, français et anglais bombardent la côte japonaise. Après cette agression militaire unie, qui montre qu’à cette époque, les nations capitalistes étrangères peuvent encore œuvrer ensemble à l’ouverture du Japon, la classe dominante japonaise renonce à toute résistance aux capitalistes étrangers et commence rapidement à introduire de profonds changements politiques et économiques.
Au Japon, l’ordre féodal-absolutiste désuet du shogunat de Tokugawa (la famille féodale régnante) est remplacé par un État très uni sous le gouvernement de l’empereur Mikado en 1868. "Le capitalisme n’y est pas parvenu au pouvoir parce qu’une bourgeoisie en ascension avait vaincu la classe féodale par une lutte révolutionnaire, mais parce qu’une classe féodale s’était transformée en une bourgeoisie"1. Bien qu’il y ait "des forces pour un changement de l’absolutisme féodal vers le capitalisme, [elles étaient] trop faibles pour entraîner une révolution".2. Elles ont dû s’appuyer sur l’ouverture au capitalisme de "l’extérieur". Les sages-femmes qui aident à l’accouchement du capitalisme au Japon sont les capitalistes étrangers qui donnent un grand élan à la bourgeoisie japonaise montante.
La transition entre société féodale et bourgeoise ne s’accompagne pas d’une révolution politique. À la différence de la plupart des pays européens, où le capital privé joue un rôle de locomotive dans l’économie et où le libéralisme propage une politique de laisser-faire, au Japon, c’est l’État japonais qui va jouer un rôle dominant dans l’avancée du capitalisme. En 1868, l’empereur nomme la première commission au plan. La classe dominante japonaise commence à étudier systématiquement les conditions du fonctionnement capitaliste dans les autres pays, avec pour objectif de les copier et de les appliquer aussi efficacement que possible.3
Quelques bateaux seulement auront suffi pour que les nations capitalistes étrangères réalisent leur pénétration au Japon. À la différence des autres pays d’Extrême-Orient, le Japon n’est pas occupé ; aucune armée étrangère n'est stationnée sur les îles.
En même temps, comme le Japon est un groupe d’îles presque sans matière première, il doit s’approvisionner en ces matières auprès d’autres pays. Le pays le plus près du Japon est la Corée – derrière laquelle il y a la région Mandchoue de la Chine et de la Russie. Au sud, il y a une autre île, Taiwan. Alors que la plupart des États européens ont dû rapidement diriger leur fièvre de conquêtes vers des régions très lointaines (souvent sur d’autres continents comme en Afrique, Asie, Amérique du Sud), le Japon a trouvé sa zone d’expansion dans la région immédiate. Dix ans seulement après avoir été ouvert par les capitalistes étrangers, le Japon s’attaque à Taiwan. En 1874, le Japon occupe la pointe sud de Formose.4 Mais ce premier gros effort pour s’étendre alarme l’Angleterre et la Chine qui envoient 11 000 soldats dans la partie sud de Taiwan. À cette époque, le Japon n’a pas encore une puissance militaire suffisante pour s’engager dans un combat plus large et se retire donc de Taiwan.
Peu après, le Japon commence à orienter ses ambitions vers la Corée. En 1855, le Japon et la Chine signent un traité, selon lequel aucun pays n’enverra de troupes en Corée sans l’assentiment des autres pays. Afin de sortir de cette impasse"" temporaire, le Japon décide de construire une flotte apte à contrôler la mer de Chine.
Comme nous le verrons, le Japon a engagé une première guerre avec la Chine en 1894 et dix ans après avec la Russie, en 1904. En gros, donc, à peine quatre décennies après que le capitalisme se soit installé au Japon, ce pays est entré en guerre avec deux de ses rivaux dans la région.
Ne subissant aucune entrave de la part d’une puissance coloniale dominante, le Japon en est rapidement devenu une, et même s’il est arrivé tard sur le marché mondial, il devient rapidement la principale force dans la région, et devenir le principal rival des autres puissances présentes dans la région.
En conséquence, ses dépenses militaires sont constamment en augmentation. À la fin du XIXème siècle, le Japon commence à financer son armée avec des emprunts alimentés par des fonds anglais et américains. 50 % des prêts étrangers vont dans la guerre et l’armement. Les dépenses gouvernementales triplent entre 1893 et 1903, et doublent de nouveau au cours de la guerre russo-japonaise de 1905. Sa flotte moderne est composée de bateaux de guerre fabriqués en Grande-Bretagne, ses canons sont fabriqués par la firme allemande de Krupp. Quand le Japon vainc la Chine dans la guerre de 1894, cela lui permet d’imposer un poids financier énorme à son voisin, le forçant à payer 360 millions de yens, dont une grande partie ne servira qu’à financer un programme guerrier de développement de l’armement. La dette nationale s’élève de 235 millions de yens en 1893, à 539 millions en 1903, pour grimper en flèche à 2,592 millions de yens en 1913, résultat d’une grande émission d’obligations pour la guerre.5
Le Japon devient ainsi le plus gros requin impérialiste dans la région déjà dans la période ascendante du capitalisme. Ce pays n’aurait pas pu accéder à cette position dominante sans le rôle central de l’État et de ses orientations militaires.
1Anton Pannekoek, Les conseils ouvriers, vol II, Livre 4, “L’impérialisme japonais”, p103, Ed Spartacus
2Pannekoek, op.cit., p103
3Il n’y avait presque pas d’industrie privée pendant cette première phase du capitalisme japonais. Le premier ministère de l’industrie est fondé en 1870. Au début des années 1870, la monnaie papier est introduite en 1872, la première ligne de chemin de fer s’ouvre entre Tokyo et Yokohama (c’est à dire 40 ans après les premières lignes en Grande Bretagne). Les routes du pays, qui étaient barrées par les potentats provinciaux, s’ouvrent au trafic général. Les octrois sont abolis. En 1869, les quatre classes (Samouraïs, paysans, commerçants et artisans) sont toutes déclarées égales, les différences d’habillement entre les classes sont abolies, les paysans peuvent cultiver ce qu’ils choisissent. Pour plus d’informations, voir : Anton Pannecoek : Les Conseils Ouvriers.
4L’île de Taiwan était connu, pour les européens, sous le nom de Formose, du portugais Ilha Formosa, “ la belle isle ”.
5"En conséquence surtout de la guerre sino-japonaise, et d’un armement croissant et d’entreprise coloniale qui suivent son éveil, les dépenses du gouvernement national triplent entre 1893 et 1903. Elles ont encore plus que doublé au cours de la guerre russo-japonaise (…) Pour financer ce fardeau, les impôts sont progressivement augmentés. L’indemnité de 360 millions de yens obtenue de la Chine en 1895 est aussi largement utilisée pour financer un programme de développement de l’armement entre les guerres. Ces ressources s’avèrent néanmoins inadéquates, d'où le recours à de vastes emprunts. La dette nationale va s’élever de 325 millions de yens en 1893 à 539 millions en 1903. Elle grimpe ensuite en flèche à 2592 millions de yens en 1913…50 % environ du budget total du gouvernement en 1913 est consacré à l’armée et à la marine, au service des pensions militaires et des dettes de guerre… En fait, les dépenses militaires "extraordinaires" causées par la guerre avec la Russie sont largement assumées au moyen d'emprunts à Londres et à Paris. Avant la guerre, (i.e., en 1903), le total des prêts nationaux japonais provenant de l’étranger ne s’élève qu’à 98 millions de yens. À la fin de 1913, ils vont monter jusqu’à 1525 millions (…). Les prêts étrangers ont un effet inflationniste dans le pays." (William Lockwood, The Economic Development of Japan, p. 35. Princeton, 1954).Voir aussi: W.W. Lockwood, The state and economic enterprise in Japan, Princeton, 1969).
Quand le capitalisme pénètre ces pays, la Chine aussi bien que le Japon sont gouvernés par des dynasties déclinantes. Comme au Japon, le mode local de production en Chine est incapable de concurrencer le capitalisme. La dynastie mandchoue n’est pas capable au niveau commercial, et encore moins au niveau militaire, de résister à la pénétration capitaliste étrangère. Comme au Japon, la marche triomphante du capitalisme n’a pas été imposée par une classe capitaliste commerçante à l’intérieur du pays, mais le capitalisme a été en grande partie imposé de l’extérieur.
Dans le cadre de cet article, nous n’avons pas la place d’entrer dans les détails des raisons de la profonde stagnation de la société chinoise. Dans les années 1850, Marx et Engels commencèrent à analyser les racines profondes de ce phénomène : "La Chine, un de ces empires asiatiques vacillant, qui l’un après l’autre tombent sous l’emprise de l’esprit d’entreprise du courant européen, était si faible, si désagrégée, qu’elle n’avait même pas la force de se sortir de la crise d’une révolution populaire, si bien qu’une vive indignation s’est transformée en maladie chronique et probablement incurable, un empire si décomposé qu’il en était presque incapable de gouverner son propre peuple ou d’offrir une quelconque résistance à ses agresseurs étrangers."1.
Dans son œuvre, Marx, afin de comprendre les raisons pour lesquelles les grandes civilisations non-européennes n’avaient pas évolué vers le capitalisme, a mis en avant le concept d’un mode asiatique de production.2
Deux guerres de l’opium ont joué un rôle crucial dans l’ouverture de la Chine au capitalisme.
Après que l’opium ait été importé massivement par la Compagnie Anglaise des Indes orientales au début du 19ème siècle, la classe dominante chinoise, de crainte de perdre de sa compétitivité vis-à-vis de ses rivaux, essaie de freiner la consommation d’opium vers la fin des années 1830. Pas moins de 20 millions de personnes s’adonnent à ce vice à l’époque. Beaucoup d’hommes d’État sont dépendants de l’opium. Le niveau élevé de consommation est déjà en lui-même une expression de la décomposition sociale.
Le pays européen le plus avancé, l’Angleterre (rejointe plus tard par la France) a utilisé la résistance de la classe dominante chinoise à "l’invasion" massive d’opium comme prétexte pour envoyer des troupes. L’Angleterre, la nation "la plus civilisée" de l’occident devient le plus grand trafiquant d’opium et utilise la prohibition de la drogue par les autorités chinoises pour déclencher deux guerres.
Dans les deux guerres de l’opium (1839-42 ; 1856-60), l’Angleterre (avec la France à ses côtés dans la deuxième guerre) inflige une défaite militaire écrasante aux troupes chinoises, accompagnée d’une série de massacres.
Le résultat de la victoire militaire écrasante de l’Angleterre dans la première guerre de l’opium, fut qu’on lui accordât des concessions sur Hong Kong et cinq zones commerciales le long de la côte. Mais la seconde guerre de l’opium entraîne déjà un changement qualitatif. À cette époque ce que tous les pays européens recherchent avant tout sont de nouveaux marchés pour les produits manufacturés en Europe. Le résultat de la seconde guerre est donc d’ouvrir la Chine non seulement à l’opium mais surtout aux produits commerciaux européens.
"L’isolement complet a été la première condition de la préservation de la Chine antique. Cet isolement ayant pris fin brutalement grâce à l’Angleterre, la dissolution dut suivre aussi sûrement que celle d’une momie soigneusement préservée dans un cercueil hermétiquement scellé quand elle est mise à l’air libre.".3 Marx ajoutait: “nous n’entendons rien au sujet du commerce illicite d’opium, qui alimente chaque année le trésor britannique aux dépens de la vie humaine et de la morale".4
Comme partout, l’imposition du capitalisme s’accompagne de violence. "Chacun des plus de quarante ports affermés chinois (treaty-ports) a été acheté par des flots de sang, des massacres et des ruines".5 Les capitalistes étrangers (sous le mot d’ordre du libre-échange et accompagnés par l’opium et la guerre) abolissent les restrictions de la Chine gouvernée par les Mandchous pour permettre le développement capitaliste. À la différence du Japon, qui lui aussi a été ouvert violemment au capitalisme par les pays capitalistes étrangers, mais qui n’a jamais été occupé ou entraîné dans une série de guerres, la Chine va être divisée entre sphères d’influence.
Pendant la période 1860/70, tous les morceaux épars de l’empire chinois sont saisis par des puissances étrangères. Vers la fin du 19ème siècle, la Chine a perdu toute l’Indochine au profit de la France, la Birmanie à celui de la Grande-Bretagne, la Corée à celui du Japon, tous les territoires au nord du fleuve Amour vont à la Russie, le Tibet à la Grande-Bretagne, la Mandchourie est disputée par la Russie au Japon. Pour la Chine elle-même, ce n’est pas mieux que si elle avait été annexée.
A la fin du 19ème siècle, la Grande-Bretagne contrôle fortement toute la vallée du Yangtsé (le Fleuve Bleu), le centre de la vie économique de la Chine, la France s’approprie le Hunan, l’Allemagne s’empare de Shantung et de Tsingtao. Les États-Unis ne demandent aucune concession mais ils soutiennent "la “politique de la porte ouverte”" vis-à-vis de la Chine.
Il se développe au sein de la Chine une sorte "de imperium in imperio", (d’empire dans l’empire) sous la forme de colonies étrangères. De petites parties du territoire chinois prennent la forme d’autant d’avant-postes de l’impérialisme.
Alors que l’Inde est sous la seule coupe britannique (les anglais ayant battu les français en 1757), la Chine devient rapidement une sorte de colonie de l’impérialisme international, avec différents pays essayant d’en prendre des morceaux. Mais à cause de la présence de tant d’aspirants, la possibilité d’annexion de la Chine par n’importe quelle puissance à elle seul est alors hors de question et la colonisation de la Chine prend la forme de différentes "sphères d’influence". La résistance à l’annexion, en Chine et hors de la Chine, ne peut plus venir de la Chine elle-même, son annexion formelle est bloquée par la rivalité entre les puissances impérialistes.
Ainsi, jusqu’au début des années 1890, la division du territoire chinois en zones d’influence a pu se passer sans grand problème entre les rivaux européens. Cependant, lorsque le niveau des rivalités impérialistes, spécialement entre les pays européens, a atteint de nouvelles proportions et que ceux-ci ont tourné leur attention de l’Afrique en faveur de l’Europe et de l’Asie, le niveau de rivalités en Extrême-Orient prend une forme qualitativement nouvelle. Alors que les pays capitalistes étrangers ont imposé le capitalisme en Chine, le développement de celui-ci est en même temps entravé parce que ces mêmes puissances sont surtout intéressées à piller et à vendre leurs marchandises aux dépens des concurrents chinois. Elles freinent le développement d’une industrie chinoise autonome, barrant la route à toute réelle industrialisation. Ainsi, alors qu’aucune fraction de la classe dominante chinoise n’est capable d'impulser un développement capitaliste, les compagnies étrangères, à la fin du 19ème siècle, contrôlent presque la totalité de l’économie chinoise.
1Le succès de la politique russe en Extrême Orient. 1858, Marx-Engels Werke 12, p. 622 (la traduction est de nous).
2L’analyse des sociétés précapitalistes a été entreprise dans plusieurs textes par Marx et Engels. Comme leurs investigations évoluaient, leurs concepts ont aussi graduellement changé. Pour une analyse plus détaillé voir :Perry Anderson dans ‘Lineages of the Absolutist State’", Londres, 1974. Voir aussi Revue Internationale n°135, "Quelle méthode scientifique pour comprendre l’ordre social existant, les conditions et les moyens de son dépassement ? (II)" pour une discussion sur cette question.
3Marx, “Revolution in China and Europe”, 14/6/1853, New York Daily Tribune (la traduction est de nous)
4 “English cruelties in China”, écrit le 22/03/1857, publié le10/04/1857.
5Rosa Luxembourg, L’accumulation du capital, “ Les conditions historiques de l’accumulation ”
Sur fond des résultats démoralisants de la guerre de l’opium, d’un ordre social en faillite, de révoltes paysannes contre la famine et le fardeau intolérable des impôts, d’une faillite irréversible de la machine d’État et de la pénétration de compagnies capitalistes étrangères, les paysans aussi bien que d’importantes factions des classes possédantes, qui n’avaient aucune allégeance vis-à-vis de la dynastie mandchoue au pouvoir, se lancent dans une révolte en 1850 – connue aujourd’hui sous le nom de révolte des Taiping.
Poussés par une haine profonde de l’exploitation par la dynastie mandchoue, les paysans se jettent dans la révolte. Leur mouvement fusionne avec les aspirations d’une jeune classe commerçante, prête à promouvoir le commerce et l’industrie, qui elle aussi veut se débarrasser des entraves de la dynastie mandchoue. Le principal dirigeant du mouvement est Hong Xiuquan : issu de la classe paysanne, celui-ci avait échoué à plusieurs reprises aux examens pour entrer dans la fonction publique lorsqu’il reçoit une “ vision ” qui le proclame frère du Christ destiné à renverser le mal, qu’il identifie avec la dynastie Mandchou.
Souvent à l’instigation de sociétés secrètes, les révoltes commencent dans le sud du pays pour se répandre plus au nord. Le mouvement reçoit rapidement le soutien de centaines de milliers de paysans et d’opposants à la dynastie mandchoue. Un État séparé est même créé en 1851 – Taiping Tienkuo ("l’empire céleste de la paix") dont Hong Xiuquan est proclamé "empereur céleste". Ce mouvement établit une monarchie avec une coloration fortement théocratique, dirigée contre le pouvoir et les privilèges de l’aristocratie terrienne. Exprimant les aspirations de la paysannerie à lutter contre son exploitation, l’abolition de la propriété privée est déclarée, seuls les entreprises financières et les silos à grains collectifs sont autorisés, la propriété commune de la terre est proclamée, la terre cultivable est collectivisée et n’est plus considérée comme propriété privée, les impôts sont diminués, l’égalité de hommes et des femmes proclamée, le bandage des pieds interdit, le choix du mari ou de la femme devient libre, la consommation d’opium, de tabac et d'alcool interdite. Les artisans produisent des articles qui sont distribués sous le contrôle de l’État.
En 1852/53, le régime Taiping fait avancer rapidement ses troupes au Hunan et conquiert Nankin, proclamant cette ville capitale de leur État, qu’ils gardent de 1853 à 1864. Les rebelles Taiping lèvent une armée de plus de 50 000 soldats qui contrôle de vastes régions du sud et du sud-est de la Chine. Cependant, en 1864, l’édifice Taiping s’effondre. Plus de 20 millions de personnes sont tuées dans une série de guerres sanglantes,. Les troupes anglaises et françaises jouent un rôle décisif dans l’écrasement du mouvement par la dynastie mandchoue. Le communiste indien, M. N. Roy mentionne à juste titre certaines des raisons de la défaite quand il écrit : "la faiblesse du mode de production capitaliste, l’immaturité aboutissant à une absence pratique du prolétariat, qui provenait aussi du développement inadéquat du mode de production capitaliste et enfin l’intervention étrangère – tout cela a contribué à la défaite du premier grand mouvement qui tendait objectivement à la création d’une Chine moderne. ” 1. Roy voyait cependant un trop grand potentiel révolutionnaire dans ce mouvement. Dans un article précédent de la Revue internationale 2, nous avons traité des limites du mouvement Taiping, sur lesquelles nous ne revenons pas ici en détail.
Marx fit l’analyse suivante du mouvement et de ses limites : "Ce qui est original dans cette révolution chinoise, c’est son sujet. Ils ne savaient pas quelle était leur tâche, sinon changer de dynastie. Ils n’avaient pas de mots d’ordre. Ils sont une abomination encore plus grande pour les masses populaires que pour les anciens dirigeants. Leur destin semble n’avoir été rien de plus que de s’opposer à la stagnation conservatrice avec un règne de destruction grotesque et répugnant dans sa forme, une destruction sans base nouvelle ou en rien constructive. (…) La révolte Taiping est le produit d’une vie sociale fossilisée".3. Incapable de se débarrasser du poids de l’ordre social pourrissant, incapable de transformer la pénétration du capitalisme imposé par les pays étrangers en un puissant pour un développement capitaliste plus large, la classe dominante en Chine ne pouvait pas faire une révolution bourgeoise qui aurait pavé la route d’un développement sans entrave du capitalisme. La Chine a été transformée en handicapée au 19ème siècle – laissant le pays avec des chaînes qu’il allait traîner jusqu’au 20ème siècle.
1Roy, Revolution and counter-revolution in China, New Delhi, 1946.
2Revue Internationale, n° 81 et 84, "Chine 1928-1949 : maillon de la guerre impérialiste"
3Marx, 7/7/1862, dans Die Presse, "On China" (la traduction est de nous).
L’écrasement de la révolte Taiping a conduit à une aggravation drastique de la situation des paysans. Un ensemble de problèmes économiques contribuèrent à l’explosion de ce qui est connu comme la révolte des Boxers : l'accroissement du poids des impôts, la détérioration des conditions de vie de millions de paysans et artisans (contraints de rejoindre les villes n'ayant pourtant qu’un très faible développement industriel) , comme conséquence de l’importance croissante de l'importation de marchandise étrangères.
En mai 1900, des masses de pilleurs, de paysans dépossédés et frustrés, conduites par une organisation secrète des Boxers, bloquent les chemins de fer, mettent à sac les usines et les missions diplomatiques occidentales. Dans une atmosphère de pogrom contre les étrangers et en l’absence de revendications politiques et sociales, la dynastie mandchoue prend le parti des émeutiers, parce que leur mouvement n’est pas dirigé contre une quelconque expression de la domination capitaliste mais seulement contre les chrétiens et les étrangers, n’offrant aucune perspective que ce soit aux classes exploitées.
Quand toutes les missions étrangères sont menacées par les pilleurs, les impérialistes étrangers unissent leurs forces pour réprimer le mouvement. En même temps, cette intervention commune pose la question d’un ordre hiérarchique parmi les impérialistes, parce qu’il est clair que la puissance qui prendrait la tête de la répression du soulèvement pourrait devenir la force dominante à Beijing. La bousculade pour être à la tête de la répression du mouvement révèle un nouveau niveau qualitatif des rivalités inter-impérialistes.
Comme Rosa Luxembourg dans Réforme ou Révolution l’avait déjà dit en 1889: "Si actuellement, la Chine devient le lieu de conflits menaçants, pour le capitalisme européen, la lutte n’est pas seulement pour la conquête de la Chine mais fait complètement partie des antagonismes entre pays européens qu’ils ont "transférés" en Chine et qui explosent maintenant sur le sol chinois".1
La Grande-Bretagne veut que le Japon prenne la tête parce qu’elle espère que le Japon fera contrepoids à la Russie. La Russie s’oppose fortement à l’intervention japonaise. À la fin, la Russie a accepté la proposition allemande d’une intervention conduite par les allemands, puisque ni la Grande-Bretagne ni le Japon n’auraient été d’accord pour une direction russe.
Mais avant que les troupes allemandes n’atteignent Beijing, les troupes russes ont déjà commencé (et presque complètement achevé) le massacre. La Russie a donc utilisé la révolte des Boxers comme un levier pour accroître son influence en Chine. En octobre 1900, la Russie occupe toute la Mandchourie, de façon à contrer l’influence croissante des puissances européennes occidentales en Chine. Mais la Russie est incapable de bloquer la pénétration des puissances européennes et du Japon. Face au danger de voir la Chine découpée en morceaux par les puissances européennes, en particulier face aux efforts de la Russie pour se saisir de grandes parties de la zone nord de la Chine, l’Allemagne et la Grande-Bretagne négocient en août 1900 dans le but de maintenir l’intégrité territoriale de ce pays et le principe de la "porte ouverte" sur celui-ci. La Grande-Bretagne espère utiliser les allemands contre la Russie en Mandchourie, l’Allemagne en retour vise à pousser la Grande-Bretagne et le Japon dans les hostilités contre la Russie. La présence de la Russie s’accroissant, le Japon et la Grande-Bretagne signent une alliance en juin 1902, avec l’objectif de limiter la menace russe. Alors que tous les États européens s’accordent sur la proposition des États-Unis d’une "porte ouverte" sur la Chine, la Russie, qui a beaucoup à perdre dans cette proposition, vote contre. Aussitôt après, les États-Unis rejoignent l’alliance anglo-nipponne contre la Russie. Une des caractéristiques permanentes de la situation depuis le début du 20ème siècle est donc l’opposition des États-Unis au renforcement de la Russie ou du Japon. Ils se sont toujours posés en «défenseur" de pays faibles (la Chine dans ce cas) pour empêcher la Russie ou le Japon de devenir trop puissant.
En ce qui concerne la Chine, à la suite de l’écrasement de la révolte des Boxers, les capitalistes étrangers contraignent l’État chinois à payer 450 millions de taels de "compensation" aux pays étrangers, alors qu'ils l’avaient déjà forcé au paiement d’une somme de 200 millions de taels au Japon après la défaite chinoise dans la guerre contre le Japon en 1894.
En 1911, l’empereur de Chine est déposé et la première république chinoise proclamée. Formellement, la bourgeoisie s’empare du gouvernement pour régner sur le pays. Mais bien qu’une république bourgeoise soit proclamée, cela ne signifie pas que le pays ait accompli une révolution bourgeoise, menant à la formation d’une nation capable d’être concurrentielle sur le marché mondial. En réalité, un puissant développement industriel ne démarre pas. En lieu et place de la constitution d’une nation "unie", des tendances centrifuges prennent le dessus, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet article.
Quoique formellement au pouvoir, la bourgeoisie n’est plus une classe révolutionnaire. Incapable d’engager le pays dans une grande industrialisation, la classe dominante ne peut que pousser l’ensemble de la nation dans la guerre et la destruction.
1Rosa Luxembourg, Réforme ou Révolution, chapitre sur les politiques douanières et le militarisme. Ce passage n’apparaît dans aucune des traductions en anglais ou en français que nous avons pu consulter, ni même dans la version allemande publiée sur marxists.org. Il n’est reproduit que dans la version définitive de ses œuvres complète : Gesammelte Werke, premier tome, p. 397.
A l’époque où le capitalisme européen et américain commence à pénétrer au Japon et en Chine, ces pays capitalistes tentent aussi d’entrer en Corée.
Le développement de la Corée est sous beaucoup d’aspects parallèle à celui de la Chine et du Japon. En Corée, comme au Japon, tout contact avec les occidentaux est source de danger. Seules les relations avec la Chine sont permises au milieu du 19ème siècle. Jusqu’au milieu des années 1850, les seuls étrangers présents en Corée sont les missionnaires. Quand les nations capitalistes ont commencé à se montrer dans la région, toute exaction coréenne contre des citoyens étrangers a été prise comme prétexte pour imposer leur présence par la force. C’est ainsi qu’en 1866, des missionnaires français ayant été tués en Corée, la France y envoie quelques bateaux militaires mais les troupes françaises sont battues. En 1871, les États-Unis envoient plusieurs navires remonter le fleuve Taedong jusqu’à Pyongyang, mais ceux-ci sont aussi défaits.
Cependant, à cette époque, les pays européens ou les États-Unis ne sont pas encore déterminés à occuper la Corée.
Les États-Unis sont encore sous le choc de la Guerre civile (1861-1865) et l’expansion du capitalisme vers l’ouest est encore en pleine action ; l’Angleterre est occupée à juguler les révoltes en Inde et concentre ses forces (avec la France) sur la pénétration en Chine. La Russie est encore en train de coloniser la Sibérie. Ainsi, tandis que les pays européens concentrent leurs forces sur la Chine et d’autres régions du monde, le Japon saisit l’occasion et commence rapidement à œuvrer pour que la Corée s’ouvre à ses produits.
Le Japon, par une démonstration de force, s’arrange pour obtenir un traité ouvrant trois ports coréens aux commerçants japonais. De plus, le Japon, de façon à contrecarrer l’influence chinoise "reconnaît" la Corée comme un pays indépendant. L’empire chinois déclinant ne peut rien faire d’autre que d’encourager la Corée à chercher la protection d’un troisième État pour résister à la pression japonaise. Les États-Unis sont parmi les premiers pays à reconnaître la Corée comme État indépendant en 1882. En 1887, les forces coréennes, pour la première fois se tournent vers les États-Unis pour demander "leur soutien contre des forces étrangères", i.e. le Japon, la Russie et la Grande-Bretagne.
Les exportations du Japon s’accroissant, le Corée devient de plus en plus dépendante du commerce avec ce pays. 90 % des exportations de la Corée vont vers le Japon au milieu des années 1890, plus de 50 % de ses importations proviennent du Japon.
L’afflux de produits étrangers inondant ce pays à dominante paysanne contribue largement à ruiner beaucoup de paysans. La paupérisation des campagnes est un des facteurs qui provoque un fort ressentiment anti-étranger.
Une révolte populaire, similaire au mouvement Taiping en Chine dans les années 1850-1860, le Tonghak ("Doctrine Orientale") se développe en Corée dans les années 1890 (même si elle a eu des précurseurs déjà dans les années 1860), marquée par le fort poids de la révolte paysanne contre la pénétration de produits étrangers. La classe ouvrière n’est pas encore présente, vu le nombre très limité d’usines dans le pays.
Les forces antiféodales et les paysans dominent le mouvement qui met en avant un mélange de revendications nationalistes, religieuses et sociales.
Des dizaines de milliers de paysans combattent avec des armes primitives contre les dirigeants locaux. La classe dominante féodale vacillante, se sentant menacée par le mouvement Tonghak et incapable de l’écraser seule, fait appel aux forces japonaises et chinoises pour l’aider à réprimer le mouvement.
La mobilisation pour la répression du mouvement Tonghak par les forces chinoises et japonaises leur sert de tremplin pour la lutte pour le contrôle de la Péninsule coréenne. La Chine et le Japon s’affrontent pour la première fois dans l’histoire moderne – non pas sur le contrôle de leur propre territoire mais sur celui de la Corée.
En juillet 1894, le Japon déclare à la Chine une guerre qui durera six mois. La plupart des combats ont lieu en Corée, bien que le principal objectif stratégique du Japon n’ait pas été le seul contrôle de la Corée mais ait inclus aussi celui de la péninsule chinoise Liaodong d’importance stratégique dans la mer de Chine.
Les troupes japonaises poussent l’armée chinoise de Corée, occupent Port-Arthur (une ville portuaire de la péninsule de Liaodong dans la mer de Chine), puis la péninsule de Liaodong, la Mandchourie – et commencent à se diriger vers Beijing. Face à la nette supériorité japonaise, le gouvernement chinois demande aux États-Unis de négocier une trêve.
Le résultat de la guerre est que la Chine doit concéder au Japon la péninsule de Liaodong, Port-Arthur, Dairen, Taiwan, et les îles Pescadores, accepter un paiement compensatoire de 200 millions de taels (360 millions de yens) et ouvrir les ports chinois au Japon. Le paiement "compensatoire" chinois devra alimenter le budget militaire japonais, parce que la guerre a coûté très cher au Japon, environ 200 millions de yens, soit trois fois le budget annuel du gouvernement. Ce paiement "compensatoire" va par ailleurs assécher encore plus les ressources de la Chine.
Mais déjà alors, à la suite de la première victoire éclatante des japonais, les requins impérialistes européens s’opposent à ce que la victoire japonaise ne soit trop écrasante. Ils ne veulent pas que soient concédés au Japon trop d’avantages stratégiques. Dans une "triple intervention", la Russie, la France et l'Allemagne s’opposent à l’occupation de Port-Arthur et de Liaodong. En 1885, le Japon renonce à Liaodong. Toujours sans allié à cette époque, le Japon doit se retirer (le traité anglo-nippon ne sera signé qu’en 1901). Au début, la France et la Grande-Bretagne souhaitent accorder des prêts à la Chine mais la Russie ne veut pas que la Chine devienne trop dépendante de ses rivaux européens et fait ele-même une offre de prêt Jusqu’en 1894, la Grande-Bretagne avait été la force étrangère dominante dans la région, en particulier en Chine et en Corée, mais jusque-là, la Grande-Bretagne avait considéré que la Russie constituait le plus grand danger dans la région.
Alors que la victoire militaire nippone sur la Chine a fait que les autres puissances impérialistes voyait dans le Japon un rival important en Orient, il est frappant que le principal champ de bataille de la première guerre entre la Chine et le Japon s’est trouvé en Corée.
Les raisons sont évidentes : entourée par la Russie, la Chine, et le Japon, la situation géographique de la Corée en fait un tremplin pour toute expansion d’un de ces pays vers un autre. La Corée se trouve prise inextricablement en tenailles entre l’empire insulaire du Japon et les deux empires continentaux de la Russie et de la Chine. Qui contrôle la Chine contrôle en puissance trois mers : celle du Japon, celle de la Chine orientale, et la Mer jaune. Sous le contrôle d’un pays, la Corée pouvait servir de couteau dans le dos des autres. Depuis les années 1890, la Corée est la cible des ambitions impérialistes des principales puissances de la région, bien qu’au départ seuls la Russie, la Chine et le Japon y prirent une part active, avec le soutien ou l’opposition des puissances européennes et des Etats-Unis qui agissaient dans l’ombre. Même si la partie nord du pays contient des réserves de matières premières importantes, c’est surtout sa situation stratégique qui en fait une telle plaque tournante de l’impérialisme dans la région.Depuis le 19ème siècle, pour le Japon qui apparaît comme la puissance impérialiste dominante en Extrême-Orient, la Corée est devenue le pont vital vers la Chine.
La guerre entre Chine et Japon pour la Corée va porter un grand coup à la classe dominante chinoise, et constituer en même temps un stimulus important des appétits impérialistes de la Russie.
Cependant, il est impossible de limiter le cadre de ce conflit à ces seuls deux rivaux parce qu’en réalité, il est l’illustration de l’accroissement général des tensions impérialistes.
Les principaux gains du Japon sur le territoire chinois – par exemple la péninsule Liaodong – sont immédiatement remis en cause par un groupe de puissances impérialistes. En 1899, la Grande-Bretagne renforce sa position en Chine (Hong Kong, Wehaiwei, les îles qui gardent les voies maritimes vers Beijing), garde le monopole sur la vallée du Yangtsé ; la Russie s’empare de Port-Arthur (voir plus loin) et Tailenwan (Dairen, Dalny), s’enracine en Mandchourie et en Mongolie ; l’Allemagne prend la Baie de Kaochow et Shantung, la France acquiert des privilèges spéciaux dans la Province du Hunan. "La guerre chinoise est le premier événement dans l’ère du monde politique dans lequel tous les Etats civilisés sont impliqués et à cette avancée de la réaction internationale, de la Sainte Alliance, aurait du répondre une protestation des partis ouvriers unis d’Europe". 1
La guerre sino-japonaise de 1884 pousse en fait tous les principaux rivaux impérialistes en Europe et en Extrême-Orient à entrer en conflit les uns avec les autres – un processus qui s’accélère dès qu’un autre requin impérialiste apparaît en Extrême-Orient.
1Rosa Luxembourg, dans une allocution à une conférence du parti à Mainz en septembre 1900, dans Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke, vol 1/1, p 801 (traduit par nous).
Les menées expansionnistes de la Russie la conduisent en Asie Centrale et en Extrême Orient. À l’ouest, ses rivalités avec l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne s’aiguisent autour de la Mer Noire, elle s’affronte à l’empire ottoman (dans la guerre de Crimée en 1854-56, elle avait déjà affronté la Grande-Bretagne et la France), en Asie centrale, elle se dispute avec la Grande-Bretagne (L’Angleterre avait mené deux guerres en Afghanistan : en 1839-42 et en 1878-80, pour repousser l’influence russe hors de ce pays). En Extrême-Orient, elle entre surtout en conflit avec le Japon et la Grande-Bretagne en particulier – qui est la force impérialiste européenne dominante en Extrême-Orient.
Mais l’expansion de la Russie dans le dernier quart du 19ème siècle ne fait que cristalliser une tendance générale des nations capitalistes à conquérir de nouveaux territoires et de nouveaux marchés sur la terre entière.
En 1844, la France occupe l’Annam (Vietnam) et impose un blocus à l’isle de Taiwan ; la Grande-Bretagne annexe la Birmanie en 1885 ; la conférence de Berlin enregistre le dépeçage de l’Afrique en 1885.
En ce qui concerne l’Extrême-Orient, un nouveau niveau qualitatif est atteint dans cette zone de conflits avec l’apparition de la Russie. Avec la Russie en tant que pays européen défiant directement la domination croissante du Japon, on voit que chaque mouvement de celle-ci provoque toute une chaîne de réalignements chez les rivaux européens, en fonction de leurs rivalités ou d’une alliance possible avec elle.1
A la suite de l’ouverture du canal de Suez en 1869, et avec l’importance grandissante de l’ Extrême-Orient pour les rivaux impérialistes européens, la Russie met en œuvre la construction de la voie du Transsibérien en 1891. Incapable de financer ce projet gigantesque toute seule, elle emprunte du capital français. Le Japon, qui vise à s’étendre en Chine et en Corée, craint que toute avancée de la Russie à l’est mette en danger sa position.
La Russie met ses griffes sur l’ Extrême-Orient. Bénéficiant de l’affaiblissement de la Chine dans ses guerres avec le Japon en 1884, la Russie signe un traité secret avec la Chine en 1896, prétendant agir comme force protectrice contre le Japon. En 1898, la Russie s’empare de Port-Arthur.
Pour contrecarrer l’avancée de la Russie et ses manœuvres en Extrême-Orient et en Asie centrale, la Grande-Bretagne propose à la Russie de se répartir la Chine et l’empire ottoman – la Russie refuse.
Comme la rivalité entre Grande-Bretagne et Russie ne peut trouver de solution, la Russie doit essayer "d’apaiser" le Japon tant qu’elle peut. À la suite de l’échec de l’arrangement entre Russie et Grande-Bretagne, la Russie essaie de négocier avec le Japon différentes zones d’influence.
En 1902, les négociations entre le Japon et la Russie sur leurs zones respectives d’influence commencent. Au fond, la Russie propose de laisser les mains libres au Japon en Corée, pourvu qu’il n’utilise pas la péninsule comme base pour des opérations militaires. La Russie propose même que le territoire au nord du 38ème parallèle en Corée soit déclaré zone neutre, dans laquelle aucun pays ne serait autorisé à stationner des troupes, tandis qu’elle réclame le contrôle de la Mandchourie et d’autres zones frontière de la Chine (presqu’un demi-siècle plus tard, le pays sera divisé par ce même 38ème parallèle dans la guerre de Corée de 1953). Le Japon propose à la Russie de prendre le contrôle de la Corée et de lui permettre de prendre en charge la protection des voies de chemin de fer (seulement !) en Mandchourie, mais sans que ne lui soit donné un contrôle territorial.
Les négociations montrent qu’il est devenu impossible pour la Russie et le Japon d’essayer de se répartir leurs zones d’intérêt sans guerre.
Le Japon cherche des alliés. Le 30 janvier 1902, le Japon et la Grande-Bretagne signent un traité. Ils reconnaissent le droit du Japon et de la Grande-Bretagne d’intervenir dans les affaires chinoises et coréennes, se promettent d’être neutres si une des parties est en guerre dans sa zone d’intérêt et de se soutenir en cas de guerre contre d’autres pays. Ce traité entre la Grande-Bretagne et le Japon conduit le Japon à croire qu’il peut déclarer la guerre à la Russie avec l’espoir qu’aucun autre pays ne soutiendra la Russie puisqu’en arrière-plan, il y a la menace de la Grande-Bretagne. Le gouvernement allemand assure le gouvernement japonais qu’en cas de guerre entre Russie et Japon, l’Allemagne restera neutre. L’Allemagne espère que si la Russie commence une guerre en orient, cela laissera à l’Allemagne plus de place pour manœuvrer contre la France – une alliée de la Russie – et la Grande-Bretagne.
En traitant amplement et dans les détails ces stratégies compliquées, nous avons voulu montrer le développement de rivalités militaires extrêmement complexes et fortement imbriquées, si bien qu’il devient clair que, si un des principaux antagonistes intentait quelque chose, toute une réaction en chaîne se déclencherait chez les rivaux. Tous les pays ne faisaient pas que se positionner mais étaient aussi impliqués dans l’éclatement d’une guerre larvée.
1Pendant la première phase d’expansion de la Russie vers l’orient, i.e. pendant la première moitié du 19ème siècle et même jusque dans les années 1870, la division de nouveaux territoires pouvaient se faire au moyen de la vente et de l'achat de nouveaux territoires. Par exemple, la Russie vendit l’Alaska aux États-Unis pour 7,2 millions de dollars US en 1867. En 1881 la Russie vend à la Chine ce qui deviendra sa province la plus occidentale, la Xinjiang, qu’elle avait saisie auparavant.
À la suite du refus de la Russie d’accepter les revendications du Japon sur la Corée, le 8 février 1904, le Japon attaque la flotte russe à Port-Arthur et Tchemulpo.
La guerre russo-japonaise présente certaines des caractéristiques des guerres de la période de décadence.1 La première guerre du 20ème siècle entre deux grandes puissances conduit à une mobilisation inouïe des deux pays – impliquant de nouveaux niveaux de ressources humaines, économiques et militaires :
la guerre assèche les finances du pays vainqueur, engendrant un tombereau de dettes pour le Japon. Les dépenses du gouvernement font plus que doubler pendant la guerre, son budget présente un déficit gigantesque ;
Dans le pays vaincu, la Russie, la guerre met le feu au soulèvement prolétarien de 1905, montrant que seul le prolétariat peut constituer un verrou à la guerre. Rosa Luxembourg concluait au congrès de Stuttgart de la IIème Internationale en 1907, "Mais la révolution russe (de 1905) ne surgissait pas seulement de la guerre, elle a aussi servi à interrompre la guerre. Autrement le tsarisme aurait sûrement continué la guerre." " ;2
Même si le Japon est capable d’arracher des gains substantiels de territoire à la Russie, la nouvelle situation atteinte au tournant du siècle montre qu’aucun pays ne peut s’enrichir lui-même aux dépens d’un perdant sans interférer avec les intérêts impérialistes des autres rivaux.
10 ans avant la Première Guerre mondiale, le Japon triomphe sur la Russie, confirmant sa position dominante en Extrême-Orient et produisant une forte riposte de ses rivaux impérialistes.
La première grande guerre au 20ème siècle – se déroulant en Extrême-Orient entre la Russie et le Japon – confirme ce que Rosa Luxembourg avait prédit au tournant du 19ème siècle. En 1898, elle écrivait dans le Leipziger Volkszeitung : « Avec la division et l’intégration de l’Asie, le capitalisme européen n’a plus désormais de nouvelles aires à conquérir à sa disposition, et après cela, le monde sera divisé et chaque partie du monde sera réclamée par un État ou un autre. Tôt ou tard, la nouvelle ‘Question orientale’ rentrera dans la même phase que celle dans laquelle l’ancienne s’est fossilisée : pas à pas, les opposants à l’Europe commenceront à se rapprocher les uns des autres si bien qu’à la fin ils s’arrêteront après avoir atteint le point où ils se retrouveront face à face. Les forces politiques et économiques qui ont été libérées, la grande industrie hautement développée, le militarisme gigantesque commenceront à être un terrible fardeau pour toute la société parce qu’ils ne trouveront plus de débouché".3 Seulement neuf ans après, la Première Guerre mondiale a confirmé le nouveau niveau des rapports impérialistes.
Les conséquences de la guerre russo-japonaise vont bien au-delà des deux pays belligérants.
Les États-Unis, qui juste un demi-siècle plus tôt (le milieu des années 1850) avaient été le fer de lance de l’ouverture du Japon au capitalisme, commencent à se confronter au Japon qui leur dispute la position dominante dans le Pacifique et l’Extrême-Orient.
Alors qu’après la guerre de 1894-1895 entre la Chine et le Japon, """" l'intervention conjointe de la France, l’Allemagne et la Russie avait empêché les conquêtes "excessives" du Japon, cette fois, ce sont les États-Unis et la Grande-Bretagne qui s’opposent à une victoire trop éclatante et à un trop grand renforcement des positions japonaises.
Alors que les États-Unis et la Grande-Bretagne soutenaient le Japon au début de la guerre, ils retirent lui leur soutien financier vers la fin de la guerre pour faire pression sur lui, les États-Unis considèrant de plus en plus ce pays comme leur principal rival en Extrême-Orient. Quand les États-Unis soutiennent le "traité de paix" russo-japonais, qui admet l’hégémonie japonaise en Corée, le Japon doit concéder aux États-Unis leur droit d’intervention aux Philippines. En même temps, les États-Unis considèrent que le contrôle japonais sur la Corée est un moyen d’empêcher une nouvelle expansion russe vers l’orient. Les États-Unis sont encore "à la traîne" des pays européens dans leurs conquêtes impérialistes du 19ème siècle, parce qu’ils sont toujours occupés à favoriser l’expansion du capitalisme dans leur propre pays, dans sa partie occidentale, et sont arrivés "tard" dans la répartition du gâteau en Extrême-Orient. Le premier "gain" des États-Unis est les Philippines qu’ils arrachent à l’Espagne en 1898 dans la première guerre menée pendant cette période pour le repartage des conquêtes existantes (c’est la première guerre que les États-Unis mènent hors de leur propre territoire). Pendant cette période, les États-Unis annexent Hawaï et prennent le contrôle de l’atoll de Wake et de l’île de Guam dans le Pacifique.
Alors que les pays européens et le Japon apparaissent comme les "agresseurs" de la Chine, les États-Unis peuvent prétendre agir en tant que ses "défenseurs".
1 La guerre a duré 18 mois. Les principales zones de batailles furent Port Arthur, la voie de chemin de fer et la route menant à Mukden et Liaoyang. Au siège de Port Arthur, plus de 60 000 soldats japonais moururent. la plus grande bataille fut celle pour Mukden, du 23 février au 16 mars 1905 – plus de 750 000 soldats étaient engagés dans la bataille. Plus de 40 000 soldats japonais moururent. C’était à la fois une bataille navale et une guerre entre armées territoriales. La Russie envoya une grande partie de sa flotte (40 navires) de la Mer baltique en octobre 1904 qui longea la côte africaine pour arriver dans les eaux chinoises, mais les navires russes n’arrivèrent qu’en mai 1905 dans les eaux Extrême-Orientales. Dans une grande bataille navale, la marine japonaise bien préparée infligea à la Russie une défaite écrasante dans laquelle la plupart des bateaux russes furent coulés par les forces japonaises. La Russie dut concéder le sud de Sakhaline, la Mandchourie du sud et la Corée au Japon. Le Japon reçut Port-Arthur et Dairen. En conséquence, le Japon pouvait déclarer 5 ans plus tard, que la Corée était sa colonie.
2Discours prononcé dans la commission sur le Militarisme et les Conflits internationaux Gesammelte Werke, volume 2, page 236 (traduit par nous).
3Rosa Luxembourg, Gesammelte Werke, vol. 1, p.364, 13.3.1899 (traduit par nous). La ‘Question orientale’ était une expression qui désignait les rivalités inter-impérialistes autour de l’Empire ottoman en déliquescence
En réexaminant le développement du Japon, de la Chine et de la Corée au 19ème siècle, nous pouvons voir que tous ces pays ont été ouverts au capitalisme par la force. Le capitalisme n’est pas venu de l’intérieur, mais il a été "importé" de l’extérieur. À la différence de beaucoup de pays européens, dans lesquels une classe révolutionnaire bourgeoise avait été capable de briser les chaînes du féodalisme, il n’y pas eu de telles révolutions bourgeoises réalisées par la bourgeoisie locale.
Bien que ces trois pays aient été ouverts par des capitalistes étrangers pendant la même période du 19ème siècle, ils ont suivi des chemins différents.
Le Japon est le seul pays à devenir rapidement une puissance capitaliste indépendante. Aussitôt après avoir été ouvert par le capitalisme étranger, le Japon commence à son tour à agir comme une force capitaliste en quête de nouveaux marchés et de zones de contrôle dans les régions voisines. En quelques décennies, le Japon devient la grande puissance régionale. À la différence de la Chine et de la Corée, le Japon entreprend d’accumuler rapidement du capital. Tout en n’étant pas handicapé dans son développement capitaliste comme ses voisins le sont par les pays étrangers, le rôle dominant du militarisme et de l’État est une caractéristique typique du développement de ce pays. Même si le Japon, très semblable à l’Allemagne en ce sens, est arrivé "tard" sur le marché mondial, à la différence de cette dernière qui a eu à se mesurer aux puissances impérialistes déjà "établies", il n’est pas pour autant un "démuni". C’est le premier pays dans la région à établir sa zone d’influence dans la "ruée vers les colonies" (en établissant son contrôle sur la Corée, des parties de la Mandchourie et le Taiwan). Le Japon a été impliqué et triomphant dans toutes les grandes guerres au moyen Orient – avec la Chine en 1894, avec la Russie en 1905 – et il a aussi été le grand gagnant régional de la Première Guerre mondiale bien que n’étant pas directement impliqué. Le Japon a donc pu grimper au "sommet" de l’échelle de l’impérialisme régional avant la Première Guerre mondiale, occupant cette position aux dépens des autres rivaux.
La Chine était gouvernée par une dynastie déclinante jusqu’à l’arrivée du capitalisme, qui là aussi a été "implanté" de l’extérieur. Alors que la classe dominante chinoise était incapable de déclencher un puissant développement capitaliste, les capitalistes étrangers – tout en ouvrant le pays au capitalisme – ont imposé de sérieuses limites au développement du capital national. Ainsi, au 19ème siècle déjà, le pays, qui présentait toutes les caractéristiques d’un développement "handicapé", a été mis en pièces par les puissances impérialistes étrangères. Comme nous le verrons plus tard, la Chine devait garder ces caractéristiques tout au long du 20ème siècle. Alors que le Japon était une force impérialiste dominante en expansion, la Chine était devenue la zone la plus disputée par les puissances impérialistes européennes et japonais.
La Corée, pour sa part, ouverte aussi par les capitalistes étrangers, est devenue la cible principale de l’impérialisme japonais. Étant un couloir d’invasion pour les appétits de tous ses voisins, elle fut condamnée à souffrir du fait de cette constellation géostratégique spécifique. Depuis que le capitalisme s’est implanté en Extrême-Orient, la Corée est devenue un champ de bataille permanent du combat entre rivaux régionaux et internationaux. Depuis 1905, la Corée a été disputée principalement par la Chine, le Japon et la Russie ; depuis le début de la décadence capitaliste, comme nous le verrons quand nous aborderons l’histoire du 20ème siècle, la Corée est restée une cible militaire et stratégique importante pour tous les pays impérialistes en Extrême-Orient.
Le quatrième rival dans la région, la Russie, dans son expansion vers l’ Extrême-Orient, tout en défendant ses propres intérêts impérialistes dans la région, a entraîné avec elle tout un troupeau de rivaux européens.
Pendant une période initiale de 2 ou 3 décennies, l’ouverture de l’ Extrême-Orient au capitalisme se déroule sous des conditions dans lesquelles les grandes puissances européennes et les États-Unis ne s’affrontent pas encore les uns aux autres, parce qu’il y a encore assez de "place pour l’expansion". La situation change, car la course aux colonies touche à sa fin et ce qui reste ne peut qu’être partagé avec un rival ou en gagnant quelque chose aux dépens d’autres. Les guerres entre la Chine et le Japon en 1894 et entre la Russie et le Japon en 1905 ont démontré qu’il était devenu impossible que tous les pays puissent avoir "une part du gâteau", mais que le partage était achevé et qu’une nouvelle distribution ne serait possible qu’au prix d’une guerre.
Trois ans avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale, Rosa Luxembourg notait déjà : "au cours des dernières quinze années, il y a eu la guerre entre le Japon et la Chine en 1895, qui était le prélude à une période de politique mondiale en Extrême-Orient. En 1898, la guerre entre l’Espagne et les États-Unis, en 1899-1902, la guerre des Boers avec l’engagement de la Grande-Bretagne en Afrique du Sud, en 1900 l’expédition vers la Chine des grandes puissances européennes, en 1904, la guerre russo-japonaise, en 1904-1907 la guerre allemande contre les Hereros en Afrique, en 1908 l’intervention militaire russe en Perse, en ce moment (1911), l’intervention militaire française au Maroc, sans parler des escarmouches coloniales incessantes en Asie et en Afrique. Ces simples faits montrent que pendant les quinze dernières années, il n’y a eu presque aucune année sans guerre.1".
Les rivalités impérialistes ont pu être maintenues dans certaines limites jusqu’au début du 20ème siècle. Mais quand les antagonismes se sont aiguisés à l’échelle planétaire, les rivalités mondiales se sont aussi manifestées en Extrême-Orient. La guerre de 1905 entre la Russie et le Japon annonce la Première Guerre mondiale et toutes les guerres qui suivront au 20ème siècle.
Au tournant du 20ème siècle, l’ Extrême-Orient fait l’expérience du remaniement de la hiérarchie impérialiste. Après 1905, le Japon se hisse au sommet de l’ordre hiérarchique impérialiste dans la région mais il est déjà contesté par les deux géants impérialistes : les États-Unis et la Grande Bretagne. Les États-Unis commencent juste après à "contenir" le Japon – au début grâce à la politique de "des arrangements" (tel que celui sur les Philippines pour reconnaître les intérêts japonais en Corée) – plus tard, comme dans la Première Guerre mondiale, en rentrant en guerre l’un contre l’autre.
Le développement du capitalisme au 19ème siècle en Extrême-Orient illustre donc combien le changement qualitatif qui se produit au tournant du 19-20ème siècle représente une nouvelle époque dans le développement global du capitalisme.
Il n’y a plus de révolution bourgeoise à l’ordre du jour, la bourgeoisie au moyen orient est devenue aussi réactionnaire qu’ailleurs. Le système capitaliste va montrer toutes ses contradictions en Extrême-Orient, précipitant cette partie du globe très peuplée dans une série de guerres et de destruction.
1‘L’Utopie de la Paix’, Gesammelte Werke Volume 2, p.496, Leipziger Volkszeitung (traduit par nous).
La constellation impérialiste en Extrême-Orient a subi de profonds changements à la fin de la Première Guerre mondiale.
A la fin de la guerre, les principaux rivaux du Japon ne sont plus les puissances européennes mais les États-Unis.
Le Japon a été un des principaux bénéficiaires de la Première Guerre sans avoir jamais été impliqué à une grande échelle dans les combats. À la différence des autres États vainqueurs en Europe (Grande-Bretagne, France), qui ont dû payer cher leur victoire, le Japon n’est pas été ruiné par la guerre. Le Japon au contraire se débrouille pour améliorer substantiellement sa position – d’abord il accélère son industrialisation, en second lieu, il améliore sa position sur le marché aux dépens de ses rivaux européens et devient un grand fournisseur d’armes. Ses importations et ses exportations triplent pendant la Première Guerre mondiale, la production d’acier et de béton double ; de grands progrès dans les équipements chimiques et électrotechniques sont réalisés et le Japon réussit à effacer ses dettes à l’étranger pendant la guerre – dettes qu’il avait "contractées" du fait de la guerre contre la Russie en 1905. Il devient une nation créditrice. Il agrandit aussi sa marine de commerce et devient une grande nation de construction navale, multipliant par 8 sa capacité de production.
Cependant, dès que la guerre prend fin en 1918, le boom prend fin et le Japon se retrouve confronté à une grave crise économique.
Au niveau impérialiste, le Japon renforce ses positions surtout par rapport à la Chine et aux dépens de l’autre pays vaincu, l'Allemagne, mais également aux dépens de ses autres rivaux impérialistes européens, qui sont touchés de plein fouet par le carnage guerrier en Europe. Après avoir occupé la Corée en 1909, le Japon espère devenir la puissance impérialiste incontestée en Chine aussi.
Déjà dans les premières semaines après l’éclatement de la guerre en 1914, le Japon s’empare de la position allemande de Tsingtao en Chine et occupe les possessions allemandes dans le Pacifique (les îles Marshall et Caroline), ce qu’il voit comme contrepoids à la présence américaine à Hawaï, aux Philippines et sur l’île de Guam.
Comme la Russie disparaît de la scène impérialiste, le Japon essaie de revendiquer la position dominante en Chine. Dès que les pays impérialistes déclenchent une offensive contre-révolutionnaire contre le bastion prolétarien en Russie en 1918, le Japon est le premier pays à participer à l’invasion et le dernier pays à quitter le territoire sibérien en 1922. Au lieu d’envoyer 7000 soldats comme demandé par les États-Unis, le Japon en envoie 72 000, dévoilant ouvertement ses appétits impérialistes à l’égard de la Russie.
A la suite de l’émergence du Japon comme le grand bénéficiaire de la guerre, les États-Unis essaient de limiter sa puissance militaire.
Tandis que les pays européens désarment en partie après la Première Guerre mondiale, le Japon ne réduit pas significativement ses dépenses militaires. Entre 1888 et 1938, ses dépenses militaires totales correspondent alors à 40-50 % du budget national. 1
Toutefois, alors que le Japon est un "vainqueur" de la Première Guerre mondiale, il n’a pas pour autant été capable d'effectuer de grandes conquêtes territoriales au cours de celle-ci. N’étant toutefois pas un "sans rien" (puisque la Corée est sous son contrôle depuis 1909), il a une forte tentation de remettre en cause le statu quo dans la région et d’essayer de s’étendre du côté du continent asiatique.
Tandis que les tensions impérialistes en Europe régressent après la Première Guerre mondiale, en grande partie à cause de la vague de luttes révolutionnaires, elles évoluent différemment en Extrême-Orient.
Une fois de plus, le Japon va affronter la Russie dès que cette dernière réapparaît sur la scène comme puissance impérialiste (voir plus loin). Le Japon occupe la Mandchourie et proclame la fondation d’un nouvel État – le Mandchoukouo. La création de ce nouvel État, qui n’était rien d’autre qu’un vassal du plus grand requin impérialiste dans la région, signifie surtout que la Japon a sous la main un tremplin pour une expansion ultérieure vers la Chine du Sud.
1Lockwood, Economic Development of Japan, p.292.
Nous avons vu plus haut que la bourgeoisie chinoise avait été incapable de préparer la voie à la modernisation capitaliste. Bien que la république chinoise ait été proclamée en 1911 et la dynastie mandchoue chassée, aucun gouvernement bourgeois central fort n’avait pu être constitué. Cette faiblesse historique de la bourgeoisie chinoise signifie que la Chine va décliner, dans un cours sans fin à la militarisation, même si au début les puissances étrangères ne sont pas directement impliquées dans l’escalade militaire. Mais la Chine devient le berceau d’un nouveau phénomène - les seigneurs de guerre – qui va imprimer sa marque tout au long du 20ème siècle.
Confrontées à un gouvernement central de plus en plus impuissant, certaines provinces déclarent leur indépendance vis à vis de Beijing après 1915. Dans la plupart des provinces, les seigneurs de guerre deviennent la force dominante.
Ils tirent leur revenus de l'extorsion (par la force) d’impôts sur le dos principalement des paysans, du banditisme et du développement du commerce de l’opium. Ce n’est pas par hasard si le trafic de drogue, qui a été réprimé plus d’un demi-siècle auparavant, réapparaît alors. La production d’opium avait presque été stoppée en 1916, mais les seigneurs de guerre attribuent de vastes étendues de terre à la culture de l’opium ; ils instituent un "impôt sur la paresse" pour les fermiers qui ne plantent pas d’opium. L’impôt sur la terre est multiplié par 5 ou 6 par les seigneurs de guerre et beaucoup d’impôts sont collectés en avance – dans certaines régions, des décennies à l’avance. Les seigneurs de guerre recrutent un grand nombre de soldats dans la paysannerie et parmi les éléments lumpenisés. Avec la désintégration de la dynastie et la fragmentation de la Chine au début du 20ème siècle, un nombre croissant de pauvres et de paysans sans terre, perdus dans une masse errante, commencent à s’enrôler dans les armées professionnelles des seigneurs de guerre régionaux. La plupart de ces soldats sont incontrôlables car la plupart d’entre eux, sans travail et affamés, se battent sans autre raison que l’argent. En conséquence, beaucoup de ces soldats changent de camp ou s’enfuient pendant les batailles. C’est pourquoi, il faut sans arrêt recruter des soldats, souvent par la force. À la même époque, dans beaucoup de régions, les paysans sont contraints de s’affilier à des sociétés secrètes pour se protéger contre les troupes qui maraudent.
Du fait qu’il n’y a pas d’État, pas de nation avec un gouvernement central à sa tête capable de défendre l’unité nationale, chaque seigneur de guerre peut revendiquer son territoire. Mais en même temps, ils ne cherchent pas à se séparer de "l’empire" chinois, ni à créer une nouvelle nation. Généralement, ils ne sont pas liés à un secteur particulier de la société, ni particulièrement impliqués dans la défense de tel ou tel secteur de l’économie. Ce sont des "parasites" classiques, se nourrissant sur la population sans aucune base idéologique, ethnique ou religieuse spéciale. Les objectifs de leurs opérations militaires ne sont pas plus l’extension la plus large possible de leur aire de domination que la recherche de nouveaux marchés ou le pillage des matières premières. Dans un certain sens, ils font des guerres "improvisées" et pillent le pays. En conséquence, le commerce se restreint. Le système des transports souffre énormément, pas seulement des ravages directs de la guerre, mais parce qu’il doit charrier beaucoup de troupes et à cause du paiement de taxes spéciales aux militaires.
Toutes les ressources de la société sont absorbées par la militarisation. La saisie dictatoriale fréquente de biens, la gestion irresponsable de l’argent par les seigneurs de guerre (quand ils ont besoin d’argent pour financer leurs légions de soldats, ils impriment autant de monnaie qu’ils veulent) représentent un terrible fardeau sur l’économie. En bref, cela révèle un pur processus de décomposition, un pourrissement sur pied de la société. C’est l’expression de l’incapacité de la bourgeoisie nationale d’unifier le pays. La fragmentation du pays en tout un tas de fiefs (des unités plus petites), qui sont sous le contrôle de seigneurs de guerre pillards, représente un handicap gigantesque au développement des forces productives ; cela montre aussi que la libération nationale en Chine n’est plus à l’ordre du jour, parce que le nation ne peut plus être un cadre adéquat au développement des forces productives.
Même si pendant la Première Guerre mondiale, les impérialistes étrangers ont essayé d’influencer et vaincre les différents seigneurs de guerre, les guerres menées par les seigneurs de guerre locaux ne sont pas encore dominées par la rivalité entre les requins étrangers.
En 1915, la province du sud, le Hunan, déclare son indépendance, et entre 1916 et 1918, une polarisation croissante entre seigneurs de guerre du nord et du sud conduit à une vague de conflits militaires. Ensuite, quand la Première Guerre mondiale prend fin en 1918 en Europe, la Chine est démantelée par les régimes militaires rivaux au point qu’il n’y a plus d’autorité capable de subordonner tous les rivaux et de créer une structure politique unifiée et centralisée. L’État national doit être aboli complètement si la société veut éviter de tomber dans le militarisme et le chaos. Comme le reconnaissait l’Internationale Communiste dans son Manifeste de 1919 : "L'État national, après avoir donné une impulsion vigoureuse au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour l'expansion des forces productives"
Mais si l’Internationale Communiste était vraiment claire sur la nécessité d’abolir tous les États, cette vision devint plus fumeuse par la suite. Plus la révolution recule, et plus le Comintern fait des efforts désespérés pour obtenir un soutien à la révolution isolée en Russie, et met en pratique une politique opportuniste. Au 4ème Congrès mondial en 1922, le Comintern fait de la propagande pour un front uni entre certains partis communistes et ce qu’il appelle l’aile "gauche" ou "démocrate" de leurs bourgeoisies respectives. En Chine, le parti Communiste Chinois (PCC), en accord avec le Comintern en 1922, déclare dans son "Premier Manifeste du PCC sur la situation actuelle" (10 juin 1922) : "Nous saluons une guerre pour assurer le triomphe de la démocratie, pour renverser les militaires…La tâche urgente du prolétariat est d’agir en commun avec le parti démocrate pour établir un front uni pour la révolution démocratique… Ce combat sur un large front uni est une guerre pour libérer le peuple chinois de son double joug – le joug des étrangers et le joug du puissant militarisme dans notre pays."1.
Cette orientation, la création d’une coalition de forces bourgeoises et prolétaires pour mener une guerre contre le capital étranger rencontre une forte opposition des forces de la Gauche Communiste.2
La marche vers le Front unique du Parti Communiste Chinois, (PCC) est un désastre pour la classe ouvrière car il oblige les travailleurs à se soumettre au Kuomintang3 (KMT) et contribue au triomphe de ce dernier en tant que force dominante de la bourgeoisie chinoise.
Comme nous l’avons rapporté dans d’autres articles de notre presse, l’expérience de la vague de luttes en 1925-27 montre que la politique de front unique imposée par le Comintern pave le chemin d’un niveau de militarisation encore plus élevé.
Alors qu’en Europe, deux décennies séparent la fin de la Première Guerre mondiale du début de la deuxième (annoncée par la Guerre d’Espagne en 1936), la Chine continue sa descente irrésistible dans le militarisme, immédiatement après la fin de la Première Guerre mondiale. À partir du début des années 1920, une série de guerres entre différents seigneurs de guerre continuent à ravager le pays. Les effectifs des troupes régulières passent de 500 000 en 1916 à deux millions en 1928. Le nombre de gens armés augmente, chaque défaite d’une armée conduisant à une explosion du nombre de bandits.
Parmi les forces de la bourgeoisie chinoises, le KMT est la plus cohérente et la plus déterminée dans sa défense des intérêts du capital national. Le parti de Chiang Kai Shek ne peut que poursuivre les essais d’unification du pays par la voie militaire. Avec le soutien du PCC, au printemps 1926, Chiang Kai Shek organise une expédition militaire pour éradiquer les différents seigneurs de guerre féodaux dans le centre et le nord de la Chine. Au printemps 1927, tandis qu’une grande vague de grèves secoue la ville chinoise la plus importante, Shanghai, le KMT, la force qui pendant des années a été saluée par le Comintern comme "parti démocratique" avec qui la classe ouvrière devait lutter pour une "révolution démocratique", montre son vrai visage. Le KMT supervise le massacre de milliers d’ouvriers à Shanghai et à Nankin. Le premier gouvernement dirigé par le KMT – connu comme premier "gouvernement national" - s’installe à Nankin le 18 avril 1927. Ce premier gouvernement d’une Chine "unifiée" n’a pu se hisser au pouvoir que par un massacre de la classe ouvrière. Mais même si le gouvernement de Nankin représente le plus haut degré de centralisation du capital national depuis 1911, le militarisme ne cesse pas. Parce que, bien que l’unité de la Chine ait été formellement établie autour du gouvernement de Nankin en 1928, le gouvernement central est forcé de continuer sans interruption son combat contre les seigneurs de guerre – parce que ceux-ci n’ont été éliminés ni dans le nord ni dans d’autres régions, même après la formation du gouvernement central de Nankin.
Même si la période après 1928 n’est pas marquée par des guerres de même ampleur et intensité que les guerres précédentes, les années suivantes voient cependant nombre de campagnes militaires qui ensanglantent le pays. Par exemple :
1929 : Des tentatives pour démanteler les armées pléthoriques échouent ; l’insurrection de l’armée du Kwangsi et une révolte dans le Hunan sont réprimées ;
1930 : Une guerre sanglante impliquant un million d’hommes éclate dans la Chine du Nord, de mars à septembre 1930. Entre 1931 et1935, plusieurs campagnes sont menées contre les troupes du Parti Communiste.
Même si le règne des seigneurs de guerre s’éteint lentement au début des années 30, une réelle unification du pays n’est jamais achevée et, plus le gouvernement centralisé gagne, plus le régime se militarise. Le poids des conflits armés dans une société peut être mesuré à l’aune des dépenses militaires gouvernementales qui, en Chine, ne tombent jamais en dessous de 44 % du budget de l’État entre 1926 et 1934.
A la suite de l’offensive des troupes du gouvernement de Nankin contre les forces du PCC, certaines forces de l’armée rouge, 90 000 hommes mal équipés, sont poursuivis à travers le pays dans ce qui fut appelé par la suite la "Longue Marche". Seulement 7000 soldats de l’armée rouge atteigneront la région reculée du Yunnan au nord-est du Shaanxi. Dans cette guerre entre deux forces "inégales", le PCC a appliqué systématiquement une tactique militaire qui allait marquer les conflits militaires pendant depuis le 20ème siècle. ""Incapable de lever une "armée permanente régulière", avec l’équipement complet d’une armée financée et entretenue par l’État et son gouvernement, les forces de l’Armée Rouge commencent à développer une guerre de guérilla. Quoique dans les guerres précédentes du 19ème siècle, il y ait eu certaines activités partisanes limitées, ce phénomène prend une nouvelle proportion dans le maelström chinois.
L’Armée Rouge transforme les civils en bouclier humain, i.e. en cibles pour protéger le mouvement des soldats de l’armée régulière. En même temps, la terreur brutale exercée sur les paysans et l’extorsion d’impôts faramineux par le gouvernement de Nankin forcent des millions de paysans soit à abandonner leurs terres et à fuir, soit à se précipiter dans les bras de l’Armée Rouge. Ils deviennent de la chair à canon pour les deux antagonistes. La guerre commence à ravager de façon presque permanente, non seulement les grandes villes mais le pays tout entier.
Soutenir la guerre ""juste"" de la Chine c’est aujourd’hui se lier avec les impérialismes anglais, américain, français : c’est travailler pour l’Union Sacrée au nom d’un ""demain révolutionnaire"" qui sera illustré - comme en Espagne - par des monceaux de cadavres ouvriers et le triomphe de ""l’ordre"".
Des deux côtés des fronts il y a une bourgeoisie rapace, dominatrice et qui ne vise qu’à faire massacrer les prolétaires : des deux côtés des fronts il y a des prolétaires conduits à l’abattoir. Il est faux, archi-faux de croire qu’il existe une bourgeoisie avec laquelle les, ouvriers chinois peuvent, même provisoirement, faire un "bout de chemin ensemble" alors que seul l’impérialisme japonais doit être abattu pour permettre aux ouvriers chinois de lutter victorieusement pour la révolution. Partout l’impérialisme mène la danse et la Chine n’est que le jouet des autres impérialismes. Pour entrevoir le chemin des batailles révolutionnaires il faut que les ouvriers chinois et japonais trouvent le chemin de classe qui les conduira les uns vers les autres : la fraternisation devant cimenter leur assaut simultané contre leurs propres exploiteurs….
Seules, les fractions de la Gauche Communiste Internationale seront opposées à tous les courants traîtres et opportunistes et brandiront hardiment le drapeau de la lutte pour la révolution. Seules, elles lutteront pour la transformation de la guerre impérialiste qui ensanglante l’Asie en une guerre civile des ouvriers contre leurs exploiteurs : fraternisation des ouvriers chinois et japonais ; destruction des fronts de la "guerre nationale" ; lutte contre le Kuomintang, lutte contre l’impérialisme japonais, lutte contre tous les courants qui agissent parmi les ouvriers pour la guerre impérialiste. (Journal de la Gauche Italienne, Bilan, n° 44, octobre 1937, p. 1475)
La guerre héroïque de la mystification maoïste est en réalité le fléau d’une guerre "mobile avec ses millions de réfugiés et sa politique de la terre brûlée.
Plus les tensions impérialistes s’aiguisent internationalement, plus la Chine est impliquée dans celes-ci. À cette époque, quand à l’intérieur de la Chine les expéditions militaires contre les différents seigneurs de guerre continuent après 1928, le premier grand clash avec un pays étranger se produit avec la Russie en 1928/29. À peine installé à Nankin, le "gouvernement central" réclame et occupe les chemins de fer dans le nord de la Mandchourie, jusque-là sous contrôle russe. Dans une première confrontation violente entre la Russie stalinienne et ses rivaux impérialistes en Extrême-Orient, la Russie mobilise 134 000 soldats et réussit à défaire les troupes chinoises, qui ne peuvent offrir grande résistance du fait de la dispersion de leurs forces dans les combats contre différents seigneurs de guerre.
Toutefois, le principal antagonisme se développe entre la Chine et le Japon. En 1931/32, le Japon occupe la Mandchourie et proclame le nouvel État du Manchoukuo. Début 1932, le Japon attaque et bombarde Shanghai. À ce moment là – i.e . après que le Japon ait occupé la Mandchourie – le gouvernement dirigé par le KMT continue sa politique consistant à essayer d’éliminer les autres seigneurs de guerre et surtout le Parti Communiste. C’est seulement en 1937, une fois que le Japon a commencé à étendre la guerre de Mandchourie à la Chine, que la bourgeoisie chinoise s’unifie et met de côté temporairement ses rivalités – mais cette unification ne peut être que celle d’un front uni dans la guerre contre le Japon.
La nécessité de développer un "front de guerre uni" contre le Japon signifie aussi que la bourgeoisie chinoise doit se repositionner dans ses rapports avec les impérialistes étrangers.
Jusqu’en 1937, chaque aile de la bourgeoisie chinoise a des orientations différentes en politique étrangère. Alors que le PCC penche pour la Russie stalinienne et reçoit un soutien de Moscou, le KMT compte sur l’aide de l’Allemagne et d’autres États. Chiang Kaï Chek lui-même, qui a eu le soutien du Comintern dégénérescent et du stalinisme montant jusqu’en 1927, essaie d’éviter une confrontation frontale avec le Japon. En 1930, il signe une "trêve" de facto avec le Japon, dans le seul but d’avoir le champ libre pour attaquer les troupes du Parti Communiste. Mais avec l’avancée des troupes japonaises du Mandchoukuo vers Beijing et Shanghai en 1937, Chiang doit laisser tomber son alliance avec l’Allemagne – laquelle est en train de faire alliance avec le Japon. Les rivalités impérialistes au niveau planétaire obligent chaque rival local à choisir ses alliés et la marche historique à la guerre au niveau mondial va aussi déterminer les antagonismes en Extrême-Orient. 4
1‘First Manifesto of the CCP on the Current Situation’"", 10 juin 1922, dans Conrad Brandt, Benjamin Schwarz et John K. Fairbanks, A documentary History of chinese communism, New York, Atheneum, 1971, pp 61-63. La traduction est de nous.
2Voir "Chine 1928-1949 : Maillon dans la chaîne de la guerre impérialiste", Revues internationales, N°81, 84, 94
3Le Kuomintang (Parti nationaliste chinois) fut fondé en 1912 dans le but de renverser la dynastie Qing régnante et d’établir une république. Son premier président était Sun Yat-Sen, un des principaux figures du mouvement chinois républicain à la fin du 19e et le début du 20e siècle. Après sa mort en 1925, la direction passa à Chiang Kai-shek qui entreprit une campagne militaire, avec l’aide du pouvoir soviétique, afin de renverser le gouvernement des seigneurs de guerre installés à Beijing, ainsi que les divers seigneurs de guerre régionaux. La campagne fut une réussite, et le KMT prit Beijing en 1928 ; le peu après, le capitale fut transféré à Nanking.
4En 1921 déjà, l’Allemagne avait commencé à fournir des armes à la Chine. Des armes de tout type étaient requises pour les guerres chinoises continuelles. La plupart des armes allemandes qui arrivèrent en Chine au début des années 20 provenaient clairement des stocks que l’Allemagne avait cachés aux inspecteurs d’armes de Versailles. Un chef d’État-major avant Ludendorff – Max Bauer – devint conseiller militaire de Chiang Kaï Chek en 926. En 1928, alors que l’armée chinoise avait quelques 2,25 millions d’hommes en armes, le conseiller militaire allemand Bauer recommanda à la Chine de ne garder qu’une petite armée essentielle et d’intégrer le reste des soldats dans les milices. Les conseillers militaires allemands entraînaient une armée centrale de 80 000 hommes, qui bientôt s’élargit à 300 000. Dans la bataille de Shanghai, en 1937, les conseillers militaires allemands portaient des uniformes chinois et dirigeaient les troupes chinoises jusque sur les lignes de front japonaises. Les conseillers militaires allemands recommandèrent à Chiang de mener une guerre d’usure contre le Japon et d’utiliser des tactiques de la guérilla contre l’armée japonaise. Ce n’est qu’à l’été 1938 que les conseillers militaires allemands furent rappelés de Chine, une fois que le régime nazi eut choisi de travailler à une alliance avec le Japon. Juste avant que les conseillers allemands ne s’en aillent, Chiang avait signé un traité engageant les conseillers allemands à entraîner toute l’armée chinoise jusqu’en 1940. (German Military Mission to China,1927-38.Arvo L. Vecamer, voir aussi: https://www.feldgrau.com/china.html [85])
"Dans ma déclaration à la presse bourgeoise, je disais que c’est un devoir pour toutes les organisations ouvrières en Chine de participer activement et de combattre sur le front dans la guerre contre le Japon, sans renoncer en aucune manière en quoique ce soit à leur programme et à leur autonomie. Mais c’est du ‘patriotisme social’ - crient les Eiffelistes (le Grupo de Trabajodores Marxistas/ Communismo). C’est une capitulation devant Chiang Kaï Chek ! C’est abandonner le principe de la lutte de classe ! "Pendant la guerre impérialiste, le bolchevisme faisait de la propagande pour le défaitisme révolutionnaire. Dans le cas de la guerre civile en Espagne et de la guerre sino-japonaise, nous sommes face à des guerres impérialistes. (…) Sur la guerre chinoise, nous prenons la même position. Le seul salut pour les ouvriers et les paysans en Chine est de combattre en tant que force autonome contre les deux armées, contre l’armée chinoise aussi bien que contre l’armée japonaise"". Ces quelques lignes des documents des Eiffelistes du 1 septembre 1937 nous permettent déjà de conclure : soit ils sont des traîtres, soit des idiots complets… La Chine est un pays semi-colonial qui, - sous nos yeux – est en train d’être transformé en pays colonial par le Japon. Dans le cas du Japon, c’est combattre une guerre impérialiste réactionnaire. Dans le cas de la Chine, c’est se battre dans une guerre progressiste de libération… Le patriotisme japonais est le visage horrible du banditisme international. Le patriotisme chinois est légitime et progressiste." (Lettre à Diego de Rivera, dans Trotsky on China, p. 547, Trotsky, Werke Hambourg 1990) (Notre traduction).
La guerre entre les deux pays allait être une des guerres les plus sanglantes, les plus destructrices et les plus longues du 20ème siècle. Tandis que lors de la Première Guerre mondiale l’Extrême-Orient avait été épargnée une escalade militaire, dans la Deuxième il devient le second plus grand théâtre de guerre.1
Dans la première phase, entre 1937 et 1941, la guerre est plus ou moins "limitée" au combat entre le Japon et la Chine principalement soutenue par la Russie. La deuxième phase commence en 1941, quand un nouveau front s’ouvre entre le Japon et les États-Unis. Quand le Japon commence à occuper la Chine, l’armée espère faire un grand coup et tout avoir sous son contrôle en quelques mois. C’est le contraire qui se produit. En août 1937 le Japon déclenche une bataille massive avec plus d’un demi-million de soldats engagés dans les combats pour la ville de Shanghai. D’autres grandes batailles suivent autour de Wuhan et en décembre 1937 à Nankin. Il est estimé qu’entre août 1937 et novembre 1938 seulement, quelques deux millions de chinois et environ 500 000 soldats japonais tombent au combat.
Malgré leurs lourdes pertes, l’armée japonaise se révèle incapable de mettre à genou les troupes chinoises. Entre octobre 1938 et l’attaque de Pearl Harbour, (le 7 décembre 1941), la guerre en Chine "stagne. Le Japon ne fait que gérer certaines enclaves qui correspondent à 10 % du territoire. De plus, le gouvernement japonais perd le contrôle financier des dépenses (la part de l’armement dans le budget grimpe de 31 % en 1931-32 à 47 % en 1936-37, et à la fin des années 30, les dépenses d’armement montent à 70 % du budget).
Plus la stratégie militaire japonaise devient désespérée, plus elle se sert de la terreur, avec le mot d’ordre : "tuez, brûlez, pillez autant que vous pouvez".
Quand les troupes japonaises entrent dans la ville de Nankin en 1937, elles commettent un des plus affreux massacresde la guerre : dans cette seule ville, environ 300 000 personnes sont tuées, dans un carnage sans pitié. Les troupes chinoises, en retour, mènent des attaques de partisans et la politique de la terre brûlée.
Pendant la guerre avec le Japon, la bourgeoisie chinoise ne réussit à établir qu’un "Front unique" très fragile. Même si, à la suite des attaques japonaises contre la Chine en 1937, elle avait resserré les rangs, en janvier 1941, les troupes nationalistes du KMT et les armées maoïstes s’affrontent de nouveau. Au cours du développement de la guerre, les forces de l’Armée Rouge – après beaucoup d’avancées et de retraites – deviennent dominante, inversant rapport de force existant au début du conflit.
Ainsi, après 1941, suite à des décennies de guerres répétées en Chine, à quatre ans de guerres plus ou moins bilatérales entre la Chine et le Japon, le conflit en Asie connaît alors une escalade dans une confrontation générale dans toute l’Asie. Entre 1941 et 1945, la guerre implique tous les pays d’ Extrême-Orient et aussi l’Australie.
Au début, le Japon gagne rapidement certaines positions – après sa victoire éclatante à Pearl Harbour. En quelques mois, le Japon conquiert de vastes régions du Sud-est asiatique. Ses troupes occupent les colonies britanniques de Hong Kong et de Singapore, de grandes parties des Philippines, débarquent dans les Indes hollandaises (plus tard, l’Indonésie) et pénètrent en Birmanie. En 100 jours, ils atteignent les côtes australiennes et indiennes2.
1Les conquêtes japonaises en Asie du Sud-Est ont exigé un énorme tribut en vies humaines. La bataille aux Philippines a été une des plus sanglantes. Par exemple, quelques 80 000 soldats japonais moururent dans la bataille pour l’île de Leyte, 190 000 dans la bataille pour Luzon, , la défense d’Okinawa a coûté la vie à 110 000 soldats japonais, l’armée US a perdu quelques 50 000 soldats dans la seule conquête d’Okinawa.
2Dans beaucoup de pays, le Japon a essayé d’attirer dans son orbite les défenseurs locaux de "l’indépendance nationale" au sein des colonies britanniques et hollandaises. Ainsi, en Inde, le Japon obtient le soutien des nationalistes indiens qui voulaient se séparer de leur puissance coloniale britannique. Le régime nazi allemand était parvenu à recruter des nationalistes au Moyen Orient pour son offensive, l’impérialisme japonais se présentait comme une force de "libération" du colonialisme anglais.
Pour la première fois, les USAÉtats-Unis utilisent des bombes au napalm contre les régions habitées au Japon. Le 9-10 mars 1945, le raid de bombardiers sur Tokyo coûte la vie à 130 000 personnes, détruit 267 000 constructions sur une superficie surface de 41 mille105 kilomètres carrés, et plus d’un million de gens personnes se retrouvent sans abri. La deuxième ville du Japon, Osaka, est bombardée depuis le 13 mars jusqu’au dernier jour de la guerreet, : quelques 10 000 personnes périssent et environ 100 000 maisons sont détruites. Globalement, plus de 600 000 constructions seront détruites au Japon en quatre séries de bombardements. En juin 1945 – deux mois avant que les bombes atomiques ne soient envoyées – environ 50 % des maisons à Kobe et Tokyo étaient en ruine. La même politique de terre brûlée est appliquée à Nagoya, Osaka et Kawasaki.
A la fin de la guerre, plus de deux millions de maisons sont détruites et quelques 13 millions de personnes sans abris du seul fait des bombes au napalm. Alors que les États-Unis ont tenté de justifier leur attaque barbare avec l'arme atomique sur Hiroshima et Nagasaki, présentées comme des exceptions visant à sauver la vie de milliers de soldats américains, en réalité, les bombes atomiques sur ces deux villes ne représentent que le point culminant de toute une spirale de destructions et d’annihilation, qui, de plus, va conduire dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale à l'édification systématique d’un arsenal nucléaire1
Le bilan de la guerre 1937-1945 est particulièrement désastreux pour les deux principales puissances en Asie, la Chine et le Japon.
La guerre a coûté la vie à 15-20 millions de personnes dans les deux pays. Le Japon, le pays qui a déclenché la guerre, est le grand perdant et en sort complètement ruiné et militairement paralysé. C’est la première fois, depuis des siècles, que la guerre fait rage sur le territoire japonais. Le Japon perd toutes ses conquêtes (de ses colonies, la Corée et la Mandchourie, jusqu’à ses conquêtes de guerre éphémères dans le Sud Est asiatique). À la différence de l’Allemagne, le Japon n’est pas divisé en plusieurs zones d’occupation : la principale raison étant que le conflit entre les États-Unis et l’URSS a déjà pris des proportions beaucoup plus vastes en Orient qu’en Europe, quelques mois avant que la guerre ne s’arrête en mai 1945. La plupart des villes japonaises sont détruites, la population meurt de faim, et une bonne partie de la flotte est coulée ou endommagée. Pendant la guerre, le Japon a perdu environ 1200 bateaux de commerce (ce qui correspond à 63 % du tonnage commercial). En résumé, le pays est "amputé".
Ayant perdu le contrôle de la spirale de guerre, le Japon doit se soumettre à la domination américaine et est occupé pour la première fois. Il perd son statut de première puissance impérialiste dans la région.
Les destructions en Chine sont tout autant dévastatrices. Paradoxalement, la Corée, la colonie japonaise, est largement épargnée par les hostilités, mais seulement pour devenir un nouveau théâtre de guerre quelques années plus tard.
1"Le vaisseau amiral USS Indianapolis américain, qui avait transporté la première bombe atomique dans le Pacifique avant qu’elle ne soit jetée sur Hiroshima, fut coulé par les torpilles japonaises. Alors que la majorité de l’équipage survécut, quelques 600 marines – s’accrochant à leurs bateaux de sauvetage une fois que le bateau se fut retourné – furent tués par les requins. Désastre nucléaire pour la population de Hiroshima ! Mort par les requins pour les soldats US qui transportaient la bombe !" (Andrew West, Campaigns of World War II, The Pacific War, London, 2000).
Une fois la guerre en Europe finie en mai 1945, et le butin en Europe partagé entre les vainqueurs, la bataille pour la domination de l’Asie commence. Déjà, quand la bataille touche à sa fin en Europe, 3 zones de conflits deviennent immédiatement des champs de bataille en Asie orientale.
La première zone de conflit concerne celle où le Japon était dominant. Il est évident que l’effondrement du régime militaire japonais et son élimination de la Chine et de la Corée laissent une place vide, ce qui ne peut qu’aiguiser les appétits de tous les gangsters impérialistes.
Le premier pays à tenter sa chance et à occuper ce "vide" est la Russie qui, presque quatre décennies plus tôt, dans la guerre de 1904-1905, avait subi une grosse défaite contre le Japon. Cependant, dans une première phase, c'est_à-dire après l’attaque japonaise de Pearl Harbour en décembre 1941, (et aussi plus tard, fin 1944/début 1945, au moment de la Conférence de Yalta tenue en février 1945) les États-Unis pensent encore que, la bataille avec le Japon ayant atteint une intensité inouïe en Extrême-Orient, ils auront besoin de la chair à canon russe pour la bataille finale avec le Japon. Bien qu’économiquement très affaiblie et ayant perdu plus de 20 millions de morts dans la guerre, l’URSS a été capable de se renforcer sur l’échiquier impérialiste À la Conférence de Yalta, l’URSS réclame la Mandchourie, l’archipel des Kouriles, Sakhaline, et la Corée au nord du 38ème parallèle, ainsi que les ports chinois de Dalian et Lüshün (appelé Port-Arthur quand il était occupé par les russes) qui deviendront des bases navales russes. Le régime de Staline vise directement le Japon. La Russie cherche de nouveau à étendre sa domination en Extrême-Orient. La guerre tirant à sa fin en Europe, les intérêts stratégiques de la Russie changent. La Russie a bénéficié du carnage entre la Chine et le Japon et plus tard, de la guerre entre le Japon et les États-Unis. Pendant la guerre, le Japon étant prisonnier de sa guerre avec la Chine et les États-Unis, il n’allait pas être capable d’attaquer la Russie en Sibérie, comme les nazis allemands l’avaient poussé à faire. Comme la Russie et le Japon partagent l’intérêt commun de protéger leurs arrières de toute agression (la Russie voulant éloigner le Japon, l’allié de son ennemi, l’Allemagne; le Japon voulant le maintien de la Russie, alliée des États-Unis, dans une position de neutralité), les deux pays pratiquent une politique "de non-agression" l’un vis-à-vis de l’autre pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais vers la fin de 1944-1945, quand la fin de la guerre en Europe est en vue, les États-Unis poussent la Russie à prendre part à la tempête sur le Japon. Staline s’arrange même pour arracher un soutien militaire et logistique américain pour armer et transporter les troupes russes à l’est.
A Yalta, l’URSS et les États-Unis sont encore d’accord : Une fois la guerre terminée en Europe, l’URSS recevra sa part après la défaite du Japon. Cependant, une fois la guerre terminée en Europe, qui voit la Russie comme grand vainqueur obtenant de vastes parties de l’Europe de l’est et la partie est de l’Allemagne, l’impérialisme américain change sa stratégie afin d’éviter une participation russe à la fin de la guerre contre le Japon.
L’impérialisme russe, cependant, persiste et signe et mobilise une armée d’un million et demi de soldats, plus de 5000 chars, et 3800 avions dans les cents jours après la fin de la guerre en Allemagne1. Ses troupes traversent la Chine du Nord et occupent un territoire de la taille de l’Espagne, de la France, de l’Italie, de l’Allemagne et de la Pologne réunies. La Russie déclare la guerre au Japon le 9 août, le jour où les États-Unis lancent la première bombe atomique sur Hiroshima et, le 10 août, les troupes russes prennent d’assaut la Corée occupée par les japonais, avançant rapidement jusqu‘au 38ème parallèle, jusqu'au nord de Séoul. Les troupes russes deviennent la force d’occupation de grandes parties de la Chine et de la Corée du Nord et se mobilisent pour un débarquement au Japon. Les États-Unis voient alors leurs positions menacées.
Bien que le Japon ait été substantiellement affaibli par les bombardements incessants d’avant août 1945, et alors que certaines parties de la bourgeoisie japonaise aient essayé d’établir une trêve, les États-Unis décident de lancer les premières bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki : elles sont destinées non pas tant à la défaite d’un Japon déjà à genoux, mais surtout à servir d’avertissement envers la Russie dans la nouvelle polarisation entre les deux grands blocs impérialistes, russe et américain.
Ainsi, le premier grand choc, quoiqu’indirect, entre la Russie et les États-Unis se produit à cause du Japon. Mais un second théâtre de confrontation se prépare déjà : la bataille pour la Chine où l’écroulement de la domination japonaise aiguise l’appétit de tous les gangsters impérialistes.
1"La défaite de l’armée russe en 1904 avait laissé des souvenirs amers dans le cœur de notre peuple. C’était une tache sur notre nation. Notre peuple a attendu, croyant qu’il devrait un jour défaire le Japon et laver cette tâche. Notre génération d’anciens a attendu 40 ans que ce jour arrive." (cité par Jörg Friedrich,Yalu : An den Ufern des dritten Weltkrieges (à la veille de la 3e guerre mondiale), Berlin, 2007).
Deux guerres pour le contrôle de la péninsule coréenne ont déjà été menées au tournant du 20ème siècle. La Chine et le Japon s’y affrontent en 1894 ; en 1904, la Russie et le Japon entrent en guerre pour la domination de la Corée et de la Mandchourie. Staline, à la Conférence de Yalta en 1945, insiste pour que la Corée soit divisée au niveau du 38ème parallèle, i.e. une division entre nord et sud que la Russie réclamait déjà en 1904 avant d’être éjectée de la région par l’impérialisme japonais.
Auparavant, en août 1945, la Russie occupe la Corée jusqu’au 38ème parallèle juste au nord de Séoul. Cette configuration durera de 1945 à 1950, c'est-à-dire pendant la période de la guerre en Chine. Cependant, la formation de la République Populaire chinoise ajoute un nouvel élément au panier de crabes impérialistes. Après avoir reçu le feu-vert des russes, Kim Il Sung,1 qui s’est battu pour eux pendant la Seconde Guerre mondiale, passe à l’offensive au-delà du 38ème parallèle avec l’espoir de rejeter, par une attaque éclair, les forces américaines du territoire coréen.
La guerre se développe en quatre phases :
dans un premier temps, les troupes nord coréennes fondent sur Séoul le 25 juin 1950. En septembre 1950, toute la Corée du Sud a été conquise par la Corée du Nord, seule la région autour de la ville de Pusan résiste à l’offensive nord-coréenne et à un siège sanglant, et reste dans les mains sud-coréennes.
Dans une seconde phase – à la suite de la mobilisation massive de troupes sous direction américaine – Séoul est repris le 27 septembre. Les troupes des Nations Unies conduites par les États-Unis continuent leur offensive vers le Nord et, à fin novembre 1950, occupent Pyongyang et atteignent le Yalou, frontière entre la Chine et la Corée ;
Dans une troisième phase, la Chine entre ouvertement dans la guerre avec l’envoi de millions de "volontaires" chinois qui se battront du côté nord coréen. Le 4 janvier 1951, Séoul est repris par les troupes chinoises et nord coréennes (avec une mobilisation de 400 000 soldats chinois et de 100 000 soldats nord-coréens)
Suite à une nouvelle contrattaque, Séoul retombe dans les mains américaines en mars 1951. Entre le printemps 1951 et la fin de la trêve (27 juillet 1953), le front ne bouge presque plus. La guerre tombe rapidement dans une impasse et il n’y aura pas de victoires majeures pendant deux ans.
Cette guerre est une confrontation horrifiante entre les deux superpuissances et devient l’une des plus meurtrières et destructrices de la période de la guerre froide.
Pendant la guerre, les États-Unis testent toutes sortes d’armes (par exemple, les armes chimiques, Anthrax et napalm). L’intensité des destructions est telle que presque toutes les villes attaquées sont rasées jusqu’au sol ; par exemple, les deux capitales, Séoul et Pyongyang sont toutes les deux écrasées sous les bombardements américains. Le commandement américain dit : "nous ne pouvons plus penser à bombarder une quelconque ville en Corée du Nord, il n’y a presque plus de maison qui tienne debout". Les forces aériennes ont pour ordre de "détruire tous les moyens de communication et toute installation, usine, ville et village". Dans l’espace d’une année, presque tout le pays est réduit à des ruines par les bombardements. Aucun camp ne réussit à imposer ses objectifs militaires. La guerre se répand rapidement mais il faudra des années pour arriver à une trêve. Au niveau militaire, la guerre finit où elle a commencé, la frontière (telle qu’elle avait été établie avant le déclenchement de la guerre) ne bouge pas.
On estime à environ deux millions le nombre des morts en Corée du Nord et à un million au Sud. Le Général Curtis Le May, qui dirigea le bombardement de Tokyo en 1945, fit ce bilan : "nous avons détruit chaque ville en Corée du Nord et certaines en Corée du Sud aussi. Sur une période de trois ans à peu près, nous avons tué 20 % de la population de Corée, soit du fait de la guerre, soit à cause de la famine et du manque d’abri".2
La Corée du Nord perd 11 % de sa population, avec un tribut élevé de morts dans la population civile. L’armée nord-coréenne perd quelques 500 000 soldats (tués, blessés, disparus), l’armée chinoise déplore environ 900 000 victimes, l’armée sud coréenne à peu près 300 000 et les États-Unis subissent le quatrième plus grand nombre de victimes de leur histoire ; 142 000 soldats au total périssent.
Cette guerre voit la première apparition de l’impérialisme chinois. La Chine, qui a été dépendante des ventes d’armes russes, essaie en même temps de compenser les limites de son arsenal d’armes par l’emploi presque illimité de chair à canon humaine. Mao ne cache pas les ambitions et le cynisme de son régime, quand il déclare en 1952 : "la guerre a été une grande expérience et un apprentissage pour nous… Ces exercices sont mieux que n’importe quelle académie militaire. Si nous continuons à combattre une autre année, nous aurons alors réussi à ce que toute nos troupes se familiarisent avec la guerre".3 Même quand la guerre touche à sa fin, en 1953, la Chine prépare sa sixième offensive contre les États-Unis. En octobre 1951 déjà, la Chine avait mobilisé 1,5 millions de soldats, et le pays consacrait la moitié de son budget étatique à la guerre.
En octobre 1951, les États-Unis durent quadrupler leurs dépenses militaires pour couvrir les coûts croissant de la guerre.
Les deux côtés sont prêts à jeter dans la balance tout leur poids économique et militaire. Staline, Mao, Chiang et Truman avaient tous fait un front contre le Japon 6 ans avant seulement, au temps de la Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre de Corée, ils cherchaient tous les moyens possibles de s’annihiler les uns les autres. Les autorités militaires américaines envisagèrent un bombardement nucléaire sur 24 villes chinoises, parmi les cibles programmées il y avait Shanghai, Nankin, Beijing, Mukden.
Depuis lors, le pays a été une zone de conflit permanent, au niveau le plus élevé de militarisation. La Corée du Sud est soutenue par les États-Unis pour qui ce pays est une importante tête de pont. À l’image du Japon, la Corée du Sud fut rapidement reconstruite avec l’aide américaine.
Le Nord, qui est à la fois une zone tampon mais aussi une tête de pont importante pour menacer le Japon, est un point crucial pour les stratégies impérialistes de la Chine et de la Russie. Reconstruite sur le modèle stalinien, la partie nord présente de nombreuses similitudes avec les ex-régimes de l’Est européens. Quoique plus développée économiquement que le Sud avant 1945, et plus riche en matières premières et ressources énergétiques, le Nord montre une arriération similaire – typique des régimes étouffés par le militarisme et gouvernés par une clique stalinienne. Tout comme l’union Soviétique, la Corée du Nord est incompétitif sur le marché mondial et ne survit que grâce à une militarisation à outrance. Pratiquement ses seules exportations sont les armements.
La fin de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée a laissé la Chine continentale, le Japon et la péninsule coréenne en ruines. La guerre a ravagé de grandes régions de l’Asie. Une des conséquences de la création d’une nouvelle constellation impérialiste dans la guerre froide a de plus été que deux pays, la Chine et la Corée, ont été divisés en deux parties (la République Populaire de Chine et la République de Chine sur Taiwan, la Corée du Nord et du Sud), chacune étant alliée de l’un des deux blocs. Le Japon et la Corée du Sud, qui avaient été détruits par la guerre ont tous les deux reçu rapidement des fonds américains pour accélérer leur reconstruction de façon à devenir des appuis militaires et économiques solides pour les États-Unis dans leur confrontation avec leur rival russe et ses alliés.
1Kim Il Sung, né à Pyongyang mais dont la famille s’installe en Mandchourie, entre dans le mouvement de résistance contre l’occupation japonaise et y participe à la guérilla. Lorsque les japonais décident de liquider la guérilla une fois pour toutes, Kim est le seul dirigeant qui survit l’assaut : il est obligé de se retirer en Russie où lui et ses hommes intègrent l’Armée rouge russe. Il deviendra par la suite des évènements le premier dirigeant de la Corée du Nord.
2Jörg Friedrich, Yalu, p. 425. Notre traduction.
3Jörg Friedrich, Yalu, p. 516. Notre traduction.
Durant la Seconde guerre mondiale, alors qu'une alliance des États-Unis, de l’URSS et des deux factions rivales de la bourgeoisie chinoise, le Kuomintang et l’Armée Rouge dirigée par les Maoïstes, se battent contre le Japon, Mao propose ses "bons services" aux États-Unis, vantant ses troupes comme étant des alliées plus déterminées et plus capables (une opinion partagée par plusieurs envoyés américains auprès de l’Armée rouge).
Quand la guerre cesse avec le Japon, le conflit au sein de la bourgeoisie chinoise éclate de nouveau au grand jour – alimenté par les appétits impérialistes de la Russie et des États-Unis. Après 1945, les États-Unis, qui ont soutenu le Front Unique Chinois contre le Japon, se mobilisent pour soutenir le KMT. Dans un premier temps, à la suite de la reddition du Japon, les États-Unis rapatrient, grâce à leurs moyens logistiques, environ un million de soldats japonais de la Chine au Japon (à peu près un cinquième de toute l’armée japonaise), pour que les soldats japonais ne tombent pas aux mains des Russes.
A la suite de cette opération de sauvetage des troupes japonaises, entre octobre et décembre 1945, un demi-million de soldats du Kuomintang sont aussi aéroportés par les troupes américaines du sud-ouest au nord de la Chine et vers les centres côtiers.
Comme nous l’avons montré plus haut, le Front Unique entre l’Armée Rouge stalinienne et les forces du KMT est vraiment précaire, déchiré par des conflits répétés et des confrontations directes. Le Japon s’est battu contre deux ailes rivales du capital chinois qui sont constamment à couteaux tirés. Une fois l’ennemi commun - l’impérialisme japonais – disparu, l’antagonisme entre les deux factions chinoises en conflit explose en guerre ouverte en juin 1946. une nouvelle guerre succède à celle de huit ans contre le Japon. Avec quelques trois millions de soldats de son côté au début du conflit, le KMT affiche au début une supériorité numérique sur l’Armée Rouge. De plus, il bénéficie d’un soutien massif des États-Unis. À l’inverse, la Russie, qui revient en force sur le front impérialiste en Asie orientale en août 1945, et occupe la Mandchourie que le Japon a dû abandonner, ne peut dans la première phase fournir autant de matériel (surtout militaire) aux troupes de l’Armée Rouge. Au contraire, du fait de son manque de ressources, la Russie démantèle les équipements locaux et les rapatrie chez elle.
Sur fond d’effondrement économique, largement dû à une économie de guerre incessante (80-90 % du budget alloué à l’armée), le KMT perd une grande partie de ses soutiens et beaucoup de soldats changent de camp. Entre 1937 et 1945, la création monétique est multipliée par 500. Après 1945, sous l’impact de la guerre économique, l’hyper-inflation continue, paupérisant la classe ouvrière et les paysans qui se détournent massivement du KMT.
Après presque 3 ans de combats continuels, l’Armée Rouge parvient à infliger une défaite cuisante aux troupes du KMT. Deux millions au moins de soldats du KMT, et de ceux qui le soutenaient, s’échappent vers l’île de Taiwan.
En octobre 1949, les troupes de Mao déclarent que la Chine continentale est un État indépendant. La République Populaire est proclamée. Cependant, il ne s’agit pas d’une révolution socialistemais du triomphe militaire d’une aile de la bourgeoisie chinoise (soutenue par la Russie) sur une autre aile du capital chinois (soutenue par les États-Unis). La nouvelle République Populaire s’érige sur les ruines d’un pays qui est passé par 12 ans de guerre – précédés par trois décennies de conflits entretenus par des seigneurs de guerre insatiables. Comme tant d’autres "nouveaux" États fondés au 20ème siècle, elle se fonde sur une division en deux parties, Taiwan et la Chine "continentale", entraînant un antagonisme permanent qui va perdurer jusqu’à nos jours.
Ravagée par des décennies d’économie de guerre, soutenue non par un pays techniquement supérieur, les États-Unis, mais par la Russie qui a, comme en Europe de l’Est, pillé les matières premières et démantelé les équipements en Mandchourie et ne peut pas offrir le même soutien matériel, la République Populaire sera marquée par une grande arriération.
A peine finie la guerre en Chine en 1949, la guerre entre la Corée du nord et du sud éclate.
Au cours de la première moitié de 2012, plusieurs essais, réussis ou non, de missiles à longue portée, effectués par la Corée (du Nord comme du Sud), la Chine, l’Inde et le Pakistan ont ouvert les yeux sur les ambitions de tous les plus grands pays d’Asie. En même temps, des commandes gigantesques de bateaux de guerre reflètent la militarisation en cours en haute mer,1 dans les océans qui baignent l’Asie. En fait, tous les pays asiatiques ont été forcés de se positionner par rapport aux nouvelles puissances "émergentes", la Chine et l’Inde. Leurs ambitions et la stratégie américaine de créer un contrepoids à la Chine ont déclenché une course aux armements dans tous les pays d’Asie.
Alors que les commentaires dans la presse se sont jusqu‘à maintenant concentrés principalement sur leur croissance à deux chiffres, la montée économique des deux puissances asiatiques s’est inévitablement accompagnée d’une montée de leurs ambitions impérialistes. Pour comprendre cette situation, nous devons la replacer dans un contexte historique plus large.
Le poids global de l’Asie dans la production mondiale revient aux normes historiques avant le développement du capitalisme européen. Entre le 11ème et le 17ème siècle, la Chine avait la plus grande flotte du monde. Jusqu’au 18ème siècle, la Chine était en avance sur l’Europe au niveau technologique dans beaucoup de domaines. En 1750, la part mondiale de la Chine dans les produits manufacturés était de presque 1/3 alors que l’Europe n’en était encore qu’à 1/4. Mais l’expansion des puissances capitalistes en Chine et en Inde au 19ème siècle a signifié pour ces deux pays2 un "déclassement" et leur part relative dans la production mondiale déclinait.
Aujourd’hui, la Chine est de retour sur la scène. Son "retour" peut-il se passer d’une "manière harmonieuse" et "pacifique" comme le proclament ses dirigeants?
Tous les pays d’ Extrême-Orient3 dépendent largement des voies maritimes des trois goulots d’étranglement : la Mer de Chine du Sud, le détroit de Malacca (entre la Malaisie, Singapour, l’Indonésie) et le détroit d’Ormuz (entre l'Iran et Dubaï). "Plus de la moitié du tonnage annuel de la flotte marchande mondiale passe par les détroits de Malacca, Sunda et Lombok (Indonésie) et la plus grande partie continue vers la Mer de Chine du Sud. Le trafic de pétroliers passant par le détroit de Malacca pour gagner la Mer de Chine du Sud est plus de trois fois celui du canal de Suez et bien 5 fois plus grand que le trafic dans le canal de Panama. Pratiquement, tout le fret qui passe par les détroits de Malacca et Sunda, doit passer à proximité des Iles Spratly." 4
90 % du pétrole importé par le Japon passe par la Mer de Chine du Sud. Presque 80 % du pétrole de la Chine passe par le détroit de Malacca. Pour le moment, les États-Unis contrôlent la plupart de ces passages obligés. En tant que puissance émergente, la Chine trouve cette situation insupportable –parce que leur contrôle par une seule puissance telle que les États-Unis pourrait étrangler la Chine.
Alors que le premier grand conflit impérialiste du 20ème siècle a pris place entre deux puissances asiatiques (la guerre russo-japonaise de 1905), les principales batailles de la Première Guerre mondiale ont eu lieu en Europe et les champs de bataille en Asie étaient très marginaux, la Seconde Guerre mondiale a aspiré beaucoup plus l’Asie dans la destruction générale et une puissance asiatique en était un des principaux participants. Quelques-unes des batailles les plus féroces et les plus sanglantes ont eu lieu en Asie. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le continent européen était divisé par le "rideau de fer", établi au sein de l’Europe centrale au travers de l’Allemagne divisée, l’Asie faisait l’expérience de la division de quatre pays en deux parties : Corée, Chine, Vietnam (réuni depuis) et Inde. Alors que le "rideau de fer" en Europe était détruit en 1989, les divisions en Asie ont continué à exister, chacune d’elles entraînant des conflits permanents et créant des zones frontières parmi les plus militarisées (Corée du Nord/Corée du Sud, République Populaire de Chine/Taiwan, Pakistan/Inde). Mais maintenant, ce ne sont pas seulement les conflits entre pays divisés qui continuent à alimenter les tensions impérialistes, ce sont surtout l’apparition d’un nouveau challenger, la Chine, et les réactions des pays voisins et de la superpuissance rivale, les États-Unis, qui aggravent les tensions.
1 Cela se réfère à la notion de marine de haute mer (les "eaux bleues" en anglais, c’est à dire en eaux profondes), un terme plutôt imprécis qui désigne en général une marine de guerre capable d’assurer le pouvoir dans les eaux internationales en dehors de ses propres eaux côtières.
2L’Inde n’était pas un pays au 19ème siècle bien sûr. D’ailleurs, on ne peut pas dire que l’Inde comme unité politique ait existé avant le Raj britannique.
3Le terme « Extrême-Orient » est bien sur complètement euro-centriste. Pour les États-Unis, les région est le « Far ouest » alors que pour les pays asiatiques eux-mêmes la région est évidemment centrale. Nous utiliserons donc ce terme uniquement par convention et facilité d’écriture.
4https://globalsecurity.org/military/world/war/spratly-ship.htm [99] et https://en.wikipedia.org/wiki/File:Shipping_routes_red_black.png [100]
Alors que la confrontation entre les pays du bloc russe et le bloc américain était au centre de la guerre froide après 1945, c’est une spécificité de la Chine d’avoir rompu avec les deux blocs leaders de l’époque, les États-Unis et la Russie. Les rivalités impérialistes en Orient n’ont donc jamais été limitées au conflit entre les deux blocs, mais depuis sa "libération" du colonialisme japonais, la Chine a montré une tendance à défier tous les autres pays et à essayer "de s’en sortir toute seule". Quand la confrontation Est-Ouest a pris fin en 1989, les germes de l’exacerbation d’une nouvelle confrontation entre Chine et États-Unis, qui avait été "freinée" entre 1972 et 1989, réapparaissaient. Dans le contexte d’un chaos général sur la scène impérialiste, l’émergence économique de Chine sonne nécessairement le réveil de nouvelles confrontations militaires avec les États-Unis.
Le développement de l’impérialisme en Asie a été marqué par une spécificité de l’Inde et de la Chine.
La Chine est entrée dans la période de l'après-guerre dévastée par le militarisme : l’intervention répétée de l’impérialisme occidental pendant le 19ème siècle, l’effondrement du pouvoir d’État central et la montée de celui des seigneurs de guerre, l’invasion japonaise et plus de dix ans de guerre amère et barbare, ensuite la guerre civile entre le Kuomingtang et l’Armée Rouge, jusqu’à ce que le Parti Communiste de Chine (PCC) s’empare du pouvoir en 1949. Tout cela laissait le pays dans un état d’arriération économique extrême (rendu encore plus catastrophique par l’essai de rattraper le monde développé pendant le "Grand Bond en Avant") et faible militairement, dépendante du simple poids du nombre dans une armée de paysans pauvrement armés. Dans le cas de l’Inde, dont l’économie était aussi arriérée par rapport à ses concurrents étrangers, à cause d’une longue période de colonialisme, la nouvelle classe dirigeante qui a pris le pouvoir après l’indépendance en 1947 a encore aggravé cette situation du fait de sa politique semi-isolationniste. L’Inde et la Chine se sont coupées, à des degrés différents, du marché mondial. Ainsi, le stalinisme sous sa forme spécifique de maoïsme en Chine, le "semi-isolationnisme" sous la forme spécifique du "ghandisme" en Inde, ont été des chaînes historiques, ce qui signifie que les deux rivales ont entamé leur émergence à partir d’un niveau très bas de développement. Cela rend d’autant plus frappante la détermination de la classe dominante chinoise à adapter ses forces de façon conséquente, avec une vision à long terme, pour défier les États-Unis.
Après 1989, un changement de la hiérarchie impérialiste en Asie a pris place : globalement, la Chine et l’Inde ont été en progression, le Japon en déclin relatif, alors que la Russie, après avoir presque disparu de la scène mondiale après l’implosion de l’URSS fait une sorte de comeback. La position de la seule superpuissance restante, les États-Unis, s’est affaiblie, non seulement en Asie mais dans le monde entier. Les États-Unis se battent maintenant avec énergie pour maintenir leur supériorité en Asie.
La situation en Asie est dominée par un réseau complexe d’alliances mouvantes et de contre-alliances. Chaque État essaie de se défendre des ambitions de ses rivaux, alors que tous veulent limiter la domination de la Chine sans devenir de simples marionnettes de la seule puissance capable de faire face à la Chine : les États-Unis. Ce réseau d’alliances se voit dans toutes les zones de conflit de la Corée du Nord via Taiwan, la Mer de Chine du Sud, le détroit de Malacca, l’Océan Indien, jusqu’au Golfe Persique et au Moyen Orient.
La République Populaire de Chine (RPC) a été fondée sur la base d’une partition entre la République Populaire de Chine et Taiwan –chacun étant soutenu par un bloc (l’URSS et les États-Unis respectivement). L’histoire de la République Populaire a été marquée depuis sa fondation par une série de conflits militaires avec ses voisins.
1952 : la Chine est largement impliquée dans la guerre de Corée. C’était le premier gros choc dans la région, entre les États-Unis d’un côté, l’Union soviétique et la Chine de l’autre ;
1950-51 : les troupes chinoises occupent le Tibet. Entre 1950 et 1959, il y a eu des combats incessants entre l’armée chinoise et la guérilla tibétaine ;
1958 : la Chine bombarde les Iles Quemoy et Matsu de Taiwan ;
1962 : la Chine est engagée dans un conflit frontalier avec l’Inde dans l’Himalaya. Depuis lors, la Chine a été un défenseur inébranlable du Pakistan dans son bras de fer avec l’Inde ;
1963-1964 : après avoir été des alliés durant plus d’une douzaine d’années, la Chine et l’Union Soviétique se séparent. Alors que l’Union Soviétique est engagée dans une course aux armements avec le bloc dirigé par les États-Unis, survient une confrontation entre la Chine et l’URSS. En mars 1969, un sérieux affrontement se produit sur la rivière Ussuri, avec des douzaines de soldats russes tués ou blessés. En 1972, 44 divisions soviétiques stationnent sur les 7000 km de frontière avec la Chine (alors que la Russie en a "seulement" 31 stationnées en Europe). Un quart de l’aviation soviétique est transférée à la frontière orientale. En 1964, les États-Unis avaient encore envisagé la possibilité d’une attaque nucléaire –avec la Russie – contre la Chine. En 1969, les Russes prévoyaient encore d’envoyer des missiles nucléaires sur la Chine1. Le conflit entre les États-Unis et la Chine commence à perdre de l’importance début 1970. Après une longue guerre sanglante pour essayer d’empêcher le Sud Vietnam de tomber aux mains des Russes, en 1972, les États-Unis réussissent à "neutraliser" la Chine, alors que la confrontation entre Chine et Russie continue et prend la forme de guerres "par procuration". Ensuite, entre 1975 et 1979, juste après la fin de la guerre au Vietnam, une première guerre par procuration se déclenche entre le Vietnam (soutenu par la Russie) et le Cambodge (soutenu par la Chine), d’autres suivent, en particulier en Afrique ;
1979 : la Chine mène une guerre désastreuse de 16 jours avec le Vietnam, dans laquelle les deux belligérants ont mobilisé en tout plus d’un million de soldats et qui a fait des dizaines de milliers de victimes. L’armée chinoise étale de manière criante ses faiblesses. En 1993, elle abandonne la tactique de "guerre du peuple" ou de la "guerre d’usure", basée sur le sacrifice d’un nombre infini de soldats. L’adaptation à la guerre dans des conditions "high tech" commence après cette expérience.
Quand l’Union soviétique envahit l’Afghanistan, en décembre 1979, la RPC devient membre d’une alliance tripartie avec les États-Unis et le Pakistan, pour soutenir la résistance armée afghane islamiste à l’occupation soviétique (1979-1989). La Chine reçoit des équipements militaires des États-Unis pour se défendre contre des attaques soviétiques. L’Armée de Libération Populaire chinoise entraîne et soutient les Moujahidins afghans pendant la guerre de l’Union soviétique en Afghanistan2.
Ainsi, pendant les 4 premières décennies de l’existence de la République Populaire de Chine, le pays est rentré en conflit et a mené des guerres avec presque tous les pays voisins : Union Soviétique, Corée et États-Unis, Japon, Taiwan, Vietnam, Inde. Et pendant de nombreuses années de la guerre froide, la Chine a été simultanément en conflit avec les deux blocs dominants. Sur les 14 nations qui ont des frontières avec la Chine, dix ont connu des conflits frontaliers marquants avec elle. Ainsi, l’exacerbation actuelle des tensions, en particulier avec les États-Unis, n’est pas un phénomène nouveau, c’est dans la continuité de décennies de conflits. Cependant, au cours des dernières années, une nouvelle polarisation sur la Chine se développe.
Alors que pendant des décennies, la RPC a massé ses troupes à la frontière russe, concentré ses forces pour la protection de sa côte, et s’est tenue prête à mener une guerre avec Taiwan, au début des années 1990, la RPC commence à s’adapter à la nouvelle situation mondiale créée par l’effondrement de l’URSS.
La politique de Beijing durant les vingt dernières années a poursuivi différents objectifs :
de développer une stratégie à long terme pour opérer en haute mer, combinée à des efforts pour acquérir ou développer des armes pour le cyberespace et l’espace et renforcer la puissance de frappe et le niveau de l'aviation. Le but à long terme est d’empêcher les États-Unis d’être la force dominante dans le Pacifique –les militaires appellent ça une capacité "anti-accès/interdiction de zone". L’idée est d’utiliser des attaques au sol ciblées, et des missiles anti-navires, une flotte croissante de sous-marins modernes, des armes cybernétiques et anti-satellites pour détruire ou endommager de loin les équipements militaires d’autres nations. Cet objectif marque un tournant par rapport à la politique qui consistait à concevoir l'essentiel de la modernisation de l’Armée de Libération Populaire dans le but de s’emparer de Taiwan. Alors que, historiquement, le but de conquérir Taiwan et d’agir comme une force côtière qui défend son rivage avec une certaine vision "continentale" était la principale orientation stratégique, la stratégie de la Chine aujourd’hui est d’aller "plus" au large. Cette attitude plus assurée a été influencée par la crise du détroit de Taiwan dans les années 1995-96 qui a vu deux porte-avions US humilier Beijing dans ses eaux territoriales. La Chine investit énormément dans des "capacités asymétriques" dans le dessein d’amoindrir la capacité jadis écrasante des États-Unis à propulser sa puissance dans la région. La Chine vise donc à devenir capable de déclencher des attaques qui désorganisent les bases américaines dans le Pacifique Occidental et de repousser les porte-avions américains au-delà de ce qu’elle appelle la "première chaîne d’îles", délimitant la Mer Jaune, la Mer de Chine du Sud et la Mer de Chine Orientale à l’intérieur d’un arc allant des Aléoutiennes au nord jusqu’à Bornéo au sud. Dans le Pacifique occidental, cela voudrait dire cibler ou mettre en péril les porte-avions américains et ses bases aériennes à Okinawa, en Corée du Sud et même à Guam. Depuis la deuxième guerre mondiale, les alliés des américains dans la région Pacifique de l’Asie ont compté sur le parapluie US pour leur sécurité. Mais maintenant, "croire que les navires de surface des États-Unis et de leurs alliés peuvent opérer en toute sécurité partout dans le Pacifique occidental n’est plus valable" dit un rapport américain. Les groupes de choc de porte-avions, dit aussi ce rapport, devient "de plus en plus vulnérables" à la surveillance et à l’armement chinois jusqu’à 1200 miles nautiques de la côte chinoise1
En même temps, la Chine veut montrer qu’elle est présente aux passages obligés, ce qui veut dire étendre sa présence en Mer de Chine du sud et dans l’Océan Indien. Incapable d’arracher des territoires à ses voisins au nord, à l’est et à l’ouest, elle doit concentrer ses forces sur l’affirmation de sa présence dans la Mer de Chine du Sud et dans l’Océan Indien (défense des mers lointaines) et vers le Moyen Orient. Cela signifie surtout qu’elle doit "déstabiliser", saper la position toujours dominante des États-Unis en haute mer. Tout en revendiquant une position dominante dans la Mer de Chine du Sud, elle a commencé à construire un "collier de perles" autour de l’Inde et à s’infiltrer au Moyen Orient.
1 https://www.fpif.org/articles/asias_mad_arms_race [104]
En plus des liens étroits de longue date avec les régimes du Pakistan et du Myanmar, la Chine a développé une stratégie dite du "collier de perles", en établissant des bases et en tissant des liens diplomatiques. Quelques exemples :
un accord militaire avec la Cambodge a été signé ;
la construction d’un canal à travers l’isthme de Kra en Thaïlande va être financée. Le canal doit faire 102 km de long et 500 mètres de large et va relier l’Océan Indien à la côte Pacifique de la Chine – un projet à l’échelle du canal de Panama. Il pourrait faire basculer les rapports de force en Asie en faveur de la Chine en donnant à sa flotte militaire et commerciale un accès facile à un vaste continuum océanique s’étirant de l’Afrique de l’Est au Japon et à la péninsule coréenne. Ce projet de canal met en question la position de Singapour en tant que principal port de la région et permettrait aux navires chinois d’éviter le détroit de Malacca. Cela a une forte signification stratégique pour le déploiement de la flotte, et remet fortement en question la position prédominante actuelle de l’Inde dans le golfe du Bengale1 ;
Construction d’infrastructures stratégiques au Tibet et au Myanmar ;
Développement d’installations portuaires à Sittwe, Myanmar ;
Installations de services de renseignements électroniques sur des îles dans le golfe du Bengale ;
Ventes de navires lance-missiles au Bangladesh et aide au développement de son port en mer profonde à Chittagong, au Bangladesh ;
Aide militaire étendue au Sri Lanka. La Chine a aidé le Sri Lanka à gagner la guerre contre les Tigres Tamouls en 2009, elle a aussi investi dans le développement du port à Hambantota ;
Construction d’une base navale à Marao aux Maldives ;
Etablissement aux Seychelles de sa première base militaire à l’étranger ;
Construction du port de Gwadar au Pakistan. L’engagement de la Chine dans la construction du port en eau profonde de Gwadar sur la côte sud-ouest du Pakistan a été, en particulier, suivi avec une grande attention à cause de sa position stratégique, à 70 km environ de la frontière iranienne et 400 km à l’est du détroit d’Ormuz – la principale route d’approvisionnement en pétrole. On a dit que çà donnerait à la Chine "un poste d’écoute" d’où elle pourrait surveiller l’activité navale US dans le Golfe Persique et l’activité indienne dans la mer d’Arabie ;
Participation à mission anti-pirates dans le Golfe d’Aden.
La construction de ce "collier de perles" permettrait à la Chine de menacer le transport maritime aux trois points de passage obligés dans l’Océan Indien – Bab el Mandeb (reliant la Mer Rouge au Golfe d’Aden), le Détroit d’Ormuz et le Détroit de Malacca. Les officiers de marine chinois parlent de développer à long terme trois flottes de haute mer pour patrouiller devant le Japon et la Corée, le Pacifique occidental, le détroit de Malacca et l’Océan Indien.
En tant que puissance émergente, la Chine réclame plus de poids et d’influence, mais cela ne peut être qu’aux dépens des autres pays, en particulier, au détriment des États-Unis. C’est ce qui polarise toute la situation régionale. Les pays sont poussés vers la Chine ou dans les bras des États-Unis, qu’ils le veuillent ou non.
La classe dominante en Chine veut nous faire croire que l’ascension de Beijing se veut pacifique, que la Chine n’a aucune intention expansionniste, qu’elle sera une sorte différente de grande puissance. La réalité dans les 20 dernières années, c’est que la montée de la Chine est inséparable de ses ambitions impérialistes et militaires croissantes. Il est certainement impensable pour le moment que la Chine puisse défaire les États-Unis ou se mettre à la tête d’un nouveau bloc chinois. Cependant, alors que le principal impact de l’ascension de la Chine a été de saper la supériorité américaine, ses ambitions ont déclenché une nouvelle course aux armements. De plus, le poids accru de la Chine au niveau mondial a encouragé la tête de l’ex-bloc déclinant, la Russie, à se positionner aux côtés de la Chine dans beaucoup de conflits avec les États-Unis (par exemple en Syrie, Iran) et à soutenir (ouvertement ou de façon cachée) tous ces régimes qui sont dénoncés par les États-Unis comme des États "voyous" (Corée du Nord, Iran) ou qui sont des "États défaillants" comme le Pakistan. Bien que la Russie ne soit pas non plus intéressée à voir la Chine devenir trop forte, et que Moscou ne veuille pas devenir un vassal de la Chine, la Russie a l’impression d’avoir une nouvelle marge de manœuvre en agissant avec la Chine contre les États-Unis. La Russie a ainsi fait plusieurs exercices militaires avec la Chine dans la Mer Jaune.
Depuis 1989, le budget militaire a augmenté en moyenne de 12,9 % par an, selon GlobalSecurity.org, et c’est maintenant le second budget le plus élevé sur la planète. Le budget global des États-Unis pour la sécurité nationale –ne prenant pas en compte les différentes guerres dans lesquelles Washington est impliqué– s’élève à un peu plus de 800 milliards de dollars, encore que quelques estimations le chiffrent à plus de mille milliards de dollars. Le groupe de recherche globale IHS a prévu que les dépenses militaires de Beijing verraient doubler leur chiffre de 2011, 119.8 milliards de dollars US pour atteindre 238.2 milliards en 2015. Cela dépasse les sommes dépensées par les 12 marchés clefs de la défense de la région, y compris le Japon et l’Inde. En 2011, les dépenses militaires étaient plus élevées de 80 % que celles du Japon et de 200 % que celles de l’Inde. Le budget militaire de la Chine en 2011 était 2,5 fois plus grand qu’en 2001 et a doublé tous les 5 ans. Le budget militaire de la Chine représente 30 % du total des budgets militaires en Asie, bien que selon les officiels de la défense occidentale, ces totaux n’incluent pas les importations d’armes. En réalité, le budget militaire global est donc beaucoup plus élevé. Si les prévisions se réalisent, les dépenses militaires de la Chine vont dépasser le montant réuni des dépenses militaires des 8 principaux membres de l’OTAN, États Unis non compris. Alors qu’en 2000, le budget militaire des États-Unis était encore 20 fois plus élevé que celui de la Chine, en 2011/2012, le rapport est de 7,11
Les efforts de modernisation de la Chine ont été principalement axés sur l’augmentation de ses capacités balistiques, en mettant au point par exemple des fusées à plus longue portée, et sur l’accroissement de ses capacités de guerre cybernétique. La flotte chinoise est aujourd’hui considérée comme la troisième du monde derrière les États-Unis et la Russie. Le nombre de fantassins dans l’Armée Populaire de Libération a été réduit alors que les troupes dans la marine, les forces aériennes et dans le second corps d’artillerie –qui entretient les missiles nucléaires chinois– ont augmenté.
Alors que la Chine a connu des taux de croissance très élevés, souvent à deux chiffres, le taux de croissance de son budget militaire a été encore plus rapide. L’armée chinoise est certainement partie d’un niveau très bas car la majorité de ses forces était des forces terrestres, mal équipées et vues en grande partie comme de la chair à canon pour les grandes batailles terrestres. Les militaires chinois ont peu d’expérience de combats. Ils n’ont pas été engagés dans un conflit depuis 1979 quand ils se sont fait botter les fesses par le Vietnam. Au contraire, les troupes américaines ont combattu, se sont modernisées, ont adapté leur armement et leurs tactiques de façon constante –en développant leurs capacités antisatellites, des missiles balistiques contre les navires, des missiles de croisière, des capacités pour mener une cyberguerre. La capacité de l’Armée Populaire de Libération (APL) à mener des opérations conjointes et complexes dans un environnement hostile n’a pas été testée. Les missiles et les forces sous-marines chinoises représenteraient une menace pour les porte-avions américains près des côtes de la Chine, mais pas plus loin, au moins pendant un certain temps. Apprendre à utiliser dans les batailles toutes ces armes nouvellement acquises prendra probablement des années. Néanmoins, le projet d’armement ambitieux et la stratégie d’expansion de la Chine ont amené les États-Unis à percevoir ce pays comme un pays parmi "les puissances majeures et émergentes" qui a "le plus grand potentiel pour concurrencer militairement" les États-Unis. Même si, selon le Pentagone, les militaires chinois sont "encore à des décennies de posséder une pleine capacité de combattre et de défaire un adversaire moderne au-delà des frontières de la Chine", des leaders aux États-Unis mettent en garde : "l’armée chinoise grossit et se modernise". "Nous devons être vigilants. Nous devons être forts. Nous devons nous préparer à affronter tout défi. Mais la clef pour cette région va être de développer une nouvelle ère de coopération défensive entre nos pays, ceux qui partagent le fardeau de la sécurité pour faire avancer la paix." (Le secrétaire de la Défense US, Panetta)2
La construction du "collier de perles" et la présence croissante de la Chine dans le Pacifique, ont pour conséquence que tous les pays voisins sont obligés d’adapter leur plans militaires. Quelques exemples :
Le Japon qui avait ses armes dirigées principalement contre l’Union Soviétique a changé pour les orienter plus sur la Chine. Malgré les effets de la crise économique, le Japon a planifié de dépenser 284 milliards de dollars entre 2011 et 2015 -entre autres, en déployant plus de missiles Patriot US, et en fournissant plus de navires de haute mer à la Marine. Le Japon et la Chine sont actuellement en bisbille à propos d’une île située entre les deux pays (en japonais, Ile Senkaku, en chinois, Ile Dianoyu), un groupe d’îlots rocheux à limite du plateau continental à environ 100 miles au nord-est de Taiwan3
En 2006, la Corée du Sud a entamé un programme à 15 ans de modernisation militaire qui va coûter environ 5,5 milliards de dollars, dont un tiers est prévu pour l’achat d’armes. En 2012, des missiles de croisière ont été testés, avec une portée de 930 miles, donc capables d’atteindre n’importe quel lieu en Corée du Nord. Au vu des derniers clashes avec la Corée du Nord, l’argent disponible pour acheter des armes supplémentaires a été augment4.
L’Australie a augmenté son budget militaire. Elle a donné son accord pour l’arrivée de 2500 soldats US en plus et la permission de construire une nouvelle base US dans le pays.
1 Sources: defensetech.org/2011/05/19/pla-chinese-military-doesntcompare-to-u-s-military.
csis.org/press/csis-in./panetta-outlines-us-military-strategy-asia
https://www.globalsecurity.org/military/world/china/budget.htm [106]
Shen Dingli in Le Monde Diplomatique, May 2012
"[La Mer de Chine du Sud] renferme non seulement du pétrole et des sources de gaz situées près de pays grands consommateurs d’énergie, mais elle est aussi la deuxième voie de navigation du monde en terme de trafic qui relie l’Asie du Nord Est et le Pacifique occidental à l’Océan Indien et au Moyen Orient, en la traversant. Plus de la moitié du tonnage mondial du transport maritime passe par la Mer de Chine Méridionale chaque année. Plus de 80 % du pétrole pour le Japon, la Corée du Sud et Taiwan passe par cette région.
Jose Almonte, ancien conseiller pour la sécurité nationale dans le gouvernement philippin, parle sans fard de l’importance stratégique de cette région. La grande puissance qui contrôle la Mer de Chine méridionale exercera sa domination à la fois sur la péninsule et l’archipel de l’Asie du Sud Est, et jouera un rôle décisif dans l’avenir du Pacifique occidental et de l’Océan Indien – de même que sur les voies de navigation stratégiques pour le pétrole du Moyen Orient"1
La Mer de Chine du Sud n’est pas seulement la route maritime la plus importante, on estime aussi que la zone est riche en pétrole, gaz naturel et matières premières précieuses et en pêcheries sur lesquelles il n’y a pas encore d’accord sur les droits d’exploitation. Ces facteurs militaro-économico-stratégiques constituent un mélange explosif.
Les conflits entre les États côtiers pour la domination de cette zone sont très anciens. La Chine et le Vietnam se sont affrontés, en 1978, pour contrôler les Iles Spratly (le Vietnam qui était soutenu par Moscou à cette époque les réclamait) ; le leader chinois, Deng Tsiao Ping, a alors averti Moscou que la Chine était préparée à une guerre à grande échelle contre l’URSS). La position plus agressive de la Chine vis-à-vis de cette zone a pris un tournant après 1991. À cette époque, la Chine a pris les premières mesures pour s’installer dans la Mer de Chine du Sud et remplir le vide créé par le retrait des forces US des Philippines en 1991). La Chine a réaffirmé ses revendications "historiques" et fondées en rien sur le droit légal international, sur toutes les petites îles, y compris les archipels Paracels et Spratly et sur 80 % des eaux le long de la ligne en neuf traits,2 sur la carte de la mer de Chine du sud. Malgré des négociations, aucune solution n’a été trouvée pour les deux grands groupes d’îles –les Paracels (ou Xisha et Zhongsha) à propos desquelles la Chine a encore eu des conflits militaires avec le Vietnam en 1988 et 1992. Ces îles peuvent être utilisées comme bases aériennes et navales pour des services de renseignements et de surveillance ainsi que des activités de reconnaissance, et en tant qu’argument de base pour revendiquer la partie la plus profonde de la Mer de Chine du Sud pour les sous-marins chinois équipés de missiles balistiques et d’autres navires. On dit que la Chine construit une base de missiles terre-mer dans la province de Guangdong au sud de la Chine, avec des missiles capables d’atteindre le Vietnam et les Philippines. Cette base est considérée comme le fruit d’un effort pour donner du poids aux revendications territoriales chinoises sur de grandes zones de la Mer de Chine du Sud revendiquées par les pays voisins et pour faire face aux porte-avions américains qui patrouillent actuellement sans problème dans cette zone. La Chine a même déclaré la zone comme étant d’un "intérêt fondamental" pour elle, mettant la zone marine au même niveau de signification que le Tibet et Taiwan pour la Chine.
La Mer de Chine du Sud est la zone la plus fragile, la plus instable -parce que la Chine n’y est en concurrence avec aucun de ses grands rivaux. Elle fait face à nombre de petits pays plus faibles –Vietnam, Philippines, Brunei, Malaisie, Singapour, Indonésie– qui sont tous trop petits pour se défendre seuls. En conséquence tous ces pays voisins sont obligés de chercher l’aide d’un plus grand allié. Cela veut dire d’abord et avant tout les États-Unis, mais aussi le Japon et l’Inde qui ont offert leur "protection" à ces États. Ces deux derniers pays ont participé, par exemple, à plusieurs manœuvres avec le Vietnam et Singapour.
Une des principales cibles de cette course aux armements qui s’est déclenchée en Asie se trouve dans les pays de la Mer de Chine du sud. Bien que le Vietnam n’ait pas les moyens militaires et financiers pour s’aligner sur la Chine, il a acheté des armes à des compagnies européennes et russes –y compris des sous-marins. Les importations d’armes augmentent en Malaisie. Entre 2005 et 2009, ce pays a multiplié ses importations d’armes par 7 par rapport à la période couvrant les 5 années précédentes. La petite Cité-État de Singapour, qui planifie d’acquérir deux sous-marins, est maintenant parmi les dix premiers importateurs d’armes mondiaux. L’Australie planifie de dépenser au moins 279 milliards de dollars au cours des 20 prochaines années dans des nouveaux sous-marins, destroyers et avions de combat. L’Indonésie veut acquérir des missiles à longue portée. Les Philippines dépensent presque 1 milliard de dollars pour un nouvel avion et des radars. La Chine a environ 62 sous-marins maintenant, et en attend 15 autres dans les prochaines années. L’Inde, la Corée du Sud et le Vietnam vont acquérir 6 nouveaux sous-marins chacun en 2020. Les plans de l’Australie sont d’en ajouter 12 dans les 20 ans à venir. Singapour, l’Indonésie et la Malaisie en ajoutent deux chacun. Toutes ensemble, ces acquisitions constituent une des plus grandes accumulations de sous-marins depuis les années du début de la guerre froide. On s’attend à ce que les nations asiatiques achètent jusqu’à 111 sous-marins dans les 20 prochaines années.3
1 https://www [110]. Japanfocus.org/-Suisheng-Zao/2978
3 www.wsj.com [112], February 12, 2011.
Il n’y a pas que le Pacifique et la Mer de Chine Méridionale qui soient le théâtre de rivalités impérialistes, l’Océan Indien est aussi devenu une zone où se déploient toutes les rivalités.
Les voies maritimes dans l’Océan Indien sont considérées comme les plus importantes stratégiquement dans le monde – selon le "Journal de la région de l’Océan Indien", plus de 80 % du commerce maritime du pétrole transite par des goulots d’étranglement dans l’Océan Indien, avec 40 % passant par le détroit d’Ormuz, 35 % par le détroit de Malacca et 8 % par le détroit de Bab-el-Mandeb. La moitié des porte-containers du monde naviguent sur cette route maritime vitale. Mais il ne s’agit pas seulement de voies maritimes et de commerce. Plus de la moitié des conflits armés dans le monde se situent actuellement dans la région de l’Océan Indien. En plus d’être le théâtre des ambitions impérialistes de la Chine et de l’Inde, il y a le danger d’une confrontation nucléaire entre Inde et Pakistan, les interventions américaines en Irak et en Afghanistan, le conflit permanent autour de l’Iran, le terrorisme islamiste, la fréquence croissante des actes de piraterie dans et autour de la Corne de l’Afrique et des conflits dus à la diminution des ressources halieutiques.
En fait, l’Océan Indien est une "interface" cruciale entre la vieille zone de tensions impérialistes au Moyen Orient, et celle où les tensions sont en train de croître en Asie du Sud Est, dans la Mer de Chine méridionale et dans tout le Pacifique. Bien qu’il y ait des spéculations sur la possibilité que l’Océan Indien puisse receler 40 % de la production mondiale de pétrole, et qu’il y a eu des explorations pétrolières récentes dans les mers de l’Inde, du Sri Lanka et du Myanmar, l’importance de cet océan s’est surtout accrue depuis que le déclin relatif de la puissance des États-Unis dans la région a laissé un vide qui est de plus en plus rempli par la Chine et l’Inde.
Il n’y pas que la Chine qui essaie de renforcer sa présence dans l’Océan Indien. Le Japon est prêt à participer aux efforts pour contenir la Chine et a promis au Myanmar, à la Thaïlande, au Vietnam, Laos et Cambodge, 7,18 milliards de dollars d’aide au développement dans les trois prochaines années pour contribuer à la construction d’infrastructure, y compris un train à grande vitesse, un port et des projets d’adductions d’eau. Mais c’est surtout le plus grand pays du littoral de l’Océan Indien, l’Inde, qui a traditionnellement une vision stratégique orientée vers le territoire, qui a été obligée de contrer la pénétration de la Chine dans l’Océan Indien. Il y a beaucoup en jeu pour l’Inde : elle importe quelques 70 % de son pétrole et de son gaz dont environ les deux-tiers sont acheminés via l’Océan Indien. L’Inde est le quatrième plus grand consommateur de pétrole du monde et dépend des cargaisons de brut en provenance des pays du Moyen Orient, y compris l’Arabie Saoudite et l’Iran. Elle importe aussi de grandes quantités de charbon d’Indonésie et d’Australie. Cette dépendance et le rôle crucial des voies maritimes le long de ses côtes ont rendu l’Inde très vulnérable côté mer. Bien sûr, l’émergence de l’Inde en tant que nouvel acteur régional a accru ses appétits impérialistes.
Historiquement, l’Inde a été considérée comme le joyau de la couronne par le colonialisme britannique. Quand, après la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants coloniaux anglais n’ont plus été en mesure de la contrôler, ils l’ont divisée. Presque en même temps que la Corée et la Chine, l’ancien Raj a aussi été divisé en deux parties –le Pakistan dominé par les musulmans, et l’Inde multi-religieuse à majorité Hindou1. Les deux pays sont engagés dans une guerre froide permanente avec 4 guerres intenses depuis lors. Dès que l’indépendance a été déclarée en 1947, un conflit militaire a éclaté entre eux pour le contrôle du territoire contesté et stratégiquement vital du Cachemire. Le Pakistan a occupé un tiers du Cachemire, l’Inde en a occupé les trois cinquième (une partie du Cachemire est toujours occupée par la Chine). Dans la guerre indo-pakistanaise de 1965, l’Inde a attaqué le Pakistan sur tous les fronts à la suite de tentatives de troupes pakistanaises de s’infiltrer dans la partie du Cachemire contrôlée par l’Inde.
La guerre indo-pakistanaise de 1971 s’est menée sur la question de l’autonomie au Pakistan oriental, l’Inde a battu le Pakistan de façon décisive, ce qui a eu pour résultat la création du Bangladesh (note)2
En 1999, le Pakistan et l’Inde ont eu des accrochages frontaliers pendant 11 semaines dans la province septentrionale disputée du Cachemire. Ces dernières années, des attaques terroristes répétées -soutenues par le Pakistan- ont contribué à maintenir l’inimitié entre ces deux puissances nucléaires.
A l’époque de l’indépendance de l’Inde, la classe dominante indienne était encore capable de se tenir en dehors de la confrontation entre le bloc dirigé par les États-Unis et le bloc de l’Est dirigé par l’URSS. L’Inde a pris part à la création du Mouvement des non-alignés, fondamentalement parce que les principaux fronts de la confrontation entre les deux blocs était en Europe et en Asie du Sud Est (cf. la Guerre de Corée). En tant que membre des nations non-alignées3, l’Inde s’est coupée du soutien militaire des États-Unis, et a été forcée de se tourner vers la Russie pour les fournitures et équipements militaires et même pour certains investissements industriels, bien que le pays n’ait jamais fait partie du bloc russe. Cependant, la tentative de l’Inde de se tenir à l’écart de la confrontation Est-Ouest n’a pas empêché un clash avec la Chine et, en 1962, ces deux pays se sont engagés dans une courte guerre sur la frontière de l’Himalaya. La guerre a convaincu les militaires indiens de se réorienter sur la fabrication d’armes et d’améliorer les relations avec les États-Unis.
L’Inde fait face à deux ennemis jurés –le Pakistan et la Chine, cette dernière soutenant fortement le Pakistan. Malgré de nombreux efforts diplomatiques, les disputes sur la frontière entre l’Inde et la Chine n’ont pas disparu. L’Inde affirme que la Chine occupe plus de 36 000 km² du territoire indien dans l’Aksai Chin, le long de sa frontière au nord du Cachemire (communément appelé le secteur occidental) tandis que la Chine réclame plus 88 000 km² de l’État indien Arunachadal Pradesh (communément appelé le secteur oriental), au nord est. L’Inde héberge aussi depuis longtemps le Dalaï Lama et environ 100 000 réfugiés tibétains qui se sont enfuis après que la Chine ait annexé le Tibet en 1950. Ces dernières années, la Chine a aussi intensifié ses constructions militaires le long de la frontière indienne, en particulier au Tibet. Par exemple, l’aviation de l’Armée Populaire de Libération a établi au moins quatre bases aériennes au Tibet et 3 dans le sud de la Chine, capables de monter des opérations contre l’Inde.4
A l’exception des britanniques, tous ceux qui ont régné sur l’Inde avaient une vision orientée surtout sur le territoire. Depuis l’indépendance de l’Inde, les plus grands conflits dans lesquels le pays a été impliquée ou qui ont éclaté dans la région, (Afghanistan, Irak, Iran) ont eu lieu sur terre, sans grandes batailles en mer. Le développement rapide de la puissance navale indienne est un phénomène récent qui ne peut donc s’expliquer que par la confrontation générale qui se dessine en Asie. Après avoir fixé son regard surtout sur une menace du Pakistan et de la Chine sur son flanc nord-est, l’Inde fait maintenant face à un nouveau défi –défendre ses positions dans l’Océan Indien.5
Il n’est donc pas étonnant que l’Inde ait commandé à la Russie environ 350 tanks T-90S et quelques 250-300 avions de combat et qu'elle ait décidé de produire à peu près 1000 tanks en Inde même.6
Pour faire face à la stratégie chinoise du "collier de perles", la marine indienne a accru ses moyen maritimes en acquérant des porte-avions, des tankers et des bateaux pour le transport de troupes. Dans la prochaine décennie, l’Inde prévoit d’ajouter 100 nouveaux bateaux de guerre à sa force navale. L’Inde a maintenant la cinquième flotte du monde. Alors que ce pays continue à moderniser ses forces terrestres, et a besoin de garder des milliers de soldats mobilisés à ses frontières avec le Pakistan, l’armée chinoise a mis plus l'effort sur ses navires de haute mer et sur l’accroissement de ses capacités balistiques "hors zone".
L'Inde étant inférieure à la Chine sur le plan militaire et économique, l’expansion chinoise dans l’Océan Indien l'a obligée à chercher un allié dont les intérêts sont aussi opposés à ceux de la Chine. D’où la convergence d’intérêts entre les États-Unis et l’Inde. Il est révélateur que l’Inde, qui a pu dans les années 1950 rester en dehors de la zone des conflits majeurs entre l’Est et l’Ouest, soit poussée maintenant à une lutte de pouvoir avec la Chine et forcée de se rapprocher des États-Unis. L’Inde fait déjà annuellement plus de manœuvres militaires conjointes avec les États-Unis que n’importe quel pays dans le monde. Malgré de fortes hésitations dans certaines parties de la classe dominante indienne, qui se méfient des États-Unis après tant d’années de liens étroits avec l’Union Soviétique, l’Inde et les États-Unis sont condamnés à un "partenariat". Les États-Unis n’ont d’autre choix que de favoriser la modernisation et l’armement de l’Inde. Dans ce contexte, ils ont tacitement ou directement soutenu les pas en avant qu’a fait l’Inde pour développer une puissance nucléaire –ce qui ne peut être vu, à la fois par le Pakistan et la Chine, que comme une menace directe.
"Avant tout, le raisonnement géostratégique d’une alliance entre les États-Unis et l’Inde est l’encerclement ou le "containment" de la République Populaire de Chine. L’Inde peut être le seul contre-poids à la Chine dans la région. L’autre raisonnement ou l’intention présidant à une telle coopération est la neutralisation de la Russie comme acteur en Asie Centrale et la sécurisation des ressources énergétiques à la fois pour l’Inde et pour les États-Unis. Les États-Unis ont aussi utilisé l’Inde dans le but d’essayer d’isoler l’Iran."7
Comme beaucoup de pays d’Asie du Sud-Est et comme la Chine, l’Inde a aussi intensifié sa course aux armements. Le budget de la défense, qui est en gros de 3,2 milliards de dollars en 2011 s’est accru de 151 % au cours de la dernière décennie. Les dépenses de l’Inde pour la défense vont augmenter de 17 % au cours de l’exercice financier 2012-2013. Le gouvernement prévoit que les dépenses militaires vont augmenter de 8,3 % par an dans les prochaines années. Les importations des principales armes se sont accrues de 38 % entre 2002-2006 et 2007-2011. L’Inde a dépensé quelques 12,7 milliards de dollars en armes, 80 % provenant de la Russie, entre 2007 et 2011, selon le SIPRI8.
L’Inde a établi des postes d’écoute au nord de Madagascar, aux Seychelles et sur l’Ile Maurice ; fin 2009, elle a réussi à coopter les Maldives comme participant au commandement de sa flotte du Sud. L’Inde a établi sa première base militaire en terre étrangère, à Ayni au Tadjikistan. Dans ce contexte, les derniers essais de missiles à longue portée font partie de la stratégie globale de l’impérialisme indien.
Le pays a commencé à développer des relations économiques et surtout militaires plus étroites avec la Japon et le Vietnam. L’Inde a fait du renforcement de ses liens avec le Japon une priorité, en accroissant les contacts au niveau militaire, la coopération au niveau maritime, les rapports commerciaux et les investissements. Tokyo, en retour, a engagé 4,5 milliards de dollars en prêts bonifiés dans la construction de la voie ferrée destinée au transport entre Delhi et Mumbai. Une déclaration commune sur la sécurité a été signée en 2008 avec le Japon, qui stipule que leur partenariat est "un pilier essentiel pour la future architecture de la région" 9 Le Japon a participé à plusieurs reprises à des manœuvres navales aux Malabar dans l’Océan Indien. Non seulement l’Inde se sent particulièrement menacée, par la connexion entre Chine et Pakistan, elle est aussi alarmée par le soutien financier et militaire grandissant de la Chine au Sri Lanka stratégiquement important. L’attitude du régime au Myanmar, qui pendant des années a eu des liens privilégiés avec la Chine, est un autre facteur d’incertitude. L’Inde est donc confrontée à la fois sur ses frontières à l’ouest, au nord, au sud et à l’est et le long de ses côtes à une pression croissante de la Chine. Comme on l’a dit plus haut, l’armée indienne est bloquée par la défense permanente de ses frontières terrestres. La Chine fait des incursions périodiques dans l’État indien du nord, l’Arunachal Pradesh, qui a une frontière avec le Tibet et est revendiqué par Beijing comme étant sien. La Chine, pour contrer le soutien des États-Unis à la puissance nucléaire indienne, a vendu deux nouveaux réacteurs nucléaires au Pakistan. De plus, l’Armée Populaire de Libération est présente dans les zones du Cachemire administrées par le Pakistan de l’Azad Kashmir et du Giltit-Baltistan. Avec la Chine qui contrôle déjà un cinquième de Jammu et du Cachemire, l’armée indienne est face à la réalité d’une présence chinoise des deux côtés, est et ouest, de la fragile région du Cachemire.
Comme nous le verrons plus loin, les intérêts antagoniques dans l’Océan Indien et la stratégie d’armement et de recherche d’alliés recèlent beaucoup d’éléments imprévisibles. Par exemple, début 2008, l’Inde a lancé un satellite espion israélien (TechSAR/Polaris) dans l’espace. Le satellite israélien semblait principalement viser l’Iran. Israël fournit l’Inde en technologie électronique de pointe et il y a des indications qui montrent une coopération plus étroite entre les États-Unis, l’Inde et Israël10 Dans ce contexte de tensions croissantes en Asie, l’Inde fait partie d’un ensemble naval majeur qui va de la côte de l’Afrique de l’Est et de la Mer d’Arabie jusqu’aux rivages de l’Océanie. À côté des flottes américaines et des alliés des États-Unis dans l’OTAN, les flottes de l’Iran, de l’Inde, de la Chine, du Japon, et de l’Australie ont étendu leur présence, avec la justification des problèmes réels causés par les actes de pirateries, en tant que11 Du point de vue international, cela montre le contraste entre d'une part les vieux pays industriels, asphyxiés par le poids croissant de la crise économique, qui ont été forcés de réduire ou de geler leurs dépenses militaires et, d'autre part tous les pays émergents en Asie qui accroissent leurs budgets d’armement. Selon les dernières données fournies par le SIPRI, les 5 plus grands importateurs d’armes en 2007-2011 sont tous des États asiatiques. L’Inde est celle qui reçoit le plus d’armes dans le monde, représentant 10 % du total des armes importées, suivie par la Corée (6 %), le Pakistan (5 %), la Chine (5 %) et Singapour (4 %). 30 % du volume des importations internationales d’armes sont à destination de ces cinq pays, selon le SIPRI. Cette constitution simultanée d’un armement moderne dans la région du Pacifique asiatique et dans l’Asie du Sud-est se fait à une échelle et à une vitesse jamais vues depuis la course aux armements de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union Soviétique.
Alors que les tensions grandissent en Asie orientale et en Asie du Sud Est, l’escalade récente des tensions au Moyen Orient fait que, très vraisemblablement, toute aggravation des conflits au Moyen-Orient et dans la région va avoir des répercussions importantes sur les constellations impérialistes en Asie.
1 La partition a été une des plus grandes opérations de l’histoire de purification ethnique, déplaçant jusqu’à 10 millions de personnes et faisant jusqu’à un million de morts.
3 Le Mouvement des Non-Alignés a été fondé en 1961 à Belgrade, par les dirigeants de la Yougoslavie, l’Egypte, l’Inde et l’Indonésie. Il essayait de créer un espace entre les deux blocs en jouant l’un contre l’autre. Sa marge de manœuvre peut être évaluée d’après le fait que le Cuba de Castro – à l’époque dépendant de la Russie pour sa survie – en était aussi un membre.
4 https://blogs.reuters.com/india-expertzone/2011/07/19/the-china-challeng... [114] -relations/
6 Source : https://www.defense [116] industrydaily.com/indian-army-wants-to-add-another-1000-190-tanks-by-2020-updated-02697/
7 Voir : https://www.globalresearch.ca/geo-strategic-chessboard-war-between-india... [117], Geostrategic chessboard : War between India and China ? by Mahdi Darius Nazemroaya, October 2009.
8 Stokholm International Peace Research Institute, https://www.sipri.org.media/pressreleases/rise-in-international-arms-tra... [118]
Pendant les soixante dernières années, le Moyen-Orient a été le théâtre de conflits et de guerres sans fin (Israël-Palestine, Afghanistan, Irak, Iran et maintenant la Syrie). Jusqu’à récemment, l’Asie de l’Est et du Sud-Est n’avait jamais été fortement impliquée dans ces conflits. Mais les rivalités entre les plus grandes puissances asiatiques et les antagonismes entre la Chine et les États-Unis se font de plus en plus sentir également dans les différents conflits au Moyen Orient.
Le Pakistan est courtisé à la fois par les États-Unis et la Chine. Les États-Unis ont besoin du Pakistan pour contrer les différentes variétés de terrorisme qui opèrent dans ce pays et en Afghanistan. Cependant, les factions de la classe dominante au Pakistan ne veulent pas toutes être soumises aux États-Unis. L’engagement du Pakistan dans les guerres américaines déstabilise encore plus le pays (par exemple, les récentes frappes aériennes au Pakistan révèlent la nouvelle stratégie "frapper et tuer", visant les "terroristes" et qui embrasent des régions encore plus grandes du pays). Cette déstabilisation œuvre de plusieurs façons contre la Chine qui, elle, veut un Pakistan fort contre l’Inde.
En ce qui concerne l’Afghanistan, l’Inde a participé aux côtés des forces dirigées par les américains à la mise en place d’un "dispositif de sécurité" en Afghanistan, sous les yeux méfiants de la Chine. Beijing a, de son côté, signé des contrats économiques majeurs avec Kaboul.
L’aggravation du conflit autour de l’Iran a de grandes implications sur les rivalités en Asie. Alors que l’Iran jusqu’en 1978-79 était un avant-poste important du bloc américain contre la Russie, une fois le régime du Shah explosé et le pouvoir pris par les Mollahs, un fort anti-américanisme s’est développé. Plus l’hégémonie américaine faiblissait, plus l’Iran pouvait prétendre être une puissance régionale. Le défi iranien vis-à-vis des États-Unis devait inévitablement recevoir le soutien de la Chine. Au niveau économique, la Chine a bénéficié de l’espace laissé vacant par les sanctions imposées à l’Iran : elle est maintenant le plus grand partenaire commercial de l’Iran. Alors que Beijing s’engage de plus en plus économiquement avec l’Iran, la présence de l’Inde diminue. Elle craint d’être marginalisée en Iran au profit de la Chine, alors même que 12 % de sa consommation de Pétrole est importé d’Iran (le deuxième plus grand fournisseur après l’Arabie Saoudite) elle.
Bien que l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite soient des ennemis jurés, et malgré le soutien de la Chine au régime de Téhéran, la Chine a signé un pacte de coopération sur l’énergie nucléaire civile avec l’Arabie Saoudite, un pays qui fournit presque un cinquième de son pétrole à la Chine. La Chine est contrainte d’éviter les antagonismes avec ses fournisseurs importants de pétrole. C’est une expression de la pratique diplomatique versatile chinoise dans la région, qui consiste à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, quels que soient les antagonismes existant les différents "partenaires". La démarche de la Chine pour maintenir un équilibre dans ses liens avec l’Iran et les États arabes du Golfe, limite les choix économiques et militaires de l’Inde, parce que les saoudiens ont aussi établi des liens spéciaux avec le Pakistan, dont ils ont financé et encouragé le programme nucléaire pendant des années. Il est plausible que le Pakistan puisse secrètement transférer la technologie nucléaire à l’Arabie Saoudite –ce qui doit être vu comme une grande menace pour l’Iran et l’Inde. Cependant, d’autres facteurs rendent la constellation encore plus compliquée et contradictoire1
L’Iran a beaucoup d’ennemis dans la région. Par exemple, l’Arabie Saoudite, lourdement armée (qui projette d’acheter 600-800 tanks allemands et qui a signé récemment un contrat gigantesque pour 130 avions de combat avec les États-Unis)2, et l’Irak, contre qui il a mené une guerre pendant 8 ans dans les années 1980. Israël se sent vulnérable face à une attaque de missiles (nucléaires ?) iraniens et fait fortement pression sur les États-Unis pour frapper militairement les supposés sites nucléaires. Toute escalade autour de l’Iran va donc vraisemblablement créer de grands bouleversements entre les rivaux de l’Iran et ses défenseurs.
Enfin, et ce n’est pas la moindre des choses, tout conflit au Moyen Orient favorise le retour sur la scène de l’ex-leader de bloc, la Russie. En se liguant avec la Chine, la Russie s’oppose fortement à toute intervention militaire contre l’Iran, et fait tout ce qu’elle peut pour saper la stratégie américaine. La Chine et la Russie, toutes deux, doivent protéger l’Iran de la pression américaine, parce que si le régime de Téhéran tombait, cela renforcerait la position américaine au Moyen Orient et non seulement menacerait, la fourniture de pétrole à la Chine, mais encore affaiblirait la présence stratégique tant de la Russie et que de la Chine dans la région.
Le blocage de la situation impérialiste en Syrie pendant l’été 2012 ne peut se comprendre sans prendre en compte les manœuvres secrètes et la présence non dissimulée de la Chine, de la Russie et de l’Iran dans le conflit. Sans le soutien de ces trois puissances, les pays occidentaux –malgré leurs différences et d’autres facteurs qui les font hésiter– auraient pu être tentées d’intervenir militairement beaucoup plus rapidement.
Les liens chaotiques et contradictoires résultant des rivalités impérialistes au Moyen-Orient, où les conflits entre la puissance régionale, l’Iran, (appuyé par la Chine et la Russie) et les États-Unis (appuyés par Israël, l’Inde, l’Arabie Saoudite), de même que les tensions croissantes entre les puissances rivales locales auront des conséquences imprévisibles, non seulement sur les rivalités entre l’Inde et la Chine, mais à l'échelle de la planète toute entière.
Alors que les tensions au Moyen-Orient sont au centre de l’arène des rivalités impérialistes depuis plusieurs décennies, les tensions en Extrême-Orient et en Asie du Sud prennent rapidement leur élan. Bien qu’une escalade immédiate des rivalités culminant dans une guerre ouverte en Extrême-Orient ne paraisse pas une perspective immédiate, parce que nous sommes seulement au début de cette course, le renforcement militaire permanent et irréversible fait pressentir pour l'avenir un nouveau niveau de destruction.
En Asie, ce ne sont pas des puissances secondaires qui se font face mais les deux puissances les plus peuplées du monde : la Chine et l’Inde. En même temps, les plus grandes puissances économiques du monde, les États-Unis et la Chine, qui sont plus dépendantes l’une de l’autre que jamais, au niveau économique et financier, sont engagées dans une course aux armements. La zone de conflits concerne quelques-unes des voies maritimes les plus importantes du monde et il y a le risque, à long terme, d’un embrasement de l’Extrême-Orient jusqu’au Moyen-Orient, avec des répercussions imprévisibles sur toute l’économie mondiale. Alors qu'à l'occasion de la Première Guerre mondiale, les principales batailles avaient pris place en Europe et seulement très marginalement en Asie, un siècle plus tard, aujourd’hui, toute l’Asie avec ses deux océans et ses voies maritimes cruciales, s’est engouffrée dans la spirale mortelle. La capacité de destruction atteinte éclipse la puissance des bombes atomiques jetées sur Hiroshima et Nagasaki. Plus de 60 ans plus tard, en plus des États-Unis, une demi-douzaine de pays dans la région ont des armes nucléaires ou cherchent à en avoir : la Chine, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord, l’Iran, la Russie1.
Les États-Unis, la seule superpuissance restante dans le monde, se sentent très menacés par l’émergence de la Chine. Ceci les a forcé à réorienter leur stratégie militaire. Alors que jusqu’à maintenant 40 % de la flotte américaine opérait dans l’Océan Atlantique, Washington projette de déployer 60 % de la flotte américaine en Asie. La récente décision du président Obama de faire "pivoter" la puissance américaine vers l’Orient a conduit au redéploiement de 60 % de la flotte américaine dans le Pacifique. Les États-Unis doivent nécessairement faire tout ce qui est en leur pouvoir pour encercler la Chine et donc s’adapter en conséquence au niveau militaire. Dans un certain sens, cette confrontation est une question de vie ou de mort pour les États-Unis.2
En mars 1946, Winston Churchill a fait son fameux discours sur le "rideau de fer" en décrivant la domination soviétique en Europe de l’Est : l’expression est entrée dans le langage commun durant les 43 années qui ont suivi, jusqu’à l’effondrement en 1989 du bloc formé autour de l’URSS. Un mois seulement avant (février 1946), George Kennan (basé à l’ambassade américaine à Moscou) faisait ses propositions de "containment" de l’URSS –propositions qui allaient constituer la base de la politique américaines vis-à-vis de l’impérialisme russe. Ces deux moments clefs illustrent une caractéristique importante de l’impérialisme dans le capitalisme décadent, à savoir la formation de blocs impérialistes qui est basée dans une grande mesure pas tant sur des intérêts communs que sur une peur commune de la menace du rival. Le bloc des Alliés, qui s’est confronté à l’Axe germano-italo-japonais n’a réellement commencé à exister qu’en 1941 –l’année où Roosevelt a signé l’accord Lend-Lease qui garantissait la fourniture d’armes à la Grande-Bretagne, et où la Russie entrait en guerre à la suite de son invasion par l’Allemagne (Opération Barbarossa) et l’ouverture de la guerre dans le Pacifique à la suite de l’attaque de Pearl Harbour par le Japon.
Le bloc Allié n’a duré que 11 ans et a fini d’exister avec l’anéantissement de l’Allemagne nazie et de l’Axe, alors que ce qui devenait à l'ordre du jour était une nouvelle confrontation entre un bloc russe basé sur l’occupation militaire de ses voisins (renforcée par une invasion quand nécessaire : Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968) et un bloc américain essentiellement basé sur la crainte commune de l’URSS. Quand la désintégration de l’URSS a mis fin à la guerre froide avec une claire victoire de l'impérialisme américain, le ciment qui avait assuré la cohésion du bloc américain a disparu et ce dernier s’est disloqué.
Les États-Unis restent la puissance dominante de manière écrasante dans le monde, avec un budget militaire global plus grand que celui des dix plus grandes puissances combinés (45 % des dépenses militaires mondiales). Néanmoins, la montée en puissance régionale de la Chine représente une réelle menace potentielle pour ses voisins : le facteur "peur commune" est plus fort que les vieilles inimitiés et pousse à des séries d’alliances et de rapprochements visant à limiter la puissance chinois3. En clair, il y a deux pôles puissants dans la région –la Chine et les États-Unis– et les autres pays tendent à graviter autour de ces pôles.
Certaines de ces alliances sont apparemment stables : l’alliance de la Chine avec le Pakistan et la Corée du Nord, le regroupement Inde-Japon-États-Unis. En dehors de cela, il y a un paysage changeant de rivalités régionales : le Vietnam et les Philippines craignent la Chine mais ont leurs propres conflits territoriaux dans la Mer de Chine méridionale ; le Cambodge a une histoire compliquée de conflits avec le Vietnam. L’Indonésie a peur des ingérances australiennes depuis l’indépendance du Timor Oriental ; le Sri Lanka et le Bangladesh ont des raisons de craindre une Inde super puissante, et ainsi de suite. L’alliance de la Russie avec la Chine dans sa confrontation avec les États-Unis à propos de la Syrie et de l’Iran, de la Corée du Nord, est essentiellement une opportunité essentiellement régionale4.
Ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui, ce n’est donc pas la formation imminente d’un nouveau système de blocs impérialistes mais plutôt l’émergence de certaines des mêmes tendances stratégiques et politiques qui avaient conduit à la formation des anciens blocs militaires. Il y a cependant une différence majeure. Les blocs, dans le système précédent étaient en grande partie en autarcie les uns par rapport les autres, (le commerce entre le COMECON et les pays de l’OCDE, ou entre la Chine sous Mao et le reste du monde, était insignifiant). La Chine et les États-Unis, et bien sur tous les pays de l’Asie du Sud Est, sont au contraire liés les uns aux autres par de puissants rapports et intérêts commerciaux et financiers.
Parmi toutes ces dépendances, celles entre la Chine et les États-Unis sont les plus fortes. La Chine détient plus d’obligations américaines que n’importe quel pays dans le monde (1,15 milliards de dollars), situation grâce à laquelle le capital américain a été capable de financer son déficit budgétaire astronomique, lui permettant ainsi de repousser les effets de la crise et bien sûr de financer son appareil militaire. En même temps, la Chine a besoin des États-Unis en tant que marché pour l’exportation de ses marchandises. Et pourtant les deux pays se considèrent l’un l’autre comme les principaux rivaux du monde, nécessitant qu'ils se mobilisent l'un contre l'autre. Les pays côtiers de la Mer de Chine du Sud dépendent tous de la Chine en tant que marché pour leurs produits et des investissements chinois dans leur économie, et la Chine a besoin tout autant de ces pays comme fournisseurs de matière première et comme marché.
Il est sûrement absurde d’imaginer que des pays aussi dépendants les uns des autres s’engagent dans une confrontation militaire qui nuirait autant à leurs propres intérêts.
De telles idées ne sont pas nouvelles, d’ailleurs elles datent du début du 20ème siècle quand le danger d’une confrontation impérialiste était une question immédiate et brûlante. Sans son étude de l’impérialisme de 1902, l’économiste anglais John Hobson dénonçait l’impérialisme comme étant le fruit de la domination économique du capital financier et pensait que le développement d’une véritable et vigoureuse démocratie pouvait agir comme antidote à ses dangers. En 1909, le futur prix Nobel, Norman Angell, un autre économiste britannique, publiait Europe’s optical illusion (L’illusion d’optique de l’Europe) dans lequel il démontrait que l’interdépendance économique des puissances européennes faisait que la guerre impérialiste entraînerait une ruine mutuelle, et était donc une entreprise irrationnelle.
Hobson et Angell posaient en effet la question d’un possible impérialisme "pacifique" ou d’un capitalisme débarrassé de ses défauts impérialistes. Des conceptions similaires ont fait leur chemin dans le mouvement ouvrier avant 1914 : Kautsky imaginait l’émergence d’une alliance générale "super impérialiste" des grandes puissances, dont les prémisses, pensait-il, pouvaient se trouver dans la coopération entre les puissances européennes (avec le Japon et les États-Unis) pour écraser la rébellion des Boxers en Chine.
Lénine répond sans ménagement à Kautsky et Hobson dans "L’impérialisme, stade suprême du capitalisme" : Aussi, les alliances "inter-impérialistes" ou "ultra-impérialistes" dans la réalité capitaliste (…) quelles que soient les formes de ces alliances, qu'il s'agisse d'une coalition impérialiste dressée contre une autre, ou d'une union générale embrassant toutes les puissances impérialistes, que des "trêves" entre des guerres. Les alliances pacifiques préparent les guerres et, à leur tour, naissent de la guerre; elles se conditionnent les unes les autres, engendrant des alternatives de lutte pacifique et de lutte non pacifique sur une seule et même base, celle des liens et des rapports impérialistes de l'économie mondiale et de la politique mondiale"5 Dans un certain sens, Lénine et Angell avaient cependant une vision correcte : Angell montrait que la guerre dans l’économie capitaliste avancée ne pouvait mener qu’à la catastrophe alors que Lénine (comme Luxembourg l’avait fait avant lui) démontrait que le conflit impérialiste était malgré tout inhérent au capitalisme "à l’agonie" (pour employer l’expression de Lénine).
La situation en Asie du Sud-Est offre une illustration frappante de cette double réalité. Les plus petits pays de la région dépendent tous économiquement les uns des autres et de la Chine et cependant tous voient dans leur grand voisin, la Chine, une menace majeure et dépensent des sommes d’argent pharamineuses pour s’armer contre elle ! Pourquoi la Chine suscite-t-elle cet antagonisme de tous ces pays à son égard bien qu’elle soit dépendante d’eux économiquement et financièrement ? Pourquoi tant de bourgeoisies nationales se tournent vers les États-Unis en quête "d’aide", sachant qu’elles courent le risque d’un chantage de la part de ce pays ? Cela nous amène à la question plus profonde de pourquoi une dérive permanente vers le militarisme ? La question militaire "s’impose" d’elle-même –apparemment même contre la volonté de certaines factions de la classe dominante de ces pays.
Le fond du problème est que l’émergence économique d’un pays doit nécessairement s’accompagner d’une puissance militaire. Une simple compétitivité économique, aussi grande soit-elle, n’est pas suffisante à long terme. Chaque pays doit avoir accès à des matières premières, bénéficier des meilleurs flux de marchandises, c'est-à-dire assurer la libre circulation de ses voies maritimes et autres moyens de transport. Aucun pays, qu’il soit "déclinant" ou "émergent", qu'il soit un "perdant" ou un "gagnant" ne peut échapper à cette tendance inhérente au capitalisme.
Quand le capitalisme était encore dans sa phase ascendante, en expansion sur tout le globe terrestre, cette situation pouvait mener à des tensions, voire à des conflits (entre la Grande-Bretagne et la France pendant la guerre américaine d’indépendance ou en Inde par exemple6. Aujourd’hui, la situation est très différente : la planète toute entière est morcelée entre les différentes puissances impérialistes, grandes et petites, et la montée d’une puissance ne peut se faire qu’aux dépens d’une autre –il n’y a pas de situation "tout le monde est gagnant"
Ce n’est pas vrai seulement au niveau de la prospérité économique et de l’équipement militaire. L’activité humaine est aussi déterminée par des facteurs moins tangibles –qui n’en font pas pour autant moins partie de la base matérielle. Dans les affaires internationales, le prestige national est aussi important que la possession d’une puissance militaire, car le prestige d’une nation rend la force de sa menace convaincante, lui donnant le pouvoir (pour utiliser une expression favorite de la diplomatie britannique) de "boxer dans une catégorie supérieure à la sienne propre". L’empire byzantin a survécu longtemps après le déclin de sa puissance militaire, en partie grâce au prestige de sa richesse et au nom de Rome. Plus près de nous, d’abord les bolcheviks et ensuite –après la défaite de la révolution russe– les gouvernants staliniens de l’URSS, ont énormément surestimé la puissance de l’empire britannique gravement affaibli par la Première Guerre mondiale. Même à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont pensé pendant un moment qu’ils pouvaient laisser les armées anglaises défendre le front contre l’URSS en Europe, tel était le pouvoir persistant du mythe impérial britannique. 7
La capacité de faire de grandes manifestations extravagantes est cruciale pour le prestige –d’où les dépenses colossales d’au moins 16 milliards de dollars pour les Jeux Olympiques de 2008 à Beijin8. Plus importante malgré tout est la capacité à exercer une domination militaire, spécialement dans sa propre zone immédiate.
Ainsi, au commencement de l’époque impérialiste, çà a été la puissance montante , l’Allemagne, qui a commencé à défier l’impérialisme britannique dominant en mettant en œuvre (en 1889) un plan ambitieux d’expansion navale destiné explicitement à concurrencer la puissance de la Flotte Royale. C’était, et ce ne pouvait être perçu par la Grande-Bretagne que comme une menace mortelle sur ses voies maritimes et son commerce, dont le pays était et est complètement dépendant.
Le parallèle avec la situation d’aujourd’hui est frappant, jusque dans les protestations des puissances impérialistes quant à leurs intentions pacifiques. Le Chancelier von Bülow parlait ainsi en 1900 : "J’ai expliqué (…) que j’entends par une politique mondiale simplement le soutien et la mise en œuvre des tâches issues de l’expansion de notre industrie, de notre commerce, de la puissance de travail, de l’activité et de l’intelligence de notre peuple. Nous n’avions aucune intention de mener une politique d’expansion agressive. Nous voulions seulement protéger les intérêts vitaux que nous avons acquis dans le monde dans le cours naturel des événements"9. Et maintenant, c’est Hu Jin Tao en 2007 : "le gouvernement et le peuple chinois voudront toujours brandir le drapeau de la paix, du développement et de la coopération, développer une politique étrangère indépendante pour la paix, la sauvegarde des intérêts chinois en termes de souveraineté, sécurité et développement, et défendre ses buts en politique étrangère de maintenir la paix mondiale et de promouvoir un développement commun (…) La Chine s’oppose au terrorisme, à l’hégémonisme et aux politiques de pouvoir sous quelque forme que ce soit, et ne s’engage pas dans la course aux armements ou ne représente une menace militaire pour d’autres pays, et ne cherchera jamais l’hégémonie ni ne s’engagera dans l’expansion10.
Comme nous l’avons montré dans cet article, la Chine s’est engagée dans un vaste programme de réarmement et d’expansion de sa flotte avec le but de dominer son "chapelet d’îles intérieures". Malgré toutes les protestations des dirigeants chinois, cette politique menace inévitablement l’ensemble des positions américaines dans le Pacifique et met en danger, non seulement le transport maritime et le commerce des États-Unis, mais aussi leur prestige et leur crédibilité, en tant qu’allié de pays du Sud-Est asiatique qui se sentent aussi menacés par la montée de la Chine, en particulier le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam et les Philippines. Que les États-Unis soient conscients de cette menace, la "réorientation" par Obama de la puissance militaire américaine vers le Pacifique le démontre clairement. Presque 100 ans après la Première Guerre mondiale, le capitalisme n’a pas changé de nature : la compétition capitaliste dans la phase décadente représente plus que jamais une menace mortelle pour la survie de l’humanité. La responsabilité de la classe ouvrière mondiale, la seule puissance capable d’arrêter la guerre impérialiste n’a jamais été aussi grande11.
Dv/Jens, novembre 2012
2 Voir Le Monde Diplomatique, mars 2012, Michael Klare
3 Le cas du Vietnam illustre la tendance : le Vietnam, qui a été colonisé par la France et a subi les tapis de bombes de toutes sortes des États-Unis pendant plus d’une décennie, confronté au nouveau géant, la Chine, a commencé à chercher du soutien auprès des États-Unis et a, par exemple, ouvert son port à Cam Ranh Bay aux navires étrangers, poussant d’autres pays (en particulier les États-Unis, l’Inde, le Japon) à développer plus de muscles contre la Chine. L’histoire d’amour soudaine de la Junte au pouvoir au Myanmar avec la « démocratie », après des années passées sous l’aile de la Chine, peut aussi être vue comme une tentative de conquérir le soutien américain et occidental contre son voisin superpuissant.
4 Les différents regroupements autour de la Chine et des États-Unis, à la différence du vieux système des blocs, restent pour le moment en grande partie une affaire régionale, malgré les intérêts de la Chine en Afrique et au Moyen-Orient et la nervosité des puissances européennes confrontées à l’ours russe.
5 Chapitre "La critique de l'impérialisme". https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp.htm [127]
6 On pourrait penser que les guerres napoléoniennes, qui ont duré pendant 20 ans, sont en contradiction avec cela. Cependant, ces dernières doivent plutôt être vues probablement comme une continuation de la révolution française et du renversement révolutionnaire du féodalisme en Europe, plutôt que comme une guerre entre puissances capitalistes, même si elles en contiennent inévitablement quelques aspects.
7 Nous avons déjà soulevé ce point dans un article sur le programme spatial Apollo (https://en.internationalism.org/icconline/2009/10/apollo-11-lunar-landing [128])
8 Ce n’est pas nouveau : on pourrait faire remonter une « histoire du prestige » au moins aussi loin qu’aux cérémonies de potlatch des tribus indiennes nord-américaines, sinon plus loin encore.
9 Cité dans EJ Hobshawn, L’Age de l’Empire, éditions Cardinal, p. 302
10 Cité par Xinhua : https://news.xinhuanet.com/english/2007-10/15/content_6884160.htm [129]
11 Une analyse de la lutte de classe en Chine est en dehors du sujet de cet article, mais nous pouvons dire que la classe dominante chinoise est consciente de la menace qui vient "d’en bas" : le budget pour la sécurité intérieure de la Chine a récemment dépassé, pour la première fois, les dépenses militaires lorsque Beijing a intensifié la surveillance et la répression. En 2012, la Chine dépense 111,4 milliards de dollars pour la sécurité publique, ce qui inclut la police et les forces sécuritaires d’État – une somme qui officiellement excède même le budget de la défense. Voir https://www.reuters.com/articles/2012/03/05/us-china-parliament-security... [130].
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/fr_156.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201409/9119/conference-internationale-extraordinaire-du-cci-nouvelle-notre-disp
[3] https://fr.internationalism.org/ICConline/2008/crise_economique_Asie_Sud_est.htm
[4] https://fr.internationalism.org/rinte61/est.htm
[5] https://fr.internationalism.org/rinte65/marc.htm
[6] https://fr.internationalism.org/rinte66/marc.htm
[7] https://fr.internationalism.org/rinte26/generalisation.htm
[8] https://fr.internationalism.org/nation_classe.htm
[9] https://fr.internationalism.org/rinte37/debat.htm
[10] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[11] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm
[12] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201409/9121/chemin-vers-trahison-social-democratie-allemande
[13] https://fr.internationalism.org/rinte28/mpp.htm
[14] https://fr.internationalism.org/rinte94/parasitisme.htm
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/defense-lorganisation
[16] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/prises-position-du-cci
[17] https://fr.internationalism.org/rinte37/these.htm
[18] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_cours_historique.html
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[25] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201405/9090/france-1re-partie-quand-bourgeoisie-fait-croire-au-proletariat
[26] https://fr.internationalism.org/rinte14/chomage.htm
[27] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm
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[31] https://fr.internationalism.org/rinte23/proletariat.htm
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[50] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/494/angela-merkel
[51] https://fr.internationalism.org/en/tag/7/466/refugies
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