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Révolution Internationale n°455 - novembre décembre 2015

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Prolifération des murs anti-migrants : le capitalisme, c’est la guerre et les barbelés

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Depuis la rédaction de cet éditorial, la situation n’a fait que s’aggraver pour les réfugiés toujours plus nombreux fuyant la spirale guerrière de zones dévastées. Alors que la Hongrie a totalement barré la route aux migrants depuis l’érection de son mur de barbelés, la nouvelle route empruntée vers la Slovénie s’avère une véritable catastrophe humaine. À son tour, la Slovénie cherche à endiguer le phénomène et entasse dans ses camps fermés des milliers de personnes dans des conditions dramatiques : sans aucune couverture, les gens dorment à même le sol, tentent de se chauffer en brûlant des plastiques toxiques. Depuis le 17 octobre, plus de 90 000 migrants ont transité par ce petit pays de l’UE. L’Autriche elle-même annonce sa volonté de dresser une clôture à la frontière slovène. Derrière le folklore du mini-sommet de l’Union européenne du 25 octobre à Bruxelles et les divisions bien réelles à propos des réfugiés, un point d’accord unanime transparaît au sein de la bourgeoisie : la nécessité de renforcer le flicage et de barricader, créer un nouveau mur et des camps en périphérie pour contenir “les indésirables”, ceux que bon nombre de ces mêmes États prétendent hypocritement vouloir accueillir. C’est ainsi qu’un véritable mur se met en place et qu’un vaste camp de 100 000 personnes est prévu en urgence dans les Balkans. Plus de 400 policiers seront sur le pied de guerre. En Grèce, le gouvernement de Tsipras lui-même participe à cette entreprise nauséabonde. Bref, les États capitalistes se blindent en même temps que sont attisés les populismes et la xénophobie. L’Allemagne durcit maintenant de façon drastique les conditions d’entrée sur son territoire et organise le refoulement à grande échelle de ceux qui sont taxés de “réfugiés économiques”. Plus que jamais, les paroles de Rosa Luxemburg expriment bien la réalité mortifère et barbare d’un capitalisme décadent dans sa phase de décomposition : “Rien n’est plus frappant aujourd’hui, rien n’a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les postes-frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres” (1.

L’existence de frontières comme autant de délimitations de la propriété privée est aussi vieille que l’existence de la propriété elle-même. Il n’y a tout simplement pas de propriété reconnue sans la démarcation et la défense de celle-ci. Avec l’avènement des grands empires tels que Rome ou la Chine, des remparts marquant les frontières ont été érigés : le Mur d’Hadrien, les Limes, la Grande Muraille de Chine. Ainsi, l’existence de telles frontières pour défendre un empire contre l’invasion de rivaux n’est pas nouvelle.

Toutefois, aussi longtemps que la planète ne fut pas entièrement “partagée” entre les principaux rivaux capitalistes, les frontières n’étaient pas très protégées et leur délimitation pouvait changer au gré des traités signés “à la table des négociations”. Par exemple, en 1884, à la Conférence de Berlin, les frontières de l’Afrique pouvaient encore être fixées à la règle sur une carte. Au début du xix)e siècle, un territoire aussi grand que l’Alaska fut vendu par le tsar de Russie aux États-Unis. Au tournant du xixe siècle, la frontière entre le Mexique et les États-Unis était à peine gardée. Et, au moment de la Première Guerre mondiale, les frontières en Europe n’étaient pas encore surveillées étroitement.

Ce n’est qu’au début du xxe siècle, une fois que le monde fut partagé entre les principaux rivaux capitalistes, que la défense des territoires devint un enjeu plus important. Même si la Première Guerre mondiale a vu de grandes batailles pour les territoires (comme la guerre de tranchées en Belgique et en France, avec leur terrible coût en vies humaines et en matériel), les frontières sont restées remarquablement “ouvertes” après la guerre. Les réparations imposées aux pays vaincus par le traité de Versailles étaient soit une perte relativement mineure de territoire (la Sarre allemande “abandonnée” à la France, ou les anciennes colonies allemandes qui ont changé de propriétaire), soit une compensation financière conséquente. Mais il n’y avait pas encore de partition de pays entiers, ni de fortification des frontières comme cela se produisit après la Seconde Guerre mondiale.

Avec l’intensification des rivalités impérialistes, la défense des frontières et des territoires a qualitativement changé. Une lutte acharnée pour chaque pouce de territoire s’est mise en place. Après la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre des pays furent divisés (l’Allemagne, la Corée, la Chine, le Vietnam, l’Inde et le Pakistan). Tous ont militarisé leurs frontières, les hérissant de mines, de clôtures, de murs, de gardes armés et de chiens. La formation de l’État d’Israël en 1948 a entraîné le déplacement de centaines de milliers de Palestiniens et la nécessité de se retrancher derrière les murs les plus sophistiqués. Le mur frontalier d’Israël est maintenant l’un des mieux gardés au monde et fait symboliquement figure de nouveau mur de Berlin… en quatre fois plus long et deux fois plus élevé (huit mètres) que cette icône haïe de la Guerre froide. En construction depuis 2002, il est prévu qu’il s’étende sur 709 km à travers la Cisjordanie. “Une série de dalles de béton, de “zones-tampons” en barbelés, de tranchées, de clôtures électrifiées, tours de guet, caméras vidéo à imagerie thermique, tours de tireurs d’élite, des points de contrôle militaire et des routes pour les véhicules de patrouille, ont démembré les villes du côté Ouest et les ont séparées de Jérusalem-Est occupée (…). Le mur a coûté plus de 2,6 milliards de dollars à ce jour, pendant que le coût annuel d’entretien est de 260 millions”. En somme, depuis la Première Guerre mondiale, tous les pays sont impérialistes et doivent obéir à la loi de défense de leurs intérêts au moyen du contrôle strict de leurs frontières.

La récente série de guerres à travers la planète a montré que bien des frontières ont été fortifiées en prévision de l’infiltration des forces ennemies, souvent des bandes de terroristes soutenus par différents États. Tout un système a été mis en place pour contrôler les personnes en attente d’un visa et des institutions de surveillance similaires au monde décrit dans le livre 1984 de George Orwell ont été développées, comme l’Autorité de la Sécurité intérieure aux États-Unis pour traquer d’éventuels ennemis et les empêcher d’entrer dans le pays.

Parallèlement, alors que la migration au xixe siècle n’avait pas été significativement entravée par une législation complexe et un système policier sophistiqué, au xxe siècle, les frontières ont acquis une deuxième fonction, en plus de la fonction militaire “traditionnelle” : empêcher l’entrée de la force de travail non nécessaire. Cela contraste avec la demande permanente de force de travail aux États-Unis à la fin du xixe siècle, véritable raison de l’appel : “Envoyez-nous vos pauvres, vos masses déshéritées.” Aujourd’hui, les États-Unis ont rejoint la course pour sceller leurs frontières méridionales contre les vagues de prolétaires d’Amérique latine qui fuient la pauvreté et la violence.

Dans les années 1960, un nouveau phénomène est apparu : beaucoup de pays, dominés par le bloc de l’Est, connaissaient une pénurie de main-d’œuvre, en particulier en Allemagne de l’Est. L’État est-allemand érigea le mur de Berlin afin d’empêcher sa force de travail de quitter le pays : le “nain économique” fermait ainsi ses frontières pour enfermer ses ouvriers à l’intérieur.

Aujourd’hui, les frontières exercent plus que jamais cette double fonction simultanément : en plus de la défense militaire classique du territoire, on construit les murs les plus sophistiqués afin d’empêcher les réfugiés d’entrer et de prévenir ou de filtrer les “migrants économiques” indésirables.

Ainsi, bien que le Rideau de fer ait été détruit en 1989, la fin de la confrontation entre les anciens blocs ne signifie pas l’avènement d’un monde sans frontières : au contraire !

“Entre 1947 et 1991, onze murs ont été construits, qui ont survécu à la Guerre froide (Afrique du Sud-­Mozambique, Corée du Nord-Sud, Inde-Pakistan, Israël, Maroc-Sahara occidental, Zimbabwe-Zambie). Entre 1991 et 2001, sept murs ont été érigés : autour des enclaves de Ceuta et Melilla, entre les États-Unis et le Mexique, la Malaisie et la Thaïlande, le Koweït et l’Irak, l’Ouzbékistan, l’Afghanistan et le Kirghizistan. Depuis 2001, 22 murs sont sortis de terre : aux frontières de l’Arabie saoudite avec les Émirats Arabes Unis, l’Irak, l’Oman, le Qatar, le Yémen, entre la Birmanie et le Bangladesh, le Botswana et le Zimbabwe, entre Brunei et la Malaisie, la Chine et la Corée du Nord, l’Égypte et la Bande de Gaza, les Émirats Arabes Unis et l’Oman, l’Inde et le Bangladesh, la Birmanie et le Pakistan, l’Iran et le Pakistan, Israël et la Jordanie, la Jordanie et l’Irak, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, le Pakistan et l’Irak, la Thaïlande et la Malaisie, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, Israël et l’Égypte” 2. Il existe environ deux cents pays dans le monde et 250 000 km de frontières les séparent : il s’agit d’une société retranchée ! 3

Cela démontre le caractère totalement irrationnel du système capitaliste. Alors que le capitalisme ne peut “prospérer” que s’il y a une libre circulation des marchandises et du travail, le mouvement lié au travail humain est soumis aux contrôles et aux obstacles les plus impitoyables. Cela signifie non seulement un niveau inédit de violence le long des frontières, mais aussi des coûts financiers démesurés. Le système de protection massive des frontières entre le Mexique et les États-Unis coûte une fortune : “Mais cela finit par revenir cher. On estime généralement que les inspections, les patrouilles, et les infrastructures coûtent aux contribuables entre 12 et 18 milliards de dollars par an. Cela représente une augmentation d’environ 50 % depuis le début des années 2000, selon le Journal, qui ajoute que les dépenses incluent “tout, depuis les clôtures jusqu’aux avions militaires, les navires, les drones, les équipements de surveillance, les tours pour les caméras infra-rouge et les centres de détention.” Plus généralement, le coût de la sécurité aux frontières a grimpé jusqu’à 90 milliards entre 2002 et 2011, révèle l’Associated Press. L’agence de presse rapporte que les dépenses annuelles peuvent aussi comprendre des chiens renifleurs de drogues (5400 dollars chacun) ou des troupes de la garde nationale (environ 91 000 dollars par soldat)” 4.

Quand on imagine le nombre total de gardes déployés tout au long des frontières mondiales et leur coût, tout cela est absurde. Cela montre aussi concrètement à quel point cette société gaspille ses ressources ! 5

Parallèlement aux contrôles frontaliers toujours plus sophistiqués, des “résidences sécurisés” se construisent partout, avec des clôtures et des systèmes de protection armée pour les privilégiés. Des quartiers entiers sont devenus des “zones interdites” aux non-résidents.

Mais les pays industrialisés ne sont pas seulement en train de devenir de vraies forteresses. Ils sont aussi les plus grands “agents de déportation” de la force de travail. Alors que le nombre total d’esclaves enlevés de force sur le continent africain est monté à environ 10 ou 20 millions entre 1445 et 1850, la politique de déportation menée par les pays industrialisés atteindra probablement le même nombre en un temps beaucoup plus court. Quelques exemples : plus de 5 millions d’immigrés “illégaux” ont été déportés des États-Unis (sous G.W. Bush, environ 2 millions, sous Clinton presque 900 000 et sous Obama plus de 2 millions). En Europe, les mesures sont de plus en plus draconiennes, et il y a environ 400 centres de détention pour les clandestins en attente d’expulsion. Le Mexique lui-même déporte 250 000 étrangers par an vers l’Amérique centrale. L’Arabie saoudite déporte plus d’un million de personnes qui vivent et travaillent illégalement dans le royaume.

Face à la récente vague de réfugiés fuyant les zones de guerre au Moyen-Orient (Afghanistan, Syrie, Afrique du Nord…), le système de protection des frontières a franchi un nouveau palier. Les autorités déploient encore plus de troupes et de matériel pour détenir et déporter les réfugiés. Plus d’un quart de siècle après “l’ouverture” du Rideau de fer, la Hongrie a fermé sa frontière avec du fil de fer barbelé pour empêcher “les miséreux” d’atteindre des “lieux plus sûrs” et elle a l’intention de mettre en place un autre rideau de fer le long de la frontière roumaine. Des mesures similaires sont prises dans d’autres pays européens. Les frontières précédemment “ouvertes” de l’espace Schengen sont maintenant contrôlées par la police des frontières : des “hotspots” (des centres de sélection des réfugiés doivent être mis en place en Grèce et en Italie, avec la possibilité de les renvoyer vers l’enfer d’où ils viennent). On étend également des avant-postes pour récupérer les réfugiés jusqu’en Afrique. Des dispositions sont prises pour mettre en place des contrôles aux frontières sur les routes de transit des réfugiés en Afrique.

Les images de longue marche des réfugiés et des milliers de réfugiés détenus ou repoussés sur les Balkans et ailleurs, abandonnés sans nourriture et sans abri, nous rappellent la façon dont la population juive a été traitée sous le régime nazi ou le destin des réfugiés à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elles montrent la continuité de la barbarie de ce système. Un siècle de réfugiés, de guerre, de camps, de déportations, de rideaux de fer, de migrations illégales et l’expulsion de ceux qui ont le culot de “venir seulement pour se remplir le ventre”.

Nous avons maintenant les murs les plus hauts et les plus longs de tous les temps pour empêcher les réfugiés de guerre et les migrants “économiques” désespérés d’entrer (mais ils ne pourront pas toujours endiguer le flot des victimes des effets combinés de la décomposition inexorable du capitalisme).

En créant une économie globale, le capitalisme a créé les conditions d’une communauté humaine mondiale. Mais son incapacité totale à réaliser celle-ci est illustrée aujourd’hui par la fortification internationale de ses frontières. Les appels bien intentionnés à “l’abolition des frontières” des groupes activistes sont donc entièrement utopiques. Les frontières ne pourront être abolies que par la révolution prolétarienne internationale qui démantèlera la prison inhumaine de l’État-nation.

Wold Revolution, organe de presse du CCI en GB, septembre 2015

 

1 Introduction à l’économie politique, dans les Œuvres complètes de Rosa Luxemburg, volume I, éd. Verso, Londres (2013), p. 121

2 dandurand.uqam.ca [2].

3 500 000 tonnes de fils de fer barbelés sont produites chaque année dans le monde, de quoi réaliser 8 millions de kilomètres de barbelés, soit 200 fois la circonférence de la terre.

4 www.fool.com [3].

5 Le montant des sommes que les réfugiés doivent payer aux trafiquants d’êtres humains a également atteint des chiffres astronomiques jamais vus.

 

 

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Migrants et réfugiés, victimes du déclin du capitalisme

Conflit à Air France : une attaque idéologique contre toute la classe ouvrière

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Les “images choc” du comité central d’Air France du 5 octobre dernier, où deux membres de la direction fuyaient en catastrophe la colère des manifestants, le torse nu et la chemise déchirée, ont immédiatement fait le tour du monde. Tandis que le New York Times dénonçait “les manifestations de colère (…) lors desquelles des salariés ont pris en otage leur patron ou endommagé du matériel”, la Tribune de Genève titrait : “Le DRH d’Air France a failli se faire lyncher” et El Pais : “Rébellion à Air France !”. De son côté, The Guardian s’insurgeait contre cette “centaine de salariés [qui] sont entrés de force dans la réunion et ont arraché les chemises des dirigeants”. Les chaînes d’information continue multipliaient quant à elles les images de l’événement, commentant minute par minute, prise par prise, l’échappée des deux cadres agressés.

Une campagne internationale contre la perspective révolutionnaire

La bourgeoisie a ainsi profité de la situation pour faire passer un message très clair aux prolétaires du monde entier : la lutte de classe est une impasse et ne conduit qu’à des actions stériles et à la violence aveugle. Il n’y a donc rien d’hasardeux dans le fait que la presse bourgeoise internationale ait inscrit ces actes de violence dans la “longue tradition insurrectionnelle” française (Daily Mail). La bourgeoisie allemande, la plus expérimentée et la mieux organisée du monde, a condensé cette propagande à travers cette formule utilisée par le quotidien économique Handelblatt et publiée par Courrier international du 7 octobre : “En France, on sait faire la révolution, mais on ne sait pas réformer”. Il s’agit bien d’opposer la “révolution” et ses hordes de manifestants enragés à la “modernité” du “dialogue social” et de la “réforme négociée”. The Times était aussi explicite en qualifiant ces événements “d’efforts pour accompagner Air France dans le xxie siècle ayant tourné à la violence” dans un contexte où ces pratiques “n’ont rien d’exceptionnelles dans les relations au sein des entreprises françaises”. The Financial Times expliquait que la dureté des attaques prévues par le fameux “Plan B” était le résultat inéluctable de l’intransigeance des travailleurs les plus “radicaux” face à la “restructuration douce” 1 du projet prévu à l’origine par la direction d’Air France.

Lorsqu’il s’agit de faire passer des attaques et d’accroître l’exploitation des ouvriers, la bourgeoisie ne peut pas faire n’importe quoi, n’importe quand. Elle a constamment à l’esprit la menace historique que représente la classe ouvrière et sait que sa capacité à faire accepter au plus grand nombre les effets de la crise de son système sans réaction collective et sans trop susciter la réflexion est déterminée par le niveau de déboussolement politique des ouvriers, en particulier leur difficulté à rechercher l’unité et la solidarité. C’est précisément pour ces raisons que la presse bourgeoise a déchaîné cette campagne aux quatre coins du globe, qu’elle a utilisé contre tous les ouvriers ce que représente encore, de par ses expériences historiques de 1848, 1871 et 1968, le prolétariat en France.

L’évolution du conflit à Air France est ainsi marquée par cette double nécessité : d’une part, assurer le succès d’une attaque contre les conditions de travail et multiplier les licenciements dans un secteur historiquement combatif et, d’autre part, utiliser la situation pour mener une attaque idéologique contre toute la classe ouvrière. C’est ainsi que le conflit à Air France a débuté par la tentative très médiatisée de casser la solidarité entre le personnel navigant et le personnel au sol en stigmatisant les pilotes comme des privilégiés égoïstes 2. La bourgeoisie pratique la division de la classe ouvrière en permanence, pointant du doigt les prétendues “privilèges” de telle ou telle catégorie. Une fois les tensions exacerbées, il est toujours plus aisé de dévoyer les éléments les plus combatifs vers des actions de désespoir sans réflexion. Ce faisant, les syndicats les plus en vue peuvent se targuer d’apparaître comme des organisations combatives et déterminées. La bourgeoisie sait toujours utiliser l’état de faiblesse de la classe ouvrière pour faire passer ses attaques. En particulier, elle mise sur l’activisme, l’immédiatisme dans lesquels baigne la société, sur la volonté d’agir pour agir sans prendre le temps de réfléchir aux buts et aux moyens de la lutte. Elle dispose d’un avantage de taille qu’elle exploite en permanence : l’absence d’une réelle identité de classe au sein du prolétariat. Les ouvriers ne se reconnaissent plus aujourd’hui comme appartenant à une même classe sociale ayant les mêmes intérêts face à la bourgeoisie, porteuse de la perspective communiste. Ils se conçoivent comme appartenant à telle ou telle couche ou groupe sociologique, où chacun se débrouille avec la situation particulière de “son” entreprise ou de “sa” situation individuelle.

La bourgeoisie cherche à dévoyer les expressions de solidarité

Cette mobilisation très forte de la bourgeoisie est cependant significative d’une certaine combativité, certes encore très timide, d’un besoin de solidarité dans la classe ouvrière qui avait été dénaturé lors de l’échec du mouvement contre la réforme des retraites en 2010. Depuis 2011 et la vagues des Indignés, la classe ouvrière était restée relativement atone face aux attaques et à l’explosion de la barbarie dans le monde. En France, la “gauche” au pouvoir, malgré un discrédit généralisé, a donc su remarquablement appliquer son programme d’austérité en divisant et dévoyant sans relâche vers des impasses la moindre expression de contestation : éparpillements des attaques (non moins réelles et brutales) contre tel ou tel secteur, telle ou telle profession, telle ou telle “niche”…, polarisation de l’attention sur les mouvements petit-bourgeois des “bonnets rouges”, des homophobes de la “manif pour tous”, des “chauffeurs de taxis en colère”, des “agriculteurs en colère”... Mais l’efficacité du procédé à ses limites ; sous les coups de boutoirs de la crise économique et des attaques gouvernementales, un changement d’état d’esprit commence à se manifester dans la classe exploitée depuis quelques mois, et cela aussi à l’échelle internationale. Telle est la réelle signification profonde des expressions de solidarité spontanée en Europe envers les migrants ou les tentatives d’auto-organisation dans la lutte des techniciens de Movistar 3 en Espagne. Cette question de la solidarité, déjà présente par exemple en France dans la mobilisation contre le CPE en 2006, est au cœur de la situation actuelle et sera déterminante dans les combats à venir de la classe ouvrière. Dans la lutte à Air France, ceci s’est exprimé par un certain rejet de la division orchestrée par l’État, ses syndicats et ses médias : “… la direction fait le pari de la division et nous jette en pâture (…), nous ne sommes pas les seuls à protester. Les hôtesses de l’air, les stewards ainsi que le personnel au sol sont aussi à bout” 4. Ces propos d’un pilote d’Air France sont représentatifs de l’état d’esprit d’une partie des travailleurs de la compagnie mais aussi de la classe ouvrière dans son ensemble qui ressent de plus en plus la division comme un piège et la solidarité comme un besoin.

La bourgeoisie en a bien conscience. La résistance aux mots d’ordre corporatistes a donc poussé ses syndicats, ses précieux auxiliaires du maintien de l’ordre capitaliste, à adapter leur tactique afin de redorer l’image de combativité de certains d’entre eux à travers un discours “anti-division” et un activisme faussement radical. Et ceci afin de mieux… diviser ! Il s’agissait en effet de scinder “l’opinion publique” autour d’un faux dilemme : syndicats “radicaux” ou “syndicats responsables” ? Autrement dit, lutte sectorielle, stérile et démoralisante ou négociation mortifère sur le terrain de la légalité bourgeoise ? C’est bien en s’appuyant sur cette fausse alternative que les principaux partis de la gauche “radicale”, tels le NPA et le Front de gauche, se sont exprimés sur les “débordements” des employés d’Air France en affirmant que dans le fond, ce n’est pas grand-chose face à la violence sociale à laquelle se confrontent chaque jour des millions de travailleurs. S’en tenir à cette seule affirmation n’est rien d’autre qu’une manipulation destinée à dévoyer les consciences : cela revient à mettre dos-à-dos, d’un côté, la direction d’Air France et, de manière plus large, l’ensemble de la bourgeoisie, avec toute la violence sociale qu’elle fait subir, et, de l’autre, la violence des ouvriers qui “s’emportent” et passent les limites politiquement correctes du “dialogue social”. En somme, l’extrême-­gauche du capital met sournoisement dans le même sac des ouvriers excédés et leurs exploiteurs sans scrupule, insinuant que la classe ouvrière a pour seule perspective de lutte les méthodes de la bourgeoisie. Bien sûr, les choses ne sont pas dites comme tel. Mais si les partis de “gauche” s’emparent avec autant d’empressement de la question de la violence sociale et de la violence de classe, c’est pour dénaturer entièrement cette dernière et l’amener directement sur le terrain de l’idéologie bourgeoise. S’il est vrai que, face à la violence sociale imposée par le capitalisme, le prolétariat international devra répondre par une violence de classe ferme et déterminée, cela ne peut se concevoir que de manière organisée, massive et unitaire. Des actes désespérés de violence individuelle sont une impasse et le soutien que témoignent les divers partis de gauche est une pure mystification idéologique qui ne peut mener qu’à à la défaite.

Bien évidemment, l’État, à travers la voix de son Premier ministre Manuel Valls, s’est empressé de condamner ces actes de “voyous” : “Ces agissements sont l’œuvre de voyous. Il faudra des sanctions lourdes à l’égard de ceux qui se sont livrés à de tels actes.” Et, effectivement, de lourdes sanctions sont tombées contre les cinq “responsables” mis à pied avec suspension immédiate de leur salaire avant leur jugement le 2 décembre. Nul doute que les sanctions seront exemplaires, car la bourgeoisie cherche également par ce moyen à adresser un message d’intimidation à l’ensemble de la classe ouvrière sous forme d’avertissement explicite : toute expression de lutte en dehors du cadre légal sera sévèrement punie !

Face à l’intimidation de la classe dominante, la réponse du prolétariat passe, non pas par la division corporatiste et nationale, mais par le développement de son unité internationale, sa solidarité de classe et la défense de sa propre perspective historique : le communisme !

Luc, 3 novembre 2015

 

1 Chacun pourra apprécier les vertus du “dialogue social” et du syndicalisme “fort”, “responsable” et “obligatoire” à travers deux chiffres : 3500 suppressions de postes en 2012 chez Lufthansa, suppression d’un poste de personnel de cabine sur quinze sur les vols long-courriers en 2010, chez British Airways.

Lire par exemple le livre de Sofia Lichani, “Bienvenue à bord !” : “Vu comme c’est parti, Ryanair devient le modèle. Il impose ce modèle du low-cost, des contrats de trtavail précaires, c’est ce qu’on voit avec Air France : travailler plus”, explique en plateau l’ancienne hôtesse de l’air. Sofia Lichani revient également sur le contrat travail à ses débuts chez Ryanair : “J’avais un contrat irlandais donc pas les mêmes garanties d’emploi qu’à Air France, pas les mêmes salaires. Nous, on était payé uniquement lorsqu’on volait. On n’était pas payé pour les astreintes. Quand j’étais malade, je n’étais pas payée...”” Soir 3 du vendredi 16 octobre).

2  Voir notre article : “Conflit des pilotes à Air France : direction, gouvernement et syndicats, tous complices pour dénaturer la lutte !”, disponible sur notre site internet.

3 Voir notre article : “Contribution pour un bilan de la grève des techniciens de Movistar en Espagne”, également disponible sur notre site internet.

4  Témoignage recueilli par Le Nouvel Observateur (in “Air France : pilote, je suis exaspéré. La direction doit cesser de se moquer de nous”).

 

 

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Situation en France

Bombardements en Syrie : l’intervention des grandes puissances amplifie le chaos

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Pourquoi des millions de réfugiés fuient-ils la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, la Libye et d’autres pays du Moyen-Orient, d’Asie centrale et d’Afrique ? La raison en est que la population est désespérée et cherche à échapper à un état de guerre permanent, à une spirale infernale de conflits meurtriers entre de multiples protagonistes comprenant les armées gouvernementales officielles et des gangs terroristes. La Syrie est l’expression la plus “avancée” de cette descente dans le chaos. Le gouvernement Assad, qui s’est montré prêt à bombarder la Syrie en ruines plutôt que de quitter le pouvoir, ne contrôle maintenant qu’environ 17 % du territoire. Des régions entières du nord et de l’est du pays sont sous le contrôle des djihadistes fanatiques de l’État islamique. D’autres espaces sont entre les mains de ce que les médias occidentaux appellent parfois les opposants “modérés”, mais qui sont eux-mêmes de plus en plus dominés par les forces djihadistes comme al-Nusra, filiale d’Al-Qaïda : les rebelles “laïques et démocratiques” de l’Armée syrienne libre, qui ont été ostensiblement soutenus par les États-Unis et la Grande-Bretagne, semblent avoir une influence de plus en plus marginale. Entre les forces anti-Assad, il existe un jeu sans fin d’alliances, de trahisons et de luttes armées.

L’implication croissante des grandes puissances impérialistes

Mais la situation en Syrie, comme pour les autres guerres dans la région, signifie aussi une confrontation entre les grandes puissances internationales, soumises à l’effet et aux conséquences de l’intervention directe des avions de guerre russes. Dès le début, la Russie a soutenu le régime d’Assad avec l’appui de ses “conseillers”. Aujourd’hui, ses propres combattants bombardent des cibles “terroristes” parce que le régime Assad a le dos au mur et qu’existe la menace que la base russe de Tartous, seul accès naval sur la Méditerranée pour la Russie, soit envahie par l’État islamique. Selon le point de vue de la Russie, toutes les forces d’opposition, y compris celles soutenues par les États-Unis, sont de nature terroristes et ses récentes frappes aériennes ont davantage atteint les rebelles que les djihadistes eux-mêmes. Les États-Unis, qui pourraient saluer l’aide russe et ses campagnes de bombardements contre les djihadistes en Syrie et en Irak, voient très clairement que l’objectif numéro un de la Russie n’est pas tant de battre l’État islamique que de soutenir Assad. Ces deux puissances agissent donc dans un même pays avec des intérêts opposés, même si elles ne s’affrontent pas directement. Quant à la France, elle vient également s’engager ouvertement par le biais de ses frappes aériennes. Si ces dernières peuvent se traduire par une efficacité immédiate et relative, elles ne font in fine qu’ajouter davantage de tensions et participent pleinement de la spirale infernale du chaos. Cela, tout comme l’action plus spectaculairement grossière de la Russie. Les actions de la Russie en Syrie marquent ainsi clairement une escalade, mais une escalade dans le chaos. Elles s’opposent aux possibilités envisagées par les autres grandes puissances d’aboutir pour leur compte à un règlement politique des quatre ans de guerre en Syrie et ainsi tout espoir d’endiguer la marée des réfugiés fuyant le pays. Comme après l’invasion américaine en Irak, les grandes puissances ne vont pas rétablir la stabilité dans la région, mais générer une instabilité accrue. Leur manque d’option politique ne va faire qu’ouvrir davantage la porte aux ambitions des puissances régionales. Au Yémen, par exemple, le gouvernement a été soutenu par le régime saoudien – qui a été à la lutte contre les rebelles soutenus par l’Iran et qui à son tour a envoyé des forces en Syrie pour soutenir Assad. Sur la frontière turco-syro-irakienne, la Turquie a utilisé le prétexte de la lutte contre Daesh pour intensifier ses attaques contre le PKK kurde. La Turquie soutient également le groupe Ahar al-Sham en Syrie, tandis que le Qatar et l’Arabie ont leurs propres protégés islamistes, dont certains ont également reçu le soutien de la CIA. Pendant des décennies après la Seconde Guerre mondiale, le monde a vécu sous la menace de destruction nucléaire par les deux blocs impérialistes contrôlés par les États-Unis et l’URSS. Cette “guerre froide” impliquait une certaine discipline, un certain ordre, la majorité des pays de moindre importance et les forces nationalistes devant obéir aux diktats de l’un ou l’autre bloc. L’effondrement du bloc russe au début des années 1990 a conduit à l’effritement rapide du bloc américain et les tentatives ultérieures des États-Unis pour imposer son ordre sur ces tendances centrifuges ont eu pour résultat de les accélérer.

Ses échecs en Afghanistan et en Irak sont une preuve claire de cela, surtout aujourd’hui où les talibans, chassés du pouvoir par l’invasion américaine de 2001, se renforcent en Afghanistan, où des régions entières de l’Irak s’effondrent au profit de l’État islamique ou tombent sous l’influence de l’Iran, qui n’est pas un ami des États-Unis en dépit des récentes tentatives de rapprochement. Après ces expériences très négatives, les États-Unis restent réticents à l’idée d’intervenir en envoyant ouvertement des “troupes au sol”. Mais la montée en puissance de l’État islamique les a contraints à recourir aux forces aériennes et à renforcer leur soutien aux combattants locaux comme le PKK (précédemment considéré comme un groupe terroriste) qui a prouvé son efficacité dans la lutte contre l’État islamique. Cette stratégie a aussi poussé la Turquie à faire monter les enchères dans sa guerre contre les Kurdes. L’intervention américaine en Syrie risque également de stimuler indirectement le régime d’Assad et les ambitions russes dans la région. Les contradictions s’amplifient sans qu’aucune solution n’apparaisse.

Seule la révolution prolétarienne pourra mettre un terme à la barbarie

En somme, aucun “gendarme du monde” n’est en mesure de s’imposer. L’irrationalité de la guerre capitaliste est de plus en plus évidente : les guerres qui ravagent la planète apportent des bénéfices à court terme à une minorité de capitalistes et de gangsters, mais pèsent fortement sur le système et ne portent aucune perspective de réorganisation d’après-guerre et de reconstruction, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, aucune des forces capitalistes, des puissants États-Unis au plus insignifiant seigneur de la guerre, ne peut se permettre de rester en dehors de cette plongée à corps perdu dans le militarisme et la guerre. Les impératifs sous-jacents de la concurrence capitaliste et impérialiste sont trop forts. Le coût financier d’une intervention militaire peut être exorbitant, mais rien n’est pire que de perdre du terrain au profit des rivaux. Et il y aura toujours des rivaux.

Pour la population de ces régions, le prix qu’elle paye, c’est celui de sa chair et de son sang, en nombre de civils bombardés, violés et décapités par les armées gouvernementales et les milices de l’opposition, en habitations en ruine, en siècles de patrimoine culturel et historique parti en fumée, dans le choix entre la famine dans des camps de réfugiés à la frontière des zones de guerre ou bien entreprendre le voyage périlleux pour l’Europe, vers un supposé “havre de sécurité”. Pour l’humanité dans son ensemble, il semble n’exister d’autre perspective que la propagation du chaos militaire à travers le monde, la fuite en avant vers un point de non-retour fatidique.

Mais ce point n’a pas encore été atteint. Si l’Europe apparaît encore comme un havre de paix pour les réfugiés du monde entier, ce n’est sûrement pas à cause de la bonté de la bourgeoisie européenne, mais parce que la classe ouvrière de ces pays est toujours une force sur laquelle il faut compter. La classe dominante n’est pas en mesure de la broyer au point de la plonger dans l’extrême pauvreté ou de la mobiliser pour la guerre comme ce fut le cas dans les années 1930 quand la bourgeoisie faisait face à une classe ouvrière vaincue. La situation en Syrie illustre la barbarie de la classe dominante lorsque la classe ouvrière est faible et incapable de résister à la brutalité de l’État. Le problème pour la classe ouvrière des pays centraux est qu’elle ne reconnaît plus sa propre force, n’a plus confiance dans sa capacité à riposter, elle n’a pas encore retrouvé de perspective indépendante capable d’offrir un avenir aux exploités et aux opprimés. Mais cette perspective, celle de la lutte de classe par-delà les frontières pour une nouvelle société, reste le seul véritable espoir pour l’humanité.

D’après World Revolution, organe de presse du CCI en GB, 4 octobre 2015

 

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Conflits impérialistes

Conflit frontalier entre la Colombie et le Venezuela : le drame des réfugiés met en évidence la décomposition du système capitaliste

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La population des pays de la périphérie du capitalisme est confrontée au drame des déportations, des déplacements, de la fuite des populations face à des conditions violentes et inhumaines, comme c’est le cas des réfugiés du Moyen-Orient qui fuient vers l’Europe à la recherche de meilleures conditions de vie, terrorisés par l’État islamique, l’État syrien et toutes les bandes armées en conflit. S’y ajoutent les grands déplacements des marées humaines venant d’Afrique et de l’Europe de l’Est. C’est aussi le drame qu’on est en train de vivre à la frontière entre la Colombie et le Venezuela, où habitent depuis des années des milliers de réfugiés à cause du conflit à l’intérieur de la Colombie, entre l’État, la guérilla et les paramilitaires ; d’autres ont cherché au Venezuela de meilleures conditions de vie. Ils sont tous victimes d’un système capitaliste qui, depuis un siècle, est entré en décadence et sombre aujourd’hui dans la décomposition 1, en entraînant l’humanité dans la barbarie. Aujourd’hui, la population de la longue frontière colombo-vénézuélienne subit encore une fois les conséquences des conflits d’intérêts des classes dominantes des deux pays.

L’analyse des faits

Le 21 août dernier, le président Nicolas Maduro a annoncé la fermeture de la frontière colombo-vénézuélienne 2, en décrétant l’état d’exception dans 10 municipalités de l’État de Tachira, étendu par la suite à 7 municipalités de l’État de Zulia et 3 de l’État d’Apure, toutes frontalières avec la Colombie 3. La raison donnée a été l’embuscade tendue contre trois militaires vénézuéliens et un civil qui réalisaient des opérations anti-contrebandes. Cette mesure a entraîné l’expulsion et la déportation de plus de 2000 Colombiens et la fuite d’autres milliers d’entre eux, provoquant une situation dramatique, parce que les militaires ont détruit dans la plupart des cas leurs habitations précaires, tout en leur interdisant d’emporter leurs affaires ; des familles ont été séparées et il y a eu des dénonciations pour les mauvais traitements et les extorsions par des militaires vénézuéliens. Le Procureur général de Colombie a menacé de saisir le Tribunal pénal international pour crime contre l’humanité contre le président Maduro. La ministre colombienne des Affaires étrangères, Ángela Holguín, a signalé que de telles mesures sont contradictoires avec les actions que le gouvernement vénézuélien a mises en place les années précédentes, lorsqu’il octroya des papiers d’identité à des milliers de Colombiens pour qu’ils puissent voter au Venezuela en faveur du régime chaviste, en leur promettant des maisons et des allocations sur le territoire vénézuélien, documents que ce régime considère maintenant comme illégaux.

Entre autres raisons que le gouvernement vénézuélien brandit pour justifier de telles mesures, il y a la contrebande d’essence et de produits alimentaires vers la Colombie ; et aussi l’approbation d’une résolution de la Banque de la République de Colombie qui favorise un lobby mafieux installé en Colombie qui fixe librement au marché noir les taux de change de la monnaie vénézuélienne (le bolivar) par rapport au dollar, poussant ainsi à la dévaluation de cette monnaie. Ces opérations de contrebande, unies à l’accaparement et à la revente d’aliments et d’autres produits à des prix spéculatifs 4, seraient à la base de ce que Maduro et son régime nomme la “guerre économique” qui est censée être la cause d’une grande partie de la pénurie et du désapprovisionnement dont souffre le pays. Par ailleurs, le gouvernement vénézuélien met en avant une augmentation d’agissements supposés des groupes paramilitaires colombiens pour planifier et exécuter des attentats et des assassinats sur des fonctionnaires vénézuéliens, sous la direction de l’ex-président colombien Álvaro Uribe en accord avec les États-Unis. C’est la quatrième fois en trois ans que Maduro a dénoncé des plans pour l’assassiner, et il affirme même que le dernier plan découvert a été planifié en toute connaissance de cause par le président colombien Juan M. Santos.

La réalité, c’est que les deux gouvernements connaissent parfaitement depuis des années les activités de contrebande, de racket (“cobro de vacuna”), de trafic de drogues, de prostitution et l’existence de bandes criminelles anciennes et nouvelles et de paramilitaires qui sévissent aussi bien en Colombie qu’au Venezuela. Les présidents Santos et Maduro agissent avec le cynisme et l’hypocrisie propres aux classes dominantes lorsqu’ils appellent à la “défense des Droits de l’homme” ou à la “protection de la vie des citoyens”, alors qu’ils essayent de tirer le plus grand profit politique de la situation, comme le font aussi les factions bourgeoises de l’opposition dans l’un comme l’autre des deux gouvernements. Ceux qui sont vraiment affectés par cette situation, ce sont les populations frontalières, des travailleurs pour la plupart d’entre eux, qui y habitent ou qui y sont de passage. Des milliers de personnes, autochtones ou immigrés, cherchent à survivre au milieu des différentes mafias de la contrebande, des cartels de la drogue, de la guérilla et des paramilitaires, coincées dans une dynamique infernale de décomposition sociale qui s’exprime dans l’affrontement entre bandes criminelles qui opèrent dans la région, commandées par des fonctionnaires et des militaires des deux pays.

Cette situation met en évidence le drame vécu dans différentes zones frontalières partout dans le monde, avec l’émigration illégale, les réfugiés, la plupart d’entre eux victimes de la crise économique mondiale et d’une de ses conséquences principales, le chômage ; poussés par le besoin de survie, supportant des rythmes brutaux d’exploitation, tentant de fuir les guerres et les conflits politiques, harcelés par les autorités, des familles entières risquant leur vie. Le conflit en Syrie illustre le plus crûment cette réalité, avec environ 7 millions de réfugiés à cause de la guerre civile dans ce pays depuis 2011, où des millions de personnes fuient terrorisées et formant des caravanes humaines qui essayent de traverser les frontières des pays voisins et d’ailleurs, subissant la répression policière et les mauvais traitements des trafiquants d’êtres humains, les maladies, la mort souvent pour essayer d’arriver dans les pays de l’Union européenne. De la même manière, plus de 400 000 réfugiés par le conflit en Libye sont venus grossir les chiffres de presque 60 millions de réfugiés dans le monde, selon l’ACNUR (Agence de l’ONU pour les réfugiés). La situation à la frontière colombo-vénézuélienne illustre, quant à elle, le degré d’autonomie des mafias dirigées par des civils, des paramilitaires, des guérilleros, des troupes des armées, et le chaos résultant de la lutte à mort entre elles ; elle illustre également le fait que les gouvernements de droite comme de gauche des pays pauvres ou développés ne sont nullement intéressés du sort de leurs populations. Ils sont seulement intéressés par la défense de leurs intérêts de classe. Il s’agit là d’une réalité qui montre la décomposition des rapports capitalistes de production, l’impossibilité pour ce système d’offrir la moindre perspective de bien-être à l’humanité.

La bourgeoisie chaviste à la recherche d’un bouc-émissaire face à l’avancée de la crise

Les stratégies développées par la bourgeoisie chaviste pour essayer d’enrayer l’épuisement de son projet politique ont mis le pays dans une situation de détérioration économique et sociale accélérée. La recherche incessante d’un bouc-émissaire, d’un agresseur extérieur, sert à détourner l’attention de la gravité de la crise économique et de la responsabilité des hauts bureaucrates de l’État dans la corruption sans limites qui y sévit. La marge de manœuvre du chavisme s’est réduite au fur et à mesure que déclinait sa capacité à alimenter son populisme politique et idéologique. Selon des chiffres officieux, le PIB pourrait se réduire cette année entre 7 et 10 % ; le déficit public se situerait autour du 20 % du PIB (très supérieur à celui de la Grèce en 2009 qui est monté à 15 %). La baisse de prix du pétrole a obligé à freiner le flux de devises d’environ 60 %. Plusieurs bureaux de conseil calculent que l’inflation atteindra entre 150 et 200 % à la fin de 2015. D’après les données de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, appartenant à l’ONU), la pauvreté a augmenté de 25 % à 32 % entre 2012 et 2013. La baisse de la capacité à faire face aux dépenses courantes et à l’endettement est évidente ; à elle seule, la dette du Venezuela envers la Chine dépasse les 56 milliards de dollars. Des institutions financières alertent sur le danger d’hyperinflation et même de défaut de paiement pour 2016 (selon la Bank of America).

La situation n’est pas moins grave sur le plan social. Le Venezuela se retrouve au rang des pays aux niveaux les plus élevés d’insécurité et de violence criminelle 5. Le crime organisé a atteint une telle envergure qu’il tient la population soumise. Les agissements des “Collectifs bolivariens” 6 armés et protégés par le régime chaviste et des méga-bandes criminelles dépassent souvent en puissance de feu et d’organisation les forces de répression de l’État. Un réseau de corruption généralisé et bandes criminelles implique les différentes polices et des fonctionnaires de l’État ; le gouvernement a favorisé l’action de ces “Collectifs” et des populations lumpenisées dans la répression des manifestations, créant ainsi un monstre à mille têtes qui exige maintenant sa part de pouvoir, en échappant au contrôle de l’État.

C’est la population qui subit les conséquences de l’exacerbation de la crise économico-sociale, une population qui doit faire de longues files d’attente pendant des heures pour acquérir quelques aliments, moment où elle exprime son indignation et sa rage contre les déclarations du gouvernement qu’elle considère non seulement comme mensongères, mais aussi comme une sinistre plaisanterie vis-à-vis de la précarisation de ses conditions de vie. L’usure politique de Nicolas Maduro et du parti officiel (PSUV), selon différentes enquêtes, accumulent plus de 80 % de rejet. Et dans ce contexte, ils sont contraints d’affronter simultanément plusieurs situations : l’accroissement des contestations sociales, avec des saccages de commerces dans certaines villes et la perspective d’une révolte sociale, la défaite électorale et politique lors des élections parlementaires de décembre prochain, les plaçant face à la possibilité de perdre la majorité à l’Assemblée nationale, ce qui troublerait de façon significative le futur de la faction chaviste au sein de la classe dominante. Face à une telle situation, cette faction utilise tous les artifices et les subterfuges juridiques pour barrer la route aux factions bourgeoises d’opposition, lesquelles accusent le chavisme d’avoir créé un choc avec la fermeture de la frontière pour ainsi suspendre ou retarder les élections parlementaires.

D’un autre côté, le chavisme se retrouve dans une situation où il est de plus en plus affaibli dans le domaine géopolitique parce qu’il a de moins en moins de moyens pour financer son clientélisme populiste basé sur les ressources pétrolières, en plus de la dégradation de son image en tant qu’État capable de garantir un minimum de stabilité gouvernementale et sociale, de ne pas apparaître comme un facteur d’affrontement et d’instabilité dans la région. Les déclarations de l’ONU, de l’Union européenne, de parlements nationaux (celui de l’Espagne récemment), d’anciens présidents et politiciens au niveau régional et mondial sur des sujets tels que les prisonniers politiques, l’exposent de plus en plus aux attaques de ses opposants, minant ses alliances passées et affaiblissant la stratégie impérialiste de la bourgeoisie vénézuélienne dans la région. Un exemple de ceci a été l’échec de ses revendications territoriales face au Guyana, un pays bien plus petit géographiquement et plus faible économiquement.

Dans un tel contexte, Maduro et son gouvernement essayent de renforcer la crédibilité de l’argument d’une “attaque extérieure contre l’économie vénézuélienne”, en tentant de convaincre la population (les secteurs qui ont soutenu le chavisme surtout) de ceci : ce ne sont pas les politiques économiques du gouvernement (contrôle du change, des prix, affrontement avec le capital privé) qui ont exacerbé la crise, mais “l’obsession de la droite internationale” d’en finir avec le projet du “socialisme du xxi siècle”. Il décide alors de mettre en place une campagne d’affrontement avec la Colombie, pour essayer de polariser la population, en utilisant le nationalisme et la “défense de la patrie”. La gravité de la crise socio-économique et la détermination de la bourgeoisie chaviste à se maintenir au pouvoir l’amènent à cette fuite en avant.

De son côté, le gouvernement colombien justifie ses revendications grâce aux violations des “droits de l’homme” vis-à-vis des réfugiés par les exactions du gouvernement vénézuélien. Mais le fait réel, c’est que tout cela le met dans une situation qui dessert les factions de la bourgeoisie colombienne qui soutiennent le président Santos pour les élections régionales et locales d’octobre 2015, parce que ce sont les forces qui soutiennent l’ancien président Álvaro Uribe qui tirent le plus grand profit politique du conflit frontalier faisant apparaître Santos comme un faible et un incapable pour affronter la “dictature vénézuélienne”.

Le conflit colombo-vénézuélien illustre de la plus claire des façons le fait que pour la bourgeoisie, quelles que soient ses tendances, de gauche ou de droite, d’un pays ou de l’autre, ce qui compte ce sont ses répugnants intérêts de classe, se moquant complètement des souffrances de la population. Nous, les travailleurs, devons rejeter cette exacerbation nationaliste et patriotarde promue par les bourgeoisies vénézuélienne et colombienne. Le prolétariat, dans des moments forts de son histoire, a su se dresser face au chaos nationaliste en défendant l’internationalisme prolétarien qui se fonde sur la nature internationale d’une classe qui a entre ses mains la possibilité de détruire le régime capitaliste et construire une nouvelle société communiste. L’établissement de l’État-Nation fut l’instrument principal de la bourgeoisie mondiale pour développer le capitalisme et instaurer l’exploitation des salariés : c’est la plate-forme sur laquelle la bourgeoisie structure la concurrence et règle ses conflits. Aussi, tel que les marxistes l’ont toujours défendu, le prolétariat n’a pas de patrie à défendre ; la lutte pour son émancipation se fait en dehors des intérêts de classe de la bourgeoisie. Par ailleurs, les relations capitalistes de production (celles que défendent Santos et Maduro) ne sont en rien humaines ; bien au contraire elles sont devenues antihumaines, niant aux êtres humains toute possibilité future de bien-être, condamnant les travailleurs et le reste des couches sociales à vivre dans une société dans laquelle ils ne possèdent pas le moindre contrôle de leur vie, soumis à l’exploitation, aux guerres, à une vie de misère.

La “défense des Droits de l’homme” n’est qu’une fumisterie utilisée par toutes les bourgeoisies, pour semer l’illusion selon laquelle l’État serait une entité capable de protéger l’intégrité et le bien-être des personnes. Nous, les travailleurs et leurs minorités révolutionnaires, devons développer une profonde réflexion et mener un débat politique qui permette de transformer l’indignation que nous ressentons et exprimons un jour après l’autre contre le chaos, la précarité et la barbarie auxquels le système nous soumet, en un renforcement de notre conscience de classe, en une plus grande compréhension de la nécessité de développer une lutte unie et internationale, qui permette d’intégrer les autres couches non-exploiteuses dans la tâche historique de démolir les relations capitalistes de production, seule possibilité pour construire une société véritablement humaine.

Internacionalismo, organe de presse du CCI au Venezuela, 20 septembre 2015

1 Voir nos thèses sur “La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme”, Revue Internationale no 62 (1990).

2 Qui s’étend sur plus de 2200 km.

3 Cet état d’exception a été décrété pour 60 jours renouvelables.

4 Ces produits sont revendus en Colombie de 10 à 100 fois plus chers. Selon les dires d’un journaliste pro-chaviste français en poste à Caracas dont les propos sont relayés sur le Web par une association tiers-mondiste (www.lecalj.com [11]), “un jerrican d’essence qui coûte un bolivar au Venezuela est revendu 15 000 bolivars et même 60 000 depuis la fermeture de la frontière et un litre de lait qui coûte 200 bolivars est revendu 14 000 bolivars en Colombie.”

5 Sur ce sujet, on peut lire notre article en espagnol “Incremento de la violencia delictiva en Venezuela – Expresión del drama de la descomposición del capitalismo”.

6 Milices composées de civils fortement armés, utilisées pour maintenir l’ordre du régime et assurer la répression.

 

 

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Décomposition du capitalisme

L’hypocrite solidarité de la “gauche” envers les réfugiés

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On ne compte plus le nombre de fois où le mot “solidarité” est écrit depuis cet été dans les journaux, dit à la radio, prononcé le regard triste à la télévision... à propos du “drame des migrants”. La légitime indignation ressentie dans la population pour ces milliers de personnes perdues sur les côtes européennes, quand elles ne périssent pas avant de les atteindre, trouve là son écho médiatique qui relaie les gesticulations – pardon, les “efforts” – de la classe politique européenne pour les “accueillir dignement” et leur offrir un “avenir”. Au milieu de ce brouhaha, l’extrême-gauche fait entendre sa voix en relayant de son côté toutes les initiatives locales pour les soutenir et en saluer le caractère solidaire.

Le NPA comme les groupes anarchistes (CNT, FA, etc.), n’ont aussi que le mot “solidarité” à la bouche. Ils dénoncent l’hypocrisie et le cynisme de la classe dominante qui, il y a encore quelques mois, ne voulait pas voir un réfugié sur son sol et qui maintenant organise leur accueil au nom d’une “solidarité” inscrite dans les “valeurs de la démocratie et de la République”. On ne pouvait attendre moins de l’extrême-­gauche qu’elle démasque la contradiction entre les intérêts de la classe dominante et son engagement à dépenser des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros pour loger, nourrir, équiper, former, éduquer les personnes accueillies sur son sol. On aurait été surpris qu’elle prenne pour argent comptant les discours émus de solidarité de Merkel ou de Hollande. Elle aurait bien été la seule !

Mais il ne faut pas se leurrer, cette dénonciation n’a de radicale que le nom. Elle cache en vérité un dessein tout autre que celui de l’éveil des consciences sur l’incapacité du capitalisme à offrir un avenir à ces réfugiés comme au reste de l’humanité.

Car que propose-t-elle ? Quelle solidarité oppose-t-elle à celle de l’ogre offrant un chocolat chaud aux enfants perdus dans la forêt pour mieux se les offrir en repas ?

C’est à ce moment précis qu’on tombe de notre chaise. Sur le site du NPA on peut ainsi découvrir la conception de la solidarité du mouvement trotskiste : “La solidarité, c’est-à-dire le combat pour l’ouverture des frontières et la liberté de circulation et d’installation est le seul antidote contre le poison raciste et xénophobe”. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Il n’y a qu’à voir comment l’Union européenne, avec la disparition des postes frontières, la libre circulation et d’installation des ressortissants et des travailleurs, a mis fin aux nationalismes français, allemand ou anglais, comment désormais les Européens de l’espace Schengen nagent dans le bonheur et fraternisent dans une unité prospère et pacifique ! Ce n’est pas seulement nous qui tombons de notre chaise, c’est Trotski qui se retourne dans sa tombe !

La bourgeoisie n’a pas attendu le NPA pour ouvrir ses frontières, elle le fait déjà partout où elle y a un intérêt avec tous les contrôles nécessaires pour limiter les effets à ces intérêts et jamais cette ouverture des frontières n’a allégé en quoi que ce soit la défense des intérêts nationaux et la promotion du nationalisme. Bien au contraire, la bourgeoisie a toujours tourné le dos au protectionnisme pour mieux profiter des marchés du voisin et écraser sa concurrence. Seules quelques fractions extrémistes de la classe dominante croient encore que la fermeture des frontières constituerait une solution à la crise et renforcerait la puissance économique et impérialiste nationale.

Nous ne voulons pas croire que le NPA soit aussi limité que cela dans ses analyses. Il n’est pas concevable pour ce digne héritier de la LCR qui a donné à la bourgeoisie de si brillants éléments, économistes, politiques, stratèges... Non, si le NPA veut orienter la solidarité vers ces combats stériles et surtout idéologiquement dangereux pour la conscience de la classe ouvrière, c’est de façon totalement délibérée, pour nourrir l’espoir que le capitalisme peut, contre quelques aménagements qui peuvent paraître radicaux à première vue, être compatible avec la solidarité que beaucoup d’ouvriers ressentent au fond d’eux-mêmes comme une exigence. Ces ouvriers ne doivent surtout pas prendre conscience que combattre pour la solidarité implique combattre le capitalisme, s’attaquer aux racines même de ce système d’exploitation décadent. Le NPA indique volontairement une autre voie, ou plus précisément une impasse : celle de l’aménagement des règles et lois du capitalisme en prétendant que “bien géré”, il pourrait être plus humain. Dans le même article, le NPA conclut ainsi sur un appel au : “contrôle des travailleurs et de la population sur l’économie”. Cette vieille rengaine gauchiste est toujours là et toujours pour les mêmes raisons : laisser entendre de façon assez explicite que le capitalisme est en soi vertueux, à condition que ceux qui dirigent ne tirent pas la couverture à eux et pour cela, un “contrôle des travailleurs” (et de la population, jugent-ils utile de rajouter...) fera parfaitement l’affaire.

Du côté de bon nombre d’anarchistes, le discours est peu ou prou le même. Ainsi, la Fédération anarchiste, dans un article au titre évocateur (“Liberté de circulation et d’installation – Personne n’est illégal”), reprend-elle les mêmes axes d’intervention que le NPA en ajoutant des idées aussi affligeantes que “notre soutien doit aller vers les réfugié-e-s afin de les accueillir dans de bonnes conditions. C’est-à-dire sans les flics ! Il faut pouvoir les héberger, leur trouver de quoi s’installer et vivre dignement. Ne pas les parquer dans des cités miséreuses mais bien les accepter dans nos vies, dans nos quartiers, dans nos écoles. Et éviter qu’ils ne tombent entre les mains de patrons peu scrupuleux qui les exploiteraient”. C’est vrai qu’à l’issue de leur terrible périple, ne manquerait plus qu’ils atterrissent dans un monde où les ouvriers sont encadrés par des flics, sont parqués dans des cités miséreuses et se retrouvent exploités par des patrons peu scrupuleux. Et il est bien connu qu’un patron “scrupuleux” n’exploite pas ses employés...

De qui se moque-t-on ? Heureusement que nous n’avions pas eu le temps de remonter sur nos chaises, ça nous évite une chute de plus. À qui s’adresse la FA dans ce texte ? À chacun d’entre nous ? Mais qui a le pouvoir individuellement d’écarter les flics, ouvrir les maisons vides et des classes dans les écoles ? À l’État ? Dans ce cas, nous retrouvons exactement le même discours que le NPA : un capitalisme sans “patrons peu scrupuleux” et dirigeants mal intentionnés ne mènerait pas à ce désastre humain.

Bien plus grave que ces déclarations qui nagent dans le ridicule achevé, les sites et journaux de l’extrême-gauche en général laissent la plus grande place à la promotion d’initiatives locales, manifestations, recueils de dons, distributions de nourritures, etc., en reléguant, quand elle existe, l’analyse au second plan (et quelle analyse !). Ce qui peut paraître au premier regard comme une initiative louable pour donner plus d’écho aux bonnes volontés qui se développent poussées par l’indignation, est en fait une manœuvre répugnante. Elle maintient chaque élan de solidarité séparé des autres, elle stérilise l’inestimable instinct prolétarien de solidarité en le limitant à ces initiatives louables mais sans fin tant les besoins sont immenses et aboutit par laisser mourir ces bonnes volontés dans l’épuisement et le découragement. Quand les seuls mots d’ordre auxquels se raccrocher pour donner un sens plus large et plus politique à son action locale et immédiate sont “ouverture des frontières”, “libre circulation”, “des papiers pour tous” ou “dehors les flics”... comment trouver le lien entre toutes ces initiatives ? Comment les relier à un combat plus grand, plus large, plus historique, qui permette à la fois de comprendre d’où vient le problème qu’on essaie de combattre à son niveau et où se trouve sa véritable solution ?

Agissant en remparts idéologiques au profit de la bourgeoisie, l’extrême-­gauche exploite à nouveau et sans scrupule la misère humaine et défend la légitimité du capitalisme. Ce ne sont pas seulement les flics qu’il faut éloigner des migrants, mais aussi tous ces prétendus défenseurs de la solidarité qui, au final, font le même boulot : défendre le système capitaliste !

GD, 23 octobre 2015

 

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Migrants et réfugiés, victimes du déclin du capitalisme

Intempéries, tremblements de terre, inondations... catastrophes “naturelles” ? Non, catastrophes capitalistes !

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Vingt morts et deux disparus, maisons de retraite, parkings, tunnels, terrains de camping transformés en pièges mortels, des véhicules emportés jusqu’à la mer par la force des flots, 70 000 foyers privés d’électricité, des dégâts matériels estimés à 600 millions d’euros, tel est le bilan des inondations meurtrières qui ont frappé le sud-est de la France les 3 et 4 octobre, deux jours durant lesquels des pluies diluviennes équivalant à 10 % des précipitations annuelles sont tombées, entraînant notamment la crue du fleuve côtier de la Brague.

Les causes de cette catastrophe sont connues : d’un côté, le réchauffement climatique global occasionné par le mode de production capitaliste entraîne la multiplication et l’intensification d’événements météorologiques auparavant plus rares ou moins violents ; de l’autre, la spéculation immobilière et la cupidité de la bourgeoisie, des entrepreneurs du bâtiment aux élus locaux, débouchent sur le bétonnage d’espaces naturels ou agricoles (limitant ainsi l’absorption de l’eau par les sols et facilitant la circulation en surface de cette même eau) et la construction effrénée de bâtiments, y compris en zones inondables.

Ce genre de catastrophe, qui comme on peut le voir n’a de “naturelle” que le nom, ne constitue évidemment pas un cas isolé dans ce monde capitaliste gouverné par la recherche effrénée du profit, comme l’illustre la tragique actualité de ces derniers mois.

• En mai, dans le nord-ouest de la Colombie, un événement climatique similaire a provoqué un glissement de terrain, submergeant des villages de boue, de rochers et d’arbres déracinés, causant la mort d’au moins 61 personnes et faisant 37 blessés.

• En septembre, le typhon qui a frappé le Japon ainsi que les pluies record et les inondations consécutives ont fait au moins 2 morts et plusieurs disparus et nécessité l’évacuation de plus de 100 000 personnes. Le site de la centrale nucléaire de Fukushima a lui aussi été inondé, ce qui s’est traduit une nouvelle fois par la fuite de centaines de tonnes d’eau contaminée dans l’océan Pacifique.

• Début octobre, à une quinzaine de kilomètres de la capitale du Guatemala, un autre glissement de terrain a recouvert une centaine de maisons et fait 191 victimes et 150 disparus. Et ce alors même que “la Coordinadora nacional para la reducción de desastres (Conred) a fait parvenir un rapport aux autorités municipales pour prévenir d’un risque imminent en décembre 2014. “L’endroit du désastre était entouré de rouge”, affirme le Secrétaire exécutif de la Conred, Alejandro Maldonado, fils du président intérimaire du Guatemala. (…) Dans son rapport de 2014, la Conred relevait que le Rio Pinula provoquait une érosion sur les terres et les maisons de ses rives. Elle recommandait de reloger la communauté dans un endroit plus protégé.”

L’augmentation tant du nombre de ces catastrophes capitalistes pseudo-naturelles que du nombre de victimes ces dernières années ne fait plus aucun doute et peut dorénavant être statistiquement étudié.

“Entre 1994 et 2013, EM-DAT 1 a recensé 6873 catastrophes naturelles dans le monde, qui ont coûté 1,35 million de vies soit presque 68 000 vies en moyenne chaque année. En outre, 218 millions de personnes en moyenne ont été touchées par des catastrophes naturelles chaque année durant cette période de 20 ans.

La fréquence des catastrophes géophysiques (séismes, tsunamis, éruptions volcaniques et mouvements de masse rocheuse) est restée dans l’ensemble constante durant cette période, mais une hausse soutenue des événements liés au climat (principalement les inondations et les tempêtes) tire nettement à la hausse le nombre total d’événements. Depuis l’an 2000, EM-DAT a recensé une moyenne de 341 catastrophes liées au climat par année, une hausse de 44 % par rapport à la moyenne des années 1994-2000 et de bien plus du double du niveau de 1980-1989.

Du point de vue de l’analyse des catastrophes, la croissance de la population et les modèles de développement économique sont plus importants que le changement climatique ou les variations météorologiques cycliques pour ce qui est de l’explication de cette tendance à la hausse. Aujourd’hui, non seulement il y a plus de personnes en danger qu’il n’y en avait il y a 50 ans, mais les constructions dans des plaines inondables, des zones sismiques et d’autres régions à haut risque accroissent aussi la probabilité qu’un risque naturel habituel devienne une catastrophe majeure. (…)

Alors que les catastrophes sont devenues plus fréquentes durant les 20 dernières années, le nombre moyen de personnes touchées est tombé de 1 sur 23 pour la période 1994-2003 à 1 sur 39 pour la période 2004-2013. Ceci s’explique en partie par la croissance de population, mais le nombre de personnes touchées a également diminué en termes absolus.

Les taux de mortalité, en revanche, ont augmenté durant la même période, atteignant une moyenne de plus de 99 700 morts par an entre 2004 et 2013. Ceci reflète en partie les immenses pertes en vies humaines lors de trois grandes catastrophes (le tsunami asiatique de 2004, le cyclone Nargis de 2008 et le séisme haïtien de 2010). Cependant, la tendance reste à la hausse même en excluant ces trois événements des statistiques.

L’analyse des données d’EM-DAT montre également comment les niveaux de revenus impactent le nombre de morts lors de catastrophes. En moyenne, plus de trois fois plus de personnes meurent par catastrophe dans les pays à faible revenu (332 morts) que dans les nations à haut revenu (105 morts). (...) Pris ensemble, les pays à haut revenu enregistrent 56 % des catastrophes mais 32 % des pertes humaines, alors que les pays à faible revenu enregistrent 44 % des catastrophes mais 68 % des morts. Ceci démontre que les niveaux de développement économique, plus que l’exposition aux risques en soi, sont des déterminants majeurs de la mortalité” 2.

Cependant, même si le nombre de catastrophes augmente année après année sur toute la planète, toutes les classes sociales de la société ne sont pas logées à la même enseigne. Au niveau mondial, ce sont d’abord et avant tout les classes non-exploiteuses de la société, en particulier la paysannerie pauvre et le prolétariat, qui en sont les premières victimes ; des habitations englouties du Guatemala aux maisons de retraite submergées de la Côte d’Azur française, ce sont bien les membres des classes non-exploiteuses, et en particulier du prolétariat qu’on loge principalement dans les zones à risques, et c’est pourquoi ces classes sociales payent le plus lourd tribut à ces catastrophes capitalistes, tant en nombre de morts que de réfugiés.

Et c’est justement parce que ces catastrophes ne sont nullement naturelles mais bel et bien capitalistes que les appels à la responsabilité envers les représentants de la bourgeoisie, tant au niveau international au sujet du réchauffement climatique qu’au niveau local quant à l’hyper-urbanisation anarchique, ne peuvent aboutir qu’au dédouanement du seul et unique responsable de ces tragédies : le capitalisme.

“Le capitalisme n’est pas innocent non plus des catastrophes dites “naturelles”. Sans ignorer l’existence de forces de la nature qui échappent à l’action humaine, le marxisme montre que bien des cataclysmes ont été indirectement provoqués ou aggravés par des causes sociales. (...) Non seulement la civilisation bourgeoise peut provoquer directement ces catastrophes par sa soif de profit et par l’influence prédominante de l’affairisme sur la machine administrative (...), mais elle se révèle incapable d’organiser une protection efficace dans la mesure où la prévention n’est pas une activité rentable. (…) S’il est vrai que le potentiel industriel et économique du monde capitaliste s’accroît et ne s’infléchit pas, il est tout aussi vrai que plus grande est sa force, pires sont les conditions de vie des masses humaines face aux cataclysmes naturels et historiques” 3.

DM, 25 octobre 2015

1EM-DAT est la base internationale de données sur les situations d’urgence.

2Centre de recherches sur l’épidémiologie des désastres, Université catholique de Louvain, The human cost of natural disasters, 2015, A global perspective.

3Amadeo Bordiga, Espèce humaine et Croûte terrestre ; Petite Bibliothèque Payot,1978.

 

 

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Le capitalisme détruit la planète

Et si le temps n’existait pas ? de Carlo Rovelli (II) : la pensée en mouvement

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Dans la première partie [17] de cet article, nous nous étions attachés à souligner que, pour comprendre que le temps n’était qu’une illusion, Carlo Rovelli avait avant tout une vision dynamique de la science et de la nature. Dans cette seconde partie sera mise en évidence l’une des conséquences de cette approche : la nécessité du débat comme moteur du mouvement de la pensée.

Pour “se mettre d’accord”, pour que nos connaissances aient une “nature dynamique”, il est impératif que les hypothèses se confrontent, qu’un débat d’idées dans le seul but de faire progresser la vérité anime l’ensemble des sciences.

La nécessaire confrontation des hypothèses

C’est pourquoi tout au long de son livre, Rovelli fustige tous les scientifiques qui sabotent ce débat, préférant défendre leurs intérêts particuliers, en ne partageant pas leurs travaux et hypothèses, en concevant la recherche comme un terrain de course vers la renommée individuelle, en étant animés par l’esprit de concurrence, avec toutes les bassesses, la mauvaise foi et autres procédés déloyaux que cela implique : “Le monde de la science, comme j’ai pu le découvrir ensuite avec tristesse, y compris à mes dépens, n’a rien à voir avec un conte de fée. Les cas de vol d’idées d’autrui sont permanents. Beaucoup de chercheurs sont extrêmement soucieux d’arriver à être les premiers à formuler des idées, quitte à les souffler aux autres avant que ceux-ci ne parviennent à les publier, ou à réécrire l’histoire de manière à s’attribuer les étapes les plus importantes. Cela génère un climat de méfiance et de suspicion qui rend la vie amère et entrave gravement les progrès de la recherche. J’en connais beaucoup qui refuseront de parler à qui que ce soit des idées sur lesquelles ils sont en train de travailler avant de les avoir publiées” (p. 44).

La démarche de Carlo Rovelli est toute différente. Lui qui, étudiant en Italie dans les années 1970, s’est d’abord révolté contre les injustices de cette société avant de prendre conscience, comme une très large partie de sa génération, que la révolution n’était pas encore à l’ordre du jour, a choisi de ne pas abdiquer, de ne pas renoncer à ses rêves, mais d’investir ses aspirations aux changements dans la science : “Pendant mes études universitaires à Bologne, ma confusion et mon conflit avec le monde adulte ont rejoint le parcours commun d’une grande partie de ma génération. (…) C’était une époque où l’on vivait de rêves. (…) Avec deux de ces amis, nous avons rédigé un livre qui raconte cette rébellion étudiante italienne de la fin des années soixante-dix. Mais rapidement les rêves de révolution ont été étouffés et l’ordre a repris le dessus. On ne change pas le monde si facilement. A mi-chemin de mes études universitaires, je me suis retrouvé encore plus perdu qu’avant, avec le sentiment amer que ces rêves partagés par la moitié de la planète étaient déjà en train de s’évanouir. (…) Rejoindre la course à l’ascension sociale, faire carrière, gagner de l’argent et grappiller des miettes de pouvoir, tout cela me semblait bien trop triste. (…) La recherche scientifique est alors venue à ma rencontre – j’ai vu en elle un espace de liberté illimité, ainsi qu’une aventure aussi ancienne qu’extraordinaire. (…) Aussi, au moment où mon rêve de bâtir un monde nouveau s’est heurté à la dure réalité, je suis tombé amoureux de la science. (…) La science a été pour moi un compromis qui me permettait de ne pas renoncer à mon désir de changement et d’aventure, de maintenir ma liberté de penser et d’être qui je suis, tout en minimisant les conflits que cela impliquerait avec le monde autour de moi. Au contraire, je faisais quelque chose que le monde appréciait” (pp. 2-6). Chez Carlo Rovelli, l’esprit subversif, le désir de changement et la science s’entremêlent ainsi constamment : “Tandis que j’écrivais avec mes amis mon livre sur la révolution étudiante (livre que la police n’a pas aimé et qui m’a valu un passage à tabac dans le commissariat de police de Vérone : “Dis-nous les noms de tes amis communistes !”), je m’immergeais de plus en plus dans l’étude de l’espace et du temps” (p. 30). (...) “Chaque pas en avant dans la compréhension scientifique du monde est aussi une subversion. La pensée scientifique a donc toujours quelque chose de subversif, de révolutionnaire” (p. 138).

Ce qui attire particulièrement Carlo Rovelli est la dimension internationale et cosmopolite de la “communauté” scientifique, se mettant parfois à rêver d’une association mondiale, désintéressée et s’enrichissant des différences : à l’Impérial Collège de Londres, “... j’ai rencontré pour la première fois le monde coloré et international des chercheurs de physique théorique : des jeunes en costume-cravate se mêlaient avec le plus grand naturel à des chercheurs aux pieds nus et aux longs cheveux sortant de bandeaux colorés ; toutes les langues et toutes les physionomies de monde se croisaient, et l’on y percevait une espèce de joie de la différence, dans le partage d’un même respect de l’intelligence” (p. 34).

Pourtant, les îlots paradisiaques ne peuvent exister dans ce capitalisme barbare. Si elle révèle une profonde aspiration pour un monde réellement humain, uni et solidaire, cette vision est idéaliste, comme le reconnaît Carlo Rovelli lui-même dans son livre.

Et donc, pour porter la connaissance de la vérité plus loin, il prône le débat ouvert et franc, la confrontation saine, désintéressée des hypothèses :

  • “Je parle librement de mes idées à qui veut les entendre, sans rien cacher, et j’essaie de convaincre mes étudiants d’en faire autant” (p. 45).
  • “Pour peu qu’on reste dans une exactitude scientifique, la polémique, même rude, est un ingrédient à la fertilité et à l’avancement de la connaissance” (p. 125).
  • “Chaque chercheur a ses idées et convictions (j’ai les miennes) et chacun doit défendre ses hypothèses avec passion et énergie : la discussion animée est la meilleure façon de chercher la connaissance” (p. 128)
  • “Les règles de base de la recherche scientifique sont simples : tout le monde a le droit de parler. Einstein était un obscur commis au bureau des brevets lorsqu’il a produit des idées qui ont changé notre vision de la réalité. Les désaccords sont bienvenus : ils sont la source du dynamisme de la pensée. Mais ils ne sont jamais réglés par la force, l’agression, l’argent, le pouvoir ou la tradition. La seule façon de gagner est d’argumenter, de défendre son idée dans un dialogue et de convaincre les autres. Bien sûr, je ne suis pas en train de dépeindre ici la réalité concrète de la recherche scientifique dans sa complexité humaine, sociale et économique, mais plutôt les règles idéales auxquelles la pratique doit se rapporter. Ces règles sont anciennes ; nous les trouvons décrites avec passion dans la fameuse Septième lettre de Platon, où celui-ci explique comment on peut chercher la vérité : “Or, après beaucoup d’efforts, lorsque sont frottés les uns contre les autres ces facteurs pris un à un : noms et définitions, visions et sensations, lorsqu’ils sont mis à l’épreuve au cours de contrôles bienveillants et de discussions où ne s’immiscent pas l’envie, vient tout à coup briller sur chaque chose la lumière de la sagesse et de l’intelligence, avec l’intensité que peuvent supporter les force humaines”” (pp. 136-137)1.

La méthode scientifique et la société capitaliste

“Galilée et Newton, Faraday et Maxwell, Heisenberg, Dirac et Einstein, pour ne citer que les exemples les plus importants, se sont nourris de philosophie, et n’auraient jamais pu accomplir les sauts conceptuels immenses qu’ils ont accomplis s’ils n’avaient eu aussi une éducation philosophique.” Effectivement. Et Carlo Rovelli lui-même a une approche de la science fortement “nourrie de philosophie”. C’est pourquoi il n’a pas adopté une vision statique pour comprendre le monde tel qu’il est (comme s’il examinait une photo) mais, au contraire, il a adopté une vision en mouvement pour comprendre le monde tel qu’il devient. La première approche voit les choses exister indépendamment les unes des autres, pour elles-mêmes et pour toujours ; il s’agit là de l’une des sources du mysticisme. La seconde voit les choses en termes de relations contradictoires, donc dans leur dynamique et leur devenir, ce qui ouvre la voie à la dialectique.

Carlo Rovelli tente d’user de cette même méthode pour comprendre aussi la société humaine. En racontant au début du livre sa jeunesse, sa révolte face aux injustices de cette société, en s’affirmant “révolutionnaire”, il démontre qu’il ne croit pas en un capitalisme éternel. “Mon adolescence fut de plus en plus une période de révolte. Je ne me reconnaissais pas dans les valeurs exprimées autour de moi. (…) Le monde que je voyais autour de moi était très différent de celui qui m’aurait semblé juste et beau. (…) Nous voulions changer le monde, le rendre meilleur” (pp. 2 et 3). Nous ne partageons pas les propositions politiques concrètes que Carlo Rovelli avance ensuite dans son livre. D’ailleurs, sur ce plan et comme il l’avoue lui-même, Carlo Rovelli tente d’explorer quelques pistes pour évoluer vers un monde plus humain non pas en s’appuyant sur une rigoureuse démarche scientifique mais selon ses “rêves” et ses “fantasmes” (p. 146) )(2. Mais cela n’enlève rien à l’importance de ses recherches et de ses apports. User de la méthode scientifique pour comprendre l’homme et son organisation sociale est certainement ce qu’il y a de plus ardu ; toute réflexion sur la science, son histoire et sa méthode est donc pour cette raison aussi un bien extrêmement précieux. Voilà ce que nous dit à ce sujet Anton Pannekoek, astronome, astrophysicien et militant de la Gauche communiste de Hollande (1873-1960) : “La science naturelle est considérée avec justesse comme le champ dans lequel la pensée humaine, à travers une série continue de triomphes, a développé le plus puissamment ses formes de conception logique... Au contraire, à l’autre extrême, se trouve le vaste champ des actions et des rapports humains dans lequel l’utilisation d’outils ne joue pas un rôle immédiat, et qui agit dans une distance lointaine, en tant que phénomène profondément inconnu et invisible. Là, la pensée et l’action sont plus déterminées par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’improvisation, par la tradition et la croyance ; là, aucune logique méthodologique ne mène à la certitude de la connaissance (...) Le contraste qui apparaît ici, entre d’un côté la perfection et de l’autre l’imperfection, signifie que l’homme contrôle les forces de la nature ou va de plus en plus y parvenir, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de volonté et de passion qui sont en lui. Là où il a arrêté d’avancer, peut-être même régressé, c’est au niveau du manque évident de contrôle sur sa propre “nature” (Tilney). Il est clair que c’est la raison pour laquelle la société est encore si loin derrière la science. Potentiellement, l’homme a la maîtrise sur la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise sur sa propre nature” )(3. Et là n’est pas la seule raison de la difficulté à comprendre l’âme humaine et la société, s’ajoute la pression idéologique permanente pour justifier le statu quo, le monde tel qu’il est. Le capitalisme a besoin du progrès scientifique pour le développement de son économie et l’encourage donc dans une certaine mesure (dans une “certaine mesure” seulement car la recherche n’échappe pas à l’esprit borné de la concurrence et de l’intérêt particulier). Mais l’avancée de la pensée en ce qui concerne l’homme et sa vie sociale rentre immédiatement et ­frontalement en conflit avec les intérêts de ce ­système d’exploitation, particulièrement depuis que celui-ci est devenu décadent, obsolète et que l’intérêt de l’humanité exige sa disparition et son dépassement. Ainsi, la science de l’homme est sans cesse contenue par l’idéologie dominante qui tente de lui imposer ses propres repaires. C’est aussi pourquoi l’humanité a besoin de chercheurs et de scientifiques comme Carlo Rovelli, car ils lui fourbissent les armes de la critique, leurs travaux constituant une partie des flammes du feu de Prométhée. Cet ouvrage ­(comme le précédent) participe au développement d’une connaissance indispensable de l’histoire de la science et de la philosophie et permet donc non pas seulement de passer du bon “temps” mais aussi de nourrir la réflexion critique et révolutionnaire.

Ginette, juillet 2015

1 Souligné par nous.

2 Les “rêves”, comme la démarche artistique et nombre d’autres aspects de l’activité et de la pensée humaine, font partie intégrante des sources d’inspiration de ceux qui veulent changer le monde. Mais ils ne peuvent être à la fois le point de départ et le point d’arrivée de la conscience révolutionnaire ; ils doivent et peuvent s’intégrer et entrer en résonance avec la démarche scientifique. C’est alors que les rêves deviennent possibles.

3 Anton Pannekoek, Anthropogenesis, A study in Origin of Man, 1944. Traduit de l’anglais par nous et déjà cité dans notre article “Marxisme et Éthique”.

 

 

Personnages: 

  • Carlo Rovelli [18]

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Critique d'oeuvres

Hommage à notre camarade Bernadette

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Notre camarade Bernadette nous a quittés le mercredi 7 octobre, à l’issue d’une longue et douloureuse maladie : un cancer pulmonaire. Bernadette était née le 25 novembre 1949 dans le Sud-Est de la France. Son père était ouvrier mécanicien d’usine dans la métallurgie et sa mère n’avait pas d’activité salariée car elle a dû s’occuper de ses 8 enfants. C’est dire si les conditions de vie de la famille étaient modestes. C’était une authentique famille ouvrière. La réalité de la condition ouvrière, Bernadette en avait fait directement l’expérience dès son plus jeune âge. Très jeune, également, elle était animée d’une ardente passion intellectuelle, d’un désir de comprendre le monde et la société actuelle. Elle était attirée par la littérature et avait une passion pour la lecture en général. Après sa scolarité au lycée, elle est entrée à l’université de Toulouse où elle a obtenu une maîtrise de linguistique et de lettres. Puis elle a été embauchée comme employée de bureau au ministère de l’Éducation nationale.

Elle était encore étudiante quand elle a rencontré par hasard un militant du CCI, au milieu des années 1970. Celui-ci, voyant les préoccupations qui animaient Bernadette, lui a fait lire le Manifeste communiste. Ce fut pour elle une sorte de “révélation” : pour la première fois, elle trouvait une réponse claire et cohérente aux questions qu’elle se posait : “c’est ça, c’est exactement ça”, voilà comment elle exprimait 40 ans après ce qu’elle avait ressenti à la lecture de ce texte. La lecture des textes du CCI, dont elle a voulu prendre connaissance par la suite, lui a fait une impression semblable. Immédiatement, elle a été convaincue que le CCI (à la différence d’autres groupes qui se proclamaient révolutionnaires et même communistes, comme les maoïstes et les trotskistes) qu’elle avait aussi rencontrés, était un véritable héritier de la tradition marxiste. Une fois engagée dans les rangs du CCI en 1976, Bernadette n’a jamais dévié de sa conviction que le militantisme révolutionnaire, la construction de l’organisation révolutionnaire et du CCI en particulier, était un facteur absolument essentiel de la libération de la classe ouvrière.

C’est comme militante du CCI que Bernadette était présente à notre Deuxième congrès international.

Bernadette a apporté sa contribution à la vie du CCI à plusieurs niveaux. Elle avait une perception aiguë de la situation internationale, des manœuvres de la bourgeoisie et des avancées et des reflux de la lutte de classe, ses capacités rédactionnelles, sa bonne maîtrise du français, l’ont amenée à travailler dans le Comité de rédaction de la section du CCI en France. Elle était aussi experte dans l’explication très simple de nos idées au niveau le plus basique, “dans la rue”, mais aussi auprès des personnes qu’elle était amenée à rencontrer comme par exemple les ambulanciers qui, chaque semaine, la conduisaient à l’hôpital pour ses séances de chimiothérapie et qui nous ont dit : “Bernadette n’a pas un caractère facile, mais elle est sacrément intéressante quand on discute avec elle.” De même, dans les manifestations, elle sidérait les autres camarades qui diffusaient avec elle par le nombre de publications qu’elle réussissait à vendre, car elle savait accrocher en trouvant les mots et le ton pour convaincre les manifestants qu’il valait la peine de lire notre presse. Mais sa plus grande qualité, indiscutablement, était sa compréhension des principes organisationnels du CCI, et en particulier de la défense de notre organisation face à toutes les attaques et les calomnies contre le CCI. Bernadette a toujours été pleinement convaincue que l’organisation révolutionnaire est un corps étranger au capitalisme. C’est aussi pour cela qu’elle était intransigeante quant au respect des Statuts du CCI et notamment sur les questions concernant les mesures de sécurité de l’organisation.

Bernadette était une des camarades de la “vieille génération” parmi les plus ouvertes à s’approprier l’expérience politique du camarade MC, notre lien vivant avec les fractions communistes du passé. Bien que parfaitement capable de poser ses questionnements et d’affirmer ses désaccords avec MC, elle tournait résolument le dos à l’idéologie petite-bourgeoise de la contestation des “vieux” qui était une des faiblesses particulière du mouvement estudiantin de Mai 68. C’est pour cela, entre autres choses, que notre camarade MC avait la plus grande estime politique pour Bernadette. Ce qu’elle a appris de MC, c’était une compréhension de l’importance centrale de la défense de l’organisation en tant que question politique à part entière, et de la nécessité de l’adhésion à des principes rigoureux (en fait à une morale prolétarienne) dans les rapports des militants à l’organisation et des militants entre eux.

Bernadette avait milité dans plusieurs sections du CCI : Toulouse, Paris, Londres, Tours, Marseille et elle a aussi travaillé en lien étroit avec la section du CCI en Suisse pendant plusieurs années. Elle s’est toujours considérée d’abord et avant tout comme militante non pas de telle ou telle section locale mais du CCI comme organisation internationale. Les camarades des sections du CCI en Suisse et en Grande-Bretagne ont pu témoigner de sa capacité à combattre le localisme, l’esprit “bougnat maître chez soi” en ouvrant en permanence une fenêtre sur le CCI en tant qu’organisation internationale.

Comme tous les êtres humains et tous les militants, Bernadette avait évidemment des défauts qui pouvaient parfois exaspérer certains camarades. Par exemple quand ses facultés de critique semblaient échapper au contrôle et fonctionner comme une mitrailleuse, faisant feu dans toutes les directions, montrant en cela son tempérament fougueux et passionné.

Ses défauts étaient aussi ses qualités. Son entêtement, sa détermination trempée dans l’acier (qui a conduit les médecins qui se sont occupés d’elle à la décrire comme une “force de la nature”) l’ont rendue extrêmement tenace dans son combat contre le cancer qui a fini par l’emporter. Pendant les deux dernières années de sa vie, Bernadette a étonné le corps médical en restant en vie plus longtemps qu’il ne l’avait cru possible, et avec toute sa conscience, sa capacité de réflexion et sa volonté de comprendre. Elle luttait aussi contre la maladie non seulement pour continuer son combat militant mais aussi pour profiter du plus beau cadeau que son fils lui ait offert : sa petite-fille. La naissance de sa petite-fille, l’attachement que celle-ci avait pour sa grand-mère et la joie de vivre qu’elle lui procurait, a énormément aidé Bernadette à supporter les affres de sa maladie...

Bernadette n’a jamais conçu son militantisme comme quelque chose de strictement politique au “sens commun” du terme. Elle manifestait dans d’autres domaines de sa vie la même passion et le même engagement que dans sa vie militante. Elle avait choisi le nom de “Flora” comme nom de militante dans le CCI, du fait de son amour pour les fleurs et la nature et également parce qu’elle appréciait beaucoup les livres de Flora Tristan. Bernadette avait une sensibilité d’artiste : elle aimait la peinture, la littérature, la poésie. Elle était également très douée dans l’art culinaire qu’elle aimait partager avec les camarades du CCI et ses amis personnels qu’elle accueillait toujours avec beaucoup de générosité et de chaleur. Bernadette avait le sens du beau qui se reflétait dans la façon dont elle avait aménagé avec beaucoup de goût l’espace où elle vivait et également dans les cadeaux qu’elle choisissait pour sa famille, ses amis et ses camarades.

Tout au long de cette terrible maladie qui l’a emportée, Bernadette a gardé sa passion de la lecture et cela lui a permis de supporter la douleur du cancer et les traitements très lourds qui lui étaient administrés. Elle a continué jusqu’à la fin de sa vie à relire les classiques du mouvement ouvrier, Marx et Rosa Luxemburg en particulier. Elle s’est efforcée, tant que cela lui était possible, d’assimiler les textes théoriques et les contributions que généraient les débats internes dans le CCI, en prenant position (même brièvement) à chaque fois que ses forces le lui permettaient.

Bernadette avait un sens très profond de la solidarité. Alors qu’elle même souffrait du cancer et qu’elle se savait condamnée, elle continuait à se préoccuper de la santé de tous les camarades, en donnant même à certains d’entre eux des conseils, en les exhortant à faire des examens et à ne pas négliger leur santé. Aussi, ce n’était qu’un juste retour des choses que les camarades de toutes les sections du CCI se soient mobilisés pour lui apporter leur solidarité tout au long de sa maladie, en lui écrivant, en lui rendant visite, en l’aidant et lui apportant tout le soutien dont elle avait besoin pour partir dans la plus grande sérénité.

Bernadette n’avait pas peur de sa propre mort, même si elle aimait passionnément la vie. Elle savait que chaque être humain est un maillon de la longue chaîne de l’humanité et que ceux qui restent vont continuer le combat. Elle avait donné des directives anticipées aux médecins qui se sont occupés d’elle : elle a voulu partir dans la dignité physique, intellectuelle et morale en refusant tout “acharnement thérapeutique.” Elle a souhaité finir ses jours paisiblement, entourée par ses camarades de combat, et par l’affection que lui ont témoigné son fils et de sa petite fille. Sa volonté a été respectée. Bernadette nous a quittés avec toute sa conscience. Trois semaines avant son décès, elle s’efforçait encore de lire les journaux et de suivre la situation internationale. C’est parce qu’elle vivait dans sa chair les souffrances du prolétariat qu’elle a pu dire au médecin chargé du protocole de sa fin de vie : “Il faut arrêter ma douleur et il faut mettre fin à la barbarie du capitalisme !”.

Jusqu’au bout, Bernadette aura fait preuve d’un courage, d’une combativité et d’une lucidité exemplaires. C’était réellement une “force de la nature”. Et cette force, elle l’avait puisée dans la profondeur de sa conviction militante, dans son dévouement à la cause du prolétariat et dans sa loyauté inébranlable envers le CCI. À son fils, à sa petite-fille, à sa nièce et à l’ensemble de sa famille, le CCI adresse toute sa sympathie et sa solidarité.

CCI, 15 octobre 2015

 

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