Published on Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Home > Revue Internationale, les années 2000: n°100 - 139 > Revue Int. 2002 - 108 à 111

Revue Int. 2002 - 108 à 111

  • 4846 reads
  

Revue Internationale no 108 - 1er trimestre 2002

  • 3167 reads

La guerre 'antiterroriste' séme terreur et barbarie

  • 3101 reads

L'intensification de l'offensive des Etats-Unis en vue de maintenir leur leadership mondial les a conduis à déchaîner, sous prétexte de lutte antiterroriste, une nouvelle guerre en Afghanistan et à déployer leurs troupes dans ce pays. Comme nous le mettons en évidence dans l'article ci-après, loin de signifier une quelconque stabilisation du monde, cette escalade guerrière et sa conclusion actuelle, à savoir une écrasante victoire américaine, constituent au contraire le prélude à de nouvelles guerres et à de nouveaux massacres. Depuis la rédaction de cet article, la situation au Moyen-Orient s'est encore aggravée, méritant la courte prise de position suivante.

Dans le sillage de l'offensive victorieuse américaine, qui n'a pas suscité la moindre réaction significative d'hostilité parmi les pays arabes, et profitant de l'affaiblissement qu'elle a causé à Arafat accusé d'une bienveillante tolérance vis-à-vis du terrorisme palestinien, Israël accule brutalement le leader de l'OLP dans les cordes, en même temps qu'elle déchaîne une nouvelle flambée de violence dans les territoires occupés. Aux actes de terrorisme aveugle perpétrés contre la population israélienne, Tsahal réplique par une violence tout aussi aveugle dont c'est la population, bien souvent des enfants, qui est la principale victime. Depuis les accords d'Oslo, les Etats-Unis n'avaient eu de cesse de critiquer, voire de blâmer la politique du pire de la part des différents gouvernements israéliens consistant à saboter la mise en place du processus de paix. La raison en est qu'ils étaient parfaitement conscients de la nécessité de limiter à tout prix l'exacerbation des tensions entre Israéliens et Palestiniens, celles-ci étant susceptibles de cristalliser dans la région une réaction croissante d'hostilité de la part du monde arabe à l'encontre d'Israël. Une telle situation n'aurait pas manqué de rejaillir sur les Etats-Unis vu qu'ils ne peuvent abandonner Israël, leur bras armé dans la région. Mais surtout elle aurait constitué une opportunité pour certains pays européens de jouer leur propre carte à travers le soutien qu'ils n'auraient pas manqué d'apporter à telle ou telle fraction nationale de la bourgeoisie, à l'appui de telle ou telle solution diplomatique, peu importe laquelle pourvu qu'elle soit différente de celle des Etats-Unis. Aujourd'hui, la situation est autre du fait de l'énorme ascendant sur le reste du monde que viennent de prendre les Etats-Unis, avantage qu'ils entendent pousser le plus loin possible. En assumant pleinement la brutalité de l'offensive israélienne dans les territoires occupés, les Etats-Unis enfoncent le clou de l'incapacité actuelle de qui que ce soit, et notamment des pays européens, à constituer un point d'appui pour une alternative à la politique américaine au Moyen-Orient. Cela dit, pas plus que la «paix d'Oslo», la solution actuelle n'est synonyme de stabilisation mais tout au contraire accumule les conditions, notamment à travers le développement d'un profond sentiment de haine à l'encontre d'Israël et des Etats-Unis, pour un déchaînement futur des tensions.

Aujourd'hui les Etats-Unis ont réussi à complètement marginaliser sur l'arène mondiale les puissances européennes (Grande-Bretagne, Allemagne, France) qui sont leurs principales rivales en ne leur permettant de jouer aucun rôle dans le conflit en Afghanistan et en ne leur accordant que des strapontins pour la gestion de la situation héritée de la défaite des Talibans. En effet, le contingent de l'ONU au travers duquel ces puissances entendaient bien pouvoir se positionner sur place, comme cela avait été le cas au Kosovo, sera clairement placé sous le contrôle américain et n'intervient que comme un auxiliaire du nouveau pouvoir mis en place à Kaboul par les Etats-Unis.

Il est clair que toutes les puissances de second ou troisième ordre qui se trouvent lésées par ce succès de la première puissance mondiale ne vont pas rester les bras croisés mais au contraire vont faire leur possible, avec leurs moyens, pour mettre des bâtons dans les roues de la politique américaine, notamment en exploitant toutes les tensions locales attisées par la présence des Etats-Unis. Et c'est un fait que cette réaffirmation de l'ordre mondial américain ne règle rien aux tensions existant de par le monde comme en témoigne déjà la relance des hostilités entre ces deux puissances nucléaires que sont l'Inde et le Pakistan. Effectivement, depuis l'attentat terroriste par un groupe islamiste au parlement de Delhi, le 13 décembre 01, la tension n'a cessé de croître entre ces deux pays, à un niveau rarement atteint jusqu'à présent (comme en témoigne, entre autres, le fait que l'Inde vient d'évacuer les populations frontalières au Cachemire).

Par ailleurs, le vacarme et la fumée des bombes, si elles ont un moment éclipsé la perception de l'aggravation dramatique de la crise économique, n'en ont en rien atténué la réalité. Aujourd'hui, la récession est officielle au Japon, elle vient de s'installer en Allemagne, et aux Etats-Unis alors que la croissance se réduit de façon spectaculaire en Europe au moment même où l'on étrenne l'Euro. Particulièrement significatif de la situation mondiale est l'effondrement brutal de l'économie argentine qui, suite à quatre ans de récession, est littéralement en faillite avec ce que cela signifie pour le prolétariat : chômage, misère et, pour la première fois depuis la fin de la domination espagnole, l'apparition du spectre de la famine. Ce que l'on voit en Argentine - un pays qui s'enorgueillissait, il y a 40 ans, d'appartenir au club «fermé» des pays les «plus développés» - est révélateur de la perspective que nous offre le capitalisme.

Argentine et Afghanistan nous montrent clairement les menaces : effondrement économique avec ses conséquences en terme de chômage, misère et faim (voir article dans cette revue) et explosion de la boucherie guerrière avec son cortège de morts, de destruction et de barbarie.

8 janv.-02

Les Etats-Unis ont répliqué au terrible bain de sang des Tours jumelles par une croisade " antiterroriste " qui, à son tour, provoque et provoquera de nouveaux bains de sang encore plus terribles. Les premières victimes en sont les travailleurs, les paysans, la population d'Afghanistan qui, depuis le 7 octobre, vivent sous un déluge de bombes, alors que les armées locales livrent de féroces combats.

Des milliers de personnes meurent ou vont mourir ; les habitats, les industries, les cultures, les hôpitaux, les voies de communication sont détruits ; la famine, les épidémies, les pillages frappent la population ; des milliers et des milliers de réfugiés tentent de passer les frontières pour gagner les pays voisins, se trouvent livrés aux mauvais traitements des militaires, des garde-frontières, des bandits de grand chemin.

C'est une nouvelle hécatombe qui s'abat sur des milliers et des milliers d'êtres humains. Ce pays a subi la guerre sous toutes les formes du capitalisme : depuis 23 ans déjà, il a connu d'abord celle du capitalisme prétendument " socialiste " de l'ancienne URSS, ensuite celle du capitalisme " islamiste " dans ses différentes versions (moudjahidin, taliban) et enfin, aujourd'hui, celle du capitalisme le " plus capitaliste " d'entre tous, celui de la première puissance mondiale. Sous le masque trompeur derrière lequel il tente de se donner un visage digne, empreint de culture, de droits, de progrès, apparaît le véritable visage du système, un système à l'agonie dont la barbarie sans fin cause toujours plus de guerres, de destructions, de misère... " Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordre, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, écrit en 1915 contre la Première Guerre mondiale).

Chaque nation pour soi et le chaos pour tous

Les Etats-Unis ont été très clairs sur le fait que la croisade " antiterroriste " ne se limiterait pas à l'Afghanistan. Son Secrétaire à la Défense annonce " dix années de guerre ", tandis que M. Bush, lors de son allocution radiophonique du samedi 24 novembre, affirme quant à lui que " l'effondrement du régime taliban n'est qu'un début. Nous devons à présent faire les pas les plus difficiles". Il révèle aussi qu'il pense envahir autant de pays qu'il sera nécessaire, sous le prétexte que "les Etats-Unis n'attendront pas que les terroristes tentent d'attaquer une nouvelle fois. Nous les attaquerons quel que soit l'endroit où ils se cachent et où ils conspirent", et précise que " l'armée des Etats-Unis devra agir dans différentes parties du monde ".

Pourquoi ces projets bellicistes ? Sont-ils réellement une défense contre le terrorisme ? Dans l'éditorial du numéro précédent de la Revue internationale, nous dénoncions l'hypocrisie de cet emballage " antiterroriste ". Le terrorisme - qui peut prendre diverses formes, toutes étrangères au prolétariat (1) - fait aujourd'hui partie intégrante des agissements courants de tous les Etats et tend à devenir une arme de guerre toujours plus importante.

Ces projets sont-ils simplement liés à une opération de conquête des gisements de pétrole d'Asie centrale, comme le prétendent divers groupes du milieu politique prolétarien ? Nous ne pouvons développer ici l'analyse contenue dans le " Rapport sur les conflits impérialistes " du 14e Congrès, publié dans la Revue internationale no 107, où nous affirmons que " si dans les débuts de l'impérialisme puis de la décadence, la guerre était conçue comme le moyen pour le repartage des marchés, elle est devenue, à ce stade, un moyen de s'imposer en tant que grande puissance, de se faire respecter, de défendre son rang face aux autres, de sauver la nation. Les guerres n'ont plus de rationalité économique; elles coûtent beaucoup plus cher qu'elles ne rapportent ".

Le véritable objectif de la chaîne de conflits dont la guerre déclenchée contre l'Afghanistan par les Etats-Unis ne constitue qu'un maillon, est en réalité de nature politico-stratégique 2. C'est une réponse aux défis lancés à son leadership mondial qui se sont multipliés depuis la guerre au Kosovo, notamment de la part des puissances européennes (l'Allemagne et la France) aussitôt imitées par toute une série de puissances régionales, locales ou même par des seigneurs de la guerre comme Ben Laden.

Nous avons déjà exposé les prémisses générales de notre analyse dans l'éditorial du numéro précédent de la Revue internationale : l'actuelle crise guerrière est une manifestation non seulement de la décadence du capitalisme qui dure depuis les débuts du 20e siècle, mais aussi de ce que nous avons qualifié comme sa phase terminale de décomposition qui s'est clairement révélée dès 1989 avec l'effondrement de l'ancien bloc soviétique. Le trait le plus caractéristique de cette phase ultime du capitalisme se manifeste par le gigantesque désordre régnant tant dans les rapports entre Etats que dans la forme que prennent leurs affrontements impérialistes. Chaque Etat national tire la couverture à lui sans accepter la moindre discipline. C'est ce que nous avons caractérisé comme " le chacun pour soi ", qui exprime et à son tour aggrave un état général de chaos impérialiste mondial, tel que nous l'avions prévu il y a plus de dix ans lors de l'effondrement de l'ancien bloc soviétique : "... le monde se présente comme une immense foire d'empoigne où jouera à fond la tendance au 'chacun pour soi', où les alliances entre Etats n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant..." (Revue internationale no 64, 1991, "Militarisme et décomposition").

Le capitalisme contient depuis ses origines une contradiction insurmontable entre la nature de la production qui tend à être sociale et mondiale, et son mode de propriété et d'organisation qui est nécessairement privé et national. L'antagonisme, l'affrontement et la destruction produits par cette contradiction sont inscrits dans les gènes du capitalisme. Cette tendance était bien sûr moins visible au cours de la période ascendante du capitalisme, quand dominait encore la dynamique vers la constitution du marché mondial qui, en soumettant les territoires les plus importants de la planète et les échanges dans le monde entier aux rapports capitalistes de production (3), a unifié objectivement le monde. Avec l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, la guerre de tous les Etats entre eux, le combat de chaque impérialisme national, au détriment de ses rivaux, pour échapper aux contradictions croissantes du système atteint une virulence terrifiante. Il en a résulté deux guerres mondiales opposant deux blocs impérialistes rivaux canalisant au plus haut niveau l'antagonisme du " tous contre tous ". Au cours de la période postérieure dite de la " guerre froide " (1947-89), le " tous contre tous " fut contenu dans une rigoureuse discipline de blocs, basée sur la suprématie militaire, le chantage stratégique et politique, et au sein du bloc occidental la subordination économique. Mais la disparition des blocs depuis 1989 a déchaîné les intérêts impérialistes nationaux dans toute leur fureur chaotique et destructrice : " La fragmentation des structures et de la discipline des anciens blocs a libéré les rivalités entre nations à une échelle sans précédent, entraînant un combat de plus en plus chaotique, chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus petits seigneurs de la guerre locaux (?) La caractéristique des guerres dans la phase actuelle de décomposition du capitalisme est qu'elles ne sont pas moins impérialistes que les guerres dans les précédentes phases de sa décadence, mais elles sont devenues plus étendues, plus incontrôlables et plus difficiles à arrêter même temporairement. " (" Résolution sur la situation internationale du 14e Congrès du CCI ", Revue internationale nº 106, 2001) La phase de décomposition du capitalisme a clairement mis en évidence que " la réalité du capitalisme décadent, malgré les antagonismes impérialistes qui le font momentanément paraître comme deux unités monolithiques différentes, est la tendance à la dislocation et à la désintégration de ses composantes. La tendance du capitalisme décadent est celle du schisme et du chaos, de là l'essentielle nécessité du socialisme qui veut réaliser le monde comme une unité " (Internationalisme, Gauche communiste de France, " Rapport sur la situation internationale ", janvier 1945).

Les Etats-Unis sont les grands perdants de cette situation. Leurs intérêts nationaux s'identifient au maintien de l'ordre mondial établi à leur avantage. Confrontés aux desseins impérialistes de leurs grands rivaux (l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne...), confrontés à la contestation de la part de nombreux Etats ayant des ambitions régionales y compris parmi leurs plus fidèles alliés (comme Israël qui sabote toujours plus ouvertement la " Pax americana "), ils se voient obligés en tant que " shérif " mondial à une succession de coups de force, à de véritables coups de poing sur la table, comme nous l'avons déjà vu lors de la guerre du Golfe ou au Kosovo et à présent en Afghanistan. Cependant, l'actuelle " croisade antiterroriste " vise des objectifs beaucoup plus ambitieux. Dans le Golfe, les Etats-Unis se limitèrent à une époustouflante démonstration de force destinée à faire entendre raison à tous leurs anciens alliés. Ils ont continué à exhiber leur immense puissance militaire au Kosovo, bien que leurs " alliés " leur aient joué un bien mauvais tour avec les " plans de paix ", chacun d'eux s'emparant d'une zone d'influence et frustrant leurs plans. Ils visent à présent d'un côté à marginaliser totalement leurs alliés du théâtre de la guerre, leur infligeant une lourde humiliation, et de l'autre à installer des positions militaires stables dans la zone-clé d'Asie Centrale.

Sur le premier aspect, les Etats-Unis ont exigé une " collaboration " de leurs " alliés " leur assignant un strapontin pour applaudir les exploits des Rambos. La tentative française d'envoyer un contingent de soldats, déguisée en " aide humanitaire ", s'est retrouvée bloquée par les Etats-Unis à Termez, à la frontière de l'Ouzbékistan. L'offre allemande de 3900 soldats a été méprisée. La Grande-Bretagne qui semblait au tout début être un partenaire actif de l'opération, a subi un humiliant revers. La tentative de Blair de se présenter en tant que " Commandant en Chef " a été ridiculisée par l'immobilisation, pendant plus d'une semaine, de 6000 de ses soldats sur le point de partir pour le théâtre des opérations. Cette marginalisation a donné un rude coup à ces pays quant à leur prestige et leur rang sur la scène mondiale.

Le second objectif était plus important. Pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis s'installent en Asie Centrale avec l'intention d'y rester, non seulement en Afghanistan mais aussi dans deux ex-républiques soviétiques voisines (le Tadjikistan et l'Ouzbékistan). Ceci suppose une menace claire envers la Chine, la Russie, l'Inde et l'Iran. Mais la portée de l'événement est bien plus profonde : il est un pas dans la création d'un véritable encerclement des puissances européennes - un " remake " de la vieille politique «d'endiguement» déjà employée à l'encontre de l'URSS. Les hautes montagnes d'Asie Centrale permettent le contrôle stratégique du Moyen-Orient et de l'approvisionnement en pétrole, élément central de l'économie et de l'action militaire des nations européennes. Protégés par la " coalition antiterroriste " et ayant marginalisé les " alliés " européens, les Etats-Unis peuvent maintenant poursuivre leur méfaits belliqueux vers d'autres pays. L'Irak est un point de mire. Le Yémen et la Somalie sont aussi visés. Ces nouvelles actions sanglantes n'auront en aucune façon comme objectif de " persécuter des terroristes ", mais seront déterminées par l'objectif stratégique d'encercler les " alliés " européens.

Comme nous le disions dans l'éditorial de la précédente Revue internationale, nous ignorons si les auteurs du crime des Tours jumelles sont bien Ben Laden et ses comparses, mais nous savons que les grands bénéficiaires du crime sont les Etats-Unis, comme le reconnaît indirectement Bush lui-même dans son intervention radiophonique du 24 novembre : " Le mal que nous voulaient les terroristes s'est transformé en bien qu'ils n'auraient jamais imaginé, et en ces jours les Américains ont beaucoup de raisons de les en remercier. "

Les Etats-Unis : des pompiers pyromanes

En avril 1999, notre 13e congrès international, analysant la guerre du Kosovo, affirmait : " La guerre actuelle, avec la nouvelle déstabilisation qu'elle représente dans la situation européenne et mondiale, constitue une nouvelle illustration du dilemme dans lequel se trouvent aujourd'hui enfermés les Etats-Unis. La tendance au «chacun pour soi» et l'affirmation de plus en plus explicite des prétentions impérialistes de leurs anciens alliés les obligent de façon croissante à faire étalage et usage de leur énorme supériorité militaire. En même temps, cette politique ne peut aboutir qu'à une aggravation encore plus grande du chaos qui règne déjà dans la situation mondiale " (Revue internationale n °97, 1999, " Résolution sur la situation internationale ").

Loin de s'atténuer, la virulence de cette contradiction n'a cessé de s'aggraver ces dix dernières années. Dans un premier temps, les écrasantes exhibitions de sa puissance militaire permettent au Grand Parrain de faire plier l'échine à ses rivaux et de les faire rentrer dans le rang. Mais ces effets ne sont pas durables. Après la Guerre du Golfe, l'Allemagne s'est permis de faire éclater la Yougoslavie pour avoir une voie d'accès à la Méditerranée via la Mer Adriatique. De même, les intérêts américains furent lésés dès que s'achevèrent les bombardements au Kosovo. Les politiques de Washington ont tenté toutes les solutions possibles pour canaliser la situation mais ont échoué, non par incompétence mais parce que les conditions de l'évolution du capitalisme en décomposition jouent en leur défaveur. Le coup de poing sur la table peut, dans un premier temps, intimider les autres gangsters, mais ceux-ci reviennent rapidement à la charge. D'abord commencent les intrigues diplomatiques, puis viennent les man?uvres de déstabilisation dans tel ou tel pays, dans telle ou telle zone. Plus tard viennent les accords avec des seigneurs de la guerre locaux, et enfin les opérations d'ingérence " humanitaire ". Tout ceci est bien sûr reproduit à l'échelle régionale par les Etats de seconde ou de troisième zone, dessinant une configuration où s'entremêle un sanglant fatras d'influences. C'est une spirale absurde qui ne sème que la ruine, les famines et des montagnes de cadavres dans le monde. Les grandes puissances, pour pouvoir se présenter comme des pompiers, agissent en réalité en pyromanes qui, à la faveur de l'obscurité, arrosent de combustible les futures zones d'incendie.

La situation fait que les Etats-Unis sont les principaux pompiers pyromanes. Les pompiers, pour éteindre des incendies, sont contraints d'allumer des contre-feux. Par contre, les contre-feux allumés par les Etats-Unis s'avèrent doper les incendies d'origine. Mais les contradictions propres à leur position dans cette période historique de décomposition capitaliste, qui révèle la profonde gravité de la situation mondiale, font qu'ils n'ont d'autre choix que de les allumer. Principaux garants et bénéficiaires de " l'ordre mondial ", les Etats-Unis, en tentant de le défendre avec leurs opérations militaires dévastatrices, sont aussi ceux qui le détruisent le plus.

Avec les Première et Seconde Guerres mondiales, nous avions constaté que ce sont les puissances les plus mal loties dans le partage impérialiste et par conséquent les plus faibles (en particulier l'Allemagne) qui défiaient l'ordre existant et mettaient en danger la " paix mondiale ". Pendant la période de violente rivalité entre l'URSS et les Etats-Unis, depuis le début des années 50 et jusqu'au début des années 80, le rôle d'agent déstabilisateur revint toujours au bloc russe, le plus faible. Les Etats-Unis adoptèrent ensuite une politique plus offensive notamment sur le plan de la course aux armements, tout en continuant d'apparaître sur la défensive, et imposèrent de la sorte au bloc adverse des défis que sa faiblesse économique et politique ne lui permettait pas de relever, ce qui l'a conduit à son effondrement. Aujourd'hui, et c'est une des expressions de l'enfoncement du capitalisme dans la barbarie, on se trouve dans une situation où ce sont les Etats-Unis, principaux bénéficiaires de l'ordre mondial et puissance largement dominante au sein de celui-ci tant sur les plans militaire qu'économique, qui le remettent le plus en cause.

L'actuelle croisade antiterroriste va suivre inexorablement la même voie, si ce n'est que les doses de destruction et de chaos seront qualitativement et quantitativement plus importantes que celles qui résultaient des opérations antérieures.

Il n'y aura pas de " paix " en Afghanistan, pas plus que de reconstruction, mais il y aura les prémisses de nouvelles convulsions guerrières. L'Alliance du Nord n'est qu'un ramassis de seigneurs de la guerre et de factions tribales qui se sont momentanément soudées face à un ennemi commun. Mais le partage du pouvoir, les querelles intestines et les feux qu'allumeront les divers parrains étrangers (la Russie, l'Iran, l'Inde) provoqueront de violents affrontements comme nous pouvons déjà le voir avec la prise de Kunduz où se sont affrontées les troupes " alliées " de Dostom et de Daoud. La relégation au second plan des factions qui s'appuient sur l'ethnie pashtoune majoritaire, ou tout au moins les avantages pris par les autres au détriment de ces fractions, annonce la sauvagerie de l'affrontement. N'ayant aucun intérêt à occuper l'ensemble de l'Afghanistan (4), les Etats-Unis déploient leurs troupes à Kandahar pour parrainer les Pashtouns et constituer un contrepoids à l'Alliance.

Pour mener à bien leur intervention en Afghanistan, les Etats-Unis ont eu besoin de l'appui du Pakistan qui, en échange, a reçu l'assurance des Etats-Unis qu'ils soutiendraient les ethnies en mesure de faire contrepoids à l'Alliance du Nord, ennemi traditionnel du Pakistan et donc obstacle à son influence en Afghanistan. Une telle " zone d'influence " est en effet nécessaire au Pakistan pour se doter d'une " profondeur stratégique " dans l'affrontement féroce qui l'oppose à l'Inde et dont l'enjeu est le Cachemire. Le renforcement de l'influence politique de l'Alliance du Nord dans le cadre de la gestion de la situation de l'après-Talibans, constitue donc une brèche dans le dispositif du Pakistan face à l'Inde.

L'Inde, la Chine, la Russie et l'Iran sont furieux de l'implantation des Américains en Asie centrale. Ils n'ont eu d'autre choix que de se ranger derrière le Front " antiterroriste ", mais tous leurs efforts vont cependant tendre à saboter par tous les moyens les opérations du Grand Frère, dans la mesure où celui-ci menace leurs intérêts vitaux. Et ils ne peuvent que lui répliquer avec les pauvres moyens dont ils disposent, à savoir des intrigues, des opérations de déstabilisation dans des zones-clés et le soutien aux factions les plus rebelles.

Dans les pays arabes et islamiques, l'opération américaine ne peut que raviver en les exacerbant les haines de vastes secteurs de la population, accentuant ainsi à terme les risques de déstabilisation et poussant toutes les bourgeoisies de la zone à se distancier davantage des Etats-Unis, comme on peut déjà le voir avec l'Arabie Saoudite qui manifeste ouvertement son mécontentement.

Dans le même sens, par la grande perte de prestige qu'elle provoque pour la " cause arabe ", l'opération afghane est catastrophique pour Arafat qui s'en retrouve très affaibli, ce qui facilite les plans des israéliens qui poussent leur ennemi palestinien dans les cordes, avec comme conséquence une aggravation de la guerre ouverte qui dure depuis des années.

Le Japon a profité des événements pour envoyer une flotte navale, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Il ne s'agit pour le moment que d'un geste symbolique, mais qui met en évidence comment l'impérialisme nippon tente d'affirmer sa puissance en allumant un nouveau front de tensions qui ne fera qu'empirer la situation mondiale.

Enfin, les pays les plus lésés par la guerre actuelle, l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, doivent nécessairement répliquer, puisque la man?uvre américaine contient une grave menace dans la mesure où elle est le début d'une stratégie de " cordon sanitaire continental " qui ne peut à terme que les asphyxier. Il leur faudra contre-attaquer, que ce soit en Afrique ou dans les Balkans, et pour cela augmenter impérativement les dépenses militaires et précipiter les projets de création de brigades d'intervention rapide et " d'armée européenne ".

En définitive, non seulement les Etats-Unis ne parviendront pas à stabiliser en leur faveur la situation mondiale, mais tout au contraire ils contribuent déjà à la déstabiliser encore plus gravement.

L'instabilité et les convulsions guerrières menacent les pays centraux

Depuis 1945, les pays centraux du capitalisme (les Etats-Unis, les pays d'Europe occidentale) ont profité d'une longue période de stabilité et de paix à l'intérieur de leurs frontières. Le capitalisme mondial, comme un tout, a eu beau s'enfoncer progressivement dans une dynamique de guerres, de destructions, de famines, ils se sont quand même maintenus comme un oasis de paix. Mais la situation commence à changer. Les guerres des Balkans des années 90 ont constitué un premier avertissement: c'était une guerre dévastatrice qui s'installait aux portes des grands concentrations industrielles. En ce sens, les événements de New York revêtent un sens bien plus grave et profond que leur portée immédiate. Un acte de guerre a frappé directement la première puissance mondiale, causant un massacre équivalent à une nuit de bombardements aériens.

Nous n'affirmons pas ici que la guerre s'est installée ou qu'elle va s'installer prochainement dans les grandes métropoles de la planète. Nous sommes encore loin de cette situation au moins pour une bonne raison : le prolétariat de ces pays, malgré les difficultés qu'il traverse, résiste et n'est pas prêt à sombrer dans la dégradation morale, à accepter la souffrance physique et le sacrifice exténuant qu'implique au quotidien l'état de guerre. Mais ceci ne doit pas nous cacher la gravité des événements. Quelques mois auparavant, analysant la dynamique de la situation historique et tirant les conclusions des tendances qui y sont contenues, notre 14e Congrès affirmait, dans sa "Résolution sur la Situation internationale": " La classe ouvrière doit donc faire face à la possibilité de se trouver entraînée dans une réaction en chaîne de guerres locales et régionales (...). Cette apocalypse n'est pas si éloignée de ce que nous expérimentons aujourd'hui ; le visage de la barbarie est en train de prendre une forme matérielle devant nos yeux. La seule question restante est de savoir si le socialisme, la révolution prolétarienne, reste toujours une alternative vivante. " (Revue internationale, no 106, 2001)

L'attaque des Tours jumelles nous fait entrer dans une période où l'instabilité, la griffe sanglante des actions terroristes posées directement comme actes de guerre, menace beaucoup plus directement les grands Etats industriels, qui seront de moins en moins ces " havres d'ordre et de stabilité " qu'ils semblaient être jusqu'à aujourd'hui (5). C'est un élément de la situation que le prolétariat doit prendre en compte puisque le terrorisme constitue un nouveau danger, non seulement physique (les ouvriers ayant été les principales victimes de l'attentat des Tours jumelles) mais surtout politique, puisque l'Etat des grandes métropoles démocratiques joue de l'insécurité et de la terreur que provoquent de telles actions pour appeler à resserrer les rangs derrière lui pour " défendre la sécurité nationale " et se pose en unique défenseur face au chaos et la barbarie.

En tant qu'arme utilisée dans la guerre entre Etats, le terrorisme n'est en rien une nouveauté. Ce qui est nouveau, c'est l'amplitude qu'a prise le phénomène ces dernières années. Les grands Etats, et dans leur sillage les plus petits, ont multiplié les rapports avec toutes sortes de groupes mafieux ou terroristes, ou les deux à la fois, tant pour contrôler les multiples trafics illégaux qui rapportent de juteux profits que pour les utiliser comme moyens de pression sur des Etats rivaux. L'utilisation de l'IRA par les Etats-Unis pour faire pression sur la Grande-Bretagne, celle de l'ETA par la France pour faire pression sur l'Espagne, sont deux exemples significatifs. Les Etats ont en outre multiplié les " départements spéciaux " au sein de leurs armées ou services secrets : ils ont préparé des commandos de troupes très spécialisées, entraînées pour les actions de guérilla, de sabotage et de terrorisme, etc.

Cette utilisation de l'arme terroriste va de pair avec la tendance croissante à la violation des règles minimales jusqu'ici respectées dans les guerres entre Etats. Comme nous l'écrivions dans les " Thèses sur la décomposition ", la situation mondiale se caractérise par " le développement du terrorisme, des prises d'otage, comme moyens de la guerre entre Etats, au détriment des " lois " que le capitalisme s'était données par le passé pour " réglementer " les conflits entre fractions de la classe dominante " (Revue internationale, nº 62, 1990, republié dans le nº 107).

La réaction des gouvernements occidentaux après les événements du 11 septembre, durcissant avec une rapidité inhabituelle l'arsenal répressif de l'Etat, démontre sans équivoque qu'ils ont compris le danger. Les Etats-Unis ont donné le ton : instauration des contrôles d'identité, suspension de l'habeas corpus, tribunaux militaires secrets, " débat " sur l'utilisation " modérée " de la torture afin " d'éviter le pire ", etc. Cette politique permet le développement d'armes qui seront finalement utilisées contre le prolétariat et les révolutionnaires, mais ce qu'elles révèlent surtout dès aujourd'hui, c'est en germe le danger d'instabilité, de chaos, de "coups bas" qui se développe dans les pays centraux.

Le cordon sanitaire contre le chaos, dressé comme un nouveau Mur de Berlin pour protéger les " grandes démocraties ", sera plus vulnérable. En caractérisant la " croisade antiterroriste " comme une " guerre longue, sur plusieurs endroits de la terre, qui aura des phases visibles et des phases secrètes, qui exigera beaucoup de moyens, dont certains pourront être connus et pas d'autres ", Bush a mis en évidence la période de convulsions et d'instabilité que vont connaître les pays centraux.

Pour avoir une idée du sens de ces menaces, il est bon de se référer à d'autres époques historiques. Quand l'Empire romain entre en décadence, au 1e siècle de l'ère chrétienne, la première étape se caractérise par de violentes convulsions en son propre centre, Rome. C'est l'époque des empereurs " fous ", Néron, Caligula, etc. Les " réformes " des empereurs au 2e siècle - époque de grands travaux qui ont laissé les monuments les plus importants - éloignent les convulsions du centre en les repoussant vers la périphérie qui s'enfonce dans un marasme total et devient victime des invasions barbares de plus en plus victorieuses. Le 3e siècle voit le retour, comme un boomerang, de ce chaos vers le centre, affectant de plus en plus Rome et Bysance. Le saccage de Rome sera l'aboutissement de ce processus où le centre, jusque-là forteresse imprenable, tombe comme un château de cartes entre les mains des hordes barbares.

Ce même processus s'annonce déjà comme une tendance du capitalisme actuel. Les guerres, les famines, les désastres qui ont martyrisé des millions d'êtres humains ces dernières années dans les pays sous-développés peuvent finir par s'installer avec toute leur force destructrice au c?ur même du capitalisme, si le prolétariat ne trouve pas la force de réagir à temps en menant son combat jusqu'à la révolution mondiale. Il y a 90 ans, Rosa Luxemburg affirmait déjà : " Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation - sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entrave jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd'hui devant ce choix : ou bien triomphe de l'impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien, victoire du socialisme, c'est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l'impérialisme et contre sa méthode d'action : la guerre. " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie)

La réponse de la classe ouvrière

L'escalade guerrière ne cesse de progresser. L'époque des guerres fondamentalement localisées, éloignées des grandes métropoles, touche à sa fin. Nous ne passons pas pour autant à une situation de guerre généralisée, de guerre mondiale, mais à un nouveau stade défini par des guerres aux dimensions plus larges, aux implications majeures et, surtout, ayant des répercussions plus directes sur la vie des pays centraux.

Cette évolution de la situation historique doit faire réfléchir le prolétariat. Comme nous l'écrivions dans la Résolution de notre 14e Congrès, le visage de la barbarie devient plus précis, ses contours plus définis. La barbarie de l'attentat contre les Tours jumelles a été prolongée par la campagne guerrière que la bourgeoisie américaine a imposée à toute la société. Le discours belliqueux s'est généralisé parmi les hommes politiques américains, toutes tendances confondues. Mac Cain, ancien rival de Bush au sein du Parti républicain, vocifère : " Que Dieu prenne en pitié les terroristes, car nous n'aurons pas de pitié " ; le Secrétaire à la Défense se distingue par ses rodomontades belliqueuses et son mépris arrogant pour la vie humaine. A propos de Kunduz, il déclare : " Je veux voir les Talibans morts ou prisonniers " ; un militaire, excité par un des discours du généralissime Bush, déclare : " Après avoir entendu le Président, j'ai envie d'aller tuer des ennemis ".

" La guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d'un meurtre systématique, chez des hommes normalement constitués, il faut cependant d'abord produire une ivresse appropriée. C'est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l'accompagner " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie). Cette pression sur le prolétariat et la population américaine pour réveiller les plus bas instincts et catalyser la pire des bestialités a été l'?uvre de l'Etat américain, par d'incessantes campagnes sur l'ardeur patriotique, par l'hystérie soigneusement entretenue avec la menace de l'anthrax, par d'invraisemblables rumeurs sur les attentats " des arabes ", etc. Et plus discrètement, mais de façon encore plus cynique et sophistiquée, elle est aussi l'oeuvre de ses compères européens.

Mais pour puissant que soit l'impact immédiat de ces campagnes - indispensable complément au fracas des bombes et des avions - nous sommes loin d'être dans la situation que combattait Rosa Luxemburg en 1914 ou dans la situation de 1939, au cours de laquelle le prolétariat fut massivement entraîné vers la guerre. La tendance aujourd'hui de la société mondiale est celle du développement de la lutte de classe et non de la guerre mondiale généralisée. Les conditions pour l'embrigadement patriotique, pour la haine bestiale envers les peuples désignés comme ennemis, pour l'asservissement total quotidien aux exigences de la botte militaire dans les usines, les bureaux, la rue, pour la disponibilité envers l'assassinat méthodique et systématique au nom d'une " juste cause " avancée par le pouvoir, toutes ces conditions ne sont réunies ni dans le prolétariat des Etats-Unis ni dans celui des autres pays principaux.

Ceci ne signifie en rien que nous pouvons être tranquilles et dormir sur nos deux oreilles. Dans le " Rapport sur le Cours historique " adopté par notre dernier Congrès (Revue internationale, nº 107, 2001) nous avons mis en évidence que l'époque actuelle, phase terminale du capitalisme, celle de sa décomposition, fait que le temps ne joue plus en faveur du prolétariat, que plus tarde à venir le moment où seront réunies la conscience, l'unité et la force collective nécessaires pour abattre le monstre capitaliste, plus grand sera le risque que soient détruites les bases même du communisme et aussi que les capacités d'unité, de solidarité et de confiance du prolétariat soient inexorablement affaiblies.

L'accumulation des événements qui se sont produits ces deux derniers mois, révèle une brusque accélération de la situation. Trois éléments extrêmement importants de la situation mondiale se sont associé :

- l'accélération de la guerre impérialiste ;

- le violent et spectaculaire approfondissement de la crise économique, entraînant une avalanche de licenciements dont on peut déjà dire qu'ils dépassent de loin ceux de la période 91-93 ;

- la multitude de mesures répressives de la part des Etats les plus démocratiques, au nom de " l'antiterrorisme ".

Il n'est pas évident d'assimiler tous ces événements, de mettre à nu les perspectives qu'ils contiennent. Nous confessons cependant que même s'ils ne nous ont pas surpris, leur virulence et leur rapidité ont été bien supérieures à ce que l'on pouvait attendre et nous sommes loin de voir avec clarté toutes les conséquences qu'ils entraînent. La perplexité, mêlée à certains sentiments de peur et de désorientation, dominent donc naturellement et pour un certain temps encore le prolétariat. Cela est déjà arrivé en d'autres occasions. Par exemple, le prolétariat n'est pas entré directement en lutte dans les moments d'accélération de la crise économique, comme étourdi et surpris dans un premier temps par les cortèges d'attaques qu'elle provoquait. Ce n'est que dans un second temps, quand il a commencé à digérer les événements, que ses combats ont commencé à se développer. On peut constater ce phénomène tant par rapport à la récession ouverte de 1974-75 qu'à celles de 1980-82 ou de 1991-93.

Cependant, la juxtaposition de ces trois éléments (crise, guerre et développement de l'appareil répressif) dans de telles proportions peut asseoir les prémices d'une prise de conscience plus profonde, globale, dans les rangs ouvriers, à condition bien sûr que se développent la combativité et les luttes en réponse à l'élément central qu'est l'approfondissement de la crise.

Telles qu'elles se présentent aujourd'hui, dans le fatras de fanatismes religieux et ethniques propre à la décomposition, dans la prolifération d'actes terroristes, les guerres ne facilitent pas la prise de conscience de leur nature. Celle-ci est comme cachée par ce fatras qui empêche de voir quel est le vrai responsable - le capitalisme - et quels sont les principaux coupables : les grandes puissances. Il faut aussi considérer que la bourgeoisie est très préparée. Ce n'est pas pour rien, comme nous l'avons dit lors de notre précédent Congrès, que " dans cette situation pleine de périls, la bourgeoisie a confié les rênes du gouvernement aux mains du courant politique le plus capable de prendre soin de ses intérêts : la social-démocratie, le principal courant responsable de l'écrasement de la révolution mondiale après 1917-18 ; courant qui a sauvé à cette époque le capitalisme et qui revient aux postes de commande pour assurer la défense des intérêts menacés de la classe capitaliste " (Revue internationale, no 97, 1999).

Cette gauche au pouvoir dans la majorité des pays européens pousse vers la guerre, tout en laissant une place au pacifisme et cherchant toutes sortes de justifications aux excès bellicistes, très consciente du fait que " depuis que l'opinion dite publique joue un rôle dans les calculs des gouvernements, y a-t-il jamais eu une guerre où chaque parti belligérant n'ait pas tiré l'épée du fourreau d'un c?ur lourd, uniquement pour la défense de la patrie et de sa propre cause juste, devant l'invasion indigne de son adversaire ? Cette légende appartient tout autant à l'art de la guerre que la poudre et le plomb " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie).

Ces obstacles, cependant, le prolétariat a la capacité de les surmonter car il possède, sur le plan global et historique à défaut de n'être pas présente massivement dans l'immédiat, l'arme de la conscience. " Les révolutions bourgeoises, comme celles du 18e siècle, se précipitent rapidement de succès en succès ; leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamants, l'enthousiasme extatique est l'état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s'empare de la société avant qu'elle ait appris à s'approprier d'une façon calme et posée les résultats de sa période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du 19e siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d'elles, reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leur propre but, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! " (Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte)

" Pour la victoire finale des principes établies dans le Manifeste, Marx s'en remettait purement et simplement au développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu'il devait nécessairement résulter de l'action unie et de la discussion. Les épisodes et les vicissitudes de la lutte contre le capital, les défaites plus encore que les succès, ne pouvaient manquer de faire apparaître aux combattants l'insuffisance des panacées qu'ils préconisaient jusque-là et de préparer leurs esprits à comprendre à fond les véritables conditions de l'émancipation ouvrière. " (F. Engels, Préface à l'édition allemande de 1890 du Manifeste communiste)

Rosa Luxemburg, quant à elle, écrit que pour le prolétariat moderne, "ses erreurs sont aussi gigantesques que ses tâches. Il n'y a pas de schéma préalable, valable une fois pour toutes, pas de guide infaillible pour lui montrer le chemin à parcourir. Il n'a d'autre maître que l'expérience historique. Le chemin pénible de sa libération n'est pas pavé seulement de souffrances sans bornes, mais aussi d'erreurs innombrables. Son but, sa libération, il l'atteindra s'il sait s'instruire de ses propres erreurs. Pour le mouvement prolétarien, l'autocritique, une autocritique sans merci, cruelle, allant jusqu'au fond des choses, c'est l'air, la lumière sans lesquels il ne peut vivre. Dans la guerre mondiale actuelle, le prolétariat est tombé plus bas que jamais. C'est là un malheur pour toute l'humanité. Mais c'en serait seulement fini du socialisme au cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements qu'elle comporte. " (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie)

Les révolutions bourgeoises furent des actes bien plus conscients que les processus sociaux qui mirent fin à l'esclavage et emportèrent les régimes féodaux. Elles furent cependant encore dominées par le poids écrasant des facteurs objectifs. La révolution prolétarienne est historiquement la première dont la conscience de classe constitue le facteur déterminant. Cette cruelle caractéristique de la révolution prolétarienne, qui a toujours été mise en avant par les marxistes comme nous venons de le montrer, prend encore plus de force et s'avère encore plus vital dans la situation historique présente de décomposition du capitalisme.

Adalen (28-11-2001)

 

Notes :

1 Lire nos prises de position sur la terreur, le terrorisme et la violence de classe dans la Revue internationale, nos 14 et 15.

2 Cf. notre article « Stratégie ou profits pétroliers » dans ce numéro.

3 C'est une des raisons pour lesquelles il est absurde aujourd'hui de parler de «mondialisation». Le marché mondial s'est formé depuis au moins un siècle et cette capacité objective d'unification des conditions d'existence de la grande majorité de l'humanité que portait en lui le capitalisme, s'est épuisée depuis longtemps. Pour mieux connaître notre position sur le sens réel de la prétendue " mondialisation ", lire la Revue internationale no 86, 1996, " Derrière la «mondialisation» de l'économie, l'aggravation de la crise du capitalisme ".

4 Ils ont tiré les leçons du piège dans lequel tombèrent les russes pendant la guerre de 1979-89.

5 Comme nous l'écrivions dans l'éditorial de la Revue internationale no 107, nous ignorons qui est le véritable responsable de l'attentat du 11 septembre. Le simple fait que puisse se produire une telle monstruosité est cependant révélateur de l'avancée du chaos, de l'instabilité et de ses conséquences directes dans les pays centraux.

 

Géographique: 

  • Etats-Unis [1]

Récent et en cours: 

  • Afghanistan [2]

La crise économique : La récession à visage découvert

  • 4083 reads

Amplement utilisés pour répandre le poi­son nationaliste, les attentats du 11 sep­tembre ont aussi été exploités par la bour­geoisie pour détourner l'attention de la classe ouvrière des préoccupations socio­économiques et pour embrouiller sa cons­cience sur les véritables causes de la ré­cession d'ampleur qui se déploie actuelle­ment au niveau mondial. Contrairement à ce que nous raconte la classe dominante, la dégradation économique n'est pas le produit de l'effondrement des Twin Towers aux Etats-Unis, même si cela a pu constituer un facteur aggravant, en parti­culier pour certains secteurs économi­ques tels que le transport aérien ou le tourisme. Comme le soulignent les ex­perts de l'OCDE : « le ralentissement économique qui à débuté aux Etats-Unis en 2000 et qui a gagné d’autres pays s’est transformé en recul mondial de l’activité économique auquel peu de pays ou de régions ont échappé » (Le Monde du 21 novembre 2001). La crise économique actuelle n'a donc rien de spécifiquement américain. Selon les calculs savants du chateau de la Muette, la croissance dans les 30 pays de l'OCDE ne devrait pas dépasser 1% en 2001, ni en 2002. Le système capitaliste est bel et bien rentré dans sa cinquième phase de récession depuis le resurgissement de la crise sur l'avant-scène de l'histoire a la fin des années 60.

Après la chute du bloc soviétique en 1989, la réalité est rapidement venue in­firmer tous les discours sur le prétendu nouvel ordre mondial qui en résulterait. La multiplication des guerres et génoci­des divers a vite démenti les mensonges qui prétendaient qu' avec la fi n de la guerre froide le monde allait connaître une ère de paix. Les instituts statistiques de la bour­geoisie eux-mêmes reconnaissent - très confidentiellement - que le nombre de conflits et de victimes depuis lors est bien supéricur en intensité à la période de guerre froide. Aujourd'hui, Bush fils, en caractérisant la première guerre du nou­veau millénaire comme un état de conflit permanent, enterre définitivement les mensonges proférés par son père sur l'avè­nement d'un nouvel ordre mondial. Par contre, force est de constater que toute la propagande idéologique sur la victoire de la démocratie et du capitalisme a rencon­tré un certain écho et pèse fortement sur la conscience de classe des exploités. Les bouleversements sur la scène politique mondiale et la guerre du Golfe ont pu en grande partie masquer la récession précé­dente au tournant des années 1980-90. De même, malgré quelques démentis partiels (krach économique dans le sud-est asiati­que et banqueroute de la Russie et du Brésil en 1998, suivi de peu par celle de la Turquie), les prophéties mensongères sur une nouvelle ère de prospérité économi­que ont été renforcées par le rebond de la croissance qui se prolongea un petit peu plus longtemps qu'en moyenne et par un intense battage médiatique sur la `nouvelle économie'. Ce dernier consistait à nous faire gober la naissance d'une pré­tendue nouvelle révolution technologi­que basée sur l'informatique, les télécom­munications et l'Internet. Dès lors, aujourd'hui que la récession exerce ses ravages par une dégradation des condi­tions de vie de la classe ouvrière et me­nace de déchirer le voile des mystifica­tions idéologiques de la bourgeoisie, il s'agit surtout pour cette dernière, de ca­cher le plus possible la profondeur de l'agonie de son système économique au prolétariat, d'empêcher que ce dernier prenne conscience de l'impasse tant poli­tique qu'économique du capitalisme.

 
Une récession d'ampleur
 

Cc qui caractérise la récession actuelle, aux dires des commentateurs bourgeois eux-mêmes, c'est la rapidité et l'intensité de son développement. Les Etats-Unis, la première économie du monde, ont très rapidement plongé dans la récession. Le repli du PIB américain est plus rapide que lors de la récession précédente et l'aggra­vation du chômage atteint un record iné­galé depuis la crise de 1974. Le Japon, la seconde économie du monde, ne se porte pas mieux. Le modèle tant vanté au cours des années 1970-80 est anémique depuis une bonne dizaine d'année et ce n'est qu'à coups de plans de relance massifs et successifs que le Japon a pu maintenir la tête légèrement hors de l'eau avec un taux de croissance frisant le zéro. Malgré cela, l'économie nippone vient de replonger dans la récession pour la troisième fois. C'est la plus forte crise depuis vingt ans et, selon le FMI, le Japon pourrait connaî­tre deux années consécutives de contrac­tion de l'activité économique pour la pre­mière fois depuis l'après-guerre. Avec ces multiples plans de relance successifs, le Japon rajoute à son endettement ban­caire - qui reste astronomique - un endet­tement public qui est devenu le plus élevé de tous les pays industrialisés. Il repré­sente aujourd'hui 130% du PIB et devrait atteindre 153% en 2003 mais certains prédisent 180% pour 2002 déjà. Cette montagne de dettes qui s'accumulent non seulement au Japon mais aussi dans les autres pays développés constitue un véri­table baril de poudre potentiellement déstabilisateur à terme. Ainsi, une gros­sière estimation de l'endettement mon­dial pour l'ensemble des agents économi­ques (Etats, entreprises, ménages et ban­ques) oscille entre 200 et 300% du pro­duit mondial. Concrètement, cela signifie deux choses. D'une part, que le système a avancé l'équivalent monétaire de la va­leur de deux à trois fois le produit mondial afin de pallier à sa crise de surproduction rampante qui a marqué son retour au début des années 70 et, d'autre part, qu'il faudrait travailler deux à trois années pour rien si cette dette devait être rem­boursée du jour au lendemain. Cet endet­tement phénoménal au niveau mondial est historiquement sans précédent et exprime à la fois le niveau d'impasse dans lequel le système capitaliste s'est enfoncé, et aussi sa capacité à manipuler la loi de la valeur afin d'assurer sa pérennité. Nous comprenons dès lors pourquoi, lorsque la bourgeoisie parle de `contraction de 1'ac­tivité économique', c'est un euphémisme qui signifie en réalité un nouvel enfonce­ment du système capitaliste dans une récession ouverte, expression de ce que les marxistes ont depuis longtemps si­gnalé comme étant la manifestation d'une crise de surproduction, c'est-à-dire l'in­capacité du système à écouler de nouvel­les marchandises sur un marché mondial sursaturé. Si cet endettement massif peut encore être supporté par les économies développées, il est par contre en train d'étouffer un à un les pays dit 'émer­gents'. Pendant que l’e-économie se trans­formait en e-krach dans les pays dévelop­pés au cours de l'aimée 2000-2001, les dits pays émergents se rimaient en pays plongeants. Là, la fragilité des économies fait qu'elles ne sont guère capables de supporter un endettement de quelques dizaines de pourcent du Produit Intérieur Brut. Ainsi, après la crise de la dette du Mexique au début des années 80, d'autres pays sont venus progressivement rallon­ger la liste : Brésil, Mexique encore en 1994, pays du Sud-est asiatique, Russie, Turquie, Argentine aujourd'hui, etc. Quant à la zone 'Euro ', la prétendu partie du capitalisme qui ne va pas trop mal comme on nous dit, on y annonce un taux de croissance nul pour l'année 2002 et un taux de chômage officiel progressant à nouveau de 8,5% à 8,9ù en 2001.

Comme nous pouvons le constater, la crise exerce ses ravages en étendue avec de plus en plus de profondeur au fil des récessions. Après les pays les plus pau­vres du Tiers-monde qui connaissent des reculs nets de leur PIB par habitant depuis deux à trois décennies, ce fut la chute du `deuxième monde' avec l'effondrement économique des pays du bloc de l'Est. Ensuite ce fut au tour du Japon de tomber en panne et huit années plus tard, prati­quement l'ensemble de la zone du sud-est asiatique. Bref, ce qui fut longtemps con­sidéré comme le nouveau pôle de déve­loppement, selon les idéologues du capi­talisme, rentrait dans le rang. Et, pendant tout ce laps de temps, les économies dites `intmédiaires' ou 'émergentes' se sont, l'une après l'autre, toutes plus ou moins effondrées. Et aujourd'hui, la récession qui frappe au coeur même du capitalisme dans les pays les plus développés, ne concerne plus seulement des secteurs de vieilles technologies (charbonnages, si­dérurgie, etc.) ou déjà arrivées à maturité (chantiers navals, automobile, etc.) mais carrément des secteurs de pointe, ceux-là même qui étaient appelés à être les fleu­rons de la nouvelle économie, le creuset de la nouvelle révolution industrielle : l'informatique, Internet, les télécommu­nications, l'aéronautique, etc. Dans ces branches, c'est par centaines que se comp­tent les faillites, les restructurations, les fusions-acquisitions et par centaines de milliers les licenciements, les baisses de salaires et les dégradations des conditions de travail.

 
Des mythes qui s'écroulent
 

Mais la crise, aussi terrible soit-elle pour les exploités, a comme corollaire de pou­voir enlever une partie du voile mystitica­teur dressé par la classe dominante. Ainsi, la véritable euphorie économique qui a accompagné le passage au nouveau millé­naire est bel et bien terminée. II est vrai que d'aucuns avaient eu l'imprudence d'annoncer la récession comme immi­nente après le krach des pays du sud-est asiatique en 1998, suivi peu après par la Russie. Or, non seulement rien de tel ne s'est produit, mais les Etats-Unis connu­rent une croissance légèrement plus sou­tenue entre 1991 et 2000 que lors de la décennie précédente et, de surcroît, d'une durée moyenne sans précédent depuis le l9ème siècle. De plus, l'on assista à une course folle aux records boursiers, en particulier dans le secteur des nouvelles technologies. Tout ceci alimentant abon­damment les discours sur `la jouvence re­trouvée du capitalisme', `sa capacité à digérer les crises, financières' et à faire émerger 'une nouvelle révolution tech­nologique' dont le coeur serait les Etats­Unis. En fait, il n'y a rien de bien mysté­rieux à tout cela. La croissance améri­caine a été dopée par trois facteurs. Le premier, et le plus important, concerne la consommation des ménages qui ont dé­pensé au-delà de leurs revenus à tel point que l'épargne y est devenue négative ! En 1993, les ménages américains consom­maient 91 % de leur revenus contre plus de 100 % en 2000. Cela s'explique par des gains boursiers particulièrement do­pés (essentiellement pour les ménages les plus riches) ainsi que par une rapide progression de l'endettement individuel. Ce dernier est passé de 85 % à 100% du total des revenus au cours des années 90 ou, autrement dit, la dette des ménages américains représente, à l'heure actuelle, l'équivalent d'une année de leurs revenus ! Le second facteur s'appuie sur une reprise de l'investissement fondée, non sur l'épargne puisqu'elle est devenue né­gative, mais sur l'afflux de capitaux européens et japonais. Compte tenu des taux d'intérêt réels plus élevés aux Etats-Unis, alimentant ainsi un impressionnant et rapide déficit de la balance courante : 200 milliards de dollars en 1998, 400 mil­liards de dollars en 2000. Le troisième facteur qui explique largement la lon­gueur exceptionnelle du cycle, est en réa­lité un effet paradoxal de la crise finan­cière de 1998 : le retour des capitaux sur les places financières américaines et euro­péennes. Le fameux-fumeux cycle high tech américain a en réalité été stimulé par un retour massif des capitaux spéculatifs placés dans les pays du sud-est asiatique pour venir s'investir dans des actions du secteur de la 'net-économie '. Il n'y a là rien d'extraordinaire ni de quoi spéculer sur le retour d'un prétendu nouveau cycle de Kondratiev qui serait basé sur une prétendue nouvelle révolution technolo­gique. Ce cycle s'est d'ailleurs clôturé par un krach boursier qui fut particulière­ment sévère dans le secteur qui était jus­tement appelé à porter le nouveau capita­lisme sur ses fonds baptismaux.

Un second mythe qui est en train de sérieusement s'éroder est le prétendu re­cul du capitalisme d'Etat avec le 'tour­nant néo-libéral' des années 80. Déjà, ce tournant fut réalisé a l'initiative de l'Etat et non contre ce dernier ! Mais de plus, lorsque l'on consulte les statistiques, force est de constater que, malgré vingt années de 'néo-libralisme', le poids écomomi­que global de l'Etat (plus précisément du secteur dit 'non-marchand') n'a guère reculé : il plafonne, pour les 30 pays de l'OCDE, aux alentours de 40 à 50% avec une fourchette basse de 30 à 35% pour les Etats-Unis et le Japon et une haute de 75 à 80% pour les pays nordiques. Quant au poids politique des Etats lui, il s'est bel et bien accru. Aujourd'hui, Comme tout au long du 20ème Siècle, le capitalisme d’Etat n'a pas de couleur politique précise. Aux Etats-Unis, ce sont les républicains (la `droite') qui Prennent l'initiative d'un soutien public à la relance et qui subven­tionnent les compagnies aériennes. La Banque centrale pour sa part, très étroite­ment liée au pouvoir, a baissé ses taux d'intérêt au fur et à mesure que la récession se précisait afin d'aider à la relance de la machine économique : de 6,5% au début 2001 à 2 en lfin d'année. Au Japon, les banques ont été renflouées a deux reprises par l'Etal et certaines ont même été nationalisées ! En Suisse, c'est l'Etat qui a organisé la gigantesque opé­ration de renflouement de la compagnie aérienne nationale Swissair et tout en mettant la main à la poche, etc. Même en Argentine, et avec la bénédiction du FMI et de la Banque Mondiale, le gouvernc­ment a recours à un vaste programme de travaux publics pour essayer de recréer des emplois, etc. Si au 19ème siècle les partis politiques instrumentalisaicnt l’Etat pour faire prioritairement passer leurs intérêts, dans le capitalisme décadent, ce sont les impératifs économiques et impérialistes globaux qui dictent la politique à suivre quelle que soit la couleur du gou­vernement en place. Cette analyse fonda­mentale, dégagée par la Gauche cemtmu­niste, a amplement été confirmée tout au long du 20ème siècle et est plus que jamais d'actualité aujourd'hui que les enjeux sont encore plus exacerbés.

 
Des attaques sans précédent contre la classe ouvrière
 

Ce qui est absolument certain, c'est qu'avec le développement de la récession au niveau international, la bourgeoisie imposera une nouvelle et violente dégra­dation du niveau de vie de la classe ouvrière. Ainsi, sous prétexte d'état de guerre et au nom des intérêts supérieurs de la nation, la bourgeoisie américaine en profite pour faire passer ses mesures d'aus­térité déjà prévues depuis longtemps car rendues nécessaires par une récession qui se développait depuis un an : licencie­ments massifs, efforts productifs accrus, mesures d'exceptions au nom de l'anti­terrorisme mais qui servent fondamenta­lement comme terrain d'essai au main­tien de l'ordre social, etc. Partout dans le monde, les taux de chômage sont de nou­veau fortement orientés à la hausse alors que la bourgeoisie avait réussi à camou­fler une partie de son ampleur réelle par des politiques de traitement social - c'est­-à-dire de gestion de la précarité - et par des manipulations grossières des statisti­ques. Partout en Europe, les budgets sont révisés à la baisse et de nouvelles mesures d'austérité sont programmées. Au nom de la prétendue stabilité budgétaire, dont le prolétariat n'a que faire, la bourgeoisie européenne est en train de réexaminer la question des retraites (abaissement des taux et allongement de la vie active sont à l'ordre du jour) et de nouvelles mesures sont envisagées pour faire sauter «les freins au développement de la croissance» comme disent pudiquement les experts de l'OCDE, à savoir «atténuer les rigidités» et « favoriser l’offre de travail» via une précarisation accrue du travail et une réduction de toutes les indemnisations sociales (chômage, soins de santé, alloca­tions diverses, etc.). Au Japon, l'Etat à planifié une restructuration dans 40% des organismes publics : 17 vont fermer et 45 autres seront privatisés. Enfin, pendant que ces nouvelles attaques viennent frap­per le prolétariat du coeur du capitalisme mondial, la pauvreté se développe de fa­çon vertigineuse à sa périphérie. La situa­tion des pays dits émergents est significa­tive à ce titre. L'Argentine en est le der­nier exemple en date. Longtemps cité en exemple comme modèle par la Banque mondiale, elle est en récession depuis plus de trois ans et plonge aujourd'hui dans la banqueroute. Des grèves impor­tantes ont éclaté dans les principales vil­les ouvrières du pays pour protester con­tre les attaques de l' Etat qui a licencié des salariés de la fonction publique par mil­liers, réduit les salaires de 20%, suspendu le paiement des retraites et des pensions et privatisé la sécurité sociale. D'autres pays analogues, tels le Venezuela, sont se­coués par de fortes tensions sociales, ou le Brésil, la Turquie et la Russie qui sont toujours sous perfusion et suivis à la loupe. Ainsi, la Turquie qui doit trouver chaque année 50 à 60 milliards de dollars pour se refinancer est étroitement surveillée par le FMI.

A cette situation d'impasse économi­que, de chaos social et de misère crois­sante pour la classe ouvrière, cette der­nière n'a qu'une seule réponse à apporter : développer massivement ses luttes sur son propre terrain de classe dans tous les pays. Car aucune «alternance démocrati­que», aucun changement de gouverne­ment comme en Argentine, aucune autre politique ne peut apporter un quelconque remède à la maladie mortelle du capitalisme. La généralisation et l'unification des combats du prolétariat mondial, vers le renversement du capitalisme, est la seule alternative capable de sortir la so­ciété de cette impasse.

C. Mcl

Récent et en cours: 

  • Crise économique [3]

Questions théoriques: 

  • L'économie [4]

Pearl Harbor 1941, Twin Towers 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie

  • 9006 reads

Dès les premiers instants, la propagande bourgeoise américaine a assimilé l'attentat du 11 septembre contre le World Trade Center à l'attaque japonaise contre Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Cette comparaison est chargée d'un impact considérable, à la fois psychologiquement, historiquement et politiquement, car Pearl Harbor a marqué l'entrée directe de l'impérialisme américain dans la Seconde Guerre mondiale. Selon la campagne idéologique que nous présente actuellement la bourgeoisie américaine, en particulier à travers ses médias, le parallèle est simple, direct et évident :

1) Dans les deux cas, les Etats-Unis ont été pris en traître par une attaque surprise qui les a pris au dépourvu. Dans le premier cas il s'agissait de la traîtrise de l'impérialisme japonais qui, cyniquement, prétendait négocier avec Washington pour éviter la guerre mais qui a manigancé et déclenché une attaque sans prévenir. Dans le cas présent, les Etats-Unis ont été victimes de fondamentalistes musulmans fanatiques qui ont profité de l'ouverture et de la liberté que leur offrait la société américaine pour commettre une atrocité aux proportions sans précédent et dont le caractère malfaisant les situe en dehors du cadre de la civilisation.

2) Dans les deux cas, les pertes infligées par les attaques surprises ont fait naître un sentiment d'indignation au sein de la population atterrée. A Pearl Harbor, on a compté 2043 morts, essentiellement du personnel militaire américain ; pour les Twin Towers, c'est encore pire : environ 3000 civils innocents.

3) Dans les deux cas, les attaques se sont retournées contre ceux qui les avaient perpétrées. Au lieu de terroriser la nation américaine et de la plonger dans le défaitisme et la soumission silencieuse, elles ont fait naître au contraire une grande ferveur patriotique dans la population, même au sein du prolétariat, et ont de ce fait permis sa mobilisation derrière l'Etat pour une guerre impérialiste qui promet de durer.

4) Au bout du compte, c'est le Bien, représenté par l'"American way of life" démocratique, et sa puissance militaire, qui triomphe du Mal.

Comme tous les mythes idéologiques bourgeois, quels que soient les éléments de vérité qui leur confèrent une crédibilité superficielle, ce torrent de propagande est truffé de mensonges et de demi-vérités et de déformations intéressées. Mais cela n'est pas pour nous surprendre. En politique, la bourgeoisie, en tant que classe, a toujours utilisé les mensonges, les tromperies, la manipulation et les man?uvres. Et ceci est particulièrement vrai quand il s'agit de mobiliser la société pour la guerre totale des temps modernes. Les fondements de cette campagne idéologique de la bourgeoisie sont en complète contradiction avec la réalité historique des deux événements. Dans ces deux événements, il est quasiment évident que la bourgeoisie n'a pas été véritablement surprise par ces attaques, et qu'elle a cyniquement utilisé le battage médiatique sur le grand nombre de morts uniquement pour défendre ses intérêts nationaux, pour atteindre ses visées impérialistes et d'autres objectifs politiques à plus long terme.

Les caractéristiques différentes de la guerre dans les périodes d'ascendance et de décadence du capitalisme

Puisque Pearl Harbor et l'attentat du World Trade Center ont été utilisés par la bourgeoisie pour rallier la population américaine à la guerre, il est nécessaire d'examiner brièvement les tâches politiques auxquelles elle doit faire face pour préparer la guerre impérialiste pendant la période de décadence capitaliste. Dans la décadence, la guerre a des caractéristiques fondamentalement différentes de celles de la période où le capitalisme était un système progressif. Durant cette dernière, les guerres pouvaient avoir un rôle progressiste dans la mesure où elles permettaient un développement des forces productives. C'est en ce sens qu'on peut considérer comme historiquement progressistes la Guerre de Sécession aux Etats-Unis qui a servi à détruire le système anachronique de l'esclavage et à permettre l'industrialisation du pays à grande échelle. De même les différentes guerres nationales en Europe, dont il a résulté la création des Etats nationaux unifiés modernes, constituèrent une base plus favorable au développement du capital national dans chaque pays. D'une façon générale, ces guerres pouvaient en grande partie se limiter au personnel militaire impliqué dans le conflit et n'entraînaient pas de destructions massives des moyens de production ni des infrastructures ni des populations de chacun des belligérants.

Les guerres impérialistes de l'époque de la décadence du capitalisme ont des caractéristiques profondément différentes. Alors que les guerres nationales de l'époque ascendante pouvaient avoir pour fonction d'établir les bases pour des avancées qualitatives dans le développement des forces productives, dans la décadence, le système capitaliste lui-même a déjà atteint le point le plus haut de son développement historique et cet aspect progressiste n'est plus possible. Le capitalisme a achevé l'extension du marché mondial, et tous les marchés extra-capitalistes qui permettaient son expansion globale ont été intégrés dans le système. Maintenant, chaque capital national n'a plus qu'une seule possibilité d'expansion, qui se réalise nécessairement aux dépens d'un rival : s'emparer de territoires ou de marchés contrôlés par l'adversaire. L'accroissement des rivalités impérialistes conduit au développement d'alliances préparant le terrain à la guerre impérialiste généralisée. Loin de se limiter à des combats entre militaires professionnels, dans la décadence la guerre nécessite la mobilisation totale de la société, ce qui a pour conséquence l'émergence d'une nouvelle forme d'Etat : le capitalisme d'Etat. Sa fonction est d'exercer un contrôle total sur tous les aspects de la société dans le but de contenir les contradictions de classes qui menacent de la faire exploser et, en même temps, de coordonner la mobilisation en vue de la guerre totale moderne.

Quel que soit le succès avec lequel la population a été préparée à la guerre au niveau idéologique, la bourgeoisie en décadence masque ses guerres impérialistes derrière le mythe de l'autodéfense contre l'agression et la tyrannie dont elle serait la victime. La réalité de la guerre moderne, avec ses destructions massives et ses innombrables morts, avec tous les aspects de la barbarie qu'elle fait subir à l'humanité, est si affreuse, si horrible, que même un prolétariat idéologiquement battu et défait ne marche pas au massacre d'un c?ur léger. La bourgeoisie compte beaucoup sur la falsification de la réalité pour créer l'illusion que la population est la victime d'une agression et n'a pas d'autre choix que rendre les coups pour se défendre. La justification du conflit qu'on nous présente, c'est la nécessité de défendre la mère patrie contre les agressions extérieures ou contre la tyrannie, et non pas les vraies raisons impérialistes qui poussent le capitalisme à la guerre. Personne ne peut vraiment mobiliser une population autour du slogan : "Opprimons le monde sous notre domination impérialiste quel qu'en soit le coût". Dans le capitalisme décadent, le contrôle des médias par l'Etat facilite le lavage de cerveau des populations par toutes sortes de propagandes et de mensonges.

Au cours de son histoire, la bourgeoisie américaine a été particulièrement adepte de ce stratagème consistant à se faire passer pour une victime, et ce même avant le déclin du capitalisme au début du 20e siècle. Ainsi par exemple : "Remember the Alamo" fut le slogan de la guerre de 1845-1848 contre le Mexique. Ce cri de guerre a immortalisé le "massacre" de 136 rebelles américains à San Antonio au Texas, qui faisait à l'époque partie du Mexique, par les forces mexicaines conduites par le général Santa Ana. Bien sûr, le fait que ces Mexicains "assoiffés de sang" avaient à plusieurs reprises proposé la reddition et permis aux femmes et aux enfants d'évacuer Fort Alamo avant l'assaut final, n'a pas empêché la classe dirigeante américaine de magnifier les défenseurs du fort avec l'auréole du martyre. Cet incident a bien servi la bourgeoisie pour mobiliser tout le soutien nécessaire à une guerre dont le point culminant a été l'annexion par les Etats-Unis de la plupart des territoires qui en constituent aujourd'hui le Sud-Ouest.

De la même manière, l'explosion suspecte à bord du navire de guerre le "Maine" dans le port de La Havane en 1898, a servi de prétexte à la guerre hispano-américaine de 1898, et a donné naissance au slogan : "Remember the Maine".

Plus récemment, en 1964, une prétendue attaque contre deux canonnières américaines au large des côtes vietnamiennes a servi de base à la "Résolution sur le Golfe du Tonkin", adoptée par le Congrès américain au cours de l'été 1964 qui, tout en n'étant pas une déclaration de guerre formelle, a fourni la trame légale à l'intervention américaine au Viêt-nam. En réalité l'Administration Johnson avait appris quelques heures après que l'"attaque" contre le "Maddox" et le "Turner Joy" dont parlaient les rapports, n'avait jamais eu lieu, mais était le résultat d'une erreur de jeunes officiers de radar un peu nerveux. Qu'à cela ne tienne, la législation donnant l'autorisation de combattre a quand même été présentée au Congrès afin de fournir une couverture légale à une guerre qui devait traîner en longueur jusqu'à la chute de Saigon aux mains des forces staliniennes en 1975.

C'est vrai que la bourgeoisie a utilisé l'attaque de Pearl Harbor pour rallier une population hésitante à l'effort de guerre, comme elle utilise aujourd'hui le caractère atroce du 11 septembre pour la mobiliser en vue de soutenir encore une autre guerre. Mais la question reste posée de savoir si, dans chacun de ces cas, les Etats-Unis ont été pris par surprise, et jusqu'à quel degré le machiavélisme de la bourgeoisie a été mis en ?uvre, soit pour provoquer, soit pour permettre ces attaques, en vue d'utiliser à son avantage l'indignation populaire qui a suivi.

Le machiavélisme de la bourgeoisie

Chaque fois que le CCI dénonce le machiavélisme de la bourgeoisie, nos critiques nous accusent d'avoir une vision policière de l'histoire. Cependant, ce n'est pas simplement une incompréhension de nos analyses de leur part car, pire encore, ils tombent dans le piège idéologique de la bourgeoisie qui, en particulier à travers ses médias, s'emploie à dénigrer ceux qui tentent de mettre en lumière les combines et tous les procédés qu'elle met en ?uvre dans la vie politique, économique et sociale, et cherche à les faire passer pour des théoriciens irrationnels de la conspiration. Cependant, ce n'est plus une controverse que d'affirmer que " les mensonges, la terreur, la coercition, le double jeu, la corruption, les coups d'état et les assassinats politiques" ont toujours constitué le fonds de commerce de la classe exploiteuse au cours de l'histoire, que ce soit dans l'antiquité, sous la féodalité ou sous le capitalisme moderne. "La différence est que les patriciens et les aristocrates 'faisaient du machiavélisme sans le savoir' alors que la bourgeoisie est machiavélique et le sait. Elle fait du machiavélisme une 'vérité éternelle' parce qu'elle se vit comme éternelle, parce qu'elle suppose l'exploitation comme éternelle ".("Machiavélisme, conscience et unité de la bourgeoisie ", Revue internationale n° 31, 4e trimestre 1982). En ce sens, le mensonge et la manipulation, mécanisme employé par toutes les classes exploiteuses qui ont précédé, sont devenus une caractéristique centrale du mode de fonctionnement de la bourgeoisie moderne. Celle-ci, utilisant les formidables outils de contrôle social qui lui sont fournis sous les conditions du capitalisme d'Etat, a porté le machiavélisme à un niveau qualitativement supérieur.

L'émergence du capitalisme d'Etat à l'époque de la décadence capitaliste, une forme d'Etat qui concentre le pouvoir entre les mains de l'exécutif, particulièrement de la bureaucratie permanente, et qui donne à l'Etat un pouvoir de plus en plus totalitaire sur tous les aspects de la vie sociale et économique, a fourni à la bourgeoisie des mécanismes encore plus efficaces pour mettre en ?uvre ses plans machiavéliques. " Au niveau de sa propre organisation pour survivre, pour se défendre, la bourgeoisie a montré une capacité immense de développement des techniques de contrôle économique et social, bien au-delà des rêves de la classe dominante du 19e siècle. En ce sens, la bourgeoisie est devenue 'intelligente' face à la crise de son système socio-économique "("Notes sur la conscience de la bourgeoisie dans la décadence", Revue internationale n°31, 4e trimestre 1982)

Le développement d'un système de moyens d'information complètement intégrés sous le contrôle de l'Etat, que ce soit sous des formes juridiques ou par des méthodes plus flexibles, est un élément central dans le schéma machiavélique de la bourgeoisie. " La propagande - le mensonge - est une arme essentielle de la bourgeoisie. Pour alimenter cette propagande, la bourgeoisie n'hésite pas, au besoin, à provoquer l'événement" (ibid., "Machiavélisme..."). L'histoire des Etats-Unis est pleine d'une myriade d'exemples de manipulation de l'opinion publique sur de simples faits divers, ou de manipulations plus importantes au niveau historique. Un exemple de l'utilisation d'un fait divers est l'incident de 1955 quand le secrétaire du Président aux relations avec la presse, James Hagerty, a monté de toutes pièces un événement pour dissimuler l'état de santé du Président Eisenhower, hospitalisé à Denver, Colorado, après une attaque cardiaque. Hagerty a organisé pour toute l'équipe ministérielle un voyage de 2000 miles, de Washington à Denver, pour créer l'illusion qu'Eisenhower était assez en forme pour présider un conseil des ministres, conseil qui n'eut jamais lieu. Un exemple plus important sur le plan historique pourrait être la manière dont Saddam Hussein a été manipulé en 1990 par l'ambassadeur des Etats-Unis en Irak quand celui-ci lui a dit que son pays n'interviendrait pas dans le conflit frontalier entre l'Irak et le Koweït, lui laissant croire qu'il avait reçu le feu vert de la part de l'impérialisme américain pour envahir le Koweït. Au contraire, l'invasion a été utilisée par les Etats-Unis comme prétexte pour la Guerre du Golfe de 1991 qui a constitué un moyen de réaffirmer qu'ils étaient la seule superpuissance restante à la suite de l'effondrement du stalinisme et de la désintégration du bloc occidental qui a suivi.

Ceci ne veut pas dire que tous les événements de la société contemporaine sont nécessairement préétablis par quelque schéma secret préparé par un cercle restreint de dirigeants capitalistes. Il est clair qu'il y a des affrontements au sein des cercles dirigeants des Etats capitalistes et que les résultats n'en sont pas prévus d'avance. Pas plus que les issues des confrontations avec le prolétariat dans la lutte de classe ne sont toujours contrôlées par la bourgeoisie. Et même avec des manipulations bien planifiées, des accidents de l'histoire peuvent arriver. Cependant, ce qu'il faut bien comprendre c'est que même si la bourgeoisie, en tant que classe exploiteuse, est incapable d'avoir une conscience globale et unifiée, de comprendre clairement le fonctionnement de son système et l'impasse historique qu'elle offre à l'humanité, elle est consciente que son système s'enfonce dans une crise sociale et économique. " Au plus haut niveau de l'appareil d'Etat, il est possible, pour ceux qui commandent, d'avoir une sorte de tableau global de la situation et des options qu'il faut prendre de façon réaliste pour y faire face. " (ibid. "Notes sur la...") Mais même si elle ne le fait pas en complète conscience, la bourgeoisie est plus que capable de formuler des stratégies et des tactiques et d'utiliser les mécanismes de contrôle totalitaire que constitue le capitalisme d'Etat pour les mettre en ?uvre. Il est de la responsabilité des marxistes révolutionnaires de dévoiler ces man?uvres et ces mensonges machiavéliques. Se voiler la face pour ne pas voir cet aspect de l'offensive de la classe dominante pour contrôler la société est une attitude irresponsable et fait le jeu de notre ennemi de classe.

Le machiavélisme de la classe dominante américaine lors de l'attaque de Pearl Harbor

Pear Harbor offre un excellent exemple de fonctionnement du machiavélisme de la bourgeoisie. Nous bénéficions de plus d'un demi-siècle de recherches historiques, d'un certain nombre d'enquêtes militaires ainsi que de celles de partis d'opposition sur lesquelles nous appuyer. Selon le président Roosevelt, le 7 décembre 1941 restera un jour d'infamie, un exemple de la traîtrise japonaise. Cet événement fut utilisé pour mobiliser l'opinion publique en faveur de la guerre en 1941, et il est toujours présenté de la même façon par les médias capitalistes, les manuels scolaires et la culture populaire. Néanmoins, de nombreuses preuves historiques démontrent que l'attaque japonaise fut provoquée consciemment par la politique américaine ; l'attaque ne vint pas par surprise, et l'Administration du Président Roosevelt prit en conscience la décision de permettre qu'elle se produise et d'essuyer les nombreuses pertes en vies humaines et en matériel naval, comme prétexte pour assurer l'entrée des Etats-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. De nombreux livres ont été publiés sur cette histoire et de nombreux documents sont accessibles sur Internet (Voir le site : www.geocities.com/Pentagon/6315/pearl/html [5] pour une chronologie documentée des événements et des liens vers d'autres sites). Ici nous allons seulement passer en revue les points les plus importants pour illustrer comment fonctionne le machiavélisme de la bourgeoisie.

En 1941, les evénements de Pearl Harbor se sont déroulés alors que les États-Unis étaient prêts à prendre la décision d'intervenir aux côtés des Alliés dans la Seconde Guerre mondiale. L'Administration du Président Roosevelt était impatiente d'entrer en guerre contre l'Allemagne et, bien que la classe ouvrière américaine fût complètement prisonnière de l'appareil syndical (au sein duquel le parti stalinien jouait un rôle significatif) imposé d'autorité par l'Etat pour contrôler la lutte de classe dans toutes les industries-clefs, et qu'elle fût imprégnée par l'idéologie de l'anti-fascisme, la bourgeoisie américaine devait faire face à une forte opposition à la guerre, pas seulement de la part de la classe ouvrière, mais au sein de la bourgeoisie elle-même. Avant Pearl Harbor, les sondages montraient que 60% de l'opinion publique était opposée à l'entrée en guerre, et les campagnes de groupes isolationnistes tels que " American first " trouvaient un soutien considérable au sein de la bourgeoisie. Bien qu'elle affichât la volonté politique et démagogique de rester en dehors de la guerre européenne, l'Administration américaine cherchait en douce une excuse pour se joindre aux combats. Les Etats-Unis violaient de plus en plus leur neutralité auto-proclamée, en offrant de l'aide aux Alliés, en transportant des quantités considérables de matériel de guerre selon le programme "Lend Lease". L'Administration espérait amener les Allemands à lancer une attaque contre les forces américaines dans l'Atlantique Nord qui servirait de prétexte pour leur entrée en guerre. Comme l'impérialisme allemand refusait de mordre à l'hameçon, l'attention se tourna vers le Japon. La décision d'imposer un embargo pétrolier au Japon et le transfert de la flotte du Pacifique de la côte Ouest des Etats-Unis vers une position plus exposée à Hawaii, ont servi à fournir un motif et une opportunité au Japon de "tirer les premiers" contre les Etats-Unis, et par là, à trouver le prétexte d'une intervention américaine dans la guerre impérialiste. En mars 1941, un rapport secret du Département de la Marine prévoyait que si le Japon devait attaquer les Etats-Unis, ce serait tôt le matin par un raid aérien sur Pearl Harbor lancé depuis des porte-avions. Comme l'a noté le conseiller présidentiel Harold Ickes, dans un mémorandum de juin 1941, alors que l'Allemagne venait d'attaquer la Russie, "à partir de l'embargo pétrolier sur le Japon, pourrait se développer une situation qui non seulement permettrait mais faciliterait notre entrée en guerre". En octobre, Ickes écrivait : " J'ai toujours pensé que notre entrée en guerre se ferait par le Japon. " Fin novembre, Stimson, Secrétaire d'Etat à la Guerre, a écrit dans son journal le compte-rendu de ses discussions avec le Président Roosevelt : " La question était de savoir comment les man?uvrer pour les amener (le Japon) à tirer les premiers sans trop de dangers pour nous-mêmes. Cependant, malgré les risques encourus à les laisser tirer les premiers, nous nous rendions compte que pour obtenir un soutien total du peuple américain, il valait mieux que ce fût les Japonais qui le fassent de sorte qu'il ne subsisterait aucun doute dans l'esprit de quiconque sur le fait que c'était eux les agresseurs."

Le rapport du Bureau de l'Armée à Pearl Harbor, daté du 20 octobre 1941, décrit cette décision machiavélique et prise en conscience de sacrifier des vies humaines et de l'équipement et conclut que "durant cette période décisive, du 27 novembre au 6 décembre 1941, de nombreuses informations nous sont parvenues, au plus haut niveau, au Département d'Etat, au Département de la Marine et de la Guerre, indiquant précisément les intentions des Japonais et incluant l'heure et la date exactes où devait probablement avoir lieu l'attaque" (Army Board Report , Pearl Harbor Attack , Part 29, pages 221-230).

Ces informations étaient les suivantes :

  • Les services secrets US avaient appris le 24 novembre que les "opérations militaires offensives du Japon" étaient prêtes.
  • Ces mêmes services secrets avaient reçu le 26 novembre "des preuves évidentes des intentions japonaises de lancer une guerre offensive contre la Grande Bretagne et les Etats-Unis".
  • Dans un rapport daté aussi du 26 novembre, on signalait "une concentration d'unités de la flotte japonaise dans un port inconnu, prêtes pour une action offensive."
  • Le 1er décembre, "des informations précises parvinrent de trois sources indépendantes, selon lesquelles le Japon allait attaquer la Grande Bretagne et les Etats-Unis, mais resterait en paix avec la Russie."
  • Le 3 décembre, "les informations selon lesquelles les Japonais détruisaient leurs codes secrets et leurs machines à encoder constituèrent le point culminant de cette révélation complète des intentions de guerre du Japon et de l'attaque imminente. Ceci fut analysé ? comme signifiant la guerre immédiate."

Ces informations des services secrets étaient données aux fonctionnaires de plus haut rang du Département d'Etat et de la Guerre et en même temps à la Maison Blanche, où Roosevelt en personne recevait deux fois par jour des comptes-rendus sur les messages japonais qui étaient interceptés. Alors que les officiers des services de renseignements poussaient à envoyer en urgence une "alerte à la guerre" au Commandement militaire à Hawaii, pour le préparer à l'attaque imminente, les gros bonnets civils et militaires décidèrent du contraire et au lieu de ça envoyèrent un message que le bureau qualifia d'"anodin".

La preuve que l'attaque japonaise était connue d'avance, fut confirmée par différentes sources dont des articles de journalistes et des mémoires écrits par les participants. Par exemple, on pouvait lire dans une dépêche de l'agence United Press publiée dans le New York Times du 8 décembre sous le titre " L'attaque était attendue " : " Il est maintenant possible de révéler que les forces armées des Etats-Unis étaient au courant depuis une semaine que l'attaque allait arriver, et qu'elle ne les a pas prises par surprise. " (New York Times, 8 décembre 1941, p. 13.)

Dans une interview accordée en 1944, Eleanor Roosevelt, femme du Président, a avoué que " le 7 décembre a été loin de représenter un choc brutal pour le pays comme on a bien voulu le dire. Cela faisait longtemps qu'on s'attendait à un tel événement " (New York Times Magazine, 8 octobre 1944, page 41). Le 20 juin 1944, le ministre britannique sir Olivier Littleton a déclaré devant la Chambre de commerce américaine : "Le Japon a été poussé à attaquer les Américains à Pearl Harbor. C'est travestir l'Histoire que de dire que l'Amérique a été forcée d'entrer en guerre. Tout le monde sait vers qui allaient les sympathies des Américains. Il est incorrect de parler d'une véritable neutralité de l'Amérique, même avant sa participation aux combats." (Prang, Pearl Harbor : Verdict of History, pages 39-40.)

Winston Churchill a confirmé la duplicité des dirigeants américains pour ce qui concerne l'attaque de Pearl Harbor, dans ce passage de son livre The Grand Alliance :

"En 1946 ont été publiés les résultats d'une enquête du Congrès américain dans lesquels étaient exposés chaque détail des événements qui menèrent à la guerre entre les Etats-Unis et le Japon, et aussi le fait que les départements militaires n'ont jamais envoyé de message d' 'alerte' aux escadres et aux garnisons qui étaient exposées. Chaque détail, y compris le texte décodé des télégrammes secrets japonais, a été exposé au monde en quarante volumes. La force des Etats-Unis a été suffisante pour leur permettre de supporter cette dure épreuve requise par l'esprit de la Constitution américaine. Je n'ai pas l'intention, dans ces pages, de prononcer un jugement sur cet épouvantable épisode de leur histoire. Nous savons que tous les grands Américains autour du Président, en qui ils avaient confiance, ressentaient, avec autant de perspicacité que moi, ce terrible danger que le Japon allait attaquer les possessions anglaises et hollandaises en Extrême Orient, en évitant de toucher aux Etats-Unis, et qu'en conséquence le Congrès américain n'autoriserait pas une déclaration de guerre. (...) Le Président et ses hommes de confiance se rendaient compte depuis longtemps des graves risques que faisait courir aux Etats-Unis leur neutralité dans la guerre contre Hitler et tout ce qu'il représentait. Ils avaient durement ressenti les contraintes que leur imposait le Congrès, quand quelques mois auparavant, la Chambre des Représentants n'avait renouvelé que d'une seule voix la loi sur le service militaire obligatoire, loi nécessaire sans laquelle leur armée aurait été presque démantelée au milieu des convulsions qui agitaient le monde. Roosevelt, Hull, Stimson, Knox, le général Marshall, l'amiral Stark et Harry Hopkins étaient tous du même avis. (?) Une attaque japonaise sur les Etats-Unis allait considérablement simplifier leurs problèmes et leur tâche. Peut-on alors être étonné qu'ils aient pu considérer la forme que prendrait cette attaque ou même son intensité comme bien moins importantes que le fait que l'ensemble de la nation américaine allait se retrouver unifiée dans une juste cause pour défendre sa sécurité, comme elle ne l'avait jamais été auparavant " (Winston Churchill, The Grand Alliance, page 603).

Il se peut que Roosevelt n'ait pas anticipé l'étendue des dégâts et des pertes que les Japonais allaient infliger à Pearl Harbor, mais il est clair qu'il était prêt à sacrifier des vies et des navires américains pour faire naître un sentiment de haine parmi la population et la pousser à la guerre.

L'attentat contre les Twin Towers et le machiavélisme de la bourgeoisie

Il est bien sûr plus difficile d'estimer le niveau de machiavélisme de la bourgeoisie américaine dans le cas de l'attentat du World Trade Center qui a eu lieu il y a un peu plus de trois mois seulement au moment où nous rédigeons cet article. Nous ne bénéficions pas des résultats des enquêtes menées depuis, et qui pourraient révéler des preuves secrètes que des éléments de la classe dominante avaient une quelconque complicité dans ces attentats ou en avaient connaissance et les ont laissés se produire. Mais, comme le montre l'histoire de la classe dominante, en particulier les événements de Pearl Harbor, une telle possibilité est tout à fait envisageable. Si nous examinons les récents événements en nous basant uniquement sur ce qu'en ont rapporté les médias - qui, comme par hasard, se trouvent être complètement embrigadés dans l'offensive politique et impérialiste actuelle du gouvernement, et à laquelle ils apportent leur soutien - nous pouvons certainement étayer une telle hypothèse.

Premièrement, posons-nous la question de savoir à qui profite le crime sur le plan politique : il ne fait aucun doute que c'est en premier lieu à la classe dominante américaine. Cette seule constatation suffit à faire naître des soupçons sur l'attentat du World Trade Center. Promptement et sans la moindre hésitation, la bourgeoisie américaine a utilisé à son avantage les événements du 11 septembre pour faire avancer ses projets tant au niveau national qu'international : mobilisation de la population derrière l'état de guerre, renforcement de l'appareil répressif de l'Etat, réaffirmation de la superpuissance de l'Amérique face à la tendance générale de chaque pays à jouer sa propre carte sur l'arène internationale.

Immédiatement après l'attentat, l'appareil politique américain et les médias ont été réquisitionnés pour mobiliser la population en vue de la guerre, dans un effort concerté pour surmonter ce qu'on appelle le "syndrome du Viêt-nam" qui, depuis trois décennies, a empêché l'impérialisme américain de faire la guerre. Ce soi-disant "désordre psychologique de masse" a été caractérisé par une résistance, en particulier de la part de la classe ouvrière, à se laisser mobiliser derrière l'Etat, dans une guerre impérialiste de longue durée et a été en grande partie responsable du fait que les Etats-Unis ont compté sur des guerres locales, par pays interposés, dans leur conflit avec l'impérialisme russe au cours des années 1970 et 1980, ou bien sur des interventions à court terme et de durée limitée, appuyées par des frappes aériennes et des missiles plutôt que par des attaques au sol, comme lors de la Guerre du Golfe et au Kosovo. Bien sûr, cette résistance n'est pas le résultat d'un quelconque désordre psychologique, mais reflète plutôt l'incapacité de la classe dirigeante à infliger une défaite idéologique et politique au prolétariat, à aligner la génération actuelle d'ouvriers derrière l'Etat pour la guerre impérialiste, comme cela avait été le cas pour la préparation de la Seconde Guerre mondiale. L'éditorial d'une édition spéciale du magazine Time, publiée immédiatement après l'attentat, montre bien comment la campagne actuelle de psychose guerrière a été orchestrée. Le titre développé par ce numéro : "Jour d'infamie", invoque, dès le début, la comparaison avec Pearl Harbor. Un article éditorial de Lance Morrow, intitulé " Fureur et châtiment ", a souligné les détails de la campagne idéologique qui a suivi. Bien qu'écrit dans une publication participant à l'effort de propagande, l'article de Morrow illustre comment les propagandistes de la classe dirigeante avaient compris tous les bénéfices qu'ils pouvaient tirer des attentats du World Trade Center, par rapport aux attentats précédents, pour manipuler la population en vue de la guerre, à cause du grand nombre de pertes et de la valeur dramatique des images : " Nous ne pouvons vivre un jour d'infamie sans que nous vienne un sentiment de fureur. Libérons notre fureur !

Nous avons besoin d'un sentiment de rage comparable à celui qui a suivi Pearl Harbor ! Une indignation sans pitié qui ne s'évanouira pas au bout d'une ou deux semaines. (?)

C'était du terrorisme proche de la perfection dramatique. Jamais le spectacle du Mal n'aura atteint une production de cette valeur. Normalement, le public n'en voit que les résultats encore fumants : l'ambassade détruite par une explosion, les casernes en ruines, le trou noirâtre à la coque du navire. Cette fois, le premier avion percutant la première tour a attiré notre attention. Il a alerté les médias, a convoqué les caméras pour pouvoir enregistrer la deuxième explosion éclatante de surréalisme?

Le Mal possède un instinct théâtral, et c'est pourquoi à une époque où les médias sont si doués pour le mauvais goût, il peut exagérer ses dégâts par le pouvoir des images horrifiantes. " (Time Magazine, numéro spécial, septembre 2001)

Au même moment, l'appareil politique bourgeois a déployé et mis en ?uvre ses plans pour renforcer l'appareil répressif de l'Etat. Une nouvelle législation "sécuritaire", restaurant la légalité de pratiques qui avaient été discréditées à la suite la guerre du Viêt-nam et de l'affaire du Watergate, ainsi que tout un nouvel arsenal de mesures répressives furent préparés, débattus, adoptés et signés par le Président en un temps record. Nous avons de bonnes raisons de soupçonner que cette législation avait été préparée de longue date et était prête à être introduite au bon moment. Plus de 1000 suspects, simplement parce qu'ils portaient des noms arabes et des vêtements musulmans, furent arrêtés et mis en détention sans charge précise pour une durée indéterminée. Les fonds d'organisations suspectées de sympathie pour Ben Laden ont été gelés sans procédure judiciaire. L'immigration a été restreinte, particulièrement en provenance des pays islamiques, ceci étant plus une réponse aux préoccupations constantes de la bourgeoisie concernant ces afflux d'immigrants illégaux cherchant à fuir les conditions horribles de la décomposition et de la barbarie frappant leurs nations sous-développées, plutôt que directement en lien avec les attentats terroristes.

Du jour au lendemain, la crise terroriste est devenue une excuse pour l'aggravation de la récession économique et une justification pour les coupes sombres dans le budget des programmes sociaux, les fonds disponibles ayant tous été dirigés vers la guerre et la sécurité nationale. La rapidité avec laquelle ces mesures ont été présentées montre bien qu'elles n'ont pas été rédigées dans l'urgence, mais qu'elles avaient été préparées, discutées et planifiées pour parer à toute éventualité.

Au niveau international, le but réel de la guerre contre le terrorisme n'est pas tant de le détruire, mais de réaffirmer avec force la domination impérialiste de l'Amérique, qui reste la seule superpuissance dans une arène internationale caractérisée par de plus en plus de défis à l'hégémonie américaine. L'effondrement du bloc de l'Est en 1989 a conduit à une rapide désagrégation du bloc occidental, puisque ce qui assurait la cohésion de ce dernier, l'affrontement avec le bloc impérialiste russe, avait disparu. Malgré son apparente victoire dans la guerre froide, l'impérialisme américain s'est trouvé confronté à une situation mondiale dans laquelle les grandes puissances qui étaient ses anciens alliés, et bon nombre d'autres pays de moindre importance, ont commencé à défier son leadership et à poursuivre leurs propres ambitions impérialistes. Pour forcer leurs alliés d'autrefois à rentrer dans le rang et à reconnaître leur domination, les Etats-Unis ont entrepris durant la dernière décennie trois opérations militaires de grande envergure : contre l'Irak, contre la Serbie et maintenant contre l'Afghanistan et le réseau Al Qaïda. Dans chaque cas, le déploiement militaire des Etats-Unis a forcé ses " alliés ", tels la France, la Grande Bretagne et l'Allemagne, à rejoindre les " alliances " qu'ils dirigeaient ou bien à perdre complètement la face et rester à l'écart du jeu impérialiste global.

Deuxièmement, alors que la version officielle autorisée de la réalité proclame que les Etats-Unis ne s'y attendaient absolument pas, il est au contraire déjà possible, en se basant uniquement sur les médias bourgeois, de rassembler des éléments de preuve d'une forte possibilité de machiavélisme de la bourgeoisie américaine afin de permettre ces attentats :

- Les forces qui semblent avoir perpétré l'attentat du World Trade Center n'étaient peut-être pas sous le contrôle de l'impérialisme américain, mais elles étaient certainement connues des services secrets américains, et en fait à l'origine c'étaient des agents de la CIA au cours de la guerre livrée par cliques afghanes interposées contre l'impérialisme russe en 1979-89. Pour contrer l'invasion de l'Afghanistan par l'impérialisme russe en 1979, la CIA a recruté, entraîné, armé et utilisé des milliers de fondamentalistes islamistes pour mener une guerre sainte, une djihad, contre les Russes. Le concept de djihad était en sommeil dans la théologie musulmane jusqu'à ce que l'impérialisme américain l'exhume, il y a deux décennies, afin de servir ses propres buts. Des militants islamistes ont été recrutés à travers tout le monde musulman, au Pakistan ainsi qu'en Arabie Saoudite. C'est là qu'Oussama Ben Laden a fait parler de lui pour la première fois comme agent de l'impérialisme américain. Après le retrait de l'Afghanistan par l'impérialisme russe en 1989 et l'effondrement du gouvernement de Kaboul en 1992, l'impérialisme américain s'est retiré de l'Afghanistan, se concentrant sur le Moyen Orient et les Balkans. Quand ils combattaient les Russes, ces fondamentalistes islamistes étaient acclamés comme des combattants de la Liberté par Ronald Reagan. Quand aujourd'hui ils utilisent la même brutalité contre l'impérialisme américain, le Président Bush dit que ce sont des barbares fanatiques qui doivent être exterminés. Tout comme Timothy Mac Veigh, le fanatique américain d'extrême droite responsable de l'attentat à la bombe d'Oklahoma City en 1995, qui avait été élevé dans l'idéologie de la Guerre froide et dans la haine des Russes et recruté par l'armée américaine, les jeunes gens recrutés par la CIA pour la djihad n'ont jamais connu, dans leur vie d'adulte, que la haine et la guerre. Les deux se sont sentis trahis par l'impérialisme américain une fois la guerre froide terminée et ont retourné leur violence contre leurs anciens maîtres.

  • Depuis 1996, le FBI enquêtait sur la possibilité que des terroristes utilisent des écoles de pilotage américaines pour apprendre à voler sur des jumbo-jets : la manière d'opérer des terroristes avait été anticipée par les autorités (The Guardian, " FBI failed to find suspects named before hijackings ", 25 septembre 2001).
  • L'appartement en Allemagne, où l'attentat avait été planifié et coordonné, était sous la surveillance de la police allemande depuis plus de trois ans.
  • Le FBI, ainsi que d'autres agences de contre-espionnage américaines, avaient reçu des avertissements et intercepté des messages selon lesquels un attentat terroriste était prévu, coïncidant avec l'anniversaire de la cérémonie à la Maison Blanche entre Clinton, Rabin et Arafat. Les services secrets israéliens et français avaient prévenu les Américains. Donc les autorités US avaient certainement une idée de quand l'attentat aurait lieu. Peut-être n'était-il pas évident que la cible allait être le World Trade Center, mais celui-ci avait déjà été visé par des terroristes islamistes dans un attentat en 1993, en tant que symbole du capitalisme américain.
  • En août, le FBI a arrêté Zacarias Moussaoui, qui avait fait naître des soupçons quand il cherchait à s'entraîner dans une école de pilotage dans le Minnesota, ayant déclaré qu'il n'était pas intéressé à apprendre le décollage ni l'atterrissage. Début septembre, les autorités françaises avaient envoyé un avertissement sur les liens suspectés entre Moussaoui et les terroristes. En novembre, le FBI a soudain changé d'avis et a démenti que Moussaoui ait été impliqué dans l'attentat. Mais dans tous les cas, le fait que des pilotes ne soient pas intéressés par le décollage ni par l'atterrissage, suggérant par là une possibilité de détournement suicide, a fait renaître les soupçons.
  • Mohammed Atta, l'organisateur supposé du 11 septembre, qui a prétendument piloté le premier avion ayant percuté les Twin Towers, était bien connu des autorités, mais il semble avoir mené une vie bien tranquille, ayant été autorisé à circuler librement aux Etats-Unis. Bien qu'il fût depuis des années sur la liste des terroristes à surveiller par le Département d'Etat, soupçonné d'implication dans l'attentat à la bombe contre un bus en Israël en 1986, il avait été autorisé à plusieurs reprises à quitter les Etats-Unis et à y revenir durant ces deux dernières années. De janvier à mai 2000, il avait été mis sous surveillance par les agents américains pour ses achats suspects de grande quantité de produits chimiques permettant de fabriquer des bombes. En janvier 2001, il a été détenu pendant 57 minutes par les services de l'immigration et de la naturalisation à l'aéroport international de Miami parce que son visa était périmé et non valide pour entrer aux Etats-Unis. Bien qu'étant sur les listes de surveillance du Département d'Etat, malgré les soupçons du FBI sur le fait que des terroristes pourraient suivre des cours de pilotage aux Etats-Unis, il lui fut possible d'entrer aux Etats-Unis et de s'inscrire à une école de pilotage. En avril 2001, Atta fut arrêté par la police pour conduite sans permis. Ne s'étant pas présenté en mai au tribunal, un mandat d'arrêt fut dressé contre lui, mais il ne fut jamais exécuté. Il fut arrêté à deux reprises pour conduite en état d'ivresse. Atta n'a jamais essayé d'opérer sous un pseudonyme durant tout le temps passé aux Etats-Unis, voyageant, vivant et étudiant le pilotage sous son vrai nom. Le FBI a-t-il été grossièrement incompétent ou, comme il le prétend, gêné par le manque d'agents et d'interprètes arabes, ou bien y aurait-il une explication plus machiavélique au fait que les autorités l'aient autorisé, de façon constante et permanente, à rester en liberté : était-il "protégé" ou bien a-t-il servi de bouc émissaire ?( " Terrorists among us", Atlanta Journal Constitution, 16 septembre 2001 ; The Guardian, 25 septembre 2001).
  • Le 23 août 2001, la CIA a fait parvenir une liste de 100 membres présumés du réseau Ben Laden, signalés aux Etats-Unis ou s'y rendant, dont Khalid Al Midhar et Nawaq Alhazmi, qui étaient à bord de l'avion qui percuta le Pentagone.

Bien longtemps avant les attentats prétendument inattendus du 11 septembre, les Etats-Unis préparaient secrètement le terrain pour une guerre en Afghanistan depuis près de trois ans. A la suite des attentats terroristes contre les ambassades américaines de Dar-es-Salaam en Tanzanie et de Nairobi au Kenya en 1998, le président Clinton avait autorisé la CIA à se préparer pour des actions possibles contre Ben Laden qui échappait à tout contrôle. C'est pour cela que des contacts secrets et des négociations avaient commencé avec les républiques de l'ex-URSS, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, pour installer des bases militaires, fournir un support logistique à des opérations et rassembler des renseignements. Tout ceci n'a pas seulement préparé une intervention militaire en Afghanistan, mais a aussi permis une pénétration américaine considérable dans la zone d'influence russe en Asie centrale. C'est pourquoi on peut dire que, bien qu'ils aient prétendu avoir été pris par surprise, les Etats-Unis étaient prêts à se jeter sans retard sur l'opportunité offerte par l'attentat contre les Twin Towers, afin de prendre un certain nombre de mesures stratégiques et tactiques qui étaient en préparation depuis longtemps.

Il est aussi plausible que les Etats-Unis aient délibérément poussé Ben Laden à lancer une attaque contre eux. Le journal The Guardian du 22 septembre nous amène à cette hypothèse : "Une enquête du journal a établi qu'Oussama Ben Laden et les Talibans avaient reçu des menaces concernant la possibilité d'une attaque militaire des Etats-Unis deux mois avant les attentats terroristes contre New York et Washington. Le Pakistan avait averti le régime en place en Afghanistan de la menace d'une guerre si les Talibans ne livarient pas Oussama Ben Laden?Les Talibans refusèrent de se soumettre, mais la gravité des avertissement qu'ils reçurent, soulève la possibilité que l'attentat d'il y a dix jours contre le World Trade Center à New York et contre le Pentagone par Ben Laden, loin de venir de nulle part, était en fait une attaque préventive, en réponse à ce que ce dernier considérait comme une menace des Etats-Unis. Cet avertissement à destination des Talibans a été lancé au cours d'une réunion de quatre jours, rassemblant des Américains, des Russes, des Iraniens et des Pakistanais dans un hôtel de Berlin, à la mi-juillet. Cette conférence, la troisième d'une série dénommée 'Brainstorming sur l'Afghanistan', appartient à un méthode diplomatique classique connue sous le nom de 'voie n°2'.". En d'autres termes, il est tout à fait possible que non seulement les Etats-Unis n'aient pas vraiment essayé d'empêcher l'attentat commis par Ben Laden, mais aussi que par cette "voie diplomatique" semi-officielle, ils l'aient délibérément provoqué, lui ainsi que les Talibans, à entreprendre une action pouvant alors justifier une réponse militaire américaine.

Les destructions dévastatrices et le nombre des morts ont constitué la pierre angulaire de cette campagne idéologique lancée immédiatement après le désastre des Twin Towers. Pendant des semaines, des membres du gouvernement américain et les médias nous ont martelé la tête avec les 6000 vies perdues au World Trade Center, soit deux fois plus qu'à Pearl Harbor. Le chef d'état-major a répété ces chiffres dans une interview à une chaîne nationale de télévision au début du mois de novembre (voir par exemple l'interview du général Richard Myers, président des Chefs d'Etat-Major, sur la chaîne NBC le 4 novembre 2001). Cependant, il y a des indications que ces statistiques, soutenant la propagande de tout leur poids émotionnel, sont grandement exagérées. Des comptages établis par des agences de presse indépendantes ont évalué le total à moins de 3000 morts, soit l'équivalent des pertes subies à Pearl Harbor. Par exemple, le New York Times fixe le total à 2943, l'agence Associated Press à 2626 et le journal USA Today à 2680. La Croix Rouge américaine qui distribue des aides financières aux familles des victimes, n'a traité que 2563 demandes. Le gouvernement a refusé une demande de la Croix Rouge de lui fournir une copie de la liste officielle, encore tenue secrète, des victimes du World Trade Center (" Numbers vary in tallies of the victims ", New York Times, 25 octobre 2001). Pendant ce temps, les politiciens et les médias utilisent toujours à des fins de propagande, le chiffre largement surestimé de 5000-6000 morts ou disparus, chiffre maintenant ancré dans les consciences populaires.

Le gouvernement américain n'a jamais révélé publiquement les preuves de la responsabilité de Ben Laden dans les attentats. Récemment, alors que les opérations militaires se poursuivaient, Bush a annoncé que s'il était capturé vivant, Ben Laden serait jugé à huis clos par un tribunal militaire, pour ne pas rendre publiques les origines des preuves contre lui. Rumsfeld, Secrétaire à la Défense, a clairement indiqué qu'il préférait que Ben Laden fût tué plutôt que capturé vivant, dans le but d'éviter un procès. Il est donc tout à fait naturel de se demander pourquoi les États-Unis tiennent tellement à ce que ces soi-disant preuves évidentes soient gardées secrètes.

Tout ceci ne constitue pas la preuve en positif que l'Administration américaine, ou peut-être la CIA, était à l'avance au courant des attentats contre les Twin Towers et a fait en sorte qu'ils aient lieu, mais il n'est pas nécessaire d'être quelqu'un qui "voit des conspirations partout" pour avoir de tels soupçons. Nous laissons aux historiens le soin d'enquêter plus en détail au cours des années à venir, mais nous ne serions ni surpris ni choqués d'apprendre que la bourgeoisie américaine a accepté d'être la victime des attentats du World Trade Center pour satisfaire, à sa convenance, ses intérêts politiques.

L'attentat des Twin Towers représente-t-il un nouveau Pearl Harbor ?

Contrairement à l'insistance des médias, la situation actuelle ne peut pas être comparée à Pearl Harbor sur le plan historique. Pearl Harbor a eu lieu après presque vingt ans de défaites politiques qui ont vaincu le prolétariat mondial politiquement, idéologiquement et même physiquement, et ouvert le cours historique vers la guerre impérialiste. Ces défaites ont pesé d'un poids historique capital sur le prolétariat : l'échec de la Révolution russe et de la vague révolutionnaire ; la dégénérescence du régime révolutionnaire en Russie et le triomphe du capitalisme d'Etat sous Staline ; la dégénérescence de l'Internationale Communiste devenant le bras armé de la politique étrangère de l'Etat russe, incluant un recul considérable par rapport aux positions révolutionnaires de classe promulguées au sommet de la vague révolutionnaire ; l'intégration des partis communistes dans leurs appareils d'Etat respectifs ; la défaite politique et physique de la classe ouvrière par le fascisme en Italie, en Allemagne et en Espagne ; et le triomphe de l'idéologie anti-fasciste dans les pays soi-disant démocratiques.

L'impact cumulé de ces défaites a profondément limité les possibilités historiques du mouvement ouvrier. La révolution, qui était à l'ordre du jour dans la période qui a suivi 1917, se trouva alors mise en suspens. L'équilibre des forces s'était définitivement déplacé en faveur de la classe capitaliste qui avait maintenant la haute main pour pouvoir imposer sa " solution " à la crise historique du capitalisme global : la guerre mondiale. Cependant, le fait que le rapport de force s'était déplacé en sa faveur, ne signifiait pas nécessairement que la bourgeoisie avait les mains libres pour imposer sa volonté politique. Mais même si le cours historique était vers la guerre, cela ne signifiait pas que la bourgeoisie américaine pouvait déclencher une guerre impérialiste à n'importe quel moment. La bourgeoisie devait encore faire face à une résistance à la guerre de la part du prolétariat américain en 1939-1941, reflétant en partie la position hésitante du parti stalinien qui bénéficiait d'une influence considérable, notamment dans les syndicats affiliés à la CIO, hésitation due à la ligne politique indécise de Moscou durant la période du pacte de non-agression avec l'Allemagne nazie. La fraction dominante de la bourgeoisie américaine devait aussi compter avec les éléments récalcitrants au sein même de sa propre classe, certains ayant des sympathies pour les puissances de l'Axe, d'autres prônant une politique isolationniste. Comme nous l'avons vu, une attaque "surprise" par le Japon a fourni le prétexte pour rallier les éléments hésitants derrière l'Etat et les efforts de guerre. Dans ce sens, on peut dire que Pearl Harbor a constitué le dernier clou dans le cercueil politique et idéologique.

Aujourd'hui la situation est très différente. Il est vrai que le désastre des Twin Towers arrive après plus d'une décennie de désorientation et de confusion politiques semées par l'effondrement des régimes staliniens en Europe et les campagnes idéologiques de la bourgeoisie sur la mort du communisme. Mais ces confusions n'ont pas le même poids politique que les défaites des années 1920 et 1930 sur la conscience politique du prolétariat au niveau historique. Elles n'ont pas non plus signifié un changement dans le cours historique vers des confrontations de classe. Malgré ces désorientations, la classe ouvrière a lutté pour reconquérir son terrain, les signes ne manquent pas d'une maturation souterraine de sa conscience ainsi que de l'émergence d'éléments en recherche venant grossir le milieu prolétarien autour des groupes révolutionnaires existants. Nous n'essayons pas ici de minimiser la désorientation politique qui règne au sein de la classe ouvrière depuis 1989, situation aggravée par la décomposition, où le glissement vers la barbarie ne requiert pas nécessairement de guerre mondiale pour s'accomplir. Même si la bourgeoisie américaine remporte un succès considérable avec son offensive idéologique, même si, pour le moment, les ouvriers sont piégés dans une psychose guerrière d'un degré alarmant, l'équilibre global des forces n'est pas déterminé par la situation dans un seul pays, même de l'importance des Etats-Unis. Au niveau international, le prolétariat n'a pas encore été défait et la perspective est toujours vers une confrontation de classe. Même aux Etats-Unis, la grève de deux semaines des 23.000 travailleurs du secteur public du Minnesota, en octobre, s'est fait l'écho de cette capacité de la classe ouvrière internationale à continuer son combat. Bien qu'ils aient été attaqués comme étant antipatriotiques ou parce qu'ils faisaient grève dans un moment de crise nationale, ces ouvriers n'en sont pas moins restés sur leur terrain de classe et ont lutté pour des améliorations de salaires et de primes. Alors que Pearl Harbor a marqué le point final dans l'accomplissement d'un processus conduisant à la guerre impérialiste en 1941, l'attentat du Wold Trade Center représente un pas en arrière pour le prolétariat, particulièrement pour le prolétariat américain, mais dans le contexte d'une situation historique générale qui est toujours en sa faveur.

JG.

 

 

 

Evènements historiques: 

  • Pearl Harbor [6]

Récent et en cours: 

  • 11 septembre 2001 [7]

Polémique avec le BIPR : La guerre impérialiste: stratégie ou profits pétroliers ?

  • 4074 reads

Au milieu du fracas de la barbarie impérialiste en Afghanistan, de petits groupes d'internationalistes ont pris une position de classe : ils ont rejeté tous les impérialismes en présence, refusant tout soutien à un camp ou à un autre au nom de la paix. Ils ont dénoncé toute illusion sur la possibilité d'un capitalisme pacifique ; ils ont appelé au développement de la lutte de classe qui seule peut mener au renversement du système capitaliste à l'échelle mondiale - système qui par lui-même constitue la cause fondamentale de la guerre impérialiste. Ces groupes se réclament de l'héritage des Gauches italienne et allemande. Celles-ci sont le seul courant ayant survécu au déclin de la Troisième internationale qui ait passé avec succès le test de la Seconde Guerre mondiale en maintenant contre vents et marées la positions internationaliste du prolétariat. Ces groupes font partie de ce que le CCI appelle le milieu politique prolétarien.

Pour contribuer au renforcement de ce milieu et comme nous le faisons à chaque fois que ce type d'événements met à l'épreuve l'essence même des organisations révolutionnaires, nous examinons les forces et les faiblesses de la réponse que ces dernières apportent à la guerre actuelle.

Nous ne traiterons pas ici de la démarche commune des différents groupes : nous avons déjà mis en évidence, dans la presse territoriale du CCI, en quoi celle-ci constituait une réponse du camp prolétarien 2. Nous ne prétendons pas non plus être exhaustifs sur ce sujet dans l'espace limité dont nous disposons ici. En revanche, nous soulèverons certains éléments qui nous paraissent significatifs dans l'explication que donne l'un de ces groupes - le Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR) - de la barbarie impérialiste.

La recherche des causes matérielles de la guerre

Il ne suffit pas, pour des organisations révolutionnaires, de savoir que l'Etat américain et les autres grandes puissances impérialistes ne sont pas aussi hostiles au terrorisme qu'ils l'ont proclamé au cours de ces quatre derniers mois et qu'ils ne sont nullement intéressés par la civilisation et l'humanité quand ils déclenchent une guerre qui provoque la mort et la misère sur à grande échelle. Elles doivent aussi expliquer les véritables raisons de cette barbarie, quels intérêts les puissances impérialistes y trouvent, en particulier les États-Unis, et si ce cauchemar peut avoir une fin pour l'humanité.

Le BIPR propose l'explication suivante à la guerre en Afghanistan : les États-Unis veulent maintenir le Dollar comme monnaie mondiale et garder de la sorte leur contrôle sur l'industrie pétrolière : « ? les États-Unis ont besoin que le Dollar reste la monnaie du commerce international s'ils veulent maintenir leur position de superpuissance mondiale. Ainsi, par dessus tout, les États-Unis cherchent désespérément à assurer que la poursuite du commerce global du pétrole se fasse avant tout en dollars. Cela veut dire avoir une influence déterminante dans l'itinéraire des pipes-lines de pétrole et de gaz avant même l'implication commerciale américaine dans l'extraction à leur source. Il en est ainsi quand de simples décisions commerciales sont déterminées par l'intérêt dominant du capitalisme américain dans son ensemble, et que l'Etat américain s'implique politiquement et militairement dans l'intérêt d'objectifs plus vastes, objectifs qui souvent s'opposent aux intérêts d'autres Etats et de plus en plus à ceux de ses 'alliés' européens. En d'autres termes, tel est le coeur de la concurrence capitaliste au 21e siècle. (?)

Depuis un certain temps maintenant, des compagnies pétrolières européennes, parmi lesquelles l'ENI italienne, se sont engagées dans de nombreux projets pour recevoir directement le pétrole de la Caspienne et du Caucase dans les raffineries d'Europe, et il est évident qu'à partir du 1er janvier [quand l'Euro sera instauré] le projet d'un marché concurrent du pétrole pourrait commencer à prendre forme, mais les États-Unis, confrontés peut-être à la crise la plus profonde qu'ils ont connue depuis la Seconde Guerre mondiale, ne sont pas prêts à laisser tomberleur puissance économique et financière. » (« Imperialist, Oil and US National Interests », Revolutionary Perspectives n°23 - revue trimestrielle de la Communist Workers Organisation qui est le groupe du BIPR en Grande-Bretagne)

La guerre aurait donc lieu pour supprimer l'obstacle potentielconstitué par le régime des Talibans et ses supporters d'Al Qaida à la construction d'un oléoduc traversant l'Afghanistan pour transporter une partie de la production des champs de pétrole du Kazakhstan, et serait un moment d'une stratégie plus vaste des États-Unis pour contrôler la distribution de pétrole. Les États-Unis veulent l'acheminement sécurisé et diversifié des réserves mondiales de pétrole. Selon le BIPR, derrière cet impératif se trouve le destin du Dollar, et derrière le destin du Dollar le statut de superpuissance des États-Unis. D'un autre côté, les Européens sont également intéressés à améliorer le statut de leur monnaie naissante, l'Euro, sur le marché pétrolier et donc, pour cette raison, leurs propres intérêts impérialistes s'opposent de plus en plus à ceux des États-Unis.

L'objectif sous-jacent des États-Unis dans la guerre en Afghanistan, selon le BIPR, est de préserver leur position de «superpuissance» mondiale, c'est-à-dire leur supériorité écrasante dans les domaines militaire, économique et politique sur tous les autres pays de la planète. Leurs adversaires veulent limiter et en fin de compte usurper cette position. En d'autres termes, contrairement aux fables que nous racontent les médias bourgeois sur la lutte entre le bien et le mal, entre la démocratie et la terreur, le BIPR, en tant que groupe révolutionnaire, révèle les intérêts impérialistes des protagonistes. Derrière le conflit impérialiste résident les intérêts antagonistes des puissances capitalistes rivales, accentués par la crise économique.

De plus, le BIPR s'éloigne de l'explication de la guerre actuelle (et de l'accentuation croissante des conflits impérialistes) comme étant le résultat d'un désir de gain économique immédiat. Il y a dix ans, à propos de la guerre du Golfe imminente, le BIPR disait : « ? la crise du Golfe s'est produite vraiment à propos du pétrole et de qui le contrôle. Sans pétrole bon marché, les profits chuteront. Les profits du capitalisme occidental sont menacés et c'est pour cette raison et aucune autre que les États-Unis préparent un bain de sang au Moyen Orient. » (Tract de la CWO cité dans la Revue internationale n° 64)

La victoire américaine dans la guerre du Golfe n'a apporté aucune amélioration qualitative des profits pétroliers, ni provoqué de changement significatif du prix du pétrole. Le BIPR semble s'être rendu compte de cela et du fait que l'ex-Yougoslavie ne fournit pas de marché rentable aux puissances impérialistes qui s'y sont affrontées, contrairement à ce qu'il avait pensé au départ ; maintenant, il semble donner une explication plus large de la situation 3. On ne peut que saluer une telle démarche car la crédibilité de la Gauche marxiste dépend de sa capacité à comprendre l'impérialisme sur la base d'une analyse globale et historique dans laquelle les facteurs économiques immédiats ne sont pas la cause de la guerre.

Mais tout en faisant ce pas en avant, le BIPR considère néanmoins que les objectifs impérialistes dépendent du destin des monnaies, c'est-à-dire d'un facteur économique spécifique. Et il accorde à la question du pétrole et des oléoducs un poids décisif dans le rôle du Dollar et de son nouveau rival, l'Euro. Pour le BIPR, dans le pétrole réside tout à fait « le coeur de la concurrence impérialiste au 21e siècle ».

Mais la préservation du statut des États-Unis comme première puissance mondiale dépend-elle vraiment d'une façon aussi directe et aussi décisive du rôle du Dollar comme le dit le BIPR ? Et la position du Dollar comme monnaie mondiale dépend-elle si directement du contrôle américain sur le pétrole ? Examinons ces questions plus en détail, en commençant par la deuxième.

Le pétrole et le Dollar

Alors que leur importante influence sur le contrôle commercial de la production du pétrole - la plupart des principales compagnies mondiales de pétrole par exemple sont américaines - aide certainement les États-Unis à maintenir leur pouvoir politique et constitue donc un facteur de domination du Dollar, ce n'est néanmoins pas là que réside l'explication fondamentale des moyens grâce auxquels le Dollar a gagné et conserve son rôle de monnaie mondiale.

Le Dollar est devenu dominant avant que le pétrole ne soit la principale source d'énergie de la planète. En fait, aucune monnaie ne fonde particulièrement sa puissance sur le contrôle des matières premières.

Le Japon par exemple ne contrôle pratiquement aucune matière première, mais le Yen, malgré la récente stagnation de l'économie japonaise, reste une monnaie forte. A l'inverse, l'ex-URSS disposait d'énormes quantités de pétrole durant sa domination, mais cela n'a pas empêché ce pays de s'effondrer économiquement, sans parler de l'incapacité du Rouble à devenir une monnaie mondiale.4 Ce n'est pas le contrôle des fournitures de charbon ou de coton qui a fait de la Livre sterling la principale monnaie au 19e siècle. C'est plutôt la prépondérance de l'économie d'un pays en termes de production et de commerce mondiaux et son poids militaire et politique correspondant qui expliquent pourquoi des monnaies particulières deviennent des monnaies de référence pour le capitalisme mondial. La Livre sterling a réalisé son ascension parce que la Grande-Bretagne était le premier pays capitaliste moderne. La plus grande productivité de ses industries a permis à ses produits de supplanter ceux du reste du monde en termes de prix et de quantité parce qu'ailleurs la production capitaliste ne faisait que commencer à s'imposer. Le monde entier vendait ses matières premières à la Grande-Bretagne. Et la Grande-Bretagne - comme le dit la fameuse expression - était «l'atelier du monde». La force militaire britannique, navale en particulier, et l'accumulation de ses possessions coloniales ont renforcé la suprématie de la Livre et la position de Londres comme centre financier du monde.

Le développement du capitalisme dans d'autres pays a commencé à saper la suprématie du capitalisme britannique et ses concurrents ont commencé à le dépasser en termes de productivité. Les nouvelles conditions du capitalisme révélées par la Première Guerre mondiale ont sonné le glas du Sterling. La Seconde Guerre mondiale a scellé son destin. Dans un monde où les nations capitalistes rivales se sont déjà partagé le marché mondial et tentent de développer leur expansion par le repartage de celui-ci en leur faveur, la question de la concurrence militaire -l'impérialisme - tend à favoriser les pays ayant une échelle continentale comme les États-Unis plutôt que les pays européens dont la taille relativement petite était plus appropriée à la phase précoce de développement du capitalisme. L'épuisement de toutes les puissances européennes après la Première Guerre mondiale, y compris des vainqueurs tels que la Grande-Bretagne, a énormément favorisé l'accroissement du poids relatif de la production américaine et de sa part du commerce mondial, et a donc augmenté la demande internationale de dollars. Et après la dévastation de l'Europe dans la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, stimulés par la croissance phénoménale de la production d'armement, ont atteint une suprématie économique écrasante sur l'arène mondiale. En 1950 par exemple, ils produisaient la moitié de toute la production mondiale ! Le plan Marshall de 1947 approvisionnait les économies européennes en dollars dont elles avaient désespérément besoin pour la reconstruction en achetant des biens américains. La suprématie du Dollar était institutionnalisée à l'échelle mondiale par les accords de Bretton Woods (1944) et la création de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international sous l'égide des États-Unis.

A la fin de la période de reconstruction au milieu des années 1960, les économies japonaise et européenne avaient amélioré leur position économique par rapport aux États-Unis. Mais même l'affaiblissement relatif de l'économie américaine, bien qu'il ait donné lieu à une dévaluation effective du Dollar, ne s'est pas traduit dans la chute immédiate de sa position de suprématie. Loin de là. Les États-Unis avaient beaucoup de moyens d'utiliser les nouvelles conditions à leur avantage. La désindexation du Dollar par rapport à l'étalon or réalisée en 1971 par Washington allait permettre aux États-Unis de maintenir la puissance du Dollar et la position compétitive de la production américaine par des manipulations des taux de change qui ont aussi rendu possible l'abaissement de leur dette extérieure grandissante (une méthode que la Grande-Bretagne a utilisée dans les années 30 pour préserver le rôle de la Livre sterling après que son économie eut été éclipsée par celle des États-Unis). Au début des années 1980, l'augmentation des taux d'intérêt et la dérégulation des mouvements de capitaux avec la floraison qui s'en est suivie de la spéculation financière, ont permis de rejeter les effets de la crise sur les autres pays. Derrière ces mesures, la suprématie militaire des États-Unis qui sont devenus inattaquables après l'effondrement de l'Union soviétique, a assuré au roi Dollar la pérennité de son trône.

Le rôle du pétrole dans la position de suprématie du Dollar est donc relativement peu significatif. Même s'il est vrai que lors de «la première crise du pétrole» de 1971-72, les États-Unis grâce à leur influence sur les prix du pétrole de l'OPEP, ont réussi à faire passer dans leur poche d'énormes fonds provenant des poches des puissances européennes et japonaise, via l'Arabie saoudite, de telles manipulations ne constituent pas vraiment les principaux instruments de la suprématie du Dollar. Ce qui compte dans l'hégémonie du Dollar, c'est la domination économique, politique et militaire de l'Amérique sur le marché mondial sur lequel le pétrole et d'autres matières premières sont achetées et vendues, et ce sont principalement des facteurs de nature plus générale et historique qui déterminent cette domination, et non le contrôle du pétrole.

Cependant, le BIPR croit que l'accélération des aventures militaires des États-Unis en Asie centrale fait partie d'une mesure préventive à long terme pour occuper les centres de production et les routes du pétrole dans le but d'empêcher les puissances européennes de les contrôler afin de faire de l'Euro la monnaie dominante dans la production et le commerce mondiaux du pétrole. L'objectif supposé est d'empêcher l'Euro, la monnaie naissante de l'Union européenne, de voler sa couronne au Dollar et donc d'empêcher cette dernière de dépasser les États-Unis comme bloc impérialiste rival.

Mais si notre explication est correcte, les puissances européennes auraient bien plus à faire qu'accroître leur influence dans l'industrie pétrolière pour pouvoir remplacer le Dollar par l'Euro. Même si l'Union européenne était une véritable entité économique et politique unifiée, cela ne retirerait rien au fait que son PIB par habitant atteint environ les 2/3 de celui des États-Unis. Mais l'Union européenne, bien qu'elle dispose maintenant d'une monnaie commune, est toujours divisée en entités capitalistes nationales distinctes et concurrentes, ce qui sape sa puissance économique par rapport à celle des États-Unis. La Banque centrale européenne n'a pas la même unité de but en termes de politique monétaire et fiscale que la Réserve fédérale américaine, et c'est pourquoi, au moins jusqu'à présent, elle a tendu à suivre les politiques de cette dernière. L'économie allemande, pôle politique le plus puissant de la zone Euro, ne se trouve encore qu'au troisième rang derrière les États-Unis et le Japon et pour d'autres raisons que sa faiblesse dans le contrôle du pétrole et des oléoducs.

Au niveau politique et militaire, les divisions sont encore plus grandes puisque l'Union européenne recouvre des intérêts impérialistes contradictoires, non seulement en son sein mais également concernant l'attitude à avoir envers les États-Unis. La principale puissance économique européenne, l'Allemagne, est toujours un nain du point de vue militaire en comparaison de la Grande-Bretagne et de la France, ses principaux rivaux (et cela vaut la peine de souligner qu'une des principales puissances militaires et une des économies les plus importantes de l'Europe - la Grande-Bretagne - ne fait même pas partie de la zone Euro). L'Allemagne développe actuellement sa puissance militaire, ses troupes sont intervenues en dehors de ses frontières (au Kosovo) pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, sa capacité à projeter sa puissance militaire ne va pas plus loin que chez ses proches voisins d'Europe de l'Est. Et les experts financiers de la bourgeoisie admettent que cette faiblesse militaire et les intérêts contradictoires au sein de l'Union constituent une menace sérieuse pour l'Euro : « Glyn Davis, auteur de « A history of money from ancient times to the present day » [« Une histoire de la monnaie de l'antiquité à nos jours »] dit que la menace à long terme la plus grande pour l'union monétaire en Europe est constituée par les guerres ou par 'les disputes concernant l'attitude envers les pays qui sont en guerre'. 'C'est un aspect politique qui comptera' dit-il. 'Si on a une forte union politique, alors elle peut résister à beaucoup d'attaques. Mais s'il y a des divergences politiques, cela peut affaiblir considérablement l'union monétaire.' » (International Herald Tribune, 29/12/01)

Pour cette raison et d'autres, l'Euro aura beaucoup de difficultés à gagner la confiance de l'économie mondiale à l'encontre du Dollar.

De tous ces points de vue, on ne peut considérer la domination du Dollar sur l'économie mondiale comme une raison valable pour la vaste campagne militaire menée en Afghanistan. Comme nous l'avons dit à notre dernier Congrès international, «Les États-Unis veulent contrôler cette région à cause de son pétrole, non pas dans un but de gain économique mais pour que l'Europe ne puisse s'approvisionner en cette énergie nécessaire en cas de guerre. Nous pouvons nous rappeler que pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1942, l'Allemagne avait mené une offensive sur Bakou pour tenter de s'approprier cette énergie si nécessaire pour mener la guerre. Il en va différemment aujourd'hui pour l'Azerbaïdjan et la Turquie par exemple pour lesquels la question du pétrole représente un gain immédiat appréciable. Mais l'enjeu central de la situation n'est pas là.» («Rapport sur les tensions impérialistes», Revue internationale n°107) 5

L'hégémonie impérialiste américaine dépend-elle du Dollar ?

La seconde question que pose le BIPR est : le statut de superpuissance des États-Unis dépend-il du rôle prééminent du Dollar ? Nous dirions non du point de vue dont le BIPR le suggère, c'est-à-dire comme élément décisif. Comme nous l'avons développé, la supériorité militaire est autant la cause que l'effet du statut du Dollar. Évidemment la prééminence économique et monétaire des États-Unis sur l'économie mondiale est un facteur crucial de sa suprématie militaire. Mais la puissance militaire et stratégique ne découle pas de façon automatique, mécanique et immédiate ni non plus proportionnelle de la puissance économique. Il existe de nombreux exemples pour le prouver. Le Japon et l'Allemagne sont les plus grandes puissances économiques après les États-Unis, mais militairement ce sont toujours des nains par rapport à la Grande-Bretagne et à la France qui, tout en étant économiquement plus faibles, disposent de l'arme nucléaire. L'URSS était extrêmement faible économiquement mais a contesté la superpuissance américaine au niveau militaire pendant 45 ans. Et malgré l'affaiblissement relatif de l'économie américaine depuis 1969, sa force militaire et stratégique par rapport à ses rivaux les plus proches s'est énormément accrue.

Les États-Unis, comme tous les pays, ne peuvent compter sur la performance de leur monnaie pour garantir automatiquement leur position impérialiste. Au contraire, les États-Unis doivent continuer à dédier des ressources énormes et coûteuses à leurs intérêts militaires et stratégiques pour tenter de déjouer les man?uvres de leurs principaux rivaux impérialistes et réduire les prétentions de ces derniers à contester leur leadership. La campagne anti-terroriste depuis le 11 septembre a enregistré de remarquables succès dans cette lutte impérialiste. Elle a forcé les autres principales puissances à soutenir les objectifs stratégiques et militaires des États-Unis, sans permettre à aucune d'entre elles d'en tirer plus que quelques miettes de prestige du fait de leur soutien au succès militaire rapide des forces américaines en Afghanistan contre le régime taliban. En même temps, les États-Unis ont développé leur poids stratégique en Asie centrale. Le déploiement de leur supériorité militaire a été si dévastateur que leur retrait du «Traité antimissile balistique» (SALT) avec la Russie, n'a reçu que des critiques très légères de la part de leurs adversaires précédemment les plus bruyants dans les capitales européennes. Les États-Unis peuvent maintenant entreprendre plus facilement d'étendre leurs croisades anti-terroristes à d'autres pays.

Cependant, il est difficile de mesurer si l'offensive américaine des trois derniers mois a rendu plus sécurisées qu'avant les réserves de pétrole ou accru de façon significative la supériorité écrasante du Dollar par rapport à l'Euro. La véritable victoire américaine se situe au niveau stratégique/militaire, comme cela a été le cas après la guerre du Golfe. Les bénéfices économiques seront aussi insaisissables qu'à l'occasion de ce précédent conflit.

Le contrôle du pétrole pour un avantage économique ne constitue pas la raison décisive qui a fait dépenser aux États-Unis des milliards de dollars par mois dans la guerre en Afghanistan et risquer la stabilité du Pakistan, pays par lequel il est proposé que passe l'oléoduc après avoir quitté l'Afghanistan.

La CWO a déjà montré dans un article de 1997 « Behind the Taleban stands US imperialism » (« Derrière le régime Taliban se trouve l'impérialisme américain ») que rien d'intrinsèque au régime Taliban ne menaçait les intérêts pétroliers américains. Au contraire, les États-Unis ont considéré ce régime comme facteur de stabilité en comparaison de ses prédécesseurs. Même après avoir abrité Osama Ben Laden, ce régime n'a pas présenté d'obstacles insurmontables à s'accommoder des USA et de leurs intérêts 6.

Le rôle du pétrole dans la guerre impérialiste aujourd'hui

La période où les puissances capitalistes faisaient la guerre pour un gain économique direct ou immédiat, était une phase embryonnaire de l'évolution de l'impérialisme qui a duré à peine plus longtemps que le 19e siècle. Une fois que les puissances capitalistes majeures se sont partagé le monde entre elles en colonies ou sphères d'influence, la possibilité de bénéfice économique direct venant de la guerre est devenue de plus en plus incertaine. Quand la guerre s'est posée en termes de conflit militaire avec d'autres puissances impérialistes, des questions stratégiques plus vastes ont vu le jour, nécessitant une préparation industrielle et des dépenses à une échelle massive. La guerre est devenue moins une question de gain économique qu'une question de survie de chaque Etat aux dépens de ses rivaux. La ruine de la plupart des puissances capitalistes en présence dans les deux guerres mondiales du 20e siècle témoigne que l'impérialisme, au lieu d'être le «stade suprême» du capitalisme comme le pensait Lénine, est une expression de sa phase de décadence, quand le capitalisme est forcé, par ses propres limites, de «vaporiser» des hommes et des machines sur le champ de bataille plutôt que de les valoriser dans le processus de production7.

Au lieu que la guerre serve les besoins de l'économie, l'économie s'est mise au service de la guerre, et les matières premières n'ont pas échappé à cette règle générale. Si les puissances impérialistes veulent contrôler les matières premières, en particulier les plus cruciales telles que le pétrole, ce n'est pas parce que la bourgeoisie croit, comme le BIPR, que cela assurera la santé de ses profits ou de sa monnaie mais à cause de leur importance militaire.

« Le plus grand programme de construction militaire en temps de paix dans l'histoire de l'Amérique a été approuvé par le House Armed Services Committee. Un rapport au House Foreign Affairs Committee a traité l'importance stratégique de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient comme étant d'une importance quasiment égale à celle de la région du Traité de l'Atlantique-Nord elle-même. Des bases dans les Etats arabes et Israël sont nécessaires pour protéger les routes maritimes et aériennes. La protection de cette région est vitale, dit le rapport, parce que dans cette région se trouvent d'énormes ressources pétrolières dont a besoin aujourd'hui le monde libre pour développer largement son effort de réarmement ». (International Herald Tribune, 1951).

L'impérialisme américain était tout à fait franc : le contrôle du pétrole est important, d'abord et avant tout, pour des raisons militaires, de sorte à garantir qu'il aille à ses propres armées en temps de guerre et à couper l'approvisionnement des armées hostiles des pays rivaux.

Les véritables enjeux révélés par la guerre en Afghanistan

Bien que le BIPR reconnaisse que le capitalisme est dans sa période historique de déclin, il ne tient pas compte de ce cadre théorique dans sa compréhension de la guerre impérialiste aujourd'hui. Le besoin fondamental du capitalisme est toujours l'accumulation de capital mais les rapports de production qui, par le passé, ont assuré son fantastique développement, l'empêchent maintenant de trouver des champs suffisants pour son expansion. De plus en plus, la production s'oriente vers la destruction plutôt que vers la reproduction de richesses. Comprendre que la guerre, tout en devenant de plus en plus nécessaire à la bourgeoisie, a cessé d'être source de profit pour le système capitaliste dans son ensemble, ce n'est donc pas nier le matérialisme marxiste mais cela exprime la capacité de ce dernier à saisir les différentes phases que traverse un système économique, en particulier sa phase ascendante et sa phase de décadence. Dans cette dernière, l'impératif économique continue à pousser la bourgeoisie vers la guerre, d'autant plus dans les périodes de crise ouverte, non pour des gains immédiats ou financiers particuliers, mais au sein d'une lutte globale et en fin de compte suicidaire pour la suprématie militaire sur les nations rivales.

C'est uniquement en tirant les implications de la décadence capitaliste pour le conflit impérialiste actuel que nous pouvons montrer à la classe ouvrière les énormes dangers représentés par la guerre en Afghanistan et par celles qui inévitablement suivront. Le BIPR de son côté tend à donner au prolétariat une image fausse et rassurante d'un système qui serait, comme dans sa phase de jeunesse, toujours capable de subordonner ses objectifs militaires aux besoins de son expansion économique. De plus, avec son incompréhension de l'impérialisme européen qui serait uni autour de l'Euro, le BIPR donne l'impression d'une évolution relativement stable du capitalisme mondial vers deux nouveaux blocs impérialistes. Au contraire, les intérêts antagoniques et contradictoires des puissances européennes entre elles ainsi que vis-à-vis des États-Unis témoignent d'une période tout à fait différente du déclin du capitalisme. Ils indiquent sa phase terminale de décomposition dans laquelle, même si l'Allemagne tente de s'affirmer comme pôle alternatif à celui des Etats-Unis, le chaos impérialiste tient le haut du pavé, et où les conflits militaires ne peuvent que se multiplier de façon catastrophique. Il est tout à fait vrai que la guerre en Afghanistan a pour raison le maintien et le renforcement de la position des États-Unis comme seule superpuissance mondiale. Mais ce statut n'est pas déterminé par des facteurs économiques spécifiques, comme le contrôle du pétrole ainsi que le dit le BIPR. Il est dépendant de questions géostratégiques, de la capacité des États-Unis à concrétiser leur suprématie militaire dans des régions-clé du monde et à empêcher leurs rivaux de contester sérieusement leurs positions. Les régions du monde telles que l'Afghanistan qui ont prouvé leur valeur stratégique aux puissances impérialistes bien avant que le pétrole ne soit connu comme 'l'or noir'. Ce n'est pas pour le pétrole que l'Empire britannique du 19e siècle a envoyé par deux fois ses armées en Afghanistan et a fini par réussir à y mettre en place un dirigeant fantoche. L'importance de l'Afghanistan ne réside pas dans le fait qu'il serait le lieu de passage potentiel d'un oléoduc, mais parce qu'il est le centre géographique des principales puissances impérialistes du Moyen et de l'Extrême-Orient et de l'Asie du Sud, et dont le contrôle accroîtra grandement la puissance américaine non seulement dans cette région mais par rapport aux principaux impérialismes occidentaux.

Les États-Unis ont acquis leur position impérialiste dominante essentiellement en sortant victorieux des deux guerres mondiales. De même, ce n'est que par des moyens fondamentalement militaires qu'ils peuvent maintenir cette position .

Como

 

Notes

1 Cf. Les livres du CCI La Gauche communiste d'Iitalie et La Gauche hollandaise.

2 Lire par exemple l'article : "Revolutionaries denounce imperialist war" dans World revolution n°249, novembre 2001.

3 Dans la Revue communiste internationale n°10, le BIPR reconnaît même l'importance des questions militaires stratégiques par rapport aux aspects économiques : "Il reste alors au leadership politique et à l'armée à établir l'orientation politique de chaque Etat selon un impératif unique : l'estimation de la façon de réaliser une victoire militaire car celle-ci passe désormais devant la victoire économique". ("End of the cold war : new step towards a new imperialist line-up")

4 En fait, le rôle du Rouble comme monnaie dominante dans les pays de l'ex-COMECON du bloc de l'Est était totalement dépendant de l'occupation militaire de leur territoire par l'URSS.

5 Nous devons aussi souligner que le BIPR se trompe tout simplement au niveau des faits quand il dit que : «La région qui entoure la Mer caspienne est le plus grand site du monde connu pour ses réserves inexploitées de pétrole.» Les réserves connues de pétrole de toute l'URSS se montent à 63 milliards de barils, celles des cinq principaux producteurs du Moyen-Orient à plus que dix fois ce chiffre; tandis que l'Arabie Saoudite seule possède plus de 25 % des réserves mondiales connues. De plus, le pétrole saoudien est bien plus rentable (rien qu'en termes économiques dont le BIPR est friand) ne coûtant qu'un dollar par baril extrait et sans aucun des coûts gigantesques comme celui nécessité par la construction d'oléoducs à travers les montagnes d'Afghanistan et du Caucase (pour des statistiques détaillées, voir le site du gouvernement américain www.eia.doe.gov/emeu/iea/res.html [8]).

6 Un livre récent Ben Laden, la vérité interdite par Jean Michel Brisard et Guillaume Dasquié (Editions Denoël, 2001) traite de la diplomatie non officielle entre le gouvernement américain et le régime taliban jusqu'au 11 septembre, et tend à parvenir à une conclusion opposée à celle du BIPR sur les rapports entre les intérêts pétroliers des États-Unis et les hostilités militaires avec l'Afghanistan. Jusqu'au 17 juillet 2001, les États-Unis essayaient de résoudre diplomatiquement leurs problèmes en suspens avec le régime taliban comme l'extradition d'Ousama Ben Laden pour l'attaque contre l'USS Cole et les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam. Et les Talibans n'étaient aucunement hostiles à des négociations sur ces questions. En fait après l'intronisation de Bush comme président des États-Unis, les Talibans avaient proposé une réconciliation pouvant mener à une reconnaissance diplomatique ultérieure. Mais après juillet 2001, les États-Unis ont effectivement rompu les relations et brusquement envoyé un message provocateur au régime taliban : menace d'action militaire pour s'emparer de Ben Laden, annonce de discussion en cours avec l'ex-roi Zaher Shah en vue de le remettre au pouvoir à Kaboul ! Cela laisse à penser que les États-Unis avaient déjà défini leurs objectifs guerriers avant le 11 septembre et que l'attaque terroriste n'en a constitué que le prétexte. Cela suggère aussi que ce ne sont pas les Talibans qui ont empêché le processus diplomatique qui pouvait mener à une stabilisation de l'Afghanistan pour les intérêts pétroliers américains, mais le gouvernement américain qui avait autre chose en vue. Au contraire de la formule du BIPR : une guerre en Afghanistan pour stabiliser le pays pour un pipeline pétrolier, les faits montrent une guerre qui a déstabilisé toute une région pour le but supérieur d'une supériorité militaire et géostratégique américaine.

7 Le capital s'accumule ou "se valorise" par l'extraction de la plus-value du surtravail de la classe ouvrière.

 

 

Récent et en cours: 

  • Afghanistan [2]

Courants politiques: 

  • TCI / BIPR [9]

Questions théoriques: 

  • Guerre [10]

Les fractions de gauche : En défense de la perspective prolétarienne

  • 3275 reads

 


 

Au cours des périodes comme celle que nous vivons aujourd'hui, où la perspec­tive de triompher de la société capitaliste et de sa barbarie semble, pour la grande majorité des ouvriers, hors d'atteinte, les révolutionnaires doivent, plus que jamais, insister sur le fait que leur travail s'inscrit dans le long terme, et ne pas se laisser enliser à considérer seulement la situa­tion immédiate. L'activité des révolu­tionnaires est toujours orientée vers l'ave­nir et ne se réduit pas à un combat pour la défense des intérêts immédiats du prolé­tariat. Comme l'a montré l'histoire, une révolution ne peut réussir que si une orga­nisation révolutionnaire, si le parti, est à la hauteur des tâches à accomplir.

Cependant, un parti qui soit capable d'accomplir ses tâches ne surgit ni par décret ni spontanément, mais il est le résultat de longues années de construc­tion et de combats. C'est dans ce sens que nous pouvons dire que les révolutionnai­res d'aujourd'hui sont déjà impliqués à préparer la formation du futur parti. Ils commettraient une erreur fatale s'ils sous-estimaient la signification historique de leur travail.

Même si les organisations révolution­naires d'aujourd'hui ont surgi dans des conditions différentes de celles qu'avaient connues les organisations qui les ont pré­cédées, comme les fractions de gauche, elles n'en contribuent pas moins à cons­truire ce pont indispensable vers l'avenir. Encore faut-il qu'elles soient en mesure d'assumer cette responsabilité car l'his­toire nous enseigne justement que ce ne sont pas toutes les organisations que la classe a fait surgir dans le passé qui ont été à la hauteur d'une telle responsabilité notamment face au test que constituent la guerre impérialiste et le surgissement d'une période de révolution.

Beaucoup d'organisations ont dégé­néré ou ont éclaté sous la pression de la société bourgeoise et de son poison, l'op­portunisme. Aujourd'hui aussi la pres­sion de l'opportunisme est très forte et c'est pourquoi les organisations révolu­tionnaires doivent livrer un combat per­manent contre cette pression.

Dans le passé, l'exemple le plus connu de dégénérescence est celui de la Social­ démocratie allemande, le SPD, qui, après avoir été l'organisation ouvrière la plus importante du 19° siècle, a vu sa direc­tion trahir les intérêts de la classe ouvrière quand la bourgeoisie a déclenché la Pre­mière Guerre mondiale en août 1914. Un autre exemple connu est celui du parti bolchevique qui, après avoir été l'avant­ garde de la révolution prolétarienne en octobre 1917, s'est transformé en ennemi de la classe ouvrière, une fois intégré à l'État soviétique.

Cependant, chaque fois qu'une organi­sation révolutionnaire a dégénéré et trahi les intérêts de la classe ouvrière, celle-ci a été capable de donner naissance à une fraction, qui a combattu cette dégénéres­cence et cette trahison.

" La continuité historique entre l’an­cien et le nouveau parti de la classe ne peut s'effèctuer qu'au travers du canal de la Fraction, dont la fonction histori­que consiste à faire le bilan politique de l'expérience, de passer au crible de la critique marxiste les erreurs et l'insuffi­sance du programme d'hier, de dégager­ de l'expérience les principes politiques qui complètent l'ancien programme et sont la condition d'une position progres­sive du nouveau programme, condition indispensable pour la formation du nou­veau parti. En même temps que la Fraction est un lieu de fermentation idéologi­que, le laboratoire du programme de la révolution dans la période de recul, elle est aussi le camp où se forgent les cadres, où se forme le matériel humain, les mili­tants du futur parti " (L'Etincelle, n° 10, janvier 1946.)([1] [11])

Dans la première partie de cet article nous voulons rappeler les leçons princi­pales que nous pouvons tirer des dégéné­rescences antérieures et du combat des fractions. Dans la deuxième partie nous verrons plus précisément comment les fractions se sont organisées pour mener ce combat.

 Le problème de la Fraction au sein de la 2eme Internationale

Quand, en août 1914, les représentants de la Social-démocratie au Parlement votè­rent comme un seul homme les crédits de guerre et par cela apportèrent leur soutien enthousiaste à l'impérialisme allemand pour la mobilisation en vue de la guerre. c'était la première fois dans l'histoire du mouvement ouvrier qu'un parti de la classe ouvrière commettait une trahison. Pour une organisation politique bourgeoise, il ne peut y avoir de trahison de ses intérêts de classe au bénéfice du prolétariat. Cela reste vrai si, pour des raisons circonstan­cielles, elle refuse à un moment donné de participer à la guerre impérialiste. En revanche, le rejet de l'internationalisme constitue la pire violation des principes prolétariens qu'une organisation ouvrière peut commettre et signe son passage dans le camp bourgeois.

En réalité, cette trahison du camp pro­létarien par la direction du SPD n'était que le point culminant d'un long proces­sus de dégénérescence. Alors que Rosa Luxemburg ([2] [12]) fut l'une des premières à avoir bien saisi, dès la fin du 19° siècle, le processus de sa fossilisation opportu­niste, toute l'étendue de ce processus a été ignorée jusqu'à la trahison de 1914. La plupart des révolutionnaires avaient si peu conscience de la profondeur de cette dégénérescence que Lénine fut totalement surpris quand il apprit le vote du SPD en faveur des crédits de guerre en août 1914, et crut que l'exemplaire du Vorwarts (jour­nal du SPD) qu'il avait reçu en Suisse était un faux imprimé par le gouverne­ment allemand afin de tromper les ouvriers.

 Comment le SPD a-t-il pu dégénérer ?

Pour qu'un processus de dégénérescence se mette en route, il faut que soient réu­nies les conditions matérielles pour que se déclenche une telle dynamique et que la classe ouvrière soit politiquement affai­blie. Au début du 20° siècle, la classe ouvrière commençait à être pénétrée par les illusions sur la possibilité d'une transition pacifique du capitalisme au socia­lisme. Des années de croissance ininter­rompue (malgré quelques hauts et bas conjoncturels de l'économie) constituaient la base matérielle pour le développement de telles illusions. Bernstein([3] [13]) représen­tait ces illusions poussées à leur paroxysme quand il affirmait que le capitalisme pou­vait être dépassé par une série de réformes et que " le but n'est rien, c'est le mouve­ment qui compte ".

Rosa Luxemburg se rendait compte de l'extrême confusion causée par la mise en marche de ce processus de développe­ment de l'opportunisme au sein du SPD, comme on peut le lire dans une lettre adressée en mars 1899 à Leo Jogiches([4] [14]) : « Bebel ([5] [15]) à vieilli et lâche les rênes content quand les autres luttent, il n'a plus lui-même ni l'énergie ni la foi pour prendre l'initiative...Tout le parti se porte diablement mal, plus de tête comme di­sent les Ruthènes. Personne ne dirige, personne n'assume, la responsabilité » (3 mars 1899, Lettres à Léon Jogiches, Denoel Gonthier)

Peu de temps après, dans une autre lettre à Leo Jogiches, elle mentionne les intrigues, la crainte et le ressentiment envers elle au sein du parti, apparus dès qu'elle commença à combattre ce proces­sus : "Je n'ai pas du tout l'intention de me limiter à la critique, au contraire, j'ai l'intention et l'envie de 'pousser' positi­vement non pas les personnes, mais le mouvement dans sa totalité, d'indiquer des voies nouvelles (si elles existent, ce dont je ln doute pas), de combattre la `routine', etc., bref, de donner sans cesse de l'impulsion au mouvement... Ensuite, d'une manière plus générale, l'agitation orale et écrite qui s'est figée dans ses anciennes formes et n'agit presque plus sur personne, à laquelle il faut donner une impulsion nouvelle, insuffler une nouvelle vie à la presse, aux réunions et aux brochures " ( 1° mai 1899, Ibid.).

Et quand Rosa Luxemburg écrit Ré­forme sociale ou Révolution en avril 1899, elle montre non seulement sa détermina­tion à combattre ces glissements opportu­nistes, mais qu'elle a saisi que ce combat doit être compris dans toute sa dimension programmatique et théorique. Comme elle le souligne : " Aussi ceux qui ne recher­chent que les succès 'pratiques' ont-ils tout naturellement tendance à réclamer la liberté de manoeuvre, c'est-à-dire à séparer la pratique de la 'théorie', à s'en rendre indépendants ...Bien évidemment, pour affirmer son existence contre nos principes, ce courant devait en toute lo­gique finir par s'en prendre à la théorie elle-même, aux principes, et plutôt que de les ignorer, chercher à les ébranler et à construire sa propre théorie " (Ré­forme sociale ou Révolution, page 86, Editions La Découverte, 2001).

Ainsi la dégénérescence s'exprime tou­jours par une remise en question du pro­gramme politique, mais elle se heurte à la résistance d'une partie de l'organisation qui reste fidèle aux principes du parti.

C'est pourquoi, dès le début, le combat de l'aile gauche de la 2° Internationale est un combat politique pour la défense du marxisme contre ses détracteurs, mais il constitue aussi une tentative pour tirer les leçons des nouvelles conditions du capi­talisme décadent. Ayant pris conscience de ces nouvelles conditions et afin de les intégrer dans un nouveau cadre politique, Rosa Luxemburg dans Grève de masse, parti et svndicats ainsi qu'Anton Pannekoek ([6] [16]) dans Différentes tactiques au sein du mouvement ouvrier, ont essayé de comprendre les racines historiques profondes de l'opportunisme et pourquoi ce dernier était incapable de saisir les nouvelles conditions de la lutte dans le capitalisme décadent.

Mais l'aile gauche de la Social-démo­cratie ne représentait qu'une minorité, car la majorité du parti avait de grandes difficultés à combattre ces idées révision­nistes, dans la mesure où le parlementa­risme et l'intégration croissante des syn­dicats au sein de l'État permettaient à ces idées de se répandre et de créer dans le parti un appareil loyal à l'État et étranger ainsi qu'hostile à la classe ouvrière.

Un phénomène de dégénérescence prend toujours corps au sein d'une partie spécifique de l'organisation qui, par une capitulation progressive face à l'idéologie et aux intérêts de la classe dominante, se débarrasse peu à peu des principes du parti et finit par agir en loyal défenseur de l'État et du capital national. Cette partie en dégénérescence, au sein de l'organisa­tion, ne peut tolérer aucun débat. Elle est, de par sa nature, monolithique et tend à réduire au silence toute voix critique. Ainsi, la Social-démocratie, qui à l'épo­que des lois anti-socialistes (1878-1890), avait été le centre de la vie prolétarienne et le terrain de nombreux débats contra­dictoires, était devenue une sorte de club où on se contentait de voter, tout débat au sein du parti étant étouffé. De nombreux articles rédigés par l'aile gauche étaient soumis à la censure de la direction du parti, les autres opposants étaient muse­lés, la direction essaya d'évincer la gau­che du comité de rédaction des revues et lors des votes au Parlement, les députés devaient obéir à la discipline du parti.

Rosa Luxemburg se rendit compte de ces tendances et les condamna de la ma­nière la plus explicite. Elle prit l'engage­ment de ne pas abandonner le parti mais de lutter pour son redressement - car les communistes n'ont pas pour principe de " sauver leur peau " mais de lutter pour la sauvegarde de l'organisation en tant qu'instrument de la classe ouvrière.

Dans une lettre à Clara Zetkin ([7] [17]) (16 décembre 1906), elle insistait : " ... j'ai tout â fait conscience des hésitations et de l'étroitesse d'esprit de notre parti et ça me fait très mal.

Mais je ne me laisse pas trop émouvoir par ces choses-là car j’ai déjà compris, avec une clarté qui m'éffraie, qu'on ne peut changer les choses ni les gens tant que les conditions elles-mêmes n'ont pas changé. Et même alors - j'y ai réfléchi à tête reposée et m'y suis préparée - nous aurons à affronter l'inévitable résistance de tous ces gens si nous voulons entraîner les masses en avant. Actuellement, August Bebel et tous les autres ont opté pour le parlementarisme et y sont pleinement engagés. S'il y a le moindre changement qui nous entraîne au-de là des limites du parlementarisme, ils ne pourront y faire face et tenteront même de ramener toute chose en arrière dans le cadre parlementaire, ils s’opposeront à tout, et quiconque voudra dépasser le parlementarisme sera un 'ennemi’ du peuple, ...

j'ai le sentiment que les masses, et même un grand nombre de nos camarades, ont rompu avec le parlementarisme.

Ils seraient ravis s'il soufflait un vent nouveau, si notre tactique prenait un nouveau cours ; mais ces vieux caciques qui s'accrochent représentent un fardeau, et plus encore tous ces pontes opportu­nistes : responsables de notre presse, députés et dirigeants syndicaux. Notre tâche est d'opposer nos vives protesta­lions contre ces autorités en pleine décomposition ...Si nous entamons l'of­fensive contre l'opportunisme, tous ceux-­là seront contre nous ...il est des taches qui ne peuvent être accomplies qu'après des années ! " (Rosa Luxemburg, Correspondance ).

Et même quand l'aile gauche s'est dressée contre la résistance croissante à l'intérieur du parti, aucun de ses mem­bres n'a songé à se rassembler en un groupe séparé, et encore moins à aban­donner le parti aux opportunistes.

Le 19 avril 1912, Rosa Luxemburg a exprimé son point de vue dans une lettre adressée à Franz Mehring([8] [18]) : « Vous aurez sûrement le sentiment que s'approche le moment où les masses, au sein du Parti, vont avoir besoin d'une direction énergique, sans faille et généreuse, et que nos dirigeants vont se comporter de plus en plus comme des misérables, des lâches et des crétins parlementaires. En clair, en attendant ce moment heureux, nous de­vons faire front, occuper et tenir les posi­tions qui nous permettent de contrarier le 'leadership' officiel en exerçant notre droit de critique...

C'est donc notre devoir de tenir jus­qu'au bout et de ne pas faire aux chefs officiels du Parti la faveur de baisser les bras. Nous devons nous préparer pour des affrontements et des désaccords per­manents, en particulier si nous nous atta­quons au saint des saints : le crétinisme parlementaire... Mais malgré tout, notre juste mot d'ordre semble être : ne pas céder un police » Comme le soulignait Marchlewski([9] [19]) (16 décembre 1913) : " No­tre opinion est que le Parti est en train de subir une crise interne, bien plus importante qu'au moment où le révisionnisme a fait sa première apparition. Ces mots peuvent sembler durs, mais j'ai lu con­viction que le Parti menace de sombrer dans une complète stagnation si les cho­ses continuent comme ça. Dans une situa­tion pareille, il n'y a qu'un seul mot d'ordre pour un parti révolutionnaire : la plus vigoureuse et la plus impitoyable autocritique " (cité par Nettl, Rosa Luxemburg, page 467).

Ainsi donc, la dégénérescence du SPD a donné naissance à un courant de gauche au sein de la 2° Internationale, qui, toutefois, était confronté à des conditions différentes dans chaque pays. Le SPD, en Allemagne, fut un des partis les plus pénétrés par l'opportunisme, mais ce ne fut que lorsque sa direction eut trahi l'in­ternationalisme prolétarien que le cou­rant de gauche prit une forme organisée.

Aux Pays-Bas, l'aile gauche fut exclue du SDAP (Sociaal-democratische arbeiders partij, parti ouvrier social-dé­mocrate) et forma le SDP (Sociaal­democratische partij, parti social-démo­crate - " Tribunistes ") en 1909. Cepen­dant, cette scission advint trop tôt, comme nous l'avons souligné dans notre analyse de la Gauche hollandaise (voir notre li­vre : La Gauche hollandaise pages 31, 32 et 33)([10] [20]).

En Russie, le Parti ouvrier social-dé­mocrate était profondément divisé entre bolcheviks et mencheviks depuis 1903. Les mencheviks n'avaient pas reconnu les décisions prises majoritairement lors du Congrès de 1903, et, par toute une série de manaeuvres, essayaient d'évincer les bolcheviks du parti. Les bolcheviks défendaient les principes du parti, cons­tamment sabotés par les mencheviks, eux­ mêmes infectés par le virus de l'opportu­nisme. Dans la Social-Démocratie russe la pénétration de l'opportunisme s'était d'abord manifestée sur les questions d'or­ganisation mais elle ne tarda pas à affec­ter également la tactique puisque, lors de la révolution de 1905 en Russie, les men­cheviks ont pour la plupart adopté une position de soutien pur et simple à la bourgeoisie libérale alors que les bolche­viks préconisaient une politique indépen­dante de la part de la classe ouvrière. La plus grande partie de cette aile opportu­niste du parti - regroupée sous la bannière des mencheviks -bascula dans le camp de la bourgeoisie en 1914 quand, en plus, ils trahirent l'internationalisme prolétarien. Mais les bolcheviks combattirent pen­dant environ 10 ans à l'intérieur du même parti que les mencheviks avant que soit effective la scission en 1912. Quand ils étaient organisés en fraction séparée au sein du POSDR, les bolcheviks, malgré leurs profondes divergences avec les men­cheviks, n'eurent pas à affronter un phé­nomène de dégénérescence semblable à celui qui affecta le SPD. Cependant, en s'organisant en courant séparé, en luttant résolument contre l'opportunisme et en restant fidèles au programme marxiste du parti, ils préparèrent les bases pour la formation du futur Parti bolchevique et du Parti communiste en 1917/1918.

Ainsi, avant 1914, les bolcheviks, tout en ceuvrant dans des conditions différen­tes, apportèrent une contribution décisive à l'expérience de la Fraction.

Nous pouvons noter une caractéristi­que des courants de gauche avant 1914 : ils ne se sont pas regroupés au niveau international et - à l'exception des bol­cheviks - ne se sont pas organisés formel­lement.

Comme le remarquait Bilan : "Le pro­blème de la fraction - ainsi que nous le concevons : c'est-à-dire comme un moment de la reconstruction du Parti de classe - ne fut ni ne pouvait être conçu au sein dea 1° et de lu 2° Internationale. Celles qui s'appelèrent alors 'fraction' ou plus communément 'aile droite’ ou `aile gauche' ou encore 'courant intran­sigeant’ ou enfin `révolutionnaire' et 'ré­formiste' ne fûrent, dans la plupart des cas - à l'exception des bolcheviks - que des ententes à la veille ou au cours des Congrès, dans le but de faire prévaloir certains ordres du jour, sans aucune continuité organisationnelle... " (Bilan n° 24, octobre 1935). Bien qu'à certains moments elles aient uni leurs forces pour présenter en commun des motions ou des amendements lors de con­grès (comme par exemple à Stuttgart en 1907 et à Bâle en 1912 sur le danger de guerre), il n'y avait pas d'approche com­mune de la part des ailes gauches.

Différents éléments nous permettent d'expliquer cette relative dispersion.

Les différences de conditions matériel­les dans les pays où se trouvaient les partis de la 2° Internationale constituent un premier élément. Par exemple, du fait du retard du capitalisme en Russie, si on le compare à celui de l'Allemagne, les ouvriers russes n'avaient pas pu arracher les mêmes concessions au capital. De même l'impact des syndicats était plus faible en Russie, la représentation au par­lement du POSDR était plus faible que celle du SPD et les illusions démocrati­qucs ainsi que le crétinisme parlemen­taire incomparablement plus limités.

Un autre élément était la structure fé­déraliste de la 2° Internationale qui ren­dait difficile pour les révolutionnaires la connaissance approfondie des situations respectives dans chacun des pays. A cause de cette structure fédéraliste, il n'y avait pas de réelle centralisation et donc le concept d'un combat commun et centra­lisé n'existait pas encore au sein de la Gauche.

« Ce travail fractionelle de Lénine s’effectua uniquement au sein du parti russe, sans qu’il essayât de le porter à l'échelle internationale. Il suffit, pour s'en convaincre de lire ses interventions aux différents Congrès et l'on peut confirmer que ce travail resta complètement in­connu en dehors des sphères russes » (idem).

En un certain sens, la 2° Internatio­nale était encore une expression de la phase ascendante du capitalisme, où les différents partis membres pouvaient co­exister au niveau fédéral, côte à côte au lieu d'être unis en un seul organisme.

 Les révolutionnaires face au défi de la guerre impérialiste

Lorsqu'éclata la Première Guerre mon­diale et suite à la trahison de la Social­ démocratie et à la mort de la 2° Interna­tionale, les révolutionnaires se trouvèrent confrontés à une situation nouvelle.

Le capitalisme était devenu un système décadent à l'échelle mondiale : telle était la signification de la Première Guerre impérialiste. Cela signifiait que l'inter­vention des révolutionnaires ne pouvait plus se faire à un niveau `fédéral', mais à un niveau plus élevé, centralisé, avec un seul et même programme et la nécessité d'une unification internationale des for­ces révolutionnaires.

Suite à la trahison par la direction de la Social-démocratie, les révolutionnaires devaient-ils abandonner le parti et créer immédiatement leur propre organisation ?

Le courant de la Gauche allemande, autour de Rosa Luxemburg et Karl Lie­bknecht([11] [21]), saisit immédiatement la nou­velle situation et décida :

- de défendre l'internationalisme prolétarien et de s'opposer à la trêve signée par les syndicats avec la bourgeoi­sie, appelant les ouvriers à une lutte de classe sans merci ;

- de s'organiser séparément, sous le nom de Ligue Spartacus, avec pour objec­tif de reconquérir le parti, d'en chasser la direction chauvine et patriotique et de l'empêcher d'être étranglé par les forces de la bourgeoisie, et en même temps de créer les base pour un futur parti ;

- d'établir, à l'échelle internationale, des contacts avec les autres forces internationalistes.

Ce courant se mit à l'oeuvre sans hésita­tion, sans attendre les premières réac­tions ouvrières contre la guerre. Pendant les 52 mois que dura celle-ci, la plupart de ses dirigeants furent jetés en prison, d'où ils continuèrent leur travail de Fraction. Les spartakistes et les autres forces de la Gauche allaient se trouver face à des conditions extrêmement difficiles : ils durent affronter un appareil d'État de plus en plus répressif, tandis que la direc­tion du parti dénonçait publiquement les voix internationalistes comme n'importe quel agent de l'État l'aurait fait. De nom­breux membres du parti qui défendaient l'internationalisme au cours des réunions du parti, furent dénoncés et arrêtés peu de temps après par la police. C'est dans les conditions extrêmement dures de l'illégalité que les spartakistes continuèrent leur combat pour reconquérir leur parti des mains de la direction chauvine, et pour préparer, en même temps, la forma­tion d'un nouveau parti. La défense du programme révolutionnaire signifiait qu'ils devaient mener un combat perma­nent contre les attitudes centristes au sein du SPD. Ce combat résolu des spartakis­tes pour empêcher le parti de tomber aux mains de la bourgeoisie a servi plus tard de référence aux camarades de la Gauche italienne qui s'opposèrent à la direction de l'Internationale communiste pendant plusieurs années.

Les bolcheviks constituèrent l'autre force d'importance, capable d'accomplir un réel travail de fraction après 1914. Avec beaucoup de leurs dirigeants en exil à l'étranger, ils se sont aussi engagés dans un combat sans merci pour la défense de l'internationalisme prolétarien. Lénine et les autres bolcheviks furent les pre­miers à déclarer que la 2° Internationale était morte et à prendre parti pour le regroupement des forces internationalistes. Ils ont participé acti­vement à la Conférence de Zimmerwald en 1915 où, en compagnie notamment des militants de la Gauche hollandaise, ils ont constitué une aile gauche. En exil ou à l'intérieur de la Russie, ils furent la principale force poussant de l'avant la résistance de la classe ouvrière contre la guerre. En clair, ce fut leur capacité à maintenir bien haut la bannière de l'in­ternationalisme, à mettre cri avant la pers­pective de la lutte internationale (trans­formation de la guerre impérialiste en guerre de classe) qui permit à la classe ouvrière de Russie de se dresser efficace­ment contre la guerre et de commencer le processus révolutionnaire.

Ainsi, les spartakistes et les bolche­viks, fers de lance d'un mouvement internationaliste et révolutionnaire plus vaste qui s'était développé durant la guerre, furent les indispensables piliers de celui-ci pour- mettre fin à la guerre, pour l'extension internationale des luttes et le renversement du capitalisme.

Ils ont fait la claire démonstration qu'aucune fraction ne peut assumer ses responsabilités militantes si elle ne lutte pas sur deux fronts : intervention au sein de la classe ouvrière et en même temps défense et construction d'une organisa­tion révolutionnaire. I1 aurait été impen­sable pour eux de se retirer de l'un de ces deux fronts.

 
Le problème de la Fraction au sein de l'Internationale communiste
 

Le cas de la Social-démocratie est celui d'un parti ayant dégénéré pour finale­ment trahir les intérêts de la classe dans une situation de guerre. Nous pouvons maintenant étudier le deuxième exemple principal de dégénérescence: celui du Parti bolchevique.

Après avoir constitué l'avant-garde de la classe ouvrière et 1a force décisive qui a permis la prise du pouvoir par les con­seils ouvriers en octobre 1917, le Parti bolchevique a été progressivement ab­sorbé par l'État russe, une fois stoppée l'extension internationale de la révolu­tion. Ici encore, contrairement au point de vue anarchiste qui prétend que tout parti est condamné à trahir, nous pouvons ana­lyser dans quelles circonstances matériel­les objectives le Parti bolchevique a été absorbé par l'État russe.

Comme nous l'avons expliqué dans notre présentation de l'histoire des frac­tions de gauche ('la Gauche communiste et la continuité du marxisme', article publié dans Tribune Prolétarienne en Russie''([12] [22])) : " Le reflux de la vague révolu­tionnaire et l'isolement de la Révolution russe ont donné naissance à un processus de dégénérescence à la fois au sein de l'Internationale communiste et du potuvoir soviétique en Russie. De plus en plus le parti bolchevique avail fusionnè avec un appareil d'État bureaucratique qui allait grossissant, au fur et à que diminuait l'importance des organes de pouvoir et de participation propres du prolétariat : les soviets, les comités d'usi­nes et les gardes rouges. Au sein de l'Internationale, les tentatives pour ga­gner le soutien des masses, dans une phase où l'activité de celles-ci était en déclin, ont mené à des `solutions' oppor­tunistes - développement du travail au sein des parlements et des syndicats, ap­pel aux 'peuples d'Orient', à se dresser contre l'impérialisme, et par-dessus tout, politique de front uni qui rejetait tout le travail de clarification sur la nature ca­pitaliste des social-patriotes " .

Ce tournant opportuniste, favorisé par l'affaiblissement de la classe ouvrière et par l'isolement de la Révolution russe, s'est graduellement transformé en un pro­cessus de complète dégénérescence, qui après une demi-douzaine d'années at­teint son sommet avec la proclamation du «Socialisme en un seul pays» (6° con­grès de l'IC, août 1928). Comme lors de la dégénérescence du SPD avant la Pre­mière Guerre mondiale, ce processus fut marqué par l'élimination graduelle de toute vie dans le parti. Les forces du parti les plus intimement liées et intégrées à l'appareil d'État était celles qui, de plus en plus, tiraient les ficelles en coulisse.

Après quelques protestations, expri­mées très tôt, contre l'étouffement de la vie dans le parti et contre sa bureaucratisation croissante (voir les ar­ticles publiés dans la Revue internatio­nale n° 8 et 9 sur la «dégénérescence de la révolution russe» et le travail de la «Gau­che communiste en Russie») une série de mesures furent prises dans le but de ré­duire au silence les forces d'opposition :

- au printemps 1921 les fractions furent interdites ;

- les sections locales du parti ne pouvaient exprimer que leur accord ou rejeter les décisions du parti, toutes les initiatives de leur part furent peu à peu supprimées ;

- les délégués aux conférences du parti étaient désignés par les échelons supérieurs, au lieu de recevoir un mandat et d'être responsables devant les sections locales ;

- la Commission de Contrôle fut installée, dont l'autonomie grandit peu â peu et qui dirigea le parti d'une main de fer quasi militaire ;

- de plus en plus de pouvoir se trouva concentré entre les mains du Bureau d'or­ganisation et du Secrétaire général, Sta­line ;

- les journaux d'opposition furent interdits de publication ;

- les oppositionnels furent victimes des dénigrements les plus pernicieux.

Comme pour la 2° Internationale, le processus de dégénérescence n'était pas limité au seul parti bolchevique ; il s'est développé dans tous les partis membres de l'IC. Progressivement, ils ont suivi le cours tragique du parti russe, sans avoir nécessairement été intégrés à l'État dans chaque pays où ils existaient, et ils ont choisi de sacrifier les intérêts du proléta­riat international, au nom des intérêts de l'État russe.

Une fois encore, le prolétariat a réagi en produisant des "anticorps", par la for­mation d'une Gauche communiste : "Il est aussi évident que la nécessité de la Fraction est aussi l'expression de la faiblesse du prolétariat, soit disloqué, soit gagné par l'opportunisme" ("Projet de résolution sur les problèmes de la Fraction de gauche", Bilan n° 17, avril 1935, page 571).

Mais de la même façon que le dévelop­pement de l'opportunisme au sein de la 2° Internationale avait provoqué une réponse prolétarienne sous la forme de courants de gauche, le flux de l'opportu­nisme au sein de la 3° Internationale rencontra la résistance des courants de la Gauche communiste, dont la plupart des porte-parole, tels Pannekoek et Bordiga([13] [23]), avaient déjà prouvé qu'ils étaient les meilleurs défenseurs du marxisme dans la vieille Internationale.

 La formation de la Gauche communiste

La Gauche communiste était essentielle­ment un courant international et elle avait des expressions dans beaucoup de pays, de la Bulgarie à la Grande-Bretagne et des États-Unis à l'Afrique du Sud. Mais ses représentants les plus importants se trouvaient précisément dans ces pays ou la tradition marxiste était la plus forte : l'Allemagne, l'Italie et la Russie.

En Allemagne, la profondeur de la tradition marxiste couplée avec l'impul­sion énorme provenant du mouvement réel des masses prolétariennes avait déjà, au sommet de la vague révolutionnaire, engendré certaines des positions politi­ques les plus avancées, particulièrement sur les questions syndicale et parlementaire. Mais le communisme de gauche comme tel est apparu comme une réponse aux premiers signes d'opportunisme dans le Parti communiste allemand et l'Inter­nationale et a été mené par le KAPD (Parti communiste ouvrier d'Allemagne) qui s'était formé en 1920 lorsque l'oppo­sition de gauche dans le KPD a été expul­sée par une manoeuvre sans principes. Quoique critiqué par la direction de l'IC comme «infantile» et «anarcho-syndica­liste», le rejet par le KAPD de la vieille tactique syndicale et parlementaire était basé sur une analyse marxiste profonde de la décadence du capitalisme, laquelle a rendu cette tactique obsolète et a exigé de nouvelles formes d'organisation de classe - les comités d'usine et les conseils ouvriers. On peut dire la même chose de son clair rejet de la vieille conception du " parti de masse " de la social-démocratie en faveur de la notion du parti comme un noyau clair du point de vue programmatique - une notion directe­ment héritée du bolchevisme. La défense intransigeante par le KAPD de ces acquis contre un retour à la vieille tactique so­cial-démocrate a fait de celui-ci le coeur d'un courant international qui avait des expressions dans plusieurs pays, particu­lièrement en Hollande, dont le mouve­ment révolutionnaire a été étroitement lié au mouvement en Allemagne par le tra­vail de Pannekoek et Gorter. Cela ne veut pas dire que le communisme de gauche en Allemagne, au début des années 20, n'ait pas souffert de faiblesses importantes.

En Italie, d'autre part, la Gauche com­muniste - qui au début occupait une posi­tion majoritaire dans le parti communiste - était particulièrement claire sur la ques­tion d'organisation et cela lui a permis non seulement de mener une bataille cou­rageuse contre l'opportunisme dans l'In­ternationale dégénérescente, mais aussi d'engendrer une fraction communiste qui a été capable de réchapper au naufrage du mouvement révolutionnaire et de déve­lopper la théorie marxiste pendant la nuit de la contre-révolution. Mais au début des années 1920, ses arguments en faveur de l'abstentionisme à l'égard des parlements bourgeois, contre la fusion de l'avant­ garde communiste avec de grands partis centristes destinée à donner l'illusion d'une «influence de masse», contre les mots d'ordre de «Front unique» et de " Gouvernement ouvrier ", étaient égale­ment basés sur une compréhension pro­fonde de la méthode marxiste. Cela s'ap­plique aussi à son analyse du nouveau phénomène du fascisme et à son rejet conséquent de tout front antifasciste avec les, partis de la bourgeoisie «démocrati­que». Le nom de Bordiga est irrévocable­ment associé à cette phase de l'histoire de la Gauche communiste italienne, mais malgré l'importance énorme de la contri­bution de ce militant, la Gauche italienne n'est pas plus réductible à Bordiga que le bolchevisme ne l'était à Lénine : tous les deux étaient des produits organiques du mouvement politique prolétarien.

L'isolement de la révolution en Russie a conduit, comme on l'a vu, à un divorce croissant entre la classe ouvrière et un appareil bureaucratique d'État de plus en plus développé-l'expression la plus tra­gique de ce divorce ayant été l'écrase­ment, en mars 1921, de la révolte des ouvriers et des marins de Kronstadt par le propre parti du prolétariat, le parti bol­chevik, lequel avait été de plus en plus absorbé par l'État. Mais précisément parce que c'était un véritable parti prolétarien, le parti bolchevik a engendré de nom­breuses réactions internes contre sa pro­pre dégénérescence. Lénine lui-même - qui en 1917 avait été le porte-parole le plus en vue de l'aile gauche du parti - fait un certain nombre de critiques très perti­nentes du glissement du parti dans le bureaucratisme, particulièrement vers la fin de sa vie. Dans la même période, Trotsky est devenu le représentant princi­pal d'une opposition de gauche qui cher­che à rétablir les normes de la démocratie prolétarienne dans le parti et qui engage le combat contre les expressions les plus notoires de la contre-révolution stali­nienne, particulièrement la théorie du «socialisme dans un seul pays». Mais, en grande partie parce que le bolchevisme avait sapé son propre rôle en tant qu'avant­ garde prolétarienne en fusionnant avec l'État, les courants de gauche les plus importants dans le parti ont eu tendance àêtre conduits par des personnalités moins connues qui étaient capables de rester plus près de la classe que de la machine d'État. Déjà en 1919, le groupe du «Cen­tralisme démocratique», conduit par Ossinski, Smirnov et Sapranov, avait com­mencé à mettre en garde contre le «dé­clin» des soviets et l'abandon croissant des principes de la Commune de Paris. Des critiques semblables ont été faites en 1921 par le groupe de «l'Opposition ouvrière» mené par Kollontaï et Chliapnikov, bien que ce dernier groupe se soit révélé moins rigoureux et durable que le groupe «Centralisme démocrati­que» qui devait continuer à jouer un rôle important pendant les années 20 et qui devait développer une approche sembla­ble à celle de la Gauche italienne. En 1923, le «Groupe ouvrier» mené par Miasnikov a publié son Manifeste et a fait une intervention importante dans les grè­ves ouvrières de cette année. Ses positions et ses analyses étaient proches de celles du KAPD. Tous ces groupes sont non seule­nient apparus dans le Parti bolchevique, mais ils ont continué à se battre au sein du parti pour un retour aux principes origi­nels de la révolution. Mais comme les forces de la contre-révolution bourgeoise gagnaient du terrain dans le parti, le problème-clé est devenu celui de la capa­cité des diverses oppositions à appréhen­der la nature réelle de cette contre-révolu­tion et à rompre avec toute fidélité senti­mentale envers ses expressions organi­sées. C'est là que devait se manifester la divergence fondamentale entre Trotsky et la Gauche communiste russe : tandis que le premier devait rester toute sa vie atta­ché à la notion de la défense de l'Union soviétique et même à celle de la nature prolétarienne des partis staliniens, les communistes de gauche ont compris que le triomphe du stalinisme - incluant ses tournants de «gauche» qui ont mystifié beaucoup de disciples de Trotsky - signi­fiait le triomphe de l'ennemi de classe et impliquait la nécessité d'une nouvelle révolution. Cependant, beaucoup des meilleurs éléments de l'opposition trots­kiste - ceux qu'on appelait les «irréconci­liables» - sont passés, eux aussi, aux po­sitions de la Gauche communiste à la fin des années 20 et au début des années 30. Mais la terreur stalinienne avait très pro­bablernent éliminé ces groupes vers la fin de la décennie.

Par contraste avec cette trajectoire, la Fraction de Gauche italienne autour de la revue Bilan a correctement défini les tâ­ches de l'heure : d'abord, ne pas trahir les principes élémentaires de l'internationa­lisme face à la marche vers la guerre ; deuxièmement, tirer un «bilan» de l'échec de la vague révolutionnaire, particulière­ment de la révolution russe, et élaborer les leçons correctes pour qu'elles puissent servir comme fondement théorique pour les nouveaux partis que ferait surgir la reprise future de la lutte de classe.

La guerre d'Espagne a constitué un test particulièrement sévère pour les révolu­tionnaires de l'époque ; beaucoup d'entre eux ont capitulé face aux chants de sirène de l'an ti-fascisme et ne sont pas parvenus à saisir que la guerre était impérialiste des deux côtés, qu'elle était une répétition générale de la guerre mondiale qui s'an­nonçait. Bilan, cependant, a tenu ferme, appelant à la lutte de classe tant contre les factions fascistes que contre les factions républicaines de la bourgeoisie, de la même façon que Lénine avait dénoncé les deux camps dans la Première Guerre mon­diale. En même temps, les contributions théoriques faites par ce courant - qui a plus tard englobé des fractions en Belgi­que, en France et au Mexique - ont été immenses et réellement irremplaçables. Dans son analyse de la dégénérescence de la révolution russe - qui ne l'a jamais conduit à mettre en doute le caractère prolétarien de 1917 ; dans ses réflexions sur les problèmes de la future période de transition ; dans son travail sur la crise économique et les fondements de la déca­dence du capitalisme ; dans son rejet de la position de l'Internationale communiste de soutien aux luttes de «libération natio­nale» ; dans son élaboration de la théorie du parti et de la fraction ; dans ses polémi­que incessantes mais fraternelles avec d'autre courants politiques prolétariens ; dans ces domaines et beaucoup d'autres, la Fraction de Gauche italienne a sans aucun doute rempli sa tâche d'établir les bases programmatiques des organisations prolétariennes de l'avenir.

La fragmentation des groupes de la Gauche communiste en Allemagne a été achevée par la terreur nazie, bien que quelques activités révolutionnaires clan­destines aient continué encore sous le régime d'Hitler. Pendant les années 1930, la défense des positions révolutionnaires de la Gauche allemande a été en grande partie poursuivie en Hollande, particuliè­rement par le travail du Groupe des Com­munistes Internationaux (GIK), mais éga­lement en Amérique avec le groupe mené par Paul Mattick. Comme Bilan, la Gau­che hollandaise est restée fidèle à l'inter­nationalisme face à toutes les guerres impérialistes locales qui ont frayé le che­min à la boucherie mondiale, résistant aux tentations de la «défense de la démo­cratie». Elle a continué à approfondir sa compréhension de la question syndicale, des nouvelles formes d'oroanisation des ouvriers dans l'époque de décadence ca­pitaliste, des racines matérielles de la crise capitaliste, de la tendance vers le capitalisme d'État. Elle a aussi maintenu une intervention importante dans la lutte de classe, particulièrement vers le mou­veinent des chômeurs. Mais la Gauche hollandaise, traumatisée par la défaite de la révolution russe, a glissé de plus en plus vers la négation conseilliste de l'organi­sation politique - et de ce fait de toute clarté sur son propre rôle. En lien avec cela, il y avait un rejet total du bolche­visme et de la révolution russe, considé­rée comme une révolution bourgeoise depuis le début. Ces théorisations ont semé les graines de la future disparition de ce courant. Bien que le communisme de gauche en Hollande se soit maintenu même sous l'occupation naxie et qu'il ait engendré une organisation importante après la guerre - le Spartacusbund, qui au commencement était revenu vers les positions pro-parti du KAPD - les conces­sions de la Gauche hollandaise à l'anar­chisme sur la question organisationnelle ont rendu de plus en plus difficile pour elle le maintien d'une quelconque conti­nuité organisée dans les années posté­rieures.

La Gauche italienne, pour sa part, a maintenu un sorte de continuité orgtmisa­tionnelle, bien qu'elle ait dû payer un prix à la contre-révolution. Juste avant la guerre, la Fraction italienne a été jetée dans le déboussolement avec la «théorie de l'économie de guerre» qui niait l'im­minence de la guerre mondiale ; mais son travail s'est poursuivi, particulièrement par l'apparition d'une Fraction française au milieu du conflit impérialiste. Vers la fin de la guerre, le surgissement de luttes prolétariennes majeures en Italie a créé une nouvelle confusion dans les rangs de la Fraction. La majorité est retournée en Italie pour former, avec Bordiga qui avait été inactif politiyucment depuis la fin des années 20, le Parti communiste internationaliste d'Italie (PClnt). Bien qu'opposé à la guerre impérialiste, il s'est constitué sur des bases programmatiques peu claires et avec une analyse incorrecte de la période, considérée comme celle d'une montée du combat révolutionnaire.

Cette orientation politique a été com­battue par la majorité de la Fraction fran­çaise qui a plus rapidement compris que la période était toujours celle de la contre ­révolution triomphante et par conséquent que les tâches de la Fraction n'étaient pas achevées. La Gauche communiste de France a ainsi continué à travailler dans l'esprit de Bilan. Sans négliger sa respon­sabilité d'intervenir dans les luttes immé­diates de la classe, elle a concentré ses énergies sur le travail de clarification Politique et théorique et elle a réalisé un certain nombre d'avancées importantes, particulièrement sur les questions du ca­pitalisme d'État, la période de transition, les syndicats et le parti. En maintenant la méthode marxiste rigoureuse si typique de la Gauche italienne, elle a été égale­ment capable d'intégrer dans son arsenal programmatique certaines des meilleures contributions de la Gauche germano-hol­landaisc.

Alors que les gauches allemande et hollandaise ont été fondamentalement incapables de réaliser un réel travail comme fraction au sein de l'Internatio­nale, la Gauche italienne a non seulement réussi à éviter d'être exclue de l' IC dès le début mais, dans les conditions très diffi­ciles du travail dans l'illégalité en Italie et contre la discipline de plus en plus militariste dans l'IC, elle est parvenue à mener une lutte héroïque contre l'opportunisme et la stalinisation.

Jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Bilan s'est distingué par sa clarté concernant l'évaluation du rapport de forces entre les classes, le cours histo­rique vers la guerre - et le groupe a été capable de rejeter l'anti-fascisme même au prix d'un terrible isolement. Son rejet de tout soutien à la démocratie bourgeoise était la condition préalable pour rester fidèle à l'internationalisme prolétarien dans la guerre d'Espagne et pendant la Seconde Guerre mondiale. Cela contras­tait complètement avec le courant trots­kiste qui, pendant les années 30, s'est engagé dans l'entrisme dans les partis social-démocrates comme moyen de com­bat contre le fascisme naissant et qui, à l'éclatement de la guerre d'Espagne, a cru que le moment d'une nouvelle vague de luttes révolutionnaires était arrivé. En opposition à l'attitude opportuniste et immédiatiste de Trotsky et de ses disci­ples, Bilan a offert une clarté politique historique, servant de point de référence aux internationalistes non seulement de son époque, mais aussi aux groupes po­litiques qui ont surgi à la fin de la contre­révolution, en 1968.

 Les fractions - une arme indispensable pour la défense de la perspective prolétarienne
 

Ayant rappelé les deux principaux cas de dégénérescence de partis prolétariens et la réaction du prolétariat à son encontre par la création «d'anticorps», les frac­tions, nous voulons maintenant rappeler quelques éléments de la lutte de ces der­nières.

La fonction et les conditions de forma­tion d'une fraction sont définis par Bilan comme suit :

«La fraction comme le parti, trouve sa genèse dans un moment de la vie des classes et non dans la volonté des indivi­dualités. Elle apparaît comme une néces­site lorsque le parti reflète les idéologies bourgeoises sans encore les exprimer et que sa position dans le mécanisme des classes en fait déjà un ganglion du sys­tème de domination bourgeoise. Elle vit et se développe avec le développement de l’opportunisme pour devenir le seul endroit historique où le prolétariat s'orga­nise en classe.

Par contre, la fraction surgit comme nécessité historique du maintien d'une perspective pour la classe P/ comme tendance orientée vers l'élaboration des données dont l'absence relevant d'une immaturité du prolétariat permit le triomphe de l’adversaire. Dans la Deuxième Internationale la genèse des fractions se retrouve dans laréaction il la tendance du reformisme d’incorporer graduellement le prolétariat dans l'appareil étati­que du capitalisme...

La fraction croît, se délimite, se développe au sein de la 2° Internationale parallèlement au cours de l'opportunisme et à l'élaboration des données programmatiques nouvelles, alors que ce dernier essaie de les emprisonner dans les partis de masses corrompus, afin de briser leur travail historique. Dans la 3° Internationale, c'est autour de la Russie que se développera la manœuvre d’enveloppement capitaliste et le centrisme essaiera de faire converger les P.C. vers la préservation des intérêts économiques de l'État prolétarien en leur donnant une fonction de dévoiement des luttes de classe dans chaque pays... (Bilan n° 17, Avril 1935, p.575.)

La formation d'une fraction doit suivre une méthode. Ainsi il n'est pas suffisant de proclamer avec véhémence qu'une or­ganisation est «dégénérescente» dès que se développe un débat avec des positions très antagoniques. Avancer le concept de dégénérescence ne peut jamais être une insulte mais c'est une évaluation politi­que qui doit être prouvée de façon maté­rialiste.

Comme Bilan l'a souligné la forma­tion d'une fraction devient nécessaire quand tout doit être mis en oeuvre pour empêcher une organisation de tomber dans les mains de l'ennemi de classe. Le cons­tat d'une dégénérescence implique donc le développement d'une lutte à long terme et tenace. II exige d'accepter de travailler pour l'avenir, rejetant toute approche pré­cipitée. Il est donc totalement opposé à l'impatience et une telle évaluation ne peut jamais être basée sur un «sentiment conjoncturel» ou «un accès de mauvaise humeur». En bref, l'accusation qu'une organisation dégénère ne peut pas être avancée à la légère, sans rigueur, mais doit être basée sur une analyse matéria­liste.

Par exemple la délégation du KAPD au Congrès de Moscou de l'IC en 1921 a qualifié le Parti bolchevique et l'IC comme un corps dégénérescent phagocyté par la bourgeoisie. A ce moment-là, ce diagnos­tic était prématuré. Comme nous l'avons montré dans notre série d'articles sur la révolution allemande (Revue Internationale n°81 à 99), le KAPD en établissant un tel diagnostic a fait une erreur capitale, avec la conséquence qu'il est devenu in­capable de s'engager dans une lutte réelle comme fraction dans l'IC.

Une fraction ne peut être formée qu'après un long débat, une lutte intense dans l'organisation, où les divergences ne sont plus limitées à un ou deux points, mais impliquent une orientation totale­ment différente - où un côté se dirige vers l'abandon des positions de classe alors que l'autre côté s'y oppose. C'est seule­ment quand une aussi longue lutte a eu lieu, quand tous les pas précédents se sont révélés insuffisants pour empêcher l'organisation de s'acheminer vers la dégé­nérescence. qu'une fraction devient un besoin impérieux. Dans un tel cas, quand une organisation glisse vers des positions bourgeoises, il serait alors irresponsable de ne pas former une fraction.

 
Compréhension d'une nouvelle situation historique...

Ainsi Une fraction est toujours caractéri­sée par sa dél'ense du programme, sa fidélité aux positions de classe, qui sont remises en cause par une certaine partie de l'organisation. En opposition aux ten­tations opportunistes et immédiatistes dans l'organisation vers l'abandon du programme au nom de concessions à l'idéologie bourgeoise, la Fraction mène une lutte théorique­politique-programmatique, qui conduit à l'élabora­tion d'une série de contre-positions - les­quelles font partie d'un cadre théorique plus large.

Ainsi les courants de gauche qui se sont opposés aux tendances opportunistes avant la Première Guerre mondiale ne se sont jamais limités à une simple défense du programme existant, mais ils ont mis en évidence les racines historiques ­politiques plus profondes des questions en jeu et ont offert un cadre théorique­programmatique pour comprendre la nou­velle situation. Dans ce sens, une fraction représente plus que la simple fidélité au vieux programme. Une fraction propose fondamentalement un nouveau cadre théo­rique pour comprendre de nouvelles con­ditions historiques, dans la mesure où le marxisme n'est nullement « invariant » mais fournit toujours une analyse capable d'intégrer les nouveaux éléments d'une situation.

"Cela doit servir il prouver que la fraction ne peut vivre, former des cadres, représenter réellement les intérêts finaux du prolétariat, qu'a la seule condition de se manifester comme une phase supérieure de l'analyse marxiste des situations, de la perception des forces sociales qui agissent au sein du capitalisme, des positions prolétariennes envers les pro­blèmes de la révolution et non comme un organisme prenant comme fondements les quatre premiers Congrès de l'IC - qui ne pouvaient contenir une réponse à des problèmes non encore mûris... ". (Bi­lan, ibid. p. 577)

Sans la critique de l'opportunisme avant la Première Guerre mondiale, sans le travail d'analyse théorique des internationalistes pendant la Première Guerre mondiale, les révolutionnaires n'auraient jamais pu saisir la nouvelle situation. Par exemple la Brochure de Junius de Rosa Luxemburg, L'impérialisme stade suprême du capitalisme de Lénine, L'impérialisme et les tâches du prolétariat de Pannekoek, étaient des contributions théoriques essentielles faites pendant cette période. Et quand l'IC a commencé à se lancer dans un cours opportuniste après 1920, propageant de nouveau les vieilles méthodes de lutte, les fractions de gauche ont démontré que les nouvelles conditions du capitalisme ne permettaient pas de retour au passé. Elles étaient les seules à avoir commencé à saisir les implications de la nouvelle pé­riode (même si c'était seulement de façon fragmentaire, partielle et encore très con­fuse).

Le mécanisme de défense qu'une frac­tion reflète est donc toujours déterminé par le besoin de comprendre une nouvelle situation historique. Une fraction est for­cée de présenter une nouvelle cohérence théorique, faisant avancer l'organisation vers un niveau plus élevé de compréhen­sion.

«Elle s'affirme en tant qu’organisme progressif se fixant l'objectif central de pousser le mouvement communiste à un stade supérieur de son évolution doctri­nale en apportant sa contribution propre à la solution internationale des problè­mes nouveaux posés par les expériences de la révolution russe et de la période de déclin du capitalisme.» (Bilan n°41, mai 1937, p. 1360)

Selon cette conception du travail d'une fraction qui ne se limite pas à présenter une orientation alternative sur une simple question, mais s'inscrit dans un cadre beaucoup plus large, Bilan a critiqué Trotsky, qui voulait agir principalement comme un «courant d'opposition» à la montée du stalinisme, mettant en évi­dence qu'il n'avait jamais vraiment saisi le défi que les révolutionnaires devaient relever à ce moment là : « Il revient à Trotsky d'avoir étouffé les possibilités de constitution d'une fraction homogène en Russie, en détachant cette dernière de l'assiette mondiale où elle évoluait et d'avoir empêché le travail de formation de fractions dans les différents pays, en proclamant la nécessité d'oppositions appelées à « redresser » les P.C. Par-là il réduisait une lutte gigantesque des noyaux marxistes contre le bloc des forces capi­talistes ayant incorporé l'Etat prolétarien, le centrisme, à la conservation de ses intérêts, en une simple lutte de pression pour empêcher une industrialisation disproportionnée et effectuée sous le drapeau du socialisme en un seul pays, et les « erreurs » des P.C. menant vers la défaite. " (Bilan, n'17, 1935, p. 576)

 
... L'engagement dans une longue bataille
 

Fournissant un enrichissement au marxisme, obligés d'approfondir les ques­tions en jeu, ces efforts, il va de soi, ne peuvent pas être accomplis en une «brève bataille». De la même manière que la construction de l'organisation ne con­siste en aucune façon dans une tentative hâtive d'édifier un château de sable, mais exige les efforts les plus persévérants, combattant les dangcrs de l'immédiatisme, l'impatience, l'indivi­dualisme, etc., une fraction doit rejeter toute précipitation.

Une dégénérescence est toujours un long processus. Une organisation lie s'ef­fondre jamais tout d'un coup, mais elle passe par une phase d'agonie. Ce n'est pas comme un combat de boxe qui se termine après 15 rounds, mais c'est un combat à la vie à la mort, qui s'achève par le triomphe d'un camp sur l'autre, parce que les deux positions sont incompati­bles. Un pôle, la partie opportuniste et dégénérescente, s'avance vers des posi­tions bourgeoises et la trahison, tandis que l'autre pôle défend l'internationa­lisme. C'est un combat pendant lequel un rapport de forces se développe et qui, dans le cas de la dégénérescence et de la trahi­son, signifie que toute vie prolétarienne disparaît du parti.

Dans le cas du SPD et d'autres partis dégénérescents de la Deuxième Interna­tionale ce processus a duré en gros une douzaine d'années.

Mais même quand la direction du SPD a trahi l'internationalisme prolétarien en août 1914, les internationalistes n'ont pas déserté mais se sont battus pour le parti pendant 3 ans, avant que toute vie prolétarienne n'ait disparu du parti et que celui-ci ait été définitivement perdu pour le prolétariat.

Dans le cas de l'Internationale com­muniste, la dégénérescence a duré une demi-douzaine d'années - avec une oppo­sition féroce de l'intérieur. Ce processus s'est poursuivi pendant plusieurs années dans ses partis affiliés, selon la capacité des différents partis communistes à s'op­poser à la domination du parti russe, selon le poids des courants communistes de gauche en leur sein.

Les communistes de gauche italiens, qui étaient les défenseurs les plus consé­quents et déterminés de l'organisation ont réussi à combattre jusqu' à 1926, avant leur expulsion de l'Internationale com­muniste. Même Trotsky n'a été expulsé qu'en 1927 du Comité central du parti et n'a été physiquement déporté en Sibérie qu'en 1928.

S'opposant à l'impatience petite-bour­geoise et à la sous-estimation du besoin d'une organisation révolutionnaire, la Fraction s'engage toujours pour une lutte à long terme. Par rapport à cette question, les spartakistes pendant la Première Guerre mondiale ont fourni un point de référence irremplaçable pour le travail de la Fraction italienne pendant les années 1920.

L'histoire a montré que ceux qui aban­donnent trop tôt la lutte pour la défense de l'organisation se dirigent vers un désas­tre.

Par exemple les internationalistes autour de Borchart et le journal Lichtstrahlen de Hambourg, et Otto Rühle de Dresde en Allemagne ont rapidement décidé d'abandonner le SPD - ils ont adopté des positions conseillistes rejetant en même temps les partis politiques à la fin de la guerre et au milieu de la vague de luttes révolutionnaires.

L'exemple du KPD et du KAPD dé­montre la même chose. S'étant divisée sur des questions clefs comme les élections parlementaires et le travail dans les syn­dicats, la direction désastreuse du KPD sous Paul Levi a jeté dehors la majorité de l'organisation la poussant à fonder le KAPD en avril 1920. En lieu et place d'un débat intense dans les rangs du KPD, permettant de clarifier ces questions de base, on a assisté à un étranglement du débat à cause d'une approche monolithi­que. Le KPD a éclaté après dix mois d'existence !

L'Internationale communiste a expulsé de ses rangs le KAPD après un ultimatum à l'été 1921, lui interdisant tout travail comme fraction au sein de l'IC.

Et ce fut une réelle tragédie historique que le courant du KAPD qui avait été expulsé du KPD et de l'IC, ait été immé­diatement affecté par le virus de la scis­sion, puisqu'aussitôt que des divergences profondes sont apparues dans ses rangs le parti s'est scindé en deux, les tendances d'Essen et de Berlin (1922), dans un contexte de recul de la lutte de classe.

La défense du programme ne peut donc pas être séparée d'une lutte longue et tenace pour la défense de l'organisation.

Fonder une nouvelle organisation avant que la lutte pour la défense de l'organisa­tion n'ait abouti à la victoire ou à la défaite signifie la désertion ou la voie vers le fiasco. Abandonner la lutte comme fraction en précipitant la formation d'une nouvelle organisation contient le risque de fonder une organisation qui sera congénitalement encline à l'autodestruction, avec le risque d'être étranglée par l'op­portunisme et l'immédiatisme. L'aven­ture dans laquelle c'est lancé le KAPD en 1921 consistant à fonder une Internatio­nale communiste ouvrière a été un vérita­ble fiasco. Et quand la Gauche italienne, qui avait été capable de défendre la tradi­tion du travail de fraction contre les glis­sements opportunistes et immédiatistes de certains de ses membres par rapport à la guerre d'Espagne en 1937 et par rap­port aux théories de Vercesi en 1943, s'est prononcée pour la formation précipitée et sans principe du PCInt, elle s'est lancée dans un chemin dangereux - avec les ger­mes de l'opportunisme implantés dans son corps.

Enfin, comme nous l'avons vu, le pro­cessus de dégénérescence n'est jamais limité à un pays mais c'est un processus international. Comme l'histoire l'a mon­tré, des voix différentes apparaissent, pré­sentant un tableau très hétérogène - mais toutes s'opposant à la tendance opportu­niste et à la dégénérescence. En même temps, la lutte d'une fraction doit aussi être internationale et ne peut pas se can­tonner dans les limites d'un pays, comme le démontrent les exemples de la 2ème et de la 3ème Internationales.

Alors que les différents courants de gauche dans la 2ème Internationale, comme c'est dit plus haut, ne s'étaient pas regroupés comme fraction travaillant de façon centralisée, les fractions de gauches expulsées de l'IC furent malheureuse­ment aussi incapables de travailler de façon centralisée à l'échelle internatio­nale.

La constitution d'une fraction suppose clarté et rigueur. Cela est valable, comme on l'a vu, sur le plan programmatique, mais également dans les méthodes orga­nisationnelles qu'elle emploie qui, tout autant que les positions programmatiques, expriment sa nature prolétarienne.

Alors que c'est une pratique commune dans les organisations bourgeoises de te­nir des réunions secrètes, pour élaborer des intrigues et ourdir des complots, c'est un principe élémentaire de toute organi­sation prolétarienne de bannir les réu­nions secrètes. Les membres d'une mino­rité ou d'une fraction doivent se rencontrer ouvertement, permettant à tous les militants de l'organisation de suivre leurs réunions. L'opposition à toutes les orga­nisations secrètes et parallèles fut un des combats majeurs dans la Première Inter­nationale qui a démasqué l'Alliance se­crète de Bakounine qui travaillait dans ses rangs. Ce n'est pas une coïncidence si Bordiga soulignait que :

« mais je dois dire tout à fait ouverte­ment que cette réaction saine, utile te nécessaire ne peut et ne doit se pré­senter sous l'aspect de la manoeuvre et de l'intrigue, sous de bruits que l'on répand dans les coulisses et dans les couloirs.» (Bordiga, 6ème plénum de l' IC, février-mars 1926).

Nous entrerons plus dans cette ques­tion dans la deuxième partie de cet article, quand nous examinerons le besoin pour une fraction de se protéger contre les attaques d'une direction dégénéréscente comme celle du SPD qui était prête à envoyer Liebknecht aux tranchées afin de l'exposer à la mort et à dénoncer toute voix internationaliste dans ses rangs ou comme celle du Parti bolchevique en cours de stalinisation, qui a commencé à faire taire des membres du parti par des moyens répressifs.

D. A.


[1] [24] « L'Étincelle» : journal publié par la Gauche communiste de France, l'ancêtre politique du CCI, à la fin de la seconde guerre mondiale. Voir à ce sujet nos brochures : La Gauche communiste d'Italie et La Gauche communiste de France.

[2] [25] Rosa Luxemburg(1870-1919) : Une des plus grandes figures du mouvement ouvrier intcrnational. D'origine polonaise, elle est venu vivre en Allemagne pour militer dans le parti social-démocrate (tout en continuant à militer dans la Social-démocratie polonaise) où elle s'est rapidement imposée comme une des principales théoriciennes du SPD avant de devenir le chef dc file de la gauche de celui-ci. Elle est emprisonnée pendant la plus grande partie de la guerre mondiale pour ses activités internationalistes et elle n'est libérée que par la révolution allemande en novembre 1918. Elle participe activement à la fondation du KPD (le Parti conununistc d'Allemagnc, dont elle rédige le programme) à la fin de cette année, avant d'être assassinée deux semaines plus tard par les corps francs à la solde du gouvernement dirigé par ses anciens «camarades» du SPD, lequel est devenu le meilleur rempart de l'ordre capitaliste.

[3] [26] Eduard  Bcrnstcin                ( 1850-1932) : proche collaborateur d'Engcls jusqu'à la mort de cc dernier en 1895, il commence à publier à partir de 1896 une série d'articlcsa ppelant à une révision du marxisme et qui en fait le principal " théoricien " du courant opportuniste dans le SPD.

[4] [27] Leo Jogiches (1867-1919): un des principaux dirigeants du Parti social-démocrate de Pologne et de Lituanie (SDKPiL),compagnon dc Rosa Luxemburg pendant 15 ans. II participe à la fondation du KPD et il est élu à sa direction. Emprisonné quelques jours après, il est assassiné dans sa cellule dc prison en mars 1919.

[5] [28] August Bebel : (1840-1913) : un des principaux fondateurs et dirigeants de la Social-démocratie allemande et de la 2° Internationale. Il demeure jusqu'à sa mort la figure de proue de ces deux organisations.

[6] [29] Anton Pannekoek( 1873-1960) : principal théoricien de la Gauche au sein de la Social-démocratie de Hollande, également militant du SPD avant la guerre, fondateur du Parti communiste de ce pays et chef de file de sa Gauche qui va former le courant «communiste dc conseils».

 

[7] [30] Clara Zetkin(1857-1933) : membre du SPD où elle se situe à l'aile gauche aux côtés de son amie Rosa Luxemburg. Spartakiste pendant la guerre, elle est un des fondateurs du Parti communiste d'Allemagne (KPD).

[8] [31] Franz Mchring (1846-1919): un des leaders et théoriciens de l'aile eauchc de la So ial-démocratie allemande. Spartakiste pcndant la guerre et fondateur, avec Rosa I.uxcmburg, Liebknecht et d'autres, du KPD.

[9] [32] Julian Marchlewski (1866-1925) : dirigeant de la SDKPiL aux côtés de Rosa Luxemburg ct Jogiehes. Egaleiment militant en Allemagne, il participe activement au combat contre la guerre dans ce pays ainsi qu'aux premiers pas de l'Internationale communiste.

[10] [33] «la lutte contre le sectarisme au sein du SPD se posa dès le départ. En mai 1909, Mannoury (un mathématicien connu, dirigeant du parti) déclara que le SPD était le seul et unique parti socialiste, le SDAP étant devenu un parti bourgeois. Gorter, d’abord minoritaire, se battit avec acharnement contre cette conception, lui qui avait mené la bataille contre Troelstra avec le plus d'acharnement : il montra que - bien que le révisionnisme menât au camp bourgeois - le SDAP était avant tout un parti opportuniste au sein du camp prolétarien. Cette position avait des implications directes au niveau des activités dans la classe. ll était en effet possible de se battre avec le SDAP chaque fois que celui-ci détendait encore un point de vue de classe, sans la moindre concession théorique. » (La Gauche hollandaise, p. 34)

[11] [34] Kart Liebknecht (1871-1919) : membre de la fraction parlementaire de la Social-démocratie allemande, et un des seuls députés à voter contre les crédits de guerre en 1914. Figure la plus en vue de la Ligue Spartacus et un des fondateurs du KPD. Assassiné en même temps que Rosa Luxcmburg par des corps-francs à la solde de la direction du SPD.

[12] [35] Publié en anglais sur notre site Internet.

[13] [36] Amadeo Bordiga (1889-1970) : adhéra au Parti socialistc italien en 1910, se situant à l'extrême gauche. Adversaire déterminé de la guerre et du réformisme, il devint anti-parlementariste et participa à la création d'une" fraction socialiste intransigeante "du PSI en 1917. Elu à la direction de la nouvelle section italienne de 1'Internationale communiste après la scission avec le PSI en 1921. Exclu du PCI en 1930, il resta à l'écart des organisations jusqu'en 1949 quand il rejoint le Parti Communiste Internationaliste. Après la scission de 1952, il participa à la formation du Parti Communiste International, dont il resta le principal théoricien jusqu'à sa mort.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [37]

Questions théoriques: 

  • Parti et Fraction [38]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [39]

Revue Internationale no 109 - 2e trimestre 2002

  • 3525 reads

Moyen Orient : Seul le prolétariat mondial peut mettre fin à la barbarie capitaliste

  • 2937 reads

Les opérations militaires en Afghanistan n'étaient pas encore terminées qu'un autre carnage se déchaînait au Moyen-Orient. Et en pleine période de tueries en Cisjordanie comme à Jérusalem, se prépare déjà une nouvelle intervention contre l'Irak. Inexorablement, le monde capitaliste s'enfonce dans le chaos et la barbarie guerrière. Et chaque nouveau bain de sang révèle davantage la folie meurtrière de ce système.

Le Moyen-Orient est précipité une nouvelle fois dans la guerre. Le conflit israélo-palestinien, dont les origines remontent au partage impérialiste de la région en 1916 entre la Grande-Bretagne et la France, a déjà été ponctué par quatre guerres "déclarées" en 1956,1967,1973 et 1982. Mais il a pris depuis le déclenchement de la deuxième Intifada en septembre 2000 une dimension inédite dans la violence et la mise en oeuvre de massacres aveugles. Sous cette pression, les laborieux accords d'Oslo et des années de négociation sur la mise en place d'un processus de paix ont volé en éclats. Ce conflit s'inscrit clairement dans une spirale sans fin de folie guerrière marquée par un déchaînement de chaos et de barbarie. La guerre n'est plus le produit d'un combat entre deux camps impérialistes rivaux mais l'expression d'un dérèglement général et du chaos dominant dans les relations internationales.

Depuis le 11 septembre, c'est une escalade vertigineuse dans la politique du pire. Chaque protagoniste est poussé à agir dans la même logique destructrice qu'Al Qaida lors des attentats contre les Twin Towers où l'assassin est en même temps porteur d'un comportement suicidaire. D'un côté, se multiplient les attentats-suicides de kamikazes fanatisés -souvent des jeunes de 18 ou 20 ans- dont le seul objectif est de faire le plus de victimes possible autour d'eux. Et ces actes terroristes sont téléguidés par telle ou telle fraction bourgeoise, nationaliste, du Hamas aux Brigades d'Al-Aqsa en passant par le Hezbollah, quand ils ne sont pas directement manipulés par le Mossad, les services secrets de l'Etat israélien. De l'autre, parallèlement, les Etats sont pris dans le même engrenage pour défendre leurs propres intérêts impérialistes et se lancent dans des aventures guerrières aveugles, sans issue, uniquement vouées à semer la mort et la destruction. Ainsi, Israël est poussé à calquer son attitude belliqueuse, agressive et arrogante sur celle des Etats-Unis. D'ailleurs, Sharon utilise exactement les mêmes arguments que Bush pour justifier sa fuite en avant guerrière et sa croisade "contre le terrorisme". Cela se traduit par l'occupation et le bouclage actuels des villes de Cisjordanie par les tanks, les exactions de l'armée israélienne qui mitraille tout ce qui bouge, tire sur les ambulances et les hôpitaux, qui bombarde les camps de réfugiés, fouille et saccage les maisons les unes après les autres, dynamite les quartiers, détruit les infrastructures vitales et affame les populations autant qu'elle les terrorise.

Chaque Etat -en particulier les grandes puissances rivales des Etats-Unis- tente d'exploiter la situation au mieux de ses propres intérêts pour contrer ou déstabiliser les entreprises de ses concurrents impérialistes. Les réactions prétendument indignées, le masque volontiers "pacifiste" et les tentatives de "médiation", en premier lieu des puissances européennes, ne font que jeter de l'huile sur le feu.

C'est notamment le cas des fractions de la bourgeoisie qui présentent la spirale des guerres et du militarisme comme le résultat de la seule politique des secteurs "faucons" du capitalisme de Sharon à Bush auxquels il faudrait opposer "la loi internationale" basée sur "les droits de l'homme". Les grandes manifestations organisées dans le monde entier contre ou pour la politique de Sharon (et de Bush), quelles que soient leurs intentions proclamées, ne peuvent avoir pour résultat que d'amener les populations à "choisir leur camp", à alimenter les tensions et à entretenir un climat de haine entre les différentes communautés.

En fait, la bourgeoisie veut toujours faire croire que la responsabilité de cette situation incombe à tel ou tel chef d'Etat, à telle ou telle nation, à tel ou tel camp, à tel ou tel peuple. Chaque bourgeoisie allègue avec une immense hypocrisie qu'elle agit "au service de la paix", pour la "défense de la démocratie" ou de "la civilisation". Elle ne fait jamais en cela que couvrir ses propres entreprises criminelles et s'en dédouaner.

Quand l'occasion s'en présente, elle se permet de juger et de condamner certains de ses pairs devant l'Histoire comme des "criminels de guerre". Déjà, la fonction essentielle du procès de Nuremberg instruit par les vainqueurs au lendemain de la seconde boucherie impérialiste mondiale, entre 1945 et 1949, à l'encontre des chefs nazis était de justifier les monstruosités commises par les grandes démocraties à Dresde, Hambourg comme à Hiroshima et Nagasaki. C'est pour légitimer les bombardements sur la Serbie et le Kosovo comme pour masquer la complicité active des grandes puissances avec l'ensemble des atrocités commises lors des conflits en ex-Yougoslavie qu'aujourd'hui encore le Tribunal Pénal International de La Haye juge Milosevic.

De même, après coup, la "communauté internationale" tente de justifier la guerre en Afghanistan par sa "mission libératrice" du joug des talibans : pseudo-libération des femmes, rétablissement de la liberté du commerce et des loisirs (télévision, radio, sport...). L'argument est d'autant plus dérisoire qu'au même moment, redoublent les affrontements entre les innombrables factions et cliques rivales qui ont pris les rênes du pays depuis la chute des talibans.

Les prétentions de la bourgeoisie de servir la cause de la paix ne sont que mensonges.

Quelle qu'elle soit, l'action de la bourgeoisie vient aggraver en retour le chaos et la barbarie guerrière au niveau mondial. C'est une des manifestations majeures de la faillite historique du capitalisme, de son pourrissement sur pied et de la menace de destruction que sa survie fait peser sur l'humanité. En fait, le véritable responsable, c'est le capitalisme dans son ensemble dont la guerre est devenue le mode de vie permanent.

La seule force sociale porteuse d'un avenir pour l'humanité, c'est la classe ouvrière. Malgré les obstacles actuels qu'elle rencontre, elle est la seule classe capable de mettre un terme au chaos et à la barbarie capitaliste, d'instaurer une nouvelle société au service de l'espèce humaine.

Alors que le capitalisme tente de reporter à la périphérie les contradictions les plus violentes de son système et les effets de sa crise économique, l'exemple de l'Argentine montre l'ampleur des difficultés de la classe ouvrière à retrouver et à réaffirmer son identité de classe et ses luttes se retrouvent dévoyées dans l'impasse de l'interclassisme (voir article page 2). A un autre niveau, la classe ouvrière est aujourd'hui largement confrontée au piège du pacifisme qui, en semant les mêmes illusions interclassistes, agitées notamment par les "antimondialistes", n'est qu'une façon de la ramener derrière la défense des intérêts nationaux de la bourgeoisie. Le prolétariat a pour responsabilité essentielle d'intégrer dans le développement de ses luttes, face aux attaques de la bourgeoisie, la conscience des enjeux historiques et du danger mortel que fait courir le chaos et la barbarie guerrière à l'humanité. Cela devra renforcer à terme sa détermination à poursuivre, développer et unifier son combat de classe : "Le siècle qui commence sera décisif pour l'histoire de l'humanité. Si le capitalisme poursuit sa domination de la planète, la société sera plongée avant 2100 dans la plus totale barbarie, une barbarie à côté de laquelle celle qu'elle a connue au cours du 20e siècle fera figure d'une petite migraine, une barbarie qui la ramènera à l'âge de pierre ou qui carrément la détruira. C'est pourquoi, s'il existe un avenir pour l'espèce humaine, il est entièrement entre les mains du prolétariat mondial dont la révolution peut seule renverser la domination du mode de production capitaliste qui est responsable, du fait de sa crise historique, de toute la barbarie actuelle"'(Revue Internationale, n° 104, 1er trimestre 2001 "A l'aube du 21e siècle... Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme").

 

GF (7 avril)

 

 

Géographique: 

  • Moyen Orient [40]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [41]
  • Guerre [10]

Révoltes populaires en Argentine : seule l'affirmation du prolétariat sur son terrain peut faire reculer la bourgeoisie

  • 2989 reads

Les événements qui se sont déroulés en Argentine de décembre 2001 à février 2002 ont suscité un grand intérêt chez les éléments politisés du monde entier. Des discussions et des réflexions ont eu lieu parmi les ouvriers combatifs sur leur lieu de travail. Certains groupes trotskistes ont parlé de "début de la révolution".

Au sein de la Gauche communiste, le BIPR a dédié de nombreux articles à ces événements et a affirmé, dans une Déclaration, que : "En Argentine, les ravages dus à la crise économique ont mis en mouvement un prolétariat fort et déterminé sur le terrain de la lutte et de l'auto-organisation, propre à exprimer une rupture de classe" (1).

L'intérêt qu'a suscité la situation d'effervescence sociale en Argentine est tout à fait légitime et compréhensible. En effet, depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, la situation internationale n'a pas été marquée par de grands mouvements prolétariens de masse comme l'avaient été, par exemple, la grève en Pologne en 1980 ou des luttes comme celles de Cordoba en Argentine en 1969. Le devant de la scène a été dominé par la barbarie guerrière (la guerre du Golfe en 1991, la Yougoslavie, l'Afghanistan, le Moyen-Orient...), par les effets tous les jours plus profonds de l'avancée de la crise économique mondiale (licenciements massifs, chômage, baisse des salaires et des pensions) et par les différentes manifestations de la décomposition du capitalisme (destruction de l'environnement, multiplication des catastrophes "naturelles" et "accidentelles", développement du fanatisme religieux, racial, de la criminalité, etc.).

Cette situation, dont nous avons analysé les causes en détail (2), est à l'origine du fait que les éléments politisés portent une attention particulière aux événements qui se sont déroulés en Argentine et qui semblent rompre avec cette ambiance dominante des "mauvaises nouvelles" : en Argentine, les protestations de rue ont provoqué un ballet sans précédent de présidents (5 en 15 jours), elles ont pris la forme de nombreuses assemblées "auto-convoquées" et ont exprimé bruyamment leur rejet de "tous les politiques".

Les révolutionnaires se doivent de suivre attentivement les mouvements sociaux afin de prendre position et d'intervenir partout où la classe ouvrière se manifeste. Il est certain que les ouvriers ont participé aux mobilisations qui se sont succédées en Argentine et que certaines luttes isolées ont formulé de claires revendications de classe et se sont heurtées au syndicalisme officiel. Nous sommes solidaires de ces combats, mais notre contribution la plus importante, en tant que groupe révolutionnaire, est d'abord et avant tout de dégager la plus grande clarté dans l'analyse de ces événements. C'est de cette clarté que dépend la capacité des organisations révolutionnaires à mener une intervention adéquate, en se référant en permanence au cadre historique et international défini par la méthode marxiste. En effet, la pire erreur que puissent commettre les organisations d'avant-garde du prolétariat mondial serait de semer des illusions au sein de la classe ouvrière, en l'encourageant dans ses faiblesses et en lui faisant prendre ses défaites pour des victoires. Une telle erreur, loin de participer à aider le prolétariat à reprendre l'initiative, à développer ses luttes sur son propre terrain de classe, à s'affirmer comme seule force sociale antagonique au capital, ne peut, au contraire, que rendre sa tâche encore plus difficile.

De ce point de vue, la question que nous posons est : quelle a été la nature de classe des événements en Argentine ? S'agit-il d'un mouvement où, comme le pense le BIPR, le prolétariat a développé son "auto-organisation" et sa "rupture" avec le capitalisme ? Notre réponse est claire et nette : NON. Le prolétariat en Argentine s'est trouvé submergé et dilué dans un mouvement de révolte interclassiste. Ce mouvement de protestation populaire, dans lequel la classe ouvrière a été noyée, n'a pas exprimé la force du prolétariat mais sa faiblesse. Celui-ci n'a été en mesure d'affirmer ni son autonomie politique, ni son auto-organisation.

Le prolétariat n'a pas besoin de se consoler ni de s'accrocher à des chimères illusoires. Ce dont il a besoin, c'est de retrouver le chemin de sa propre perspective révolutionnaire, de s'affirmer sur la scène sociale comme seule et unique classe capable d'offrir un avenir à l'humanité, et partant, d'entraîner derrière lui les autres couches sociales non exploiteuses. Pour cela, le prolétariat a besoin de regarder la réalité en face, il ne doit pas avoir peur de la vérité. Pour développer sa conscience et hisser ses luttes à la hauteur des enjeux de la situation historique présente, il ne peut faire l'économie de la critique de ses faiblesses, d'une réflexion de fond sur les erreurs qu'il commet et sur les difficultés qu'il rencontre. Les événements d'Argentine serviront au prolétariat mondial - et au prolétariat argentin lui-même dont les capacités de lutte ne se sont pas épuisées, loin de là, - s'il en tire une leçon claire : la révolte interclassiste n'affaiblit pas le pouvoir de la bourgeoisie, ce qu'elle affaiblit principalement, c'est le prolétariat lui-même.

L'effondrement de l'économie argentine : une manifestation éclatante de l'aggravation de la crise.

Nous n'entrerons pas ici dans une analyse détaillée de la crise économique en Argentine. Nous renvoyons pour cela à notre presse territoriale (3).

Particulièrement significatives de la situation sont l'escalade brutale du chômage qui est passée de 7% en 1992 à 17% en octobre 2001 et a atteint 30% rien qu'en trois mois (décembre 2001), et l'apparition, pour la première fois depuis l'époque de la colonisation espagnole, du phénomène de la faim dans un pays considéré, jusqu'à récemment, de "niveau européen" et dont la production principale est, précisément, la viande et le blé.

Loin d'être un phénomène local, provoqué par des causes telles que la corruption ou la volonté de "vivre comme des européens", la crise argentine constitue un nouvel épisode de l'aggravation de la crise économique du capitalisme. Cette crise est mondiale et affecte tous les pays. Mais ceci ne signifie pas qu'elle les affecte tous de la même façon et au même niveau. "Si elle n'épargne aucun pays, la crise mondiale exerce ses effets les plus dévastateurs non dans les pays les plus développés, les plus puissants, mais dans les pays qui sont arrivés trop tard dans l'arène économique mondiale et dont la route au développement est définitivement barrée par les puissances plus anciennes." ("Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe", Revue Internationale n° 31).

De plus, face à la poursuite de l'aggravation de la crise, les pays les plus forts prennent des mesures destinées à se défendre contre ses coups et à reporter ceux-ci sur les pays plus faibles ("libéralisation" du commerce mondial, "mondialisation" des transactions financières, investissements dans des secteurs clés des pays plus faibles utilisant les privatisations, les politiques du FMI, etc.) c'est-à-dire tout ce qu'on appelle la "mondialisation". Ceci n'est rien d'autre qu'un ensemble de mesures de capitalisme d'Etat appliquées à l'économie mondiale par les grands pays pour se protéger de la crise et reporter ses pires effets sur les plus faibles (4). Les données fournies par la Banque mondiale (5) sont éloquentes : entre 1980 et 2000, les créanciers privés recevront de l'ensemble des pays d'Amérique latine 192 milliards de dollars de plus que le montant qu'ils ont prêté, mais entre 1999-2000, donc en deux ans seulement, cette différence s'accroît de rien moins que 86 288 millions de dollars, c'est-à-dire pratiquement la moitié de la différence produite en 20 ans. Pour sa part, le FMI, entre 1980 et 2000, a octroyé aux pays sud-américains des crédits d'un montant de 71,3 milliards de dollars en même temps que ces derniers remboursaient, dans le même laps de temps, 86,7 milliards !

Et pourtant, la situation en Argentine n'est que le sommet de l'iceberg : derrière l'Argentine, il y a une série de pays, assez importants pour diverses raisons - leur rôle en tant que fournisseur de pétrole, leur position stratégique - qui sont des candidats potentiels à subir le même effondrement économique et politique : le Venezuela, la Turquie, le Mexique, le Brésil, l'Arabie saoudite...

Mouvement autonome de classe ou révolte interclassiste aveugle et chaotique ?

Comme l'affirme, de façon lapidaire, le BIPR dans sa publication italienne, le capitalisme répond à la faim par encore plus de faim. Le BIPR montre aussi clairement l'absence d'alternative contenue dans les multiples mesures de "politique économique" proclamées par les gouvernements, oppositions ou "mouvements alternatifs" comme le Forum social de Porto Alegre. Les remèdes ingénieux que prescrivent ces démagogues ont été disqualifiés les uns après les autres par les faits eux-mêmes en 30 ans de crise (6). De ce fait, le BIPR conclut à juste raison : "Il ne faut pas se faire d'illusion : à ce stade, le capitalisme n'a rien d'autre à offrir que la généralisation de la misère et de la guerre. Seul le prolétariat peut enrayer cette tragique dérive." (7)

Cependant, les mouvements de protestation en Argentine sont évalués par le BIPR de la façon suivante : "[Le prolétariat] est descendu spontanément dans la rue, entraînant derrière lui la jeunesse, les étudiants, et des parties importantes de la petite bourgeoisie prolétarisée et paupérisée comme lui. Tous ensemble, ils ont exercé leur rage contre les sanctuaires du capitalisme, les banques, les bureaux et surtout les supermarchés et autres magasins qui ont été pris d'assaut comme les fours à pain au Moyen-Age. Malgré le gouvernement qui, dans l'espoir d'intimider les rebelles, n'a rien trouvé de mieux que de déchaîner une répression sauvage, faisant de nombreux morts et blessés, la révolte n'a pas cessé, s'étendant à tout le pays, assumant des caractéristiques toujours plus classistes."

Dans les mobilisations sociales qui ont eu lieu en Argentine, nous pouvons distinguer trois composantes :

 

Premièrement, les assauts contre les supermarchés menés essentiellement par des marginaux, la population lumpenisée ainsi que par les jeunes chômeurs.

Ces mouvements ont été férocement réprimés par la police, les vigiles privés et les commerçants eux-mêmes. Dans de nombreux cas, ils ont dégénéré en cambriolages d'habitations dans les quartiers pauvres ou en saccages de bureaux, de magasins (8), etc. La principale conséquence de cette 'première composante' du mouvement social est qu'elle a conduit à de tragiques affrontements entre les travailleurs eux-mêmes comme l'illustre l'affrontement sanglant entre les piqueteros qui voulaient emporter des aliments et les employés du Marché central de Buenos Aires le 11 janvier. (9)

Pour le CCI, les manifestations de violence au sein de la classe ouvrière (qui sont ici une illustration des méthodes propres aux couches lumpénisées du prolétariat) ne sont nullement une expression de sa force, mais au contraire de sa faiblesse. Ces affrontements violents entre différentes parties de la classe ouvrière constituent une entrave à son unité et à sa solidarité et ne peuvent que servir les intérêts de la classe dominante.

 

La seconde composante a été "le mouvement des cacerolas (casseroles)".

Cette composante a été essentiellement incarnée par les "classes moyennes", exaspérées par le mauvais coup porté par la séquestration et la dévaluation de leur épargne, ce qu'on appelle corralito. La situation de ces couches est désespérée : "Chez nous, la pauvreté s'allie à un chômage élevé ; à cette pauvreté s'ajoutent les 'nouveaux pauvres' qui y tombent, anciens membres de la classe moyenne, à cause d'une mobilité sociale déclinante, à l'inverse de l'émigration argentine florissante des débuts du 20e siècle." (10) Les employés du secteur public, les retraités, certains secteurs du prolétariat industriel reçoivent, comme la petite bourgeoisie, le coup de poignard que constitue le corralito : leurs maigres économies, acquises grâce à l'effort de toute une vie, se trouvent pratiquement réduites à néant ; ces compléments à des pensions de misère, se sont volatilisés. Cependant, aucune de ces caractéristiques n'apporte un caractère de classe au mouvement des cacerolas, et ce dernier reste une révolte populaire interclassiste, dominée par les prises de position nationalistes et "ultra-démocratiques".

La troisième composante est formée par toute une série de luttes ouvrières.

Il s'agit notamment des grèves d'enseignants dans la grande majorité des 23 provinces d'Argentine, du mouvement combatif des cheminots au niveau national, de la grève de l'hôpital Ramos Mejias à Buenos Aires ou de la lutte de l'usine Bruckmann dans le Grand Buenos Aires au cours de laquelle ont eu lieu des affrontements tant avec la police en uniforme qu'avec la police syndicale, de la lutte des employés de banque, de nombreuses mobilisations de chômeurs qui, depuis deux ans, ont fait des marches à travers le pays tout entier (les fameux piqueteros).

Les révolutionnaires ne peuvent évidemment que saluer l'énorme combativité dont a fait preuve la classe ouvrière en Argentine. Mais, comme nous l'avons toujours affirmé, la combativité, aussi forte soit-elle, n'est pas le seul et principal critère permettant d'avoir une vision claire du rapport de forces entre les deux classes fondamentales de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. La première question a laquelle nous devons répondre est la suivante : ces luttes ouvrières qui ont explosé aux quatre coins du pays et dans de nombreux secteurs, se sont-elles inscrites dans une dynamique pouvant déboucher sur un mouvement uni de toute la classe ouvrière, un mouvement massif capable de briser les contre-feux mis en place par la bourgeoisie (notamment ses forces d'opposition démocratiques et ses syndicats) ? A cette question, la réalité des faits nous oblige à répondre clairement : non. Et c'est justement parce que ces grèves ouvrières sont restées éparpillées, et n'ont pu déboucher sur un gigantesque mouvement unifié de toute la classe ouvrière que le prolétariat en Argentine n'a pas été en mesure de se porter à la tête du mouvement de protestation sociale et d'entraîner dans son sillage, derrière ses propres méthodes de lutte, l'ensemble des couches non exploiteuses. Au contraire, du fait de son incapacité à se porter aux avant-postes du mouvement, ses luttes ont été noyées, diluées et polluées par la révolte sans perspective des autres couches sociales qui, bien qu'elles soient elles-mêmes victimes de l'effondrement de l'économie argentine, n'ont aucun avenir historique. Pour les marxistes, la seule méthode permettant de ne pas perdre la boussole et de pouvoir s'orienter dans une telle situation se résume dans la question : qui dirige le mouvement ? Quelle est la classe sociale qui a l'initiative et marque la dynamique du mouvement ? Ce n'est qu'en étant capables d'apporter une réponse correcte à cette question que les révolutionnaires pourront contribuer à ce que le prolétariat avance vers la perspective de son émancipation et, par là même, de celle de l'humanité tout entière, en se dégageant de la dérive tragique dans laquelle l'emporte le capitalisme.

Et là dessus, le BIPR commet une grave erreur de méthode. Contrairement à sa vision photographique et empiriste, ce n'est pas le prolétariat qui a entraîné les étudiants, les jeunes, des parties importantes de la petite bourgeoisie, mais c'est précisément l'inverse. C'est la révolte désespérée, confuse et chaotique d'un ensemble de couches populaires qui a submergé et dilué la classe ouvrière. Un examen sommaire des prises de position, des revendications et du type de mobilisation des assemblées populaires de quartier qui ont proliféré à Buenos Aires et se sont étendues à tout le pays, le montre dans toute sa crudité. Que demande l'appel à manifester du cacerolazo mondial des 2 et 3 février 2002, appel qui a trouvé un écho auprès de vastes secteurs politisés, dans plus de vingt villes de quatre continents ? Ceci : "Cacerolazo global, nous sommes tous l'Argentine, tout le monde dans la rue, à New York, Porto Alegre, Barcelone, Toronto, Montréal - (ajoute ta ville et ton pays). Que tous s'en aillent ! FMI, Banque mondiale, Alca, multinationales voleuses, gouvernements/politiques corrompus ! Qu'il n'en reste pas un ! Vive l'assemblée populaire ! Debout le peuple argentin !" Ce "programme", malgré toute la colère qu'il exprime contre "les politiques", est celui que ces derniers défendent tous les jours, de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, car les gouvernements "ultra-libéraux" eux-mêmes savent porter des coups "critiques" à l'ultra-libéralisme, aux multinationales, à la corruption, etc.

D'autre part, ce mouvement de protestation "populaire" a été très fortement marqué par le nationalisme le plus extrême et réactionnaire. Dans toutes les manifestations d'assemblées de quartiers, il est répété jusqu'à la nausée que l'objectif est de "créer une autre Argentine", de "reconstruire notre pays sur ses propres bases". Sur les sites Internet des différentes assemblées de quartiers, on trouve des débats de type réformiste et nationaliste, tels que : devons-nous payer la dette extérieure ? Quelle est la meilleure solution, imposer le peso ou le dollar ? Sur un site Internet, il est proposé, de façon louable, de travailler à la "formation et à la prise de conscience" des gens, et pour cela, d'ouvrir un débat sur Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau (11) et il est aussi demandé un retour aux classiques argentins du 19e siècle comme San Martin ou Sarmiento.

Il faut être particulièrement myope (ou avoir envie de se rassurer en se racontant des contes pour enfants) pour ne pas voir que ce nationalisme outrancier a également contaminé les luttes ouvrières : les travailleurs de TELAM ont mis à la tête de leurs manifestations des drapeaux argentins ; dans un quartier ouvrier du Grand Buenos Aires, l'assemblée tenue contre le paiement d'un nouvel impôt municipal a entonné l'hymne national au début et à la fin.

Du fait de son caractère interclassiste, ce mouvement populaire et sans perspective ne pouvait rien faire d'autre que de préconiser les mêmes solutions réactionnaires qui ont conduit à la situation tragique dans laquelle a plongé la population, et dont les partis politiques, les syndicats, l'Église, etc.- c'est-à-dire les forces capitalistes contre lequel ce mouvement voulait lutter - ont la bouche pleine. Mais cette aspiration à la répétition de la situation antérieure, cette recherche de la poésie du passé est une confirmation très éloquente de son caractère de révolte sociale impuissante et sans avenir. Comme en témoigne, avec une grande sincérité, un participant aux assemblées : "Beaucoup disent que nous n'avons pas de propositions à faire, que tout ce que nous savons faire, c'est de nous opposer. Et nous pouvons dire avec orgueil que oui, nous nous opposons au système établi par le néolibéralisme. Comme un arc tendu par l'oppression, nous sommes les flèches lancées contre la pensée unique. Notre action sera défendue, pied à pied, par nos habitants pour exercer le droit le plus ancien des peuples, la résistance populaire" (12)

En Argentine même, en 1969-73, le Cordobazo, la grève de Mendoza, la vague de luttes qui a inondé le pays, ont constitué la clé de l'évolution sociale. Sans avoir loin de là un caractère insurrectionnel, ces luttes ont marqué le réveil du prolétariat qui, à son tour, a conditionné toutes les questions politiques et sociales du pays. Mais en Argentine, en décembre 2001, du fait de l'aggravation de la décomposition de la société capitaliste, la situation n'est pas la même. Le prolétariat se trouve aujourd'hui confronté à des difficultés nouvelles, à des obstacles qu'il doit encore surmonter pour pouvoir s'affirmer, développer son identité et son autonomie de classe. Contrairement à la période du début des années 70, la situation sociale en Argentine a été marquée par un mouvement interclassiste qui a dilué le prolétariat et n'a marqué la scène politique que de façon éphémère et impuissante. Certes, le mouvement des cacerolas a réalisé un exploit digne du Guiness des records, avec le renversement successif de 5 présidents en 15 jours. Mais tout ceci n'est rien d'autre qu'un feu de paille. Actuellement, les sites web des Assemblées populaires constatent amèrement que le mouvement s'est évanoui comme par enchantement, de sorte que le rusé Duhalde est parvenu à rétablir l'ordre sans avoir en aucune manière atténué la misère galopante ni fait en sorte que son plan économique apporte la moindre solution.

La leçon des événements d'Argentine

Dans la période historique actuelle que nous avons définie comme étant la phase de décomposition du capitalisme (13), le prolétariat court un risque très important : celui de la perte de son identité de classe, du manque de confiance en lui-même, en sa capacité révolutionnaire à s'ériger en force sociale autonome et déterminante dans l'évolution de la société. Ce danger est le produit de toute une série de facteurs reliés entre eux :

- le coup porté à la conscience du prolétariat par l'effondrement du bloc de l'Est, que la bourgeoisie a pu facilement présenter comme étant "l'effondrement du communisme" et "l'échec historique du marxisme et de la lutte de classe" ;

- le poids de la décomposition du système capitaliste qui érode les liens sociaux et favorise une atmosphère de compétition irrationnelle, y compris dans des secteurs du prolétariat lui-même ;

- la peur vis-à-vis de la politique et de la politisation qui est une conséquence de la forme qu'a prise la contre-révolution (à travers le stalinisme, c'est-à-dire 'de l'intérieur' du bastion prolétarien lui-même et des partis de l'Internationale communiste) et de l'énorme coup qu'a représenté pour la classe ouvrière, historiquement, la dégénérescence coup sur coup, en moins d'une génération, des deux meilleures créations de sa capacité politique et de prise de conscience : d'abord des partis socialistes et à peine dix ans après, des partis communistes.

Ce danger peut finir par l'empêcher de prendre l'initiative face à la désagrégation profonde de toute la société, conséquence de la crise historique du capitalisme. L'Argentine montre avec clarté ce danger potentiel : la paralysie générale de l'économie et les convulsions importantes de l'appareil politique bourgeois n'ont pas été utilisées par le prolétariat pour s'ériger en tant que force sociale autonome, pour lutter pour ses propres objectifs et gagner à travers cela les autres couches de la société. Submergé par un mouvement interclassiste, typique de la décomposition de la société bourgeoise, le prolétariat s'est trouvé entraîné dans une révolte stérile et sans avenir. Pour cette raison, les spéculations qu'ont attisées les milieux trotskistes, anarchistes, autonomes, et de façon générale, les milieux "anti-mondialisation" à propos des événements en Argentine, en les présentant comme "le début d'une révolution", un "nouveau mouvement", la "démonstration pratique qu'une autre société est possible", sont extrêmement dangereuses.

Le plus préoccupant, c'est que le BIPR s'est fait l'écho de ces confusions en apportant sa contribution aux illusions sur "la force du prolétariat en Argentine". (14)

Ces spéculations désarment les minorités que sécrète le prolétariat et qui sont aujourd'hui à la recherche d'une alternative révolutionnaire face à ce monde qui s'écroule. C'est pour cela même qu'il nous paraît important d'éclaircir les raisons pour lesquelles le BIPR croit voir de gigantesques "mouvements de classe" dans ce qui n'est rien de plus que des moulins à vent de révoltes interclassistes.

En premier lieu, le BIPR a toujours rejeté le concept de cours historique avec lequel nous cherchons à comprendre l'évolution des rapports de force entre le prolétariat et la bourgeoisie dans la situation historique présente qui s'est ouverte avec le ressurgissement historique du prolétariat sur la scène sociale en 1968. Tout cela apparaît au BIPR comme du pur idéalisme qui fait "tomber dans des prédictions et des pronostics" (15). Son rejet de cette méthode historique l'amène à avoir une vision immédiatiste et empirique, tant vis-à-vis des faits guerriers que vis-à-vis de la lutte de classe. Ainsi, il n'est pas inutile de rappeler l'analyse qu'avait faite le BIPR de la guerre de Golfe, présentée comme le "début de la 3ème guerre mondiale". C'est encore à cause de cette même méthode photographique qu'il avait présenté la révolution de palais qui mit fin au régime de Ceaucescu presque comme une "révolution" : "La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place? en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale" ("Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore", Battaglia Comunista de janvier 1990).

Ainsi, il est clair que le rejet de toute analyse du cours historique ne peut que le conduire à se laisser ballotter par les événements immédiats. Son absence de méthode d'analyse de la situation historique mondiale et du rapport de forces réel entre les classes l'amène tantôt à considérer que nous sommes au bord d'une troisième guerre mondiale, tantôt au bord de la révolution prolétarienne. Comment, selon la "méthode" d'analyse du BIPR, le prolétariat passe-t-il de la situation d'embrigadement derrière les drapeaux nationaux préparant une troisième guerre mondiale à la situation où il est prêt à l'assaut révolutionnaire, cela reste pour nous un mystère et nous attendons toujours que le BIPR nous donne une explication cohérente de ces oscillations.

Pour notre part, face à ce va-et-vient démoralisant, nous estimons que seule la boussole d'une vision globale et historique peut permettre aux révolutionnaires de ne pas être le jouet des événements et d'éviter de tromper leur classe en lui faisant prendre des vessies pour des lanternes.

En second lieu, le BIPR ne cesse d'ironiser sur notre analyse de la décomposition du capitalisme en affirmant qu'elle nous "sert à tout expliquer". Et pourtant, le concept de décomposition est très important pour faire la distinction entre révolte et lutte de classe du prolétariat. Cette distinction est cruciale à notre époque. La situation actuelle du capitalisme évolue effectivement vers la protestation, le tumulte, les chocs entre les classes, les couches et les secteurs de la société. La révolte est le fruit aveugle et impuissant des convulsions de la société agonisante. Elle ne contribue pas au dépassement de ces contradictions mais à leur pourrissement et à leur aggravation. C'est l'expression de l'une des issues de la perspective générale que dégage Le Manifeste communiste de la lutte des classes tout au long de l'histoire selon laquelle elle "se termine toujours par la transformation révolutionnaire de la société ou par l'effondrement des classes en présence", ce dernier terme de l'alternative étant celui qui fournit la base du concept même de décomposition. Face à cela, il y a la lutte de classe du prolétariat qui, si elle est capable de s'exprimer sur son terrain de classe, en maintenant son autonomie et en avançant vers son extension et son auto-organisation, peut se convertir en "un mouvement de l'immense majorité en faveur de l'immense majorité" (ibid.). Tout l'effort des éléments les plus conscients du prolétariat et, de façon plus générale, des ouvriers en lutte, est de ne pas confondre la révolte avec la lutte autonome de la classe, de combattre pour que le poids de la décomposition générale de la société n'entraîne pas la lutte du prolétariat dans l'impasse de la révolte aveugle. Alors que le terrain de celle-ci amène à l'usure progressive des capacités du prolétariat, le terrain de la lutte de classe le conduit vers la destruction révolutionnaire de l'État capitaliste dans tous les pays.

La perspective du prolétariat

Cependant, si en Argentine, les faits montrent clairement le danger encouru par le prolétariat s'il se laisse entraîner sur le terrain pourri de la révolte "populaire" interclassiste, la question du dénouement de l'évolution de la société vers la barbarie ou vers la révolution ne se joue pas là mais dans l'épicentre des grandes concentrations ouvrières du monde et, plus particulièrement, en Europe occidentale.

"Une révolution sociale ne consiste pas simplement en la rupture d'une chaîne, dans l'éclatement de l'ancienne société. Elle est encore et simultanément une action pour l'édification d'une nouvelle société. Ce n'est pas un fait mécanique, mais un fait social indissolublement lié à des antagonismes d'intérêts humains, à la volonté et aux aspirations des classes sociales et de leur lutte". (Revue internationale n°31 op. cit) Les visions mécanistes et matérialistes vulgaires ne voient dans la révolution prolétarienne que l'aspect explosion du capitalisme, mais elles sont incapables de voir l'aspect le plus important et décisif : sa destruction révolutionnaire par l'action consciente du prolétariat, c'est-à-dire ce que Lénine et Trotsky appelaient "le facteur subjectif". Ces visions matérialistes vulgaires constituent une entrave à une prise de conscience de la gravité de la situation historique marquée par l'entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence : celle de sa décomposition, de son pourrissement sur pied. De plus un tel matérialisme mécanique et contemplatif se contente de se "satisfaire" de l'aspect "objectivement révolutionnaire" : l'aggravation inexorable de la crise économique, les convulsions de la société, le pourrissement de la classe dominante. Les dangers que représentent les manifestations de la décomposition du capitalisme (de même que l'exploitation idéologique qu'en fait la classe dominante) pour la conscience du prolétariat, pour le développement de son unité et de sa confiance en lui-même, sont balayés d'un revers de main par le matérialisme vulgaire ! (16)

Mais la clé d'une perspective révolutionnaire à notre époque réside précisément dans la capacité du prolétariat à développer dans ses luttes cet ensemble d'éléments "subjectifs" (sa conscience, sa confiance en son devenir révolutionnaire, son unité et sa solidarité de classe) qui lui permettront de contrecarrer progressivement puis de mettre fin en le dépassant au poids de la décomposition idéologique et sociale du capitalisme. Là où existent les conditions les plus favorables pour ce développement, c'est précisément dans les grandes concentrations ouvrières d'Europe occidentale, où "les révolutions sociales ne se produisent pas là où l'ancienne classe dominante est la plus faible et où sa structure est la moins développée, mais au contraire là où sa structure a atteint son plus grand achèvement compatible avec les forces productives et où la classe porteuse des nouveaux rapports de production appelés à se substituer aux anciens devenus caducs est la plus forte... Marx et Engels cherchent et misent sur les points où le prolétariat est le plus fort, le plus concentré et le plus apte à opérer la transformation sociale. Car, si la crise frappe en premier lieu et plus brutalement les pays sous-développés en raison même de leur faiblesse économique et de leur manque de marge de man?uvre, il ne faut jamais perdre de vue que la crise a sa source dans la surproduction et donc dans les grands centres de développement du capitalisme. C'est là une autre raison pour laquelle les conditions d'une réponse à cette crise et à son dépassement résident fondamentalement dans ces grands centres." (ibid.)

En fait, la vision déformée du BIPR sur le contenu de classe des événements d'Argentine est à mettre en relation avec son analyse des potentialités du prolétariat des pays de la périphérie qui s'exprime notamment dans ses "Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie capitaliste" adoptées par le 6e congrès de Battaglia comunista (publiées en italien dans Prometeo n° 13, série V, juin 1997). Suivant ces thèses, les conditions qui prévalent dans les pays de la périphérie déterminent dans ces derniers "un potentiel de radicalisation des consciences plus élevé que dans les formations sociales des grandes métropoles" ce qui entraîne que "Il reste la possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile et le 'niveau d'attention' obtenu par les communistes révolutionnaires plus élevé, par rapport aux formations sociales du capitalisme avancé." Dans la Revue internationale n° 100 ("La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme") nous réfutons en détail une telle analyse de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'y revenir ici. Ce que nous devons signaler, c'est que la vision faussée du BIPR de la signification des révoltes récentes en Argentine constitue une illustration non seulement de son incapacité d'intégrer la notion de cours historique de même que celle de la décomposition du capitalisme, mais aussi du caractère erroné de ces thèses.

Pour sa part, notre analyse ne signifie nullement que nous méprisons ou sous-estimons les luttes du prolétariat en Argentine ou dans d'autres zones où le capitalisme est plus faible. Elle signifie simplement que les révolutionnaires, en tant qu'avant garde du prolétariat, ayant une vision claire de la marche générale du mouvement prolétarien dans son ensemble, ont la responsabilité de contribuer à faire en sorte que le prolétariat et ses minorités révolutionnaires aient, dans tous les pays, une vision plus claire et plus exacte de ses forces et de ses limites, de qui sont ses alliés et de comment orienter ses combats.

Contribuer à cette perspective est la tâche des révolutionnaires. Pour l'accomplir, ils doivent résister de toutes leurs forces à la tentation opportuniste de voir, par impatience, par immédiatisme et manque de confiance historique dans le prolétariat, un mouvement de classe là où - comme ce fut le cas en Argentine, il n'y a eu qu'une révolte interclassiste.

 

Adalen (10 mars 2002)

 

 

 

Notes :

(1) On peut trouver cette Déclaration sur le site Internet du BIPR (https://www.inter-nationalist.net [42]) ; elle s'intitule : "D'Argentine, une leçon : ou le parti révolutionnaire et le socialisme, ou la misère généralisée et la guerre". Si nous consacrons une bonne partie de cet article à réfuter les analyses du BIPR, ce n'est nullement à cause d'une hostilité particulière de notre part envers cette organisation mais parce qu'elle représente, avec la nôtre, la principale composante du milieu politique prolétarien ce qui nous donne la responsabilité de combattre celles de ses conceptions que nous estimons erronées et facteurs de confusion auprès des éléments qui s'approchent des positions de la Gauche communiste.

(2) Voir dans la Revue internationale : "Effondrement du bloc de l'Est, des difficultés accrues pour le prolétariat" n°60 ; "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme ?" n°103 et 104 ; "Rapport sur la lutte de classe" n°107.

(3) Voir en particulier les n° 319 et 320 de Révolution internationale

(4) Voir le "Rapport sur la crise économique" dans la Revue internationale n°106.

(5) Source : Banque mondiale, World Development indicators 2001.

(6) Voir le "Rapport sur la crise économique" mentionné plus haut dans la Revue internationale n°106, et l'article "30 ans de crise du capitalisme" dans la Revue internationale n° 96 à 98

(7) Prise de position du BIPR sur l'Argentine, mentionnée plus haut.

(8) Un journal - Pagina, 12 janvier 2000 - rapportait : "le fait, sans précédent, que dans certains quartiers du Grand Buenos Aires, les saccages sont passés des commerces aux maisons."

(9) Voir Révolution internationale n°320, organe du CCI en France.

(10) Repris d'un Site Web présentant des résumés de la presse argentine.

(11) Ce n'est pas négatif en soi d'étudier les oeuvres des penseurs antérieurs au mouvement ouvrier, puisque ce dernier intègre et dépasse dans sa conscience révolutionnaire tout l'héritage historique de l'humanité. Néanmoins, ce n'est pas précisément un point de départ adéquat pour affronter les graves problèmes actuels que de commencer par Rousseau.

(12) Tiré du forum Internet, www.cacerolazo.org [43].

(13) Lire les "Thèses sur la décomposition" parues dans la Revue internationale n°62 et republiées dans la Revue internationale n°107.

(14) En revanche, le PCI, dans le n°460 de son journal le Prolétaire, adopte une prise de position claire, dès le titre de son article ("Les cacerolazos ont pu renverser les présidents. Pour combattre le capitalisme, il faut la lutte ouvrière !"), et il dénonce le caractère inter-classiste du mouvement en défendant que : "Il n'existe qu'une voie pour s'opposer à cette politique : la lutte contre le capitalisme, la lutte ouvrière unissant tous les prolétaires sur des objectifs non populaires mais de classe, la lutte non nationale mais internationale, la lutte se fixant le but final non de la réforme mais de la révolution".

(15) Pour connaître notre conception du cours historique, on peut lire nos articles dans la Revue internationale n° 15, 17 et 107. Nous avons fait des polémiques avec le BIPR sur ce sujet dans la Revue internationale n° 36 et 89.

(16) "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux différentes facettes de cette décomposition idéologique :

- l'action collective, la solidarité trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle" ;

- le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;

- la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future" ;

- la conscience, la lucidité, la cohérence de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale n° 107)

 

Géographique: 

  • Argentine [44]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [45]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [12° partie]

  • 3140 reads

Le débat sur la "culture prolétarienne"

Dans les articles précédents de cette série, nous avons examiné comment, au cours des années 1920, 30 et 40, les plus sombres de la contre-révolution, le mouvement communiste s'est efforcé de comprendre ce qui était advenu de la première dictature du prolétariat établie à l'échelle d'un pays entier : le pouvoir des Soviets en Russie. Des articles à venir traiteront des leçons que les révolutionnaires ont tirées de la disparition de cette dictature et qu'il faut appliquer à tout régime prolétarien du fu­tur. Mais avant de poursuivre dans cette direction, nous devons revenir sur ces jours où la révolution russe était encore en vie, et étudier un aspect-clé de la transfor­mation communiste qui a été posé mais évidemment non résolu au cours de cette période. Nous voulons évoquer la ques­tion de la «culture».

Nous ne le faisons pas sans une cer­taine hésitation, car le sujet est extrême­ment vaste, et le terme de culture lui-même peut être employé abusivement. Ceci est d'autant plus vrai dans la période actuelle «d'atomisation» que nous appelons la phase de décomposition du capitalisme. Il est vrai que dans les phases précédentes du capitalisme, la culture était générale­ment identifiée avec la culture de «haut niveau» correspondant à la production artistique de la seule classe dominante, une vision qui ignorait ou rejetait ses ex­pressions plus «marginales» (il suffit de considérer, par exemple, le mépris de la bourgeoisie envers les expressions cultu­relles des sociétés primitives colonisées). Aujourd'hui, au contraire, on nous dit que nous vivons dans un monde «multiculturel» où toutes les formes d'ex­pression culturelle ont la même valeur et où, en fait, chaque aspect partiel de la vie sociale devient lui-même une «culture» («culture de la violence», «cul­ture du toujours plus», «culture de la dé­pendance», etc....). Avec de telles simpli­fications, il devient impossible d'arriver à une quelconque notion générale et unifiée de la culture en tant que produit d'époques définies de l'histoire humaine ou de l'his­toire de l'humanité dans sa globalité. Un usage particulièrement pernicieux de cette manière de penser la culture aujourd'hui apparaît à travers le conflit impérialiste en Afghanistan : on n'arrête pas de nous le présenter comme un conflit entre deux cultures, entredeux civilisations, plus pré­cisément la «civilisation occidentale» et la «civilisation musulmane». Et ceci sans aucun doute pour nous cacher la réalité : aujourd'hui il ne règne qu'une seule civi­lisation sur la planète, la civilisation déca­dente du capitalisme mondial.

En revanche et en conformité avec la démarche moniste du marxisme, Trotsky définit la culture comme suit : « Rappe­lons-nous tout d'abord qu'à l'origine, culture désignait un champ labouré, se distinguant d'une forêt ou d'un sol vierge. Culture était opposé à Nature, c'est-à­dire ce qui était produit par les efforts de l'Homme par opposition à ce qui était donné par la Nature. Cette antithèse garde fondamentalement toute sa valeur aujourd'hui ».

La Culture, c'est tout ce qui a été créé, bâti, appris, conquis par l'Homme au cours de toute son histoire et qu 'on distin­gue de tout ce que la Nature a donné, en y incluant l'histoire naturelle de l'Homme lui-même, en tant qu'espèce animale. La science qui étudie l'Homme comme pro­duit de l'évolution animale est appelée l'anthropologie. Mais à partir du mo­ment où l'Homme s'est séparé du monde animal -approximativement quand il s'est saisi d'outils primitifs de pierre ou de bois pour accroître la puissance de son propre corps - alors a commencé la création et l'accumulation de la Culture, c'est-à-dire tout ce qui constitue son savoir et son habileté dans son combat pour la domi­nation de la nature» (Culture et Socia­lisme, 1926). Ceci est en effet une définition très large, une défense de la vision matéria­liste de l'émergence de l'homme, qui mon­tre que la transition de la nature vers la culture n'est rien d'autre que le produit de quelque chose d'aussi essentiel et univer­sel que le travail.

Il n'en demeure pas moins que d'après cette définition, la politique et l'économie, dans leur plus large acception, sont elles ­mêmes des expressions de la culture hu­maine, et nous pourrions courir le danger de perdre de vue ce dont nous parlons. Cependant, dans un autre essai, «L'homme ne vit pas que de politique» - 1923, Trotsky signale que pour comprendre le véritable rapport entre la politique et la culture, il est nécessaire de fournir, à côté de son sens le plus large, une définition plus «étroite» du domaine politique, comme «caractérisant une certaine partie de l'activité sociale, étroitement liée à la lutte pour le pouvoir, et opposée au travail économique, cultu­rel, etc.» ; ceci est également valable pour le terme culture, qui, dans ce contexte, s'applique à des domaines tels que l'art, l'éducation et les Questions du mode de vie (titre d'une série d'essais de Trotsky comprenant l'article cité ci-dessus). Vus sous cet angle, les aspects culturels de la révolution pourraient apparaître secondai­res, ou du moins comme dépendants des domaines politique et économique. Et c'est en fait le cas : comme Trotsky le montre dans le texte que nous republions plus loin, c'est une folie d'espérer une réelle renaissance culturelle tant que la bour­geoisie n'a pas été politiquement défaite et que lesf ondations matérielles de la société socialiste n'ont pas été mises en place. De façon identique, même si nous réduisons encore le problème de la culture au seul domaine de l'art, demeure posée la ques­tion fondamentale de la nature de la société que la révolution veut bâtir. Ce n'est pas un hasard, par exemple, si la contribution la plus élaborée de Trotsky à la théorie marxiste sur l'art, Littérature et Révolu­tion, se conclut par une vision étendue de la nature humaine dans une société com­muniste avancée. Car si l'art est l'expres­sion par excellence de la créativité hu­maine, alors il nous fournit la clef pour comprendre ce que seront les êtres hu­mains une fois que les chaînes de l'exploi­tation auront été définitivement brisées.

Pour nous orienter dans ce vaste do­maine, nous allons suivre de près les écrits de Trotsky sur ce sujet qui, s'ils ne sont pas très connus, fournissent jusqu'à pré­sent la trame la plus claire pour aborder ce problème ([1] [46]). Et plutôt que de paraphraser Trotsky lui-même, nous republierons de larges extraits de deux chapitres de Littéra­ture et Révolution. Le second se concen­trera sur un portrait évocateur de la société future. Mais dans ce numéro nous pu­blions un extrait du chapitre «La culture prolétarienne et l'art prolétarien» qui re­présente une composante importante de la contribution de Trotsky au débat sur la culture au sein du parti bolchevique et du mouvement révolutionnaire en Russie. Pour situer cette contribution, il importe d'en décrire le contexte historique.

Le débat sur la «culture prolétarienne» en Russie pendant la révolution

Que le débat sur la culture n'ait été en aucun cas secondaire s'illustre par le fait que Lénine a été amené à préparer la réso­lution suivante, pour être présentée par la Fraction communiste au congrès du mou­vement Proletkult en 1920 :

«I 'Dans la république soviétique des ouvriers et des paysans, tout l'enseigne­ment, tant dans /e domaine de l'éducation politique en général que, plus spéciale­ment, dans celui de l'art, doit être pénétré de l'esprit de lu lutte de classe du prolé­tariat pour la réalisation victorieuse des objectifs de sa dictature, c'est-à-dire pour le renversement de lu bourgeoisie, pour l'abolition des classes, pour lu suppres­sion de toute exploitation de l'homme par l'homme.

2 °C'est pourquoi le prolétariat, repré­senté tant par son avant-garde, le Parti communiste, que par l'ensemble des di­verses organisations prolétariennes en général, doit prendre la part la plus ac­tive et lu plus importante dans tout le domaine de l'instruction publique.

3 ° L'expérience de l'histoire moderne et, en particulier, celle de plus d'un demi­ siècle de lutte révolutionnaire du prolé­tariat de tous les pays du monde, depuis la parution du Manifeste communiste, prouve indiscutablement que lu concep­tion marxiste du monde est la seule ex­pression juste des intérêts, des vues et de la culture du prolétariat révolutionnaire.

4° Le marxisme a acquis une impor­tance historique en tant qu'idéologie du prolétariat révolutionnaire du fait que, loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l'époque bourgeoise, il a - bien au contraire - assimilé et repensé tout ce qu'il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l'expérience de lu dictature du proléta­riat, qui est l'étape ultime de sa lutte contre toute exploitation, peut être con­sidéré comme le développement d'une cul­ture vraiment prolétarienne.

5° S'en tenant rigoureusement à cette position de principe, le Congrès du «Proletkult» de Russie rejette résolument, comme fausse sur le plan théorique et nuisible sur le plan pratique, toute tenta­tive d'inventer une culture particulière, de s'enfermer dans ses organisations spé­cialisées, de délimiter les champs d'ac­tion du Commissariat du Peuple à l'Ins­truction publique et du «Proletkult» ou d'établir «l'autonomie» du «Proletkult» au sein des institutions du Commissariat du Peuple à l'lnstruction publique etc. Bien au contraire, le Congrès fait un de­voir absolu à toutes les organisations, du «Proletkult» de se considérer entière­ment comme des organismes auxiliaires du réseau d'institutions du Commissa­riat du peuple à l'Instruction publique et d'accomplir, sous la direction générale du pouvoir des Soviets (et plus spéciale­ment du Commissariat du Peuple à l'Ins­truction publique) et du Parti commu­niste de Russie, leurs tâches, en tant que partie des tâches inhérentes à la dicta­ture du prolétariat» (8 octobre 1920, Lé­nine, De lu culture prolétarienne)

Le Mouvement pour la Culture proléta­rienne, en abrégé Proletkult, fut formé en

1917 dans le but de fournir une orientation politique à la dimension culturelle de la révolution. Il est le plus souvent associé à Alexandre Bogdanov, qui avait été mem­bre de la fraction bolchevique dans ses toutes premières années, mais qui était entré en conflit avec Lénine sur bon nom­bre de sujets, pas seulement sur la forma­tion du groupe des Ultimalistes en 1905 ([2] [47]), mais aussi, et c'est plus connu, parce que Bogdanov s'était fait le champion des idées de Mach et d'Avenarius dans le domaine de la philosophie, et plus généralement à cause de ses efforts pour «compléter» le marxisme à l'aide de systèmes théoriques variés, tels que sa notion de «tectologie». Nous ne pouvons pas, ici, entrer dans les détails de la pensée de Bogdanov ; du peu que nous en sachions (seules quelques oeuvres ont été traduites du russe), il fut capable, malgré ses défauts, de dévelop­per des perspectives importantes, notam­ment sur le capitalisme d'Etat dans la pé­riode de décadence. C'est pour cette rai­son que l'étude critique de ses idées de­vrait être développée, et ce d'un point de vue clairement prolétarien ([3] [48]). En aucun cas, Proletkult ne fut limité au seul Bogdanov : Boukharine et Lounatcharsky, pour ne nommer que ces deux principaux bolcheviks, participèrent aussi au mouve­ment et ne partagèrent pas toujours l'opi­nion que Lénine en avait. Boukharine, par exemple, qui devait présenter la résolution au congrès de Proletkult, s'opposa à cer­tains éléments du projet de Lénine, qui fut finalement présenté sous une forme quel­que peu modifiée.

La phase héroïque de la révolution fut une période florissante pour Proletkult, au cours de laquelle le déchaînement des énergies révolutionnaires fit surgir un im­mense mouvement d'expression et d'expé­rimentation dans le domaine artistique, pour la plus grande part identifié à la révo­lution elle-même. De plus, ce phénomène ne fut pas limité à la Russie, comme en témoigne le développement de mouve­ments tels que Dada et l'Expressionnisme à l'aube de la révolution en Allemagne ou, peu de temps après, le Surréalisme en France et ailleurs. De 1917 à 1920, Proletkult avoi­sinait le demi million de membres, avec plus de 30 journaux et près de 300 groupes. Pour Proletkult, le combat sur le front cul­turel était aussi important que sur le front politique et économique. Il se voyait diri­geant le combat culturel, alors que le parti

dirigeait le combat politique et les syndi­cats le combat économique. De nombreux studios furent mis à la disposition des ouvriers pour s'y réunir et engager des expérimentations dans des domaines comme la peinture, la musique, le théâtre et la poésie, et en même temps étaient encou­ragées de nouvelles formes de vie en com­munauté, d'éducation, etc. I1 faut souli­gner que si l'explosion des expérimenta­tions sociales et culturelles ne fut pas limitée au seul Proletkult et prit beaucoup d'autres noms, ce fut lui, en particulier, qui tenta de situer ces phénomènes à l'inté­rieur d'une interprétation du marxisme. L'idée conductrice était que le prolétariat, comme le nom Proletkult l'indique, s'il devait s'émanciper du joug de l'idéologie bourgeoise, devait développer sa propre culture qui serait basée sur une rupture radicale d'avec la culture hiérarchisée des vieilles classes dirigeantes. La culture pro­létarienne serait égalitaire et collective, alors que la culture bourgeoise était élitiste et individualiste :c'est pourquoi, par exem­ple, on expérimenta des concerts sans chef d'orchestre et des oeuvres poétiques et picturales collectives. Comme dans le mouvement futuriste avec lequel Proletkult entretenait des relations serrées mais quel­que peu critiques, il y avait une forte ten­dance à exalter tout ce qui avait trait à la modernité, à la ville et à la machine, par contraste avec la culture rurale et moye­nâgeuse qui avait dominé la Russie jus­qu'alors.

Le débat sur la culture devint très en­flammé au sein du parti une fois la guerre civile remportée. C'est à ce moment que Lénine mit l'accent sur l'importance du combat culturel :

«Nous devons admettre qu'il y a eu une modification radicale de notre vision glo­bale du .socialisme. Cette modification radicale est la suivante : au départ, nous avons insisté, et nous devions le faire, sur le combat politique, sur lu révolution, sur le pouvoir politique dont nous devions nous emparer, etc... Maintenant notre préoccupation principale s'est déplacée vers un travail plus pacifique, organisa­tionnel, «culturel». Je dirais que nos ef­forts doivent porter sur un travail éducationnel, s'il n'y avait nos relations internationales, et le fait que nous devons nous battre pour conserver notre posi­tion à l'échelle du monde. Si nous pou­vons laisser ça de côté et nous occuper uniquement de nos rapports économiques internes, alors nous pouvons certaine­ment accentuer notre travail sur /'éduca­tion» (Sur la coopération).

Le débat sur la culture prolétarienne

Mais pour Lénine, ce combat culturel avait une toute autre signification que pour Proletkult, car il était lié au changement de période : la fin de la guerre civile, la recons­truction et la NEP. Le problème auquel devait faire face le pouvoir soviétique en Russie n'était pas la construction d'une nouvelle culture prolétarienne : ceci sem­blait parfaitement utopique vu l'isolement international de l'Etat russe et la terrible arriération culturelle de la société russe (illettrisme, domination de la religion, cou­tumes «asiatiques», etc...). Pour Lénine, les masses russes devaient apprendre à marcher avant de pouvoir courir, ce qui signifiait qu'elles avaient encore à assimi­ler les réalisations essentielles de la culture bourgeoise avant d'en construire une nou­velle prolétarienne. C'est avec une démar­che parallèle qu'il demandait au régime soviétique d'apprendre à faire du com­merce, en d'autres termes, il lui fallait ap­prendre auprès des capitalistes pour sur­vivre dans un environnement capitaliste. En même temps, Lénine était de plus en plus préoccupé par la bureaucratie crois­sante, conséquence directe de l'arriéra­tion culturelle de la Russie : il considérait le combat pour l'avancement de la culture comme faisant partie du combat contre la montée de la bureaucratie. Seul un peuple éduqué et cultivé peut espérer prendre en main la direction de l'Etat, et en même temps, la nouvelle couche de bureaucrates est donc une conséquence du conserva­tisme paysan et du manque de culture moderne de la Russie.

La résolution soumise au congrès de Proletkult, bien qu'écrite avant l'adoption de la NEP, semble anticiper ces inquiétu­des. Le point le plus important réside dans le fait qu'elle souligne que le marxisme ne rejette pas les réalisations culturelles du passé, mais doit en fait assimiler ce qu'elles ont de meilleur. Ceci était en clair un désa­veu du caractère «iconoclaste» du Proletkult et de sa tendance à rejeter tous les développements culturels antérieurs. Bien que Bogdanov lui-même eût une ap­proche du problème beaucoup plus so­phistiquée, il ne fait aucun doute que l'at­titude immédiatiste et ouvriériste avait une grande influence au sein de Proletkult. Lors de sa première conférence, par exem­ple, il fut exprime : «que toute la culture du passé peut être qualifiée de bourgeoise, qu'en son sein - sauf pour les sciences naturelles et la technique - il n'y a rien qui vaille la peine d'être sauvegardé, et que le prolétariat commencera son travail de destruction de la vieille culture et de création d'une nouvelle immédiatement après la révolution» (cité de Revolutionary Dreams : Utopian Vision and Experimental Lité in the Russian Revolution par Richard Stites, OUP 1989 ­un aperçu très détaillé des nombreuses expériences culturelles dans les premières années de la révolution). A Tambov en 1919, «les adeptes locaux du Proletkult avaient prévu de brûler tous les livres des bibliothèques croyant que dès le début de l'année suivante, leurs rayonnages ne seraient remplis que d'oeuvres proléta­riennes » (op.cit.).

Contre cette vision du passé, Trotsky insista dans Littérature et Révolution : «Nous autres marxistes, avons toujours vécu dans la tradition et n'en avons pas pour autant cessé d'être des révolution­naires...». L'exaltation du prolétariat tel qu'il est à un moment donné n'a jamais constitué une démarche marxiste ; dans celle-ci, le prolétariat est considéré dans sa dimension historique, intégrant le passé le plus lointain, le présent et le futur, quand le prolétariat se sera dissous dans la com­munauté humaine. Par une ironie du lan­gage, le mot Proletkulteut souvent la signi­fication de «culte du prolétariat», notion radicale seulement en apparence et qui peut être facilement récupérée par l'oppor­tunisme, lequel se développe à parti r d' une vision restreinte et immédiatiste de la classe. Ce même ouvriérisme s'exprimait par la tendance qu'avait Proletkult de tenir pour établi que la culture prolétarienne ne serait le produit que des ouvriers seuls. Mais comme le montre Trotsky dans Littérature et Révolution, les meilleurs artistes ne sont pas nécessairement des ouvriers ; la dialectique sociale qui produit les oeuvres d'art les plus radicales est plus complexe que la vision réductrice selon laquelle elles ne peuvent venir que des individus mem­bres de la classe révolutionnaire. Nous pourrions dire la même chose de la relation entre la révolution sociale et politique du prolétariat et les nouvelles avancées artis­tiques : il y a bien un lien sous-jacent, mais i) n'est ni mécanique ni national. Par exem­ple, alors que Proletkult essayait de créer en Russie une nouvelle musique «proléta­rienne», un des développements le plus marquant de la musique contemporaine avait lieu en Amérique capitaliste, avec l'émergence du jazz.

La résolution de Lénine exprime aussi son opposition à la tendance qu'avait Proletkult de s'organiser de façon auto­nome, presque comme un parti parallèle, avec des congrès, un comité central, etc. En effet, ce mode d'organisation semble basé sur une réelle confusion entre la sphère politique et la sphère culturelle, une ten­dance à leur donner la même importance, et même, dans le cas de Bogdanov, une ten­tation de considérer la sphère culturelle comme étant la plus importante.

En gardant l'esprit critique, cependant, nous devrions garder à l'esprit que c'était une période au cours de laquelle Lénine développait une hostilité à toute forme de dissidence au sein du parti. Comme c'est relaté dans des articles précédents de cette série, en 1921 les «fractions» furent inter­dites, et les groupes ou les courants de gauche au sein du Parti furent l'objet de violentes attaques qui culminèrent avec la répression physique des groupes commu­nistes de gauche en 1923. Et une des rai­sons de l'hostilité de Lénine envers Proletkult était que celui-ci tendait à deve­nir le point de rassemblement de certains éléments en dissidence, à l'intérieur ou proches du parti. L'insistance de Proletkult sur l'égalitarisme et la créativité spontanée des ouvriers rejoignait les vues de l'Oppo­sition ouvrière, et en 1921, un groupe ap­pelé les «Collectivistes» fit circuler un texte au cours du congrès de Proletkult, revendiquant à la fois son appartenance à l'Opposition ouvrière et à Proletkult. Il défendait aussi les vues de Bogdanov sur la philosophie et son analyse du capita­lisme d'Etat qui fut utilisée pour critiquer la NEP. Une année après, le groupe «Vérité ouvrière» développa un point de vue iden­tique. Bogdanov fut momentanément em­prisonné pour sa participation à ce groupe, bien qu'il niât l'avoir jamais soutenu. Après cet épisode, Bogdanov se retira de toute activité politique et se concentra sur son travail scientifique. C'est dans ce contexte que nous devons considérer l'insistance de Lénine pour que Proletkult se fondît plus ou moins dans les institutions «cultu­relles» de l' Etat, le Commissariat du Peuple à l'instruction.

De notre point de vue, la subordination directe des mouvements artistiques à l' Etat de transition n'est pas la réponse correcte à la confusion entre les sphères artistique et politique. En fait, elle tend à l'accentuer. Selon Zenovia Sochor dans Révolution et Culture, Trotsky était opposé aux tentati­ves de Lénine de dissoudre Proletkultdans l'Etat, même s'il partageait beaucoup de ses critiques. Dans Littérature et Révolu­tion, il met en avant une base claire pour déterminer la politique communiste vis-à-vis de l'art : «Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le développement de l'art nouveau, en suivre toutes les va­riations, encourager les courants pro­gressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage. L'art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. Oui, il est des domaines où il dirige directement impérieusement. I1 en est d'autres où il contrôle et encourage, certains où il se borne à encourager, certains encore où il ne fait qu'orienter. L'art n'est pas mi domaine où le Parti est appelé à comman­der. II protège, stimule, ne dirige qu'indi­rectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement il se rapprocher de la Révolution et encou­rage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d'un cercle littéraire. Il ne le peut pas et il ne le doit pas» (chapitre «La politique du parti en art»). En 1938, en réponse aux projets des nazis et de Staline de réduire l'art à un simple appendice de la propa­gande d'Etat, Trotsky fut encore plus ex­plicite : «Si, pour un meilleur développe­ment de la production matérielle, la révo­lution doit construire un régi me socia­liste avec un contrôle centralisé, pour développer la création intellectuelle, un régime de liberté individuelle de type anarchiste devrait d'abord être établi. Aucune autorité, aucun diktat, pas la moindre trace d'ordres venant d'en haut !» (Léon Trotsky on Literature and Art, New-york,1970).

Trotsky a analysé, plus profondément que Lénine, le problème général de la cul­ture prolétarienne. Alors que la résolution de Lénine laisse la porte ouverte à ce con­cept, Trotsky l'a rejeté en bloc, et il l'a fait sur la base d'une recherche et d'une ré­flexion sur la nature du prolétariat en tant que première classe révolutionnaire dans l'histoire à ne rien posséder, à être une classe exploitée. Cette compréhension, une clef pour saisir chaque aspect du combat de classe du prolétariat, est très clairement développée dans l'extrait publié ci-des­sous de Littérature et Révolution. La courte introduction au livre est aussi un résumé succinct de sa thèse sur la culture prolétarienne : «Il est fondamentalement faux d'opposer la culture bourgeoise et l'art bourgeois à la culture prolétarienne et à l'art prolétarien. ces derniers n'exis­teront en fait jamais, parce que le régime prolétarien est temporaire et transitoire. La signification historique et la grandeur morale de la révolution prolétarienne résident dans le fait que celle-ci pose les fondations d'une culture qui ne sera pas une culture de classe mais la première culture vraiment humaine.».

Littérature et Révolution fut écrit au cours de la période 1923-24-en d'autres termes, la période même où la lutte contre la montée de la bureaucratie stalinienne commençait sérieusement. Trotsky a écrit ce livre pendant les vacances d'été. D'une certaine manière, cela lui a procuré un sou­lagement par rapport aux tensions et aux contraintes du combat «politique» de tous les jours à l'intérieur du Parti. Mais, à un autre niveau, ce livre fait aussi partie du combat contre le stalinisme. Bien que le Proletkult des origines ait profondément décliné après les controverses de 1920-21 dans le Parti, vers le milieu des années 20, des parties de celui-ci se sont réincarnées dans le faux radicalisme qui constitue une des facettes du stalinisme. Et en 1925, un de ses rejetons, le groupe des «Ecrivains prolétariens», produisit une justification «culturelle» à la campagne de la bureau­cratie contre Trotsky : «Trotsky nie la possibilité d'une culture et d'un art pro­létariens sous prétexte que nous nous dirigeons vers une société sans classe. Mais c'est sur cette même base que le menchevisme nie la nécessité de la dicta­ture prolétarienne, de l'Etat prolétarien, etc...Les vues de Trotskv et de Voronski citées plus haut représentent du « trots­kisme appliqué aux questions idéologi­ques et artistiques». Ici la phraséologie «de gauche» sur un art au-dessus des classes sert à déguiser et est intimement lié à la limitation opportuniste des tâches culturelles du prolétariat». Plus loin ce même texte proclame : «C esuccès signifi­catif de la littérature prolétarienne a été rendu possible par le progrès politique et économique des masses laborieuses de l'Union soviétique» («Résolution de la première conférence plénière des Ecrivains prolétariens», publiée dans Bolshevik Vi­sions : First Phase of the Cultural Revolution in Soviet Russia , 2ème partie, édité par William G. Rosenberg, University of Michigan, 1990). Mais ce «progrès po­litique et économique» avançait désor­mais sous la bannière du «socialisme en un seul pays». Cette monstrueuse révision idéologique perpétrée par Staline, identi­fiant la dictature du prolétariat avec le socialisme dans le but de détruire les deux, permit à certains rejetons du Proletkult de prétendre qu'une nouvelle culture prolé­tarienne se construisait sur les fondations de l'économie socialiste.

Boukharine aussi rejetait la critique de Trotsky sur la culture prolétarienne avec le motif que ce dernier ne comprenait pas que la période de transition vers la société communiste pourrait être un processus extrêmement long. En raison du phéno­mène de développement inégal, la période de dictature du prolétariat pourrait bien durer suffisamment longtemps pour qu' une culture prolétarienne distincte émerge. Une telle vision constituait aussi une base théo­rique vers l'abandon de la perspective de la révolution mondiale en faveur de la cons­truction du «socialisme» à l'intérieur de la seule Russie ([4] [49]).

Les témoignages sur l'oppression san­glante des Etats staliniens au niveau éco­nomique et politique sont une preuve suf­fisante que ce qui se construisait dans ces pays n'avait absolument rien à voir avec le socialisme. Mais le vide culturel total de ces régimes, la suppression de toute réelle créativité artistique en faveur du kitsch totalitaire le plus écoeurant sont une con­firmation supplémentaire du fait qu'ils ne représentèrent jamais la moindre expres­sion d'une avancée vers une réelle culture humaine, mais bien qu'ils étaient un pro­duit particulièrement brutal de ce système capitaliste devenu sénile et moribond. La manière dont l'appareil stalinien, à partir des années 1930, a rejeté toute expérimen­tation d'avant-garde dans le domaine de l'art et de l'éducation, ainsi que la soi­ disant «révolution culturelle» chinoise des années 1960 en représentent les exemples les plus frappants. L'histoire affligeante des «Léviathans» stalinien et maoïste n'of­fre aucun enseignement sur les problèmes culturels auxquels la classe ouvrière sera confrontée au cours de la future révolu­tion.

CDW



[1] [50] Une des conséquences de la contre-révolution est que la tradition de la Gauche communiste qui a préservé et développé le marxisme durant cette période, n'a eu ni le temps ni l'occasion de s'intéresser au domaine général de l'art et de la culture, et que les contributions de Rühle, 13ordiga et d'autres, doivent elles-mêmes encore être exhumées et synthétisées.

[2] [51] Les «Ultimalistes» étaient, avec les «Otzovistes», une tendance au sein du Bolchevisme qui n'était pas d'accord avec la tactique parlementaire du parti après la défaite du soulèvement de 1905. La controverse avec Lénine sur les innovations philosophiques de Bogdanov devint très intense quand s'y mêlèrent des divergences plus directement politiques et aboutit à l'expulsion de Bogdanov du groupe bolchevique en 1909. Le groupe de Bogdanov resta au sein du parti socialdémocrate russe et publia le journal 0pered (En-avant) au cours des années qui suivirent. Ici encore, il reste à écrire une histoire critique de ces premières tendances de «gauche» au sein du Bolchevisme.

[3] [52] Voir Revolution and Culture, the Bogdanov­Lenin Controversy , par Zenovia Sochor, Cornell University, 1988, pour un compte-rendu informatif des principales différences entre Lénine et Bogdanov. Cependant, le point de départ de l'auteur est plus académique que révolutionnaire. Sur le capitalisme d'Etat, Bogdanov critiquait la tendance de Lénine à le voir comme une sorte d'antichambre du socialisme, et semblait voir en lui une expression de la décadence du capitalisme. (Cf. chapitre 4 de l'ouvrage cité ci-dessus).

[4] [53] Cf. Isaac Deutscher, Le prophète désarmé, Trotsky 1921-1929, chapitre III. Ce chapitre de Deutscher traitant des écrits de Trotsky sur la culture est aussi brillant que le reste de la biographie et nous l'avons énormément utilisé. Mais il révèle aussi le destin tragique du trotskisme. Deutscher est d'accord à 99% avec Trotsky sur la «Culture prolétarienne» mais fait une concession extrêmement significative aux idées de Boukharine selon lesquelles un «régime transitoire» isolé pourrait durer des décennies ou plus. Selon Deutscher et les trotskistes d'après-guerre, les régimes staliniens établis hors de l'Union soviétique, de même que l'Union soviétique, étaient tous des «Etats ouvriers» coincés entre une révolution prolétarienne et la suivante - et donc «Trotskv, sous-estima manifestement la durée de la dictature du prolétariat, et son inévitable corollaire, l'importance du caractère bureaucratique que cette dictature devait revêtir». En réalité, ceci n'était rien d'autre qu'une défense du capitalisme d'Etat stalinien.

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [54]

Questions théoriques: 

  • Communisme [55]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [56]

Le débat sur la culture prolétarienne

  • 3213 reads

Trotsky : La culture prolétarienne et l'art prolétarien

Chaque classe dominante crée sa culture, et par conséquent son art. L'histoire a connu les cultures esclavagistes de l'An­tiquité classique et de l'orient; la culture féodale de l'Europe médiévale, et la culture bourgeoise qui domine aujourd'hui le monde. De là, il semble aller de soi que le prolétariat doive aussi créer sa culture et son art.

Cependant, la question est loin d'être aussi simple qu'il y parait à première vue. La société dans laquelle les possesseurs d'esclaves formaient la classe dirigeante a existé pendant de très nombreux siècles. Il en est de même pour le féodalisme. La culture bourgeoise, même si on ne la date que de sa première manifestation ouverte et tumultueuse, c'est-à-dire de l'époque de la Renaissance, existe depuis cinq siè­cles, mais n'a atteint son plein épanouisse­ment qu'au XIX° siècle, et plus précisé­ment dans sa seconde moitié. L'histoire montre que la formation d'une culture nouvelle autour d'une classe dominante exige un temps considérable et n'atteint sa pleine réalisation que dans la période pré­cédant la décadence politique de cette classe.

Le prolétariat aura-t-il assez de temps pour créer une culture " prolétarienne " ? Contrairement au régime des possesseurs d'esclaves, des féodaux et des bourgeois, le prolétariat considère sa dictature comme une brève période de transition. Quand nous voulons dénoncer les conceptions par trop optimistes sur le passage au socia­lisme, nous soulignons que la période de la révolution sociale, à l'échelle mondiale, ne durera pas des mois, mais des années et des dizaines d'années ; des dizaines d'an­nées, mais pas des siècles et encore moins des millénaires. Le prolétariat peut-il, dans ce laps de temps, créer une nouvelle cul­ture? Les doutes sont d'autant plus légi­times que les années de révolution sociale seront des années d'une cruelle lutte de classes, où les destructions occuperont plus de place qu'une nouvelle activité constructive. En tout cas, l'énergie du pro­létariat sera principalement dépensée à conquérir le pouvoir, à le garder, à le forti­fier, et à l'utiliser pour les plus urgents besoins de l'existence et de la lutte ulté­rieure. Or, c'est pendant cette période ré­volutionnaire, qui enferme dans des limi­tes si étroites la possibilité d'une édifica­tion culturelle planifiée, que le prolétariat atteindra sa tension la plus élevée et la manifestation la plus complète de son ca­ractère de classe. Et inversement, plus le nouveau régime sera assuré contre les bouleversements militaires et politiques et plus les conditions de la création culturelle deviendront favorables, plus alors le pro­létariat se dissoudra dans la communauté socialiste ; se libérera de ses caractéristi­ques de classe, c'est-à-dire cessera d'être le prolétariat. En d'autres termes, pendant la période de dictature, il ne peut être question de la création d'une culture nou­velle, c'est-à-dire de l'édification histori­que la plus large ; en revanche, l'édifica­tion culturelle sera sans précédent dans l'histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n'aura plus un caractère de classe. D'où il faut conclure généralement que non seulement il n'y a pas de culture prolétarienne, mais qu'il n'y en aura pas - et à vrai dire, il n'y a pas de raison de le regretter - le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine. Nous semblons l'oublier trop fréquemment.

Les propos confus sur la culture prolé­tarienne, par analogie et antithèse avec la culture bourgeoise, se nourrissent d'une assimilation extrêmement peu critique en­tre les destinées historiques du prolétariat et celles de la bourgeoisie. La méthode banale, purement libérale, des analogies historiques formelles, n'a rien de commun avec le marxisme. Il n'y a aucune analogie réelle entre le cycle historique de la bour­geoisie et celui de la classe ouvrière.

Le développement de la culture bour­geoise a commencé plusieurs siècles avant que la bourgeoisie, par une série de révo­lutions, ne prenne en main le pouvoir d' État. Quand la bourgeoisie n'était encore que le Tiers-État, à moitié privé de droits, elle jouait déjà un grand rôle, et qui allait sans cesse croissant, dans tous les domaines du développement culturel. On peut s'en rendre compte de façon particulièrement nette dans l'évolution de l'architecture. Les églises gothiques ne furent pas cons­truites soudainement, sous l'impulsion d'une inspiration " religieuse ". La cons­truction de la cathédrale de Cologne, son architecture et sa sculpture, résument toute l'expérience architecturale de l'humanité depuis le temps des cavernes, et tous les éléments de cette expérience concourent à un style nouveau qui exprime la culture de son époque, c'est-à-dire en dernière ana­lyse la structure et la technique sociales de cette époque. L'ancienne bourgeoisie des corporations et des guildes a été le vérita­ble constructeur du gothique. En se déve­loppant et en prenant de la force, c'est-à­-dire en s'enrichissant, la bourgeoisie dé­passa consciemment, et activement le go­thique et commença à créer son propre style architectural, non plus pour les égli­ses mais pour ses palais. S'appuyant sur les conquêtes du gothique, elle se tourna vers l'Antiquité, romaine notamment, uti­lisa l'architecture mauresque, soumit le tout aux conditions et aux besoins de la nouvelle vie urbaine; et créa ainsi la Re­naissance (Italie, fin du premier quart du 15` siècle). Les spécialistes peuvent comp­ter, et comptent effectivement, les éléments que la Renaissance doit à l'Antiquité et ceux qu'elle doit au gothique, pour voir de quel côté penche la balance. En tout cas, la Renaissance ne commence pas avant que la nouvelle classe sociale, déjà culturellement rassasiée, ne se sente assez forte pour sortir du joug de l'art gothique, pour considérer le gothique et tout ce qui l'avait précédé comme un matériau, et pour soumettre les éléments techniques du passé à ses buts architccturaux. Cela est également valable pour les autres arts, avec cette différence qu'en raison de leur plus grande souplesse, c'est-à- dire du fait qu'ils dépendent moins des buts utilitaires et des matériaux, les arts " libres " ne révèlent pas la dialectique de la domina­tion et de la succession des styles avec une force aussi convaincante.

Entre, d'une part, la Renaissance et la Réforme, qui avaient pour but de créer des conditions d'existence intellectuelle et politique favorables pour la bourgeoisie dans la société féodale, et d'autre part la Révolution, qui transféra le pouvoir à la bourgeoisie (en France), se sont écoulés trois à quatre siècles de croissance des forces matérielles et intellectuelles de la bourgeoisie. L'époque de la grande Révo­lution française et des guerres qu'elle fit naître abaissa temporairement le niveau matériel de la culture. Mais ensuite le régime capitaliste s'affirma comme "natu­rel " et " éternel " ...

Ainsi, le processus fondamental d'ac­cumulation des éléments de la culture bour­geoise et de leur cristallisation en un style spécifique a été déterminé par les caracté­ristiques sociales de la bourgeoisie en tant que classe possédante, exploiteuse : non seulement elle s'est développée matériel­lement au sein de la société féodale, en se liant à celle-ci de mille manières et en atti­rant à elle les richesses, mais elle a aussi mis de son côté l'intelligentsia, en se créant des points d'appui culturels (écoles, universités, académies, journaux, revues), longtemps avant de prendre possession de l'Etat ouvertement, à la tête du Tiers. Il suffit de rappeler ici que la bourgeoisie allemande, avec son incomparable culture technique, philosophique, scientifique et artistique, a laissé le pouvoir entre les mains d'une caste féodale et bureaucrati­que jusqu'en 1918, et n'a décidé ou, plus exactement, ne s'est vu obligée de prendre directement le pouvoir que lorsque l'ossa­ture matérielle de la culture allemande a commencé à tomber en poussière.

A cela, on peut répliquer : il a fallu des millénaires pour créer l'art de la société esclavagiste, et seulement quelques siè­cles pour l'art bourgeois. Pourquoi donc ne suffirait-il pas de quelques dizaines d'années pour l'art prolétarien ? Les bases techniques de la vie ne sont plus du tout les mêmes à présent et, par suite, le rythme est également très différent. Cette objec­tion, qui à première vue semble fort con­vaincante, passe en réalité à côté de la question.

Il est certain que dans le développement de la nouvelle société, il arrivera un mo­ment où l'économie, l'édification cultu­relle, l'art seront dotés de la plus grande liberté de mouvement pour avancer. Quant au rythme de ce mouvement, nous ne pou­vons actuellement qu'y rêver. Dans une société qui aura rejeté l'âpre, l'abrutissante préoccupation du pain quotidien, où les restaurants communautaires prépare­ront au choix de chacun une nourriture bonne, saine et appétissante, où les blan­chisseries communales laveront propre­ment du bon linge pour tous, où les en­fants, tous les enfants, seront bien nourris, forts et gais; et absorberont les éléments fondamentaux de la science et de l'art comme ils absorbent l'albumine, l’air et la chaleur du soleil où l'électricité et la radio ne seront plus les procédés primitifs qu'ils sont aujourd'hui, mais des sources inépui­sables d'énergie concentrée répondant à la pression d'un bouton, où il n'y aura pas de "bouches inutiles ", où l'égoïsme libéré de l'homme - force immense ! - sera totale­ment dirigé vers la connaissance, la trans­formation et l'amélioration de l'univers dans une telle société la dynamique du développement culturel sera sans aucune comparaison avec ce qu'on a connu dans le passé. Mais tout cela ne viendra qu'après une longue et difficile période de transi­tion, qui est encore presque tout entière devant nous. Or, nous parlons précisé­ment ici de cette période de transition.

Notre époque, l'époque actuelle, n'est­ elle pas dynamique ? Elle l'est, et au plus haut point. Mais son dynamisme se con­centre dans la politique. La guerre et la révolution sont dynamiques, mais pour la plus grande part au détriment de la techni­que et de la culture. Il est vrai que la guerre a produit une longue série d'inventions techniques. Mais la pauvreté générale qu'elle a causée a différé pour une longue période l'application pratique de ces in­ventions qui pouvaient révolutionner la vie quotidienne. Il en est ainsi pour la radio, l'aviation et de nombreuses inven­tions mécaniques. D'autre part, la révolu­tion crée les prémisses d'une nouvelle société. Mais elle le fait avec les méthodes de la vieille société, avec la lutte de classes, la violence, la destruction et l'annihilation. Si la révolution prolétarienne n'était pas venue, l'humanité aurait étouffé dans ses propres contradictions. La révolution sauve la société et la culture, mais au moyen de la chirurgie la plus cruelle. Toutes les forces actives sont concentrées dans la politique, dans la lutte révolutionnaire. Le reste est repoussé au second plan, et tout ce qui gêne est impitoyablement piétiné. Ce processus a évidemment ses flux et ses reflux partiels : le communisme de guerre a fait place à la NEP qui, à son tour, passe par divers stades. Mais dans son essence, la dictature du prolétariat n'est pas l'or­ganisation économique et culturelle d'une nouvelle société, c'est un régime militaire révolutionnaire dont le but est de lutter pour l'instauration de cette société. On ne doit pas l'oublier. L'historien de l'avenir placera probablement le point culminant de la vieille société au 2 août 1914, quand la puissance exacerbée de la culture bour­geoise plongea le monde dans le feu et le sang de la guerre impérialiste. Le commen­cement de la nouvelle histoire de l'huma­nité sera probablement daté du 7 novem­bre 1917. Et il est probable que les étapes fondamentales du développement de l'hu­manité seront divisées à peu près ainsi : "l'histoire" préhistorique de l'homme pri­mitif ; l'histoire de l'Antiquité, dont le développement s'appuyait sur l'esclavage ; le Moyen Âge, fondé sur le servage ; le capitalisme, avec l'exploitation salariée et, enfin, la société socialiste avec le passage, qui se fera, espérons-le, sans douleur, à une Commune où toute forme de pouvoir aura disparu. En tout cas, les vingt, trente ou cinquante années que prendra la révo­lution prolétarienne mondiale entreront dans l'histoire comme la transition la plus pénible d'un système à un autre, et en aucune façon comme une époque indé­pendante de culture prolétarienne.

Dans les années de répit actuelles, des illusions peuvent naître à ce sujet, dans notre république soviétique. Nous avons mis les questions culturelles à l'ordre du jour. En extrapolant nos préoccupations actuelles dans un avenir éloigné, nous pouvons en arriver à imaginer une culture prolétarienne. En fait, si importante et si vitale que puisse être notre édification culturelle, elle se place entièrement sous le signe de la révolution européenne et mon­diale. Nous ne sommes toujours que des soldats en campagne. Nous avons pour l'instant une journée de repos, et il nous faut en profiter pour laver notre chemise, nous faire couper les cheveux, et avant tout pour nettoyer et graisser le fusil. Toute notre activité économique et culturelle d'aujourd'hui n'est rien de plus qu'une certaine remise en ordre de notre paque­tage, entre deux batailles, deux campa­gnes. Les combats décisifs sont encore devant nous, et sans doute plus très éloi­gnés. Les jours que nous vivons ne sont pas encore l'époque d'une culture nou­velle, tout au plus le seuil de cette époque. Nous devons en premier lieu prendre offi­ciellement possession des éléments les plus importants de la vieille culture de façon à pouvoir au moins ouvrir la voie à une culture nouvelle.

Cela devient particulièrement clair si l'on envisage le problème, comme on doit le faire, à son échelle internationale. Le pro­létariat était et reste la classe non possé­dante. Par la même, la possibilité pour lui de s'initier aux éléments de la culture bour­geoise qui sont entrés pour toujours dans le patrimoine de l'humanité est extrême­ment restreinte. Dans un certain sens, on peut dire, il est vrai, que le prolétariat, du moins le Prolétariat européen, a eu lui aussi sa Réforme, surtout dans la seconde moitié du XIX° siècle, lorsque, sans attenter en­core directement au pouvoir d'Etat, il réus­sit à obtenir des conditions juridiques plus favorables à son développement dans le régime bourgeois. Mais premièrement, pour sa période de " Réforme " (parlementa­risme et réformes sociales), qui a coïncidé principalement avec la période de la l’Internationale, l'histoire a accordé à la classe ouvrière à peu près autant de décen­nies que de siècles à la bourgeoisie. Deuxiè­mement, pendant cette période prépara­toire, le prolétariat n'est nullement devenu une classe plus riche, il n'a rassemblé entre ses mains aucune puissance matérielle; au contraire, du point de vue social et culturel, il s'est trouvé de plus en plus déshérité. La bourgeoisie arriva au pouvoir complète­ment armée de la culture de son temps. Le prolétariat, lui, ne vient au pouvoir que complètement armé d'un besoin aigu de conquérir la culture. Après s'être emparé du pouvoir, le prolétariat a pour première tâche de prendre en main l'appareil de culture qui auparavant servait d'autres que lui - industries, écoles, éditions, presse, théâtres, etc. - et, grâce à cet appareil, de s'ouvrir la voie de la culture.

En Russie, notre tâche est compliquée par la pauvreté de toute notre tradition culturelle et par les destructions matériel­les dues aux événements des dix dernières années. Après la conquête du pouvoir et presque six années de lutte pour sa conser­vation et son renforcement, notre proléta­riat est contraint d'employer toutes ses forces à créer les conditions matérielles d'existence les plus élémentaires et à s'ini­tier lui-même littéralement à l'abc de la culture. Si nous nous fixons pour tâche de liquider l'analphabétisme d'ici le dixième anniversaire du pouvoir soviétique, ce n'est pas sans raison.

Quelqu'un objectera peut-être que je donne à la notion de culture prolétarienne un sens trop large. S'il ne peut y avoir de culture prolétarienne totale, pleinement développée, la classe ouvrière pourrait cependant réussir à mettre son sceau sur la culture avant de se dissoudre dans la société communiste. Une objection de ce genre doit avant tout être notée comme déviation grave à l'égard de la position de laculture prolétarienne. Que le prolétariat, pendant l'époque de sa dictature, doive marquer la culture de son sceau, c'est indiscutable. Cependant, il y a encore très loin de là à une culture prolétarienne, si l'on entend par là un système développé et intérieurement cohérent de connaissance et de savoir faire dans tous les domaines de la création matérielle et spirituelle. Le seul fait que, pour la première fois, des dizaines de millions d'hommes sachent lire et écrire et connaissent les quatre opérations cons­tituera un événement culturel, et de la plus haute importance. La nouvelle culture, par essence, ne sera pas aristocratique, ne sera pas réservée à une minorité privilé­giée, mais sera une culture de masse, uni­verselle, populaire. La quantité se trans­formera là aussi en qualité : l'accroisse­ment du caractère de masse de la culture élèvera son niveau et modifiera tous ses aspects. Ce processus ne se développera qu'au travers d'une série d'étapes histori­ques. Avec chaque succès dans cette voie, les liaisons internes qui font du prolétariat une classe se relâcheront, et par suite, le terrain pour une culture prolétarienne dis­paraîtra.

Mais les couches supérieures de la classe ouvrière ? Son avant-garde idéolo­gique! Ne peut-on dire que dans ce milieu, même s'il est étroit, on assiste dès mainte­nant au développement d'une culture pro­létarienne ? N'avons-nous pas l'Acadé­mie socialiste? les professeurs rouges ? Certains commettent la faute de poser la question de cette façon très abstraite. On conçoit les choses comme s'il était possi­ble de créer une culture prolétarienne par des méthodes de laboratoire. En fait, la trame essentielle de la culture est tissée par les rapports et les interactions qui existent entre l'intelligentsia de la classe et la classe elle-même. La culture bourgeoise -techni­que, politique, philosophique et artistique - a été élaborée dans l'interaction de la bourgeoisie et de ses inventeurs; diri­geants, penseurs et poètes : le lecteur créait l'écrivain, et l'écrivain le lecteur. Cela est valable à un degré infiniment plus grand pour le prolétariat, parce que son écono­mie, sa politique et sa culture ne peuvent se bâtir que sur l'initiative créatrice des masses. Pour l'avenir immédiat, cependant, la tâche principale de l'intelligentsia prolé­tarienne n'est pas dans l'abstraction d'une nouvelle culture - dont il manque encore la base - mais dans le travail culturel le plus concret : aider de façon systématique, pla­nifiée, et bien sûr critique, les masses arrié­rées à assimiler les éléments indispensa­bles de la culture déjà existante. On ne peut créer une culture de classe derrière le dos de la classe. Or, pour édifier cette culture en coopération avec la classe, en étroite relation avec son essor historique général, il faut... bâtir le socialisme, au moins dans ses grandes lignes. Dans cette voie, les caractéristiques de classe de la société iront non pas en s'accentuant, mais au contraire en se réduisant peu à peu jusqu' à zéro, en proportion directe des succès de la révolution. La dictature du prolétariat est libératrice en ce sens qu'elle est un moyen provisoire - très provisoire - pour déblayer la voie et poser les fondations d'une société sans classes et d'une cul­ture basée sur la solidarité.

Pour expliquer plus concrètement l'idée de "période d'édification culturelle " dans le développement de la classe ouvrière, considérons la succession historique non des classes, mais des générations. Dire qu'elles prennent la succession les unes des autres - quand la société progresse, et non quand elle est décadente - signifie que chacune d'elles ajoute son dépôt à ce que la culture a accumulé jusque là. Mais avant de pouvoir le faire, chaque génération nouvelle doit traverser une période d'ap­prentissage. Elle s'approprie la culture existante et la transforme à sa façon, la rendant plus ou moins différente de celle de la génération précédente. Cette appropriation n'est pas encore créatrice, c'est-à­-dire création de nouvelles valeurs culturel­les, mais seulement une prémisse pour celle-ci. Dans une certaine mesure, ce qui vient d'être dit peut s'appliquer au destin des masses travailleuses qui s'élèvent au niveau de la création historique. Il faut seulement ajouter qu'avant de sortir du stade de l'apprentissage culturel, le prolé­tariat aura cessé d'être le prolétariat. Rap­pelons une fois de plus que la couche supérieure, bourgeoise, du Tiers-État fit son apprentissage sous le toit de la société féodale; qu'encore dans le sein de celle-ci elle avait dépassé, au point de vue culturel, les vieilles castes dirigeantes et qu'elle était devenue le moteur de la culture avant d'accéder au pouvoir. Il en va tout autre­ment du prolétariat en général, et du prolé­tariat russe en particulier: il a été forcé de prendre le pouvoir avant de s'être appro­prié les éléments fondamentaux de la cul­ture bourgeoise ; il a été forcé de renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire précisément parce que cette société lui barrait l'accès à la culture. La classe ouvrière s'efforce de transformer son appareil d'État en une puissante pompe pour apaiser la soif culturelle des masses. C'est une tâche d'une portée historique immense. Mais, si l'on ne veut pas em­ployer les mots à la légère, ce n'est pas encore la création d'une culture proléta­rienne propre. " Culture prolétarienne ", " art prolétarien ", etc., dans trois cas sur dix à peu près, ces termes sont employés chez nous sans esprit critique pour désigner la culture et l'art de la prochaine société communiste ; dans deux cas sur dix, pour indiquer le fait que des groupes particu­liers du prolétariat acquièrent certains élé­ments de la culture pré-prolétarienne ; et enfin dans cinq cas sur dix, c'est un fatras d'idées et de termes qui n' a ni queue ni tête.

Voici un exemple récent, pris entre cent autres, d'un emploi visiblement négligent, erroné et dangereux de l'expression "cul­ture prolétarienne " : « La base économi­que et le système de superstructures qui lui correspond, écrit le camarade Sizov, forment la caractéristique culturelle d'une époque (féodale, bourgeoise, proléta­rienne). » Ainsi l'époque culturelle prolé­tarienne est placée ici sur le même plan que l'époque bourgeoise. Or, ce qu'on appelle ici l'époque prolétarienne n'est que le court passage d'un système social et culturel à un autre, du capitalisme au socialisme. L'instauration du régime bourgeois a éga­lement été précédée par une époque de transition, mais contrairement à la révolu­tion bourgeoise, qui s'est efforcée, non sans succès, de perpétuer la domination de la bourgeoisie, la révolution proléta­rienne apour but de liquider l'existence du prolétariat en tant que classe dans un délai aussi bref que possible. Ce délai dépend directement des succès de la révolution. N'est-il pas stupéfiant que l'on puisse l'oublier, et placer l'époque de la culture prolétarienne sur le même plan que celle de la culture féodale ou bourgeoise '?

S'il est ainsi, en résulte-t-il que nous n'ayons pas de science prolétarienne'? Ne pouvons-nous pas dire que la conception matérialiste de l'histoire et la critique marxiste de l'économie politique consti­tuent des éléments scientifiques inestima­bles d'une culture prolétarienne ? N'y a-t­il pas là une contradiction ?

Bien sûr, la conception matérialiste de l'histoire et la théorie de la valeur ont une immense importance, aussi bien comme arme de classe du prolétariat que pour la science en général. Il y a plus de science véritable dans le seul Maniféste du Parti Communiste que dans des bibliothèques entières remplies de compilations, spécu­lations et falsifications professorales sur la philosophie et l'histoire. Peut-on dire pour autant que le marxisme constitue un produit de la culture prolétarienne ? Et peut-on dire que déjà, nous utilisons effectivement le marxisme non seulement dans les luttes politiques, mais aussi dans les problèmes scientifiques généraux ?

Marx et Engels sont issus des rangs de la démocratie petite-bourgeoise, et c'est évidemment la culture de celle-ci qui les a formés, et non une culture prolétarienne. S'il n'y avait pas eu la classe ouvrière, avec ses grèves, ses luttes, ses souffrances et ses révoltes, il n'y aurait pas eu non plus le communisme scientifique, parce qu'il n'y en aurait pas eu la nécessité historique. La théorie du communisme scientifique a été entièrement édifiée sur la base de la culture scientifique et politique bour­geoise, bien qu'elle ait déclaré à cette der­nière une lutte non pour la vie, mais une lutte à mort. Sous les coups des contradic­tions capitalistes, la pensée universalisante de la démocratie bourgeoise s'est élevée, chez ses représentants les plus audacieux, les plus honnêtes et les plus clairvoyants, jusqu'à une géniale négation de soi-même, armée de tout l' arsenal critique de la science bourgeoise. Telle est l'origine du marxisme.

Le prolétariat a trouvé dans le marxisme sa méthode, mais pas du premier coup, et pas encore complètement à ce jour, loin de là. Aujourd'hui, cette méthode sert princi­palement, presque exclusivement, des buts politiques. Le développement méthodolo­gique du matérialisme dialectique et sa large application à la connaissance sont encore entièrement du domaine de l'ave­nir. C'est seulement dans une société so­cialiste que le marxisme cessera d'être uniquement un instrument de lutte politi­que pour devenir une méthode de création scientifique, l'élément et l'instrument es­sentiels de la culture spirituelle.

Que toute science reflète plus ou moins les tendances de la classe dominante, c'est incontestable. Plus une science s'attache étroitement aux tâches pratiques de domi­nation de la nature (la physique, la chimie, les sciences naturelles en général) plus grand est son apport humain, hors des considérations de classe. Plus une science est liée profondément au mécanisme social de l'exploitation (l'économie politique), ou plus elle généralise abstraitement l'expé­rience humaine (comme la psychologie, non dans son sens expérimental et phy­siologique, mais au sens dit « philosophi­que ») plus alors elle se subordonne à l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, et moindre est l'importance de sa contribu­tion à la somme générale de la connais­sance humaine. Le domaine des sciences expérimentales connaît à son tour diffé­rents degrés d'intégrité et d'objectivité scientifique, en fonction de l'ampleur des généralisations qui sont faites. En règle générale, les tendances bourgeoises se développent le plus librement dans les hautes sphères de la philosophie rnétho­dologique, de la " conception du monde ". C'est pourquoi il est nécessaire de net­toyer l'édifice de la science du bas jus­qu'en haut, ou plus exactement, du haut jusqu'en bas, car il faut commencer par les étages supérieurs. Il serait toutefois naïf de penser que le prolétariat, avant d'appli­quer à l'édification socialiste la science héritée de la bourgeoisie, doit la soumettre entièrement à une révision critique. Ce serait à peu près la même chose que de dire, avec les moralistes utopiques : avant de construire une société nouvelle, le proléta­riat doit s'élever à la hauteur de la morale communiste. En fait, le prolétariat transfor­mera radicalement la morale, aussi bien que la science, seulement après qu'il aura cons­truit la société nouvelle, fût-ce à l'état d'ébauche. Ne tombons-nous pas là dans un cercle vicieux ? Comment construire une société nouvelle à l'aide de la vieille science et de la vieille morale? Il faut ici un peu de dialectique, de cette même dialecti­que que nous répandons à profusion dans la poésie lyrique, l'administration, la soupe aux choux et la kacha. Pour commencer a travailler, l'avant-garde prolétarienne a absolument besoin de certains points d'ap­pui, de certaines méthodes scientifiques susceptibles de libérer la conscience du joug idéologique de la bourgeoisie ; en partie elle les possède déjà, en partie elle doit encore les acquérir. Elle a déjà éprouvé sa méthode fondamentale dans de nom­breuses batailles et dans les conditions les plus variées. Il y a encore très loin de là à une science prolétarienne. La classe révo­lutionnaire ne peut interrompre son com­bat parce que le parti n' a pas encore décidé s'il doit accepter ou non l'hypothèse des électrons et des ions, la théorie psychana­lytique de Freud, la génétique, les nouvel­les découvertes mathématiques de la rela­tivité, etc. Certes, après avoir conquis le pouvoir, le prolétariat aura des possibilités beaucoup plus grandes pour assimiler la science et la réviser. Mais là aussi, les choses sont plus aisément dites que faites. Il n'est pas question que le prolétariat ajourne l'édification du socialisme jusqu'à ce que ses nouveaux savants, dont beau­coup en sont encore à courir en culottes courtes, aient vérifié et épuré tous les instruments et toutes les voies de la con­naissance. Rejetant ce qui est manifeste­ment inutile, faux, réactionnaire, le proléta­riat utilise dans les divers domaines de son oeuvre d'édification les méthodes et les résultats de la science actuelle, en les pre­nant nécessairement avec le pourcentage d'éléments déclasse, réactionnaires, qu'ils contiennent. Le résultat pratique se justi­fiera dans l'ensemble, parce que la prati­que, soumise au contrôle des buts socia­listes, opérera graduellement une vérifica­tion et une sélection de la théorie, de ses méthodes et de ses conclusions. Entre­temps auront grandi des savants éduqués dans les conditions nouvelles. De toute manière, le prolétariat devra amener son oeuvre d'édification socialiste jusqu'à un niveau assez élevé, c'est-à-dire jusqu'à une satisfaction réelle des besoins maté­riels et culturels de la société, avant de pouvoir entreprendre le nettoyage général de la science, du haut jusqu'en bas. Je n'entends rien dire par là contre le travail de critique marxiste que de nombreux pe­tits cercles et des séminaires s'efforcent de réaliser dans divers domaines. Ce travail est nécessaire et fructueux. Il doit être étendu et approfondi de toutes les maniè­res.

Nous devons conserver toutefois le sens marxiste de la mesure pour apprécier le poids spécifique qu'ont aujourd'hui ces expériences et ces tentatives par rapport à la dimension générale de notre travail historique. Ce qui précède exclut-il la possibi­lité de voir surgir des rangs du prolétariat, alors qu'on est encore en période de dic­tature révolutionnaire, d'éminents savants, inventeurs, dramaturges et poètes ? Pas le moins du monde. Mais il serait extrême­ment léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations même les plus valables de représentants individuels de la classe ouvrière. La notion de culture ne doit pas être changée en monnaie d'usage individuel, et on ne peut pas dé­finir les progrès de la culture d'une classe d'après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes. La culture est la somme organique de connaissance et de savoir-faire qui caractérise toute la so­ciété, ou tout au moins sa classe dirigeante. Elle embrasse et pénètre tous les domaines de la création humaine et les unifie en un système. Les réalisations individuelles se hissent au-dessus de ce niveau et l'élè­vent graduellement.

Ce rapport organique existe-t-il entre notre poésie prolétarienne d'aujourd'hui et l'activité culturelle de la classe ouvrière dans son ensemble ? Il est bien évident que non. Individuellement ou par groupes, des ouvriers s'initient à ]'art qui a été créé par l'intelligentsia bourgeoise et se servent de sa technique, pour le moment d'une ma­nière assez. éclectique. Est-ce dans le but de donner une expression à leur monde intérieur, propre, prolétarien ? Non, bien sûr, et loin de là. L'oeuvre des poètes pro­létariens manque de cette qualité organi­que qui ne peut provenir que d'une liaison intime entre l'art et le développement de la culture en général. Ce sont des oeuvres littéraires de prolétaires doués ou talen­tueux, ce n'est pas de la littérature proléta­rienne. En serait-ce, cependant, une des sources ?

Naturellement, dans le travail de la gé­nération actuelle se trouvent nombre de germes, de racines, de sources où quelque érudit futur, appliquéet diligent remontera à partir des divers secteurs de la culture de l'avenir, tout comme les historiens actuels de l'art remontent du théâtre d'Ibsen aux mystères religieux, on de l'impressionnisme et du cubisme aux peintures des moines. Dans l'économie de l'art comme dans celle de la nature, rien ne se perd et tout est lié. Mais en fait, concrètement, dans la vie, la production actuelle des poètes issus du prolétariat est encore loin ce se développer sur le même plan que le processus qui prépare les conditions de la future culture socialiste, c'est-à-dire le processus d'élé­vation des masses. (...)

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [56]

Islamisme: un symptôme de la décomposition du capitalisme

  • 7511 reads

Ce n'est pas la première fois que le capitalisme justifie sa marche à la guerre en mettant en avant la notion de "choc entre deux civilisations'. En 1914, les ouvriers sont partis au front pour défendre la "civilisation" moderne contre la barbarie du knout russe ou du Kaiser germanique ; en 1939 ce fut pour défendre la démocratie contre les ténèbres du Nazisme, et de 1945 à 1989, pour la démocratie contre le communisme ou pour les pays socialistes contre l'impérialisme. Aujourd'hui, on nous sert le refrain de la défense du "mode de vie occidental" contre "le fanatisme islamiste" ou, à l'inverse, de "l'Islam contre les Croisés et les Juifs". Tous ces slogans sont des cris de ralliement à la guerre impérialiste ; en d'autres termes, des appels au combat militaire entre les fractions rivales de la bourgeoisie, en pleine époque de décomposition du capitalisme décadent.

L'article qui suit contribue à combattre cette idée selon laquelle l'Islam militant se situerait en dehors de la civilisation bourgeoise, et serait même dirigé contre elle. Nous allons essayer de montrer exactement le contraire : ce phénomène ne peut se comprendre que comme le produit, l'expression concentrée, du déclin historique de cette civilisation.

Un deuxième article étudiera l'approche marxiste du combat contre l'idéologie religieuse au sein du prolétariat.

Pour Marx, c'est le capitalisme qui sape les fondements de la religion

Marx voyait la religion comme "la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu'. La religion est donc "une conscience erronée du monde? la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable' (1). Cependant, ce n'est pas simplement une conscience erronée, mais une réponse à l'oppression réelle (réponse inappropriée et qui ne conduit qu'à un échec) :

"La détresse religieuse est, d'une part l'expression de la détresse réelle, et, d'autre part la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, le c?ur d'un monde sans c?ur, de même qu'elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple' (2).

En opposition avec ces philosophes du 18ème siècle qui dénonçaient la religion comme n'étant que l'?uvre d'imposteurs, Marx a affirmé qu'il était nécessaire d'exposer les racines réelles, matérielles, de la religion, dans le cadre de rapports de productions économiques bien déterminés. Il pensait avec confiance que l'humanité pourra réussir à s'émanciper de cette fausse conscience, et atteindre son plein potentiel dans un monde communiste sans classe.

De fait, Marx a mis en avant à quel point le développement économique du capitalisme avait sapé les fondements de la religion. Dans L'Idéologie allemande, par exemple, il affirme que l'industrialisation capitaliste a réussi à réduire la religion à n'être plus qu'un simple mensonge. Pour se libérer, le prolétariat devait perdre ses illusions religieuses et détruire tous les obstacles l'empêchant de se réaliser en tant que classe ; mais le brouillard de la religion devait être rapidement dispersé par le capitalisme lui-même. En fait, pour Marx, le capitalisme lui-même était en train de détruire la religion, à tel point qu'il en parlait parfois comme étant déjà morte pour le prolétariat.

Les limites du matérialisme bourgeois

Les continuateurs de Marx ont clairement noté qu'une fois que le capitalisme a cessé d'être une force révolutionnaire pour la transformation de la société, vers 1871, la bourgeoisie s'est de nouveau tournée vers l'idéalisme et la religion. Dans leur texte : L'ABC du communisme (un développement du programme du Parti communiste russe en 1919), Boukharine et Préobrajenski expliquent les relations entre l'Église orthodoxe russe et le vieil État féodal tsariste. Sous les tsars, expliquent-ils, le principal contenu de l'éducation était la religion :"maintenir le fanatisme religieux, la stupidité et l'ignorance, était d'une importance primordiale pour l'État" (3). L'Église et l'État étaient "obligés d'unir leurs forces contre les masses laborieuses et leur alliance servait à raffermir leur domination sur les travailleurs" (4). En Russie, la bourgeoisie émergente s'est trouvé précipitée dans un conflit contre la noblesse féodale, qui incluait l'Église, car elle convoitait les immenses revenus que cette dernière tirait de l'exploitation des travailleurs : "la base réelle de cette demande était le désir de voir transférés vers la bourgeoisie les revenus alloués à l'Église par l'État" (5).

Comme la jeune bourgeoisie d'Europe occidentale, la bourgeoisie montante de Russie menait une campagne vigoureuse pour la complète séparation de l'Église et de l'État. Cependant, nulle part ce combat n'a été mené à son terme, et dans chaque cas - même en France où le conflit fut particulièrement aigu - la bourgeoisie a fini par atteindre un compromis avec l'Église : dans la mesure où cette dernière jouait son rôle de pilier du capitalisme, elle pouvait s'unir à la bourgeoisie et mener ses activités religieuses. Boukharine et Préobrajenski (6) attribuent ceci au fait que "partout le combat mené par la classe ouvrière contre les capitalistes prenait de l'intensité? Les capitalistes pensèrent qu'il était plus avantageux de s'accorder avec l'Église, d'acheter ses prières au nom du combat contre le socialisme, d'utiliser son influence sur les masses incultes afin de maintenir vivant dans leur esprit le sentiment d'être des esclaves soumis à l'État exploiteur'.

Les bourgeois d'Europe occidentale firent alors la paix avec le Clergé, tout en affichant, pour la plupart, en privé, un prétendu matérialisme. Comme Boukharine et Préobrajenski le montrent (7), la clé de cette contradiction se trouve dans "la poche des exploiteurs". Dans son texte de 1938, Lénine philosophe, Anton Pannekoek, de la Gauche communiste hollandaise, explique pourquoi le matérialisme naturaliste de la bourgeoisie montante eut une courte espérance de vie :

"Tant que la bourgeoisie pouvait croire que sa société de propriété privée, de liberté personnelle, de libre compétition, pouvait résoudre, par le développement de l'industrie, des sciences et des techniques, tous les problèmes matériels de l'humanité, elle pouvait croire de la même manière que les problèmes théoriques pourraient être résolus par la science, sans avoir besoin de faire l'hypothèse de l'existence de pouvoirs surnaturels et spirituels. C'est pourquoi, dès qu'il apparut que le capitalisme ne pouvait résoudre les problèmes matériels des masses, comme le montrait la montée de la lutte de classe du prolétariat, la confiance dans la philosophie matérialiste disparut. De nouveau le monde fut perçu comme plein d'insolubles contradictions et d'incertitudes, de forces sinistres menaçant la civilisation. Alors la bourgeoisie se tourna vers différentes croyances religieuses, et ses intellectuels et ses savants furent soumis à l'influence de tendances mystiques. Ils ne furent pas longs à découvrir les faiblesses et les défauts de la philosophie matérialiste et à tenir des discours sur les limites de la science et sur les énigmes insolubles du monde.' (8)

Si cette tendance était parfois présente durant la phase ascendante du capitalisme, elle devint la règle dès le début de l'époque de décadence. Ayant atteint les limites de son expansion, le capitalisme en déclin a été incapable de créer un monde totalement à son image : il a laissé des régions entières en retard et non développées.

C'est ce retard économique et social qui constitue la base de l'emprise que la religion exerce encore sur ces zones. Les Bolcheviks eux-mêmes furent confrontés à ce problème, et furent obligés d'inclure dans leur programme, en 1919, une section traitant spécifiquement de la religion, "expression de l'arriération des conditions matérielles et culturelles de la Russie".

La bourgeoisie est obligée de compter sur l'idéalisme et la religion dans la période de décadence, et ce particulièrement quand son optimisme est ébranlé ; on l'a vu avec le Nazisme, qui a révélé une tendance profonde vers l'irrationalisme. Dans l'étape finale de la décadence capitaliste, la décomposition, ces tendances sont encore amplifiées, et même des membres de la bourgeoisie (comme le milliardaire Oussama Ben Laden) finissent par prendre au sérieux les croyances réactionnaires et obscurantistes qu'ils affichent. Comme Boukharine et Préobrajenski le notent à juste titre (9): "si la classe bourgeoise commence à croire en Dieu et en la vie éternelle, ceci signifie simplement qu'elle se rend compte que sa vie ici-bas touche à sa fin ! '.

La floraison de mouvements irrationalistes parmi les masses des régions les plus défavorisées prend de plus en plus d'importance dans la période de décomposition, où apparaît clairement l'absence de tout avenir pour le système, et où la vie sociale, dans les zones les plus faibles de la périphérie du capitalisme, tend à se désintégrer. Partout dans le monde, comme lors des derniers jours des précédents modes de production, nous assistons à la montée des sectes, des cultes suicidaires apocalyptiques et des différents fondamentalismes. Il est clair que l'Islamisme est une expression de cette tendance générale. Mais, avant d'examiner son expansion, il faut revenir sur les origines historiques de l'Islam en tant que religion mondiale.

Les origines historiques de l'Islam

A sa fondation, au 7ème siècle, dans la région du Hedjaz, à l'ouest de l'Arabie, l'Islam représente, pour résumer, une synthèse entre le judaïsme, le christianisme byzantin et assyrien et des religions antiques de Perse ainsi que des croyances locales monothéistes, comme l'Hanifiyia. Ce riche mélange était adapté aux besoins d'une société en plein bouleversement social, économique et politique. Dominé par la cité de La Mecque, le Hedjaz était à cette époque le principal carrefour commercial du Moyen-Orient. L'Arabie était prise entre deux grands empires : la Perse, dynastie des Sassanides, et Byzance, l'empire romain d'Orient. Dans cette société, la classe dominante de La Mecque encourageait les commerçants de passage à placer leurs dieux païens personnels dans la Ka'aba, un sanctuaire religieux local, et de les y adorer à chacune de leurs visites. Cette idolâtrie rapportait beaucoup aux riches habitants de la ville.

Pendant environ 100 ans, La Mecque fut une société prospère, dirigée par une aristocratie tribale, utilisant quelque peu le travail des esclaves, pratiquant un commerce prospère avec des régions éloignées et tirant des revenus additionnels de la Ka'aba. Cependant, au moment où Mahomet parvint à l'âge adulte, la société était dans un état de crise profonde. Celle-ci éclata, menaçant l'effondrement en une guerre sans fin entre les différentes tribus.

Juste à l'extérieur de La Mecque et de Yathrib, deuxième ville de la région, aujourd'hui Médine, se trouvaient les Bédouins, fières et austères tribus nomades indépendantes, qui, au début, avaient bénéficié de l'enrichissement des centres urbains de la région ; ils avaient pu emprunter auprès des riches citadins et accroître ainsi leur niveau de vie. Cependant, ils étaient de plus en plus incapables de rembourser leurs dettes, une situation qui devait avoir des conséquences explosives. La désintégration des tribus allait s'accélérant, à la fois dans les villes et dans les oasis du désert ; les Bédouins étaient "vendus comme esclaves ou réduits à un état de dépendance? Les limites étaient franchies'. De façon plus précise (10) :

"Inévitablement, ces transformations économiques et sociales furent accompagnées de changements intellectuels et moraux. Ceux qui avaient du flair pour les affaires prospéraient. Les vertus traditionnelles des fils du désert, les Bédouins, ne représentaient plus le chemin de la réussite. Savoir saisir sa chance et être avide était bien plus utile. Les riches étaient devenus fiers et arrogants, glorifiant leurs succès comme une affaire personnelle et non plus comme concernant la tribu entière. Les liens du sang allaient s'affaiblissant, remplacés par d'autres, basés sur l'intérêt'. (11)

Plus loin :

"L'iniquité triomphait au sein des tribus. Les riches et les puissants opprimaient les pauvres. Chaque jour les lois ancestrales étaient bafouées. Le faible et l'orphelin étaient vendus comme esclaves. L'ancien code d'honneur, de décence et de moralité, était piétiné. Le peuple ne savait même plus quels dieux servir et adorer'. (12)

Cette dernière phrase est hautement significative : dans une société où la religion était le seul moyen possible de structurer l'existence quotidienne, elle exprime clairement la gravité de la crise sociale. L'Islam appelle cette période de l'histoire de l'Arabie la jahiliyya, ou ère de l'ignorance, et dit que durant cette période, il n'y avait pas de limites à la débauche, à la cruauté, à la pratique d'une polygamie sans limite et au meurtre des nouveau-nés de sexe féminin.

L'Arabie de cette époque était déchirée à la fois par les rivalités de ses propres tribus, en guerre les unes contre les autres et par les menaces et les ambitions des civilisations avoisinantes. D'autres facteurs plus globaux intervenaient. On savait en Arabie que les empires perses et romains avaient de sérieux ennuis, tant internes qu'externes, et étaient près de s'effondrer, et beaucoup y voyaient "la proclamation de la fin du monde' (13). La majeure partie du monde civilisé était aussi au bord du chaos.

Engels a analysé la montée de l'Islam comme "une réaction des Bédouins contre les citadins, puissants mais dégénérés, et qui à cette époque professaient une religion décadente, mélange d'un culte naturaliste dépravé avec le judaïsme et le christianisme' (14).

Né à La Mecque en 570 après J.C., mais élevé en partie dans le désert par des Bédouins, et profondément influencé par les courants intellectuels venus du monde entier qui inondait l'Arabie, et plus spécialement le Hedjaz, Mahomet, homme réfléchi et enclin à la méditation, était le vecteur idéal pour résoudre la crise des relations sociales qui frappait sa ville et sa région. Le commencement de son ministère en 610, fit de lui l'homme de la situation.

L'Arabie entière était mûre pour le changement ; elle était en condition pour qu'émerge un État pan-arabe, capable de surmonter le séparatisme tribal et plaçant la société sur de nouvelles fondations économiques, et par là sociales et politiques. L'Islam prouva qu'il était l'instrument parfaitement adapté pour accomplir cela. Mahomet enseigna aux Arabes que le chaos grandissant de leur société résultait du fait qu'ils s'étaient détournés des lois de Dieu (la Shari'a). Ils devaient se soumettre à ces lois s'ils voulaient échapper à la damnation éternelle. La nouvelle religion dénonça la cruauté et les luttes inter-tribales, déclarant non seulement que les Musulmans étaient tous frères, mais qu'en tant qu'hommes et femmes ils avaient l'obligation de s'unir. L'Islam (littéralement soumission à Dieu) proclama que c'était Dieu lui-même (Allah) qui demandait cela. L'Islam mit hors-la-loi la débauche (l'alcool, les jurons et les jeux d'argent furent prohibés), la cruauté fut interdite (par exemple, les propriétaires d'esclaves furent encouragés à les libérer), la polygamie fut limitée à quatre épouses pour chaque croyant de sexe masculin (chacune d'entre elles devant être traitée avec équité - ce qui conduisit certains à affirmer que cette pratique était en réalité hors-la-loi), les hommes et les femmes tenaient des rôles sociaux différents, mais une femme était autorisée à travailler et à choisir elle-même son mari et le meurtre était strictement interdit, y compris l'infanticide. L'Islam enseigna aussi aux Arabes qu'il n'était pas suffisant de prier et d'éviter le péché ; la soumission à Dieu signifiait que toutes les sphères de l'existence devaient être soumises à la volonté de Dieu, c'est-à-dire que l'Islam offrait un cadre pour chaque chose, incluant la vie économique et politique d'une société.

Dans les conditions de l'époque, il n'est pas surprenant que cette nouvelle religion ait attiré très tôt de nombreux fidèles, une fois que les tentatives des classes dominantes de La Mecque pour la détruire physiquement eurent échoué. Elle fut l'instrument idéal pour renverser la société arabe et les sociétés environnantes. Mais l'époque dorée musulmane ne pouvait durer toujours. Il advint que les successeurs de Mahomet, les Califes - choisis pour diriger le monde musulman en fonction de leur supposée fidélité au message de Mahomet - furent en fait remplacés par des dynasties de dirigeants de plus en plus corrompus, qui revendiquaient cette charge comme étant héréditaire. Cette transformation fut complète lorsque la dynastie des Omeyyades accéda au Califat (680-750). Cependant, il est clair que lors de son surgissement, l'Islam exprimait une avancée dans l'évolution historique, et c'est de cela qu'il tire sa force originale et la profondeur de sa vision. Et même si, inévitablement, la civilisation musulmane médiévale ne réussit pas à vivre selon les idéaux de Mahomet, elle constitua pourtant un cadre pour des avancées fulgurantes dans le domaine de la médecine, des mathématiques et d'autres branches du savoir humain. Bien que le despotisme oriental sur lequel elle était fondée devait la conduire à l'impasse stérile à laquelle ce mode de production la condamnait, lorsqu'elle eut atteint le sommet de son développement, elle fit apparaître la société féodale occidentale, en comparaison, comme fruste et obscurantiste. Classiquement, ceci est symbolisé par l'énorme fossé culturel qui séparait Richard C?ur de Lion et Saladin à l'époque des croisades (15). On pourrait même ajouter que le fossé est encore plus large entre la culture musulmane à son zénith et l'obscurantisme que représente le fondamentalisme de nos jours.

Les Bolcheviks et le "nationalisme musulman'

Mais si les marxistes peuvent reconnaître un côté progressiste à l'Islam à ses origines, comment ont-ils analysé son rôle dans une période de révolution prolétarienne, où toutes les religions sont devenues un obstacle réactionnaire à l'émancipation de l'humanité ? Il est instructif d'examiner brièvement la politique des Bolcheviks dans ce domaine.

Moins d'un mois après la victoire de la révolution d'octobre 1917, les Bolcheviks ont diffusé une proclamation, A tous les ouvriers musulmans de Russie et de l'Est dans laquelle ils déclaraient être du côté des "ouvriers musulmans dont les mosquées et les lieux de culte avaient été détruits, dont la foi et les traditions avaient été piétinées par les Tsars et les oppresseurs de la Russie'. Les Bolcheviks s'engageaient ainsi : "Vos croyances et vos coutumes, vos institutions nationales et culturelles sont pour toujours libres et inviolables. Sachez que vos droits, comme ceux des autres peuples de Russie, sont sous la haute protection de la Révolution et de ses organes, les Soviets des ouvriers, soldats et paysans'.

Une telle politique signifiait un changement radical par rapport à celle des Tsaristes, qui avaient essayé de façon systématique et par la force (souvent par la violence) d'assimiler les populations musulmanes, après la conquête de l'Asie centrale, à partir du 16ème siècle. Rien d'étonnant alors que, par réaction, les populations musulmanes de ces régions se soient accrochées à l'Islam, leur héritage religieux et culturel. A quelques notables exceptions près, les Musulmans d'Asie centrale ne participèrent pas activement à la Révolution d'octobre, qui fut essentiellement une affaire russe :'Les organisations nationales musulmanes restèrent des spectateurs indifférents à la cause bolchevique' (16). Sultan Galiev, le "communiste musulman" qui joua un rôle important, déclara quelques années après la Révolution : "En faisant le bilan de la Révolution d'octobre et de la participation des Tatars, nous devons admettre que les masses laborieuses et les couches déshéritées tatares n'y ont pris aucune part.' (17)

L'attitude des Bolcheviks envers les Musulmans d'Asie centrale fut déterminée par des impératifs à la fois d'ordre interne et externe. D'une part, le nouveau régime devait s'accommoder de cette situation : les terres de l'ancien empire des Tsars étaient dans leur immense majorité musulmanes. Les Bolcheviks étaient convaincus que ces terres d'Asie centrale étaient essentielles, à la fois stratégiquement et économiquement, à la survie de la Russie révolutionnaire. Lorsque des nationalistes musulmans se révoltèrent contre le nouveau Gouvernement de Moscou, la réponse des autorités, dans la plupart des cas, fut de prendre des mesures brutales. A la suite d'une rébellion au Turkestan, par exemple, la réponse des unités militaires du Soviet de Tashkent fut de raser la ville de Koland. Lénine y envoya une commission spéciale, en novembre 1919, pour, dit-il, "restaurer des relations correctes entre le régime soviétique et les peuples du Turkestan' (18).

Un exemple de cette approche vers les problèmes que posaient ces régions musulmanes, fut la création par les Bolcheviks de l'organisation Zhendotel (Département des femmes ouvrières et paysannes) pour travailler parmi les femmes musulmanes en Asie centrale soviétique. Zhendotel centra plus particulièrement son action sur le problème de la religion dans cette région très en retard économiquement. Il convient de noter qu'à ses débuts, Zhendotel eut une approche pleine de patience et de sensibilité envers les délicats problèmes auxquels il était confronté. Les membres féminins de l'organisation portaient même le paranja (un voile islamique couvrant complètement la tête et le visage) au cours de discussions tenues avec des femmes musulmanes.

Alors que quelques organisations nationalistes musulmanes se rallièrent pour un temps à la contre-révolution pendant la guerre civile de 1918-1920, la plupart en vinrent à accepter à contre c?ur le régime bolchevique, qui leur apparut comme un moindre mal, après avoir souffert des exactions des armées blanches de Dénikine. Beaucoup de ces "nationalistes musulmans" rejoignirent le Parti communiste, et nombreux sont ceux qui occupèrent des postes de haut rang au gouvernement. Cependant, seul un petit nombre semble avoir été convaincu par la validité du marxisme. Le célèbre Tatar Sultan Galiev fut représentant bolchevique au Commissariat central musulman (formé en janvier 1918), membre du Collège interne du Commissariat du peuple aux nationalités (Narkomnats), rédacteur en chef de la revue Zhin" Natsional'nostey, professeur à l'Université des Peuples de l'est, et dirigeant de l'aile gauche des "Nationalistes musulmans'. Mais même cette figure emblématique des éléments recrutés parmi les nationalistes musulmans, fut au mieux un "communiste national" comme il se désigna lui-même dans le journal tatar Qoyash (Le Soleil) en 1918, expliquant son adhésion au Parti bolchevique en octobre 1917 en ces termes : "Je suis venu au Bolchevisme par l'amour de mon peuple qui pèse si lourdement sur mon c?ur' (19).

D'autre part, les Bolcheviks comprirent que leur révolution, pour survivre, avait besoin que les ouvriers des autres pays la rejoignent. L'échec des révolutions dans les pays occidentaux développés (en particulier en Allemagne), les conduisit à se tourner de plus en plus vers la possibilité d'une vague "nationaliste révolutionnaire" en Orient. Cette politique n'avait rien de prolétarien, mais comme les premiers signes d'un recul de la vague révolutionnaire se faisaient sentir, et compte tenu de l'isolement grandissant de la révolution russe, les Bolcheviks inclinaient de plus en plus vers cette vision opportuniste, pensant qu'elle conduirait à une révolution prolétarienne. Mais pour le moment, la "question d'Orient" - le soutien aux luttes de "libération nationale" au Moyen-Orient et en Asie - était vue comme le moyen de libérer la Russie soviétique de l'emprise de l'impérialisme britannique.

L'Internationale communiste et le mouvement pan-islamique

C'est dans ce contexte que les Bolcheviks furent conduits à faire évoluer l'attitude de l'Internationale communiste envers les mouvements panislamiques. Lors de son deuxième congrès en 1920, l'IC manifesta que les énormes pressions exercées par les forces de la contre-révolution, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie, commençaient à le faire plier. Des concessions à la ligne opportuniste furent faites, dans le vain espoir de diminuer l'hostilité du monde capitaliste envers la société soviétique. Les communistes furent obligés de s'organiser au sein des syndicats bourgeois, de rejoindre les partis socialistes et travaillistes, ouvertement pro-impérialistes, et d'appuyer les soi-disant "mouvements de libération nationale" dans les pays sous-développés. Les "Thèses sur la question nationale et coloniale" - servant à justifier le soutien aux "mouvements de libération nationale" - furent préparées par Lénine pour le congrès et adoptées avec seulement trois abstentions.

Cependant, le deuxième congrès traça les grandes lignes de la collaboration avec les Musulmans. Dans ses "Thèses', Lénine déclarait : "Il est nécessaire de lutter contre les mouvements panislamiques et pan-asiatiques, et autres tendances similaires, qui essaient de combiner la lutte de libération contre l'impérialisme européen et américain avec le renforcement du pouvoir de l'impérialisme turc et japonais ainsi que des potentats locaux, grands propriétaires, hauts dignitaires religieux, etc.' (20)

Bien qu'il votât la résolution, Sneevliet, représentant des Indes orientales néerlandaises (actuellement l'Indonésie), affirma qu'une organisation de masse islamiste et radicale y était présente. Sneevliet déclara que Sarekat Islam (L'Union islamique), avait acquis un "caractère de classe", en adoptant un programme anticapitaliste. Ces "hadjis communistes" (hadjis désignant ceux qui ont fait le pèlerinage à La Mecque), insistait-il, étaient nécessaires à la révolution communiste (21). Ceci n'était que la continuation de la politique développée par l'ancienne Union social-démocrate indonésienne (ISDV), qui plus tard constitua la majeure partie du Parti communiste indonésien (PKI), formé en mai 1920. Dès le début, les marxistes indonésiens eurent une relation ambiguë avec l'Islam radical, comme le CCI l'a déjà souligné :

"Des membres indonésiens de l'ISDV, étaient en même temps membres, et même dirigeants du mouvement islamique. Au cours de la guerre (première guerre mondiale), l'ISDV recruta un nombre considérable d'Indonésiens membres du Sarekat Islam, qui en comptait quelque 20 000? Cette politique préfigura, sous une forme embryonnaire, la politique adoptée en Chine après 1921 - avec l'encouragement de la part de Sneevliet et de l'Internationale communiste - de former un front uni, conduisant même à la fusion d'organisations nationalistes et communistes (le Kuomintang et le PC chinois) (...) Il est significatif qu'au sein de l'Internationale communiste, Sneevliet représentait à la fois le PKI et l'aile gauche de Sarekat Islam. Cette alliance avec la classe bourgeoise indigène musulmane devait durer jusqu'en 1923" (22).

Le Congrès de Bakou des Peuples d'Orient

La première application de ces "Thèses sur la question nationale et coloniale" fut ce qu'on appela le Congrès des peuples de l'Orient, tenu à Bakou (Azerbaïdjan) en septembre 1920, peu après la clôture du second congrès de l'Internationale communiste. Au moins un quart des délégués à la conférence n'étaient pas communistes, et parmi eux il y avait des bourgeois nationalistes et panislamistes, ouvertement anticommunistes. A cette conférence, présidée par Zinoviev, on appela à la "guerre sainte" (les termes mêmes de Zinoviev) contre les oppresseurs étrangers et de l'intérieur, pour des gouvernements ouvriers "et paysans" à travers le Moyen-Orient et l'Asie, dans le but d'affaiblir l'impérialisme, particulièrement l'impérialisme britannique.

L'objectif des Bolcheviks était d'établir une "indéfectible alliance" avec ces éléments disparates, dans le but principal de desserrer l'encerclement de la Russie établi par l'impérialisme. Toute la substance opportuniste de cette politique fut exposée par Zinoviev lors de la session d'ouverture du congrès, quand il décrivit l'ensemble des délégués à la conférence, et à travers eux les mouvements et les États qu'ils représentaient, comme la "deuxième épée" de la Russie, et que la Russie "considérait comme des frères et des camarades de combat" (23). Ce fut la première conférence "anti-impérialiste" (c'est-à-dire interclassiste) jamais tenue au nom du communisme.

John Reed, pionnier du communisme aux États-Unis, fut rendu malade par les travaux de ce congrès, auquel il assista. Angelica Balabanova (24) raconte dans son livre "Ma vie de rebelle", comment "Jack (John Reed) parla avec amertume de la démagogie et de l'apparat qui avaient caractérisé le congrès de Bakou, ainsi que de la manière dont les populations indigènes et les délégués d'Extrême-Orient avaient été traités" (25). Un "Appel du parti communiste des Pays-Bas aux peuples de l'Orient représentés à Bakou" apparaît dans l'édition en français des travaux du congrès et il fut certainement distribué aux délégués. Cet appel affirmait que des "milliers d'Indonésiens" s'étaient trouvés "réunis dans le combat commun contre les oppresseurs hollandais" par le mouvement pan-islamique Sarekat Islam, et que ce mouvement se joignait à lui pour saluer le congrès.

Au cours du congrès, Radek, du Parti bolchevique, évoqua ouvertement l'image des armées conquérantes des anciens sultans ottomans musulmans, déclarant : "Nous faisons appel, camarades (sic), aux sentiments guerriers qui inspirèrent jadis les peuples de l'Orient, quand, guidés par leurs grands conquérants, ils s'avancèrent vers l'Europe" (26). Moins de trois mois après le congrès de Bakou, qui avait salué le nationaliste turc Mustapha Kemal (Kemal Atatürk) celui-ci assassinait tous les dirigeants du Parti communiste turc. Pour son quatrième congrès, l'Internationale communiste avait poussé encore plus loin la révision de son programme. En introduisant les "Thèses sur la question d'Orient", qui furent adoptées à l'unanimité, le délégué hollandais van Ravensteyn, déclara que "l'indépendance de l'ensemble du monde oriental, l'indépendance de l'Asie, des peuples musulmans signifiait en soi la fin de l'impérialisme occidental". Auparavant, au cours du congrès, Malaka, délégué des Indes orientales néerlandaises, avait déclaré que les communistes avaient travaillé dans cette région en lien étroit avec Sarekat Islam, jusqu'à ce que des dissensions les séparent en 1921. Malaka affirma que l'hostilité envers le mouvement pan-islamique, exprimée par les Thèses du deuxième congrès, avait affaibli les positions des communistes. Ajoutant son soutien à la collaboration serrée avec le mouvement pan-islamique, le délégué de Tunisie nota que, contrairement aux PC anglais et français qui ne faisaient rien sur la question coloniale, au moins les panislamistes unifiaient les Musulmans contre leurs oppresseurs (27).

Les conséquences de la politique opportuniste des Bolcheviks

Le tournant opportuniste des Bolcheviks et de l'Internationale communiste sur la question coloniale se fondait, pour une large part, sur cette idée qu'il fallait trouver des alliés pour lutter contre l'encerclement de la Russie soviétique par l'impérialisme. Les gauchistes, pour faire l'apologie de cette politique, avancent aujourd'hui comme argument qu'elle a aidé l'Union soviétique à survivre ; mais, comme l'a reconnu la Gauche communiste italienne dans les années 30, le prix à payer pour cette survie a été la complète modification de ce que représentait le pouvoir des Soviets : de bastion de la révolution mondiale, il était devenu maintenant un acteur dans le jeu impérialiste mondial. Les alliances avec les bourgeoisies des colonies lui ont permis de s'intégrer dans ce jeu, mais cela s'est fait aux dépens des exploités et des opprimés de ces régions : ceci est clairement illustré par la faillite de la politique de l'Internationale communiste en Chine en 1925-1927.

L'abandon de la méthode marxiste rigoureuse sur cette question de l'Islam ne fut en fait qu'une partie d'un cours plus général vers l'opportunisme. C'est encore de nos jours une justification théorique à l'attitude ouvertement contre-révolutionnaire du gauchisme moderne, qui ne cesse de nous présenter Khomeini, Ben Laden et consorts comme combattant l'impérialisme, même si la forme de leur combat et leurs idées sont quelque peu erronées.

Il faut aussi noter que cette tentative de flatter les nationalistes musulmans a été combinée à un faux radicalisme qui a cherché à éradiquer la religion à travers des campagnes démagogiques. Ceci est une caractéristique particulière du stalinisme lors de son "virage à gauche", à la fin des années 1920.

Au cours de cette période, la patience et la sensibilité dont avait fait preuve Zhendotel furent abandonnées pour des campagnes forcenées en faveur du divorce et contre le port du voile. En 1927, d'après un rapport de Trotsky (28) : "On tint des meetings de masse au cours desquels des milliers de participantes scandaient :'A bas le paranja !' déchiraient leur voile qu'elles imbibaient de paraffine et brûlaient? Protégées par la police, des groupes de femmes pauvres parcouraient les rues, arrachant le voile des femmes plus riches, cherchant la nourriture cachée et pointant du doigt celles et ceux qui se cramponnaient aux pratiques traditionnelles qui étaient alors déclarées criminelles? Le jour suivant, ces actions sectaires et brutales furent payées au prix du sang : des centaines de femmes sans voiles furent massacrées par leurs familles, et cette réaction fut exacerbée par le clergé musulman, qui vit dans les récents tremblements de terre la punition d'Allah pour les refus de porter le voile. D'anciens rebelles Basmachis se rassemblèrent en une organisation secrète contre-révolutionnaire, le Tash Kuran, qui se développa grâce à leur engagement à préserver les valeurs et les coutumes locales (le Narkh)."

Tout ceci était aussi éloigné des méthodes originelles de la Révolution d'octobre que l'était le congrès de Bakou avec son charabia sur la Guerre sainte. La grande force des Bolcheviks en 1917 avait été leur engagement dans le combat contre les idéologies étrangères au prolétariat, en développant sa conscience de classe et ses propres organisations. Ceci demeure la seule base pour contrer l'influence de la religion et des autres idéologies réactionnaires.

Les Islamistes : à l'origine un courant marginal

De ce qui précède, nous pouvons voir que le problème de "l'Islam politique" n'est pas nouveau pour le prolétariat.

En fait, tous les groupes islamistes "modernes" trouvent leurs racines dans le mouvement des Frères musulmans (Ikhwan al-Muslimuun), la première organisation islamiste moderne importante, qui fut fondée en Égypte en 1928, et depuis s'est répandue dans plus de 70 pays. Leur fondateur, Hassan al-Banna, proclama la nécessité pour les Musulmans de "retourner dans le droit chemin" de l'Islam sunnite orthodoxe, à la fois comme antidote à la corruption croissante depuis le califat des Omeyyades, et pour "libérer" le monde musulman de la domination occidentale. Ce combat pourrait conduire à l'établissement d'un authentique État islamique, qui seul pourrait résister contre l'Occident.

Les Frères prétendaient suivre les traces d'Ahmed ibn Taymiyyah (1260-1327), qui s'opposa aux tentatives des penseurs musulmans hellénisés de réduire l'Islam et ses règles de gouvernement à de simples fonctions de la raison humaine. D'après Ibn Taymiyyah, un dirigeant musulman avait l'obligation d'imposer à ses sujets les lois de Dieu si nécessaire. L'Islam d'Ibn Taymiyyah se proclamait très pur, débarrassé de tous ses ajouts modernes. Les Frères musulmans modelèrent leur mouvement sur celui des Salafiyyah (purification) puritains des dix-septième et dix-neuvième siècles, qui eux aussi tentèrent d'appliquer les idées d'Ibn Taymiyyah.

En fait, la clef du succès des Frères musulmans réside dans leur extrême flexibilité tactique, étant préparés à travailler avec n'importe quelle institution (parlement, syndicat?) ou organisation (staliniens, libéraux?) qui pourrait mettre en avant leurs projets de "ré-islamisation" de la société. Pour Al-Banna, il était de toute façon clair que l'État islamique que son mouvement recherchait, interdirait toutes les organisations politiques. Sayyed Qoutb, qui succéda à Al-Banna comme leader du mouvement en 1948 (29), dénonçait de la même façon "l'idolâtrie socialiste ou capitaliste", c'est-à-dire le fait de mettre en avant des objectifs politiques avant les lois de Dieu. Il ajoutait : "Il est nécessaire de rompre avec la logique et les coutumes de la société qui nous entoure, de construire le prototype de la future société islamique avec les "vrais croyants", puis, au moment opportun, engager la bataille contre la nouvelle jahiliyya".

Vers 1948, le mouvement s'était considérablement accru, comptant entre trois cent et six cent mille militants pour la seule Égypte. Il survécut à une féroce répression de l'État, fin 1948, début 1949, et se reconstitua. Il fut, pendant une courte période, l'allié de Nasser et de son Mouvement des Officiers Libres, qui fomenta un coup d'État en juillet 1952. Une fois au pouvoir, Nasser emprisonna de nombreux Frères musulmans et mit ce mouvement hors la loi. Bien qu'en principe encore interdit, le mouvement a pu envoyer des députés au parlement et contrôle un certain nombre d'organisations non gouvernementales islamiques. Il rencontre un soutien grandissant auprès des masses urbaines défavorisées en proposant des services sociaux qui ne sont pas fournis par l'État.

Le succès des Frères musulmans est une constante référence pour des groupes "fondamentalistes" plus récents - dont la plupart s'en sont séparés, proclamant qu'ils ont modéré leur discours depuis qu'ils ont gagné le support des masses et quelques sièges au parlement. Des groupes qui s'en inspirent existent partout dans le "monde musulman" - non seulement au Moyen-Orient mais aussi en Indonésie et aux Philippines, et même dans d'autres pays où les Musulmans ne forment pas la majorité de la population. Cependant, d'une façon générale, ces groupes ressemblent plus aux Frères musulmans des origines (prônant la violence terroriste), qu'à la force relativement modérée qu'ils sont devenus. Et, dans tous les cas, ces groupes ne peuvent exister que grâce au soutien matériel fourni par l'un ou l'autre des États qui les manipulent au bénéfice de leurs propres objectifs en matière de politique étrangère. C'est comme cela que fut fondé à Gaza le Hamas (Mouvement de la Résistance islamique) par Israël, qui espérait en faire un contre poids à l'OLP. Mais à la fois le Hamas et l'organisation du Djihad islamique ont coopéré avec l'OLP et d'autres organisations nationalistes palestiniennes - elles mêmes manipulées à leur tour par des puissances étrangères comme la Syrie ou l'ancienne Union soviétique. En Algérie, le GIA (Groupe islamiste armé) reçoit plus ou moins ouvertement des fonds et de l'aide des États-Unis, qui s'efforcent, par là, d'affaiblir la concurrence que fait la France à la seule superpuissance restante. Récemment, en Indonésie, des groupes islamistes ont été manipulés par des fractions politico-militaires pour successivement mettre en place et renverser le Président. Plus connue encore, la création au Pakistan par les États-Unis du mouvement des Talibans d'Afghanistan, qui furent, avec succès, dressés contre leurs anciens alliés islamistes, les diverses fractions moudjahidines qui entraînaient l'Afghanistan vers le chaos total. Les États-Unis ont aidé activement Oussama Ben Laden dans sa lutte contre l'impérialisme russe, fournissant un support au groupe maintenant connu sous le nom d'Al Qaïda.

D'autres variantes du modèle original sont fournies par des groupes dont les membres sont issus de la secte musulmane Chi'a. État chiite le plus peuplé, l'Iran a été la source de ces variantes, qui incluent des groupes présents dans de nombreux pays, notamment au Liban et en Irak. L'Iran lui-même est souvent décrit comme un État où le "fondamentalisme est au pouvoir", mais ceci est trompeur, car le régime s'est mis en place plus pour combler un vide que sous l'action d'un groupe "islamiste". Il est certain que dans ses premières années, le régime de Khomeini a établi avec succès, par des actions de masse, un support populaire envers l'État, proposant un impossible "retour" aux conditions de l'Arabie du 7ème siècle. Cependant, il est important de comprendre que les mollahs d'Iran (le clergé) ne sont venus au pouvoir que grâce à l'extrême faiblesse du prolétariat iranien : les ouvriers de l'industrie pétrolière, par exemple, ont été en grève pendant un total de six mois, paralysant cette industrie clef pour l'Iran, dans le but d'abattre le régime du Shah. Seule force d'opposition ayant des objectifs politiques clairs et capable de fonctionner dans la légalité, les mollahs ont pris le contrôle de la mobilisation confuse contre le Shah. Cependant, il faut noter que les partisans de Khomeini n'ont pris le pouvoir qu'après une déformation fondamentale de la doctrine chiite : depuis la disparition du dernier dirigeant chiite, il y a plusieurs siècles, les croyants chiites doivent s'opposer résolument à tout pouvoir politique temporel (30).

Une fois au pouvoir, en février 1979, les mollahs ont saisi toute opportunité pour étendre leur influence vers les autres pays, en entraînant, armant et fournissant une base aux groupes islamistes chiites agissant dans ces pays, comme la milice du Hezbollah (parti de Dieu) au Liban, qui a toujours soutenu Khomeini. Elle en a été remerciée par une importante aide matérielle de l'Iran, à partir de 1979, ainsi que de la Syrie son alliée.

L'Afghanistan a fourni d'autres variantes, au moins une pour chaque groupe ethnique important composant ce pays. Bien que tous ces groupes afghans partagent cette notion d'un État unitaire islamique (en fait "islamiste"), il leur a été extrêmement difficile de rester unis pendant longtemps, même et surtout après l'élimination de concurrents communs. Les luttes intestines meurtrières qui ont suivi l'effondrement du régime pro-russe en 1992, ont convaincu l'impérialisme US de cesser de les soutenir et de créer une nouvelle force plus unitaire, les Talibans, qui pourraient constituer un régime stable pro-US. Toutes ces fractions islamistes disparates d'Afghanistan se sont rendu coupables de massacres collectifs, des plus horribles actes de cruauté, tels que viols, tortures, mutilations et massacres d'enfants, sans oublier leur rôle dans le commerce international de la drogue, qui a fait de l'Afghanistan le plus grand exportateur d'opium brut dans le monde.

Il n'est pas possible, faute de place de décrire la totalité de ces groupes et toutes leurs imbrications. Mais comme nous l'avons vu, les Frères musulmans ont constitué le paradigme, le modèle pour le "fondamentalisme islamique" moderne. Différentes versions de ce mouvement existent, aussi bien chiites que sunnites, mais aucune d'entre elles ne s'oppose vraiment au capitalisme et à l'impérialisme : elles font partie intégrante du monde "civilisé".

Le fondamentalisme : un rejeton de la civilisation capitaliste agonisante

Confrontés à la propagande bourgeoise qui nous parle d'un "choc de civilisations', d'un combat à mort entre "l'Occident" et "l'Islam militant", propagande véhiculée aussi bien par les occidentaux que par les partisans de Ben Laden, il est très important de montrer que l'Islamisme actuel, est un pur produit de la société capitaliste en pleine époque de sa décadence.

Ceci est d'autant plus important que la véritable nature des mouvements islamistes n'est pas clairement comprise par les groupes du milieu politique prolétarien. Dans un récent article (31) de sa revue Revolutionary Perspectives, le BIPR soutient que l'Islamisme est le reflet de l'incapacité du capitalisme à éliminer complètement les vestiges précapitalistes, et aussi qu'il n'y a jamais eu de réelle "révolution bourgeoise" dans le monde musulman. L'article continue ainsi : "Contrairement à certaines hypothèses selon lesquelles l'Islamisme n'est qu'un pur réflet du mode de production capitaliste, il n'en est rien. Il est l'expression confuse de la coexistence d'au moins deux modes de production."

Toujours d'après cet article, l'Islamisme "est devenu une idéologie capable de maintenir l'ordre capitaliste avec des mesures idéologiques et culturelles non capitalistes". Il est affirmé que : "Contrairement au Christianisme, l'Islam n'a pas suivi un long processus de sécularisation et d'éclaircissement? Le monde musulman est resté relativement inchangé au sens historique, et a réussi, même à l'ère du capitalisme, à garder sa vieille identité, car le capitalisme n'a pu ni voulu éliminer les structures précapitalistes de la société : en conséquence, Dieu n'est pas mort en Orient."

Comme preuve à ces affirmations, l'article parle de la perpétuation de ce qu'il appelle "l'ancienne communauté du clergé maintenant des liens serrés avec le Bazar'", qui a "réussi à ne pas se laisser ébranler" par la pression de la modernisation. En conséquence, l'article maintient que "le monde musulman doit contenir en son sein deux modes de production et deux cultures". L'Islamisme tire sa force de cette dualité, qui lui permet d'apparaître comme une alternative au capitalisme d'État. Bien qu'étant "une pièce maîtresse de l'ordre capitaliste", l'Islamisme, ajoute l'article, "est ironiquement en contradiction avec ce même ordre, à certains niveaux". C'est une erreur. Il est vrai qu'aucun mode de production n'existe de façon totalement pure. L'esclavage a existé à différentes époques, dans toutes les formes de sociétés de classe. L'Angleterre, État capitaliste le plus ancien, n'en a pas encore totalement terminé avec son "aristocratie", et cela pour ne donner que deux exemples. Il est vrai, également, que la pénétration du capitalisme dans les régions dominées par la religion musulmane se fit tardivement et de façon incomplète, et qu'elles n'ont pas connu l'équivalent d'une révolution bourgeoise. Mais, quels que soient les vestiges du passé qui subsistent et pèsent dans ces régions, celles-ci sont totalement sous la domination de l'économie capitaliste mondiale, et font partie d'elle.

Le Bazar, dans le monde musulman, n'est pas une institution en dehors du capitalisme, pas plus que cette relique vivante qu'est la Reine d'Angleterre ou cet autre reste de la féodalité qu'est le Pape Jean Paul II ne le sont. En fait, les bazaris, les marchands capitalistes du Bazar de Téhéran, ont représenté un appui important à la poussée de Khomeini en 1978-1979 en Iran, et restent encore une fraction capitaliste d'importance vitale. Les désaccords - qui s'expriment parfois de façon violente - entre les bazaris et d'autres fractions du régime iranien, plus sécularisées ou influencées par l'Occident, représentent des contradictions au sein du capitalisme. Bien que ces conflits puissent affaiblir l'économie capitaliste du pays, ils sont, pour la bourgeoisie dans son ensemble, un immense bénéfice politique, car ils détournent le prolétariat iranien de son terrain de classe, vers cette fausse alternative : appuyer la fraction "réformiste" ou la fraction "radicale" du capital iranien. Nous voilà très loin "des mesures idéologiques et culturelles non capitalistes" dont parle l'article du BIPR.

De plus, en Iran, les relations entre les bazaris et les dirigeants politiques sont plus fortes que nulle part ailleurs, ceci étant dû à l'histoire de ce pays et à la forme d'Islam qui y est pratiquée, de telle sorte qu'on ne peut utiliser cet exemple pour prouver que l'Islamisme a quelque chose de "précapitaliste". Au contraire, le point commun des pays musulmans est leur utilisation très efficace des aspects de la société émanant d'un passé précapitaliste au service des besoins très actuels des capitalistes modernes. C'est pourquoi, la famille royale saoudienne, Gamal Nasser, les fractions politiques indonésiennes et autres représentants de la riche classe capitaliste, ont tour à tour utilisé et rejeté les groupes islamistes, tout à fait capitalistes bien que réactionnaires, et qui, en paroles, voulaient réintroduire la société précapitaliste, pour préparer leur chemin vers le pouvoir. Et il ne peut en être autrement. Partout dans le monde, les fractions capitalistes ne se sont jamais gênées pour mobiliser les éléments les plus rétrogrades afin d'atteindre leurs propres objectifs, bien modernes, et ce d'autant plus dans la période de décomposition. Le capitalisme allemand l'a prouvé en utilisant Hitler. Tout comme les Frères musulmans, les partisans de Khomeini et d'Oussama Ben Laden ainsi qu'Adolf Hitler ont constitué un mélange confus de vieux restes réactionnaires précapitalistes pour servir les intérêts de leur classe dominante. Sous cet aspect, l'Islamisme n'est pas différent. L'Islamisme emprunte en fait énormément à l'idéologie nazie, en particulier en adoptant sans réserve l'idée d'une conspiration juive mondiale. De plus, ces relents de racisme accentuent la contradiction entre l'Islamisme et les enseignements originels du Coran, qui prêchait la tolérance envers les autres "Peuples du Livre".

Sous toutes ses formes, l'Islamisme n'est nullement en contradiction avec le capital. Il est certes le reflet du retard économique et social des pays musulmans, mais il fait partie intégrante du système capitaliste, et, par dessus tout, de sa décadence et de sa décomposition. Nous pouvons aussi ajouter que loin d'être en opposition au capitalisme d'État, l'idée d'un État islamique, qui justifie l'intervention de l'État dans chaque aspect de la vie sociale, est un vecteur idéal pour le capitalisme d'État totalitaire, qui est la forme caractéristique que prend le capital à l'époque de sa décadence.

Le fondamentalisme islamique s'est développé comme une idéologie d'une partie de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie dans leur combat contre les puissances coloniales et leurs valets. Il est resté un mouvement minoritaire jusqu'à la fin des années 1970, les mouvements nationalistes imprégnés d'idéologie stalinienne étant alors sur le devant de la scène. Ces mouvements ont atteint une force réelle dans des pays où la classe ouvrière est relativement peu nombreuse, où elle est récente et inexpérimentée. Les Islamistes se proclament eux-mêmes "les champions des peuples opprimés" (Khomeini). En Iran, par exemple, les partisans de Khomeini ont réussi à attirer la masse des habitants misérables des taudis de Téhéran dans leur mouvement, à la fin des années 1970, en se proclamant de façon mensongère les champions de leurs intérêts et en les appelant mustazifin, un terme religieux désignant les miséreux et les opprimés. Le capitalisme décadent, en s'enfonçant encore plus dans la misère de la décomposition n'a fait qu'exacerber les conditions de vie de ces couches. La marginalisation des Islamistes à leurs débuts travaille maintenant en leur faveur, et ils peuvent apparaître plus crédibles quand ils proclament que si toutes les idéologies non religieuses (de la démocratie au marxisme en passant par le nationalisme) ont échoué, c'est parce que les masses ont ignoré les lois de Dieu. La même raison a été évoquée par les Islamistes en Turquie pour "expliquer" le tremblement de terre en août 1999, comme auparavant par les Islamistes égyptiens pour un tremblement de terre dans les années 1980.

Ce genre de mystification attire facilement les couches de la population les plus touchées par la pauvreté et le désespoir. Aux petits bourgeois ruinés, aux habitants des taudis sans espoir de travail, et même à des éléments de la classe ouvrière, il offre le mirage d'un "retour" vers cet État parfait que la légende attribue à Mahomet, qui était supposé protéger les pauvres et empêcher les riches de faire trop de profits. En d'autres termes, cet État est présenté comme l'ordre social "anticapitaliste" par excellence. D'une manière typique, les groupes islamistes se prétendent ni capitalistes ni socialistes, mais "islamiques', et combattent pour l'établissement d'un État islamique sur le modèle de l'ancien Califat. Toute cette argumentation repose sur une falsification de l'Histoire : cet État musulman d'origine a existé bien avant l'époque capitaliste. Il était fondé sur une forme d'exploitation de classe mais, celle-ci, à l'instar du féodalisme occidental, n'a pas permis le développement des forces productives comme l'a fait le capitalisme. Mais aujourd'hui, chaque fois qu'un groupe islamiste radical prend le contrôle d'un État, il n'a pas d'autre alternative que de devenir le gardien chargé de maintenir les relations sociales capitalistes, et d'essayer de maximiser le profit à l'échelle de l'état-nation. Les mollahs iraniens, pas plus que les Talibans, n'ont pu échapper à cette loi d'airain.

Ce faux "anticapitalisme" s'accompagne d'un tout aussi faux "internationalisme musulman" : les groupes islamistes radicaux prétendent souvent ne faire allégeance à aucune nation particulière et appellent à la fraternité et à l'unité des musulmans à travers le monde. Ces groupes se décrivent, et ceux qui leurs sont opposés font de même, comme quelque chose d'unique - comme une idéologie et un mouvement qui transcendent les frontières nationales pour former un nouveau "bloc" effrayant, menaçant l'Occident de la même manière que l'ancien bloc "communiste". Ceci est dû en partie au fait qu'ils sont liés aux réseaux de la criminalité internationale : commerce des armes (incluant certainement des moyens de destructions massives comme les armes chimiques ou nucléaires) et trafic de drogue : l'Afghanistan en est un pivot comme on l'a vu. Dans ce contexte, Ben Laden, "seigneur de la guerre impérialiste", peut être vu par certains comme le nouveau rejeton de la "globalisation", c'est-à-dire du dépassement des frontières nationales. Mais ceci n'est vrai que comme l'expression d'une tendance à la désintégration des unités nationales les plus faibles. L'État "global" musulman n'existera jamais, car il viendra toujours se briser sur le récif de la compétition entre les bourgeoisies musulmanes. C'est pourquoi, dans leur lutte pour poursuivre cette chimère, les moudjahidins sont toujours obligés de se joindre au grand jeu impérialiste, qui demeure le terrain d'affrontement des États nationaux.

Derrière la "guerre sainte", à laquelle appellent les bandes islamistes, se cache en réalité la guerre traditionnelle, et qui n'a rien de "sainte", que se livrent les puissances impérialistes rivales. Les véritables intérêts des exploités et des opprimés du monde entier ne se trouvent pas dans une mythique fraternité musulmane, mais dans la guerre de classe contre l'exploitation et l'oppression dans tous les pays. Ils ne se trouvent pas plus dans un retour au gouvernement de Dieu ni des Califes, mais dans la création révolutionnaire de la première société réellement humaine de l'Histoire.

Dawson (6/1/2002)

 

 

 

Notes :


(1) : Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.

(2) : id.

(3) : 1966, Éditions Ann Harbor.

(4), (5), (6), (7) : ibid.

(8) : Anton Pannekoek, Lénine philosophe.

(9) : ibid.

(10) : M. Rodinson, Mohammed, Ed. Penguin, 1983.

(11), (12), (13) : ibid.

(14) : Lettre d'Engels à Marx, 6 juin 1853.

(15) : Saladin n'était pas seulement plus cultivé que Richard Coeur de Lion , il était aussi plus miséricordieux envers les non-combattants que ne le furent les Croisés, qui se sont illustrés par le massacre de populations entières (surtout des Juifs). Bien que, à la fois ses amis et ses ennemis comparent Ben Laden à Saladin, c'est plutôt aux Croisés qu'il faudrait le comparer, lui qui a déclaré, après le premier attentat à la bombe contre le World Trade Center : 'Tuer les Américains et leurs alliés, civils ou militaires, est un devoir pour tout Musulman'. C'est en ces termes que furent justifiés le massacre du 11 septembre 2001 ainsi que les attentats- suicides contre les civils israéliens.

(16) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.

(17) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Sultan Galiev, Le Père de la révolution tiers-mondiste, Ed. Fayard, 1986.

(18) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.

(19) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Sultan Galiev, Le Père de la révolution tiers-mondiste, Ed. Fayard, 1986.

(20) : Jane Degras, The Communist International 1919-1943 , vol. 1, Franck Cass & Co, 1971.

(21) : The Second Congress of the Communist International, New Park, 1977.

(22) : La Gauche Hollandaise, brochure du CCI.

(23) : Baku Congress of the Peoples of the East, New Park, 1977.

(24) : Angelica Balabanova, My Life as a Rebel.

(25) : voir E.H Carr, A History of Soviet Russia, Macmillan, 1978.

(26) : Baku Congress of the Peoples of the East, New Park, 1977.

(27) : Jane Degras, The Communist International 1919-1943 , vol. 1, Franck Cass & Co, 1971.

(28) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.

(29) : Hassan al Banna fut assassiné par la police secrète égyptienne le 12 février 1949, après l'assassinat par les Frères Musulmans du premier ministre, le 28 décembre 1948.

(30) : Khomeini prétendait qu'un religieux descendant direct de Mahomet pourrait servir de régent d'un État chi'ite islamique, en attendant le 'retour' éventuel du 12ème Imam.

(31) : Revolutionary Perspectives, organe du BIPR, no 23.

 

 

Récent et en cours: 

  • 11 septembre 2001 [7]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [41]
  • Religion [57]

Rubrique: 

Décomposition du capitalisme

Documents de la vie du CCI : La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI

  • 5376 reads

Le CCI a tenu récemment une confé­rence internationale extraordinaire dé­diée principalement aux questions d'or­ganisation. Dans notre presse territo­riale et dans le prochain numéro de la Revue internationale nous reviendrons sur les travaux de cette conférence. Cela dit, dans la mesure où les ques­tions que celle-ci a abordées avaient de fortes similitudes avec celles que nous avons eu à traiter par le passé, nous avons estimé utile de publier des ex­traits d'un document interne (adopté unanimement par le CCI) qui avait servi de base au combat pour la défense de l'organisation que nous avons mené en 1993-95 et dont rend compte la Revue internationale n° 82 à propos du 11e congrès du CCI.

Le rapport d'activités présenté au BI plé­nier ([1] [58]) d'octobre 1993 fait état de l'exis­tence ou de la persistance au sein du CCI de difficultés organisationnelles dans un grand nombre de sections. Le rapport pour le 10e congrès international avait déjà traité amplement de ces difficultés. Il avait en particulier insisté sur la nécessité d'une plus grande unité internationale de l'orga­nisation, d'une centralisation plus vivante et rigoureuse de celle-ci. Les difficultés présentes font la preuve que l'effort réalisé par ce rapport et les débats du 10e congrès, tout en étant indispensables, étaient en­core insuffisants. Les dysfonctionnements qui se sont exprimés au cours de la dernière période manifestent l'existence au sein du CCI de retards, de lacunes dans la compréhension des questions, d'une perte de vue du cadre de nos principes en matière d'or­ganisation. Une telle situation nous donne la responsabilité d'aller encore plus au fond des questions qui avaient été soule­vées lors du 10e congrès. Il importe en particulier que l'organisation, les sections et tous les militants se penchent une nouvelle fois sur des questions de base et en particulier sur les principes qui fondent une organisation qui lutte pour le commu­nisme (...)

Une réflexion de ce type a été menée en 1981-82 à la suite de la crise qui avait auparavant secoué le CCI (perte de la moitié de la section en Grande-Bretagne, hémor­ragie d'une quarantaine de membres de l'organisation). La base de cette réflexion avait été donnée par le rapport sur «La structure et le fonctionnement de l'organi­sation» adopté par la conférence extraor­dinaire de janvier 1982 (Cf Revue interna­tionale n°33). En ce sens, ce document reste toujours une référence pour l'ensem­ble de l'organisation ([2] [59]). Le texte qui suit se conçoit comme un complément, une illustration, une actualisation (suite à l'ex­périence acquise depuis) du texte de 1982. En particulier, il se propose d'attirer l'at­tention de l'organisation et des militants sur l'expérience vécue, non seulement par le CCI, mais aussi par d'autres organisa­tions révolutionnaires dans l'histoire.

 1. L'importance du problème dans l'histoire
 La question de la structure et du fonction­nement de l'organisation s'est posée à toutes les étapes du mouvement ouvrier. A chaque fois, les implications d'un tel questionnement ont revêtu la plus haute importance. Ce n'est nullement le fait du hasard. Dans la question d'organisation se trouve concentrée toute une série d'as­pects essentiels de ce qui fonde la pers­pective révolutionnaire du prolétariat :

  • caractéristiques fondamentales de la société communiste et des rapports qui s'établissent entre les membres de celle­-ci ;
  • être du prolétariat comme classe por­teuse du communisme ;
  • nature de la conscience de classe, ca­ractéristiques de son développement et de son approfondissement, de son extension au sein de la classe ;
  • rôle de l'organisation communiste dans le processus de prise de conscience du prolétariat .

Les conséquences du développement de désaccords sur les questions organisa­tionnelles se sont souvent révélées dra­matiques, voire catastrophiques pour la vie des organisations politiques du prolé­tariat. Il en est ainsi pour les raisons sui­vantes :

  • de tels désaccords sont, en dernier ressort, le révélateur de la pénétration au sein de l'organisation d'influences idéolo­giques étrangères au prolétariat, prove­nant de la bourgeoisie ou de la petite bour­geoisie ;
  • beaucoup plus que les désaccords sur d'autres questions, ils se répercutent né­cessairement sur le fonctionnement de l'or­ganisation, peuvent même affecter son unité, voire son existence :
  • en particulier, ils tendent à prendre un tour plus personnalisé et donc plus émo­tionnel.

Parmi de multiples exemples historiques d'un tel phénomène, on peut en prendre deux parmi les plus célèbres :

  • le conflit entre le Conseil Général de l'AIT et les «Alliancistes» ;
  • la scission entre Bolcheviks et Men­cheviks au cours et à la suite du 2e Congrès du POSDR en 1903.

Dans le premier exemple, il est clair que la constitution au sein de l'AIT de l'«Alliance internationale de la démocratie socia­liste» était une manifestation de l'influence de l'idéologie petite bourgeoise à laquelle était régulièrement confronté le mouve­ment ouvrier au cours de ses premiers pas. Ce n'est donc pas un hasard si l'Alliance recrutait principalement auprès des pro­fessions proches de l'artisanat (les horlo­gers du Jura suisse, par exemple) et dans des régions où le prolétariat était encore faiblement développé (comme en Italie et, particulièrement, en Espagne).

De même, la constitution de l'Alliance présentait un danger particulièrement grave pour l'ensemble de l'AIT dans la mesure où :

  • elle était une «Internationale dans l 'In­ternationale » (Marx), existant « en dedans et en dehors» de celle-ci, ce qui, en soi, était déjà une remise en cause de son unité ;
  • elle était, de plus, clandestine, y com­pris aux yeux de l'AIT, puisqu'elle avait proclamé sa dissolution tout en continuant à fonctionner ;
  • elle s'opposait aux conceptions de l'AIT en matière d'organisation et notamment à sa centralisation (défense du «fédéra­lisme»), tout en étant d'ailleurs elle-même ultra-centralisée autour d'un «Comité cen­tral» dirigé d'une main de fer par Bakou­nine et en imposant à ses membres la discipline la plus sévère et fondée sur une abnégation totale et le don de soi de tous et de chacun» (Bakounine) .

De fait, l'Alliance constituait une négation vivante des bases sur lesquelles s'était fondée l'Internationale. C'est justement pour que cette dernière ne tombe pas entre les mains de l'Alliance, qui l'aurait à coup sûr dénaturée, que Marx et Engels, au Congrès de La Haye de 1872, ont proposé et obtenu le transfert à New York du Con­seil Général. Ils savaient pertinemment que ce transfert devait conduire l'AIT vers une extinction progressive (effective en 1876), mais, dans la mesure où elle était de toutes façons condamnée à la suite de l'écrase­ment de la Commune de Paris (qui avait provoqué un profond recul dans la classe), ils ont préféré cette fin à une dégénéres­cence qui aurait discrédité toute l'oeuvre positive qu'elle avait accomplie entre 1864 et 1872.

Enfin, il faut noter que le conflit entre l'AIT et l'Alliance a pris un tour très per­sonnalisé autour de Marx et Bakounine. Ce dernier, qui n'avait rejoint l'AIT qu'en 1868 (à la suite de l'échec de sa tentative de coopération avec les démocrates bour­geois au sein de la «Ligue de la paix et de la liberté»), accusait Marx d'être le «dictateur» du Conseil général et donc de l'en­semble de l'AIT ([3] [60]). Autant dire que c'était tout à fait faux (il suffit pour s'en convain­cre de lire les procès-verbaux des réunions du Conseil général et des congrès de l'In­ternationale). D'un autre côté, Marx (avec raison) dénonçait les intrigues du chef indiscuté de l'Alliance, intrigues qui étaient facilitées par le caractère secret de cette dernière et par les conceptions sectaires héritées d'une époque révolue du mouve­ment ouvrier. II faut noter en plus que ces conceptions sectaires et conspiratives, de même que le côté charismatique de la per­sonnalité de Bakounine, favorisaient son influence personnelle sur ses adeptes et l'exercice de son autorité de "gourou". Enfin, la persécution dont il prétendait être victime était un des moyens par lesquels il semait le trouble et se gagnait des parti­sans parmi un certain nombre d'ouvriers mal informés ou sensibles aux idéologies petites-bourgeoises.

On retrouve le même type de caractéris­tiques dans la scission entre bolcheviks et mencheviks qui s'est faite, au départ, autour de questions organisationnelles.

D'une façon qui s'est confirmée par la suite, la démarche des mencheviks était déterminée par la pénétration, dans la so­cial-démocratie russe, de l'influence des idéologies bourgeoises et petites-bour­geoises (même si certaines conceptions des bolcheviks étaient elles-mêmes tribu­taires d'une vision jacobiniste bourgeoise). En particulier, comme le note Lénine (Un pas, en avant, deux pas en arrière, (Euvres, Tome 7) : «Le gros de l'opposition [les mencheviks] a été formé par les éléments intellectuels de notre Parti» qui ont donc constitué un des véhicules des concep­tions petites bourgeoises en matière d'or­ganisation.

En deuxième lieu, la conception de l'or­ganisation qui était celle des mencheviks lors du 2e congrès, et que Trotsky a parta­gée pendant longtemps (alors qu'il s'était très clairement éloigné d'eux, notamment sur la question de la nature de la révolution qui se préparait en Russie et des tâches du prolétariat en son sein), tournait le dos aux nécessités de la lutte révolutionnaire du prolétariat et portait avec elle la destruc­tion de l'organisation. D'une part, elle était incapable de faire une distinction claire entre membres du parti et sympathisants comme l'a montré le désaccord entre Lé­nine et Martov, le chef de file des menche­viks, sur le point l des statuts ([4] [61]). D'autre part, et surtout, elle était tributaire d'une période révolue du mouvement (comme les "alliancistes" étaient encore marqués par la période sectaire du mouvement ouvrier) : "Sous le nom de `minorité' se sont grou­pés dans le Parti, des éléments hétérogè­nes qu'unit le désir conscient ou non, de maintenir les rapports de cercle, les for­mes d'organisation antérieures au Parti. Certains militants éminents des anciens cercles les plus influents, n 'ayant pas l'ha­bitude des restrictions en matière d'orga­nisation, que l'on doit s'imposer en rai­son de la discipline du Parti, sont enclins à confondre machinalement les intérêts généraux du Parti et leurs intérêts de cercle qui, effectivement, dans la période des cercles, pouvaient coïncider. " (Lé­nine, Un pas en avant, deux pas en ar­rière). En particulier, du fait de leur appro­che petite bourgeoise, ces éléments "... lèvent naturellement l'étendard de la ré­volte contre les restrictions indispensa­bles qu'exige l'organisation, et ils éri­gent leur anarchisme spontané en principe de lutte qualifiant à tort cet anar­chisme... de revendication en faveur de la 'tolérance ', etc. " (Ibid. )

En troisième lieu, l'esprit de cercle et l'individualisme des mencheviks les ont conduits à la personnalisation des ques­tions politiques. Le point le plus dramati­que du Congrès, qui a provoqué une cas­sure irréparable entre les deux groupes, est celui de la nomination dans les différentes instances responsables du Parti, et en particulier dans la rédaction de l' Iskra, qui était considérée comme la véritable direc­tion politique de celui-ci (le Comité Central ayant essentiellement une responsabilité dans les questions organisationnelles). Avant le congrès, cette rédaction était composée de 6 membres : Plekhanov, Lé­nine, Martov, Axelrod, Starover (Potressov) et Vera Zassoulitch. Mais seuls les trois premiers faisaient un réel travail de rédaction, les trois derniers ne faisaient pratiquement rien, ou se contentaient d'en­voyer des articles ([5] [62]). Afin de dépasser "l'esprit de cercle" qui animait la vieille rédaction, et particulièrement ses trois membres les moins impliqués, Lénine propose au congrès une formule permettant de nommer une rédaction plus adaptée sans que cela apparaisse comme une mo­tion de défiance envers ces trois militants : le Congrès élit une rédaction plus res­treinte de trois membres qui peut, ultérieu­rement coopter d'autres militants en ac­cord avec le Comité central. Alors que cette formule avait été acceptée dans un premier temps par Martov et les autres rédacteurs, ce dernier change d'avis à la suite du débat qui l'a opposé à Lénine sur la question des statuts (et qui a mis en évidence le fait que ses anciens camarades risquaient de ne pas retrouver leur poste) : il demande (en fait c'est à Trotsky que revient de proposer une résolution en ce sens) que l'ancienne rédaction de 6 mem­bres soit "confirmée" par le Congrès. C'est finalement la proposition de Lénine qui l'emporte ce qui provoque la colère et les lamentations de ceux qui vont devenir les "mencheviks" (minoritaires). Martov, "au nom de la majorité de l'ancienne rédac­tion" déclare :"Puisque l’on a décidé d’élire un comité de trois, je déclare au nom de mes trois camarades et au mien, que personne parmi nous n'accepterait d'y en­trer. En ce qui me concerne personnelle­ment, j'ajoute que je tiendrais pour une injure le fait d'être porté comme candidat à cette fonction, et que la simple supposi­tion que je consentirais à y travailler serait considérée par moi comme une tâche à ma réputation politique. " La dé­fense sentimentale de ses vieux compa­gnons victimes de "l'état de siège qui règne dans le Parti ", la défense de l’honneur bafoué" se substituent chez Martov aux considérations politiques. Pour sa part, le menchevik Tsarev déclare : "Comment les membres non élus de la rédaction doivent-ils se comporter à l'égard du fait que le congrès ne veut plus les voir faire partie de la rédaction ?" Les bolcheviks dénoncent cette façon non politique de présenter les questions ([6] [63]). Par la suite, les mencheviks refusent et sabotent les déci­sions du Congrès, boycottent les organes centraux élus par ce dernier et se lancent dans des attaques personnelles systéma­tiques contre Lénine. Par exemple, Trotsky l'appelle "Maximilien Lénine", il l'accuse de vouloir "prendre sur lui le rôle de l'incorruptible " et d'instituer une "Répu­blique de la Vertu et de la Terreur". (Rap­port de la délégation sibérienne). On est frappé par la ressemblance entre les accu­sations lancées par les mencheviks contre Lénine et celles des alliancistes contre Marx et sa "dictature". Face à l'attitude des mencheviks, à la personnalisation des questions politiques, aux attaques qui le prennent pour cible et à la subjectivité qui a envahi Martov et ses amis, Lénine ré­pond : "Lorsque je considère la conduite des amis de Martov après le congrés , (...) je puis dire seulement que c'est la une tentative insensée, indigne de membres du parti, de déchirer le Parti... Et pour­quoi ? Uniquement parce qu'on est me­content de la composition des organis­mes centraux, car objectivement, c'est uniquement cette question qui nous a séparés, les appréciations subjectives (comme offense, insulte, expulsion, mise à l'écart, flétrissure, etc.) n'étant que le fruit d'un amour-propre blessé et d'une imagination malade. Cette imagination malade et cet amour-propre blessé mè­nent tout droit aux commérages les plus honteux : sans avoir pris connaissance de l'activité des nouveaux centres, ni les avoir encore vus à l'oeuvre, on va répan­dant des bruits sur leur "carence ", sur le "gant de fer" d'Ivan Ivanovitch, sur la "poigne" d'Ivan Nikiforovitch, etc. (...) Il reste à la social-démocratie russe une dernière et difficile étape à franchir, de l'esprit de cercle à l'esprit de parti ; de la mentalité petite-bourgeoise à la cons­cience de son devoir révolutionnaire ; des commérages et de la pression des cercles, considérés comme moyens d'ac­tion, à la discipline. " (Relation du IIe Congrès du POSDR, (Euvres, Tome 7)

 2. Les problèmes organisationnels dans l'histoire du CCI 

Comme toutes les autres organisations du prolétariat, (...) des difficultés organisa­tionnelles similaires à celles qu'on vient d'évoquer ont affecté également le CCI. Parmi ces difficultés, on peut relever les moments suivants :

  • 1974 : débat sur la centralisation dans le groupe Révolution internationale (future section du CCI en France), formation et départ de la «tendance Bérard» ;
  • 1978 : formation de la «tendance S-M» qui allait fonder le GCI en 1979 ;
  • 1981 : crise du CCI, formation et départ de la «tendance Chénier» ;
  • 1984 : apparition de la minorité qui, en 1985, allait se constituer en «tendance» puis quitter le CCI pour former la FECCI ;
  • 1987-88 : difficultés dans la section en Espagne conduisant à la perte de la section du Nord,
  • 1988 : dynamique de contestation et de démobilisation au sein de la section de Paris ; mise en évidence, par le 8e congrès de RI (Révolution internationale, section du CCI en France) du poids de la décompo­sition dans nos rangs.

(... ) De ces moments de difficultés on peut retenir, malgré leurs différences, une série de caractéristiques communes qui les rap­prochent des problèmes rencontrés anté­rieurement dans l'histoire du mouvement ouvrier :

  • poids de l'idéologie petite-bourgeoise, et notamment de l'individualisme ;
  • remise en cause du cadre unitaire et centralisé de l'organisation ;
  • importance prise par les questions per­sonnelles et de subjectivité.

Il serait trop long de passer en revue tous ces moments de difficultés. On peut se contenter de mettre en évidence comment ces caractéristiques (qui ont toujours été présentes, mais à des degrés divers) se sont manifestées à certains de ces mo­ments.
 

a) Le poids de l'idéologie petite bour­geoise

Ce poids est évident lorsqu'on examine ce qu'est devenue la tendance de 1978 : le GCI a sombré dans une sorte d'anarcho-bordiguisme, exaltant les actions terroris­tes et méprisant les luttes du prolétariat dans les pays avancés alors qu'il montait en épingle des luttes prolétariennes imagi­naires dans le Tiers-Monde. De même, dans la dynamique du groupe de camara­des qui allait former la FECCI, nous avons identifié des similitudes frappantes avec celle qui avait animé les mencheviks en 1903 (voir notamment l'article «La Fraction externe du CCI» dans la Revue internatio­nale 45) et en particulier le poids de l'élé­ment intellectuel. Enfin, dans la dynamique de contestation et de démobilisation (...) qui avait affecté la section de Paris en 1988, nous avions mis en évidence l'impor­tance du poids de la décomposition comme facteur favorisant la pénétration de l'idéologie petite bourgeoise dans nos rangs, particulièrement sous la forme du «démocratisme» (... ).

b) La remise en cause du cadre unitaire et centralisé de l'organisation

C'est un phénomène que nous avons ren­contré de façon systématique et marquée lors des différents moments de difficultés organisationnelles dans le CCI :

- Le point de départ de la dynamique qui devait aboutir à la «tendance Bérard» est la décision de la section de Paris de se doter d'une Commission d'organisation (CO). Un certain nombre de camarades, particulièrement la grande majorité de ceux qui avaient milité dans le groupe trotskiste «Lutte Ouvrière» (LO), voyait dans cet embryon d'organe central une «grave menace de bureaucratisation» pour l'or­ganisation. Bérard n'avait de cesse de comparer la CO au Comité central de LO (organisation dont Bérard avait été mem­bre pendant plusieurs années), d'identi­fier RI à cette organisation trotskiste, argu­ment qui avait un fort impact sur les autres camarades de sa «tendance» dans la me­sure où tous (sauf un) venaient de LO.

- Lors de la crise de 1981, il s'était déve­loppé (avec la contribution de l'élément trouble Chénier, mais pas seulement) une vision qui considérait que chaque section locale pouvait avoir sa propre politique en matière d'intervention, qui contestait vio­lemment le Bureau international (BI) et son Secrétariat (SI) (auxquels on reprochait notamment leur position sur la gauche dans l'opposition et de provoquer une dégénérescence stalinienne) et qui, tout en se réclamant de la nécessité des orga­nes centraux, leur attribuait un rôle de simple boîte au lettres (...)

- Dans toute la dynamique qui allait con­duire à la formation de la FECCI, l'aspect remise en cause de la centralisation s'est fait sentir également mais sous une forme différente, notamment dans la mesure où 5 membres sur 10 de la «tendance» apparte­naient au BI. C'est essentiellement par les actes répétés d'indiscipline vis-à-vis de ce dernier, mais aussi des autres instances de l'organisation, que s'est faite sentir cette remise en cause : d'une façon quelque peu aristocratique, certains membres de la «ten­dance» considéraient qu'ils étaient «au dessus des lois». Confrontés à la néces­saire discipline de l'organisation, ces mili­tants y voyaient une «dégénérescence stalinienne» reprenant à leur compte les arguments de la «tendance Chénier» qu'ils avaient pourtant combattus trois ans aupa­ravant.

- Les difficultés rencontrées par la sec­tion en Espagne en 1987-88 sont directe­ment liées au problème de la centralisa­tion : les nouveaux militants de la section de San Sebastian entrent dans une dyna­mique de contestation de la section de Valence qui joue le rôle d'organe central. Il existe au sein de la section «basque» un certain nombre de désaccords et confu­sions politiques, notamment sur la ques­tion des comités de chômeurs, confusions qui relèvent pour une bonne part des ori­gines gauchistes de certains éléments de cette section. Mais au lieu que ces désac­cords puissent être discutés dans le cadre organisationnel, ils sont l'occasion de la mise en avant d'une politique de «bougnat est maître chez soi», d'un rejet de principe des orientations et consignes provenant de Valence. Suite à cette dynamique, la section en Espagne perd la moitié de ses effectifs ( ... ).

- Dans la dynamique de contestation et de démobilisation qui s'était développée en 1988 dans la section en France, et par­ticulièrement à Paris, la remise en cause de la centralisation s'exprimait essentiellement contre l'organe central de cette section. La forme la plus «élaborée» de cette remise en cause avait été exprimée par un membre de l'organisation qui avait développé dans ses textes, et dans son comportement, une démarche voisine de l'anarcho-conseillisme. En particulier, une de ses premières contributions... portait sur une critique des organes centraux et défendait l'idée d'une rotativité dans la nomination des militants au sein de ces organes.

Le rejet ou la contestation de la centralisa­tion n'ont pas été les seules formes de remise en cause du caractère unitaire de l'organisation lors des différents moments de difficultés qu'on vient d'évoquer. Il faut y ajouter les manifestations d'une dynamique qu'on pourrait appeler, comme Lénine en 1903, «de cercle» ou bien «de clan». C'est-à-dire le regroupement, même informel, entre un certain nombre de cama­rades sur la base, non pas d'un accord politique, mais sur des critères hétéroclites comme les affinités personnelles, le mé­contentement vis-à-vis de telle orientation de l'organisation ou la contestation d'un organe central.

En fait, toutes les «tendances» qui, à ce jour, se sont formées dans le CCI obéis­saient, peu ou prou, à une telle dynamique. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles ont toutes mené à des scissions. C'est quelque chose que nous avions relevé à chaque fois : les tendances se formaient non pas sur la base de la mise en avant d'une orientation positive alternative à une position prise par l'organisation mais comme rassemblement de «mécontents» qui mettaient dans un pot commun leurs divergences et essayaient, par la suite de leur donner une certaine cohérence. Sur de telles bases, une tendance ne pouvait donner rien de positif dans la mesure où sa dynamique ne consistait pas dans la re­cherche d'un renforcement de l'organisa­tion à travers la plus grande clarté possible mais exprimait au contraire une démarche (souvent inconsciente) de destruction de l'organisation. De telles tendances n'étaient pas un produit organique de la vie du CCI et du prolétariat mais expri­maient au contraire la pénétration en son sein d'influences étrangères : en général l'idéologie petite bourgeoise. En conséquence, ces tendances apparaissaient d'emblée comme des corps étrangers au CCI ; c'est pour cela qu'elles étaient un danger pour l'organisation et que leur destin leur était pratiquement tracé d'avance : la scission. ([7] [64])

D'une certaine façon, la tendance Bé­rard fut celle qui témoigna le plus d'homo­généité. Mais cette dernière n'avait pas pour origine une véritable compréhension commune des questions soulevées. Cette «homogénéité» se basait essentiellement sur :

  • l'origine commune (LO) des membres de la tendance qui les ont fait converger spontanément vers des démarches similai­res et notamment le rejet de la centralisa­tion ;
  • le charisme de Bérard, qui était un élément très brillant, et dont les «contribu­tions» en ont «mis plein la vue» à des éléments peu formés qui, dans l'ensemble, n'y comprenaient pas grand chose et qui ont adhéré «les yeux fermés» à sa démarche.

C'est pour cette dernière raison qu'on trouvait dans cette «tendance» à la fois des éléments très académistes (...) et des éléments plutôt activistes (...). Autant dire que la «Tendance communiste» qui s'est constituée après la scission n'a pas survécu au premier numéro de sa publi­cation.

Concernant les autres «tendances» qu'on a connues dans le CCI, chacun garde en tête le bric-à-brac de positions qui s'y retrouvaient :

  • Tendance S-M : baisse tendancielle du taux de profit comme explication de la crise économique (S) plus nature prolétarienne de l'État de la période de transition (S) plus vision bordiguisante du rôle de l'organisation (M) plus surestimation des luttes ouvrières dans le tiers monde (R) ;
  • Tendance Chénier : rejet de l'analyse de la gauche dans l'opposition plus assi­milation d'organismes syndicaux à des organes de la lutte de classe plus «dégéné­rescence stalinienne» du CCI (plus des manœuvres occultes d'un individu peut être au service de l'État bourgeois) (...) ;
  • Tendance FECCI : vision non marxiste de la conscience de classe (ML) plus fai­blesses conseillistes (JA et Sander) plus désaccords sur l'intervention du CCI dans les actions menées par les syndicats pour immobiliser la classe ouvrière (Rose) plus rejet de la notion de centrisme et d'oppor­tunisme (Mc.lntosh).

Considérant le caractère hétéroclite de ces tendances, la question qu'on peut se poser est donc : sur quoi était fondée leur démarche et leur «unité» ?

A la base, il y avait incontestablement des incompréhensions et des confusions tant sur des questions politiques généra­les que sur des questions d'organisation.

Mais tous les camarades qui avaient des désaccords sur ces questions n'ont pas adhéré à ces tendances. A l'inverse, cer­tains camarades qui, au départ, n'avaient aucun désaccord s'en sont «découvert» en cours de route pour adhérer au proces­sus de formation des «tendances» (...). C'est pour cela qu'il nous faut faire appel, comme l'avait fait Lénine en 1903, à un autre aspect de la vie organisationnelle : l'importance des questions «personnelles» et de subjectivité.

c) L'importance des questions «per­sonnelles» et de subjectivité

Les questions concernant l'attitude, le comportement, les réactions émotionnel­les et subjectives des militants de même que la personnalisation de certains débats ne sont pas de nature «psychologique» mais éminemment politiques. La person­nalité, l'histoire individuelle, l'enfance, les problèmes affectifs, etc. ne permettent pas à eux seuls, ni fondamentalement, d'expli­quer les attitudes et comportements aber­rants que peuvent adopter certains mem­bres de l'organisation à tel ou tel moment. Derrière de tels comportements on retrouve toujours, directement ou indirectement, l'individualisme ou le sentimentalisme, c'est-à-dire des manifestations de l'idéo­logie de classes étrangères au prolétariat : bourgeoisie ou petite bourgeoisie. Ce qu'on peut dire tout au plus c'est que certaines personnalités sont plus fragiles que d'autres face à la pression de telles influences idéologiques.

Cela n'enlève rien au fait que des as­pects «personnels» peuvent jouer un rôle important dans la vie organisationnelle comme on a pu le voir en de nombreuses reprises :

- Tendance Bérard : Il suffit de signa­ler le fait que, quelques jours après le vote instaurant la Commission d'organisation, auquel Bérard s'était opposé, le même Bérard est allé trouver MC ([8] [65]) pour lui proposer le marché suivant : `je change mon vote en , laveur de la CO si tu me proposes pour en faire partie, sinon je la combattrai ' . Autant dire que Bérard s'est fait envoyer sur les roses, MC s'étant seu­lement engagé à ne pas faire état de cette proposition afin de ne pas "enfoncer" Bé­rard publiquement et de permettre au débat d'être mené sur le fond. Ainsi, la CO ne présentait de "danger de bureaucratisation" que parce que Bérard n'en faisait pas par­tie... Sans commentaires !

- Tendance S-M : Elle est constituée de trois groupes (en partie familiaux) dont les «leaders» ont des préoccupations diffé­rentes mais qui se retrouvent dans la con­testation des organes centraux (...)
Comme «il n'y a pas de place pour plu­sieurs crocodiles mâles dans le même marigot» (proverbe africain) les trois pe­tits crocodiles se sont séparés par la suite : S a scissionné le premier du GCI pour fonder l'éphémère «Fraction communiste internationaliste», plus tard M a égale­ment quitté le GCI pour former le «Mouve­ment communiste».

- Tendance Chénier : Les conflits de personnes et de personnalités ne sont pas étrangers à la division de la section en Grande-Bretagne en deux groupes qui ne s'adressent plus la parole et qui, par exem­ple, vont manger dans des restaurants différents lors des réunions générales de la section. Les militants de l'étranger qui viennent à ces réunions sont accaparés par l'un ou l'autre clan et ils ont droit à toutes sortes de commérages (...)Enfin, la crise est encore aggravée par toutes les manœuvres de Chénier qui met systémati­quement de l'huile sur le feu des con­flits ([9] [66]).

- Tendance FECCI : A côté des di­vergences politiques (mais qui étaient disparates), un des aliments majeurs de la démarche du groupe de camarades qui allait fonder la FECCI, et explique en particulier l'incroyable mauvaise foi dont ils ont fait preuve, est l'orgueil blessé de certains (notamment JA et ML) peu habitués à être critiqués (no­tamment par MC) et la «solidarité» que leurs amis de vieille date ont voulu leur témoigner (...). En fait, quand on se penche sur l'histoire du 2e congrès du POSDR et qu'on a vécu l'affaire de la «tendance FECCI» on ne peut être que frappé par toutes les similitudes entre les deux événements. Mais comme le disait Marx, «si l'histoire se répète, c'est la première fois comme tragédie et la seconde fois comme farce».

Ce n'est pas seulement lors de la forma­tion de «tendances» que les questions de personnes ont joué, de différentes fa­çons, un rôle très important.

Ainsi, lors des difficultés de la section en Espagne en 87-88, il se développe parmi les camarades de San Sebastian, qui ont été intégrés sur des bases politiques insuf­fisamment solides et avec une part impor­tante de subjectivité, une animosité très forte à l'égard de certains camarades de Valence. Cette démarche personnalisée est notamment accentuée par l'état d'esprit retord et malsain d'un des éléments de San Sébastien et surtout par les agissements de Albar, animateur du noyau de Lugo, dont le comportement est assez proche de celui de Chénier : correspondances et con­tacts clandestins, dénigrements et calom­nies, utilisation de sympathisantes pour «travailler» le camarade de Barcelone qui a finalement quitté le CCI (...)

L'examen, nécessairement trop rapide et superficiel des difficultés organisationnel­les rencontrées par le CCI au cours de son histoire fait apparaître deux faits essen­tiels :

  • ces difficultés ne lui sont pas propres, on les rencontre tout au long de l'histoire du mouvement ouvrier ;
  • c'est de façon répétée et fréquente qu'il est confronté à ce type de difficultés.

Ce dernier élément doit inciter l'ensemble de l'organisation et tous les camarades à se pencher à nouveau, et de façon appro­fondie, sur les principes d'organisation qui ont été précisés lors de la conférence extraordinaire de 1982 dans le «Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organisation» et dans les statuts. 

3. Les points principaux du rapport de 1982 et des statuts

 L'idée maîtresse du rapport de 1982 est l'unité de l'organisation. Dans ce docu­ment, cette idée est d'abord traitée sous l'angle de la centralisation avant que d'être traité sous celui des rapports entre mili­tants et organisation. Le choix de cet ordre correspondait aux problèmes rencontrés par le CCI en 1981 ( où les faiblesses s'étaient surtout manifestées par une remise en cause des organes centraux et de la centralisa­tion. A l'heure actuelle, la plupart des difficultés affrontées par les sections ne sont pas directement liées à la question de la centralisation mais bien plus à la ques­tion du tissu organisationnel, à la place et aux responsabilités des militants au sein de l'organisation. Et même lorsque les dif­ficultés concernent des problèmes de cen­tralisation, comme dans la section en France, elles renvoient au problème précé­dent. C'est pour cela que, dans l'examen des différents aspects du rapport de 1982, il est préférable de commencer par la der­nière partie (le point 12) qui touche juste­ment les rapports entre organisation et militants. 

3.1. Les rapports entre organisation et militants
 a) Le poids de l'individualisme
  • «Une condition fondamentale de l'apti­tude d'une organisation à remplir ses tâches dans la classe est une compréhen­sion correcte en son sein des rapports qui s'établissent entre les militants et l'orga­nisation. C'est là une question particu­lièrement difficile à comprendre à notre époque, compte tenu du poids de la rup­ture organique avec les fractions du passé et de l'influence de l'élément estudiantin dans les organisations révolutionnaires après 68 qui ont favorisé la résurgence d'un des boulets du mouvement ouvrier du 19e siècle : l'individualisme.» (Rap­port de 1982, point 12)

Il est clair qu'à ces causes, depuis longtemps identifiées, de la pénétration de l'individualisme dans nos rangs, il est nécessaire d'ajouter aujourd'hui le poids de la décomposition qui favorise en par­ticulier l'atomisation et le «chacun pour soi». Il importe que toute l'organisation soit bien consciente de cette pression constante que le capitalisme pourrissant exerce sur les têtes des militants, une pression qui ne pourra aller, tant que ne sera pas ouverte une période révolution­naire, qu'en augmentant. En ce sens, les points qui suivent, et qui répondent à des difficultés et dangers déjà rencontrés dans l'organisation par le passé, gardent toute leur validité, et sont même encore plus valables, aujourd'hui. Cela ne doit pas évidemment nous décourager mais au contraire nous encourager à une vigi­lance encore accrue à l'égard de ces dif­ficultés et de ces dangers.

b) La «réalisation» des militants
  • Le même rapport qui existe entre un organisme particulier (groupe ou parti) et la classe existe entre l'organisation et le militant. Et de même que la classe n 'existe pas pour répondre aux besoins des orga­nisations communistes, de même celles-ci n'existent pas pour résoudre les problè­mes de l'individu militant. L'organisation n'est pas le produit des besoins des militants. On est militant dans la mesure où on a compris et adhéré aux tâches et à la fonction de l'organisation. «Dans cet ordre d'idées, la répartition des tâches et des responsabilités dans l'organisation ne vise pas une «réalisa­tion» des individus-militants. Les tâches doivent être réparties de sorte que l'orga­nisation comme un tout puisse fonction­ner de façon optimale. Si l'organisation veille, autant que possible au bon état de chacun de ses membres, c'est avant tout dans l'intérêt de l'organisation. Cela ne veut pas dire que soient ignorés l'individualité du militant et ses problèmes, mais signifie que le point de départ et le point d'arrivée sont l'aptitude de l'organisa­tion à accomplir sa tâche dans la lutte de classe.»

C'est un point que nous ne devons ja­mais oublier. Nous sommes au service de l'organisation et non le contraire. En parti­culier, celle-ci n'est pas une sorte de clini­que chargée de guérir les maladies, notam­ment psychiques, dont peuvent souffrir ceux qui y adhèrent. Cela ne veut pas dire que le fait de devenir militant révolutionnaire ne puisse pas contribuer à relativiser, sinon dépasser, des difficultés personnelles que chacun traîne dans ses bagages. Bien au contraire, devenir un combattant du com­munisme signifie qu'on a donné un sens profond à son existence, un sens bien supé­rieur à tout ce qui peut être apporté par d'autres aspects de la vie (réussite «profes­sionnelle» ou «familiale», procréation et éducation d'un enfant, création scientifi­que ou artistique, toutes satisfactions dont chaque humain peut être privé et qui est interdite, de toutes façons, à la plus grande partie de l'humanité). La plus grande satis­faction que puisse éprouver un être humain dans sa vie est d'apporter une contribution positive au bien de ses semblables, de la société et de l'humanité. Ce qui distingue le militant communiste, et donne un sens à sa vie, c'est qu'il est un maillon de la chaîne qui va jusqu'à l'émancipation de l'huma­nité, son accession au «règne de la liberté», une chaîne qui subsiste après sa propre disparition. De fait, ce que chaque militant peut aujourd'hui accomplir est incompara­blement plus important que ce que peut réaliser le plus grand savant, que celui qui découvrira le remède au cancer ou une source inépuisable d'énergie non polluante. En ce sens, la passion qu'il apporte à son engagement est celle qui doit le mieux lui permettre de dépasser et surmonter les dif­ficultés que chaque être humain est suscep­tible de rencontrer.

C'est pour cela que, face aux difficul­tés particulières que peuvent rencontrer des membres de l'organisation, l'attitude que celle-ci doit adopter est avant tout politique et non psychologique. Il est clair que les données psychologiques peuvent être prises en compte pour af­fronter tel ou tel problème pouvant affec­ter un militant. Mais cela doit se faire dans le cadre d'une démarche organisa­tionnelle et non l'inverse. Ainsi, lors­qu'un membre de l'organisation est sujet à des défaillances fréquentes dans l'ac­complissement de ses tâches, il est nécessaire que celle-ci se comporte à son égard fondamentalement de façon politi­que et en accord avec ses principes de fonctionnement, même si, évidemment. elle se doit de savoir reconnaître les spé­cificités de la situation dans laquelle se trouve le militant en question. Par exem­ple, lorsque l'organisation se trouve con­frontée au cas d'un militant qui se laisse aller à l'alcoolisme, son rôle spécifique n'est pas de jouer au psychothérapeute (rôle pour lequel elle n'a d'ailleurs aucune qualification particulière et dans lequel elle risque de se comporter en «apprenti sorcier») mais de réagir sur le terrain qui est le sien :

  • mise en évidence et discussion du problème en son sein et avec le militant concerné ;
  • interdiction d'utiliser des boissons al­coolisées dans les réunions et activités de l'organisation ;
  • obligation pour chaque militant d'arri­ver serein à celles-ci.

L'expérience a amplement montré que c'est le meilleur moyen de surmonter ce type de problème.

C'est aussi pour les raisons évoquées plus haut que l'engagement militant n'a pas à être vécu comme une routine comme celle que l'on rencontre sur son lieu de travail, même si certaines des tâches qu'il est nécessaire d'accomplir ne sont pas enthousiasmantes en soi. En particulier, s'il est nécessaire que l'organisation veille à répartir ces tâches, comme toutes les tâches en général, de la façon la plus équi­table possible, afin que certains ne soient pas accablés de travail alors que d'autres n'ont pratiquement rien à faire, il importe aussi que chaque militant bannisse de sa pensée et de son comportement toute atti­tude de «victime», de lamentation envers les «mauvais traitements» ou la «surcharge de travail» que lui infligerait l'organisa­tion. Le grand silence qui, bien souvent, dans certaines sections, fait suite à la de­mande de volontaires pour accomplir telle ou telle tâche est quelque chose de cho­quant et de démoralisant, notamment pour les jeunes militants ([10] [67]).

 c) Les différents types de tâches et le travail dans les organes centraux
  • «Il n’existe pas dans l'organisation des lâches «nobles» et des taches «secondai­res» ou «moins nobles». Le travail d'éla­boration théorique comme la réalisation de tâches pratiques, le travail au sein des organes centraux comme le travail spéci­fique des sections locales, sont tous aussi importants pour l'organisation et ne sau­raient, de ce fait, être hiérarchisés (c'est le capitalisme qui établit de telles hiérar­chies). C'est pour cela qu'est parfaite­ment à rejeter, comme bourgeoise, l'idée suivant laquelle la nomination d'un mili­tant dans un organe central constituerait pour lui une «ascension», l'accession à un «honneur» ou à un privilège. L'esprit de carriérisme doit être résolument banni de l'organisation comme totalement op­posé au dévouement désintéressé qui est l'une des caractéristiques dominantes du militantisme communiste.»

Cette affirmation ne s' applique pas seu­lement à la situation que vivait le CCI en 1981 mais est d'une portée générale, vala­ble en permanence ([11] [68]). D'une certaine façon, les phénomènes de contestation auxquels est confronté le CCI de façon régulière sont souvent liés à une concep­tion "pyramidale", "hiérarchique" de l'organisation qui est la même que celle qui voit dans l'accession à des responsabili­tés dans les organes centraux une sorte de "but à atteindre" pour chaque militant (l'ex­périence a montré que les anarchistes font très souvent d'excellents - si l'on peut dire - bureaucrates). De même, il n'est que de voir la répugnance qui existe dans l'organisation à dégager un militant de ses responsabilités au sein d'un organe cen­tral, ou du traumatisme qu'une telle mesure provoque lorsqu'elle est adoptée, pour se rendre compte qu'il ne s'agit pas d'un faux problème. Il est clair que de tels traumatis­mes sont un tribut direct payé à l'idéologie bourgeoise. Mais il ne suffit pas d'en être parfaitement convaincu pour être en me­sure d'y échapper totalement. Face à une telle situation, il importe que l'organisa­tion et ses militants veillent à combattre tout ce qui peut favoriser la pénétration d'une telle idéologie :

- les membres des organes centraux ne doivent bénéficier, ni accepter, aucun «pri­vilège» particulier, notamment de se sous­traire aux tâches et à la discipline valables pour les autres membres de l'organisa­tion ;

- il leur appartient, dans leur comporte­ment, leurs attitudes, leur façon de s'expri­mer, de veiller à ne pas «faire sentir» aux autres militants leur appartenance à tel ou tel organe central : cette appartenance n'est pas un galon qu'on arbore de façon osten­tatoire et arrogante mais une tâche spéci­fique qu'il s'agit d'assumer avec le même sens des responsabilités et la même mo­destie que toutes les autres ;

- il n'existe pas une «promotion à l'an­cienneté» au sein des organes centraux, une sorte de «plan de carrière» comme dans les entreprises ou administrations bourgeoises où l'employé est convié à gravir, l'un après l'autre, tous les échelons de la hiérarchie ; au contraire, l'organisa­tion, afin de préparer son avenir, doit se préoccuper de confier des responsabili­tés, même au niveau le plus global, à de jeunes militants dès lors qu'a été identifiée leur capacité à assumer de telles responsabilités (on peut rappeler que Lé­nine avait proposé d'intégrer Trotsky, alors âgé de 22 ans, à la rédaction de l'Iskra, ce dont n'a pas voulu le «vieux» Plekha­nov» : on sait ce que sont devenus les uns et les autres) ;

- si, pour les besoins de l'organisation, il est nécessaire ou utile de remplacer un militant dans un organe central, cela ne doit pas être vécu ou présenté comme une sanction contre ce militant, comme une sorte de «dégradation» ou de perte de confiance à son égard : le CCI ne se reven­dique pas, à l'instar des anarchistes, de la rotativité des charges ; il ne préconise pas non plus le maintien à vie des personnes aux mêmes responsabilités, comme à l'Aca­démie française ou à la direction du parti communiste chinois.

 d) Les inégalités entre militants

«S'il existe effectivement, surtout entrete­nues et renforcées par la société de clas­ses, des inégalités d'aptitudes entre indi­vidus et entre militants, le rôle de l'orga­nisation n'est pas, à l'image des commu­nautés utopistes, de prétendre les abolir. L'organisation se doit de renforcer au maximum la formation et les aptitudes politiques de ses militants comme condi­tion de son propre renforcement, mais elle ne pose jamais le problème en terme d'une formation scolaire individuelle de ses membres, ni d'une égalisation de ces formations.

La véritable égalité qui peut exister entre militants est celle qui consiste, pour cha­cun d'eux, à donner le maximum de ce qu'ils peuvent donner pour la vie de l'or­ganisation («de chacun selon ses moyens», formule de Saint-Simon reprise par Marx). La véritable «réalisation» des militants, en tant que militants, consiste à tout faire de ce qui est de leur ressort pour que l'organisation puisse réaliser les tâ­ches pour lesquelles la classe l'a faite surgir. »

Les sentiments de jalousie, de rivalité, de concurrence ou bien de "complexes d'infériorité" qui peuvent apparaître entre militants, et liés à leurs inégalités, sont typiquement des manifestations de la pé­nétration de l'idéologie dominante dans les rangs de l'organisation commu­niste ([12] [69]). Même s'il est illusoire de penser qu'on pourrait chasser complètement de tels sentiments de la tête de tous les mem­bres de l'organisation, il importe cepen­dant que chaque militant ait en perma­nence le souci de ne pas se laisser dominer ou conduire par de tels sentiments dans son comportement et il appartient à l'orga­nisation de veiller à ce qu'il en soit ainsi.

Les démarches contestataires sont sou­vent le résultat de tels sentiments et frus­trations. En effet, la contestation, qu'elle s'applique aux organes centraux ou à cer­tains militants supposés avoir «plus de poids» que d'autres (comme justement les membres de ces organes) est typiquement la démarche de militants ou de parties de l'organisation qui se sentent «complexés» vis-à-vis des autres. C'est pour cela qu'elle prend en général la forme d'une critique pour la critique (et non pas en fonction de ce qui est dit ou fait), à l'égard de ce qui peut représenter "l'autorité" (c'est le com­portement classique de l'adolescent qui fait sa «révolte contre le père»). Comme manifestation de l'individualisme, la con­testation est l'exact symétrique de cet autre manifestation de l'individualisme que cons­titue l'autoritarisme, le «goût du pou­voir» ([13] [70]). II faut noter que la contestation peut également prendre des formes "muet­tes", qui ne sont pas moins dangereuses que les autres, au contraire, puisque plus difficiles à mettre en évidence. Elle peut également s'exprimer dans une démarche visant à prendre la place de celui (militant ou organe central) qu'on conteste : en se substituant à lui on espère mettre fin aux complexes qu'on avait à son égard.

Un autre aspect auquel il sera important de veiller dans une période où vont arriver de nouveaux camarades, c'est les témoi­gnages d'hostilité de la part des anciens militants craignant que les nouveaux ve­nus ne leur «fassent de l'ombre», surtout si ces derniers manifestent d'emblée des capacités politiques importantes. Ce n'est pas un faux problème : il est clair qu'une des raisons majeures de l'hostilité de Plekhanov à l'entrée de Trotsky dans la rédaction de l' Iskra, était la crainte que son propre prestige ne soit affecté par l'arrivée de cet élément extrêmement brillant ([14] [71]). Ce qui était valable au début du siècle l'est encore plus dans la période actuelle. Si l'organisation (et ses militants) n'est pas capables de chasser, ou au moins neutra­liser, ce type d'attitudes, elle ne sera pas capable de préparer son futur et celui du combat révolutionnaire.

Enfin, concernant la question de la «for­mation scolaire individuelle» évoquée dans le rapport de 1982, il importe également de préciser que l'entrée dans un organe cen­tral ne saurait être en aucune façon consi­dérée comme un moyen de «formation» des militants. Le lieu où se forment les militants est leur activité au sein de ce qui constitue «l'unité de base de l'organisa­tion» (statuts), la section locale. C'est fon­damentalement dans ce cadre qu'ils ac­quièrent et perfectionnent, en vue d'une meilleure contribution à la vie de l'organi­sation, leurs capacités en tant que mili­tants (que ces capacités concernent les questions théoriques, organisationnelles ou pratiques, le sens des responsabilités, etc.). Si les sections locales ne sont pas en mesure de jouer ce rôle, c'est que leur fonctionnement, les activités et discus­sions qui s'y mènent ne sont pas à la hauteur de ce qu'ils devraient être. S'il est nécessaire que l'organisation puisse ré­gulièrement former de nouveaux militants aux tâches spécifiques qui sont celles des organes centraux ou des commissions spé­cialisées (par exemple pour être en mesure de faire face à des situations de neutralisa­tion de ces organes du fait de la répres­sion), ce n'est nullement dans le but de satisfaire un quelconque «besoin de for­mation» des militants concernés mais bien pour lui permettre à elle, comme un tout, de faire face à ses responsabilités.
 e) Les rapports entre militants

  • «Les rapports qui se nouent entre les militants de l'organisation, s'ils portent nécessairement les stigmates de la société capitaliste... ne peuvent être en contra­diction flagrante avec le but poursuivi par les révolutionnaires... Ils s'appuient sur une solidarité et une confiance mutuelles qui sont une des marques de l'appartenance de l'organisation à la classe porteuse du communisme» (Extrait de la plate forme du CCI repris dans le rapport)

Cela signifie en particulier que l'attitude des militants les uns envers les autres doit être marquée par la fraternité et non l'hos­tilité. En particulier :

- l'application d'une démarche non pas «psychologique» mais politique et orga­nisationnelle envers un militant qui éprouve des difficultés ne doit nullement être comprise comme le fonctionnement d'une mécanique impersonnelle ou admi­nistrative ; l'organisation et les militants doivent savoir faire preuve, dans de telles circonstances, de leur solidarité, tout en sachant que fraternité ne signifie pas com­plaisance ;

- le développement de sentiments d'hos­tilité de tel militant envers tel autre au point qu'il en vienne à le considérer comme un ennemi est le témoignage qu'a été perdu de vue ce qui fait la raison d'être de l'organisation, la lutte pour le communisme ; c'est le signe qu'il est nécessaire de se réapproprier ce fondement de base de l'en­gagement militant.

En dehors de ce cas extrême, qui n'a pas sa place dans l'organisation, il est clair que les inimitiés ne peuvent jamais disparaître totalement du sein de celle-ci. Dans ce dernier cas, i1 convient de faire en sorte que le fonctionnement de l'organisation ne favorise pas, mais au contraire tende à atténuer ou neutraliser, de telles inimitiés. En particulier, la nécessaire franchise qui doit exister entre camarades de combat, n'est nullement synonyme de rudesse ou de manque d'égards. De même, les injures doivent être proscrites absolument dans les relations entre militants.

Cela dit, l'organisation ne doit pas se concevoir comme un «groupe d'amis», ou comme un rassemblement de tels grou­pes ([15] [72]).

En effet, un des graves dangers qui menacent en permanence l'organisation, qui remettent en cause son unité et ris­quent de la détruire, est la constitution, même si elle n'est pas délibérée ou cons­ciente, de «clans». Dans une dynamique de clan, les démarches communes ne par­tent pas d'un réel accord politique mais de liens d'amitié, de fidélité, de la conver­gence d'intérêts «personnels» spécifiques ou de frustrations partagées. Souvent, une telle dynamique, dans la mesure où elle ne se fonde pas sur une réelle convergence politique, s'accompagne de l'existence de «gourous», de «chefs de bande», garants de l'unité du clan, et qui peuvent tirer leur pouvoir soit d'un charisme particulier, pouvant même étouffer les capacités poli­tiques et de jugement d'autres militants, soit du fait qu'ils sont présentés, ou qu'ils se présentent, comme des «victimes» de telle ou telle politique de l'organisation. Lorsqu’une telle dynamique apparaît, les membres ou sympathisants du clan ne se déterminent plus, dans leur comportement ou les décisions qu'ils prennent, en fonc­tion d'un choix conscient et raisonné basé sur les intérêts généraux de l'organisation, mais en fonction du point de vue et des intérêts du clan qui tendent à se poser comme contradictoires avec ceux du reste de l'organisation ([16] [73]). En particulier, toute intervention, prise de position mettant en cause un membre du clan (dans ce qu'il dit ou fait) est ressentie comme un "règlement de compte personnel" avec lui ou avec l'ensemble du clan. De même, dans une telle dynamique, le clan tend souvent à présenter un visage monolithique (il pré­fère "laver son linge sale en famille") ce qui s'accompagne d'une discipline aveugle, un ralliement sans discussion aux orienta­tions du "chef de bande".

Il est un fait que certains membres de l'organisation peuvent acquérir, à cause de leur expérience, de leurs capacités po­litiques ou de la justesse, vérifiée par la pratique, de leurs jugements, une autorité plus importante que celle d'autres mili­tants. La confiance que les autres militants leur accordent spontanément, même s'ils ne sont pas immédiatement sûrs de parta­ger leur point de vue, fait partie des choses «normales» et courantes de la vie de l'or­ganisation. Il peut même arriver que des organes centraux, ou même des militants, demandent qu'on leur fasse momentané­ment confiance alors qu'ils ne peuvent immédiatement produire tous les éléments permettant d'étayer fermement une con­viction ou lorsque les conditions d'un clair débat n'existent pas encore dans l'organi­sation. Ce qui est en revanche «anormal», c'est qu'on soit définitivement en accord avec telle position parce que c'est X qui l'a mise en avant. Même les plus grands noms du mouvement ouvrier ont commis des erreurs. En ce sens, l'adhésion à une posi­tion ne peut se baser que sur un accord véritable dont la qualité et la profondeur des débats sont les conditions indispen­sables. C' est aussi la meilleure garantie de la solidité et de la pérennité d'une position au sein de l'organisation qui ne saurait être remise en cause parce que X a changé d'avis. Les militants n'ont pas à «croire» une fois pour toutes et sans discussion ce qui leur est dit par tel ou tel ou même par un organe central. Leur pensée critique doit être en éveil de façon permanente (ce qui ne veut pas dire qu'ils aient à faire des critiques de façon permanente). Cela con­fère aussi la responsabilité aux organes centraux, de même qu'aux militants qui ont le plus de «poids», de ne pas utiliser à tout bout de champ et n'importe comment les «arguments d'autorité», Au contraire, il leur appartient de combattre toute ten­dance au «suivisme», aux accords super­ficiels, sans conviction et sans réflexion.

Une dynamique de clan peut s'accom­pagner d'une démarche, qui n'est pas, là on plus, forcément volontaire, de «noyau­tage», c'est-à-dire de désignation à des positions clés de l'organisation (comme les organes centraux, par exemple, mais pas seulement) de membres du clan ou de personnes qu'on veut gagner à lui. C'est une pratique courante et souvent systé­matisée au sein des partis bourgeois que l'organisation communiste, pour sa part, doit rejeter fermement. Elle se doit d'être particulièrement vigilante à ce sujet. En particulier si, dans la nomination des orga­nes centraux «il est nécessaire de prendre en compte (...) la capacité [des candidats] à travailler de façon collective» (statuts), il importe aussi de veiller, dans le choix des militants devant travailler dans de tels or­ganes, à favoriser le moins possible l'ap­parition en leur sein d'une dynamique de clan du fait des affinités particulières ou de liens personnels pouvant exister entre les militants concernés. C'est notamment pour cela que l'organisation évite, autant que possible, de nommer les deux membres d'un couple au sein de la même commis­sion. Un manque de vigilance dans ce domaine peut avoir des conséquences particulièrement nocives, et cela quelles que soient les capacités politiques des militants ou de l'organe comme un tout. Au mieux, l'organe en question, quelle que soit la qualité de son travail, peut être ressenti par le reste de l'organisation comme une simple «bande d'amis», ce qui est un facteur de perte d'autorité non négligea­ble. Au pire, cet organe peut aboutir à se comporter effectivement comme un clan particulier, avec tous les dangers que cela comporte, ou bien à être totalement para­lysé du fait des conflits entre clans en son sein. Dans les deux cas, c'est l'existence même de l'organisation qui peut en être affectée.

Enfin, une dynamique de clan constitue un des terrains sur lesquels peuvent se développer des pratiques plus proches du jeu électoral bourgeois que du militan­tisme communiste :

  • campagnes de séduction auprès de ceux qu'on veut gagner au clan ou dont on sollicite les suffrages ou l'appui pour telle ou telle nomination à des responsabilités spécifiques ([17] [74]) ;
  • campagnes de dénigrement à l'encon­tre de ceux qui peuvent porter ombrage au clan, soit qu'ils occupent des «postes» convoités par des membres de celui-ci, soit simplement qu'ils puissent faire obstacle à ses visées.

La mise en garde contre le danger, au sein des organisations révolutionnaires, de comportements aussi étrangers au militantisme communiste ne saurait être considé­rée comme un combat contre des moulins à vent. En fait, tout au long de son exis­tence, le mouvement ouvrier a été con­fronté fréquemment à ce type de comportements, témoignage de la pression dans ses rangs de l'idéologie dominante. Le CCI lui-même n'y a évidemment pas échappé. Croire qu'il serait désormais immunisé contre de telles dérives est du domaine des vœux pieux et non de la clairvoyance poli­tique. Au contraire, le poids croissant de la décomposition, dans la mesure où celle-ci renforce l'atomisation (et, de ce fait, la recherche d'un «cocon»), les démarches irrationnelles, les approches émotionnel­les, la démoralisation, ne pourra qu'accroî­tre la menace de tels comportements. Et cela doit nous inciter à être toujours plus vigilants face au danger qu'ils représen­tent.

Cela ne veut pas dire que doive se déve­lopper au sein de l'organisation une mé­fiance permanente entre les camarades. C'est bien du contraire qu'il s'agit : le meilleur antidote contre la méfiance est justement la vigilance qui permet que ne se développent pas des dérives et des situa­tions qui, elles, sont le meilleur aliment de la méfiance. Cette vigilance doit s'exercer face à tout élément de comportement, à toute attitude qui pourrait aboutir à de telles dérives. En particulier, la pratique des discussions informelles entre camara­des, notamment sur des questions tou­chant à la vie de l'organisation, si elle est inévitable dans une certaine mesure, doit être limitée le plus possible et en tout cas exercée de façon responsable. Alors que le cadre formel des différentes instances de l'organisation, à commencer par la section locale, est celui qui se prête le mieux tant à des agissements et propos responsables qu'à une réflexion consciente et réellement politique, le cadre «informel» est celui qui laisse le plus de place aux attitudes et propos irresponsables de même que mar­qués par la subjectivité. En particulier, il importe de façon expresse de fermer la porte à toute campagne de dénigrement d'un membre de l'organisation (comme d'un organe central, évidemment). Et une telle vigilance contre des dérapages de ce type doit s'exercer autant envers soi-même qu'envers autrui. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres mais plus encore, les militants les plus expérimentés, et par­ticulièrement les membres des organes centraux, se doivent de se comporter de façon exemplaire du fait de l'impact que leurs propos peuvent provoquer. Et c'est encore plus important et grave lorsqu'ils s'adressent à de nouveaux camarades :

  • qui, ne connaissant pas bien les mili­tants victimes de dénigrements, peuvent plus facilement prendre ces derniers à la lettre ;
  • qui risquent de se mouler dans ce type de comportements ou bien encore d'être écœurés et démoralisés par l'image qu'ils donnent de l'organisation.

Pour conclure cette partie sur les rapports entre l'organisation et les militants, il faut rappeler et souligner que l'organisation n'est pas une somme de militants. Dans sa lutte historique pour le communisme, l'être collectif du prolétariat fait surgir, comme partie de lui-même, un autre être collectif, l'organisation révolutionnaire. Sont des militants communistes ceux qui consacrent leur vie à faire vivre et progresser, à défendre cet être collectif et unitaire que la classe leur a confié. Toute autre vision, notam­ment celle le l'organisation comme une somme de militants, participe de l'influence de l'idéologie bourgeoise et constitue une menace de mort pour l'organisation.

C'est uniquement à partir de cette vi­sion collective et unitaire de l' organisation qu'on peut comprendre la question de la centralisation. 
3.2. La centralisation de l'organisation

Cette question se trouvait au centre du rapport d'activités présenté au 10e con­grès international. De plus, les difficultés auxquelles sont confrontées la plupart des sections ne concernent pas directement la question de la centralisation. Enfin, lors­qu'on a compris clairement la question des rapports entre l'organisation et ses mili­tants, il est beaucoup plus facile de com­prendre celle de la centralisation. C'est pour cela que cette partie du texte sera moins développée que les précédentes et se composera, en grande partie, d'extraits des textes fondamentaux auxquels seront apportés les commentaires rendus néces­saires par les incompréhensions qui se sont développées ces derniers temps. 

a) Unité de l'organisation et centralisation

  • «Le centralisme n'est pas un principe abstrait ou facultatif de la structure de l'organisation. C'est la concrétisation de son caractère unitaire. Il exprime le fait que c'est une seule et même organisa­tion qui prend position et agit dans la classe. » (Rapport de 1982, point 3 )
  • «Dans les rapports entre les différentes parties de l'organisation et le tout, c'est toujours le tout qui prime. (...) La concep­tion selon laquelle telle ou telle partie de l'organisation peut adopter face à la classe ou à l'organisation des positions ou des attitudes qui lui semblent correctes au lieu de celles de l'organisation qu'elle estime erronées est à proscrire absolu­ment( ...) si l'organisation fait fausse route, la responsabilité des membres qui esti­ment défendre une position correcte n'est pas de se sauver eux-mêmes dans leur coin, mais de mener une lutte au sein de l'organisation afin de contribuer à la remettre dans `le droit chemin'» (Ibid., point 3)
  • «Dans l'organisation, le tout n'est pas la somme des parties. Celles-ci reçoivent délégation pour l'accomplissement de telle activité particulière (publications territoriales, interventions locales, etc.) et sont donc responsables devant l'en­semble de ce mandat qu'elles ont reçu. » (Ibid., point 4)

Ces brefs rappels du rapport de 1982 mettent en évidence toute l'insistance sur la question de l'unité de l'organisation qui constitue l'axe principal de ce docu­ment. Les différentes parties de l'organisa­tion ne peuvent se concevoir autrement que comme parties d'un tout, comme délé­gations et instruments de ce tout. Est-il besoin de répéter une fois encore que cette conception doit être présente en perma­nence dans toutes les parties de l'organi­sation ?

Ce n'est qu'à partir de cette insistance sur l'unité de l'organisation que le rapport introduit la question des congrès (sur la­quelle il est inutile de revenir ici) et des organes centraux.

  • «L'organe central est une partie de l'organisation et, comme tel, il es respon­sable devant elle lorsqu'elle est réunie en Congrès. Cependant, c'est une partie qui a comme spécificité d'exprimer et de re­présenter le tout et, de ce fait, les positions et décisions de l'organe central priment toujours sur celles des autres parties de l'organisation prises séparément.» (Ibid.. point 4)
  • «... l'organe central est un instrument de l'organisation et non le contraire. Il n'est pas le sommet d'une pyramide sui­vant une vision hiérarchique et militaire... L'organisation n'est pas formée d'un or­gane central plus les militants, mais cons­titue un tissu serré et uni au sein duquel s'imbriquent et vivent toutes ses compo­santes. Il faut donc plutôt voir l'organe central comme le noyau de la cellule qui coordonne le métabolisme d'une entité vivante.» (Ibid., point 5)

Cette dernière image est fondamentale dans la compréhension de la centralisa­tion. Elle seule, en particulier, permet de comprendre pleinement qu'au sein d'une organisation unitaire il puisse y avoir plu­sieurs organes centraux ayant des échel­les de responsabilité différentes. Si l'on considère l'organisation comme une pyra­mide, dont l'organe central serait le som­met, nous sommes confrontés à une figure géométrique impossible : une pyramide ayant un sommet et composée par un ensemble de pyramides ayant chacune son propre sommet. Dans la pratique, une telle organisation serait aussi aberrante que cette figure géométrique et ne pour­rait pas fonctionner. Ce sont les adminis­trations ou les entreprises bourgeoises qui ont une architecture pyramidale : pour que celles-ci puissent fonctionner, les dif­férentes responsabilités sont nécessaire­ment attribuées de haut en bas. Or ce n'est nullement le cas du CCI qui dispose d'or­ganes centraux élus à différents niveaux territoriaux. Un tel mode de fonctionnement correspond justement au fait que le CCI est une entité vivante (comme une cellule ou un organisme) dans lequel les différentes instances organisationnelles sont des relais d'une totalité unitaire.

Dans une telle conception, qui s'ex­prime de façon détaillée dans les statuts, il ne doit pas y avoir de conflits, d'opposi­tions entre les différentes structures de l'organisation. Des désaccords peuvent évidemment surgir, comme partout ailleurs dans celle-ci, mais cela fait partie de sa vie normale. Si ces désaccords débouchent sur des conflits, c'est que, quelque part, cette conception de l'organisation a été perdue, qu'il s'est introduit, notamment, une vision pyramidale laquelle ne peut que conduire à des oppositions entre diffé­rents «sommets». Dans une telle dynami­que, qui conduit à l'apparition de plusieurs «centres», et donc à une opposition entre eux, c'est l'unité de l'organisation qui est remise en cause, et donc son existence même.

Si elles sont de la plus haute importance, les questions d'organisation et de fonc­tionnement sont aussi les plus difficiles à comprendre ([18] [75]). Beaucoup plus que pour les autres questions, leur compréhension est tributaire de la subjectivité des mili­tants et elles peuvent constituer, de ce fait, un canal privilégié de pénétration d'idéo­logies étrangères au prolétariat. Comme telles ce sont des questions qui, par excel­lence, ne sont jamais acquises définitive­ment. Il importe donc qu'elles fassent l'ob­jet d'une attention et d'une vigilance sou­tenues de la part de l'organisation et de tous les militants.( ... )

(14/10/1993)


[1] [76] A l'image de la 2° Internationale et de l'Internationale communiste, le CCI s'est doté d'un organe central international composé de militants de différentes sections territoriales, le Bureau international (BI). Celui-ci se réunit en session plénière régulièrement (BI plénier) et entre ses réunions, c'est une commission permanente, le Secrétariat international (SI), qui assure la continuité de son travail.

[2] [77] «Moins encore que les autres textes fondamentaux du CCI, ceux de la conférence extraordinaire ne sont faits pour être enterrés au fond d'un tiroir ou sous un amas de papiers. Ils devraient constituer une référence constante pour la vie de l'organisation.» (Résolution d'activités du 5e congrès du CCI)

[3] [78] Il ne se privait pas, non plus, de l'épingler fréquemment comme Juif et Allemand deux caractéristiques qu'il détestait : « c’est un recueil (...) de tous les contes absurdes et sales que la méchanceté plus perverse que spirituelle des Juifs allemands et russes, ses amis, ses agents, ses disciples [de Marx]... a propagés et colportés contre nous tous, mais surtout contre moi... (...) Vous rappelez-vous l'article du Juif allemand M. Hess dans le Réveil (...), reproduit et développé par les Borkheim et autres Juifs allemands du Volksstaat ? » (Réponse de Bakounine à la circulaire du Conseil général de mars 1872 sur «Les prétendues scissions dans l'Internationale»). Il faut également noter que Bakounine, que les anarchistes présentent comme une sorte de «héros sans peur et sans reproche», savait faire preuve d'une bonne dose d'hypocrisie et de duplicité. Ainsi, au moment même où il commençait a tisser ses intrigues contre le Conseil général et contre Marx, il écrivait à ce dernier : «Je fais maintenant ce qui, tu as commencé, toi, il v a vingt ans. (...) Ma patrie maintenant c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple et que je suis fier de l'étre » (22/12/1868).

[4] [79] Formulation défendue par Lénine : «Est membre du parti quiconque reconnaît son programme et soutient le parti tant matériellement qu'en militant personnellement dans l'une de ses organisations». Formulation proposée par Martov (et adoptée par le Congrès grâce aux voix du Bund) :«Est membre du parti quiconque reconnaît son programme et soutient le parti tant matériellement qu'en travaillant sous le contrôle et la direction d'une de ses organisations»

[5] [80] Il est significatif que ces trois militant, de même d'ailleurs que Plekhanov qui a rejoint les mencheviks quelques mois après le Congrès, ont été des social-chauvins au cours de la guerre et se sont opposés à la révolution en 1917. Seul Martov a adopté une position internationaliste mais il a, par la suite, pris position contre le pouvoir des sovicts.

[6] [81] Voici la réponse du bolchevik Roussov (citée et saluée par Lénine dans «Un pas en avant, deux pas en arrière») : «Dans la bouche des révolutionnaires on entend des discours singuliers qui se trouvent en désaccord bien net avec la notion du travail du Parti, de l'éthique du Parti . (...) En nous plaçant à ce point de vue étranger au Parti, à ce point de vue petit-bourgeois, nous nous trouverons à chaque élection devant la question de savoir si Petrov ne se formaliserait pas de voir qu'à sa place a été élu lvanov (...) Où donc, camarades, cela va-t-il nous mener ? Si nous nous sommes réunis là, non pas pour nous adresser mutuellement d'agréables discours, ou échanger d'affables politesses mais pour créer un parti, nous ne pouvons aucunement accepter ce point de vue. Nous avons à élire des responsables et il ne peut être question ici de manque de confiance en tel ou tel non élu ; la question est de savoir seulement si c'est dans l'intérêt de la cause et si la personne élue convient au poste pour lequel elle est désignée». Dans la méme brochure, Lénine résume ainsi les enjeux de ce débat : «La lutte de l'esprit petit ­bourgeois contre l'esprit de parti, des pires «considérations personnelles» contre des vues politiques, des paroles pitoyables contre les notions élémentaires du devoir révolutionnaire, voilà ce que fu la lutte autour des six et des trois à la trentième séance de notre congrès.» (les soulignés sont de Léninc)

[7] [82] A plusieurs reprises, certains camarades en désaccord avec les orientations du CCI en matière d'organisation ont affirmé que ce destin systématiquement «tragique» des tendances que nous avions connues révélait une faiblesse de notre organisation, et notamment une politique erronée des organes centraux. Sur cette question, il convient d'apporter les éléments suivants :

  • l'apparition d'une tendance (nous parlons d'une vraie tendance basée «sur des positions positives et cohérentes clairement exprimées et non sur une collection de points d'opposition et de récriminations» comme disent les statuts) n'est pas en soi un phénomène «positif» : un tel phénomène est au mieux «la manifestation d'une immaturité de l'organisation» comme le disent également les statuts ;
  • le seul caractère positif d'une tendance est de permettre l'élaboration la plus claire et cohérente possible d'une orientation alternative à celle de la majorité de l'organisation lorsqu'il est apparu, au cours des débats dans celle-ci, qu'une telle orientation était en train de se dégager : c'est pour cela que, en général, les tendances se constituent a l'approche des congrès en vue de présenter, sur un ou plusieurs points à l'ordre du jour, des textes ou amendements défendant une orientation différente de celle qui figure dans les documents soumis au congrès par l'organe central ;
  • en ce sens, une tendance est d'autant plus nécessaire que l'orientation donnée par l'organe central est erronée ou insuffisante. Or, jusqu'à présent, si les organes centraux du CCI (et notamment le BI) ont pu commettre des erreurs, celles-ci ont été, en général, assez limitées et/ou corrigées par les organes centraux eux-mêmes assez rapidement ;
  • ce dernier constat, qui s'applique au passé, ne doit pas être compris comme la garantie d'une sorte «d'infaillibilité» de ces organes centraux pour le futur : il est au contraire de la responsabilité de l'ensemble de l'organisation et de tous les militants d'exercer en permanence leur vigilance à l'égard des orientations, prises de positions et activités des organes centraux ;
  • en conséquence, on ne peut dire que ce soit une preuve de faiblesse spécifique des organes centraux si l'organisation n'a pas connu jusqu'à présent de tendance digne de ce nom ;
  • cependant, ce fait révèle effectivement l'existence dans l'ensemble de l'organisation d'un certain nombre d'incompréhensions et de faiblesses, et notamment une certaine superficialité dans l'accord donné aux orientations élaborées par le CCI lors de ses congrès et réunions territoriales ; c'est un problème qui a été souvent soulevé par les organes centraux dans leurs rapports d'activités, mais il n'est pas dans leur capacité de le résoudre par eux-mêmes ; c'est à l'ensemble de l'organisation et à tous les militant qu'il appartient de le faire.

[8] [83] MC était un camarade qui était militant depuis la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale. Il avait été exclu du parti communiste français à la fin des années 20 comme oppositionnel de gauche et avait milité dans différentes organisations de la Gauche communiste, notamment la Fraction italienne de celle-ci à partir de 1938. II était le principal fondateur de la Gauche communiste de France, ancêtre politique du CCI. Il est mort en décembre 1990 (voir à son sujet l'article que nous avons publié dans la Revue internationale n' 65 et n° 66).

[9] [84] «Ce n'est pas Chénier qui fonde la tendance et la crise, mais c'est la crise latente dans le CCI qui permi à Chénier de là catalyser et manipuler pour des motivations qui, si elles n'ont pu être pleinement mises à jour, tiennent, à la rigueur, plus d'une question de nature pathologique et d'ambition arriviste que de politique. La commission ne peut répondre ni dans un sens ni dans l'autre à la question de savoir- si ses agissements obéissaient à des ordres extérieurs - comme le suggèrent certains témoignages - mais elle peut affirmer fermement que c'est un élément profondément trouble, lâche et hypocrite, parfaitement susceptible de servir n'importe quelle cause visant a détruire de l'intérieur route organisation dans laquelle il parvient à s'infiltrer » (Rapport de la commission d'enquête) Pour les camarades qui n'ont pas connu cette période de la vie du CCI, on peut donner quelques illustrations assez significatives du comportement et de la personnalité de Chénier :

  • en coulisse et dans ses correspondances secrètes, il montait la tête des camarades et les poussait à «aller au feu» dans les réunions de l'organisation alors que lui-même était particulièrement modéré et conciliant dans ces mêmes réunions, avec les membres de l'organisation il se montrait toujours très fraternel, charmant même, soit parce qu'il voulait les enrôler dans sa tendance, soit parce qu'il tentait de dissiper toute méfiance de la part de ceux sur qui, en coulisse, il faisait courir les pires calomnies ;
  • il «utilisait» les femmes comme instruments de ses manœuvres : il a poussé sa compagne K dans les bras de JM, membre fondateur de WR et ayant une grosse influence parmi les camarades de la section ; jouant sur la fibre affective, il a envoyé des consignes à K pour qu'elle se fasse le relais de ses manœuvres ; de même, il a séduit Jo, ex­compagne de JM, qui est venue le rejoindre à Lille, qu'il a mise a contribution (notamment pour traduire en anglais ses documents publics ou secrets et comme «agent d'influence» auprès de ses amis en Grande-Bretagne) et qu'il a jetée immédiatement à la rue dès qu'il n'a plus eu besoin d'elle, c'est-à-dire lorsqu'a été déjouée sa tentative de «putsch» dans la section en Grande-­Bretagne.

Voilà quel genre de personnage le CCI avait eu la faiblesse, par manque de vigilance, de laisser entrer dans ses rangs. Il faut noter que cet élément était devenu membre de la CE de RI et il n'est pas absurde de penser que, s'il ne s'était pas démasqué aussi rapidement, il aurait même pu devenir membre du BI.

[10] [85] Dans un texte écrit en 1980 le camarade MC soulevait déjà cette question :«Je ne voudrais pas m'attarder sur ce type de récrimination, car plus que navrant je le trouve indécent. Quand un connait un tant soit peu ce qu'était la vie des militants révolutionnaires, non seulement dans des moments comme la guerre ou la révolution, mais la vie contrainte, « normale », quand on pense par exemple ce qu'était la vie des militants de la Fraction Italienne dans les années 30, tous des émigrés dont une bonne partie, expulsés, illégaux, ouvriers non qualifiés, chômeurs et toujours sans travail et résidence instables, avec des enfants (sans pouvoir trouver aucun appui et soutien de la famille au loin), qui, souvent ne mangeaient pas à leur faim, ces militants qui poursuivaient dans ces conditions 20-30-40 ans leur activité... on ne peut entendre les plaintes et récriminations de certaines « critiques », que les trouver purement et simplement indécentes. Au lieu de jérémiades, nous devrions plutôt prendre conscience que le groupe et les militants vivent actuellement dans des conditions exceptionnellement favorables. Nous n'avons, jusqu'à présent, connu ni la répression, ni l'illégalité, ni le chômage, ni des difficultés matérielles majeures. C’est pour cela qu'aujourd'hui plus encore que dans d'autres conditions le militant n'a pas à présenter de réclamations de caractère personnel, mais d'avoir toujours à cœur d'offrir le maximum de ce qu'il peut donner, sans même attendre d'y être invité.» (MC, «L'organisation révolutionnaire et les militants», 1980)

[11] [86] «Il est insensé de voir dans la nomination de camarades à des commissions on ne sait quelle «ascension » et de la considérer comme un honneur et un privilège. Etre nommé dans une commission est une charge et des responsabilités supplémentaires, et nombreux sont les camarades qui souhaiteraient s'en libérer. Et tant que celu n'est pas possible, il importe qu'ils les accomplissent le plus consciencieusement possible. Il est trés important de veiller à ne pas laisser remplacer la vraie question de savoir «s'ils accomplissent bien les tâches qui leur ont été confiées» par cette autre fausse question, typiquement gauchiste : « la course aux postes honorifiques» (MC, 1980)

[12] [87] «la vision prolétarienne est tout autre. Parce qu'elle est une classe historique et la dernière classe de l'histoire, sa vision tend d'emblée à être globale et dans celle-ci les divers phénomènes ne sont que des aspects, des moments d'un tout. C’est pourquoi la militance prolétarienne n'est pas conditionnée par : «quelle place j'occupe moi», ni motivée par l'ambition individuelle qu'elle soit légitime ou non. Qu'il soit en train d'écrire ou de se creuser les méninges sur une question théorique, ou qu'il soit en train de taper à la machine, ou tirer un tract, ou manifester dans la rue, ou diffuser le journal que d'autres camarades ont écrit, il est toujours le même militant, parce que l'action à laquelle il participe est toujours politique et quelle que soit la pratique particulière, elle relève d'une option politique et exprime sort appartenance à cette unité, à ce corps politique :  le groupe politique.» (MC, 1980)

[13] [88] «Ce n'est pas seulement la division de fait entre travail théorique et travail pratique, entre théorie et pratique, entre direction qui décide et base qui exécute, qui est la maniféstation de la division de la société en classes antagonistes, mais également l'obsession qui fait de ce fait un axe central de la préoccupation, exprime qu'on n'est pas parvenu à dépasser ce plan, qu'on se situe encore sur le même terrain en retournant simplement la médaille à l'envers, mais en la conservant.» (MC, 1980)

[14] [89] C'était  la preuve que Plekhanov commençait a être gagné par l'idéologie bourgeoise (lui qui avait écrit un livre excellent sur «Le rôle de l'individu dans l'histoire») : en fin de compte, la différence d'attitude de Lénine et de Plekhanov sur cette question préfigurait, d'une certaine façon, l'attitude qu'ils auraient, par la suite, face à la révolution du prolétariat.

[15] [90]  «C’est dans la dernière moitié des années 60 que se constituent de petits noyaux, de petits cercles d'amis, dont les éléments sont pour la plupart très jeunes, sans aucune expérience politique, vivant dans le milieu estudiantin. Sur le plan individuel leur rencontre semble relever d'un pur hasard. Sur le plan objectif - le seul où l'on peut trouver une explication réelle - ces noyaux correspondent à  la fin de la reconstruction de l'après-guerre, et des premiers signes que le capitalisme rentre à nouveau dans une phase aiguë de sa crise permanente, faisant resurgir la lutte de classes. En dépit de ce que pouvaient penser les individus composant ces noyaux, s'imaginant que ce qui les unissait était leur affinité objéctive, l'amitié, l'envie de réaliser ensemble leur vie quotidienne, ces noyaux ne survivront que dans la mesure où ils se politiseront, où ils deviendront des groupes politiques, ce qui ne peut se faire qu'en accomplissant et assumant consciemment leur destinée. Les noyaux qui ne parviendront pas à cette conscience seront engloutis et se décomposeront dans le marais gauchiste, moderniste ou se disperseront dans la nature. Telle est notre propre histoire. Et c'est non sans difficultés que nous avons suivi ce processus de transformation d'un cercle d'amis en groupe politique, où l'unité basée sur l'affectivité, les sympathies personnelles, le même mode de vie quotidienne doit laisser la place à une cohésion politique et une solidarité basée sur une conviction que l'on est engagé dans un même combat historique : la révolution prolétarienne.» (...) «On ne doit pas confondre l'organisation politique que nous sommes avec les « communautés» si chéries dans le mouvement étudiant, dont la seule raison d'être est l'illusion que quelques individus, mal dans leur peau, peuvent, ensemble, se soustraire aux contraintes que la société décadente impose, et « réaliser » ainsi mutuellement leur vie personnelle.» (MC, 1981)

[16] [91] «... dans une organisation bourgeoise, l'existence de divergences est basée sur la défense de telle on telle orientation de gestion du capitalisme, ou plus simplement sur la défense de tel ou tel secteur de la classe dominante ou de telle ou telle clique, orientations ou intérêts qui se maintiennent de façon durable et qu'il s'agit de concilier par une «répartition équitable» des postes entre représentants. Rien de tel dans une organisation communiste ou les divergences n'expriment nullement la défense d'intérêts matériels, personnels ou de groupes de pression particuliers, mais sont la traduction d'un processus vivant et dynamique de clarification des problèmes qui se posent à la classe et sont destinés, comme tels, à être résorbés avec l'approfondissement de la discussion et à la lumière de l'expérience.» (Rapport de 1982, point 6)

[17] [92] Sur cette question, il importe que la pratique des invitations à des repas ou à des rencontres «privées» soit mise en oeuvre avec sens des responsabilités. Se réunir entre camarades autour d'un bon repas peut constituer une bonne occasion de renforcer les liens entre membres de l'organisation, de développer les sentiments de fraternité entre eux, de surmonter l'atomisation que la société d'aujourd'hui engendre (notamment parmi les camarades plus isolés). Cependant, il est nécessaire de veiller a ce que cette pratique ne se transforme pas en une «politique de clan» :

  • par des invitations sélectives ayant comme objectif de gagner l'amitié et la confiance de ceux qu'on veut l'aire venir dans son clan ou «groupe d'influence» ;
  • par des discussions participant à aggraver les clivages au sein de l'organisation, a saper la confiance entre militants ou groupes de militants.

[18] [93] Un révolutionnaire de la taille de Trotsky a, en de nombreuses occasions, montré qu'il ne comprenait pas bien ces questions. C’est tour dire !

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [94]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [37]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [39]

Revue Internationale no 110 - 3e trimestre 2002

  • 3582 reads

Inde-Pakistan : la folie meutrière du capitalisme

  • 4225 reads
Introduction : le capitalisme n'a aucun avenir à offrir l'humanité

Après les attentats du 11 septembre, la guerre en Afghanistan et la relance des massacres au Moyen-Orient, deux autres événements inquiétants ont été propulsés à l’avant-scène de l’actualité internationale : d’un côté la menace de guerre entre l’Inde et le Pakistan, deux Etats dotés de l’arme nucléaire qui se disputent congénitalement et de façon récurrente la région du Cachemire ; de l’autre, la progression des partis d’extrême-droite en Europe occidentale qui a donné l'occasion à la bourgeoisie d'agiter l'épouvantail du fascisme et de développer de gigantesques campagnes démocratiques.

Rien ne paraît rapprocher les deux événements, géographiquement très éloignés et qui se situent sur des plans géopolitiques complètement différents. Pour comprendre les racines communes de ces deux événements, il faut se dégager d'une approche photographique du monde, fragmentaire et morcelée, consistant à analyser chaque phénomène en soi, séparément. Seule la méthode marxiste qui procède d’une approche historique globale, dialectique, dynamique, en reliant entre elles les différentes manifestations des mécanismes du capitalisme pour leur donner une unité et une cohérence, est à même d'intégrer ces deux événements dans un cadre commun.

La menace d'une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan d'une part et la montée de l'extrême-droite d'autre part, renvoient à la même réalité, ils sont reliés à un même monde. Ils sont des manifestations de la même impasse du mode de production capitaliste. Ils mettent clairement en évidence que le capitalisme n'a aucun avenir à offrir à l'humanité. Ils illustrent, sous des formes différentes, la réalité de la phase présente de décomposition du capitalisme caractérisée par un pourrissement sur pieds de la société et qui menace l'existence même de celle-ci. Cette dernière est le résultat d'un processus historique où aucune des deux classes antagoniques de la société, le prolétariat et la bourgeoisie, n'a jusqu'alors été capable d'imposer sa propre réponse à la crise insoluble du capitalisme. La bourgeoisie n'a pas pu entraîner l'humanité dans une troisième guerre mondiale du fait que le prolétariat des pays centraux du capitalisme n'était pas disposé à sacrifier ses intérêts sur l'autel de la défense du capital national. Mais, par ailleurs, ce même prolétariat n'a pas non plus été en mesure d'affirmer sa propre perspective révolutionnaire et de s'imposer comme seule force de la société capable d'offrir une alternative à l'impasse de l'économie capitaliste. C'est pour cela que, bien que les combats de la classe ouvrière aient pu empêcher le déchaînement d'une troisième guerre mondiale, ils n'ont pas été en mesure de stopper la folie meurtrière du capitalisme. En témoigne le chaos sanglant qui se répand jour après jour à la périphérie du système et qui, depuis l'effondrement du bloc de l'Est n'a cessé de s'accélérer. L'escalade de la guerre sans fin au Moyen-Orient et aujourd'hui la menace d'un conflit nucléaire entre l'Inde et le Pakistan révèlent, s'il en était encore besoin, ce "no future" apocalyptique de la décomposition du capitalisme.

Par ailleurs, le prolétariat des grands pays "démocratiques" a subi de plein fouet les effets de la manifestation la plus spectaculaire de cette décomposition, l'effondrement du bloc de l'Est. Le poids des campagnes bourgeoises sur la prétendue "faillite du communisme", qui ont profondément affecté son identité de classe, sa confiance en lui-même et en sa propre perspective révolutionnaire, a constitué le principal facteur de ses difficultés à développer ses luttes et à s'affirmer comme seule force porteuse d'avenir pour l'humanité. En l'absence de luttes ouvrières massives dans les pays d'Europe occidentale, capables d'offrir une perspective à la société, le phénomène de pourrissement sur pied du capitalisme s'est ainsi manifesté par le développement, au sein du tissu social, des idéologies les plus réactionnaires favorisant la montée des partis d'extrême-droite. , totalement aberrant y compris du point de vue des intérêts de la classe dominante, constitue une nouvelle illustration du "no future" du capitalisme. Alors que dans les années 30, la montée du fascisme et du nazisme s'inscrivait dans le cadre de la marche du capitalisme vers la guerre mondiale, aujourd'hui le programme des partis d'extrême-droite, totalement aberrant y compris du point de vue des intérêts de la classe dominante, constitue une nouvelle illustration du "no future" du capitalisme.

Face à la gravité de la situation historique présente, il appartient aux révolutionnaires de contribuer à la prise de conscience du prolétariat des responsabilités qui reposent sur ses épaules. Seul le développement de la lutte de classe dans les pays les plus industrialisés, peut ouvrir une perspective révolutionnaire vers le renversement du capitalisme. Seule la révolution prolétarienne mondiale peut mettre définitivement un terme au déchaînement aveugle de la barbarie guerrière, de la xénophobie et des haines raciales.

La menace de guerre nucléaire entre Inde et Pakistan

Depuis le mois de mai, les nuages menaçant d'une guerre nucléaire totale se sont amoncelés entre l'Inde et le Pakistan. Après l'attentat du 13 décembre 2001 contre le Parlement indien, les relations indo-pakistanaises s'étaient fortement dégradées. Avec celui de début mai 2002 à Jammu, dans l'Etat indien du Jammu et Cachemire, attribué à des terroristes islamistes, cette dégradation a abouti aux affrontements récents au Cachemire.

Le conflit actuel entre ces deux pays, qui se cantonne jusqu'ici à ce que les médias appellent des "duels d'artillerie" au-dessus d'une population terrorisée, n'est pas le premier, en particulier au sujet du Cachemire qui a déjà connu plusieurs centaines de milliers de morts, mais jamais la menace de l'utilisation de l'arme nucléaire n'avait été aussi sérieuse. En position d’infériorité, puisqu’il dispose de 700 000 hommes de troupes contre 1 200 000 pour l’Inde, et de 25 missiles nucléaires, de plus courte portée, contre 60 pour l’Inde, le Pakistan avait "annoncé clairement que face à un ennemi supérieur, il était prêt à lancer une attaque nucléaire" (The Guardian, 23 mai 2002). De son côté, l'Inde cherche délibérément à pousser à l'affrontement militaire ouvert. En effet, les objectifs du Pakistan étant de déstabiliser et faire basculer le Cachemire dans son camp, à travers les actions de guerrilla de ses groupes infiltrés, l'Inde a tout intérêt à chercher à couper court à ce processus par une confrontation directe.

Aussi, les bourgeoisies des pays développés, américaine et britannique en tête (1), se sont réellement inquiétées de la possibilité d'un scénario catastrophe dont pourrait résulter des millions de morts. Et il aura fallu, suite à l'échec de la conférence des pays d'Asie centrale au Kazakstan sous la houlette d'un Poutine, téléguidé pour l'occasion par la Maison Blanche, que les Etats-Unis pèsent de tout leur poids en envoyant le secrétaire d'Etat à la défense, Donald Rumsfeld, à Karachi et par l'intervention directe de Bush auprès des dirigeants indiens et pakistanais, pour faire tomber la tension. Cependant, comme le reconnaissent eux-mêmes les responsables occidentaux, les risques de dérapage ne sont que momentanément écartés, rien n'est réglé.

Inde, Pakistan : une rivalité insurmontable

Avec la partition de l'ancien empire britannique des Indes en 1947, qui donna naissance (outre le Sri-Lanka et la Birmanie) aux Etats indépendants de l'Inde et du Pakistan occidental et oriental, la bourgeoisie anglaise et, avec elle, son alliée américaine savaient qu'elles créaient des nations congénitalement rivales. Selon l'adage "diviser pour mieux régner", le but d'un tel découpage artificiel était d'affaiblir sur ses frontières occidentales et orientales ce pays gigantesque dont le dirigeant Nehru avait déclaré sa volonté de "neutralité" vis-à-vis des grandes puissances et de faire de l'Inde une super-puissance régionale. Dans la période d'après-guerre où se dessinaient déjà les blocs de l'Est et de l'Ouest, l'accession à l'indépendance de ce pays contenait en effet, pour une Grande-Bretagne férocement antirusse et pour une Amérique cherchant déjà à imposer son hégémonie sur le monde, le risque réel de le voir passer à l'ennemi soviétique.

Lors de la formation "démocratique" de la "nation" indienne sous la houlette du pandit, trois régions, dont le futur Etat de Jammu et Cachemire, devant faire partie du Pakistan, étaient annexées d'autorité par l'Inde, première manifestation d'une pomme de discorde permanente se cristallisant sur des revendications territoriales. Toute l'histoire de ces deux pays est ainsi jalonnée par des affrontements guerriers répétés où l'on voit New-Dehli, en général à l'offensive, chercher à gagner les zones qu'il considère comme "naturelles". Il en fut ainsi dans la guerre de 1965 au Cachemire, dans celles de 1971 au Pakistan oriental (dont sera issu le Bangladesh actuel) et au Cachemire, jusqu'au conflit de cette année.

Mais l'intérêt de la bourgeoisie indienne ne se trouve pas uniquement dans le besoin d'expansion inhérent à tout impérialisme. Il tient dans la nécessité que l'Etat indien soit reconnu comme une super-puissance avec laquelle il faut compter, non seulement aux yeux de la "communauté internationale" des Grands, mais aussi face à sa principale rivale, la Chine. Car derrière l'agressivité permanente de l'Inde envers le Pakistan se trouve la rivalité fondamentale avec la Chine pour la place de gendarme du Sud-Est asiatique.

En 1962, le déroulement de la guerre sino-indienne et la victoire de Pékin avaient révélé à la bourgeoisie indienne que la Chine était sa pire ennemie, de même que la faiblesse de son propre armement. C'est cette revanche que l'Etat indien s'efforce de prendre contre la Chine. La guerre au Pakistan oriental en 1971 entrait déjà dans ce cadre de l'hostilité impérialiste que se vouent les deux bourgeoisies et il est évident qu'aujourd'hui un conflit de grande ampleur entre l'Inde et le Pakistan, qui laisserait le Pakistan exsangue sinon rayé de la carte, ne pourrait que desservir un Etat chinois mettant toutes ses forces dans le soutien d'Islamabad. Ce n'est pas un hasard si c'est la Chine qui, lorsque l'arme nucléaire avait été "offerte" à l'Inde par l'URSS comme garantie du "pacte de coopération" entre les deux pays, l'a procurée au Pakistan, avec la bénédiction américaine, pour réduire les velléités indiennes.

L'hypocrisie des grandes puissances

Aujourd’hui, les grandes puissances, Etats-Unis en tête, sont certainement très inquiètes de la possibilité de voir éclater une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan, mais ce n'est pas pour des raisons humanitaires, loin s'en faut. Elles sont avant tout soucieuses d'empêcher que ne se développe une nouvelle étape, qui serait sans précédent, dans l'aggravation du "chacun pour soi" qui règne sur la planète depuis l'effondrement du bloc de l'Est et la disparition du bloc rival de l'Ouest. Pendant la période de la Guerre froide qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les rivalités entre Etats étaient sous contrôle de la nécessaire discipline de blocs et réglées par cette discipline. Même un pays comme l'Inde qui essayait de faire cavalier seul et cherchait à tirer simultanément bénéfice du potentiel militaire de l'Est et de la technologie de l'Ouest, n'avait pas les coudées franches pour s'imposer comme gendarme de la région du Sud-Est asiatique. Aujourd’hui les Etats donnent libre cours à leurs ambitions. Déjà en 1990, un an à peine après la chute du bloc russe, la menace d'une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan avait dû être écartée sous la pression américaine.

On peut se rendre compte de l'intensité prise par l'antagonisme entre ces deux puissances nucléaires de second ordre par les difficultés mêmes qu'éprouvent les Etats Unis à imposer leur volonté dans cette situation. A peine quelques mois après avoir procédé à une importante démonstration de force en Afghanistan, dans le but d'obliger les autres Etats à s'aligner derrière eux, deux de leurs alliés dans cette guerre s'empoignent maintenant. Voici une région de plus, où les Etats-Unis voulaient pouvoir imposer leur ordre par des moyens militaires, qui est menacée de désastre.

Depuis la fin de la Guerre froide, les Etats-Unis ont lancé des opérations militaires de grande envergure pour affirmer leur domination sur le monde comme seule super-puissance mondiale. Après la guerre du Golfe de 1991, au lieu d'un nouvel ordre mondial, nous avons vu l'explosion de la région des Balkans accompagnée des horreurs de la guerre et d'une misère permanente sans nom. En 1999, après la démonstration de force américaine contre la Serbie, les puissances impérialistes européennes ont continué de s'opposer ouvertement à la politique américaine, notamment à propos du "bouclier antimissiles" dont Bush accélère le programme à la vitesse grand V. Et c'est encore pour démontrer cette volonté que les Etats-Unis ont ravagé l'Afghanistan, en utilisant le prétexte de l'attentat du 11 septembre.

Qu'il s'agisse des grandes puissances comme l’Allemagne, la France ou la Grande Bretagne, ou de puissances régionales comme la Russie, la Chine, l'Inde ou encore le Pakistan, toutes sont poussées à s'entredéchirer dans des luttes toujours plus destructrices. Le conflit présent entre l'Inde et le Pakistan qui se trouve, avec l'après-guerre en Afghanistan, au coeur de la tourmente en est une illustration flagrante.

Dans une telle situation générale de chaos et de "chacun pour soi", provoquée au premier chef par les tensions grandissantes entre les grandes puissances, l'hypocrisie de ces dernières est apparue une fois de plus à la face du monde. Manifestant l'inquiétude des bourgeoisies "civilisées" à voir exploser un conflit nucléaire, leurs médias montraient du doigt le président pakistanais, Musharraf, et le premier ministre indien, Vajpayee, comme de véritables irresponsables, ne semblant pas "se rendre compte de la véritable échelle du désastre qui résulterait de l’utilisation des armes atomiques, et n'étant pas capables de voir que le résultat en serait la complète destruction de leurs pays" (The Times, 1er juin 2002).

C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Parce que les grandes puissances seraient, quant à elles, "responsables" ? Responsables, en effet, des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki à la fin de la Seconde Guerre mondiale, responsables de la prolifération hallucinante des armes nucléaires durant tout le temps de la Guerre froide, responsables de cette accumulation sous le prétexte que la "dissuasion nucléaire", "l'équilibre de la terreur" (!), était le meilleur garant de la paix mondiale. Et aujourd'hui, ce sont les pays développés qui continuent à détenir les stocks les plus importants d'armes de destruction massive, y compris nucléaires !

La lutte contre le terrorisme, un prétexte et un mensonge

Pour la plupart des médias, cette situation est la conséquence du "fondamentalisme religieux". Pour la classe dominante indienne, les responsables des attentats terroristes au Cachemire et contre le Parlement indien, ce sont les fondamentalistes islamistes soutenus par le Pakistan. De l’autre côté, la classe dominante pakistanaise dénonce les excès nationalistes du fondamentalisme hindou du BJP, le parti au pouvoir en Inde, en particulier sa répression contre les "combattants de la liberté" au Cachemire.

En Inde, le BJP utilise les attentats terroristes au Cachemire et dans le reste de l’Inde pour justifier ses menaces militaires contre le Pakistan. Alors qu’en même temps, ce parti était impliqué dans les massacres intercommunautaires qui ont eu lieu dans l’Etat de Gujarat, au cours desquels des centaines de fondamentalistes hindous ont été brûlés vifs dans un train par des militants islamistes, et où, en représailles, des milliers de musulmans ont été massacrés. Parallèlement, la bourgeoisie pakistanaise n’a pas seulement essayé de déstabiliser l’Inde en apportant son soutien à la lutte menée au Cachemire contre la domination indienne mais aussi en dénonçant le fait certain que l’Inde appuie des groupes terroristes au Pakistan.

Et c’est aussi en injectant constamment le nationalisme le plus virulent que, dans les deux camps, les exploiteurs entraînent de larges fractions de la population dans le soutien de leurs ambitions impérialistes. L’utilisation des nationalismes, des haines raciales et religieuses, n’est pas quelque chose de nouveau ou qui serait réservé aux pays de la périphérie du capitalisme. La bourgeoisie des principaux pays capitalistes en a fait tout un art. Au cours de la Première Guerre mondiale, chaque camp a accusé l’autre de représenter "le mal" et de constituer une "menace pour la civilisation". Dans les années 1930, Hitler ainsi que Staline ont utilisé l’antisémitisme et le nationalisme pour mobiliser leurs populations. Les Alliés "civilisés" ont tout fait pour attiser l’hystérie antiallemande et antijaponaise, avec l’utilisation cynique de l’Holocauste pour justifier les bombardements sur la population allemande et, comme point culminant, déclencher à deux reprises l'horreur nucléaire au Japon. Durant la Guerre froide, les deux blocs ont cultivé des haines similaires pour régler leurs comptes. Et depuis 1989, au nom de "l’humanitaire", les dirigeants des grandes puissances ont permis que se multiplient les "nettoyages ethniques" et ont attisé les haines religieuses et raciales qui entraînent tant de régions de la planète dans une succession de guerres et de massacres.

Une menace majeure pour la classe ouvrière et le reste de l'humanité

C'est parce que la classe ouvrière représente une menace que le capitalisme a besoin d'utiliser tous les mensonges dont elle dispose pour cacher la véritable nature impérialiste de ses guerres et la détourner du chemin de son propre combat de classe. Au niveau local, en Asie du Sud, la classe ouvrière ne montre pas une combativité capable d'arrêter une guerre. Au niveau international, la classe ouvrière est impuissante à l'heure actuelle devant le capitalisme qui se déchire, avec le danger de voir des millions de morts joncher en quelques minutes le sol d'une région de la planète.

Mais la seule force historique qui soit capable d'arrêter le char incontrôlable et destructeur du capitalisme en pleine décomposition reste le prolétariat international, et principalement celui des pays centraux du capitalisme. C'est en développant ses luttes pour la défense de ses propres intérêts qu'il pourra montrer aux ouvriers du sous-continent et des autres régions du monde qu'il existe une alternative de classe au nationalisme, à la haine religieuse et raciale et à la guerre. C'est donc une lourde responsabilité qui incombe au prolétariat des pays du cœur du capitalisme. Il ne doit pas perdre de vue qu'en défendant ses intérêts de classe, il a aussi l'avenir de l'humanité entre ses mains.

Confronté à la folie du capitalisme en décadence, le prolétariat international doit reprendre ce mot d'ordre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous". Le capitalisme ne peut que nous entraîner dans la guerre, la barbarie et la destruction totale de l'humanité. La lutte de la classe ouvrière est la clef de la seule alternative possible : la révolution communiste mondiale.

ZG (18 juin 2002)

(1) Il faut noter que les bourgeoisies américaine et britannique ont à dessein exagéré le risque immédiat, bien que réel, de guerre nuclaire entre les protagonistes indien et pakistanais afin de mieux justifier de faire pression sur ces derniers en se faisant passer pour les nations les plus "anti-guerre" et être certaines de prendre le pas sur d'autres bourgeoisies comme la France dans le "règlement" du conflit.

Géographique: 

  • Inde [95]
  • Pakistan [96]

Questions théoriques: 

  • Guerre [10]

Montée de l'extrême-droite en Europe : Existe-t-il un danger fasciste aujourd'hui ?

  • 24828 reads

Montée de l'extrême-droite en Europe : Existe-t-il un danger fasciste aujourd'hui ?

Deux événements récents ont illustré la montée des partis d'extrême droite (ceux d'entre eux désignés comme "populistes") en Europe :

- l'accession-surprise de Le Pen "en finale" des élections présidentielles en France avec 17 `% des voix au premier tour ;

- la percée fulgurante et spectaculaire de la "liste Pim Fortuyn" aux Pays-Bas (lui­ même assassiné quelques jours auparavant et dont les funérailles médiatisées ont ali­menté une véritable hystérie nationaliste) qui a raflé 26 sièges sur 150, faisant ainsi son entrée au Parlement, alors que cette force politique n'existait pas trois mois aupara­vant.

Ces faits ne sont certes pas isolés. Ils s'intègrent dans une tendance plus globale qui s'est manifestée au cours de ces derniè­res années dans d'autres pays d'Europe occidentale :

- en Italie, où l'actuel gouvernement Berlusconi bénéficie de l'alliance et du sou­tien des deux formations d'extrême droite qui ont déjà été ses partenaires gouvernemen­taux entre 1995 et 1997 : la Ligue lombarde d'Umbcrto Bossi et l' Al liance Nationale (ex­MSI)deGianfrancoFini ;

- en Autriche,où le FPO de JorgHaider majoritaire est entré au gouvernement et partage le pouvoir depuis octobre 1999 avec le parti conservateur ;

- en Belgique où le Vlaams Blok a ob­tenu 33 % des suffrages aux élections com­munales à Anvers en octobre 2000 et près de 10 % aux dernières élections législatives et européennes (plus de 15 % en Flandre) ;

- au Danemark, pays dont le durcisse­ment des lois contre l'immigration a été pré­senté comme un modèle européen au som­met de Séville du 21 et 22 juin, le Parti du Peuple Danois, chantre des discours les plus ouvertement xénophobes, représente 12 % de l'électorat et apporte son soutien au parti libéral conservateur au pouvoir;

- en Suisse, après une campagne axée quasi exclusivement contre l'immigration, l'Union Démocratique du Centre a recueilli 22,5 % des voix aux élections législatives d'octobre 1999 ;

- de même, le Parti du Progrès (plus de 15% de l'électorat aux législatives de 1997) a une influence importante en Norvège.

Contrairement aux années 1930, les progrès de l'extrême droite en Europe ne représentent pas une menace de fascisme au pouvoir

A quoi correspond ce phénomène ? Une nouvelle "peste brune" est-elle en train de se répandre sur l'Europe ? Existe-t-i1 réellement un danger fasciste'? Un régime fasciste peut-il accéder au pouvoir ? C' est ce que veulent faire croire les assourdissantes campagnes de la bourgeoisie dans le but de pousser la population en général et la classe ouvrière en particulier vers une "mobilisa­tion citoyenne" contre le « péril fasciste » der­rière la défense de la démocratie bourgeoise et de ses "partis démocratiques", comme en France, entre les deux tours des élections présidentielles.

La réponse est négative en dépit de ce que prétend la bourgeoisie qui essaie d'amalga­mer la situation actuelle avec la montée du fascisme dans les années 1930. Ce parallèle est totalement faux et mensonger car la situa­tion historique est entièrement différente.

Dans les années 1920 et 1930, l'accession au pouvoir des régimes fascistes a été favo­risée et soutenue par de larges fractions nationales de la classe dominante, en parti­culier par les grands groupes industriels. En Allemagne, de Krupp à Siemens en passant par Thyssen, Messerschmitt, IG Farben, re­groupés en cartels (Konzerns) qui fusion­nent capital financier et industriel, celles-ci contrôlent les secteurs clés de l'économie de guerre, développée par les nazis : le charbon, la sidérurgie, la métallurgie. En Italie, les fascistes sont également subventionnés par les grands patrons italiens de l'industrie d'armement et de fournitures de guerre (Fiat, Ansaldo, Edison) puis par l'ensemble des milieux industriels et financiers centralisés au sein de la Confinindustria ou de l'Associa­tion bancaire. Face à la crise, l'émergence des régimes fascistes a correspondu aux besoins du capitalisme, en particulier dans les pays vaincus et lésés par l'issue du premier conflit mondial, contraints pour survivre de se lan­cer dans la préparation d"une nouvelle guerre mondiale pour redistribuer les parts du gâ­teau impérialiste. Pour cela, il fallait concen­trer tous les pouvoirs au sein de l'Etat, accé­lérer la mise en place de l'économie de guerre, de la militarisation du travail et faire taire toutes les dissensions internes à la bour­geoisie. Les régimes fascistes ont été direc­tement la réponse à cette exigence du capital national. Ils n'ont été, au même titre que le stalinisme, qu'une des expressions les plus brutales de la tendance générale vers le capitalisme d' Etat. Loin d'être la manifestation d'une petite bourgeoisie dépossédée et aigrie par la crise, même si cette dernière lui a largement servi de masse de manocuvrc, le fascisme étaitune expression des besoins de la bourgeoisie dans certains pays et à un moment historique déterrniné. Aujourd'hui, au contraire, les "program­mes économiques" des partis populistes sont soit inexistants, soit inapplicables, du point de vue des intérêts de la bourgeoisie. Ils ne sont ni sérieux, ni crédibles. Leur mise en oeuvre (par exemple le retrait de l'union européenne prôné par Le Pen) impliquerait une totale incapacité de soutenir la concur­rence économique sur le marché mondial face aux autres capitaux nationaux. La mise en application des programmes des partis d'extrême droite signifierait une catastrophe économique assurée pour la bourgeoisie nationale. De telles propositions rétrogrades et fantaisistes ne peuvent qu'être rejetées avec mépris par tous les secteurs responsa­bles de l'économie nationale.

Ainsi, pour accéder au pouvoir, les partis "populistes" actuels doivent renier leur pro­gramme, abandonner une partie de leurs oripeaux idéologiques et se reconvertir en aile droite ultra-libérale et pro-européenne. Par exemple, le MSI de Fini en Italie qui en 1995 a rompu avec l'idéologie fasciste pour adopter un credo libéral et pro-européen. De même, le FPÔ d'Haider en Autriche a dû s'aligner sur un "programme responsable et modéré" pour pouvoir exercer des responsa­bilités gouvernementales.

De même, alors qu'il constituait l'axe d'un bloc impérialiste autour de l'Allemagne dans la préparation de la seconde guerre mondiale, aujourd'hui, les partis populistes sont inca­pables de dégager et de représenter une option impérialiste particulière.

L'autre condition majeure et indispensa­ble pour l'instauration du fascisme, c'est la défaite physique et politique préalable du prolétariat. Au même titre que le stalinisme, le fascisme est une expression de la contre ­révolution dans les conditions historiques déterminées. Il a été permis par l' écrasement et la répression directe de la vague révolu­tionnaire de 1917/1923. C'est l'écrasement sanglant en 1919 et 1923 de la révolution allemande, c'est l'assassinat des révolution­naires comme Rosa Luxembourg et Karl Lie­bknecht, par la gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie, la social-démocratie qui a permis l'avènement du nazisme. C'est la ré­pression de la classe ouvrière après l'échec du mouvement des occupations d'usines à l'automne 1920 par les forces démocratiques du gouvernement Nitti qui a ouvert la voie au fascisme italien. Jamais la bourgeoisie n'a pu imposer le fascisme avant que les forces "démocratiques", et surtout la gauche de la bourgeoisie ne se soient chargés d'écraser le prolétariat, là où ce dernier avait constitué la menace la plus forte et la plus directe contre le système capitaliste.

C'est précisément cette défaite de la classe ouvrière qui ouvrait un cours vers la guerre mondiale. Le fascisme a été avant tout une forme d'embrigadement de la classe ouvrière dans la guerre pour un des deux blocs impérialistes, au même titre que l'antifascisme dans les pays dits "démocratiques" dans l'autre camp (voir notre brochure "Fascisme et démocratie, deux expressions de la dicta­ture du capital").

Ce n'est pas le cas aujourd'hui. La classe ouvrière reste dans une dynamique d'affron­tements de classe ouverte depuis la fin des années 1960. Malgré ses reculs et ses diffi­cultés à s'affirmer sur un terrain de classe, elle n'est pas battue et n'a pas connu de défaite décisive depuis lors. Elle n'est pas dans un cours contre-révolutionnaire. En dehors même d'une condition objective qui empê­che la bourgeoisie d'aller vers une nouvelle guerre mondiale : l'incapacité au sein de la bourgeoisie, depuis l'implosion de l'URSS, de reconstituer deux blocs impérialistes rivaux, il existe un autre facteur déterminant pour affirmer que la bourgeoisie n'a pas les mains libres, c'est qu'elle n'est pas parvenue à embrigader massivement le prolétariat des pays centraux du capitalisme derrière la dé­fense du capital national vers la guerre ni à l'entraîner dans un soutien aveugle aux in­cessantes croisades impérialistes.

Pour ces raisons, le danger du retour des régimes fasciste, agité comme un épouvan­tail, est inexistant. En conséquence, la mon­tée actuelle des partis populistes s'inscrit dans un tout autre contexte et a une signifi­cation tout à fait différente que dans les années 1930.

La percée des idéologies d'extrême droite est une expression de la décomposition du capitalisme

Comment alors expliquer ce phénomène ? Aujourd'hui, la poussée des partis " populistes " est une expression caractéristique du pourrissement sur pied de la société capi­taliste ([1] [97]), du délitement du tissu social et de la dégradation des rapports sociaux qui tou­chent toutes les classes de la société, y compris une partie de la classe ouvrière. La percée des partis d'extrême droite corres­pond à la résurgence, à l'agrégat des idéolo­gies les plus réactionnaires et rétrogrades accumulées dans toutes les phases histori­ques du capitalisme par les secteurs laissés­ pour-compte les plus arriérés et dépassés, notamment la petite bourgeoisie boutiquière ou paysanne : le racisme, la xénophobie, l'exaltation autarcique de la " préférence na­tionale ". Elles prennent appui sur les mani­festations actuelles des contradictions du capitalisme en crise, comme le chômage, l'immigration ([2] [98]), l'insécurité, le terrorisme pour susciter des sentiments de frustration et de rancoeur, la peur de l'avenir, la peur "de l'étranger", du voisin à la peau basanée, la peuretla haine de l'autre, la fixation sécuritaire, le repli sur soi (corollaire du règne du " cha­cun pour soi " dans la concurrence capita­liste), l'atomisation qui sont des ingrédients de la décomposition du tissu social. En fait, cette expression idéologique d'une révolte désespérée et sans avenir exprime globale­ment le " no future " de la société capitaliste et ne débouche que sur le nihilisme.

Ces thèmes sécrétés ou réactivés par la décomposition du capitalisme ont été favo­risés ces dernières années par plusieurs fac­teurs. L'éclatement du bloc de l'Est et la guerre en Yougoslavie ont été des cataly­seurs. Les exodes provoqués par la misère et la barbarie guerrière ont ainsi créé des flux migratoires importants en provenance de l'Europe de l'Est et du bassin méditerranéen.

" L'effet 11 septembre "a renforcé le climat de peur, le sentiment d'insécurité, la ten­dance à l'amalgame entre islam et terrorisme et donc la xénophobie. De même, le conflit au Moyen-Orient a réactivé les manifestations d'antisémitisme. En fait, cette situation équi­vaut à d'autres expressions de la décompo­sition comme le développement du fana­tisme religieux ([3] [99]). Mais le phénomène est plus large, aux Etats-Unis, les porte-parole d'une droite dure, xénophobe et sécuritaire, surtout depuis le 11 septembre marque des points. En Israël, les petits partis extrémistes religieux comme la fraction Netanyahou éga­lement marquée plus à droite exercent une pression constante qui tend à " radicaliser " les actions du gouvernement Sharon. Le phénomène est donc non seulement euro­péen, occidental, mais à l'échelle internatio­nale.

La gangrène de la décomposition affecte en premier lieu la classe qui la sécrète, elle constitue une épine dans le pied de la bour­geoisie pour qui elle n'est pas sans poser des problèmes et a pu donner lieu à des dérapa­ges incontrôlés comme le vote Le Pen en France. C'est la bourgeoisie qui, notamment dans ce pays, a encouragé pour des raisons politiciennes la représentations de forma­tions populistes au parlement, alors que ce phénomène tend à échapper de plus en plus à son contrôle aujourd'hui.

L'inégale implantation et les succès élec­toraux de ces partis relèvent d'une conjonc­tion de plusieurs facteurs :

- Ils dépendent de la force ou de la faiblesse de la bourgeoisie nationale. En Italie, les faiblesses et les divisions internes de la bourgeoisie, même d'un point de vue impérialiste, tendent à faire resurgir une droite populiste importante. En Grande-Bretagne, au contraire, la quasi-inexistence de parti d'extrême droite spécifique est liée à l'expé­rience et à la maîtrise supérieure du jeu poli­tique par la bourgeoisie anglaise. De ce fait, les idées d'extrême droite sont représentées comme simple tendance à l'intérieur du parti conservateur (alors même qu'on voit la capa­cité du gouvernement travailliste de Blair de surfer sur les thèmes de l'extrême droite, comme le durcissement actuel des mesures contre l'immigration).

- Ils dépendent de conditions histori­ques spécifiques variables d'un pays à l'autre. Ainsi, en Allemagne, l'extrême droite n'a aucune chance de dépasser la sphère de quelques groupuscules, étant donné la per­sistance de la culpabilisation de la popula­tion par rapport au passé nazi de ce pays. Inversement, le succès d'Haider a été favo­risé parle fait qu'en Autriche, l'Anschluss (le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne nazie en une seule entité nationale entre 1938 et 1945) n'a pas suscité un tel sentiment de culpabilité et la popularité du nazisme a pu restée enracinée dans une partie de la popu­lation.

- Enfin, le succès des partis 'populis­tes' dépend largement du charisme des 'chefs'. L'exemple le plus illustratif est le succès de Le Pen en France, dinosaure typique d'extrême droite, ancien tortionnaire de la guerre d'Al­gérie et député poujadiste de l'époque' alors que le MNR de Mégret (dont la scission a été favorisée en 1998 par le reste de la bourgeoi­sie pour affaiblir l'extrême droite) qui a em­porté avec lui la plupart des " cadres " et des "têtes pensantes " de l'appareil, est resté marginalisé. Six semaines après "l'effet Le Pen" aux présidentielles françaises, le Front National ne dispose même pas d'un seul député au parlement, suite aux législatives où le « chef » ne se présentait pas. C'était aussi le cas de Pim Forhzyn dont la " personnalité " excentrique et provocatrice faisait le succès, qui a pourtant construit son parti, sorte de ramassis hétéroclite contestataire de " l'esta­blishment "politique autour de thèmes d'une grande banalité comme le respect de l'ordre et en affichant un poujadisme ([4] [100]) de salon.

L'emprise idéologique des thèmes popu­listes correspond avant tout aux caractéris­tiques de la période par delà l'existence ou non de partis pour les représenter électoralement. Dans l'Espagne actuelle, par exemple, il n'y a pas de parti d'extrême droite constitué, par contre il existe une très forte xénophobie, notamment cristallisée sur les ouvriers saisonniers agricoles immigrés en Andalousie qui subissent périodiquement de véritables " ratonnades ".

Pour la classe ouvrière, comme tous les produits de la décomposition, cette idéolo­gie réactionnaire représente un véritable poison qui intoxique et pourrit les conscien­ces individuelles, c'est un obstacle majeur au développement de la conscience de classe. Mais l'influence et le degré de nocivité de cette idéologie sur elle doivent être évaluées dans un contexte plus général du rapport de forces entre les classes et s'intégrer dans une analyse plus large de la période, et non à la petite semaine. Si elle affecte en particulier les fractions les plus marginalisées et " lumpénisées " du prolétariat, la classe ouvrière détient en elle-même le plus puis­sant et le seul antidote à une telle idéologie, c'est le développement de la lutte de classe sur un terrain totalement opposé aux thèmes réactionnaires du " populisme ". Les prolé­taires n'ont pas de patrie, c'est une classe d'immigrés, unis entre eux par des mêmes intérêts, quelle que soit leur origine ou leur couleur de peau, leurs luttes reposent sur la solidarité internationale des ouvriers. En réa­lité, cette idéologie délétère qu'il subit ne peut avoir de prise sur le prolétariat que dans la mesure où les ouvriers restent individuelle­ment isolés, atomisés, qu'ils sont réduits à l'état de " citoyens ", qu'ils ne s'expriment pas comme classe en lutte.

Et c'est là que le déchaînementdes campa­gnes idéologiques animées par la bourgeoi­sie dans son ensemble sur le soi-disant dan­ger fasciste prennent leur véritable sens. La bourgeoisie démontre sa capacité de retour­ner les miasmes de sa propre décomposition contre la conscience de classe des prolétai­res. C'est la bourgeoisie qui utilise ses pro­pres avatars contre la conscience du prolé­tariat. Elle cherche à profiter du manque de confiance de la classe ouvrière en ses pro­pres forces, du déboussolement, des reculs momentanés de sa conscience et des diffi­cultés actuelles de la lutte de classe à affirmer sa perspective révolutionnaire. C'est pour­quoi la bourgeoisie pousse les ouvriers à se mobiliser derrière la défense de la démocratie bourgeoise, derrière l'Etat bourgeois contre le soi-disant péril fasciste. La bourgeoisie suscite et propage lapeur de l'extrême droite pour deux raisons:

- d'une part, cela lui permet d'attacher l'ensemble de la population à la défense de l'Etat. En prétendant "couper l'herbe sous les pieds" aux partis populistes, elle cherche à faire accréditer l'idée, en animant des "débats de société" à travers la "concertation so­ciale", qu'il faudrait renforcer cet Etat pour qu'il assure davantage de sécurité, qu'il donne plus de moyens à sa police, qu'il assure un contrôle beaucoup plus stricte de l'immigra­tion;

- d'autre part, elle pousse la classe ouvrière en particulier à adopter la même démarche: se jeter dans les bras de l'Etat "démocratique", en la faisant participer, à travers les divers mouvements associatifs et "citoyens" suscités et encouragés par les partis de gauche et les syndicats, à une défense de ce même Etat bâtie sur l'illusion de "l'Etat des citoyens", "l'Etat c'est nous" en quelque sorte. Il s'agit là d'une entreprise pour noyer la conscience de classe dans la "conscience citoyenne".

C'est face à cette entreprise que la classe ouvrière court les pires dangers de perdre de vue son identité de classe.

Si les campagnes antifascistes de la bour­geoisie ne peuvent plus avoir aujourd'hui leur fonction d'embrigadement direct du pro­létariat dans la guerre, elles conservent plus que jamais leur rôle de piège et de désarme­ment mortel pour la classe ouvrière. Celle-ci ne doit pas se laisser enchaîner par les cam­pagnes démocratiques et antifascistes qui la poussent à abandonner son terrain de classe au profit de la défense de la démocratie bourgeoise.

Wim

[1] [101] Nous ne reviendrons pas ici sur notre cadre d'analyse de la décomposition, que nous avons amplement déjà développé dans les colonnes de notre presse. Nous renvoyons pour cela nos lecteurs aux principaux articles sur cette question (voir notamment nos articles dans la Revue Internationale n°57, 2e trimestre 1989 et n°62, 3e trimestre 1990).

[2] [102] L'immigration, et son pendant l'émigration, ont toujours fait partie intégrante de la vie du capitalisme obligeant la paysannerie ruinée ou les prolétaires au chômage à quitter leur pays d'origine afin de trouver du travail ailleurs. L'immigration dans les conditions actuelles de crise du capitalisme présente néanmoins des particularités consistant en des vagues massives d'immigrés fuyant la famine qui viennent grossir de véritables ghettos où ils se retrouvent sans espoir de trouver un travail qui leur permettrait d'intégrer les rangs des ouvriers salariés.

[3] [103] Lire nos articles sur l'islamisme dans la Revue Internationale n° 109 et dans ce numéro.

[4] [104] Le poujadisme fut un mouvement (devant son nom à son promoteur, Pierre Poujade) qui obtint plusieurs députés au Parlement français et connut un certain succès dans les années 1950 auprès des petits commerçants et des petits patrons en s'appuyant sur les revendications corporatistes des secteurs les plus rétrogrades de la petite bourgeoisie comme la baisse de l'impôt sur le revenu, la diminution des charges sociales, la suppression de toute fiscalité professionnelle.


Géographique: 

  • Europe [105]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le "Front Uni" [106]

Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels

  • 6434 reads

 
Le CCI a pris la décision, au début de cette année, de transformer le 15e Congrès de sa section en France en une Conférence Internationale Extraordinaire. Cette décision était motivée par l’existence dans le CCI d’une crise organisationnelle qui a brutalement éclaté au grand jour au lendemain de son 14e Congrès International en avril 2001. Cette crise a notamment abouti au départ de notre organisation d’un certain nombre de militants qui s’étaient regroupés depuis plusieurs mois dans ce qu’ils appellent la "fraction interne du CCI". Comme nous le verrons plus en détail, la Conférence a pris acte du fait que ces militants s’étaient d’eux-mêmes et délibérément placés en dehors de notre organisation, même s’ils prétendent auprès de qui veut les entendre qu’ils ont été "exclus".

Si les questions organisationnelles ont occupé la plus grande partie des travaux de la Conférence, celle-ci s’est également penchée sur l’analyse de la situation internationale et elle a adopté à ce sujet une résolution que nous publions dans ce même numéro de la Revue internationale.

Le but de cet article est de rendre compte de l’essentiel des travaux de la conférence, de la nature de ses discussions et de ses décisions concernant les questions organisationnelles, puisque c’était là son objectif principal. Il devra également rendre compte de notre analyse concernant la soi-disant "fraction interne" du CCI qui se présente aujourd’hui comme la véritable continuatrice des acquis organisationnels du CCI, mais qui n’est rien d’autre qu’un regroupement parasitaire, comme le CCI et les autres groupes du milieu politique prolétarien, ont eu à affronter à plusieurs reprises dans le passé. Mais avant de traiter ces questions, il est nécessaire d’aborder une autre question qui fait l’objet de nombreuses incompréhensions actuellement dans le milieu politique prolétarien : l’importance des questions de fonctionnement pour les organisations communistes.

En effet, il est un commentaire que nous avons entendu ou lu en de nombreuses reprises : "le CCI est obsédé par les questions d’organisation", ou bien "les articles qu’il publie sur cette question ne présentent aucun intérêt, c’est de la "cuisine interne"". Ce type d’appréciations est assez compréhensible lorsqu’il provient de non-militants, même sympathisants des positions de la Gauche communiste. Lorsqu’on n’est pas membre d’une organisation politique prolétarienne, il est évidemment difficile de prendre la pleine mesure des problèmes de fonctionnement qu'une telle organisation peut rencontrer. Cela dit, il est beaucoup plus surprenant de constater que ce type de commentaires provient également d’éléments organisés dans des groupes politiques. C’est une des manifestations de la faiblesse actuelle du milieu politique prolétarien résultant de la coupure organique et politique entre les organisations de ce dernier et celles du mouvement ouvrier du passé suite à la contre-révolution qui s’est abattue sur la classe ouvrière à la fin des années 1920 jusqu’à la fin des années 60.

C’est pour cela que, avant d’aborder les questions qui ont occupé les travaux de la conférence, nous commencerons par un bref rappel de quelques enseignements de l’histoire du mouvement ouvrier sur les questions organisationnelles en nous basant notamment sur l’expérience de deux des organisations les plus en vue de celui-ci : l’Association internationale des travailleurs (AIT) ou 1e Internationale (dans laquelle ont milité Marx et Engels) et le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) dont était issu le Parti bolchevik qui fut en 1917 à la tête de la seule révolution prolétarienne victorieuse avant que son isolement international ne provoque sa dégénérescence. Nous évoquerons plus précisément deux congrès de ces organisations où les questions organisationnelles furent particulièrement au centre des discussions : le Congrès de 1872 de l’AIT et le Congrès de 1903 du POSDR qui a abouti à la formation des fractions bolcheviques et mencheviques qui jouèrent des rôles totalement opposés lors de la révolution de 1917.

L'AIT avait été fondée en septembre 1864 à Londres à l'initiative d'un certain nombre d'ouvriers anglais et français. Elle s'était donnée d'emblée une structure de centralisation, le Conseil central qui, après le congrès de Genève en 1866, s'appellera Conseil général. Rapidement, l'AIT ("L'Internationale", comme l'appelaient alors les ouvriers) est devenue une "puissance" dans les pays avancés (en premier lieu ceux d'Europe occidentale). Jusqu'à la Commune de Paris de 1871, elle a regroupé un nombre croissant d'ouvriers et a constitué un facteur de premier plan de développement des deux armes essentielles du prolétariat, son organisation et sa conscience. C'est à ce titre, d'ailleurs, qu'elle fera l'objet d'attaques de plus en plus acharnées de la part de la bourgeoisie : calomnies dans la presse, infiltration de mouchards, persécutions contre ses membres, etc. Mais ce qui a fait courir le plus grand danger à l'AIT, ce sont des attaques qui sont venues de certains de ses propres membres et qui ont porté contre le mode d'organisation de l'Internationale elle-même.

Déjà, au moment de la fondation de l'AIT, les statuts provisoires qu'elle s'est donnée sont traduits par les sections parisiennes, fortement influencées par les conceptions fédéralistes de Proudhon, dans un sens qui atténue considérablement le caractère centralisé de l'Internationale. Mais les attaques les plus dangereuses viendront plus tard avec l'entrée dans les rangs de l'AIT de l'"Alliance de la démocratie socialiste", fondée par Bakounine, et qui allait trouver un terrain fertile dans des secteurs importants de l'Internationale du fait des faiblesses qui pesaient encore sur elle et qui résultaient de l'immaturité du prolétariat à cette époque, un prolétariat qui ne s'était pas encore totalement dégagé des vestiges de l'étape précédente de son développement, et notamment des mouvements sectaires.

Cette faiblesse était particulièrement accentuée dans les secteurs les plus arriérés du prolétariat européen, là où il venait à peine de sortir de l'artisanat et de la paysannerie, notamment dans les pays latins. Ce sont ces faiblesses que Bakounine, qui n'est entré dans l'Internationale qu'en 1868, a mises à profit pour essayer de la soumettre à ses conceptions "anarchistes" et pour en prendre le contrôle. L'instrument de cette opération était l'"Alliance de la démocratie socialiste", qu'il avait fondée comme minorité de la "Ligue de la Paix et de la Liberté". Cette dernière était une organisation de républicains bourgeois, fondée à l’initiative notamment de Garibaldi et Victor Hugo, et dont un des principaux objectifs était de faire concurrence à l’AIT auprès des ouvriers. Bakounine faisait partie de la direction de la "Ligue" à laquelle il prétendait donner une "impulsion révolutionnaire" et qu’il a incité à proposer une fusion avec l’AIT, laquelle a refusé à son congrès de Bruxelles en 1868. C’est après l’échec de la "Ligue de la Paix et de la Liberté" que Bakounine s’est décidé à entrer dans l’AIT, non pas comme simple militant, mais pour en prendre la direction.

"Pour se faire reconnaître comme chef de l’Internationale, il lui fallait se présenter comme chef d’une autre armée dont le dévouement absolu envers sa personne lui devait être assuré par une organisation secrète. Après avoir ouvertement implanté sa société dans l’Internationale, il comptait en étendre les ramifications dans toutes les sections et en accaparer par ce moyen la direction absolue. Dans ce but, il fonda à Genève l’Alliance (publique) de la démocratie socialiste. (…) Mais cette Alliance publique en cachait une autre qui, à son tour, était dirigée par l’Alliance encore plus secrète des frères internationaux, les Cent Gardes du dictateur Bakounine"[1] [107].

L’Alliance était donc une société à la fois publique et secrète et qui se proposait en réalité de former une Internationale dans l'Internationale. Sa structure secrète et la concertation qu'elle permettait entre ses membres devaient lui assurer le "noyautage" d'un maximum de sections de l'AIT, celles où les conceptions anarchistes avaient le plus d'écho. En soi, l'existence dans l'AIT de plusieurs courants de pensée n'était pas un problème. En revanche, les agissements de l'Alliance, qui visait à se substituer à la structure officielle de l'Internationale, ont constitué un grave facteur de désorganisation de celle-ci et lui ont fait courir un danger de mort. L'Alliance avait tenté de prendre le contrôle de l'Internationale lors du Congrès de Bâle, en septembre 1869 en essayant de faire adopter, contre la motion proposée par le Conseil général, une motion en faveur de la suppression du droit d'héritage. C’est en vue de cet objectif que ses membres, notamment Bakounine et James Guillaume, avaient appuyé chaleureusement une résolution administrative renforçant les pouvoirs du Conseil général. Mais ayant échoué, l'Alliance, qui pour sa part s'était donnée des statuts secrets basés sur une centralisation extrême, a commencé à faire campagne contre la "dictature" du Conseil général qu'elle voulait réduire au rôle "d'un bureau de correspondance et de statistiques" (suivant les termes des alliancistes), d'une "boîte aux lettres" (comme leur répondait Marx). Contre le principe de centralisation exprimant l'unité internationale du prolétariat, l'Alliance préconisait le "fédéralisme", la complète "autonomie des sections" et le caractère non obligatoire des décisions des congrès. En fait, elle voulait pouvoir faire ce qu'elle voulait dans les sections dont elle avait pris le contrôle. C'était la porte ouverte à la désorganisation complète de l'AIT.

C'est à ce danger que devait parer le Congrès de la Haye de 1872. Ce congrès a été consacré essentiellement aux questions organisationnelles. Comme nous l'écrivions dans la Revue internationale 87 : "… après la chute de la Commune de Paris, la priorité absolue pour le mouvement ouvrier a été de secouer le joug de son propre passé sectaire, de surmonter l'influence du socialisme petit-bourgeois. Tel est le cadre politique qui explique le fait que la question centrale traitée au Congrès de La Haye n’a pas été la Commune de Paris elle-même mais la défense des statuts de l’Internationale contre les complots de Bakounine et de ses adeptes"[2] [108].

Après avoir confirmé les décisions de la Conférence de Londres qui s’était tenue un an auparavant, notamment sur la nécessité pour la classe ouvrière de se doter de son propre parti politique et sur le renforcement des attributions du Conseil général, le Congrès a débattu de la question de l'Alliance sur base du rapport d'une Commission d'enquête qu’il avait nommée. Le Congrès a finalement décidé l'exclusion de Bakounine ainsi que de James Guillaume, principal responsable de la fédération jurassienne de l'AIT qui se trouvait complètement sous le contrôle de l'Alliance. Il vaut la peine de relever certains aspects de l’attitude des membres de l’Alliance à ce congrès ou à la veille de celui-ci :

plusieurs sections contrôlées par l’Alliance (notamment la Fédération jurassienne, certaines sections aux États-Unis et en Espagne) refusent de payer leurs cotisations au Conseil général et leurs délégués ne s’acquittent de la dette de leur section que face à la menace d’une invalidation de leur mandat ;

les délégués des sections contrôlées par l’Alliance se livrent à un véritable chantage auprès du Congrès en exigeant que celui-ci, contre les règles qu’il s’était données, ne prenne en compte que les votes basés sur des mandats impératifs et en menaçant de se retirer si le Congrès n’accepte pas leur exigence ; [3] [109]

le refus de certains membres de l’Alliance de coopérer avec la Commission d’Enquête nommée par le Congrès, voire de la reconnaître, en la traitant notamment de "Sainte Inquisition"[4] [110].

Ce congrès fut à la fois le point d'orgue de l'AIT (c'est d'ailleurs le seul congrès où Marx et Engels se soient rendus, ce qui situe l'importance qu'ils lui attribuaient) et son chant du cygne du fait de l'écrasement de la Commune de Paris et de la démoralisation qu'il avait provoquée dans le prolétariat. De cette réalité, Marx et Engels étaient conscients. C'est pour cela que, en plus des mesures visant à soustraire l'AIT de la main mise de l'Alliance, ils ont proposé que le Conseil général soit installé à New York, loin des conflits qui divisaient de plus en plus l'Internationale. C'était aussi un moyen de permettre à l'AIT de mourir de sa belle mort (entérinée par la conférence de Philadelphie de juillet 1876) sans que son prestige ne soit récupéré par les intrigants bakouninistes.

Ces derniers, et les anarchistes ont par la suite perpétué cette légende, prétendaient que Marx et le Conseil général ont obtenu l'exclusion de Bakounine et Guillaume à cause des différences dans la façon d'envisager la question de l’État (quand ils n'ont pas expliqué le conflit entre Marx et Bakounine par des questions de personnalité). En somme, Marx aurait voulu régler par des mesures administratives un désaccord portant sur des questions théoriques générales. Rien n'est plus faux.

Ainsi, au Congrès de la Haye, aucune mesure n'a été requise contre les membres de la délégation espagnole qui partageaient la vision de Bakounine, qui avaient appartenu à l'Alliance, mais qui ont assuré ne plus en faire partie. De même, l'AIT "antiautoritaire" qui s'est formée après le congrès de la Haye avec les fédérations qui ont refusé ses décisions, n'était pas constituée des seuls anarchistes puisqu'on y a retrouvé, à côté de ces derniers, des lassaliens allemands grands défenseurs du "socialisme d’État" suivant les propres termes de Marx. En réalité, la véritable lutte au sein de l'AIT était entre ceux qui préconisaient l'unité du mouvement ouvrier (et par conséquent le caractère obligatoire des décisions des congrès) et ceux qui revendiquaient le droit de faire ce que bon leur semblait, chacun dans son coin, considérant les congrès comme de simples assemblées où l'on devait se contenter "d'échanger des points de vue" mais sans prendre de décisions. Avec ce mode d'organisation informel, il revenait à l'Alliance d'assurer, de façon secrète, la véritable centralisation entre toutes les fédérations, comme il était d'ailleurs explicitement dit dans nombre de correspondances de Bakounine. La mise en œuvre des conceptions "antiautoritaires" dans l'AIT constituait le meilleur moyen de la livrer aux intrigues, au pouvoir occulte et incontrôlé de l'Alliance.

Le 2e congrès du POSDR allait être l'occasion d'un affrontement similaire entre les tenants d'une conception prolétarienne de l'organisation révolutionnaire et les tenants d'une conception petite bourgeoise.

Il existe des ressemblances entre la situation du mouvement ouvrier en Europe occidentale du temps de l'AIT et celle du mouvement en Russie au début du 20e siècle. Dans les deux cas nous nous trouvons à une étape d'enfance de celui-ci, le décalage dans le temps s'expliquant par le retard du développement industriel de la Russie. L'AIT avait eu comme vocation de rassembler au sein d'une organisation unie les différentes sociétés ouvrières que le développement du prolétariat faisait surgir. De même, le 2e congrès du POSDR avait comme objectif de réaliser une unification des différents comités, groupes et cercles se réclamant de la Social-Démocratie qui s'étaient développés en Russie et en exil. Entre ces différentes formations, il n'existait pratiquement aucun lien formel après la disparition du comité central qui était sorti du 1er congrès du POSDR en 1897. Dans le 2e congrès, comme dans l'AIT, on a vu donc s'affronter une conception de l'organisation représentant le passé du mouvement, celle des "mencheviks" (minoritaires) et une conception exprimant ses nouvelles exigences, celle des "bolcheviks" (majoritaires).

D'une façon qui s'est confirmée par la suite (déjà lors de la révolution de 1905 et encore plus, bien entendu, au moment de la révolution de 1917, où les mencheviks se sont placés du côté de la bourgeoisie), la démarche des mencheviks était déterminée par la pénétration, dans la Social-Démocratie russe, de l'influence des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises, notamment de type anarchiste. De ce fait, ces éléments "... lèvent naturellement l'étendard de la révolte contre les restrictions indispensables qu'exige l'organisation, et ils érigent leur anarchisme spontané en principe de lutte, qualifiant à tort cet anarchisme... de revendication en faveur de la 'tolérance', etc." (Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière). Et, de fait, il existe beaucoup de similitudes entre le comportement des mencheviks et celui des anarchistes dans l'AIT (à plusieurs reprises, Lénine parle de "l'anarchisme de grand seigneur" des mencheviks).

C'est ainsi que, comme les anarchistes après le congrès de La Haye, les mencheviks se refusent à reconnaître et à appliquer les décisions du 2e congrès en affirmant que "le congrès n'est pas une divinité" et que "ses décisions ne sont pas sacro-saintes". En particulier, de la même façon que les bakouninistes entrent en guerre contre le principe de centralisation et la "dictature du conseil général" après qu'ils aient échoué à en prendre le contrôle, une des raisons pour lesquelles les mencheviks, après le congrès, commencent à rejeter la centralisation réside dans le fait que certains d'entre eux ont été écartés des organes centraux nommés à ce congrès. On retrouve des ressemblances même dans la façon dont les mencheviks mènent campagne contre la "dictature personnelle" de Lénine, sa "poigne de fer" qui fait écho aux accusations de Bakounine contre la "dictature" de Marx sur le Conseil général.

"Lorsque je considère la conduite des amis de Martov après le congrès, (...) je puis dire seulement que c'est là une tentative insensée, indigne de membres du Parti, de déchirer le Parti... Et pourquoi ? Uniquement parce qu'on est mécontent de la composition des organismes centraux, car objectivement, c'est uniquement cette question qui nous a séparés, les appréciations subjectives (comme offense, insulte, expulsion, mise à l'écart, flétrissure, etc.) n'étant que le fruit d'un amour-propre blessé et d'une imagination malade. Cette imagination malade et cet amour-propre blessé mènent tout droit aux commérages les plus honteux : sans avoir pris connaissance de l'activité des nouveaux centres, ni les avoir encore vus à œuvre, on va répandant des bruits sur leur "carence", sur le "gant de fer" d'Ivan Ivanovitch, sur la "poigne" d'Ivan Nikiforovitch, etc. (...) Il reste à la social-démocratie russe une dernière et difficile étape à franchir, de l'esprit de cercle à l'esprit de parti ; de la mentalité petite-bourgeoise à la conscience de son devoir révolutionnaire ; des commérages et de la pression des cercles, considérés comme moyens d'action, à la discipline". ("Relation du 2e Congrès du POSDR", Œuvres, Tome 7)

Il faut noter que l’arme du chantage, employée en son temps par James Guillaume et les Alliancistes, fait également partie de l’arsenal des mencheviks. En effet Martov, chef de file de ces derniers, refuse de participer a la rédaction de la publication du parti, l’Iskra, à laquelle il a été élu par le Congrès, tant que ses amis Axelrod, Potressov et Zassoulitch n’y seront pas nommés.

Avec l'exemple de l'AIT et celui du 2e congrès du POSDR, ont peut voir toute l'importance des questions liées au mode de fonctionnement des organisations révolutionnaires. En effet, c'est autour de ces questions qu'allait se produire en premier lieu une décantation décisive entre, d'un côté, le courant prolétarien et, de l'autre, les courants petits-bourgeois ou bourgeois. Cette importance n'est pas fortuite. Elle découle du fait qu'un des canaux privilégiés par lesquels s'infiltrent au sein de ces organisations les idéologies des classes étrangères au prolétariat, bourgeoisie et petite bourgeoisie, est justement celui de leur mode de fonctionnement.

Ainsi, la question d’organisation a toujours fait l’objet de la plus grande attention de la part des marxistes. Au sein de l’AIT, ce sont Marx et Engels eux-mêmes qui prennent la tête du combat pour la défense des principes prolétariens d’organisation. Et ce n’est pas un hasard s’il leur revient d’avoir joué un rôle décisif dans le choix par le Congrès de La Haye de consacrer l’essentiel de ses travaux aux questions organisationnelles alors que la classe ouvrière venait d’être confrontée aux deux événements historiques les plus importants de cette période, la guerre franco-prussiene et la Commune de Paris, lesquels ont fait l’objet d’un attention bien moindre. Ce choix a conduit la plupart des historiens bourgeois a considérer ce congrès comme le moins important de l’histoire de l’AIT, alors qu’il fut au contraire le plus important, celui qui allait permettre à la deuxième internationale d’accomplir de nouveaux pas en avant dans le développement du mouvement ouvrier.

Au sein de la Deuxième internationale, Lénine fait lui aussi figure "d’obsédé" par les questions d’organisation. Dans les autres partis socialistes on ne comprend pas les querelles qui agitent la social-démocratie russe et on présente Lénine comme un "sectaire" qui ne rêve que de fomenter des scissions alors que c’est celui qui s’est le plus inspiré du combat de Marx et Engels contre l’Alliance. Mais la validité de son combat sera brillamment démontrée en 1917 par la capacité de son parti de se porter à la tête de la révolution.

Pour sa part, le CCI a poursuivi la tradition de Marx et Lénine en accordant aux questions organisationnelles la plus grande attention. Ainsi, en janvier 1982, le CCI a consacré une conférence internationale extraordinaire à cette question suite à la crise qu'il avait traversée en 1981[5] [111]. Enfin, entre la fin 1993 et le début de 1996, notre organisation a mené un combat fondamental pour l’assainissement de son tissu organisationnel, contre "l’esprit de cercle" et pour "l’esprit de parti" tels qu’ils avaient été définis par Lénine en 1903. Notre Revue internationale 82 rend compte du 11e Congrès du CCI principalement dédié aux questions organisationnelles affrontées par notre organisation à cette époque[6] [112]. Par la suite, dans les numéros 85 à 88 de la Revue nous avons publié une série d’articles sous la rubrique "Questions d’organisation" dédiés aux combats organisationnels au sein de l’AIT et dans les numéros 96 et 97 deux articles, sous le titre "Sommes-nous devenus léninistes ?" à propos du combat mené par Lénine et les bolcheviks sur la question d’organisation. Enfin, notre dernier numéro de la Revue a publié de larges extraits d'un document interne, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" qui avait servi de texte d’orientation pour le combat de 1993-96.

L’attitude de transparence à l'égard des difficultés qu’a rencontrées notre organisation ne correspond nullement à un quelconque "exhibitionnisme" de notre part. L'expérience des organisations communistes est partie intégrante de l'expérience de la classe ouvrière. C'est pour cela qu'un grand révolutionnaire comme Lénine a pu consacrer tout un livre, Un pas en avant, deux pas en arrière, à tirer les leçons politiques du 2e Congrès du POSDR.

Évidemment, la mise en évidence par les organisations révolutionnaires de leurs problèmes et discussions internes constituent un plat de choix pour toutes les tentatives de dénigrement dont celles-ci font l'objet de la part de leurs adversaires. C'est le cas aussi et particulièrement pour le CCI. Comme nous l’écrivions dans la Revue internationale 82 : "… ce n'est pas dans la presse bourgeoise que l'on trouve des manifestations de jubilation lorsque nous faisons état des difficultés que notre organisation peut rencontrer aujourd'hui, celle-ci est encore trop modeste en taille et en influence parmi les masses ouvrières pour que les officines de propagande bourgeoise aient intérêt à parler d'elle pour essayer de la discréditer. Il est préférable pour la bourgeoisie de faire un mur de silence autour des positions et de l'existence des organisations révolutionnaires. C'est pour cela que le travail de dénigrement de celles-ci et de sabotage de leur intervention est pris en charge par tout une série de groupes et d'éléments parasitaires dont la fonction est d'éloigner des positions de classe les éléments qui s'approchent de celles-ci, de les dégoûter de toute participation au travail difficile de développement d'un milieu politique prolétarien (...)

Dans la mouvance parasitaire on trouve des groupes constitués tels le "Groupe Communiste Internationaliste" (GCI) et ses scissions (comme "Contre le Courant"), le défunt "Communist Bulletin Group" (CBG) ou l'ex-"Fraction Externe du CCI" qui ont tous été constitués de scissions du CCI. Mais le parasitisme ne se limite pas à de tels groupes. Il est véhiculé par des éléments inorganisés, ou qui se retrouvent de temps à autre dans des cercles de discussion éphémères[7] [113], dont la préoccupation principale consiste à faire circuler toutes sortes de commérages à propos de notre organisation. Ces éléments sont souvent d'anciens militants qui, cédant à la pression de l'idéologie petite-bourgeoise, n'ont pas eu la force de maintenir leur engagement dans l'organisation, qui ont été frustrés que celle-ci n'ait pas "reconnu leurs mérites" à la hauteur de l'idée qu'ils s'en faisaient eux-mêmes ou qui n'ont pas supporté les critiques dont ils ont fait l'objet (...) Ces éléments sont évidemment absolument incapables de construire quoi que ce soit. En revanche, ils sont souvent très efficaces, avec leur petite agitation et leurs bavardages de concierges, pour discréditer et détruire ce que l'organisation tente de construire."

Cependant, les grenouillages du parasitisme n’ont jamais empêché le CCI de faire connaître à l'ensemble du milieu prolétarien, et plus généralement à l’ensemble de la classe ouvrière, les enseignements de sa propre expérience. En cela, encore une fois, notre organisation se revendique de la tradition de Lénine qui écrivait en 1904, dans la préface de Un pas en avant, deux pas en arrière :

"Ils [nos adversaires] exultent et grimacent à la vue de nos discussions ; évidemment, ils s'efforceront, pour les faire servir à leurs fins, de brandir tels passages de ma brochure consacrés aux défauts et aux lacunes de notre Parti. Les social-démocrates russes sont déjà suffisamment rompus aux batailles pour ne pas se laisser troubler par ces coups d'épingle, pour poursuivre, en dépit de tout, leur travail d'autocritique et continuer à dévoiler sans ménagement leurs propres lacunes qui seront comblées nécessairement et sans faute par la croissance du mouvement ouvrier. Que messieurs nos adversaires essaient donc de nous offrir, de la situation véritable de leurs propres "partis", une image qui ressemblerait même de loin à celle que présentent les procès-verbaux de notre deuxième congrès !" (Œuvres, Tome 7, page 216)

C’est avec la même approche que dans le présent article nous rendons compte des problèmes organisationnels qui ont affecté notre organisation dernièrement et qui ont été au centre des travaux de la Conférence.

Les origines des difficultés organisationnelles récentes du CCI

Le 11e Congrès du CCI avait adopté une résolution d'activités tirant les leçons essentielles de la crise vécue par notre organisation en 1993 et du combat mené pour son redressement. De larges extraits de cette résolution avaient été publiés dans la Revue internationale 82 et nous en reproduisons ici une partie parce qu'elle éclaire les difficultés récentes.

"Le cadre de compréhension que s'est donné le CCI pour mettre à nu l'origine de ses faiblesses s'inscrivait dans le combat historique mené par le marxisme contre les influences de l'idéologie petite-bourgeoise pesant sur les organisations du prolétariat (...) En particulier, il importait pour l'organisation d'inscrire au centre de ses préoccupations, comme l'ont fait les bolcheviks à partir de 1903, la lutte contre l'esprit de cercle et pour l'esprit de parti (...) C'est en ce sens que le constat du poids particulièrement fort de l'esprit de cercle dans nos origines était partie prenante de l'analyse générale élaborée depuis longtemps et qui situait la base de nos faiblesses dans la rupture organique des organisations communistes du fait de la contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière à partir de la fin des années 20. Cependant, ce constat nous permettait d'aller plus loin que les constats précédents et de nous attaquer plus en profondeur à la racine de nos difficultés. Il nous permettait en particulier de comprendre le phénomène, déjà constaté dans le passé mais insuffisamment élucidé, de la formation de clans au sein de l'organisation : ces clans étaient en réalité le résultat du pourrissement de l'esprit de cercle qui se maintenait bien au-delà de la période où les cercles avaient constitué une étape incontournable de la reformation de l'avant-garde communiste"[8] [114]. (Résolution d'activités du 11ème Congrès, point 4)

Sur la question des clans, notre article sur le 11e Congrès faisait cette précision :

"Cette analyse se basait sur des précédents historiques dans le mouvement ouvrier (par exemple, l'attitude des anciens rédacteurs de l'Iskra, regroupés autour de Martov et qui, mécontents des décisions du 2e congrès du POSDR, avaient formé la fraction des mencheviks) mais aussi sur des précédents dans l'histoire du CCI. Nous ne pouvons entrer en détail dans celle-ci mais nous pouvons affirmer que les 'tendances' qu'a connues le CCI correspondaient bien plus à des dynamiques de clan qu'à de réelles tendances basées sur une orientation positive alternative. En effet, le moteur principal de ces 'tendances' n'était pas constitué par les divergences que leurs membres pouvaient avoir avec les orientations de l'organisation (…) mais par un rassemblement des mécontentements et des frustrations contre les organes centraux et par les fidélités personnelles envers des éléments qui se considéraient comme 'persécutés' ou insuffisamment reconnus."

L'article soulignait que l'ensemble du CCI (y compris les militants directement impliqués) avait mis en évidence qu'il avait été confronté à un clan occupant une place de premier plan dans l'organisation et qui avait "concentré et cristallisé un grand nombre des caractéristiques délétères qui affectaient l'organisation et dont le dénominateur commun était l'anarchisme (vision de l'organisation comme somme d'individus, approche psychologisante et affinitaire des rapports politiques entre militants et des questions de fonctionnement, mépris ou hostilité envers les conceptions politiques marxistes en matière d'organisation)". (Résolution d'activités, point 5)

Cette résolution se poursuivait ainsi :

"La compréhension par le CCI du phénomène des clans et de leur rôle particulièrement destructeur lui a permis en particulier de mettre le doigt sur un grand nombre des dysfonctionnements qui affectaient la plupart des sections territoriales." (Ibid., point 5)

Et elle dressait le bilan du combat mené par notre organisation :

"... le congrès constate le succès global du combat engagé par le CCI à l'automne 1993 (...) le redressement, quelques fois spectaculaire, des sections parmi les plus touchées par les difficultés organisationnelles en 1993 (...), les approfondissements provenant de nombreuses parties du CCI (...), tous ces faits confirment la pleine validité du combat engagé, de sa méthode, de ses bases théoriques aussi bien que de ses aspects concrets."

Cependant, la résolution mettait en garde contre tout triomphalisme :

"Cela ne signifie pas que le combat que nous avons mené soit appelé à cesser. (...) Le CCI devra le poursuivre à travers une vigilance de chaque instant, la détermination d'identifier chaque faiblesse et de l'affronter sans attendre. (...) En réalité, l'histoire du mouvement ouvrier, y compris celle du CCI, nous enseigne, et le débat nous l'a amplement confirmé, que le combat pour la défense de l'organisation est permanent, sans répit. En particulier, le CCI doit garder en tête que le combat mené par les bolcheviks pour l'esprit de parti contre l'esprit de cercle s'est poursuivi durant de longues années. Il en sera de même pour notre organisation qui devra veiller à débusquer et éliminer toute démoralisation, tout sentiment d'impuissance résultant de la longueur du combat." (Ibid., point 13)

Et justement, la récente Conférence du CCI a mis en évidence qu'une des causes majeures des problèmes organisationnels rencontrés par le CCI au cours de la dernière période consistait en un relâchement de la vigilance face au retour des difficultés et faiblesse qui l'avaient affecté par le passé. En réalité, la plus grande partie de l'organisation avait perdu de vue la mise en garde sur laquelle se concluait la résolution adoptée par le 11ème Congrès. De ce fait, elle a éprouvé de grandes difficultés à identifier un retour en force du clanisme au sein de la section locale de Paris ainsi que dans le Secrétariat international (SI) [9] [115], c'est-à-dire les deux parties de l'organisation qui avaient déjà été les plus affectées par cette maladie en 1993.

Le développement de la crise au centre du CCI et la formation de la "fraction interne"

Cette dérive clanique a pris son essor lorsque le SI a adopté en mars 2000 un document concernant des questions de fonctionnement qui a fait l'objet de critiques d'un tout petit nombre de camarades qui, tout en reconnaissant la pleine validité de la plupart des idées de ce texte, notamment la nécessité d'une plus grande confiance entre les différentes parties de l'organisation, y ont décelé des concessions à une vision démocratiste, une certaine remise en cause de nos conceptions concernant la centralisation. De façon résumée, ils considéraient que ce document induisait l'idée que "plus de confiance égale moins de centralisation". Que des parties de l'organisation puissent faire des critiques à un texte adopté par l'organe central du CCI n'avait jamais constitué un problème pour ce dernier. Bien au contraire, le CCI et son organe central ont toujours insisté pour que toute divergence, tout doute s'exprime ouvertement au sein de l'organisation afin de faire la plus grande clarté possible. L'attitude de l'organe central, lorsqu'il se heurtait à des désaccords était d'y répondre avec le plus grand sérieux possible. Or à partir du printemps 2000, la majorité du SI a adopté une attitude complètement opposée. Au lieu de développer une argumentation sérieuse, il a adopté une attitude totalement contraire à celle qui avait été la sienne par le passé. Dans son esprit, si une toute petite minorité de camarades faisait des critiques à un texte du SI, cela ne pouvait venir que d'un esprit de contestation, ou bien du fait que l'un d'entre eux avait des problèmes familiaux, que l'autre était atteint par une maladie psychique. Un des arguments employés par des membres du SI était que si le texte de mars 2000 avait fait l'objet de critiques, c'était parce qu'il avait été rédigé par tel militant et qu'il aurait reçu un autre accueil si quelqu'un d'autre en avait été l'auteur. La réponse apportée aux arguments des camarades en désaccord n'était donc pas basée sur d'autres arguments, mais sur des dénigrements de ces camarades ou bien carrément sur la tentative de ne pas publier certaines de leurs contributions avec l'argument que celles-ci allaient "foutre la merde dans l'organisation", ou encore qu'une des camarades qui était affectée par la pression qui se développait à son égard ne "supporterait" pas les réponses que les autres militants du CCI apporteraient à ses textes. En somme, de façon totalement hypocrite, c'est au nom de la "solidarité" que la majorité du SI développait une politique d'étouffement des débats.

Cette attitude politique totalement étrangère aux méthodes mises en oeuvre jusqu'alors par le CCI s'est brutalement aggravée lorsqu'un membre du SI a commencé à la critiquer tout en déclarant son soutien à certaines des critiques qui avaient été faites au document adopté par cette commission en mars 2000. Relativement épargné par les dénigrements jusqu'alors, ce militant a fait l'objet à son tour d'une campagne de discrédit : s'il adoptait une telle position, c'est parce qu'il "était manipulé par un de ses proches". Parallèlement, l'attitude de la majorité du SI était de banaliser le plus possible les questions en discussion, avec l'affirmation qu'il ne s'agissait pas "du débat du siècle". Et lorsque des contributions plus approfondies ont été rédigées, la majorité du SI a essayé de faire entériner par l'ensemble de l'organe central du CCI la "clôture du débat". Cependant, l'organe central a refusé de suivre le SI dans cette voie de même qu'il a décidé, contre la volonté de la majorité des membres de ce dernier, la nomination d'une Délégation d'information (DI), constituée majoritairement par des non membres du SI, chargée d'examiner les problèmes de fonctionnement qui se développaient dans cette commission et autour d'elle.

Ces décisions ont provoqué une nouvelle "radicalisation" de la part de la majorité des membres du SI. Vis-à-vis de la DI, leur attitude a été de déverser toutes sortes d'accusations à l'égard des camarades exprimant des désaccords, de lui signaler des "manquements organisationnels" particulièrement graves de leur part, de "l'alerter" sur les comportement "douteux" ou "indignes" d'un de ces militants. En somme, les membres du SI qui estiment sans objet la formation d'une Délégation d'information faisaient part à celle-ci d'une attaque aussi destructrice que sournoise contre l'organisation qui aurait justifié qu'ils soient les premiers à réclamer la constitution d'un tel organe afin de mener une enquête sur d'autres militants. Pour sa part, un membre du SI, Jonas, non seulement a refusé de témoigner devant la DI, mais il a refusé carrément de la reconnaître[10] [116]. Parallèlement, il a commencé à développer dans les couloirs la thèse qu'un des militants en désaccords serait un agent de l’état qui manipulerait son entourage dans le but de "démolir le CCI". D'autres membres du SI ont tenté de faire pression de différentes façons sur la DI et, à la veille du 14ème congrès du CCI, début mai 2001, ils ont à plusieurs essayé d'intimider cette commission pour qu'elle renonce à communiquer au Congrès un "Rapport préliminaire" posant un cadre pour la compréhension des problèmes qui affectaient le SI et la section de Paris[11] [117]. Le matin même du congrès, juste avant son ouverture, la majorité du SI a tenté une ultime manoeuvre : elle a demandé une convocation du Bureau international (BI) afin de lui soumettre une résolution désavouant le travail effectué par la DI. Bien plus que les témoignages des camarades qui avaient exprimés des critiques envers la politique du SI, c'est l'attitude de la majorité de celui-ci face à la DI qui avait convaincu cette dernière de la réalité d'une dynamique clanique au sein du SI. De même, c'est l'attitude de cette majorité des membres du SI face à l'ensemble du BI qui a fondamentalement convaincu ce dernier de cette dynamique. Cependant, à ce moment-là, l'ensemble du BI misait sur la capacité de ces militants à se reprendre, comme cela avait été le cas en 1993-95 pour un nombre important de camarades qui avaient été pris dans une dynamique clanique. C'est pour cela que le BI sortant a décidé de proposer que l'ensemble des militants appartenant à l'ancien SI soient réélus dans l'organe central. De même, il a proposé que l'ancienne Délégation d'information soit renforcée par d'autres camarades et qu'elle devienne une Commission d'Investigation (CI). Enfin, il a proposé au Congrès de ne pas lui communiquer encore les premières conclusions auxquelles était parvenue la DI et lui a demandé de faire confiance à la nouvelle CI. Le Congrès a ratifié unanimement ces propositions.

Cependant, deux jours après le Congrès, un des membres de l'ancien SI a violé les décisions de celui-là en livrant à la section de Paris, dans le but de la dresser contre le reste du CCI et contre le Bureau international, des informations que celui-ci avait demandé, avec l'accord du Congrès, de communiquer ultérieurement dans un cadre approprié. Les autres membres de la majorité de l'ancien SI le soutiennent ou refusent de condamner son infraction caractérisée aux statuts de l'organisation.

Dans la mesure où le Congrès est l'instance suprême de l'organisation, le viol délibéré de ses décisions (à l'image de l'attitude des mencheviks en 1903) constitue une faute particulièrement grave. Cependant, le militant qui s'en est rendu responsable ne fait l'objet à ce moment là d'aucune sanction, sinon d'une simple condamnation de son geste : l'organisation continue à miser sur la capacités des membres du clan à se reprendre. En réalité, ce viol caractérisé des statuts n'était que la première d'une longue série d'infractions à nos règles de la part des membres de la majorité de l'ancien SI et de ceux qu'ils ont réussi à entraîner dans leur démarche de guerre ouverte contre l'organisation. Nous ne pouvons évoquer ici toutes ces infractions. On se contentera de signaler les plus caractéristiques dont les membres de l'actuelle soi-disant "fraction interne du CCI" se sont, à des degrés divers, rendus responsables :

  • utilisation et divulgation des notes des organes centraux sans l'accord de ces derniers ;
  • campagnes de dénigrement des membres de la CI traités de "menteurs" et de "Torquemada" (ce qui rappelle l'accusation de l’allianciste Alerini qualifiant la Commission d'enquête du Congrès de La Haye de "Sainte Inquisition") ;
  • chantage auprès de ceux que l'on considère comme les "Torquemada" ;
  • campagnes systématiques dans les couloirs de calomnies contre un membre de l'organisation, accusé sans la moindre preuve, "d'indignité", d'être un élément aventurier, voire un "agent de l'Etat" (accusation explicitement portée par Jonas et un autre membre de l'actuelle "fraction" mais suggérée par d'autres militants proches de lui) manipulant son entourage afin de détruire le CCI ;
  • correspondances secrètes de membres de l'organe central du CCI avec des militants d'autres pays afin de faire circuler des calomnies contre ceux qu'ils qualifient désormais de "faction liquidatrice" et les dresser contre l'organe central (c'est-à-dire la politique menée par Bakounine envers ceux qu'il essaie de recruter pour son "Alliance") ;
  • tenue de réunions secrètes (5 au total en août septembre 2001) dont le but n'est nullement d'élaborer des analyses politiques mais d'ourdir un véritable complot contre le CCI. A l'issue de ces réunions, les militants impliqués annoncent la formation d'un "Collectif de travail" qui déclare, entre autres, "nous ne faisons pas de réunions secrètes".

C'est par hasard, suite à la maladresse d'un des membres de cette confrérie, que le procès verbal d'une de ces réunions secrètes est tombée entre les mains de l'organisation. La réunion plénière du Bureau international qui s'est tenue peu après a adopté à l'unanimité (y compris donc deux membres de l'actuelle "fraction interne") une résolution dont voici les principaux passages :

"1) Ayant pris connaissance (...) du PV de la réunion du 20/08 des 7 camarades constituant le soi-disant "Collectif de Travail", et après avoir examiné son contenu où s'expriment :

  • la conscience -ouvertement affichée- d'agir en dehors des Statuts et n'ayant d'autre préoccupation que de voir comment le cacher à l'organisation ;
  • la considération du reste de l'organisation comme les "autres", "ils", c'est-à-dire comme des ennemis "à déstabiliser" suivant les mots d'un des participants ;
  • la volonté de cacher à l'organisation ses véritables pensées et agissements ;
  • l'établissement d'une discipline du groupe en même temps qu'on prône l'indiscipline envers l'organisation ;
  • l'élaboration d'une stratégie pour tromper l'organisation et faire passer sa propre politique ;

le BI condamne cet ensemble de comportements qui constituent une violation flagrante de nos principes organisationnels et manifestent un déloyauté totale envers l'organisation. (...)

2) Les agissements des membres du "collectif" constituent une faute organisationnelle extrêmement grave méritant une sanction des plus sévères. Toutefois, dans la mesure où les participants à cette réunion ont décidé de mettre fin au "collectif", le BI décide de surseoir à une telle sanction avec la volonté que les militants qui ont commis cette faute ne s'arrêtent pas à la simple décision de dissoudre le "collectif" mais :

  • fassent une critique radicale de leurs agissements ;
  • s'engagent dans une réflexion de fond sur les raisons qui les ont conduit à se comporter comme des ennemis de l'organisation.

En ce sens, cette décision du BI ne saurait être interprétée comme une sous-estimation de la gravité de la faute commise mais comme une incitation aux participants à la réunion secrète du 20/08 à prendre la mesure de cette gravité."

Ainsi, confrontés à l'évidence du caractère destructeur de leurs agissements, les membres du "collectif" ont fait machine arrière. Deux participants à ces réunions ont réellement mis en application ce que demandait la résolution : ils ont entrepris un travail sincère de critique de leur démarche et ils sont aujourd'hui des militants loyaux du CCI. Deux autres, ayant pourtant donné leur accord à la résolution, ont préféré démissionner plutôt que de faire cette critique. Quant aux autres, ils ont rapidement jeté aux orties leurs bonnes dispositions en constituant, quelques semaines après, la fameuse "fraction interne du CCI" qui se réclamait intégralement de la "Déclaration de constitution d'un Collectif de travail" pourtant rejetée peu avant. Dès la constitution de cette soi-disant "fraction", ses membres se sont distingués par une escalade d'attaques contre l'organisation et ses militants, menant une véritable politique de la terre brûlée, combinant une totale vacuité dans l'argumentation de fond, les mensonges les plus éhontés, les calomnies les plus répugnantes avec un viol systématique de nos règles de fonctionnement ce qui, évidemment, a obligé le CCI à prendre des sanctions à leur égard[12] [118]. Comme le disait une résolution adoptée le 18 novembre 2001 par l'organe central de la section en France (la Commission exécutive) :

"Les militants de la "fraction" affirment vouloir convaincre le reste de l'organisation de la validité de leurs "analyses". Leurs comportements et leurs mensonges grossiers font la preuve que c'est là un autre mensonge (...). Ce n'est certainement pas avec leur façon de se conduire qu'ils convaincront qui que ce soit (...) En particulier, la CE dénonce la 'tactique' consistant à violer de façon systématique les statuts afin de pouvoir ensuite, face aux mesures que le CCI doit prendre pour se défendre, crier à la 'dégénérescence stalinienne' de celui-ci et justifier par ce fait la constitution d'une prétendue 'fraction' ".

Un des mensonges répétés à l'envie par les membres de la "fraction" c'est que le CCI prend des sanctions à leur égard afin d'escamoter le débat de fond. En réalité, alors que les "arguments" qu'ils présentent sont abondamment réfutés, souvent avec profondeur, par de nombreuses contributions de militants et sections du CCI, leurs propres textes évitent systématiquement de répondre à ces contributions de même d'ailleurs qu'aux rapports officiels et textes d'orientation proposés par les organes centraux. En réalité, il s'agit là d'un des procédés favoris des membres de la "fraction" : attribuer au reste de l'organisation, et plus particulièrement à ceux qu'ils qualifient de "faction liquidatrice", leurs propres turpitudes. Ainsi, dans un de leurs premiers "textes fondateurs", un "Contre-rapport d'activités pour le BI plénier de septembre 2001", ils accusent les organes centraux du CCI d'adopter "une orientation en rupture avec celle de l'organisation jusqu'alors (...) de la fin du combat de 93-96 au 14e congrès du CCI qui vient juste de se tenir." Et pour bien affirmer son accord avec les orientations de ce 14e congrès, le rédacteur de ce document... rejette en bloc quelques semaines après la résolution d'activités adoptée par le Congrès (et qu'il avait d'ailleurs votée auparavant). De même, le "contre-rapport" affirme hautement "nous nous revendiquons du combat de toujours (...) pour le respect non pas "rigide" mais rigoureux des statuts. Sans le respect ferme des statuts, sans leur défense, il n'y a plus d'organisation." Or, ce document sert de plate-forme à des réunions secrètes dont les participants reconnaissent entre eux qu'ils sont en dehors des statuts et qui, quelques semaines après commencent à rédiger des pages et des pages à prétention "théorique" attaquant "la discipline pour la discipline" dont l'objectif est de justifier le viol systématique des statuts.

Nous pourrions multiplier les exemples de ce type mais alors la totalité de la Revue serait occupée par cet article. Il nous faut quand même citer un dernier exemple tout à fait significatif : La "fraction" se présente comme le véritable défenseur de la continuité du combat de 1993-96 pour la défense de l'organisation mais le "Contre-rapport" affirme : "Or les leçons de 93 ne se limitent pas au clanisme. Plus même, cet aspect n'est pas le principal aspect." De même, la "Déclaration de constitution d'un 'collectif de travail'" pose la question : "Clans et clanisme : des notions qu'on retrouve dans l'histoire des sectes et de la franc-maçonnerie, mais pas (...) dans l'histoire du mouvement ouvrier du passé. Pourquoi ? L'alpha et l'oméga des questions organisationnelles se réduit-il au 'danger du clanisme' ?" En fait, les membres de la "fraction" veulent faire passer l'idée que la notion de clan n'appartient pas au mouvement ouvrier (ce qui est faux puisque Rosa Luxemburg utilisait ce terme pour désigner la coterie qui dirigeait la social-démocratie allemande). Le moyen de "réfuter" l'analyse du CCI mettant en évidence la dynamique clanique de ces militants est donc radical : "la notion de clan n'est pas valable". Et cela au nom du combat de 1993-96 dont nous avons cité plus haut les documents les plus importants qui tous insistent sur le rôle fondamental du clanisme dans les faiblesses du CCI !

La constitution d'un groupe parasitaire

Au même titre que l'Alliance au sein de l'AIT, la "fraction" est devenue un organisme parasitaire au sein du CCI. Et de même que l'Alliance, après avoir échoué à prendre le contrôle de l'AIT a déclaré une guerre ouverte et publique contre celle-ci, le clan de l'ancienne majorité du SI et de ses amis a décidé de mener publiquement les attaques contre notre organisation dès lors qu'il a constaté qu'il avait totalement perdu le contrôle de celle-ci, que ses agissements, loin de lui rallier les derniers hésitants avaient au contraire permis à ces camarades de comprendre le véritable enjeu du combat qui se menait dans notre organisation. Le moment décisif de ce pas qualitatif dans la guerre menée par la "fraction" contre le CCI a été la réunion plénière du Bureau international au début de l'année 2002. Cette réunion suite à des discussions très sérieuses a adopté un certain nombre de décision importantes :

1) transformation du congrès de la section en France prévue en mars 2002 en une conférence internationale extraordinaire ;

2) suspension des membres de la "fraction" pour toute une série de viols des statuts (dont le refus de payer leurs cotisations à taux plein), l'organisation leur laissait jusqu'à la conférence pour réfléchir et prendre l'engagement de respecter les statuts, faute de quoi la conférence ne pourrait que constater qu'ils se sont eux-mêmes et délibérément placés en dehors de l'organisation ;

3) décision de principe, suite à un rapport circonstancié de la Commission d'investigation mettant en évidence ses comportements dignes d'un agent provocateur, d'exclure Jonas, la décision définitive devant être prise après que Jonas ait eu connaissance des faits relevés contre lui et qu'il ait eu l'occasion de présenter sa défense[13] [119].

Concernant la première décision, il faut noter que les deux membres de la "fraction" participant à la réunion plénière se sont abstenus. C'était là une attitude on ne peut plus paradoxale de la part de militants qui ne cessaient d'affirmer que l'ensemble des militants du CCI était trompé et manipulé par la "faction liquidatrice" et les "organes décisionnels". Dès lors que l'occasion était donnée que ce soit l'ensemble de l'organisation qui discute et décide collectivement sur les problèmes qu'elle rencontrait, nos vaillants fractionnistes firent obstruction. C'était là une attitude totalement opposée à celle des fractions de gauche dans le mouvement ouvrier (tels les bolcheviks et les spartakistes), et dont ne cessaient de se réclamer ces militants, qui ont toujours réclamé la tenue de congrès pour traiter des problèmes rencontrés alors que la droite a toujours fait obstacle à une telle solution.

Concernant ces deux dernières décisions, la réunion plénière du Bureau international signalait que les militants concernés pourraient faire appel contre elles devant la Conférence de même qu'elle proposait à Jonas de soumettre son cas devant un jury d'honneur de militants du milieu politique prolétarien s'il s'estimait injustement accusé par le CCI. Leur réponse a été celle d'une nouvelle escalade. Jonas a refusé de rencontrer l'organisation pour présenter sa défense de même que de faire appel devant la Conférence ou de demander la tenue d'un jury d'honneur sur son cas : pour tous les militants du CCI, et pour Jonas lui-même, il est clair qu'il n'a aucun honneur à défendre tant sont flagrants les faits qui l'accablent. En même temps Jonas a annoncé sa pleine confiance dans la "fraction". Pour sa part celle-ci a commencé à répandre à l'extérieur des calomnies contre le CCI, d'abord en envoyant des courriers aux autres groupes de la Gauche communiste, puis plusieurs textes à nos abonnés, démontrant ainsi qu'un de ses membres avait volé le fichier des adresses de ces derniers dont il avait la responsabilité jusqu'à l'été 2001 (c'est-à-dire avant même la constitution de la "fraction" ou même du "collectif". Dans ces documents envoyés à nos abonnés on peut lire notamment que les organes centraux du CCI ont mené contre Jonas et la "fraction" "d'ignobles campagnes pour masquer et tenter de disqualifier des positions politiques qu'on est inapte à contredire sérieusement". Le reste est à l'avenant. Les documents qui sont envoyés alors à l'extérieur du CCI témoignent d'une solidarité sans faille de la "fraction" envers les agissements de Jonas et l'appellent à travailler avec elle. La "fraction" se dévoile ainsi publiquement pour ce qu'elle était depuis le début, lorsque Jonas restait dans l'ombre, la "camarilla" des amis du citoyen Jonas.

Malgré cette ouverture à l'extérieur de la guerre contre le CCI de la camarilla de Jonas, l'organe central de notre organisation a envoyé à chacun des membres parisiens de la "fraction" plusieurs courriers pour l'inviter à venir présenter sa défense devant la Conférence et précisant les modalités de ce recours. La "fraction" a fait semblant dans un premier temps d'accepter mais au dernier moment elle a accompli sa dernière action la plus misérable contre l'organisation. Elle a refusé de se présenter à la Conférence internationale, à moins que l'organisation ne reconnaisse par écrit cette "fraction" et retire les sanctions qu'elle avait prises conformément à nos statuts (et notamment l'exclusion de Jonas). Pour faire appel des sanctions que leur avait infligées l’organisation, ces militants demandaient tout simplement que celle-ci renonce au préalable à ces sanctions. C’était évidemment la solution la plus simple : il n’y aurait eu même plus besoin pour eux de faire appel. Face à cette situation, toutes les délégations du CCI, bien que prêtes à entendre en appel les arguments de ces éléments (à cet effet, elles avaient d'ailleurs constitué, à la veille de la tenue de la Conférence, une commission internationale de recours, composée de militants de plusieurs sections du CCI afin de permettre aux quatre membres parisiens de la "fraction" de présenter leurs arguments), n'ont pas eu d'autre alternative que de reconnaître que ces éléments s'étaient eux-mêmes mis en dehors de l'organisation. Face à leur refus de se défendre devant la conférence et de faire appel devant la commission de recours, le CCI a pris acte de leur désertion et ne pouvait donc plus les considérer comme membres de l'organisation[14] [120].

La Conférence a également condamné à l’unanimité les méthodes de voyous utilisées par la "camarilla" de Jonas consistant à "kidnapper" (avec leur complicité ?), à leur arrivée à l'aéroport, deux délégués de la section mexicaine, membres de la "fraction", venus à la Conférence pour y défendre leurs positions. Alors que le CCI avait payé leurs billets d'avion afin de leur permettre d'assister aux travaux de la conférence et d'y défendre les positions de la "fraction", ces deux délégués mexicains ont été accueillis par deux membres parisiens de la "fraction" qui les ont amenés avec eux et les ont empêchés de se rendre à la Conférence. Devant nos protestations et notre exigence de remboursement des billets d'avion au cas où les deux délégués mexicains (qui avaient reçu un mandat de leur section) n'assisteraient pas à la Conférence, l'un des deux membres parisiens de la "fraction" nous a ri au nez en affirmant avec un cynisme incroyable : "ça, c'est votre problème !" Face au détournement des fonds de l'organisation et au refus de rembourser au CCI les deux billets d'avion payés par l'organisation, révélant les méthodes de gangsters utilisées par la "camarilla" de Jonas, tous les militants du CCI ont manifesté leur profonde indignation en adoptant une résolution condamnant ces comportements. Ces méthodes qui n'ont rien à envier à celles de la tendance Chénier (qui avait volé le matériel de l'organisation en 81) ont fini par convaincre les derniers camarades encore hésitants de la nature parasitaire et anti-prolétarienne de cette prétendue "fraction". Par la suite, la "fraction" a répondu au CCI qu’elle refusait de restituer le matériel politique et l’argent qui appartiennent à notre organisation. La camarilla de Jonas est devenue aujourd’hui non seulement un groupe parasitaire comme le CCI en a analysé la nature dans les Thèses sur le parasitisme publiées par la Revue internationale 94[15] [121], mais un groupe de voyous pratiquant non seulement la calomnie et le chantage en vue de tenter de détruire notre organisation, mais aussi le vol.

La transformation en une bande de voyous d’un ensemble de militants de vieille date de notre organisation, ayant pour la plupart des responsabilités importantes danss les organes centraux de celle-ci soulève immédiatement la question : comment cela est-il possible ? Dans la dérive vers la vouyoucratie des membres de la "fraction" il faut voir évidemment l’influence de Jonas qui a poussé en permanence ces éléments à "radicaliser" leurs attaques contre le CCI au nom du "rejet du centrisme". Cela dit, cette explication ne suffit pas à comprendre une telle dérive et la Conférence s’est donné un base pour aller plus loin.

Le cadre politique dégagé par la Conférence pour comprendre nos difficultés organisationnelles

D’une part, la conférence a reconnu que le fait pour des membres de vieille date d’une organisation prolétarienne de trahir le combat qu’ils avaient mené pendant des décennies n’est pas un phénomène nouveau dans le mouvement ouvrier : des militants de premier plan comme Plekhanov (le "père fondateur" du marxisme en Russie) ou Kautsky (la référence marxiste de la social-démocratie en Allemagne, le "pape" de la deuxième internationale) ont fini leur vie militante dans les rangs de la bourgeoisie, appelant à participer à la guerre impérialiste pour le premier, condamnant la révolution russe de 1917 pour le second.

D’autre part, elle a inscrit la question du clanisme dans le contexte plus large de celui de l’opportunisme :

"L'esprit de cercle et le clanisme, ces questions-clé posées par le Texte d'orientation de 1993, ne sont que des expressions particulières d'un phénomène plus général : l'opportunisme dans les questions organisationnelles. Il est évident que cette tendance, qui dans le cas de groupes relativement petits comme le parti russe en 1903 ou le CCI, a été étroitement liée aux formes affinitaires des cercles et des clans, ne s'est pas exprimée de la même façon dans les partis de masse de la Deuxième ou de la Troisième Internationales.
Néanmoins, les différentes expressions de ce même phénomène n'en partagent pas moins les mêmes caractéristiques principales. Parmi elles, une des plus remarquables est l'incapacité de l'opportunisme à s'engager dans un débat prolétarien. En particulier, il est incapable de maintenir la discipline organisationnelle dès qu'il se retrouve défenseur de positions minoritaires.
Il y a deux expressions principales de cette incapacité. Dans des situations où l'opportunisme est ascendant dans des organisations prolétariennes, il tend à minimiser les divergences, soit en prétendant qu'il s'agit d'"incompréhensions", comme l'a fait le révisionnisme Bernsteinien, ou en adoptant systématiquement les positions politiques de ses opposants, comme aux premiers jours du stalinisme.
Lorsque l'opportunisme est sur la défensive, comme en 1903 en Russie ou dans l'histoire du CCI, il réagit de façon hystérique, se déclarant une minorité, déclarant la guerre aux statuts et se présentant comme victime de la répression pour éluder le débat. Les deux caractéristiques principales de l'opportunisme dans une telle situation sont, comme le soulignait Lénine, le sabotage du travail de l'organisation, et l'orchestration de scènes et de scandales.
L'opportunisme est intrinsèquement incapable de la démarche sereine de la clarification théorique et des efforts patients pour convaincre qui caractérisaient les minorités internationalistes durant la guerre mondiale, l'attitude de Lénine en 1917, ou celle de la Fraction italienne dans les années 30 et de la Fraction française par la suite.
Le clan actuel est une caricature de cette démarche. Aussi longtemps qu'il se sentait aux commandes[16] [122], il a essayé de minimiser les divergences qui apparaissaient dans RI (...), tout en se concentrant sur la tâche de discréditer ceux qui avaient exprimé des désaccords. Et dès que le débat a commencé à développer une dimension théorique, il a tenté de le clore prématurément. Dès que le clan s'est senti en minorité, et avant même que le débat puisse se développer, des questions (...) étaient gonflées en divergences programmatiques, justifiant le rejet systématique des statuts.
" (Résolution d'activités de la Conférence, point 10)

De même, la Conférence a fait intervenir dans son analyse le poids idéologique que la décomposition du capitalisme fait peser sur la classe ouvrière :

"Une des caractéristiques principales de la période de décomposition est que l'impasse entre le prolétariat et la bourgeoisie impose à la société une agonie douloureuse et prolongée. En conséquence, le processus de développement de la lutte de classe, de maturation de la conscience de classe, et de construction de l'organisation devient beaucoup plus lent, plus tortueux et contradictoire. La conséquence de tout ceci est une tendance à l'érosion graduelle de la clarté politique, de la conviction militante et de la loyauté organisationnelle, les principaux contrepoids aux faiblesses politiques et personnelles de chaque militant. (...)
Parce que les victimes d'une telle dynamique ont commencé à partager l’absence totale de perspective, qui est aujourd’hui le sort de la société bourgeoise en décomposition, ils sont condamnés à manifester, plus que tout autre clan dans le passé, un immédiatisme irrationnel, une impatience fébrile, une absence de réflexion, et une perte radicale de capacités théoriques en fait tous les aspects principaux de la décomposition.
" (Ibid., point 6)

La Conférence a également mis en évidence qu’une des causes tant des prises de position initiales erronées du SI et de l’ensemble de l’organisation sur les questions de fonctionnement que de la dérive anti-organisationnelle des membres de la "fraction" et du retard de l’ensemble du CCI à identifier cette dérive résultait du poids du démocratisme dans nos rangs. Elle a décidé par conséquent d’ouvrir une discussion sur cette question du démocratisme sur la base d’un texte d’orientation qui devra être rédigé par l’organe central du CCI.

Enfin, la Conférence a souligné toute l’importance du combat mené à l’heure actuelle dans l’organisation :

"Le combat des révolutionnaires est une bataille constante sur deux fronts : pour la défense et la construction de l'organisation, et l'intervention en direction de l'ensemble de la classe. Tous les aspects de ce travail dépendent mutuellement l'un de l'autre. (...).
Au centre du combat actuel, il y a la défense de la capacité de la génération de révolutionnaires qui a émergé après 1968 à transmettre la maîtrise de la méthode marxiste, la passion révolutionnaire et le dévouement, et l'expérience de décennies de luttes de classe et de combat organisationnel à une nouvelle génération. C'est donc essentiellement le même combat qui est mené à l'intérieur du CCI et vers l'extérieur, envers les éléments en recherche que secrète le prolétariat, en préparation du futur parti de classe.
" (Ibid., point 20).

C.C.I

[1] [123] "L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association Internationale des travailleurs", rapport sur l’Alliance rédigé par Marx, Engels, Lafargue et autres militants sur mandat du Congrès de La Haye de l’AIT.

[2] [124] Le Congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique.

[3] [125] Les réactions à ces menaces sont significatives : "Ranvier proteste contre les menaces de quitter la salle proférée par Splingard, Guillaume et d’autres qui ne font que prouver que ce sont EUX et pas nous qui se sont prononcés à L’AVANCE sur les questions en discussion". "Morago [membre de l’Alliance] parle de la tyrannie du Conseil, mais n’est-ce pas ce Morago lui-même qui vient imposer la tyrannie de son mandat au Congrès" (intervention de Lafargue).

[4] [126] James Guillaume déclare : "Alerini pense que la Commission n’a que des convictions morales et pas de preuves matérielles ; il a appartenu a l’Alliance et il en est fier (…) vous êtes la Sainte Inquisition ; nous demandons une enquête publique avec des preuves concluantes et tangibles"

[5] [127] Voir à ce sujet les articles "La crise du milieu révolutionnaire", "Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organisation des révolutionnaires" et "Présentation du 5e Congrès du CCI" respectivement dans les numéros 28, 33 et 35 de la Revue internationale.

[6] [128] Le 11e Congrès du CCI : le combat pour la défense et la construction de l'organisation

[7] [129] C’est le cas, à la fin des années 90, du "Cercle de Paris" constitué d’ex militants du CCI proches de Simon (un élément aventurier exclu du CCI en 1995) et qui a publié une brochure intitulée "Que ne pas faire" qui consiste en un ramassis de calomnies contre notre organisation présentée comme une secte stalinienne

[8] [130] Notre texte de 1993, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" publié dans la Revue internationale 109, développement amplement notre analyse de la question des clans et du clanisme.

[9] [131] C'est-à-dire la commission permanente de l'organe central du CCI, le Bureau international, lequel est composé de militants de toutes les sections territoriales.

[10] [132] C'est-à-dire l'attitude de James Guillaume face à la Commission d'enquête nommée par le Congrès de La Haye de l'AIT.

[11] [133] Cette attitude d'intimidation face à une Commission d'investigation n'était pas nouvelle non plus : Outine, qui avait envoyé à la Commission d'enquête du congrès de La Haye un témoignage sur les agissements de Bakounine, avait fait l'objet d'une agression de la part d'un des partisans de ce dernier.

[12] [134] Dans une circulaire à toutes les sections en novembre 2001, l'organe central international énumérait ces viols des statuts. Voici un court extrait de cette liste :

  • "fuites" vers l'extérieur d'informations sur les questions internes ; (...)
  • refus de trois membres des organes centraux de participer à des réunions auxquelles ils étaient statutairement tenus de participer ; (...)
  • envoi d'un bulletin à des adresses personnelles de militants du CCI en totale infraction avec nos règles de fonctionnement centralisé et en violation des statuts ;
  • refus de payer les cotisations au taux normal prévu par le CCI [les membres de la "fraction" ont décidé de ne verser que 30% de leur cotisation] ;
  • refus de remettre et de porter à la connaissance des organes centraux un document, le prétendu "historique du SI", ayant circulé parmi certains militants et qui contient des attaques et des accusations absolument inadmissibles contre l'organisation et certains de ses militants ;
  • chantage à la mise en circulation vers l'extérieur de documents internes de l'organisation, et notamment de ses organes centraux."

[13] [135] Voir à ce propos notre "Communiqué aux lecteurs" publié dans Révolution Internationale n°321.

[14] [136] Tout comme les bakouninistes avaient dénoncé les décisions du Congrès de la Haye comme un moyen de les empêcher d’exprimer leurs positions, la "camarilla" de Jonas dénonce le constat de sa désertion du CCI comme une mesure d’exclusion destinée à faire taire les divergences.

[15] [137] C’est ainsi que la “ fraction ” essaie de dresser les groupes du milieu prolétarien les uns contre les autres, d'accentuer les clivages entre eux. De même, dans son bulletin n°11 elle se lance dans une entreprise de flatterie et de séduction envers des éléments du milieu parasitaire, comme ceux du "Cercle de Paris", que les membres de l’actuelle "fraction" n’étaient pas les derniers à condamner dans le passé. Là aussi, ils épousent l’attitude de la très "antiautoritaire" Alliance de Bakounine s’alliant, après le congrès de La Haye avec les lassaliens "étatistes".

[16] [138] Jonas a exprimé ainsi sa vision de la crise : "maintenant que nous ne sommes plus aux commandes, le CCI est foutu".

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [94]

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [139]

Courants politiques: 

  • Aventurisme, parasitisme politiques [140]

Résolution sur la situation internationale 2002

  • 2881 reads

 

 

La résolution sur la situation internationale du 14e Congrès, adoptée en mai 2001, était centrée sur la question du cours historique dans la phase de décomposition du capitalisme (Revue internationale n°106). Elle mettait très correctement en évidence l’accélération, aussi bien sur le plan de la crise que sur celui de l’enfoncement dans la guerre et la barbarie sur toute la planète, et elle examinait à la fois les problèmes et les potentialités d’une réponse prolétarienne. La résolution qui suit, proposée pour la Conférence extraordinaire du CCI à Pâques 2002, entend être un supplément à la première, à la lumière des événements du 11 septembre et de la "guerre contre le terrorisme" qui a suivi, qui ont largement confirmé les analyses générales du Congrès de 2001. L'offensive impérialiste américaine

1) Les révolutionnaires marxistes peuvent se trouver d'accord avec le président américain Bush quand il a décrit l'attaque du 11 septembre comme "un acte de guerre". Mais ils ajouteraient : un acte de la guerre capitaliste, un moment de la guerre impérialiste permanente qui caractérise l'époque de la décadence du capitalisme. A travers le massacre délibéré de milliers de civils – dont la majorité sont des prolétaires - la destruction des Twin Towers a constitué un crime barbare supplémentaire contre l'humanité à ajouter à une longue liste incluant Guernica, Londres, Dresde, Hiroshima. Le fait que l'exécuteur probable du crime ait été un groupe terroriste lié à un Etat très pauvre ne change rien à son caractère impérialiste, car dans la période présente tous les Etats, ou les Etats prétendant à une légitimité, ainsi que tous les seigneurs de la guerre sont impérialistes.

La nature criminelle du 11 septembre réside non seulement dans l'acte lui-même mais aussi dans sa manipulation cynique par l'Etat américain – une manipulation qui est tout à fait comparable à la conspiration qui a entouré Pearl Harbor, lorsque Washington a permis, de façon consciente, qu'ait lieu l'attaque du Japon afin d'avoir un prétexte pour que les Etats-Unis entrent en guerre et mobilisent la population derrière eux. Il reste encore à préciser jusqu'à quel point les services secrets de l'Etat américain ont activement participé à laisser faire les attaques du 11 septembre, bien qu'on dispose déjà d'une masse d'éléments dans le sens d'une intrigue machiavélique sans scrupule. Mais ce qui est sûr, c'est la façon dont les Etats-Unis ont tiré profit du crime, utilisant le choc et la colère réels provoqués dans la population afin de la mobiliser dans le soutien à une offensive impérialiste d'une ampleur sans précédent

 

2) Sous la bannière de l'anti-terrorisme, l'impérialisme américain a répandu l'ombre de la guerre sur la planète entière. La ‘guerre contre le terrorisme’ menée par les Etats Unis a dévasté l’Afghanistan et la menace que la guerre s’étende à l’Irak devient de plus en plus explicite. Mais la présence armée de l’Amérique a déjà atteint d'autres régions du globe, qu’elles soient ou non dans "l’axe du mal" (Iran, Irak, Corée du Nord). Des troupes américaines ont été déployées aux Philippines pour porter de l’aide au combat militaire "Insurrection islamiste" tandis que des opérations spectaculaires ont déjà été déclenchées au Yémen et en Somalie. Il est prévu d’augmenter le nouveau budget américain de la défense de 14% cette année et en 2007, ce budget sera de 11% plus élevé que le niveau moyen atteint pendant la guerre froide. Ces données donnent une indication sur l’énorme déséquilibre des dépenses militaires globales : la part des Etats-Unis s’élève maintenant à 40% du total mondial ; le budget actuel est bien supérieur aux budgets cumulés de la Grande Bretagne, de la France et des 12 autres pays de l’OTAN. Dans une récente "fuite", les Etats-Unis ont signifié clairement qu'ils sont tout à fait préparés à utiliser cet arsenal terrifiant –y inclus ses composantes nucléaires- contre une série de rivaux. En même temps, la guerre en Afghanistan a rallumé les tensions entre l’Inde et le Pakistan, et en Israël/Palestine, le carnage augmente chaque jour, avec – toujours au nom de l’anti-terrorisme – le soutien apparent des Etats Unis à l’objectif avoué de Sharon de se débarrasser d’Arafat, de l’Autorité Palestinienne et de toute possibilité de règlement négocié.

Dans la période qui a immédiatement suivi le 11 septembre, il y a eu beaucoup de discussions sur la possibilité d’une troisième guerre mondiale. Ce terme était utilisé à tout bout de champ dans les médias et était en général associé à l’idée d’un "clash de civilisations", d’un conflit entre "l’Occident" moderne et l’Islam fanatique (reflété dans l’appel de Ben Laden au Jihad islamique contre les "croisés et les juifs"). Il y a même eu des échos de cette idée dans certaines parties du Milieu politique prolétarien, par exemple, dans le PCI (Il Partito) quand il écrit, dans son tract à propos du 11 septembre : "Si la première guerre impérialiste basait sa propagande sur la démagogie irrédentiste de la défense nationale, si la seconde était antifasciste et démocratique, la troisième, tout autant impérialiste, prend le costume d’une croisade entre religions opposées, contre des personnages aussi donquichotesques, incroyables et douteux que des Saladin barbus".

D’autres parties du Milieu prolétarien, telles que le BIPR, plus apte à reconnaître que ce qui se cache derrière la campagne américaine contre l’Islam réside dans le conflit inter impérialiste entre les Etats-Unis et leurs principaux rivaux, en particulier les grandes puissances européennes, ne sont néanmoins pas vraiment à même de réfuter le matraquage médiatique sur la troisième guerre mondiale parce qu’il leur manque la compréhension des spécificités historiques de la période ouverte avec la désintégration des deux grands blocs impérialistes à la fin des années 80. Elles ont notamment tendance à penser que la formation des blocs impérialistes qui mèneraient à une troisième guerre mondiale, est déjà bien avancée aujourd’hui.

Malgré l'aggravation des contradictions du capitalisme la guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour

3) Pour comprendre ce que cette période contient de nouveau et appréhender ainsi la perspective réelle qui s’ouvre à l’humanité aujourd’hui, il est nécessaire de nous rappeler ce que représente réellement une guerre mondiale. La guerre mondiale est l’expression de la décadence, du caractère obsolète du mode de production capitaliste. C’est le produit de l’impasse historique dans laquelle est entré le système quand il s’est établi en tant qu’économie mondiale au début du 20e siècle. Ses racines matérielles se trouvent donc dans une crise insoluble en tant que système économique, bien qu’il n’y ait pas de lien mécanique entre les indicateurs économiques immédiats et le déclenchement d’une telle guerre. Sur cette base, l’expérience des deux guerres mondiales et les longs préparatifs de la troisième entre les blocs russe et américain, ont démontré que la guerre mondiale veut dire un conflit direct pour le contrôle de la planète entre des blocs militaires constitués par les puissances impérialistes dominantes. En tant que guerre entre les Etats capitalistes les plus puissants, elle requiert aussi la mobilisation et le soutien actif des ouvriers de ces Etats ; et cela, à son tour, ne peut être accompli qu’après la défaite de ces principaux bataillons prolétariens par la classe dominante. Un examen de la situation mondiale montre que les conditions requises pour une troisième guerre mondiale n’existent pas dans le futur proche.

 

4) Ce n’est pas le cas au niveau de la crise économique mondiale. L'économie capitaliste se confronte chaque jour plus à ses propres contradictions qui dépassent largement celles qui étaient à l'œuvre dans les années 30. Dans ces années, la bourgeoisie avait été capable de réagir au grand plongeon dans la dépression grâce aux nouveaux instruments du capitalisme d’Etat ; aujourd’hui, ce sont justement ces instruments qui, tout en continuant à gérer la crise et à empêcher la paralysie totale, aiguisent en même temps profondément les contradictions qui ravagent le système. Dans les années 30, même si ce qui restait de marché précapitaliste ne pouvait plus permettre une expansion "pacifique" du système, il restait encore de grandes zones mûres pour un développement capitaliste (en Russie, en Afrique, en Asie, etc.). Finalement, pendant cette période de déclin du capitalisme, la guerre mondiale, malgré la rançon de mort de millions d’êtres humains et de destruction de siècles de travail humain, a pu encore produire un bénéfice apparent (même si cela n’a jamais été le but de la guerre de la part des belligérants) : une longue période de reconstruction qui, en lien avec la politique capitaliste d’Etat de déficits, a semblé donner un nouveau regain de vie au système. Une troisième guerre mondiale signifierait la destruction de l’humanité ni plus, ni moins.

Ce qui frappe dans le cours de la crise économique depuis la fin de la période de reconstruction, c’est qu’il a vu chaque "solution", chaque "médecine miracle" pour l’économie capitaliste, s’avérer n’être rien d’autre que des remèdes de charlatan en un temps de plus en plus court.

La réponse initiale de la bourgeoisie à la réapparition de la crise à la fin des années 60 a été d’utiliser la plupart des politiques keynésiennes qui lui avaient beaucoup servi pendant la période de reconstruction.

La réaction "monétariste" des années 80, présentée comme "un retour à la réalité" (illustré par le discours de Thatcher selon lequel un pays, tout comme un foyer, ne peut pas dépenser plus qu'il ne gagne) a complètement échoué à réduire le poids des dépenses dues à la dette ou au coût de fonctionnement de l'Etat (boom de la consommation nourri par la spéculation immobilière en Grande-Bretagne, le programme de "guerre des étoiles" de Reagan aux Etats-Unis).

Le boom fictif des années 80 basé sur l'endettement et la spéculation, et accompagné du démantèlement de secteurs entiers de l'appareil productif et industriel, fut brusquement arrêté avec le krach de 1987. La crise qui a suivi ce krach a fait place à son tour à la "croissance" alimentée par l'endettement qui caractérise les années 90.

Quand, avec l’effondrement des économies d’Asie du Sud-Est vers la fin de cette décennie, il s'est avéré que cette croissance avait en fait été la source de l'aggravation de la situation économique, nous avons alors eu droit à une panoplie de nouvelles panacées, notamment la "révolution technologique" et la "nouvelle économie". Les effets de ces recettes miracles ont été les moins durables de tous : à peine la propagande sur "l’économie tirée par Internet" était-elle lancée que cette médecine s’avérait une grande fraude spéculative.

Aujourd’hui, les "dix glorieuses années" de croissance américaine sont officiellement terminées ; les Etats-Unis ont admis qu’ils étaient en récession comme l’ont fait d’autres puissances telles que l’Allemagne ; de plus, l’état de l’économie japonaise inspire un souci croissant à la bourgeoisie mondiale qui parle même du danger que le Japon prenne le même chemin que la Russie. Dans les régions périphériques, la plongée catastrophique de l’économie argentine n’est que le sommet de l’iceberg ; toute une file d’autres pays se trouve précisément dans la même situation.

Il est vrai que contrairement aux années 30, l’attaque de la crise n’a pas eu comme résultat immédiat une politique de "chacun pour soi" au niveau économique, chaque pays se retranchant derrière des barrières protectionnistes. Cette réaction a sans aucun doute accéléré la course à la guerre à cette époque. Même l'explosion des blocs, au travers desquels le capitalisme avait aussi régulé ses affaires économiques dans la période 1945-1989, a eu un impact essentiellement au niveau militaro-impérialiste. Au niveau économique, les vieilles structures de bloc ont été adaptées à la nouvelle situation et la politique globale a été d’empêcher tout effondrement sérieux des économies centrales (et de permettre un effondrement "contrôlé" des économies périphériques les plus mal en point) grâce au recours massif à des emprunts administrés par des institutions telles que la Banque mondiale et le FMI. La soi-disant "mondialisation" représente, à un certain niveau, le consensus des économies les plus puissantes pour limiter la concurrence entre elles de façon à rester à flot et à continuer à dépouiller le reste du monde. D’ailleurs, la bourgeoisie proclame assez souvent qu’elle a tiré des leçons des années 30 et qu’elle ne permettra plus jamais à une guerre commerciale de dégénérer directement en guerre mondiale entre les plus grandes puissances ; et il y a une étincelle de vérité dans cette affirmation, dans la mesure où la stratégie du "management" international de l’économie a été maintenue malgré toutes les rivalités nationales-impérialistes entre les grandes puissances.

Néanmoins, la détermination de la bourgeoisie à freiner les tendances les plus destructrices de l’économie mondiale (hyper-inflation et dépression simultanées, concurrence sans frein entre unités nationales) se trouve de plus en plus confrontée aux contradictions inhérentes au processus lui-même. C’est très clairement le cas pour la politique centrale d’endettement qui menace de plus en plus d’exploser à la figure du capitalisme. Malgré les rumeurs optimistes sur la future reprise, l’horizon s’obscurcit et le futur de l’économie mondiale devient plus incertain chaque jour. Cela ne peut que servir à aiguiser les rivalités impérialistes. La position extrêmement agressive que les Etats-Unis ont adoptée à présent est certainement liée à leurs difficultés économiques. Les Etats-Unis avec leur économie mal en point seront de plus en plus obligés de recourir à la force militaire pour maintenir leur domination sur le marché mondial. En même temps, la formation d’une "zone Euro" contient les prémisses d’une guerre commerciale beaucoup plus âpre à l’avenir, puisque les autres grandes économies sont obligées de répondre à l’agressivité commerciale des Etats-Unis. La gestion bourgeoise "globale" de la crise économique est donc extrêmement fragile et sera minée de façon croissante par les rivalités à la fois économiques et militaro-stratégiques.

 

5) Au niveau de la seule crise économique, le capitalisme aurait pu aller à la guerre pendant les années 80. Pendant la période de la guerre froide, quand les blocs militaires nécessaires pour mener un tel conflit étaient en place, le principal obstacle à la guerre mondiale a été le fait que la classe ouvrière n’était pas défaite. Aujourd’hui, ce facteur subsiste, malgré toutes les difficultés que la classe ouvrière a rencontrées dans la période qui a suivi 89 – la phase que nous caractérisons comme celle de la décomposition du capitalisme. Mais avant de réexaminer ce point, nous devons considérer un deuxième facteur historique qui fait maintenant obstacle à l’éclatement d’une troisième guerre mondiale : l’absence de blocs militaires.

Dans le passé, la défaite d’un bloc dans la guerre a rapidement conduit à la formation de nouveaux blocs : le bloc de l’Allemagne qui avait combattu dans la Première guerre mondiale, a commencé à se reformer au début des années 30, alors que le bloc russe s’est formé immédiatement après la Deuxième guerre mondiale. A la suite de l’effondrement du bloc russe (plus à cause de la crise économique que directement de la guerre), la tendance, inhérente au capitalisme décadent, à la division du monde en blocs concurrents s’est réaffirmée, avec une Allemagne nouvellement réunifiée qui était le seul prétendant possible à diriger un nouveau bloc capable de défier l’hégémonie des Etats-Unis. Ce défi s’est en particulier exprimé par l’interférence de l’Allemagne dans le démantèlement de la Yougoslavie qui a précipité les Balkans dans un état de guerre depuis presqu'une décennie. Cependant, la tendance à la formation d’un nouveau bloc a été enrayée de façon significative par d’autres tendances :

- la tendance de chaque nation à mener sa propre politique impérialiste "indépendante" depuis la fin du système des blocs de la guerre froide. Ce facteur s’est bien sûr principalement affirmé à cause du besoin impératif pour les grandes puissances de l’ancien bloc occidental de se libérer de la domination américaine ; mais il a aussi joué contre la possibilité que se forme un nouveau bloc ayant une cohésion contre les USA. Ainsi, bien que le seul candidat possible à la formation d’un tel bloc soit en effet une Europe dominée par l’Allemagne, ce serait une erreur de prétendre que l’Union européenne actuelle ou "Euroland" constitue déjà un tel bloc. L’Union européenne est d’abord et avant tout une institution économique, même si elle a des prétentions à jouer un rôle plus important au niveau politique et militaire. Un bloc impérialiste est avant tout une alliance militaire. L’"Union" européenne est très loin d’être unie à ce niveau. Les deux acteurs clefs de tout futur bloc impérialiste basé en Europe, la France et l’Allemagne, sont constamment en bisbille pour des raisons qui remontent bien loin dans l’histoire ; et il en va de même pour l’Angleterre, dont l’orientation "indépendante" est principalement fondée sur ses efforts de jouer l’Allemagne contre la France, la France contre l’Allemagne, les Etats-Unis contre l’Europe et l’Europe contre les Etats-Unis. La force de la tendance au "chacun pour soi" s’est confirmée ces dernières années avec la volonté croissante de puissances de troisième et quatrième ordre, défiant souvent la politique américaine (Israël au Moyen Orient, l’Inde et le Pakistan en Asie, etc.), de jouer leur propre carte. Une nouvelle confirmation en est fournie par la montée des "seigneurs de guerre impérialistes" comme Ben Laden, qui cherchent à jouer un rôle mondial et non plus un simple rôle local, même quand ils ne contrôlent pas un Etat en particulier.

- la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis qui est devenue de plus en plus évidente ces dix dernières années et que ces derniers ont cherché à renforcer dans les plus grandes interventions qu'ils ont menées pendant cette période : le Golfe, le Kosovo et maintenant l’Afghanistan. De plus, à travers chacune de ces actions, les Etats-Unis ont de plus en plus renoncé à leurs prétentions à agir comme partie d’une "communauté internationale" : ainsi, si la guerre du Golfe a été menée "légalement" dans le cadre de l’ONU, la guerre du Kosovo a été menée "illégalement" dans le cadre de l’OTAN et la campagne en Afghanistan a été menée sous la bannière de "l’action unilatérale". Le récent budget américain de la défense ne fait que souligner le fait que les européens sont, selon les termes du secrétaire général de l’OTAN, le général Lord Robertson, des "pygmées militaires", ce qui a suscité beaucoup d’articles dans les journaux européens sur les thèmes :"les Etats-Unis ne seraient-ils pas trop puissants pour leur propre bien ?" et des inquiétudes explicites sur le fait que "l’alliance transatlantique" fasse maintenant partie du passé. Ainsi, alors que "la guerre contre le terrorisme" est une réponse aux tensions grandissantes entre les Etats-Unis et leurs principaux rivaux (tensions qui se sont exprimées par exemple dans la dispute sur les accords de Kyoto et le "Fils de la guerre des étoiles") et exacerbe encore plus ces tensions, le résultat de l’action américaine est de mettre encore plus en évidence à quel point les européens sont loin de pouvoir défier le leadership mondial des Etats-Unis. D’ailleurs, le déséquilibre est si grand que, comme le dit notre texte d’orientation "Militarisme et décomposition", écrit en 1991, "la reconstitution d'un nouveau couple de blocs impérialistes, non seulement n’est pas possible avant de longues années, mais peut très bien ne plus jamais avoir lieu : la révolution, ou la destruction de l’humanité intervenant avant une telle échéance." (Revue Internationale n°64). Une décennie plus tard, la formation d’un véritable bloc anti-américain se confronte toujours aux mêmes formidables obstacles.

- la formation de blocs impérialistes requiert aussi une justification idéologique, surtout dans le but de faire marcher la classe ouvrière. Une telle idéologie n’existe pas aujourd’hui. "L’islam" a prouvé qu’il pouvait être une force puissante pour mobiliser les exploités dans certaines parties du monde, mais il n’a pas d’impact significatif sur les ouvriers des pays du cœur du capitalisme ; pour la même raison, "l'anti-islam" n'est pas suffisant pour mobiliser les ouvriers américains dans un combat contre leurs frères européens. Le problème pour l’Amérique et ses principaux rivaux, c’est qu’ils partagent la même idéologie "démocratique" ainsi que l’idéologie qui s’y rattache selon laquelle ils sont en fait alliés plutôt que rivaux. C’est vrai qu’un puissant courant d’anti-américanisme est agité par la classe dominante européenne, mais il n’est en aucune façon comparable aux thèmes de l’antifascisme ou de l’anticommunisme qui ont servi dans le passé à obtenir le soutien à la guerre impérialiste. Derrière ces difficultés idéologiques, réside pour la classe dominante le problème plus profond : la classe ouvrière n’est pas défaite, et elle n'est pas prête à se soumettre aux exigences de son ennemi de classe requises par les besoins de la guerre.

Le maintien d'un cours aux affrontements de classe

6) L’énorme démonstration de patriotisme aux Etats-Unis après l’attaque du 11 septembre rend nécessaire le réexamen de ce fondement central de notre compréhension de la situation mondiale. Aux Etats-Unis, l’atmosphère de chauvinisme a submergé toutes les classes sociales et a été adroitement utilisée par la classe dominante, non seulement pour déclencher à court terme sa "guerre contre le terrorisme", mais aussi pour développer une politique à plus long terme en vue d’éliminer le dit "syndrome du Viêt-nam", c’est-à-dire la réticence de la classe ouvrière américaine à se sacrifier directement pour les aventures impérialistes des Etats-Unis. Il est sûr que le capitalisme américain a fait des avancées idéologiques importantes à cet égard, tout comme il a utilisé les événements pour renforcer tout son appareil de surveillance et de répression (un succès qui a trouvé un écho en Europe aussi). Néanmoins, celles-ci ne représentent pas une défaite historique mondiale pour la classe ouvrière, pour les raisons suivantes :

- le rapport de force entre les classes ne peut être déterminé qu’au niveau international et par-dessus tout il se joue au cœur des pays européens, là où le sort de la révolution s’est décidé et se décidera. A ce niveau, alors que le 11 septembre a donné à la bourgeoisie européenne l’occasion de présenter sa propre version de la campagne anti-terroriste, il n’y pas eu de débordement de patriotisme comparable à celui qui a eu lieu aux Etats Unis. Au contraire, la guerre américaine en Afghanistan a suscité une inquiétude considérable dans la population européenne, ce qui s’est reflété partiellement dans l’ampleur du mouvement "anti-guerre" sur ce continent. Il est certain que ce mouvement a été lancé par la bourgeoisie, en partie comme expression de sa propre réticence à s’aligner sur la campagne de guerre américaine, mais aussi comme moyen d’empêcher toute opposition de classe à la guerre capitaliste.

- même aux Etats-Unis on peut voir que la marée patriotique n’a pas tout envahi. Au cours des semaines pendant lesquelles ont eu lieu les attaques, il y a eu des grèves dans différents secteurs de la classe ouvrière américaine, même quand ceux-ci étaient dénoncés comme étant "non-patriotes" puisqu’ils défendaient leurs intérêts de classe.

Ainsi, les différents facteurs identifiés comme étant des confirmations du cours historique vers des affrontements de classe dans la résolution du 14e congrès sont toujours valables :

- le lent développement de la combativité de la classe, en particulier dans les concentrations centrales du prolétariat. Ceci a été confirmé plus récemment par la grève des chemins de fer en Grande Bretagne et le mouvement plus étendu, même s’il est dispersé, de grèves en France ;

- la maturation souterraine de la conscience, qui s’exprime dans le développement de minorités politisées dans de nombreux pays. Ce processus continue et s’est même développé depuis la guerre en Afghanistan (par exemple, les groupes qui défendent des positions de classe et qui sont sortis du marais en Grande Bretagne, en Allemagne, etc.)

- le poids "en négatif" du prolétariat sur la préparation et la conduite des conflits. Cela s’est exprimé en particulier dans la façon dont la classe dominante présente ses grandes opérations militaires. Que ce soit dans le Golfe, au Kosovo ou en Afghanistan, la fonction réelle de ces guerres est systématiquement cachée au prolétariat – non seulement au niveau des buts réels de la guerre (là dessus, le capitalisme cache toujours ses objectifs derrière de belles phrases) mais même au niveau de savoir qui est réellement l’ennemi. En même temps, la bourgeoisie est encore très prudente sur le fait de mobiliser un grand nombre de prolétaires dans ces guerres. Bien que la bourgeoisie américaine ait remporté sans aucun doute quelques succès idéologiques significatifs à cet égard, elle a tout de même été très soucieuse de minimiser les pertes américaines en Afghanistan ; en Europe, il n’a été fait aucune sorte de tentative de modifier la politique consistant à n’envoyer que des soldats professionnels à la guerre.

La guerre dans la décomposition du capitalisme

7) Pour toutes ces raisons, une troisième guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour dans le futur proche. Mais ce n’est pas une source de consolation. Les événements du 11 septembre ont engendré un fort sentiment qu’une apocalypse est imminente ; il reste l’idée que la "fin du monde" se rapproche de nous, si nous entendons par "monde", le monde du capitalisme, un système condamné qui a épuisé toute possibilité de réforme. La perspective annoncée par le marxisme depuis le 19e siècle reste socialisme ou barbarie, mais la forme concrète que prend la menace de la barbarie est différente de celle à laquelle s’étaient attendus les révolutionnaires du 20e siècle, celle de la destruction de la civilisation par une seule guerre impérialiste. L’entrée du capitalisme dans la phase finale de son déclin, la phase de décomposition, est conditionnée par l’incapacité de la classe dominante à "résoudre" sa crise historique par une autre guerre mondiale, mais elle porte avec elle des dangers nouveaux et plus insidieux, ceux d’une descente plus graduelle dans le chaos et l’autodestruction. Dans un tel scénario, la guerre impérialiste, ou plutôt une spirale de guerres impérialistes, serait toujours le principal cavalier de l’apocalypse, mais il chevaucherait au milieu de famines, de maladies, de désastres écologiques à l’échelle planétaire, et de la dissolution de tous les liens sociaux. A la différence de la guerre impérialiste mondiale, pour qu’un tel scénario puisse aboutir à sa conclusion, il ne serait pas nécessaire pour le capital d'embrigader et de défaire les bataillons centraux de la classe ouvrière ; nous sommes déjà confrontés au danger que la classe ouvrière puisse être submergée progressivement par tout le processus de décomposition, et perde petit à petit la capacité d’agir comme une force consciente antagonique au capital et au cauchemar qu’il inflige à l’humanité.

 

8) "La guerre contre le terrorisme" est donc vraiment une guerre de la décomposition capitaliste. Alors que les contradictions économiques du système poussent inexorablement à une confrontation entre les principaux centres du capitalisme mondial, le chemin vers un tel affrontement est bloqué et prend inévitablement une autre forme, comme dans le Golfe, au Kosovo et en Afghanistan – celle de guerres dans lesquelles le conflit sous-jacent entre les grandes puissances est "détourné" en des actions militaires contre des puissances capitalistes plus faibles. Dans les trois cas, le principal protagoniste, ce sont les Etats-Unis, l’Etat le plus puissant du monde, qui sont obligés de passer à l’offensive pour empêcher que ne surgisse un rival assez fort pour s’opposer ouvertement à eux, contrairement au processus qui avait conduit aux deux premières guerres mondiales.

 

9) En même temps, la "guerre contre le terrorisme" signifie beaucoup plus que le simple remake des interventions précédentes des Etats-Unis dans le Golfe et dans les Balkans. Elle représente une accélération qualitative de la décomposition et de la barbarie :

- Elle ne se présente plus comme une campagne de courte durée avec des objectifs précis dans une région particulière, mais comme illimitée, comme un conflit presque permanent qui a le monde entier pour théâtre.

- Elle a des objectifs stratégiques beaucoup plus globaux et plus vastes, qui incluent une présence décisive des Etats-Unis en Asie Centrale, ayant pour but d’assurer leur contrôle non seulement dans cette région mais sur le Moyen-Orient et le sous-continent indien, bloquant ainsi toute possibilité d’expansion européenne (allemande en particulier) dans cette région. Cela revient effectivement à encercler l’Europe. Cela explique pourquoi, contrairement à 1991, les Etats-Unis peuvent maintenant assumer le renversement de Saddam alors qu'ils n'ont plus besoin de sa présence en tant que gendarme local étant donné leur intention d'imposer leur présence de façon directe. C’est dans ce contexte qu’on doit inscrire les ambitions américaines de contrôler le pétrole et les autres sources d'énergie du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale. Ce n’est pas, comme le disent les gauchistes, une politique de profit à court terme qui serait menée au nom des compagnies pétrolières par le gouvernement américain, mais une politique stratégique qui vise à assurer un contrôle incontestable sur les principales voies de circulation des ressources d’énergie dans le cas de futurs conflits impérialistes. Parallèlement, l’insistance sur le fait que la Corée du Nord ferait partie de "l’axe du mal" représente un avertissement sur le fait que les Etats-Unis se réservent aussi le droit de monter une grande opération en Asie orientale – un défi aussi bien aux ambitions chinoises que japonaises dans la région.

 

10) Cependant, si la "guerre contre le terrorisme" révèle le besoin impératif pour les Etats-Unis de créer un ordre mondial qui serait entièrement et pour toujours aligné sur leurs intérêts militaires et économiques, elle ne peut échapper au destin de toutes les autres guerres de la période actuelle : être un facteur supplémentaire dans l’aggravation du chaos mondial, à un niveau beaucoup plus élevé cette fois que les guerres précédentes.

En Afghanistan, la victoire des Etats-Unis n’a rien fait pour stabiliser le pays sur le plan interne. Des luttes ont déjà éclaté entre les innombrables factions qui ont pris le contrôle depuis la chute des talibans ; les bombardements américains ont déjà été utilisés pour "servir de médiation" dans ces disputes tandis que d’autres puissances n’ont pas hésité à jeter de l’huile sur le feu, l’Iran en particulier qui contrôle directement certaines factions dissidentes ;

- le "succès" de la campagne américaine contre le terrorisme islamiste a aussi amené les Etats Unis à revoir leur politique vis-à-vis des pays arabes ; ils paraissent beaucoup moins enclins à les amadouer. Leur soutien à l’attitude ultra agressive vis-à-vis de l’Autorité palestinienne a finalement contribué à enterrer le "processus de paix" d’Oslo, portant les affrontements militaires à un niveau supérieur. En même temps, les désaccords sur la présence de troupes américaines sur le sol saoudien ont conduit à des prises de bec avec leur client jadis docile ;

- la défaite des talibans a mis le Pakistan dans une situation très difficile et la bourgeoisie indienne a essayé d’en tirer parti à son avantage. La montée des tensions guerrières entre ces deux puissances nucléaires a des implications très graves pour l’avenir de cette région, surtout quand on sait que la Chine et la Russie sont aussi directement impliquées dans ce labyrinthe de rivalités et d’alliances.

 

11) Toute cette situation renferme la potentialité d’un développement en spirale hors de contrôle, forçant les Etats-Unis à intervenir toujours plus pour imposer leur autorité, mais multipliant chaque fois les forces qui sont prêtes à se battre pour leurs propres intérêts et à contester cette autorité. Cela n’est pas moins vrai quand il s’agit des principaux rivaux des Etats-Unis. La "guerre contre le terrorisme", après la comédie initiale du "coude à coude avec les américains", a déjà eu pour résultat une terrible aggravation des tensions entre les Etats Unis et leurs alliés européens. Les préoccupations sur le haut niveau du nouveau budget de la défense américain se sont combinées à des critiques ouvertes au discours de Bush sur "l’axe du mal". L’Allemagne, la France et même la Grande Bretagne ont exprimé leur réticence à être prises dans les filets des plans américains d’attaque contre l’Irak et ont été particulièrement exaspérées par l'intégration de l’Iran dans cet "axe" dans la mesure ou l’Allemagne et la Grande-Bretagne avaient profité de la crise afghane pour accroître leur influence à Téhéran. Elles ne peuvent manquer de reconnaître que les Etats-Unis tout en étant en colère contre l’Iran à cause des tentatives de ce dernier de combler le vide en Afghanistan, utilisent aussi l’Iran comme bâton contre leurs rivaux européens. La prochaine phase de la "guerre contre le terrorisme" qui implique probablement une attaque importante contre l’Irak, agrandira encore les différends. Nous pouvons voir dans tout cela une nouvelle manifestation de la tendance à la formation de blocs impérialistes autour de l’Amérique et de l’Europe. Pour les raisons données plus haut, les contre-tendances sont en progression mais cela ne rendra pas le monde plus pacifique. Frustrées par de leur infériorité militaire et des facteurs sociaux et politiques qui rendent impossible une confrontation directe avec les Etats-Unis, les autres grandes puissances multiplieront leurs efforts de contestation de l’autorité des Etats-Unis grâce aux moyens qui sont à leur portée : les guerres par pays interposés, les intrigues diplomatiques, etc. L’idéal américain d’un monde uni sous la bannière étoilée est un rêve aussi impossible que le rêve d’Hitler d’un Reich de mille ans.

 

12) Dans la période à venir, la classe ouvrière et, par-dessus tout, la classe ouvrière des principaux pays capitalistes sera confrontée à une accélération de la situation mondiale à tous les niveaux. En particulier, apparaîtra dans la pratique le lien profond qui existe entre crise économique et montée de la barbarie capitaliste. L’intensification de la crise et des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière ne coïncident pas mécaniquement avec le développement des guerres et des tensions impérialistes. Elles se renforcent mutuellement : l’impasse mortelle dans laquelle se trouve l’économie mondiale, fait monter la pression vers des solutions militaires ; la croissance vertigineuse des budgets militaires appelle de nouveaux sacrifices de la part de la classe ouvrière ; la dévastation due à la guerre, sans compensation par de réelles "reconstructions" entraîne à sa suite une dislocation de la machine économique. En même temps, la nécessité de justifier ces attaques aura pour résultat de nouvelles attaques idéologiques contre la conscience de la classe ouvrière. Les travailleurs n’auront pas d'autre choix dans leur lutte pour défendre leurs conditions de vie que de comprendre le lien entre crise et guerre, d'en reconnaître les implications historiques et politiques pour leur combat.

Les dangers que la décomposition du capitalisme fait courir à la classe ouvrière

13) Les révolutionnaires peuvent avoir confiance dans le fait que le cours historique à des affrontements de classe reste ouvert, qu’ils ont un rôle vital à jouer dans la future politisation de la lutte de classe. Mais ils ne sont pas là pour consoler la classe. Le plus grand danger pour le prolétariat dans la période à venir, c’est l’érosion de son identité de classe du fait du recul de sa conscience, consécutif à l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 aggravé par l’avancée pernicieuse de la décomposition à tous les niveaux. Si ce processus se poursuit sans frein, la classe ouvrière sera incapable d’avoir une influence décisive sur les bouleversements sociaux et politiques qui se préparent inexorablement avec l’approfondissement de la crise économique mondiale et la dérive dans le militarisme. Les derniers événements en Argentine nous donnent un tableau clair de ce danger : confrontée à une paralysie sérieuse non seulement de l’économie mais aussi de l’appareil de la classe dominante, la classe ouvrière a été incapable de s’affirmer comme force autonome. Au contraire, ses mouvements embryonnaires (grèves, comités de chômeurs, etc.) ont été noyés dans une "protestation interclassiste" qui ne pouvait offrir aucune perspective et qui a permis à la bourgeoisie d’avoir toutes les possibilités de manipuler la situation en sa faveur. Il est de la première importance pour les révolutionnaires d'être clairs sur cela parce que les litanies gauchistes sur le développement d'une situation révolutionnaire en Argentine ont connu des développements similaires au sein de secteurs du milieu politique prolétarien (et même au sein du CCI) qui sont l'expression d'emballements immédiatistes et opportunistes. Notre position sur la situation en Argentine ne résulte pas d’une "indifférence" quelconque envers les luttes du prolétariat des pays périphériques. Nous avons déjà insisté sur la capacité du prolétariat de ces régions, quand il agit sur son propre terrain, à offrir une direction à tous les opprimés. Ainsi, le mouvement de luttes ouvrières massif de Cordoba en 1969 offrait clairement une perspective aux autres couches exploitées en Argentine et représentait une lutte exemplaire pour la classe ouvrière mondiale. En revanche, les événements récents que certains ont pris pour un mouvement insurrectionnel très avancé du prolétariat ont montré que les quelques expressions embryonnaires prolétariennes ont été totalement incapables d'offrir un point d'ancrage et une direction à une révolte qui a été rapidement happée par les forces de la bourgeoisie. Le prolétariat argentin a toujours un rôle énorme à jouer dans le développement des luttes de classe en Amérique latine ; mais ce qu'il a vécu dernièrement ne doit pas être confondu avec ces potentialités futures qui sont plus que jamais déterminées par le développement des combats de la classe ouvrière des pays centraux sur son terrain de classe.

Les responsabilités des révolutionnaires

14) La société dans son ensemble est affectée par la décomposition du capitalisme, et au premier chef, la classe bourgeoise. Le prolétariat n'est pas épargné et sa conscience de classe, sa confiance en l'avenir, sa solidarité de classe sont en permanence attaquées par l'idéologie et les pratiques sociales produites par cette décomposition : le nihilisme, la fuite en avant dans l'irrationnel et le mysticisme, l'atomisation et la dissolution de la solidarité humaine remplacée par la fausse collectivité des bandes, des gangs ou des clans. La minorité révolutionnaire elle-même n'est pas à l'abri des effets négatifs de la décomposition à travers en particulier la recrudescence du parasitisme politique (1), phénomène qui, s'il n'est pas propre à la phase de décomposition, se trouve néanmoins fortement stimulé par celle-ci. La grande difficulté de la part des autres groupes du Milieu Politique Prolétarien (MPP) à prendre conscience de ce danger, mais aussi le manque de vigilance qui s'est exprimé au sein même du CCI vis-à-vis de celui-ci (1) constituent une faiblesse de premier plan. A celle-ci il faut ajouter le regain d'une tendance à la fragmentation et à l'esprit de fermeture de la part des autre groupes du MPP, justifiée par de nouvelles théories sectaires et qui elles aussi portent la marque de la période. Si au sein du MPP, ne s'expriment pas avec suffisamment de force la conscience et la volonté politiques de combattre de telles faiblesses, alors c'est le potentiel que représente l'émergence, dans le monde entier, de toute une nouvelle couche d'éléments à la recherche de positions révolutionnaires qui risque d'être sapé. La formation du futur parti dépend de la capacité de MPP à se hisser à la hauteur de ces responsabilités.

Loin de constituer une diversion par rapport à des questions politiques réelles, la compréhension par le CCI du phénomène de décomposition du capitalisme est la clé pour saisir les difficultés politiques auxquelles sont confrontées la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. De tout temps il est revenu en propre aux organisations révolutionnaires de devoir procéder à un effort permanent d'élaboration théorique en vue de clarifier en leur sein et au sein de la classe ouvrière les questions posées par les besoins de son combat. C'est une nécessité encore plus impérative aujourd'hui pour permettre à la classe ouvrière - la seule force qui, à travers sa conscience, sa confiance et sa solidarité a les moyens de résister à la décomposition - d'assumer ses responsabilités historiques de renversement du capitalisme.

 

1er avril 2002

 

(1) Voir dans cette revue l'article Bilan de la conférence extraordinaire du CCI

 

 

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [141]

Questions théoriques: 

  • Guerre [10]
  • L'économie [4]
  • Le cours historique [142]

Les fractions de gauche et la discipline organisationelle

  • 3004 reads

Dans un article précédent (Revue internationale n°108), nous avons décrit l'émergence des fractions de gauche qui ont combattu la dégénérescence des anciens partis ouvriers, en particulier celle du SPD (Parti social-démocrate d'Allemagne) qui avait soutenu l'effort de guerre de son capital national en 1914, et celle du Parti communiste russe et de la Troisième internationale au fur et à mesure qu'ils se transformaient en instruments de l'Etat russe avec la défaite progressive de la révolution d'octobre. Dans ce processus, la tâche des fractions était de mener la lutte pour reconquérir l’organisation aux positions centrales du programme prolétarien, contre leur abandon par la droite opportuniste et la totale trahison de la direction contrôlant la majorité de l’organisation. Pour sauvegarder l’organisation comme instrument de la lutte de la classe et sauver le maximum de militants, une préoccupation essentielle des fractions de gauche était de rester autant que possible dans le parti. Cependant, le processus de dégénérescence politique s’accompagnait, inévitablement, d’une modification profonde du mode de fonctionnement des partis eux-mêmes, des rapports entre les militants et l’ensemble de l’organisation. Cette situation posait irrémédiablement aux fractions la question de la rupture de la discipline du parti afin de pouvoir accomplir la tâche de préparation du nouveau parti du prolétariat.

Or, dans le mouvement ouvrier, la gauche a toujours défendu le respect rigoureux des règles de l’organisation et de la discipline en son sein. Rompre la discipline du parti n’était pas une question qui se posait à la légère mais, au contraire, requérait un grand sens des responsabilités, une évaluation profonde des enjeux et des perspectives qui se posaient pour l’avenir de l’organisation du prolétariat et pour le prolétariat lui-même.

Le but de cet article est d’examiner comment s’est posée la question de la discipline dans l’histoire des organisations de la classe ouvrière, en particulier comment elle a été traitée par les gauches dans les grands partis ouvriers que furent la 2ème et la 3ème Internationale, par les fractions de gauche qui luttaient au sein de ces partis pour défendre la ligne révolutionnaire lors de leur dégénérescence et, enfin, dans la gauche communiste internationale dont nous, et la plupart des autres organisations du milieu prolétarien aujourd'hui, sommes les héritiers. Pour ce faire, il est nécessaire de revenir à la question plus générale de la façon dont la question de la discipline se pose dans la société de classe, et notamment au sein de la bourgeoisie et au sein du prolétariat.

Discipline et conscience

C'est une banalité que d'affirmer la nécessité de règles communes pour l'organisation de toute activité humaine, que ce soit au niveau d'une petite collectivité ou à l'échelle de toute la société. La différence entre le communisme et toutes les sociétés de classes précédentes n'est pas que le communisme sera moins organisé - au contraire, ce sera la première communauté humaine organisée à l'échelle planétaire - mais que l'organisation sociale ne sera plus imposée à une classe exploitée par et au profit d'une classe exploiteuse. "Au gouvernement des hommes", comme le disait Marx, "succédera l'administration des choses". En revanche, tant que nous vivons dans une société de classe, "le gouvernement des hommes" n'est pas quelque chose de neutre. Dans le capitalisme, la discipline dans l'usine, au bureau est imposée par la classe dominante sur la classe exploitée et garantie, en dernière instance, par l'Etat à travers ses lois sur le travail, et grâce à la force armée. Alors que la bourgeoisie veut nous faire croire que l'Etat et sa discipline se tiennent au-dessus de la société, indépendamment des classes - que tout un chacun est égal face à la discipline de la loi - le marxisme s'attaque directement à cette mystification, en démontrant qu'aucun élément de l'organisation ou du comportement social ne doit être considéré indépendamment de son statut et de son rôle dans la société de classe. Comme l’écrivait Lénine, "les conceptions de démocratie en général" et de "dictature en général", sans préciser la question de la classe (…) c’est proprement se moquer de la doctrine fondamentale du socialisme.( …) Car, dans aucun pays civilisé, dans aucun pays capitaliste, il n’existe de démocratie en général : il n’y a que la démocratie bourgeoise" (1). De la même manière, cela n'a pas de sens de parler de "discipline" en soi : il faut identifier la nature de classe de la discipline que l'on considère. Dans la société capitaliste la liberté en soi (en apparence le contraire de la discipline) n'est qu'un leurre puisque d'un côté, l'humanité vit toujours sous l'emprise de la nécessité et n'est donc pas libre de ses choix et, de l'autre, la conscience humaine est inévitablement mystifiée par la fausse conscience de l'idéologie dominante. La liberté n'est pas de faire ce qu'on veut, mais d'arriver à la conscience la plus complète possible de ce qu'il est nécessaire de faire. Comme le disait Engels dans L'Anti-Dühring, "La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l'incertitude reposant sur l'ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l'objet qu'elle devrait justement se soumettre". Le but de la théorie marxiste - le matérialisme historique et dialectique - est précisément de permettre au prolétariat d'acquérir cette "connaissance des causes" de la société bourgeoise. C’est seulement ainsi que la classe révolutionnaire pourra briser la discipline de la classe ennemie, imposer sa propre discipline - sa dictature - sur la société et, ce faisant, jeter les bases pour la création de la première société humaine libre : libre parce que pour la première fois l'humanité tout entière maîtrisera consciemment à la fois le monde naturel et sa propre organisation sociale.

Le marxisme a toujours combattu l’influence de la révolte petite-bourgeoise qui s’infiltre au sein du mouvement ouvrier, et l'idée propre à l’anarchisme qui en est une expression typique selon laquelle il suffirait d'opposer à la discipline bourgeoise la "non-discipline", une prétendue "indiscipline prolétarienne" en quelque sorte. L'ouvrier fait l'expérience de la discipline bourgeoise comme quelque chose qui lui est étranger, contraire à ses intérêts, une discipline imposée d'en haut afin de faire respecter le pouvoir et les intérêts de la classe dominante. A la différence de la petite bourgeoisie, cependant, qui ne peut faire autre chose que se révolter, la classe ouvrière est capable de comprendre la discipline imposée par le capitalisme dans sa double nature : d'une part, son côté oppressif, expression de la domination de classe de la bourgeoisie qui s'approprie de façon privée les fruits du travail du prolétariat ; de l'autre, un aspect potentiellement révolutionnaire parce qu’elle est une composante essentielle du processus collectif du travail, imposé par le capital au prolétariat, qui est lui-même une condition fondamentale de la socialisation de la production à l’échelle planétaire. C'est précisément cette idée qu'exprime Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière lorsqu'il traite de la question de la seule façon possible pour un marxiste : en considérant la "discipline" non comme une catégorie abstraite en soi, mais en tant que facteur d’organisation, déterminé par son appartenance de classe : "Cette fabrique qui, à d'aucuns, semble être un épouvantail, pas autre chose, est précisément la forme supérieure de la coopération capitaliste, qui a groupé, discipliné le prolétariat, lui a enseigné l'organisation, l'a mis à la tête de toutes les autres catégories de la population laborieuse et exploitée. C'est le marxisme, idéologie du prolétariat éduqué par le capitalisme, qui a enseigné et enseigne aux intellectuels inconstants la différence entre le côté exploiteur de la fabrique (discipline basée sur la crainte de mourir de faim) et son côté organisateur (discipline basée sur le travail en commun résultant d'une technique hautement développée). La discipline et l'organisation, que l'intellectuel bourgeois a tant de peine à acquérir, sont assimilées très aisément par le prolétariat, grâce justement à cette "école" de la fabrique. La crainte mortelle de cette école, l'incompréhension absolue de son importance comme élément d'organisation, caractérisent bien le mode de pensée qui reflète les conditions d'existence petites-bourgeoises".

Evidemment, Lénine ne veut pas dire ici qu'il idéalise la discipline imposée aux ouvriers par la bourgeoisie (2), mais il veut montrer comment les conditions de son existence déterminent l'attitude de la classe ouvrière envers la question de la discipline, ainsi qu'envers d'autres aspects de son auto-activité. Les conditions de son existence démontrent à l'ouvrier qu'il fait partie d'un processus de production collectif et qu'il ne peut défendre ses intérêts contre la classe dominante autrement qu'à travers l'action collective. La grande différence entre la discipline de la bourgeoisie et celle du prolétariat est la suivante : tandis que la première est une discipline imposée par une classe exploiteuse détenant tous les pouvoirs de l'appareil d'Etat afin de maintenir sa propre domination, la seconde est fondamentalement l'autodiscipline d'une classe exploitée en vue d'opposer une résistance collective à l'exploitation et finalement la renverser complètement. La discipline à laquelle le prolétariat fait appel est donc une discipline volontaire, consciente, animée par la compréhension des buts de sa lutte. Alors que la discipline bourgeoise est aveugle et oppressive, celle que s’impose le prolétariat est libératrice et consciente. En ce sens, cette discipline ne peut jamais se substituer au développement de la conscience dans le prolétariat tout entier des buts de sa lutte et des moyens d’y parvenir.

Ce qui est valable pour l’ensemble de la classe ouvrière, l’est aussi pour ses organisations révolutionnaires. Cependant, il existe des différences. Alors que la discipline de la classe ouvrière, son unité d’action, sa centralisation sont l’expression directe de sa nature collective et organisée, de son être même comme classe révolutionnaire, la discipline au sein de ses organisations est fondée sur l’engagement de chacun de ses membres à respecter les règles de l’organisation et la conscience la plus développée de ce à quoi ces règles correspondent. Aucune organisation révolutionnaire ne peut se servir de la seule discipline pour remplacer cette conscience prolétarienne. Pas plus que la classe ouvrière ne pourra avancer dans son combat contre la bourgeoisie et pour le communisme sans développer une conscience toujours plus grande et étendue des nécessités de la lutte et de la marche à suivre, les organisations ne peuvent substituer la discipline au débat le plus large en leur sein.

C'est ainsi que la GCF (Gauche Communiste de France) a polémiqué contre la discipline imposée, sans débat, sur ses propres militants par le Parti Communiste Internationaliste afin de faire passer la politique de la direction de participation aux élections en Italie en 1946. "Le socialisme (...) n'est possible qu'en tant qu'acte conscient de la classe ouvrière (...) On n'apporte pas le socialisme par la trique. Non pas parce que la trique est un moyen immoral (...) mais parce que la trique ne contient pas d'élément de la conscience. (…)L'organisation et l'action concertée communistes ont uniquement pour base la conscience des militants qui les fonde. Plus grande, plus claire est cette conscience, plus forte est l'organisation, plus concertée et efficace est son action.

Lénine a plus d'une fois dénoncé violemment le recours à la 'discipline librement consentie', comme une trique de la bureaucratie. S'il employait la terme de discipline, il l'entendait - et il s'est maintes fois expliqué là-dessus - dans le sens de la volonté d'action organisée, basée sur la conviction révolutionnaire de chaque militant" (3).

Ce n'est pas par hasard si l'article se revendique de Lénine, le Lénine de Un pas en avant, deux pas en arrière. L'organisation qui publie cet article en 1947 est la même qui deux ans auparavant a su réagir avec la plus grande fermeté contre ceux dans ses propres rangs qui mettaient en péril " la volonté d'action organisée" (voir ci-dessous).

Au sein de l'organisation communiste, la discipline prolétarienne est donc inséparable de la discussion, de la critique sans merci à la fois de la société capitaliste et de ses propres erreurs comme de celles de la classe ouvrière.

Nous nous pencherons maintenant sur la façon dont les gauches se sont battues pour la discipline du Parti au sein de la deuxième et de la troisième Internationale.

Le révisionnisme du SPD contre la discipline du Parti

Durant les deux décennies qui ont précédé la Première guerre mondiale, le SPD, fleuron de la Seconde internationale, a été la scène d'un affrontement aigu entre la gauche et la droite opportuniste, révisionniste. Cette dernière fut incarnée théoriquement par les théories "révisionnistes" d'Eduard Bernstein, et apparut sous deux formes liées mais distinctes : d'un côté la tendance des fractions parlementaires à prendre des initiatives indépendamment de l'ensemble du parti ; d'un autre côté, le refus de la part des dirigeants syndicaux d'être liés par les décisions du parti. Dans Réforme sociale ou révolution (publié pour la première fois en 1899), Rosa Luxemburg soulignait le développement de l'opportunisme pratique qui avait préparé le terrain à la théorie opportuniste de Bernstein : "Si l'on tient compte de certaines manifestations sporadiques qui se sont fait jour - nous pensons par exemple à la fameuse question de la subvention accordée aux compagnies maritimes - les tendances opportunistes à l'intérieur de notre mouvement remontent assez loin. Mais c'est seulement en 1890 qu'on voit se dessiner une tendance déclarée et unique en ce sens : après l'abolition de la loi d'exception contre les socialistes, quand la social-démocratie eut reconquis le terrain de la légalité. Le socialisme d'Etat à la Vollmar, le vote du budget en Bavière, le socialisme agraire d'Allemagne du Sud, les projets de Heine tendant à l'établissement d'une politique de marchandage, les vues de Schippel sur la politique douanière et la milice : telles sont les principales étapes qui jalonnent la voie de la pratique opportuniste". Sans entrer en détail dans tous ces exemples, il est significatif que le "socialisme d'Etat" à la Vollmar ait pris la forme notamment du vote par le SPD bavarois des budgets proposés par le Land (parlement) bavarois, explicitement contre la décision de la majorité du parti. Contre le refus par la droite opportuniste de respecter les décisions de la majorité et du congrès du parti, la gauche demanda le renforcement de la centralisation du parti, et plus particulièrement du Parteivorstand (le centre exécutif), et la subordination des fractions parlementaires au parti dans son ensemble. Il ne fait aucun doute que Rosa Luxemburg avait l'expérience de cette lutte à l'esprit lorsqu'elle répondait à Lénine sur les Questions d'organisation dans la social-démocratie russe en 1904 : "Dans ce cas (allemand), une application plus rigoureuse de l'idée de centralisme dans la constitution et une application plus stricte de la discipline du parti peut être sans aucun doute un garde-fou utile contre le courant opportuniste (...) Une telle révision de la constitution du parti allemand est aujourd'hui devenue nécessaire. Mais dans ce cas également, la constitution du parti ne peut être considérée comme une sorte d'arme qui se suffirait à elle-même contre l'opportunisme, mais simplement comme un moyen externe au travers duquel l'influence décisive de la majorité prolétarienne-révolutionnaire actuelle pourrait s'exercer. Quand une telle majorité manque, la constitution écrite la plus rigoureuse ne peut agir à sa place".

Il est clair que la gauche était pour la défense la plus intransigeante de la discipline et de la centralisation du parti, et pour le respect des statuts (4). En fait, tout comme elle exprime ici sa préoccupation de défendre le parti allemand à travers une discipline rigoureuse, dès la fin du 19e siècle, Rosa Luxemburg n’a eu de cesse de se battre pour le respect, par tous les partis de la Seconde Internationale, des décisions prises par les Congrès de celle-ci (5).

1914: un coup d'Etat au sein même du Parti

Pendant toute la période qui précéda l'éclatement de la guerre, la gauche s'était battue pour une discipline fidèle aux principes révolutionnaires. Nous pouvons donc facilement imaginer le terrible dilemme auquel Karl Liebknecht et d'autres députés de la gauche au Parlement furent confrontés, le 4 août 1914, lorsque la majorité au sein de la fraction parlementaire du SPD annonce qu'elle va voter les crédits de guerre demandés par le gouvernement du Kaiser : soit rompre avec l'internationalisme prolétarien en votant pour les crédits de guerre ; soit voter comme minorité contre la guerre et, de ce fait, rompre la discipline du parti. Ce que Liebknecht et ses camarades ne parvinrent pas à comprendre à ce moment critique, c'est qu’ayant trahi les principes les plus fondamentaux en abandonnant l'internationalisme prolétarien et en soutenant l'effort de guerre de la classe dominante, et ayant rompu avec les décisions des congrès du parti et de l’Internationale, c’est la direction de la Social-démocratie qui avait abandonné la discipline du parti. Cette question ne pouvait plus, désormais, se poser de la même façon pour la gauche. En s'alliant avec l'Etat bourgeois, la fraction parlementaire du SPD avait accompli un véritable coup d'Etat au sein du parti, et s'était emparée d'une autorité à laquelle elle n'avait pas droit, mais qu'elle imposa grâce à la puissance armée de l'Etat capitaliste. Pour Rosa Luxemburg : "La discipline envers le parti dans sa totalité, c'est-à-dire envers son programme, passe avant toute discipline de corps et peut seule donner sa justification à cette dernière, tout comme elle en constitue la limite naturelle". C'est la direction, non la gauche qui, dès le début de la guerre, a perpétré des violations sans fin envers la discipline du parti par son soutien de l'Etat, "violations de la discipline qui consistent en ce que des organes particuliers du parti trahissent de leur propre initiative la volonté d'ensemble, c'est-à-dire le programme, au lieu de le servir" (6). Et pour assurer que la masse des militants ne puisse contester la décision de la direction, le 5 août (c'est-à-dire le lendemain du vote des crédits de guerre), le congrès du parti fut repoussé pour toute la durée de la guerre (7). Et ce n’était pas sans raison comme allait le montrer le développement d'une opposition au sein du SPD.

Dans les années qui suivirent, la gauche du SPD, restée fidèle à l'internationalisme prolétarien, fut confrontée à une discipline véritablement bourgeoise au sein du parti lui-même. Inévitablement, l'activité du groupe Spartacus rompit la discipline telle qu'elle était désormais interprétée et appliquée par la direction du SPD alliée à l'Etat (8). La question désormais n'était plus comment maintenir la discipline et l'unité de l'organisation du prolétariat, mais comment éviter de donner à la direction des prétextes disciplinaires pour expulser la gauche du parti et l'isoler des militants dont la résistance à la guerre commençait à émerger, prenant inévitablement l'expression d'une résistance au coup d'Etat de la direction.

Un exemple de cette difficulté est donné par le désaccord qui surgit au sein de la fraction Spartacus (9) sur le paiement des cotisations au centre du SPD par les sections locales. C'était une question vraiment difficile : l'argent - les cotisations des militants- est "le nerf de la guerre" pour une organisation de la classe ouvrière. Cependant, en 1916, il était évident que la direction du SPD détournait en réalité les fonds de l'organisation pour la lutte, non pour la guerre de classe du prolétariat, mais pour la guerre impérialiste de la bourgeoisie. Dans ces conditions, Spartacus appela les militants locaux à "arrêter de payer les cotisations à la direction du parti, car elle utilise votre argent durement gagné pour soutenir une politique et publier des textes qui veulent vous transformer en patiente chair à canon de l'impérialisme, tout cela ayant pour but de prolonger le massacre" (10).

Pour une nouvelle Internationale, une discipline internationale

Dès le début du combat de la gauche contre le trahison de 1914, la question se posa de la création d'une nouvelle Internationale. Si pour certains révolutionnaires comme Otto Rühle (11) la totale trahison du SPD et son utilisation féroce de la discipline mécanique imposée en collaboration avec l'Etat, constituaient la preuve définitive que tous les partis politiques étaient inévitablement condamnés à devenir des monstres bureaucratiques et à trahir la classe ouvrière, quel que soit leur programme, ce n'était pas la conclusion tirée par la majorité de la gauche. Au contraire, il s'agissait de mener une bataille pour la construction d'une nouvelle Internationale et la victoire de la révolution prolétarienne commencée à Petrograd en octobre 1917. Pour Rosa Luxemburg, comme l'explique Frölich, "il fallait que le mouvement ouvrier rompe avec les éléments qui s'étaient livrés à l'impérialisme; il fallait créer une nouvelle Internationale ouvrière, une Internationale d'un type plus élevé que celle qui venait de s'écrouler", en possession d'une conception homogène des intérêts et des tâches du prolétariat, d'une tactique cohérente, et d'une capacité d'intervention en temps de paix comme en temps de guerre". La plus grande importance était attachée à la discipline internationale : "Le centre de gravité de l'organisation de classe du prolétariat se situe dans l'Internationale. L'Internationale décide en temps de paix de la tactique à adopter par les sections nationales en ce qui concerne le militarisme, la politique coloniale (...) etc., et en outre de l'ensemble de la tactique à adopter en cas de guerre. L'obligation d'appliquer les résolutions de l'Internationale passe avant toute autre obligation de l'organisation (...) La patrie des prolétaires, à la défense de laquelle tout le reste doit être subordonné, est l'Internationale socialiste" (12).

Lorsqu'en juin 1920, les délégués se réunirent à Moscou pour tenir le Second congrès de l'Internationale communiste, la guerre civile faisait toujours rage en Russie et les révolutionnaires du monde entier étaient en plein combat à la fois contre la bourgeoisie et contre les social-traitres : les vieux partis qui avaient trahi la classe ouvrière en soutenant la guerre.

Ils étaient aussi confrontés aux oscillations des courants "centristes" qui hésitaient encore à rompre les liens avec les vieilles méthodes socialistes ou, au moins dans le cas de beaucoup de dirigeants, avec leurs vieux amis qui étaient restés dans la Social-démocratie corrompue. Les centristes n'étaient pas non plus prêts à rompre radicalement avec les vieilles tactiques légalistes. Dans une telle situation, les communistes et en particulier l'aile gauche étaient déterminés à ce que la nouvelle Internationale ne répète pas les erreurs de l'ancienne en matière de discipline. Il n'y aurait plus d'autonomie pour les particularités des partis nationaux qui avaient servi de masque au chauvinisme dans l'ancienne Internationale (13), pas plus qu'on ne tolérerait le carriérisme petit-bourgeois dont les intérêts résidaient dans la carrière parlementaire personnelle. L'Internationale communiste devait être une organisation de combat, la direction du prolétariat dans sa lutte mondiale décisive pour le renversement du capitalisme et la prise du pouvoir politique. Cette détermination se reflète dans les 21 conditions d'adhésion à l'Internationale, adoptées par le Congrès. Citons par exemple le point 12 : "Les Partis appartenant à l'Internationale communiste doivent être édifiés sur le principe de la centralisation démocratique. A l'époque actuelle de guerre civile acharnée, le Parti communiste ne pourra remplir son rôle que s'il est organisé de la façon la plus centralisée, si une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise et si son organisme central est muni de larges pouvoirs, exerce une autorité incontestée, bénéficie de la confiance unanime des militants".

Les 21 conditions furent renforcées par les statuts de l'organisation qui établissaient clairement que l'Internationale doit être un parti mondial et centralisé. Selon le point 9 des statuts : "Le Comité Exécutif (l'organe central international) de l'Internationale communiste a le droit d'exiger des Partis affiliés que soient exclus tels groupes ou tels individus qui auraient enfreint la discipline prolétarienne ; il peut exiger l'exclusion des Partis qui auraient violé les décisions du Congrès mondial".

La gauche partageait totalement cette détermination, comme l'illustre amplement le fait que c'est Bordiga, dirigeant de la gauche du Parti socialiste italien, qui a proposé la 21ème (14) : "Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les thèses établies par l'Internationale communiste doivent être exclus du Parti. Il en est de même des délégués au Congrès extraordinaire".

Dégénérescence du parti et perte de la discipline prolétarienne

La dégénérescence tragique de l'Internationale communiste allait de pair avec le recul de la vague révolutionnaire de 1917. La classe ouvrière russe avait été saignée à blanc par la guerre civile, la révolte de Cronstadt avait été écrasée, la révolution défaite dans tous les pays centraux d'Europe (en Allemagne, Italie, Hongrie) et n’était pas parvenue à se développer en France ni en Grande Bretagne, et l'Internationale elle-même était dominée par l'Etat russe déjà dirigé par Staline et par la guépéou. L'année 1925 devait être l'année de la "bolchevisation" : l'Internationale était réduite au rôle d'instrument entre les mains du capitalisme d'Etat russe. Au fur et à mesure que la contre-révolution gagnait l'Internationale, la discipline prolétarienne cédait le pas devant la discipline de la trique bourgeoise.

Inévitablement, une telle dégénérescence dut affronter une forte opposition de la part des communistes de gauche, à la fois de l'intérieur de la Russie (l'Opposition de gauche de Trotsky, le groupe ouvrier de Miasnikov, le groupe "Centralisme démocratique", etc.) et au sein de l'Internationale elle-même, en particulier de la part de la gauche du PC italien regroupée autour de Bordiga (15) Une fois de plus, comme cela avait été le cas pendant la guerre de 1914, la gauche se trouvait confrontée à la question de la discipline du parti qui - en Russie au moins- était incarnée par le guépéou de Staline, la prison et les camps de concentration. Mais l'Internationale n'était pas l'Etat russe, et la gauche italienne était déterminée à combattre - tant que cela restait possible - pour l'arracher des mains de la droite et la préserver pour la classe ouvrière. Ce qu'elle n'était pas disposée à faire, c'était de mener le combat en rejetant les principes mêmes pour lesquels elle avait lutté au Second Congrès. Plus particulièrement, Bordiga et la gauche de l’IC n'étaient pas prêts à abandonner la discipline d'un parti centralisé à leurs adversaires. En mars-avril 1925, l'aile gauche du parti italien fit une première tentative pour travailler en tant que groupe organisé en formant un "Comité d'Entente" : "A l'annonce du congrès, un Comité d'Entente fut spontanément créé afin d'éviter des réactions désordonnées des militants et des groupes, qui auraient conduit à la désagrégation, et afin de canaliser l'action de tous les camarades de la Gauche sur la ligne commune et responsable, dans les strictes limites de la discipline, le respect de leurs droits étant garantis à tous dans la constitution du parti. La direction (16) s'empara de ce fait et l'utilisa dans son plan d'agitation qui présentait les camarades de la Gauche comme des fractionnistes et des scissionnistes auxquels il fut interdit de se défendre et contre lesquels on obtint des votes des comités fédéraux par des pressions exercées d'en haut" (Thèses de Lyon , 1926) (17).

Le présidium de l'Internationale demanda la dissolution du Comité d'Entente, et la gauche se soumit à cette décision tout en protestant : "Accusés de fractionnisme et de scissionisme, nous sacrifierons nos opinions à l'unité du parti en exécutant un ordre que nous considérons injuste et ruineux pour le parti. Nous démontrerons ainsi que la gauche italienne est peut-être le seul courant qui considère la discipline comme une chose sérieuse que l'on ne saurait marchander. Nous réaffirmons toutes nos positions précédentes et tous nos actes. Nous nions que le Comité d'Entente ait constitué une manœuvre visant à la scission du parti et à la constitution d'une fraction en son sein, et nous protestons à nouveau contre la campagne menée sur cette base sans même nous donner le droit de nous défendre et en trompant scandaleusement le parti. Toutefois, puisque le Présidium pense que la dissolution du comité d'entente éloignera le fractionnisme, et bien que nous soyons de l'avis contraire, nous obéirons. Mais nous laissons au comité l'entière responsabilité de l'évolution de la situation intérieure du Parti et des réactions déterminées par la façon dont la direction a administré la vie intérieure" (ibid.).

Lorsque Karl Korsch, exclu peu avant du KPD (18), écrivit à Bordiga en 1926 pour proposer une action commune entre la Gauche italienne et le groupe Kommunistische Politik, Bordiga refusa. Cela vaut la peine de citer deux des raisons qu'il donne. D'un côté, il considérait que la base théorique pour prendre une telle position n'avait pas encore été établie : "En général, je pense que ce qui doit être la priorité aujourd'hui, plus que l'organisation et la manœuvre, est un travail d'élaboration d'une idéologie politique de la gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes que l'IC a traversées. Comme ce point est loin d'être atteint, toute initiative internationale semble difficile". D'un autre côté, l'unité et la centralisation internationale de l'Internationale n'étaient pas quelque chose qu'on pouvait abandonner à la légère : "Nous ne devons pas favoriser la scission dans les partis et dans l'Internationale. Nous devons permettre à l'expérience de la discipline artificielle et mécanique d'atteindre ses conclusions en respectant cette discipline dans toutes ses absurdités procédurières tant que c'est possible, sans jamais renoncer à notre critique politique et idéologique et sans jamais nous solidariser avec l'orientation dominante".

La lutte de la Gauche italienne, d'abord contre la dégénérescence de l'Internationale, ensuite pour tirer les leçons de cette dégénérescence et de la défaite de la révolution russe, a été essentielle dans la création du milieu politique prolétarien d'aujourd'hui. Les principaux courants qui existent aujourd'hui, y compris le CCI, sont les descendants directs de cette lutte et, pour nous, il est certain que la défense de la discipline prolétarienne au sein de l'Internationale qu'elle a menée, fait partie intégrante de cet héritage qu'elle nous a légué. La discipline prolétarienne de l'Internationale était essentielle pour se démarquer des social-traitres, en permettant de définir ce qui était et ce qui n'était pas acceptable au sein des organisations de la classe ouvrière. Mais comme le dit Bordiga, la discipline prolétarienne est complètement étrangère à la discipline imposée aux classes exploitées par l'Etat capitaliste.

La question de la discipline dans la fraction de gauche

A partir du moment où elle n'a plus pu travailler au sein de l'Internationale, ayant été exclue par la direction stalinienne, la Fraction de gauche italienne adopta sa propre forme organisationnelle (autour de la publication Bilan), tirant pour ce faire les leçons de ses luttes pour et au sein de l'Internationale.

Première parmi celles-ci était l'insistance sur la discussion "sans ostracisme", comme disait Bilan, afin de faire ressortir toutes les leçons de l'immense expérience de la vague révolutionnaire qui suivit Octobre 1917. Mais les fractions de gauche étaient confrontées également à des crises en leur sein quand justement "la volonté d'action organisée, basée sur la conviction révolutionnaire de chaque militant" a fait défaut parmi des minorités au sein de l'organisation. Comment faire donc quand le cadre même qui permet cette action organisée est malmené par certains de ses propres militants? La première de ces crises dont nous allons traiter surgit en 1936, quand une importante minorité du groupe de Bilan rejeta la position de la majorité selon laquelle l’affrontement qui avait lieu en Espagne ne se tenait pas sur le terrain de la révolution prolétarienne, mais sur celui de la guerre impérialiste. La minorité réclama le droit de prendre les armes pour défendre la "révolution" espagnole, et malgré le veto de la Commission exécutive de Bilan, 26 membres de la minorité partirent pour Barcelone où ils créèrent une nouvelle section. Celle-ci refusa de payer ses cotisations, intégra de nouveaux membres sur la base de la participation au front militaire en Espagne et demanda la reconnaissance à la fois de la section de Barcelone et des militants nouvellement intégrés comme pré-condition de la poursuite de son activité au sein de l'organisation (19).

La façon dont la Gauche italienne a traité la question de la discipline dans ses propres rangs était en cohérence avec sa conception de l'organisation et des rapports des militants avec celle-ci. Ainsi la CE "a décidé de ne pas brusquer la discussion pour permettre à l'organisation de bénéficier de la contribution des camarades qui ne se trouvent pas dans la possibilité d'intervenir activement dans le débat, et aussi parce que l'évolution ultérieure de la situation permettra une plus complète clarification des divergences fondamentales apparues" (20). Compte tenu de l'importance des divergences, la CE savait que la scission était quasiment inévitable et considérait que la priorité numéro un était celle de la clarification programmatique. Pour qu'elle puisse avoir lieu il fallait être prêt à passer outre à certaines violations des statuts de la part de la minorité de manière à ne pas lui donner un prétexte pour quitter l'organisation et esquiver la confrontation des questions de fond. C'est ainsi qu'elle est même allé jusqu'à accepter le non-paiement des cotisations par la minorité. Lorsque la minorité de la Fraction établit un "Comité de coordination" (CC) pour négocier avec la majorité et demander la reconnaissance immédiate de la section de Barcelone (annonçant même qu'elle considérerait le refus de reconnaître la section comme une exclusion de la minorité), la CE commença par refuser : "La CE s'est basée sur un critère élémentaire et de principe de la vie de l'organisation lorsqu'elle a décidé de ne pas reconnaître le groupe de Barcelone. Cela pour des considérations qui n'ont même pas été discutées par le CC et qui furent publiées dans notre communiqué précédent. Aucune exclusion n'était décidée contre des membres de la fraction et pour cela la décision du CC devient incompréhensible lorsqu'il considère l'ensemble de la minorité exclu si le groupe de Barcelone n'est pas reconnu". A cause de la menace de scission brandie par la minorité, la CE décida de reconnaître la section de Barcelone. Cependant, elle refusa de reconnaître les militants nouvellement intégrés dans la section, du fait qu'ils étaient venus sur une base totalement confuse et n'avaient même pas donné leur accord aux documents fondamentaux de la Fraction. Ce faisant, "la CE se basait sur le même critère, à savoir que la scission devait trouver sa place sur des questions de principe et nullement sur des questions particulières de tendance, encore moins sur des questions organisatives".

Cette détermination à maintenir le débat politique resta sans effet. La minorité refusa d'assister au congrès de la Fraction, organisé pour discuter les positions en présence, refusa de faire connaître à la CE ses propres documents politiques, et prit contact avec le groupe anti-fasciste "Giustizia e Libertà". En conséquence : "Dans ces conditions, la CE constate que l'évolution de la minorité est la preuve manifeste qu'elle ne peut plus être considérée comme une tendance de l'organisation, mais comme un réflexe de la manœuvre du Front Populaire au sein de la fraction. En conséquence, il ne peut pas se poser un problème de scission politique de l'organisation.

Considérant d'autre part que la minorité s'acoquine avec des forces ennemies de la fraction et nettement contre-révolutionnaires (...) en même temps qu'elle proclame inutile de discuter avec la fraction, la CE décide l'expulsion pour indignité politique de tous les camarades qui se solidarisent avec la lettre du CC du 25/11/36, et elle laisse 15 jours aux camarades de la minorité pour se prononcer définitivement".

En défense de la discipline organisationnelle

La Gauche italienne allait subir une autre crise lors de l’éclatement de la guerre, puisque la Fraction se dissout sur la base de l’idée, défendue par Vercesi, selon laquelle le prolétariat disparaît comme classe en période de guerre. Cependant, une partie de ses membres allait reconstituer la Fraction pendant la guerre autour du noyau de Marseille. Parallèlement, allait se constituer aussi la Fraction française de la Gauche communiste (FFGC). En 1945, une nouvelle crise éclata. En italie, le nouveau Partito comunista internazionalista venait d’être fondé par les membres de la Gauche italienne qui avaient passé la guerre dans les geôles de Mussolini. La Fraction italienne décida de se dissoudre et de rejoindre individuellement les rangs du parti. La FFGC critiqua durement cette décision, estimant que les bases de la constitution du nouveau parti en Italie n’étaient pas claires, et que la dissolution de la Fraction tournait le dos à tout le travail accompli avant et pendant la guerre par la Fraction italienne en exil. Marco de la Fraction italienne et la FFGC, refusèrent la liquidation de la Fraction. Une partie de la FFGC cependant rejoignit la position de la majorité de la Fraction italienne. Mais, au lieu de défendre cette position de façon politique au sein de l'organisation, ces militants préférèrent mener une campagne de calomnies dans et hors de la FFGC, campagne essentiellement dirigée contre Marco. N'ayant pas réussi à ramener ces camarades dans le cadre de la discipline organisationelle, une assemblée générale de la FFGC fut amenée à adopter une résolution (17/06/1945) (21) les sanctionnant :

"L'Assemblée générale réaffirme la position principielle, que les scissions et les exclusions ne peuvent servir de moyen pour résoudre un débat politique, tant que les divergences ne portent pas sur les fondements programmatiques et principiels. Au contraire les mesures organisationnelles intervenant dans un débat politique ne peuvent qu'obscurcir les problèmes empêchant la pleine maturation des tendances, qui seule permet à l'ensemble du mouvement d'en tirer les conclusions et de renforcer au travers de la lutte politique le bagage idéologique de la fraction. Mais de cette position principielle il ne s'ensuit pas que l'élaboration politique peut se faire dans n'importe quelle condition. L'élaboration politique n'est concevable que dans le respect des règles élémentaires de l'organisation et dans un travail fraternel et collectif dans l'intérêt de la classe et de l'organisation (...)

Se dérobant à s'expliquer devant l'ensemble des camarades, et publiquement dans notre organe Internationalisme, ces éléments publient un communiqué signé 'un groupe de militants de P', dans lequel ils se livrent à des attaques injurieuses et à la calomnie (...)

Ainsi ces deux éléments ont ouvertement et publiquement rompu les derniers liens qui les unissaient à la fraction de la GCF. (...)

L'activité de Al et F a démontré à la fois leur incompatibilité avec leur présence dans l'organisation et leur rupture publique se mettant en dehors de l'organisation (...) Constatant ces faits, l'organisation les sanctionne en suspendant les camarades Al et F de l'organisation pour la durée d'un an (...) l'assemblée leur demande de restituer immédiatement le matériel de l'organisation qu'ils détiennent...".

Ce que la Fraction souligne ici, ce n'est pas seulement que l'organisation a le droit d'attendre, de la part de ses membres, un comportement en accord avec ses principes, mais quelque chose de plus fondamental encore : que le développement du débat, donc de la conscience, n'est pas possible sans le respect des règles communes à tous.

Les statuts de l'organisation en accord avec l'être même du prolétariat

Dans un article publié en 1999 (22), nous avons développé notre vision du rôle des statuts dans la vie d'une organisation révolutionnaire : "nous sommes fidèles depuis toujours à la méthode et aux enseignements de Lénine en matière d'organisation. Le combat politique pour l'établissement de règles précises régissant les rapports organisationnels, c'est-à-dire des statuts, est fondamental. Tout comme le combat pour leur respect bien sûr. Sans celui-ci, les grandes déclarations tonitruantes sur le Parti ne restent que des rodomontades (...) l'apport de Lénine concerne aussi et particulièrement les débats internes, le devoir - et non pas le simple droit - d'expression de toute divergence face à l'ensemble de l'organisation; et une fois les débats tranchés et les décisions prises par le congrès (qui est l'organe souverain, la véritable assemblée générale de l'organisation), la subordination des parties et des militants au TOUT. Contrairement à l'idée, copieusement répandue, d'un Lénine dictatorial, cherchant à étouffer les débats et la vie politique dans l'organisation, celui-ci, en réalité, ne cesse de s'opposer à la vision menchevik qui voit le congrès comme "un enregistreur, un contrôleur, mais pas un créateur" (23) (...) Les statuts de l'organisation ne sont pas de simples mesures exceptionnelles, des garde-fous. Ils sont la concrétisation des principes organisationnels propres aux avant-gardes politiques du prolétariat. Produits de ces principes, ils sont à la fois une arme du combat contre l'opportunisme en matière d'organisation et les fondements sur lesquels l'organisation révolutionnaire doit s'élever et se construire. Ils sont l'expression de son unité, de sa centralisation, de sa vie politique et organisationnelle et de son caractère de classe. Ils sont la règle et l'esprit qui doivent guider quotidiennement les militants dans leur rapport à l'organisation, dans leurs relations avec les autres militants, dans les tâches qui leur sont confiées, dans leurs droits et leurs devoirs, dans leur vie quotidienne personnelle qui ne peut être en contradiction ni avec l'activité militante ni avec les principes communistes".

L'insistance particulièrement forte dans nos statuts sur le cadre qui doit non seulement permettre mais encourager le débat le plus large au sein de l'organisation provient en grande partie de l'expérience des gauches qui ont combattu la dégénérescence des anciens partis ouvriers. Il y a par contre un aspect où nous avons été en retard par rapport à nos prédécesseurs : la question de comment traiter, non pas le débat mais la calomnie et la provocation au sein de l'organisation. Les organisations du passé savaient, à partir de leur expérience amère et répétée, que l'Etat bourgeois était expert dans l'infiltration d'agents provocateurs et que le rôle du provocateur n'était pas simplement d'espionner les révolutionnaires et de les dénoncer à l'appareil répressif de l'Etat, mais de semer les graines de la méfiance auto-destructrice et de la suspicion parmi les révolutionnaires eux-mêmes. Ils savaient aussi qu'une telle méfiance n'était pas nécessairement le travail d'un provocateur, mais qu'il pouvait aussi être le fruit de jalousies, de frustrations et de ressentiments qui font partie de la vie dans la société capitaliste et vis-à-vis desquels les révolutionnaires ne sont pas immunisés. En conséquence, comme nous l'avons montré dans les articles publiés dans notre presse territoriale (24), cette question était un élément-clé des statuts des précédentes organisations prolétariennes ; non seulement le fait de la provocation, mais également l'accusation de provocation portée contre tout militant étaient traités avec le plus grand sérieux (25).

oOo

Aux forces aveugles de l'économie capitaliste et au pouvoir répressif de l'Etat bourgeois, le prolétariat oppose la force consciente et organisée d'une classe révolutionnaire mondiale. A la discipline de plomb imposée par la société capitaliste, le prolétariat oppose une discipline volontaire et consciente parce qu'elle constitue pour lui un élément indispensable de son unité et de sa capacité à s'organiser.

En s'engageant dans une organisation communiste, les militants acceptent la discipline qui vient de la reconnaissance de ce qu'il est nécessaire de faire pour la cause de la révolution prolétarienne et de la libération de l'humanité du joug millénaire de l'exploitation de classe. Mais ce n'est pas parce qu'ils s'engagent à respecter des règles communes d'action que les militants communistes doivent abandonner tout sens critique envers leur classe et leur organisation, bien au contraire. Cet esprit critique, dont chaque militant porte la responsabilité, est indispensable à l'existence même de l'organisation, puisque sans lui cette dernière ne peut que devenir une coquille vide dont les paroles révolutionnaires ne sont qu'un masque pour une pratique opportuniste. C'est pourquoi les gauches au sein de l'IC dégénérescente, en particulier, ont combattu jusqu'au bout l'utilisation d'une discipline administrative pour régler les divergences politiques.

Mais elles ne l’ont pas fait au nom de "la liberté de pensée", du "droit de critique" ou autres chimères anarchistes et bourgeoisies. Comme nous l’avons vu au cours de cet article, en règle générale la rupture de la discipline n’a pas été le fait de la gauche, mais bien celui des tendances opportunistes, l’expression de la pénétration d’idées bourgeoises ou petites-bourgeoises dans l’organisation. En général, les militants de la gauche, tels que Lénine, Rosa Luxemburg ou Bordiga, étaient les plus déterminés à respecter et faire respecter les décisions de l’organisation, de ses congrès, de ses organes centraux, et à lutter pour ses principes, qu’il s’agisse des positions programmatique ou des règles de fonctionnement ou de comportement.

Comme nous l'avons montré à travers les exemples des fractions de gauche dans le SPD allemand et l'Internationale communiste, la dégénérescence d'une organisation met les militants de la gauche devant un terrible choix : rompre ou non la discipline organisationnelle afin de rester fidèle à "la discipline envers le parti dans sa totalité, c'est-à-dire envers son programme" selon les termes de Rosa Luxemburg. La classe ouvrière a le droit de demander à ses fractions de gauche d'apprécier un tel choix avec le plus grand sérieux. Rompre la discipline de l'organisation n'est pas quelque chose à prendre à la légère, car cette autodiscipline est au centre de l'unité de l'organisation et de la confiance mutuelle qui doit unir les camarades dans leur lutte pour le communisme.

 

Jens.

 

NOTES

 

(1) "Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne", mars 1919, republiées dans la Revue internationale n°100.

(2) Au fond, Lénine ne fait qu'élaborer à partir des termes célèbres du Manifeste communiste : "L'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du capital ; la condition du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi le développement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie la base même sur laquelle elle a établi son système de production et d'appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs". (souligné par nous)

(3) Internationalisme n°25, août 1947, publié dans la Revue Internationale n°34

(4) Nous ne revenons pas, dans cet article, sur le conflit qui a débouché sur la formation des tendances bolchevique et menchevique du POSDR (Parti social-démocrate de Russie) au Congrès de 1903 qui a été traité dans d’autres articles de la Revue internationale. Dans ce cas aussi, il est clair que c’est l’aile opportuniste -les mencheviks- qui, au lendemain du Congrès, a rompu la discipline du parti et transgressé les décisions prises par le Congrès. (Cf. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière).

(5) Ceci dit, elle a raison d’insister sur le fait que les statuts de l’organisation ne sont que des mots sur un bout de papier s’ils ne sont pas défendus par l’implication consciente des militants du parti.

(6) Cité dans Rosa Luxemburg de Paul Frölich. Le témoignage de Frölich est de première main puisqu'il était l'un des étudiants de Rosa Luxemburg dans l'école du parti, et un dirigeant des radicaux de la gauche de Brême dans le parti.

(7) Tout au long de la guerre, les spartakistes n’ont eu de cesse de réclamer la tenue d’un nouveau congrès afin que les désaccords soient largement discutés ; la direction du parti a toujours refusé. Il en avait été de même concernant l’attitude des mencheviks. Après le "coup d’Etat" de ces derniers au lendemain du Congrès de 1903 (grâce au revirement de Plekhanov), ayant consisté à prendre le contrôle de l’Iskra, les bolcheviks réclament avec insistance la tenue d’un nouveau congrès, ce que les mencheviks refusent.

(8) Cette discipline était appliquée par l'emprisonnement des militants ou leur envoi à la mort sur la ligne du front.

(9) Voir les Revue internationale n°81-99

(10) Néanmoins, au moins un dirigeant de l'aile gauche, Leo Jogisches, s'opposa à cette décision sur la base du fait que cela donnerait à la direction un prétexte pour expulser la gauche, et donc l'isoler du reste des militants : "Une telle scission dans ces circonstances ne signifierait pas l'expulsion du parti de la majorité et des hommes de Scheidemann, comme nous le voulons, mais mènerait inévitablement à la dispersion des meilleurs camarades du parti dans de petits cercles et les condamnerait à une impuissance totale. Nous considérons cette tactique comme nuisible et même destructrice".

(11) Otto Rühle était, comme Liebknecht, député du SPD ;lorsqu’en décembre 1914, lors d’un second vote des crédits de guerre au Parlement allemand, Liebknecht vota contre cette fois-ci, Otto Rühle le rejoignit.

(12) Frölich, op. Cit. Les citations sont de Rosa Luxemburg.

(13) Un exemple de "particularisme" auquel s’est heurtée la nouvelle Internationale, est constitué par le refus du nouveau Parti communiste français d’appliquer les règles de l’IC, au nom des "spécificités" nationales, en voulant admettre des francs-maçons en son sein. Dans les premières années de l’Internationale communiste, alors qu’elle était encore une organisation vivante du prolétariat, une fois de plus les manifestations les plus flagrantes d’indiscipline venaient de l’opportunisme.

(14) La gauche devait rapidement scissionner pour donner naissance au Parti communiste d'Italie

(15) L’autre courant de gauche du mouvement révolutionnaire, la gauche germano-hollandaise, n’appartenait pas à l’Internationale mais en était sympathisant, car il avait été exclu des Partis communistes.

(16) En d'autres termes, la direction de l'Internationale.

(17) Cité dans Défense de la continuité du programme communiste, publié par le Parti Communiste International, p144.

(18) Parti communiste allemand

(19) Il est clair que c'était une manœuvre de la minorité, puisque l'intégration hâtive de nouveaux membres auraient fait de la minorité la majorité de la Fraction.

(20) Bilan n°34, août 1936. Cette citation et celles qui suivent proviennent d'une série de textes de Bilan, republiés dans la Revue internationale n°7.

(21) Publié dans le Bulletin Extérieur de la FFGC, juin 1945.

(22) Voir la Revue internationale n°97, "Sommes-nous devenus léninistes ?"

(23) Cité de Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne.

(24) Voir Révolution Internationale n°321

(25) A titre d'exemple, nous pouvons citer le point 9 des statuts de la Ligue des Justes: "Parmi tous les frères il y a un comportement ouvert. Si quelqu'un veut se plaindre de personnes ou de questions appartenant à la Ligue, il doit le faire ouvertement dans la réunion [de la section]. Les dénigrateurs seront exclus".

 

 

Questions théoriques: 

  • Parti et Fraction [38]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [39]

Le conflit Juifs/Arabes: La position des internationalistes dans les années 1930 (“Bilan” n°30 et 31)

  • 4116 reads

Les articles qui suivent, ont été publiés en 1936 dans les n°31 et 32 de la revue Bilan, organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste. II était vital que la Fraction dégage la position marxiste vis-à-vis du conflit arabo-juif en Pales­tine, consécutif à la grève générale arabe contre l'immigration juive qui avait dégénéré en une série de pogroms sanglants. Bien que depuis lors, un certain nombre d'aspects spécifiques de la situation aient changé, ce qui est frappant dans ces articles, c'est à quel point, encore aujourd'hui, ils s'appliquent profondément à la situation dans la région. En particulier, ils démontrent avec beaucoup de précision comment les mouvements "nationaux", tant celui des juifs que celui des arabes, tout en étant engendrés par l'épreuve de l'oppression et de la persécution, s'entremêlaient inextricablement avec le conflit des impérialismes rivaux, et de même, ces articles montrent comment ces mouvements ont tous deux été utilisés pour éclipser les intérêts de classe communs des prolétaires arabes et juifs, les amenant à se massacrer mutuellement pour les intérêts de leurs exploiteurs. Les articles démontrent donc que :

- le mouvement sioniste n'est devenu un projet réaliste qu'après avoir reçu le soutien de l'impé­rialisme britannique qui cherchait à créer ce qu'il appelait "une petite Irlande" au Moyen-Orient, zone d'importance stratégique croissante avec le développement de l'industrie pétrolière ;

-la Grande Bretagne, tout en soutenant le projet sioniste, menait aussi un double jeu : elle devait tenir compte de la très importante composante arabo-musulmane dans son empire colonial ; elle avait fait un usage cynique des aspirations nationales arabes pendant la Première Guerre mondiale, lorsque sa préoccupation principale était d'en finir avec l'Empire ottoman qui s'effritait. Elle avait donc fait toutes sortes de promesses à la population arabe de Palestine et du reste de la région. Cette politique classique conforme à la maxime "diviser pour régner" avait un double but : maintenir l'équilibre entre les différentes aspirations impérialistes nationales en conflit dans les zones qui étaient sous sa domination, tout en empêchant en même temps les masses exploi­tées de la région de reconnaître quels étaient leurs intérêts matériels communs ;

- le mouvement de "libération arabe", tout en s'opposant au soutien de la Grande Bretagne au sionisme, n'était donc en aucune façon anti­impérialiste, pas plus que ne l'étaient les élé­ments au sein du sionisme qui étaient prêts à prendre les armes contre la Grande Bretagne. Les deux mouvements nationalistes se situaient entièrement dans le cadre du jeu impérialiste global. Si une fraction nationaliste se retournait contre son ancien soutien impérialiste, elle ne pouvait le faire qu'en recherchant le soutien d'un autre impérialisme. Au moment de la guerre d'indépendance d'Israël en 1948, pratiquement tout le mouvement sioniste était devenu ouverte­ment anti-anglais mais, ce faisant, il était déjà devenu un instrument du nouvel impérialisme triomphant, l'Amérique, qui était prête à utiliser tout ce qu'elle avait sous la main pour écarter les vieux empires coloniaux. De même, Bilan montre que lorsque le nationalisme arabe entra en conflit ouvert avec la Grande Bretagne, cela ne fit qu'ouvrir la porte aux ambitions de l'impérialisme italien (et aussi allemand) ; par la suite nous avons pu voir la bourgeoisie palestinienne se tourner vers le bloc russe, puis vers la France et d'autres puissances européennes dans son conflit avec les Etats-Unis.

Les principaux changements qui ont eu lieu depuis que ces articles ont été écrits consistent évidement dans le fait que le sionisme a réussi à constituer un Etat qui a fondamentalement changé le rapport de forces dans la région et que l'impé­rialisme dominant dans cette zone n'est plus la Grande Bretagne mais les Etats-Unis. Mais l'es­sence du problème, même dans ce cas, reste le même : la création de l'Etat d'Israël, qui a eu pour résultat l'expulsion de dizaines de milliers de palestiniens, n'a fait que pousser à son point culminant la tendance à l'expropriation des pay­sans palestiniens qui, comme le note Bilan, était inhérente au projet sioniste ; et les Etats-Unis sont, à leur tour, contraints de maintenir un équilibre contradictoire entre le soutien qu'ils apportent à l'Etat sioniste d'un côté et, de l'autre, la nécessité de maintenir autant qu'ils le peuvent le "monde arabe" sous leur influence. Pendant ce temps, les rivaux des Etats-Unis continuent à faire tout ce qu'ils peuvent pour utiliser à leur profit les antagonismes entre ces derniers et les pays de la région.

Ce qui est le plus pertinent, c'est la claire dénon­ciation par Bilan de la façon dont les deux chauvinismes, arabe et juif, ont été utilisés pour maintenir le conflit entre les ouvriers ; malgré cela, et en fait, à cause de cela, la Fraction italienne refusa de faire un quelconque compro­mis dans sa défense de l'internationalisme authen­tique : "Pour le vrai révolutionnaire, naturelle­ment, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte com­muniste". Elle rejeta donc totalement la politique stalinienne de soutien au nationalisme arabe sous le prétexte de combattre l'impérialisme. La politique des partis staliniens de l'époque est reprise aujourd'hui par les partis trotskistes et autres gauchistes qui se font les porte-parole de la "Résistance palestinienne". Ces positions sont aussi contre-révolutionnaires aujourd'hui qu'el­les l'étaient en 1936.

Aujourd'hui, quand les masses des deux parties sont plus que jamais encouragées dans une frénésie de haine mutuelle, alors que le prix des massacres s'élève bien au-delà du niveau atteint dans les années 1930, l'internationalisme intran­sigeant reste le seul antidote au poison nationa­liste.

Le CCI, juin 2002.

************************************

Bilan n° 30 (mai-juin 36)

L'aggravation du conflit arabo juif en Pa­lestine, l'accentuation de l'orientation anti ­britannique du monde arabe qui pendant la guerre mondiale fut un pion de l'impérialisme anglais, nous a déterminé à envisager le problème juif et celui du mouvement nationa­liste pan-arabe. Nous essayerons cette fois­ ci de traiter le premierde ces deux problèmes.

On sait qu'après la destruction de Jérusa­lem par les Romains et la dispersion du peuple juif, les différents pays où ils allèrent lorsqu'ils ne les expulsaient pas de leurs territoires (moins pour des raisons religieu­ses invoquées par les autorités catholiques que pour des raisons économiques, notam­ment la confiscation de leurs bien et l'annu­lation de leur crédit), en réglèrent les condi­tions de vie d'après la bulle papale de la moitié du 16e siècle qui fit règle dans tous les pays, en les obligeant à vivre enfermés dans des quartiers fermés (ghetto) et en les obligeant à porter un insigne infamant.

Expulsés en 1290 de l'Angleterre, en 1394 de la France, ils émigrèrent en Allemagne, en Italie, en Pologne; expulsés en 1492 de l'Es­pagne et en 1498 du Portugal, ils se réfugiè­rent en Hollande, en Italie et surtout dans l'Empire Ottoman qui occupait alors l'Afrique du Nord et la plus grande partie de l'Europe du sud-est; là ils formèrent et forment même aujourd'hui cette communauté parlant un dialecte judéo-espagnol, alors que ceux émi­grés en Pologne, en Russie, en Hongrie, etc., parlent le dialecte judéo-allemand (Yiddish). La langue hébraïque qui reste pendant cette époque la langue des rabbins fut retirée du domaine des langues mortes pour devenir la langue des juifs de Palestine avec le mouve­ment nationaliste juif actuel.

Pendant que les juifs de l'Occident, les moins nombreux, et partiellement ceux des Etats-Unis, ont acquis une influence écono­mique et politique au travers de leur influence boursière et une influence intellectuelle parle nombre d'entre eux qui se trouvent dans les professions libérales, les grandes masses se concentrèrent dans l'Europe orientale et déjà, à la fin du 18e siècle, groupaient les 80% des juifs d'Europe. Au travers du premier dépar­tage de la Pologne et de l'annexion de la Bessarabie, ils passèrent sous la domination des tzars qui, au commencement du 19e siècle, avaient sur leurs territoires les deux tiers des juifs. Le gouvernement russe adopta dès ses débuts une politique répressive da­tant de Catherine II et qui trouva son expres­sion la plus farouche sous Alexandre III qui envisageait la solution du problème juif de cette façon : un tiers doit être converti, un tiers doit émigrer et un tiers doit être exter­miné. Ils étaient enfermés dans un certain nombre de districts de provinces du nord-ouest (Russie Blanche), du sud-est (Ukraine et Bessarabie) et en Pologne. C'était là leurs zones de résidences. Ils ne pouvaient habiter en dehors des villes et surtout ils ne pou­vaient habiter les régions industrialisées (bas­sins miniers et régions métallurgiques). Mais c'est surtout parmi ces juifs que se fit jour la pénétration du capitalisme au 19e siècle et que se détermina une différenciation des classes.

Ce fut la pression du terrorisme gouverne­mental russe qui donna la première impulsion à la colonisation palestinienne. Cependant les premiers juifs revinrent en Palestine déjà après leur expulsion d'Espagne à la fin du 15e siècle et la première colonie agricole fut cons­tituée en 1870 près de Jaffa. Mais la première émigration sérieuse commença seulement après 1880, quand la persécution policière et les premiers pogromes déterminèrent une émigration vers l'Amérique et vers la Pales­tine.

Cette première "Alya" (immigration juive) de 1882, dite des "Biluimes",était en majorité composée d'étudiants russes qui peuvent être considérés comme les pionniers de la colonisation juive en Palestine. La seconde "Alya" se vérifia en 1904-05, en répercussion de l'écrasement de la première révolution en Russie. Le nombre des juifs établis en Pales­tine qui était de 12.000 en 1850, monta à 35.000 en 1882 et 90.000 en 1914.

C'était tous des juifs de Russie et de Roumanie, intellectuels et prolétaires, car les capitalistes juifs de l'Occident se limitèrent, comme les Rothschild et les Hirsch, à un soutien financier qui leur donnait un béné­vole renom de philanthropie, sans qu'il soit nécessaire pour eux de donner de leur pré­cieuse personne.

Parmi les "Biluimes" de 1882, les socialis­tes étaient encore peu nombreux et cela parce que dans la controverse de l'époque, à savoir si l'émigration juive devait être dirigée vers la Palestine ou l'Amérique, ils étaient pour cette dernière. Dans la première émigration juive aux Etats-Unis, les socialistes furent donc très nombreux et y constituèrent de bonne heure des organisations, des journaux et pratiquement même des essais de colonisa­tion communiste.

La seconde fois que se posa la question de savoir vers où diriger l'émigration juive, ce fut comme nous l'avons dit, après la défaite de la première révolution russe et par suite de l'aggravation des pogromes caractérisée par celui de Kitchinew.

Le sionisme qui tentait à assurer au peuple juif un siège en Palestine et qui venait de constituer un Fonds National pour acquérir les terres se divisa alors au 7e Congrès sio­niste de Bâle en courant traditionnaliste qui restait fidèle à la constitution de l'Etat juif en Palestine et en territorialistes qui étaient pour la colonisation même ailleurs et dans le cas concret, en Ouganda offerte par l'Angleterre.

Seule une minorité de socialistes juifs, les Poalés sionistes de Ber Borochov, restèrent fidèles aux traditionnalistes, tous les autres partis socialistes juifs de l'époque, comme le parti des socialistes sionistes (S. S.) et les Serpistes - une espèce de reproduction dans les milieux juifs des S. R. russes - se déclarèrent pour le territorialisme. La plus ancienne et la plus puissante organisation juive de l'époque, le Bund, était, comme on le sait, tout à fait négative au sujet de la ques­tion nationale, du moins à cette époque.

Un moment décisif pour le mouvement de renaissance nationale fut ouvert par la guerre mondiale de 1914, et après l'occupation par les troupes anglaises de la Palestine, aux­quelles s'était ralliée la Légion juive de Jabotinsky, fut promulguée la déclaration de Balfour de 1917qui promettait la constitution en Palestine du Foyer National Juif.

Cette promesse eut sa sanction à la Con­férence de San Remo de 1920 qui mit la Palestine sous mandat anglais.

La déclaration de Balfour détermina une troisième "Alya", mais ce fut surtout la qua­trième, la plus nombreuse, qui coïncida avec la remise du mandat palestinien à l'Angle­terre. Cette "Alya" eut déjà en son sein des couches assez nombreuses de petits bour­geois. On sait que la dernière immigration en Palestine qui a suivi l'avènement d'Hitler au pouvoir et qui est certainement la plus impor­tante contient déjà un fort pourcentage de capitalistes.

Si le premier recensement effectué en 1922, en Palestine eu égard aux ravages de la guerre mondiale n'avait enregistré que 84.000 juifs, les 11 pour cent de la population totale, celui de 1931 en enregistra déjà 175.000. En 1934, les statistiques donnent 307.000 sur une population totale d'un million 171.000. Ac­tuellement on donne comme chiffre 400.000 Juifs.

Les 80 pour cent des juifs sont établis dans les villes dont le développement est illustré par l'apparition rapide de la ville champignon de Tel-Aviv; le développement de l'industrie juive est assez rapide : en 1928 on comptait 3.505 entreprises dont 782 avaient plus de 4 ouvriers, c'est-à-dire au total 18.000 ouvriers avec un capital investi de 3,5 millions de Livres sterlings.

Les juifs établis dans les campagnes re­présentent seulement les 20 pour cent face aux arabes qui forment les 65% de la popula­tion agricole. Mais les fellahs travaillent leurs terres avec des moyens primitifs, les juifs au contraire dans leurs colonies et plantations travaillent selon les méthodes intensives du capitalisme avec de la main-d’œuvre arabe à salaires très bas.

Les chiffres que nous avons donnés expli­quent déjà un côté du conflit actuel. Depuis le 20e siècle les juifs ont abandonné la Pales­tine et d'autres populations se sont installées sur les rives du Jourdain. Bien que les décla­rations de Balfour et les décisions de la Société des Nations prétendaient assurer le respect du droit des occupants de la Pales­tine, en réalité l'augmentation de l'immigra­tion juive signifie chasser les arabes de leurs terres même si elles sont achetées à bas prix par le Fonds National Juif.

Ce n'est pas par humanité envers "le peu­ple persécuté et sans patrie" que la Grande-Bretagne a choisi une politique philo juive. Ce sont les intérêts de la haute finance an­glaise où les juifs ont une influence prédomi­nante qui ont déterminé cette politique. D'autre part, dès le début de la colonisation juive on remarque un contraste entre les prolétaires arabes et juifs. Au commence­ment les colons juifs avaient employé des ouvriers juifs parce qu'ils exploitaient leur ferveur nationale pour se défendre contre les incursions des arabes. Puis après, avec la consolidation de la situation, les industriels et les propriétaires fonciers juifs préférèrent à la main-d’œuvre juive plus exigeante, celle des arabes.

Les ouvriers juifs, en constituant leurs syndicats, bien plus qu'à la lutte des classes, s'adonnèrent à la concurrence contre les bas salaires arabes. Cela explique le caractère chauvin du mouvement ouvrier juif qui est exploité par le nationalisme juif et l'impéria­lisme britannique.

Il y a naturellement aussi des raisons de nature politique qui sont à la base du conflit actuel. L'impérialisme anglais, en dépit de l'hostilité des deux races, voudrait faire coha­biter sous une même toiture deux Etats diffé­rents et créer même un bi-parlementarisme qui prévoit un parlement distinct pour juifs et arabes.

Dans le camp juif, à côté de la directive temporisatrice de Weissman, il y a les révi­sionnistes de Jabotinsky qui combattent le sionisme officiel, accusent la Grande-Breta­gne d'absentéisme, sinon de manquer à ses engagements, et qui voudrait ouvrir à l'émi­gration juive la TransJordanie, la Syrie et la péninsule du Sinaï.

Les premiers conflits qui se manifestèrent en août 1929 et qui se déroulèrent autour du Mur des Lamentations, provoquèrent d'après les statistiques officielles, la mort de deux cents arabes et cent trente juifs, chiffres certainement inférieurs à la réalité, parce que si dans les installations modernes, les juifs réussirent à repousser les attaques, à Hebron, à Safit et dans quelques faubourgs de Jéru­salem, les arabes passèrent à de véritables pogromes.

Ces événements marquèrent un point d'ar­rêt de la politique philo-juive de l'Angleterre, car l'empire colonial britannique comprend trop de musulmans, y compris l'Inde, pour avoir suffisamment de raisons d'être pru­dent.

A la suite de cette attitude du gouverne­ment britannique envers le Foyer National Juif, la plupart des partis juifs : les sionistes orthodoxes, les sionistes généraux et les révisionnistes passèrent à l'opposition, pen­dant que le plus sûr appui de la politique anglaise dirigée à cette époque par le Labour Party, fut représenté par le mouvement tra­vailliste juif qui était l'expression politique de la Confédération Générale du Travail, orga­nisant presque la totalité des ouvriers juifs en Palestine.

Récemment, s'était exprimé, en surface seulement, une lutte commune de mouve­ments juifs et arabe contre la puissance mandataire. Mais le feu couvait sous les cendres et l'explosion consista en les événe­ments du mois de mai dernier.

La presse fasciste italienne s'est insurgée contre l'accusation de la presse "sanctionniste", comme quoi des agents fas­cistes avaient fomenté les émeutes de Pales­tine, accusation déjà faite à propos des ré­cents événements d'Egypte. Personne ne peut nier que le fascisme a tout intérêt à souffler sur ce feu. L'impérialisme italien n'a jamais caché ses visées vers le Proche Orient, c'est-à-dire son désir de se substituer aux puissances mandataires en Palestine et en Syrie. Il possède d'ailleurs en Méditerranée une puissante base navale et militaire repré­sentée par Rhodes et les autres îles du Dodé­canèse. L'impérialisme anglais, d'autre part, s'il se trouve avantagé par le conflit entre arabes et juifs, car d'après la vieille formule romaine divide et impeta, il faut diviser pour régner, il doit cependant tenir compte de la puissance financière des juifs et de la menace du mouvement nationaliste arabe.

Ce dernier mouvement dont nous parle­rons plus longuement une autre fois, est une conséquence de la guerre mondiale qui a déterminé une industrialisation aux Indes, en Palestine et en Syrie et renforcé la bourgeoi­sie indigène qui posa sa candidature au gouvernement, c'est-à-dire à l'exploitation des masses indigènes.

Les arabes accusent la Grande-Bretagne de vouloir faire de la Palestine le Foyer Natio­nal Juif, qui signifierait le vol de la terre aux populations indigènes. Ils ont envoyé à nouveau des émissaires en Egypte, en Syrie, au Maroc pour déterminer une agitation du monde musulman en faveur des arabes de Palestine, afin de chercher à intensifier le mouvement, en vue de l'union nationale pan­islamique. Ils sont encouragés par les ré­cents événements de la Syrie où l'on obligea la puissance mandataire, la France, à capitu­ler devant la grève générale, et aussi par les événements d'Egypte où l'agitation et la cons­titution d'un front national unique ont obligé Londres à traiter en toute égalité avec le gouvernement du Caire. Nous ne savons si la grève générale des arabes de Palestine obtiendra pareil succès. Nous examinerons ce mouvement en même temps que le pro­blème arabe dans un prochain article.

Gatto MAMMONE

**********************************

Bilan n° 31 (Juin-juillet 36)

Comme nous l'avons vu dans la précé­dente partie de cet article, quand, après cent ans d'exil, les "Biluimes", acquirent une bande de territoire sablonneux au Sud de Jaffa, ils trouvèrent d'autres peuplades, les Arabes, qui s'étaient substitués à eux en Palestine. Ces derniers n'étaient que quelques centai­nes de milliers, soit Arabes fellah (paysans) ou bédouins (nomades); les paysans tra­vaillaient avec des moyens très primitifs, le sol appartenant aux propriétaires fonciers (effendis). L'impérialisme anglais, comme on l'a vu en poussant ces latifundistes et la bourgeoisie arabe à entrer en lutte à ses côtés pendant la guerre mondiale, leur a promis la constitution d'un Etat national arabe. La ré­volte arabe fut, en effet d'une importance décisive dans l'écroulement du front turco-­allemand dans le Proche-Orient, car elle ré­duisit à néant l'appel à la Guerre Sainte lancé par le Khalife Ottoman et tint en échec de nombreuses troupes turques en Syrie, sans parler de la destruction des armées turques en Mésopotamie.

Mais si l'impérialisme britannique avait déterminé cette révolte arabe contre la Tur­quie, grâce à la promesse de la création d'un Etat arabe composé de toutes les provinces de l'ancien empire ottoman (y compris la Pales­tine), il ne tarda pas, pour la défense de ses intérêts propres à solliciter comme contre-partie, l'appui des sionistes juifs en leur disant que la Palestine leur serait remise tant au point de vue de l'administration que de la colonisation.

En même temps, il se mettait d'accord avec l'impérialisme français pour lui céder un man­dat sur la Syrie, détachant ainsi cette région, qui forme, avec la Palestine, une unité histo­rique et économique indissoluble.

Dans la lettre que Lord Balfour adressait le 2 novembre 1917 à Rothschild président de la Fédération Sioniste d'Angleterre, et dans laquelle il lui communiquait que le gouverne­ment anglais envisageait favorablement l'éta­blissement en Palestine, d'un foyer national pour le peuple juif et qu'il emploierait tous ses efforts pour la réalisation de cet objectif, Lord Balfour ajoutait que : rien ne serait fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les juifs jouissent dans les autres pays.

Malgré les termes ambigus de cette décla­ration, qui permettait à un peuple nouveau de s'installer sur leur sol, l'ensemble de la popu­lation arabe resta neutre au début et même favorable à l'instauration d'un foyer national juif. Les propriétaires arabes, sous la crainte qu'une loi agraire allait être instituée, se mon­trèrent disposés à vendre des terres. Les chefs sionistes, uniquement par des préoc­cupations d'ordre politique ne profitèrent pas de ces offres et allèrent jusqu'à approu­ver la défense du gouvernement Albany de vendre des terrains.

Bientôt, la bourgeoisie manifesta des ten­dances à occuper totalement au point de vue territorial et politique la Palestine en dépos­sédant la population autochtone et en la repoussant vers le désert. Cette tendance se manifeste aujourd'hui chez les sionistes révi­sionnistes, c'est-à-dire dans le courant philo-fasciste du mouvement nationaliste juif.

La superficie des terres arables de la Pales­tine est d'environ 12 millions de « dounams métriques » (le ounam=1 dixième d'hectare) dont 5 à 6 millions sont actuellement cultivés.

Voici comment s'établit la superficie des terres cultivées par les Juifs en Palestine, depuis 1899:

1899 : 22 colonies, 5.000 habitants, 300.000 dounams.

1914: 43 colonies, 12.000 habitants, 400.000 dounams.

1922: 73 colonies, l5 000 habitants, 600 000 dounans

1931 : 160 colonies, 70 000 habitants, 1 120 000 dounams.

Pour juger la valeur réelle de cette progres­sion et de l'influence qui en découle, il ne faut pas oublier que les Arabes cultivent encore aujourd'hui la terre d'une façon primitive, tandis que les colonies juives emploient les méthodes les plus modernes de culture.

Les capitaux juifs investis dans les entrepri­ses agricoles sont estimés à plusieurs mil­lions de dollars or, dont 65% dans les plantations. Bien que les Juifs ne possèdent que 14% des terres cultivées, la valeur de leurs produits atteint le quart de la produc­tion totale.

Pour ce qui est des plantations d'oranges, les juifs arrivent à 55% de la récolte totale.

C'est en avril 1920, à Jérusalem, et en mai 1921, à Jaffa, que se produisirent, sous forme de pogromes les premiers symptômes de la réaction arabe. Sir Herbert Samuel, haut­ commissaire en Palestine jusqu'en 1925 essaya d'apaiser les Arabes en arrêtant l'immi­gration juive, tout en promettant aux Arabes un gouvernement représentatif et en leur attribuant les meilleures terres du domaine de l'Etat.

Après la grande vague de colonisation de 1925, qui atteint son maximum avec 33.000 immigrants, la situation empira et finit par déterminer les mouvements d'août 1929. C'est alors que vinrent se joindre aux populations arabes de la Palestine, les tribus bédouines de la Transjordanie, appelées par les agita­teurs musulmans.

A la suite de ces événements la Commis­sion d'Enquête parlementaire envoyée en Palestine et qui est connue sous le nom de Commission Shaw, conclut que les événe­ments étaient dus à l'immigration ouvrière juive et à la "disette" de terre et elle proposa au gouvernement l'achat de terres pour dé­dommager le fellah arraché de son sol.

Quand, par après, en mai 1930, le gouver­nement britannique accepta dans leur en­semble les conclusions de la Commission Shaw et suspendit à nouveau l'immigration ouvrière juive en Palestine, le mouvement ouvrier juif -que la Commission Shaw avait même refusé d'entendre- répondit par une grève de protestation de 24 heures, tandis que le Poale Zion dans tous les pays ainsi que les grands syndicats juifs d'Amérique, pro­testaient contre cette mesure par de nom­breuses manifestations.

En octobre 1930, parut une nouvelle dé­claration concernant la politique britannique en Palestine, connue sous le nom de Livre blanc.

Elle était également très peu favorable à la thèse sioniste. Mais, devant les protesta­tions toujours grandissantes des juifs, le gouvernement travailliste répondit, en fé­vrier 1931 par une lettre de Mac Donald qui réaffirmait le droit au travail, à l'immigration et à la colonisation juive et autorisait les em­ployeurs juifs à employer la main d'œuvre juive -lorsqu'ils préféraient employer cette dernière plutôt que des Arabes- sans tenir compte de l'augmentation éventuelle du chô­mage parmi les Arabes.

Le mouvement ouvrier palestinien s'em­pressa de faire confiance au gouvernement travailliste anglais, tandis que tous les autres partis sionistes restaient dans une opposi­tion méfiante.

Nous avons démontré, dans l'article pré­cédent, les raisons du caractère chauvin du mouvement ouvrier palestinien.

L'Histadrath - la principale Centrale syndicale palestinienne ne comprend que des Juifs (80`% des ouvriers juifs sont orga­nisés). C’est seulement la nécessité d'élever le standard de vie des masses arabes, pour protéger les hauts salaires de la main d'œuvre juive, qui a déterminé, dans ces derniers temps, ses essais d'organisation arabe. Mais les embryons de syndicats groupés dans "l'Alliance" restent organiquement séparés de l'Histadrath, exception faite du Syndicat des Cheminots qui englobe les représen­tants des deux races.

La grève générale des arabes en Palestine entre maintenant dans son quatrième mois. La guérilla se continue, malgré le récent dé­cret qui inflige la peine de mort aux auteurs d'un attentat: chaque jour se produisent des embuscades et des coups de mains contre trains et automobiles, sans compter les des­tructions et incendies des propriétés juives.

Ces événements ont coûté à la puissance mandataire déjà près d'un demi-million de livres sterling pour l'entretien des forces armées et, par suite de la diminution des entrées budgétaires, conséquence de la ré­sistance passive et du boycott économique des masses arabes. Dernièrement, aux Com­munes, le ministre des colonies a donné comme chiffre des victimes: 400 Musulmans, 200 Juifs et 100 policiers ; jusqu'ici 1800 Arabes et Juifs ont été jugés et 1200 ont été condamnés dont 300 Juifs. D'après le minis­tre, une centaine de nationalistes arabes ont été déportés dans des camps de concentra­tion. Quatre chefs communistes (2 Juifs et 2 Arméniens) sont détenus et 60 communistes soumis à la surveillance de la police. Voilà les chiffres officiels.

Il est évident que la politique de l'impéria­lisme britannique en Palestine s'inspire natu­rellement d'une politique coloniale propre à tout impérialisme. Celle-ci consiste à s'ap­puyer partout sur certaines couches de la population coloniale (en opposant des races entre elles ou des confessions religieuses différentes, ou bien encore éveillant des ja­lousies entre clans ou chefs), ce qui permet à l'impérialisme d'établir solidement sa super oppression sur les masses coloniales elles-mêmes, sans distinction de races ou de con­fessions.

Mais si cette manœuvre a pu réussir au Maroc et en Afrique centrale, en Palestine et en Syrie le mouvement nationaliste arabe présente une résistance très compacte. Il s'appuie sur les pays plus ou moins indépen­dants qui l'environnent : Turquie, Perse, Egypte, Irak, Etats d'Arabie et, de plus, se relie à l'ensemble du monde musulman qui compte plusieurs millions d'individus.

En dépit des contrastes existants entre différents Etats musulmans et malgré la politique anglophile de certaines d'entre eux, le grand danger pour l'impérialisme serait la constitution d'un bloc oriental capable de lui en imposer -ce serait possible si le réveil et le renforcement du sentiment nationaliste des bourgeoisies indigènes pouvait empê­cher le réveil de la révolte de classe des exploités coloniaux qui ont à en finir autant avec leurs exploiteurs qu'avec l'impérialisme européen- et qui pourrait trouver un point de ralliement autour de la Turquie, qui vient d'affirmer à nouveau ses droits sur les Darda­nelles et qui pourrait reprendre sa politique panislamique.

Or, la Palestine est d'une importance vitale pour l'impérialisme anglais. Si les Sionistes ont cru obtenir une Palestine "juive" en réalité ils n'obtiendront jamais qu'une Pales­tine "britannique", voie palestinienne des transits terrestres qui relie l'Europe à l'Inde. Elle pourrait remplacer la voie maritime de Suez, dont la sécurité vient d'être affaiblie par l'établissement de l'impérialisme italien en Ethiopie. Il ne faut pas oublier non plus que le pipe-line de Mossoul (zone pétrolière) aboutit au port palestinien de Haïfa.

Enfin, la politique anglaise devra toujours tenir compte de ce que 100 millions de Musul­mans peuplent l'empire britannique. Jusqu'ici, l'impérialisme britannique a réussi, en Pales­tine, à contenir la menace représentée par le mouvement arabe d'indépendance nationale. Il opposait à ce dernier le sionisme qui, en poussant les masses juives à émigrer en Palestine disloquait le mouvement de classe de leur pays d'origine où celles-ci auraient trouvé leur place et, enfin, il s'assurait un appui solide pour sa politique dans le Proche Orient.

L'expropriation des terres, à des prix déri­soires a plongé les prolétaires arabes dans la misère la plus noire et les a poussés dans les bras des nationalistes arabes et des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie naissante. Cette dernière en profite, évidem­ment, pour étendre ses visées d'exploitation des masses et dirige le mécontentement des fellahs et prolétaires contre les ouvriers juifs de la même façon que les capitalistes sionis­tes ont dirigé le mécontentement des ouvriers juifs contre les Arabes. De ce contraste entre exploités juifs et arabes, l'impérialisme britan­nique et les classes dirigeantes arabes et juives ne peuvent que sortir renforcées.

Le communisme officiel aide les Arabes dans leur lutte contre le sionisme qualifié d'instrument de l'impérialisme anglais.

Déjà, en 1929 la presse nationaliste juive publia une liste noire de la police où les agitateurs communistes figuraient aux côtés du grand Mufti et des chefs nationalistes arabes. Actuellement, de nombreux militants communistes ont été arrêtés.

Après avoir lancé le mot d'ordre "d'arabi­sation" du parti -celui-ci, comme le P. C. de Syrie ou même d'Egypte a été fondé par un groupe d'intellectuels juifs qui fut combattu comme "opportuniste"- les centristes ont lancé aujourd'hui le mot d'ordre de "l'Arabie aux Arabes" qui n'est qu'une copie du mot d'ordre "Fédération de tous les peuples ara­bes" devise des nationalistes arabes, c'est­-à-dire des latifundistes (effendi) et des intel­lectuels qui, avec l'appui du clergé musul­man, dirigent le congrès arabe et canalisent, au nom de leurs intérêts, les réactions des exploités arabes.

Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste.

Gatto MAMMONE

Géographique: 

  • Moyen Orient [40]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [37]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [143]

Rubrique: 

Ni Israël, ni Palestine

Le combat du marxisme contre la religion

  • 25360 reads

La source fondamentale de la mystification religieuse est l'esclavage économique

Le premier article de cette série (publié dans La Revue Internationale n° 109) a mis en évidence le retour en force de l'Islam en tant qu'idéologie capable de mobiliser les mas­ses. Nous avons vu comment l'Islam a été adapté aux besoins du capitalisme en décom­position dans les pays sous-développés, prenant la forme d'un soi-disant "Islam po­litique" (le fondamentalisme) qui a peu de choses en commun avec la foi de Mahomet, son fondateur, mais qui se présente comme le défenseur de tous les opprimés. Nous avons aussi montré que, contrairement à Marx qui pensait que le brouillard de la reli­gion serait rapidement dispersé parle capita­lisme lui-même, ses continuateurs ont re­connu que le capitalisme, dans sa phase de décadence, a entraîné une résurgence de la religion, expression évidente d'une totale banqueroute de la société bourgeoise. Dans les pays sous-développés celle-ci a pris la forme particulière d'une recrudescence des mouvements "fondamentalistes". Dans les pays développés, la situation est plus com­plexe : la stricte observance des rites des religions établies estplus ou moins en déclin depuis cinquante années, tandis que d'autres cultes religieux alternatifs, comme le "New Age", se développent.

En même temps que certains secteurs de la population se détournent de la religion et de la foi en Dieu, on voit ailleurs resurgir des croyances "fondamentalistes".

Ces tendances se remarquent dans les milieux aux traditions religieuses et affectent toutes les grandes religions, sauf peut-être le Bouddhisme. Concernant les populations immigrées en provenance du tiers-monde, elles ont tendance à s'accrocher à leur reli­gion, pas uniquement afin de "se consoler" mais aussi du fait que celle-ci constitue un symbole de leur héritage culturel perdu, un moyen de maintenir leur identité culturelle dans un environnement cruel et hostile.

Ces tendances ne sont pas complètement uniformes dans tous les pays développés, malgré leur évolution évidente commune vers la laïcisation. Ainsi, d'après un article du Monde diplomatique (Dominique Vidal, "Une société séculière", novembre 2001), "seule­ment 5% des Américains disent ne pas avoir de religion" et en dépit des progrès de la sécularisation de la société, il serait impensa­ble qu'un président des Etats-Unis n'en­tonne pas le God bless America chaque fois qu'il s'adresse à la nation. De même, alors qu'en France, où la séparation de l' Eglise et de l'Etat a représenté la raison d'être de la bourgeoisie depuis 1789 et que "la moitié de la population ne fréquente plus l'église, le temple ou la mosquée", il se développe une vague croissante de "fondamentalisme" parmi les immigrés d'Afrique du nord. Ainsi donc, malgré une désaffection des principales religions, la pratique religieuse perdure. La fin de la période ascendante du capitalisme, son entrée dans sa période de décadence, et à présent dans sa phase termi­nale de décomposition généralisée, n'ont pas seulement prolongé la vie de l'irrationa­lité religieuse mais en ont fait naître de mul­tiples variantes, dont on peut penser qu'elles sont encore plus dangereuses pour l'huma­nité.

Cet article constitue une première tenta­tive d'examiner la démarche marxiste vis-à­-vis du problème du combat contre l'idéolo­gie religieuse au sein du prolétariat, dans les conditions actuelles. Nous verrons que, sur ce sujet, beaucoup d'enseignements peu­vent être tirés de l'histoire du mouvement ouvrier.

Le combat contre la religion

Comme nous l'avons montré dans la pre­mière partie, Marx voyait la religion à la fois comme une dangereuse mystification per­mettant de fuir la réalité ("l'opium du peu­ple"), et comme "le soupir de la créature opprimée'; c'est-à-dire un cri étouffé contre l'oppression. Lénine ajoutait à cela ce con­seil aux communistes : avancer prudemment dans la propagande anti-religieuse, sans pour autant cacher son matérialisme athée. La démarche générale de Lénine envers cette question délicate représente encore un point de référence pour la pensée communiste et la pratique révolutionnaire. Et ce n'est pas parce qu'il en a établi le cadre en se basant unique­ment sur des citations de Marx et Engels (ce qui serait rabaisser la science marxiste au niveau d'une religion!),mais aussi parce que ce cadre traite de tous les principaux problè­mes de façonrationnelle et scientifique. Il est donc utile d'examiner préalablement les ré­flexions de Lénine sur cette question avant de revenir sur la situation actuelle pour envi­sagerce que doitêtre l'attitude des marxistes.

Il est intéressantde signaler que le premier commentaire de Lénine sur la religion qui ait été traduit, est une défense passionnée de la liberté religieuse. Il s'agit d'un texte écrit en 1903, adressé aux paysans pauvres de Rus­sie, qui déclare que les marxistes "exigent que chacun ait le plein droit de professer la religion qu'il souhaite". Lénine dénonçait comme particulièrement "honteuses" les lois en vigueur en Russie et dans l'Empire otto­man ("les scandaleuses persécutions poli­cières contre la religion") ainsi que les discriminations en faveur de certaines reli­gions (respectivement l'Eglise orthodoxe et l'Islam). Pour lui toutes ces lois sont aussi injustes, arbitraires et scandaleuses que possible, chacun devant être parfaitement libre, pas seulement de professer la religion qu'il souhaite, mais aussi de la propager ou d'en changer.

Les idées de Lénine sur de nombreux aspects de la politique révolutionnaire chan­gèrent avec le temps, mais pas en ce qui concerne cette question. C'est ce dont témoi­gne sa première déclaration importante "So­cialisme et religion" - un texte de 1905 - qui reste très proche, dans le fond, de ses der­niers écrits sur ce sujet.

"Socialisme et religion" définit le cadre indispensable de la démarche des bolche­viks envers la religion. Cet article résume, dans un style accessible, les conclusions déjà atteintes par Marx et Engels sur le sujet : la religion, dit Lénine, est "une sorte d'alcool spirituel qui encourage les ouvriers à subir leur exploitation dans l'espoir d'être ré­compensés dans la vie éternelle. Mais à ceux qui vivent du travail des autres, la religion apprend à pratiquer ici-bas la charité, ce qui permet de justifier à bon compte toute leur existence en tant qu'ex­ploiteurs et de leur vendre un billet à tarif réduit pour la béatitude dans l'au-delà."

Lénine prédisait avec confiance que le prolétariat ferait fusionner son combat avec la science moderne, en rupture avec "le brouillard de la religion" et "combattrait aujourd'hui même pour une meilleure vie terrestre ".

Pour Lénine, dans le cadre de la dictature du prolétariat, la religion était une affaire privée. Il affirmait que les communistes vou­laient un Etat absolument indépendant de toute affiliation religieuse et ne contribuant par aucune aide matérielle aux dépenses des organisations religieuses. En même temps, toute discrimination envers les religions devait être bannie, et tout citoyen devait "être libre de profésser n'importe quelle religion" ou d'ailleurs, "aucune religion du tout".

En revanche, concernant le parti marxiste, la religion ne fut jamais considérée comme une affaire privée : "Notre parti est une as­sociation d'éléments animés d'une cons­cience de classe, à l'avant-garde du combat pour l'émancipation du prolétariat. Une telle association ne peut et ne doit être indifférente à ce que les croyances religieu­ses signifient comme ignorance, obscuran­tisme etperte de conscience de classe. Nous exigeons la complète séparation de 1 'Eglise etde l 'Etat, pour être capables de combattre le brouillard religieux par des armes purement et simplement idéologiques, au moyen de notre presse et de nos interventions. Mais pour nous, le combat idéologique n'est pas une affaire privée, c'est l'affaire de tout le parti, l'affaire de tout le prolétariat."

Et Lénine ajoutait qu'on ne pourrait pas venir à bout de la religion uniquement par une propagande creuse et abstraite : "Il faudrait être un bourgeois à l'esprit étroit pour oublier que le joug de la religion ... n'est que le produit et le reflet du joug économi­que qui pèse sur la société. Toutes les bro­chures et tous les discours ne pourront éclairer le prolétariat s'il n'est pas éclairé par son propre combat contre les forces obscures du capitalisme. L'unité dans ce combat réellement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d'un paradis sur terre, est plus importante pour nous que l'unité de l'opinion des prolétai­res sur un paradis dans les cieux. "

Les communistes, écrivait Lénine, sont opposés de façon intransigeante à toute tentative d'attiser "les différences secondai­res" sur les questions religieuses, ce qui pourrait être utilisé par les réactionnaires pour diviser le prolétariat. Après tout, la source véritable du "charlatanisme reli­gieux " est l'esclavage économique.

Les mêmes thèmes furent développés en 1909, dans un texte intitulé "De l'attitude du parti ouvrier à l'égard de la religion" : "La base philosophique du marxisme, ainsi que l'ont maintes, fois proclamé Marx et Engels, est le matérialisme dialectique..., matéria­lisme incontestablement athée, résolument hostile à toute religion... "La religion est l'opium du peuple" (Karl Marx, Contribu­tion à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction). Cette sentence de Marx constitue la pierre angulaire de toute la conception marxiste en matière de reli­gion. Le marxisme considère toujours les religions et les églises, les organisations religieuses de toute sorte existant actuelle­ment, comme des organes de la réaction bourgeoise servant à défendre l'exploita­tion et à intoxiquer la classe ouvrière.

En même temps, Engels ne manqua pas de condamner les tentatives de ceux qui, dési­reux de se montrer "plus à gauche" ou "plus révolutionnaires" que la social-démocratie, voulaient introduire dans le programme du parti ouvrier une proclamation explicite d'athéisme, ce qui signifiait une déclaration de guerre à la religion. Lénine s'appuie sur Engels qui condamna la guerre à la religion menée par les blanquistes comme étant "le meilleur moyen de raviver l'intérêt pour la religion et de rendre plus difficile son dépé­rissement effectif : "Engels impute aux blanquistes de ne pas comprendre que seule la lutte de classe des masses ouvrières, amenant les plus larges couches du prolé­tariat à pratiquer à , fond l'action sociale, consciente et révolutionnaire, peut libérer en fàit les masses opprimées du joug de la religion, et que proclamer la guerre à la religion comme tâche politique du parti ouvrier, n'est que de la phraséologie anar­chisante" (id.).

Le même avertissement a été lancé par Engelsdans l'anti-Dühring, enrelation avec la guerre que Bismarck faisait à la religion : "Par cette lutte, Bismarck n 'a fàit que raffér­mir le cléricalisme militant des catholi­ques ; il n'a fait que nuire à la cause de la véritable culture, en mettant au premier plan les divisions religieuses, au lieu des divisions politiques, il a fait dévier l'atten­tion de certaines couches de la classe ouvrière et de la démocratie, des tâches essentielles que comporte la lutte de classe révolutionnaire, vers l'an ti-cléricalisme le plus superficiel et le plus bourgeoisement mensonger. En accusant Dühring, qui vou­lait se montrer ultra-révolutionnaire, de vouloir reprendre sous une autre , forme cette même bêtise de Bismarck, Engel.s exi­geait que le parti ouvrier travaillât patiem­ment à l'ceuvre d'organisation et d'éduca­tion du prolétariat, qui aboutit au dépéris­sement de la religion, ait lieu de se jeter dans les aventures d'une guerre politique contre la religion (..) Engels (..) a souligné à dessein (..) que la social-démocratie con­sidère la religion comme une affaire privée en face de l'Etat, mais non envers elle­ même, non envers le marxisme, non envers le parti ouvrier." (id.)

L'attitude envers la religion, flexible mais fondée sur des principes

Cette attitude flexible envers la religion, mais fondée sur des principes, qui était celle de Marx, Engels et Lénine a été attaquée par les "phraseurs anarchistes" (expression de Lénine) qui n'ont pas réussi à saisir ce que l'approche marxiste de cette question avait de logique et de cohérent.

Comme l'explique Lénine : "Ce serait une grossière erreur que de penser que l'appa­rente "modération "du marxisme envers la religion est due à de supposées considéra­tions "tactiques", le désir de ne 'pas heur­ter", etc. Au contraire, la ligne politique du marxisme, pour cette question aussi, est indissolublement liée à ses principes philo­sophiques.

Le marxisme est un matérialisme (...) Nous devons combattre la religion, c'est l’ABCde tout le matérialisme et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n'est pas un matérialisme qui se serait arrêté à 1'ABC Le marxisme va plus loin. Il dit : il faut savoir lutter contre la religion et, pour ce faire, nous devons expliquer la source de la foi et de la religion des masses d'une façon maté­rialiste. On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une prédication idéologique abstraite, on ne doit pas l'y réduire ; il faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de classe visant à faire disparaître les racines sociales de la religion." (id.)

D'après "le bourgeois progressiste, le radical et le bourgeois athée", continue Lénine, la religion maintient son emprise "sur le peuple à cause de son ignorance". "Les marxistes disent., c'est, faux. C'est un point de vue superftciel, le point de vue d'un bourgeois à l'esprit étroit qui veut élever les masses. Il n'explique pas les racines de la religion de façon suffisamment profonde, il les explique d'une manière idéaliste et non pas matérialiste. Dans les pays capitalistes modernes, ces racines sont surtout sociales. La religion aujourd'hui est enracinée au plus profond dans les conditions sociales d'oppression des masses laborieuses et la complète impuissance à laquelle elles sont manifestement réduites face aux forces aveu­gles du capitalisme, qui infligent à chaque heure de chaque jour attx ouvriers les souf­frances les plus horribles etles tourments les plus brutaux, mille fois plus rigoureux que ceux infligés par les événements extraordi­naires tels que les guerres, les tremblements de terre, etc."

"La peur a créé les dieux ". La peur devant les forces aveugles du capital - aveugles car elles ne peuvent être prévues par les masses populaires - qui menacent à chaque étape de leur vie le prolétaire et le petit patron et leur apportent la ruine "subite", "inatten­due" et "accidentelle "qui cause leur perte, qui en font un mendiant, un déclassé, une prostituée et les réduisent à mourir de faim. Telles sont les racines de la religion mo­derne, ce que doit garder à l'esprit, avant toute chose, le marxiste, s'il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire. Aucun livre de vulgarisation ne pourra expurger la religion de l'esprit des masses abruties par le bagne capitaliste, et qui sont à la merci des forces aveugles et destructrices du capitalisme, aussi longtemps que ces mas­ses n'auront pas appris par elles-mêmes à combattre ces racines de la religion, à com­battre le règne du capital sous toutes ses formes, d'une manière unitaire, organisée, systématique et consciente.

Est-ce à dire que le livre de vulgarisation contre la religion serait nuisible ou inu­tile? Non. La conclusion qui s’impose est tout autre. Cela signifie que la propagande athée de la social-démocratie doit être su­bordonnée à sa tâche fondamentale : le développement de la lutte de classe des masses exploitées contre leurs exploiteurs. " (id.)

Lénine insistait sur le fait que ceci ne pouvait être compris que de façon dialecti­que. Sans cela, dans certaines circonstan­ces, la propagande athée peut être nuisible. Il cite l'exemple d'une grève conduite par une association ouvrière chrétienne. Dans ce cas, les marxistes doivent "placer le succès du mouvement de grève au-dessus de tout", s'opposer à toute division parmi les ouvriers "entre athées et chrétiens", puisque ce sont les progrès du combat de classe qui feront "se convertir les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l'athéisme, cent fois plus efficacement qu 'un simple sermon pour l'athéisme" .

"Le marxiste doit être un matérialiste, c'est-à-dire un ennemi de la religion, mais un matérialiste dialectique, c'est-à-dire envisageant la lutte contre la religion, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain abstrait et purement théorique d'une propagande toujours identique à elle-même, mais de, façon concrète, sur le terrain de la lutte de classe réellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout. Le marxiste doit savoir tenir compte de l'ensemble de la situation concrète, il doit toujours trouver le point d'équilibre entre l'anarchisme et l'opportunisme (cet équili­bre est relatif, souple, variable, mais il existe), ne tomber ni dans le "révolutionnarisme" abstrait, verbal et pra­tiguement vide de l'anarchiste, ni dans le philistinisme et l'opportunisme du petit bourgeois ou de l'intellectuel libéral, qui redoute le combat contre la religion, oublie la mission qui lui incombe dans ce domaine, s'accommode de la loi en Dieu, et s'inspire non pas des intérêts de la lutte de classe mais d'un mesquin et misérable petit calcul : ne heurter personne, ne blesser personne, n'effaroucher personne, d'une maxime sage entre toutes : "vivre et laisser vivre les autres", etc." (id.)

Lénine n'a cessé de prévenir des dangers de l'impatience petite-bourgeoise dans le combat contre les malfaisances religieuses. C'est ainsi que, dans un discours devant le premier congrès panrusse des ouvrières, en novembre 1918, il nota les succès étonnants obtenus par la jeune République des soviets dans les zones les plus urbanisées, dans sa capacité à faire reculer l'oppression des fem­mes. Mais il ajouta cet avertissement : "Pour la première fois dans l'histoire, nos lois ont supprimé tout ce qui privait les femmes de leurs droits. Mais la chose importante, ce n 'est pas la loi. Dans les grandes villes et les zones industrielles, cette loi sur la complète liberté du mariage s'applique sans problè­mes, mais dans les campagnes, elle est restée lettre morte. Là, c'est le mariage religieux qui prédomine encore. Et ceci est dû à l'influence du clergé, une plaie qu'il est plus difficile de combattre que l'ancienne légis­lation.

Nous devons être extrêmement prudents dans notre combat contre les malfaisances de la religion ; certains ont causé beau­coup de torts en offensant les sentiments religieux. Nous devons nous servir de la propagande et de l'éducation. Par des atta­ques de front trop brutales, nous ne ferons que réveiller le ressentiment du peuple, de telles méthodes de lutte tendent à perpétuer les divisions au sein du peuple selon des critères religieux, alors que notre force ré­side dans son unité. La pauvreté et l'igno­rance sont les sources les plus profondes des méfaits de la religion, et c'est ce la le mal que nous devons combattre. "

Dans son projet de programme du Parti communiste de Russie établi l'année sui­vante, Lénine réitéra la revendication de complète séparation de l' Eglise et de l' Etat et renouvela ses avertissements de ne pas "heurter les sentiments religieux des croyants, car cela ne peut servir qu'à ac­croître le fanatisme".

Deux ans après, lors d'un meeting des délégués non bolcheviks au 9ème congrès pan-russe des soviets, quand Kalinine (à qui plus tard Staline donna le contrôle de l'édu­cation) fit la remarque que Lénine pourrait donner l'ordre de "brûler tous les livres de prières", Lénine se dépêcha de clarifier la situation, insistant que 'jamais il n'avait suggéré une telle chose et n'aurait jamais pu le faire. Vous savez que, selon notre Constitution, la loi fondamentale de la République, la liberté de conscience, pour ce qui touche à la religion, est pleinement garantie à chacun."

Quelque temps auparavant, en 1921, Lé­nine avait écrit à Molotov (un autre des futurs principaux apparatchiks de Staline) pour critiquer les mots d'ordre tels que "dé­noncer les mensonges de la religion" qui apparaissaient dans une circulaire concer­nant le 1er mai. "C'est une erreur, un manque de tact" écrivit Lénine, soulignant une fois de plus la nécessité "d'éviter absolument d'attaquer la religion de front". En fait, Lénine avait tellement conscience de l'im­portance de cette question qu'il demanda qu'une circulaire additionnelle vînt corriger la précédente. Et si le Secrétariat n'était pas d'accord, alors i1 proposerait que l'affaire fût portée devant le Politburo. En conséquence, le Comité central fit publier une lettre dans la Pravda du 2l avril 1921, exigeant que lors des célébrations du 1er mai, "rien ne serait fait ou dit qui pût offenser les sentiments religieux des masses populaires".

Le point de vue de Lénine sur les rapports entre le socialisme et la religion est clairement défini. On peut alors exposer brièvement comment Marx, Engels et Lénine voient le combat contre l'obscurantisme religieux. En premier lieu, la religion est vue comme une forme d'oppression dans une société divi­sée en classes, un moyen d'embobiner les masses et de leur faire accepter cette oppres­sion. Elle existe et se développe dans des conditions matérielles spécifiques, que Lé­nine définissait comme "l'esclavage écono­mique". L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence signifie, plus que ja­mais, que le prolétariat et les autres couches opprimées souffrent de "la peur des forces aveugles du capital", les catastrophes éco­nomiques du capitalisme entraînant les mas­ses laborieuses dans l'abîme sans fond "de la mendicité, de la prostitution et de la famine".

Les religions prennent des formes extrê­mement variées. Mais chaque religion, tout en détournant incontestablement l'être hu­main de sa véritable libération, fonctionne précisément comme une diversion par le réconfort qu'elle dispense à chacun contre l'adversité. Elle semble offrir l'espérance d'une vie meilleure, que ce soit après la mort ou par quelque transformation surnaturelle du monde matériel. Et à travers cet espoir de libération, "le salut de l'âme", dans l'au-delà ou dans la future Apocalypse, il peut se développer l'illusion que la souffrance endu­rée ici-bas n'est pas vaine, puisque celle-ci sera généreusement récompensée au Para­dis, si le croyant se soumet aux lois de Dieu. Dans ce monde froid, inhumain et sans pitié, conséquence de la crise permanente et ap­profondie de la décadence capitaliste, la re­ligion fournit aussi aux opprimés une appa­rence de délivrance partielle de leur escla­vage. La religion affirme que chaque per­sonne est vraiment précieuse au regard de son créateur divin.

Pour dépasser la religion, la recherche de l'unité dans le combat de classe

Pour les anarchistes, "les bourgeois à l'esprit étroit qui veulent élever les masses" et les radicaux impatients issus des classes moyennes, l'emprise de la religion sur les masses est due à leur ignorance. Les marxis­tes, au contraire, comprennent que la religion enfonce ses racines au plus profond du capitalisme moderne et encore au-delà, jus­qu'aux origines de la société de classe et même aux origines de l'humanité. C' est pour­quoi on ne peut en venir à bout en se basant simplement ni même principalement sur la propagande. Les communistes doivent cer­tes faire de la propagande anti-religieuse, mais celle-ci doit toujours être subordonnée à la recherche de l'unité effective du proléta­riat dans le combat de classe. Le discours anti-religieux "doit être en liaison avec la pratique concrète du mouvement de la classe, dont le but est d'éliminer les racines socia­les de la religion". Ceci constitue la seule stratégie matérialiste pour extirper ces raci­nes. Toutes les tentatives pour résoudre le problème par une déclaration de guerre po­litique à la religion, en l'attaquant de front sans précautions, ou en appuyant des mesu­res dont le but est de restreindre l'obser­vance des pratiques religieuses, ignorent les racines bien réelles et matérielles de la reli­gion. D'un point de vue prolétarien, une telle conduite est déraisonnable, car elle exacerbe les divisions au sein du prolétariat et pousse les ouvriers dans les bras des fanati­ques religieux.

Si les communistes s'opposent à la reli­gion, cela ne signifie pas pour autant qu'ils apportent leur soutien à des mesures prises par l'Etat contre des croyances ou des pra­tiques religieuses, ou contre des groupes religieux particuliers.

Sur le plan idéologique et politique, les communistes restent opposés à la religion : il ne saurait être question de considérer la religion comme une affaire privée dans les rangs même d'une organisation révolution­naire, celle-ci étant constituée de militants animés par uneconscience de classe et ayant rompu avec toute forme de religion. Cela étant, dans leur combat contre les dommages infligés par la religion parmi les masses, les communistes ne doivent pas être seulement matérialistes, basant leur conviction et leur action sur ce point fondamental que ce sont les êtres humains qui font leur propre his­toire et peuvent donc se libérer eux-mêmes à travers leur activité consciente. lls doivent aussi être des matérialistes dialectiques, c'est-à-dire agir en considérant la situation dans son ensemble, en étant conscients de toutes les interactions cruciales entre les différentes composantes politiques. Cela implique que la propagande anti-religieuse doit être liée concrètement à la lutte de classe bien réelle, au lieu de mener un combat abs­trait, purement idéologique, contre la reli­gion. Ce n'est que par la victoire du mouve­ment prolétarien que les racines sociales des malfaisances religieuses liées à l'exploitation de la classe ouvrière pourront être extirpées.

La religion ne peut être abolie par décret et les masses ouvrières doivent la dépasser en s'appuyant sur leur propre expérience. Les communistes éviteront donc toute mesure (comme la condamnation de pratiques reli­gieuses) tendant à raviver les sentiments religieux, ce qui serait contraire au but recher­ché. Ainsi l'Etat de la période de transition du capitalisme au communisme mis enplacepar la dictature du prolétariat devra se garder de toute discrimination religieuse ainsi que de toute affiliation ou lien matériel avec la reli­gion.

De façon à bien montrer quels intérêts de classe sert la religion de nos jours, les orga­nisations révolutionnaires doivent intégrer, dans leur propagande, l'évolution du rôle de la religion dans la société. Les croyances et les pratiques, qui caractérisaient les grandes religions à leur origine, se sont transformées en une sorte de caricature, par le fait que les hiérarchies religieuses se sont adaptées à la société de classes et que celle-ci les a absor­bées. C'est ce qu'avait à l'esprit Rosa Luxem­burg en préparant un appel destiné aux ouvriers animés de sentiments religieux et dans lequel elle accusait les églises : "Aujourd'hui c'est vous, par vos mensonges et vos enseignements, qui êtes des païens, et c'est nous qui annonçons aux pauvres et aux exploités la bonne nouvelle de la frater­nité et de l'égalité. C'est nous qui sommes en marche pour conquérir le monde, comme l'avait, fait auparavant celui qui procla­mait qu'il était plus facile à un chameau de passer à travers le chas d'une aiguille, qu'à un homme riche d'entrer au royaume des cieux" (Rosa Luxemburg, Le socialisme et les églises, traduit par nous).

On voit clairement que de l'héritage révo­lutionnaire du passé, beaucoup reste encore utile à l'heure actuelle. Les écrits militants de Marx et Engels datent de l'époque de la pleine ascension du capitalisme, alors que Lénine fut un pionnier révolutionnaire de la praxis communiste à l'aube de la décadence du capitalisme. Aujourd'hui la phase finale de la décadence capitaliste a atteint son paroxysme : la décomposition capitaliste. Alors soit le prolétariat redécouvrira son propre héritage révolutionnaire, soit l'huma­nité dans son ensemble sera condamnée à l'extinction. A l'évidence, cela signifie qu'il ne suffit pas de répéter les textes pertinents tirés des classiques du marxisme, mais qu'il est aussi impératif  d'identifier ce que la pé­riode actuelle a de nouveau, et les enseignements que doivent en tirerdans leur pratique, le prolétariat et ses organisations politiques.

Le combat contre la religion dans la décadence et dans la phase de décomposition du capitalisme

                 La première question à clarifier s'est posée en fait à l'aube de la décadence, vers 1914, mais n' a pas été clairement identifiée par les révolutionnaires. Il s'agit de ce mot d'ordre hérité de la révolution française et repris par 1a 2éme Internationale : la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ce mot d'ordre, tout à fait appro­prié et nécessaire à l'époque où il fut lancé, est une exigence bourgeoise et démocrati­que du capitalisme dans sa phase ascen­dante, qui n'a jamais été satisfaite. ll faut bien comprendre que seuls le prolétariat et son parti peuvent la satisfaire réellement, étant donné les nombreux liens qui unissent les religions et le capitalisme. C'était déjà une vérité universellement reconnue au dix-neu­vième siècle, c'est encore plus évident dans cette époque de capitalisme d'Etat propre à la décadence capitaliste. Revendiquer la sé­paration de l' Eglise et de l' Etat capitaliste ne rime à rien et, de plus, représente une illusion dangereuse, vers laquelle tendaient Lénine et les Bolcheviks.

La seconde question, mentionnée dans l'introduction au présent article et dans le précédent, est la suivante : le capitalisme, depuis qu'il est entrée dans sa phase de décomposition, est plus irrationnel et bar­bare qu'il ne l'a jamais été auparavant (voir: "La décomposition, phase ultime de la déca­dence du capitalisme", Revue internatio­nale, n° 107). La décomposition est la consé­quence d'une situation dans laquelle le capi­talisme, alors qu'il a depuis longtemps cessé de jouer un rôle progressiste et utile à l'huma­nité, se trouve confronté a un prolétariat qui est encore lourdement marqué par les lon­gues décennies de contre-révolution et qui manque de confiance en lui-même, bien qu'il soit la seule force capable de renverser ce système et de le remplacer par une autre société. Au cours de la période qui va de 1968 à 1989, la reprise de l'activité de la classe ouvrière a sérieusement affaibli certains ef­fets de la contre-révolution capitaliste. Mais au cours de la dernière décennie, et c'est cette période que nous caractérisons comme correspondant à la phase de décomposition capitaliste, la classe ouvrière a subi de nom­breuses attaques contre la conscience de sa propre identité de classe, en particulier à travers les campagnes orchestrées par la bourgeoisie sur "la mort du communisme" et "la fin de la lutte de classe". A ces effets négatifs sur la conscience de la classe ouvrière se sont ajoutés ceux insidieux et sournois résultant de la décomposition so­ciale.

Dans sa phase ultime, à la fois perverse et hautement irrationnelle, rien ne pourra arrê­ter le capitalisme dans sa tentative de faire obstacle au développement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, et de sa propre conscience politique. De plus, les organisations révolutionnaires ne sont pas immunisées contre l'influence de l'irrationa­lité ducapitalismedécadent. Déjà après 1905, comme conséquence de la défaite de l'assaut révolutionnaire et du triomphe de la réaction de Stolypine, une partie des Bolcheviks a été saisie d'une frénésie religieuse. Plus récem­ment, un groupe bordiguiste, qui publie le journal Il partito, s'est mis à s'occuper un peu de mysticisme (voir : "Marxisme et mys­ticisme", Revue internationale, n° 94, et le numéro de mai 1997 de Programme commu­niste). De même, le CCI a été contraint, au milieu des années 90, de mener un combat en son sein contre l'engouement de certains militants pour l'ésotérisme et l'occultisme.

Les dangers accrus que représente la décomposition du capitalisme ne doivent pas être sous-estimés. L'humanité dans son ensemble est, par nature, un animal social. La décomposition est une sorte d'acide social qui ronge les liens naturels de solidarité que tissent les êtres humains vivant en société, répandant à leur place la suspicion et la paranoïa. En d'autres termes, la décomposi­tion engendre une tendance spontanée dans la société aux regroupements en tribus et en bandes. Tous les types de "fondamentalis­mes", les différentes variétés de cultes, le développement des groupes et des prati­ques "New Age", la recrudescence des ban­des de jeunes délinquants, tout ceci repré­sente des tentatives, vouées à l'échec, vi­sant à combler le vide de la solidarité sociale qui a disparu, dans un monde de plus en plus dur et hostile. Parce qu'elles ne se basent pas sur la vitalité latente de la seule classe révo­lutionnaire de notre époque, mais sur des répliques individualistes des relations socia­les fondées sur l'exploitation, toutes ces tentatives sont, de par leur nature même, condamnées à ne produire que plus d'aliéna­tion et de détresse et, en fait, à exacerber davantage encore les effets de la décompo­sition.

Ainsi donc, le combat contre le renouveau religieux, contre toutes les formes d'irratio­nalisme qui font florès aujourd'hui, est d'autant plus inséparable de la nécessité pour la classe ouvrière de renouer avec le combat pour ses intérêts réels. Seul ce com­bat est à même de contrer les effets destruc­teurs d'un ordre social qui va en se désagré­geant. Le prolétariat, dans son combat pour la défense de ses intérêts matériels, n'a d'autre choix que de créer les prémisses d'une véri­table communauté humaine. La véritable solidarité qui l'anime dans la lutte est l'anti­dote à ce faux sentiment de solidarité que procure la culture des bandes et le fondamen­talisme. De la même manière, le combat pour réveiller la conscience de classe du proléta­riat - et à l'avant-garde de ce combat se trouvent les minorités communistes - est l'antidote contre ces mythologies toujours plus avilissantes et inhumaines, sécrétées par une société en putréfaction. Et par là, ce combat indique le chemin vers un avenir où l'être humain deviendra enfin pleinement conscient de lui-même et de sa place dans la nature, et où il aura alors laissé tous les dieux loin derrière lui.

Dawson

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [37]

Questions théoriques: 

  • Religion [57]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [56]

Revue Internationale no 111 - 4e trimestre 2002

  • 4543 reads

Krach boursier et crise économique : aprés l'euphorie, la gueule de bois

  • 5461 reads

 

 

La crise boursière de cet été et l'enfoncement dans la récession économique depuis un peu moins d'un an ont déjà à leur actif un certain nombre de records[1]. Ils marquent définitivement des illusions sur deux grands mythes savamment entretenus ces dernières années : nous serions entrés dans une nouvelle phase longue de prospérité, analogue à celle d'après la seconde guerre mondiale et cette nouvelle croissance serait liée aux capacités actuelles du système capitaliste de s'affranchir de ses mécanismes fondamentaux grâce à l'émergence de la 'nouvelle économie' fondée sur les technologies informatiques.

Le rebond de l'économie mondiale après le krach boursier dans les pays du Sud-Est asiatique (1997-98)  alors que d'aucuns prédisaient l'entrée en dépression , le retour de la flambée des indices boursiers et une décennie ininterrompue de croissance américaine, avaient fini par convaincre les plus réticents que nous étions bel et bien entrés dans un nouvel âge d'or qui clôturait la phase de crise structurelle ouverte au début des années 70. Non seulement le capitalisme aurait retrouvé une nouvelle vigueur mais les bases de celle-ci invalideraient toutes les vieilles lois de l'économie. Certains parlaient même d'auto-dépassement du capitalisme car l'économie de la connaissance qui serait à la base de cette nouvelle croissance prendrait progressivement le pas sur l'activité productive classique.La loi de la valeur serait à ranger au placard puisque le calcul en heures de travail d'un 'bien généré par l'activité intellectuelle' serait devenu caduque. Ainsi, par exemple, l'enrichissement boursier, largement tiré par l'envol des valeurs technologiques, semblait avoir acquis une autonomie presque totale par rapport à la capacité d'extraire et de réaliser de la plus-value supplémentaire. Jamais dans toute l'histoire du capitalisme les courbes des cours boursiers ne s'étaient mises à diverger dans de telles proportions par rapport à celles du profit. La récente descente aux enfers des indices boursiers, et en particulier celui des valeurs technologiques (le Nasdaq) qui est redescendu au même niveau que les autres, est une sorte de fantastique rappel à l'ordre de la loi de la valeur : on ne peut durablement obtenir plus de profit que celui qui est produit dans le mécanisme fondamental de l'exploitation et réalisé sur le marché. La virtualité conférée par les nouvelles technologies à l'économie ne pouvait être qu'une illusion qui a finalement fait long feu. A moins de rester virtuels, les profits boursiers n'ont d'autre source que l'exploitation des travailleurs.

La récession actuelle met fin au mythe de la 'nouvelle prospérité'

L'on connaît les grandes capacités de la bourgeoisie à masquer la faillite de son système économique derrière mille et une explications fallacieuses comme 'la hausse des prix pétroliers' pour les crises des années 70, 'la guerre du Golfe' pour la dernière grande récession, les 'attentats du 11 septembre' pour l'actuel ralentissement de l'économie et les patrons frauduleux pour le récent krach boursier. Certes, le point commun des faillites d'Enron ou de Worldcom est un trucage des comptes visant à présenter sous un jour favorable les perspectives de profit. Ces artifices, qui ont existé de tout temps dans le capitalisme, sont aujourd'hui devenus pratique courante et, s'il est vrai que rien dans la nature de l'exploitation capitaliste ne la distingue du délit et de la tromperie, le fait que ces derniers soient devenus quasiment la règle de fonctionnement des entreprises, en dit long sur le degré de déliquescence des 'lois du marché' capitaliste. Mais ce serait prendre le symptôme pour la cause réelle que d'imputer à ces artifices de présentation le retournement de la Bourse. Ceux-ci constituent seulement le facteur qui a déclenché un retournement qui était d'une certaine manière inévitable. Expliquer le repli boursier par les tricheries de quelques brebis galeuses est une énième mystification pour tenter de masquer les véritables causes des difficultés économiques, à savoir, la faillite des rapports sociaux de production capitaliste eux-mêmes.

En effet, pour les capitalistes, il ne suffit pas de produire des biens et services et de s'approprier la plus-value via ce que Marx appelle le 'travail cristallisé', mais de la réaliser en monnaie sonnante et trébuchante sur le marché. Tant que la plus-value extraite du travail de l'ouvrier n'est pas validée par un acte d'achat, celle-ci n'est que du profit à l'état potentiel. Une fois la vente réalisée, le travail cristallisé devient de la plus-value accumulable. Les récentes tricheries ont ceci d'intéressant qu'elles montrent, via le gonflement artificiel des ventes, des fichiers clients, des contrats de licence, etc. que c'est bien ce dernier aspect qui importe en dernière instance pour les acteurs du marché. Rien ne sert de produire des marchandises qui restent à l'état de stock ou des services qui ne trouvent pas preneur. Typique de cela est la crise d'un des secteurs les plus touchés  les télécommunications , qui provient essentiellement d'un surendettement qui a servi à produire des biens que plus personne ne pouvait acheter à un moment où l'ensemble de l'économie faiblissait. Produire en générant du profit n'est déjà pas une mince affaire étant donné la pression exercée par la baisse du taux de profit mais, cet obstacle une fois surmonté, il reste encore à réaliser la plus-value produite, ce qui suppose l'existence d'une demande solvable suffisamment importante. C'est cela qui nous permet de comprendre pourquoi l'endettement de tous les acteurs économiques  entreprises, Etats, ménages et banques  est au coeur des crises de surproduction qui se répètent à intervalles plus ou moins réguliers depuis le début des années 70. L'endettement permet en effet à la fois d'élargir artificiellement la demande en repoussant les échéances dans le temps et de mener des politiques d'investissement pour résister à la pression de la baisse tendancielle du taux de profit. Tout ceci reste possible tant que les prêteurs ont le sentiment de pouvoir un jour retrouver leurs mises... mais lorsque les difficultés remontent à la surface, lorsque les perspectives de profit s'inversent, chaque acteur essaie de 'prendre son bénéfice' et enclenche ainsi une réaction en chaîne difficilement maîtrisable.

 

Mais dans l'esprit des capitalistes et de leurs thuriféraires, il ne s'agissait pas simplement d'un engouement boursier qui a connu certains ratés à causes de quelques patrons sans scrupules mais carrément d'un nouveau mode de croissance liée à la 'nouvelle économie' à la base d'une nouvelle phase longue de prospérité. Pourtant, le retournement de l'économie des Etats-Unis a été déclenché par des mécanismes on ne peut plus classiques auxquels le capitalisme ne saurait se soustraire ! Tout d'abord, il n'y avait aucun mystère derrière la décennie de croissance ininterrompue de l'économie américaine et le rebond de l'économie mondiale après le krach boursier dans les pays du Sud-Est asiatique en 97-98. Le rapatriement des capitaux en provenance de ces derniers s'est concentré aux Etats Unis, ils venaient y rejoindre les capitaux européens qui avaient déjà emprunté le même chemin. En effet, pour financer leurs déficits extérieurs, les Etats Unis devaient offrir des taux d'intérêt plus intéressants. C'est cette surabondance de capitaux en mal de placements rentables qui a financé à la fois une spéculation boursière effrénée et un surinvestissement, ce dernier se concentrant en particulier dans le secteur des technologies de pointe, celui-là même qui semblait offrir les perspectives de profits les meilleures. De plus, misant entre autre sur la hausse des placements boursiers, les ménages américains se sont eux-mêmes surendettés, consommant, au décompte, au-delà du total de leurs revenus ! Dès lors, la particularité du boom de la haute technologie est qu'il a été financé largement par des mouvements de capitaux allant de l'Europe vers les Etats-Unis. En tant que puissance dominante, les Etats-Unis ont pu s'arroger le droit de faire ainsi financer leur effort d'investissement et de soutenir une croissance de la consommation très solide, et plus rapide même que celle du PIB. Aucun autre pays n'aurait pu se permettre le déficit commercial qui a accompagné la croissance des Etats-Unis. La nature de cette combinaison permet de comprendre pourquoi la 'nouvelle économie' apparaît finalement comme le privilège des Etats-Unis. Son extension au reste du monde se heurtait au fait que l'Europe exportait des capitaux pour le financer, tandis que le Japon restait cloué au sol par une récession chronique. Cette configuration a d'ailleurs eu temporairement des effets favorables sur l'économie européenne, dont les exportations ont été stimulées par la demande en provenance des Etats-Unis. Le sur-investissement des entreprises et le sur-endettement des ménages et des entreprises ont donc permis de doper la croissance américaine. Il en est résulté une crise classique de surproduction se matérialisant par un retournement de la courbe du profit et un ralentissement de l'activité aux Etats-Unis, quelques mois d'ailleurs avant le 11 septembre. Les attentats sont survenus à un moment où la conjoncture s'était déjà retournée aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe.

Le mythe de la 'fin des Etats'

C'est une véritable fable que 'd'expliquer' le tournant 'néo-libéral' des années 80 comme un complot des banquiers, un putsh du capitalisme 'parasitaire' contre 'l'Etat redistributif' et le capitalisme productif. Peut-on un seul instant sérieusement croire que tous les grands Etats du monde ont été contraints de se plier face aux diktats de la 'fraction financière' de la bourgeoisie ? La réalité est bien plus prosaïque : l'échec des recettes keynésiennes face à la crise a imposé le changement dans les orientations économiques et ce sont avant tout les Etats qui ont opéré ce tournant dans l'intérêt du système dans sa globalité. Ce sont les Etats qui ont décidé et mis en place toutes les lois de 'libéralisation', privatisation, flexibilité du travail, etc.... et ce sont encore eux qui tiennent bien fermement le pouvoir de décision dans tous les domaines car c'est aussi une autre fable que de nous faire croire qu'avec la libéralisation et la mondialisation les Etats n'ont pratiquement plus rien à dire, qu'ils ont perdu leur autonomie face aux marchés et aux organismes supra-nationaux comme le FMI, l'OMC, etc. Si tel était réellement le cas, comment comprendre la politique actuelle aux Etats-Unis ? On pouvait certes penser que le choc allait précipiter la récession aux Etats-Unis en faisant éclater toutes les contradictions qui minent l'économie dominante, et notamment le déficit commercial et le surendettement des ménages... mais en réalité un autre scénario s'imposait consistant à soutenir l'économie des Etats-Unis par tous les moyens. En effet, le capitalisme d'Etat est bel et bien vivant et plus vivant que jamais face aux soubresauts de la crise. Loin d'être 'faible' ou dépourvu de moyens de réaction face au 'capital financier', c'est encore une fois l'Etat qui est le maître d'oeuvre de la situation ! C'est cette voie qui a été choisie et qui se traduit par un double tournant. En premier lieu, l'administration Bush a décidé d'utiliser la marge de manoeuvre que lui fournissait l'excédent budgétaire : celui-ci a fondu, pour se transformer progressivement en déficit. Le second tournant prend la forme de mesures protectionnistes affirmées, sous forme de subventions supplémentaires à l'agriculture et de quotas aux importations d'acier. Enfin, la cohérence de cette nouvelle orientation devrait passer par une baisse du dollar qui devrait permettre de rétablir la compétitivité des produits US et de regagner ainsi des parts de marché. Si le chemin emprunté par les Etats-Unis est clairement tracé, qu'en sera-t-il pour l'Europe ?

La fin de l'euphorie européenne

L'Europe a réussi la mise en place de l'euro à la faveur de l'embellie conjoncturelle d'une reprise économique en partie inattendue qui a permis de desserrer les contraintes définies par le Traité de Maastricht puis par celui d'Amsterdam de 1997. Mais aujourd'hui c'est le premier retournement de conjoncture que l'Europe va affronter dans le cadre de l'euro. Or, avec la récession qui s'est développée, l'Allemagne puis la France se trouvent déjà au voisinage du déficit public à ne pas dépasser et ont déjà subi les critiques de la Commission européenne pour leur politique insuffisamment rigoureuse. Dès lors, ou bien le Pacte de stabilité est appliqué à la lettre et la récession ne peut que s'aggraver ; ou bien on ne l'applique pas mais on risque d'ouvrir alors une crise politico-économique en remettant en cause les procédures décidées d'un commun accord, avant même qu'elles aient eu l'occasion de servir. Un élément d'incertitude supplémentaire réside dans la gestion de l'euro par rapport au dollar, qui se trouve prise entre deux objectifs contradictoires. Un euro fort est en effet une garantie contre l'épouvantail de l'inflation, mais c'est aussi un obstacle à la compétitivité des produits européens. Tracer la voie que va suivre l'Europe serait prétentieux, mais ce que l'on peut dire au regard du passé, c'est que, là aussi, la bourgeoisie sera capable d'accommoder sa pratique et son discours aux impératifs de la réalité.

Nous pouvons cependant tracer les hypothèses générales de conjoncture suivantes : les Etats-Unis vont chercher à amortir la récession par tous les moyens, y compris avec les plus 'iconoclastes' du point de vue du 'discours néo-libéral'. Ils n'hésiteront pas à en reporter les effets sur le reste du monde y compris l'Europe qui en subira les contrecoups d'autant plus fortement que le dollar se dépréciera et qu'elle appliquera ses propres limites inscrites dans le Pacte de stabilité. Quant au Japon, il semble condamné à végéter dans un état de stagnation permanente. Notons au passage que là aussi, les avocats du capitalisme en sont pour leur frais. Après plus de dix années de croissance zéro, le mythe tant vanté du modèle japonais comme un possible nouveau mode de régulation (toyotisme, just-in-time, etc.) promis à prendre la relève de la régulation keynésiano-fordiste d'après guerre, s'est complètement effondré.

Les ravages de la crise dans les pays de la périphérie

Ce qui se passe aujourd'hui sur le continent latino-américain nous montre l'aboutissement ultime de la crise des rapports sociaux de production capitaliste. Il y a bien sûr l'effondrement de l'Argentine qui représente à lui seul un événement significatif de grande ampleur en ce sens qu'il illustre de façon particulièrement spectaculaire la nouvelle politique déjà inaugurée lors du krach précédent : le système capitaliste mondial n'a plus aujourd'hui les capacités de voler à chaque occasion au chevet de tous les pays menacés par la banqueroute ; les choix seront dorénavant fait en fonction d'impératifs économiques globaux (la stabilité dans les pays centraux) et stratégico-impérialistes.

 

L'extension de la crise de l'Argentine à l'Uruguay allait de soi en raison des liaisons financières entre ces deux pays. Mais ce qui frappe aussi, c'est la simultanéité qu'elle présente avec la crise économique et politique au Brésil. L'ampleur des enjeux est illustrée par la politique américaine. Le soutien au Brésil contraste avec la fin de non recevoir aux demandes de l'Argentine. Et pour cause, pays le plus important de la région, l'effondrement du Brésil pouvait menacer l'ensemble du sous-continent américain et constituer un très mauvais signal au niveau international. Dès lors, le FMI a été mobilisé pour apporter une aide record de 30 milliards de dollars qui anticipait même sur les demandes du gouvernement de Cardoso ! Là aussi, cette surenchère dans les montants record d'intervention du FMI n'est pas extensible à l'infini et, demain, il faudra s'attendre à ce que des pays comme le Brésil puissent un jour aussi s'effondrer par manque de moyens.

La fin du mythe de la 'nouvelle économie'

De par le rôle de la connaissance qui conditionne les nouvelles technologies, l'immatérialité de l'acte productif à travers lesquelles elles voient le jour et la facilité de la reproduction qu'elles permettent, celles-ci rendraient obsolète la détermination de la valeur des marchandises par le temps de travail socialement nécessaire à leur production, nous dit-on. Cette perte de substance de la loi de la valeur conduirait à une mutation profonde, voire à un auto-dépassement du capitalisme.

 

Le thème de l'immatérialité concerne à la fois les processus de travail et le produit lui-même. Une bonne partie des marchandises de la 'nouvelle économie' sont des biens et des services immatériels, ou dont le support matériel est réduit à sa plus simple expression. Qu'il s'agisse d'un logiciel ou d'un fichier de musique enregistré, ou encore mieux d'une information, la marchandise moderne tend à devenir 'virtuelle'. Tout cela est vrai, au moins partiellement, mais en tout état de cause n'a pas les implications théoriques que veulent bien en tirer les idéologues au service du système. Un tel constat ne peut troubler que les partisans d'un marxisme primitif qui, sous prétexte de matérialisme, réduisent la marchandise à une chose alors que ce qui fonde la marchandise, c'est un rapport social très largement indépendant de la forme concrète du produit.

 

Le rôle de la connaissance est invoqué en des termes très voisins par des théoriciens qui prétendent dépasser Marx. Mais, ici encore, pauvre Marx ! Après lui avoir prêté la thèse selon laquelle la marchandise est une chose, voilà qu'on lui fait dire que le travail est un geste. Sa théorie serait donc mise à mal par l'activité intellectuelle des travailleurs, et l'économie de la connaissance invaliderait la théorie de la valeur-travail. Il faut donc supposer que celle-ci ne s'applique qu'à une 'économie de l'ignorance' où des milliers de bras frappent l'enclume (sans trop réfléchir) pour produire des choses en fer. Et le travail de l'informaticien salarié échapperait décidément à cette théorie obsolète. Les partisans de l'économie de la connaissance font ici preuve d'une grande ignorance de l'économie. Comme si le fait que le capitalisme peut s'approprier l'ensemble de l'activité et des forces productives incarnées dans le travailleur concret était une découverte ! Marx a écrit des pages saisissantes sur ces questions, qui tranchent avec la platitude de ses 'dépasseurs'. Ceux-ci ont tous en commun, au fond, de dire la même chose, fausse, sur cette question, à savoir que la connaissance est un nouveau facteur de production qui ferait éclater le tête-à-tête entre le capital et le travail.

 

La reproductibilité à coût très faible d'un nombre croissant de marchandises est un des autres chevaux de bataille de nos 'nouveaux théoriciens' : des marchandises nécessitant un investissement de conception très lourd en amont, mais dont la production en aval est presque gratuite. Cette caractéristique entrerait en contradiction avec la logique de rentabilisation du capital du fait qu'une fois le produit conçu, la mise de fond n'est plus nécessaire pour les nouveaux entrants, pirateurs de logiciels ou fabricants de médicaments génériques. Que faut-il en conclure ? Que le calcul marchand et la loi de la valeur sont dépassés et qu'on entre irrésistiblement dans le royaume de l'abondance et de la gratuité ? La technique nous permettrait donc de dépasser le capitalisme en douceur, par une multitude de petites innovations venant le priver de sa substance. Le capital et l'entreprise seraient solubles dans la connaissance et la communication et toute une série de discours prophétiques ne se privent pas de pousser jusqu'à la limite, et donc jusqu'à l'absurde, ces tendances observables. Rien ne serait évidemment plus absurde que de nier certaines transformations observables... mais l'essentiel qui en ressort est que toutes ces transformations doivent passer à la moulinette capitaliste. C'est pourquoi la 'nouvelle économie' est le domaine du brevet, de la propriété intellectuelle renforcée, et des innovations régressives qui cherchent à annuler les possibilités de l'innovation précédente, notamment en matière de 'copiabilité' des produits.[2] En réalité, le capitalisme ne garde que ce qui convient au plein essor de la marchandise, et toutes les potentialités réelles que recèlent ces innovations doivent être formatées pour entrer dans le moule étriqué de la marchandise. Le système va résister à l'innovation et s'efforcer de les plier aux exigences de la régulation marchande ; le capitalisme ne se transforme pas pour l'essentiel, mais cherche à transformer l'innovation en marchandise. En réalité c'est la thèse classique contraire à celle postulée par nos 'nouveaux théoriciens' qui est toujours d'actualité, à savoir que le capitalisme sous-utilise systématiquement les innovations qu'il introduit par ailleurs à jet continu.

Une austérité accrue pour tous les travailleurs

Fin de la nouvelle économie, incapacité à mettre en place un modèle de croissance stable, remontée généralisée du chômage, généralisation de l'austérité, faillites à répétition dans les pays du Sud : la période est à l'aggravation de la crise sur tous les plans et sur tous les continents. Elle sera aussi caractérisée par la montée des tensions inter-impérialistes au niveau mondial et notamment entre les Etats-Unis et l'Europe. En particulier, l'endettement des ménages et des entreprises aux Etats-Unis est une menace permanente pour l'ensemble de l'économie mondiale. Si les Etats-Unis ne réussissent pas à en reporter la charge sur les autres pays impérialistes, ils risquent d'être confrontés à une récession de grande ampleur. Et s'ils y réussissent, ce sera à l'Europe de faire face à une stagnation durable, assortie d'une nouvelle remontée du chômage de masse. Dans un tel contexte, les luttes sociales ne manqueront pas d'être aiguillonnées par les conséquences de l'aggravation de la situation économique. L'avenir reste dans les mains de la classe ouvrière.

 

C. Mcl.

 

 

1 - La chûte des valeurs boursières depuis le début de l'année est plus importante que celle occasionnée par le krash de 29. La faiblesse actuelle de l'investissement est l'aboutissement d'une chute de celui-ci pendant sept semestres consécutifs, la plus longue période de baisse ininterrompue qu'il ait jamais connue depuis la seconde guerre mondiale.

2 - Prenons seulement deux exemples, à deux niveaux de gravité : la mort de Napster et les morts du SIDA dans les pays sous-développés. Le développement du codec MP3 a permis la transformation de la musique en fichiers digitaux, et la transmission facile de ces fichiers sur les ordinateurs et même sur les téléphones portables. Quel formidable outil pour encourager l'essor et la diffusion du talent musical ! C'est ce que proposait de faire un jeune - et naïf - génie de l'informatique, qui a créé le site et le logiciel Napster afin de permettre le partage des fichiers musicaux sur n'importe quel ordinateur. Evidemment, l'idée n'a pas plu aux maisons d'édition, qui non seulement ont vite fait d'écraser Napster sous le poids des tribunaux, mais qui sont maintenant en train d'investir des sommes impressionantes dans la recherche d'un système de codage qui permettra de « verrouiller » les fichiers contre qui n'a pas payé un « droit d'écoute », sans pour autant diminuer la qualité du son. Sur un plan autrement plus sérieux, on peut citer la défense bec et ongles de leur « propriété intellectuelle » par les grandes sociétés pharmaceutiques qui détiennent les brevets pour les drogues anti-SIDA, ce qui empêche ces drogues d'être fabriquées bon marché et de servir là où les êtres humains en ont le plus grand besoin, c'est à dire dans les pays pauvres de l'Afrique et de l'Asie.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [3]

Questions théoriques: 

  • L'économie [4]

Menace de guerre contre l'Irak : L'enfoncement dans la barbarie guerrière

  • 3358 reads

Jour après jour, la menace d'une nouvelle guerre en Irak se précise. Bush fils a l'intention d'aller plus loin que son père en 1991. Non seulement il veut infliger une nouvelle défaite militaire à l'Irak mais, cette fois-ci, c'est le régime de Saddam Hussein qu'il veut abattre. Et ces nouvelles menaces de guerre interviennent dans une situation générale où la guerre est de plus en plus présente dans l'arène internationale. Un an après les attentats du 11 septembre et la "guerre contre le terrorisme" déclarée au monde entier, et en particulier aux nations désignées comme "l'axe du Mal" par les Etats-Unis, la situation n'a fait qu'empirer.

Il est clair que le renversement du régime des talibans et la guerre contre Al Qaida en Afghanistan n'ont rien réglé : la large coalition internationale anti-terroriste mise en place sous le contrôle étroit de la Maison Blanche n'est plus de mise. Derrière la multiplication des reportages et des messages officiels de "solidarité internationale" lors des cérémonies commémoratives du 11 septembre, les critiques vis-à-vis de la politique américaine se sont exprimées ouvertement, en particulier en Europe et dans les pays arabes. En Afghanistan même, l'attentat du 5 septembre en plein marché de Kaboul qui a fait une trentaine de morts et des centaines de blessés et, quelques heures plus tard, la tentative d'assassinat contre le président Karzaï démontrent la fragilité d'un régime tenu à bout de bras par la Maison Blanche.

Mais surtout on a assisté depuis un an à une nouvelle montée des tensions guerrières dans d'autres pays. Avant l'été, nous avons eu une nouvelle alerte d'une possible guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan dont les risques demeurent entiers (voir Revue Internationale n° 110). De même, la situation en Palestine n'a cessé de se dégrader et maintenant c'est la menace d'une réédition de la Guerre du Golfe de 1991 qui se profile. "L'ère de paix" que Bush père nous avait promise en 1989, lors de l'effondrement du bloc de l'Est, se révèle comme une ère d'intensification sans précédent depuis la seconde guerre mondiale de la barbarie guerrière confirmant clairement les analyses et prévisions qu'avaient faites dès cette époque les révolutionnaires face aux discours endormeurs des principaux dirigeants de la bourgeoisie mondiale.

Le militarisme et la guerre dans la période actuelle

Dans la Revue Internationale n° 64 (1er trimestre 1991), notre texte d'orientation "Militarisme et décomposition", rédigé avant même la guerre du Golfe, donnait un cadre d'analyse à l'expression des rivalités impérialistes dans le monde capitaliste pour la période qui s'était ouverte après l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation du bloc occidental qui s'ensuivit en rappelant tout d'abord que : "depuis le début du 20e siècle, la guerre a été la question la plus décisive qu'aient eu à affronter le prolétariat et ses minorités révolutionnaires (...) dans la mesure où la guerre constitue la forme la plus concentrée de la barbarie du capitalisme décadent, celle qui exprime son agonie et la menace qu'il fait peser sur la survie de l'humanité. (...) La barbarie guerrière sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale impliquant de façon croissante les pays développés" (point 13).

Il ajoutait que "la décomposition générale de la société capitaliste constitue la phase ultime de la période de décadence du capitalisme. En ce sens, dans cette phase ne sont pas remises en cause les caractéristiques propres à la période de décadence : la crise historique de l'économie capitaliste, le capitalisme d'Etat et, également, les phénomènes fondamentaux que sont le militarisme et l'impérialisme. Plus encore, dans la mesure où la décomposition se présente comme la culmination des contradictions dans lesquelles se débat de façon croissante le capitalisme depuis le début de sa décadence, les caractéristiques propres à cette période se trouvent, dans sa phase ultime, encore exacerbées. (...) Il en est de même pour le militarisme et l'impérialisme, comme on a pu le constater tout au long des années 1980, durant lesquelles le phénomène de décomposition est apparu et s'est développé. Et ce n'est pas la disparition du partage du monde en deux constellations impérialistes résultant de l'effondrement du bloc de l'Est qui pouvait remettre en cause une telle réalité. En effet, ce n'est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l'origine du militarisme et de l'impérialisme. C'est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n'est que la conséquence extrême (...), une manifestation (...) de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. (...) La disparition actuelle des blocs impérialistes ne saurait impliquer la moindre remise en cause de l'emprise de l'impérialisme sur la vie de la société. (...) La fin des blocs ne fait qu'ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrant et chaotique de l'impérialisme." (point 5)

Dès janvier 1991, la guerre du Golfe montrait que " face à la tendance au chaos généralisé propre à la phase de décomposition du capitalisme, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est avait donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition d'un corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens même qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme." (point 8)

C'est pourquoi "la perspective aujourd'hui est à une multiplication et à une omniprésence de guerres locales et d'interventions des grandes puissances, que les Etats bourgeois sont en mesure de développer jusqu'à un certain point sans l'adhésion du prolétariat." (Résolution du 13° congrès du CCI, Revue Internationale n° 97).

L'actualité n'a fait que confirmer la croissance de cette barbarie permanente dans un monde capitaliste dominé par le 'chacun pour soi' et dans la concurrence généralisée que se livrent les puissances impérialistes, grandes ou petites. Dans ce contexte, les bourgeoisies nationales, à commencer par celle des Etats-Unis qui a déchaîné et entretenu un climat particulier de psychose et d'hystérie patriotique dans la population mais aussi tous les autres Etats entendant jouer un rôle sur l'arène mondiale ont franchi une nouvelle étape dans la mobilisation de leur armée sur un pied de guerre et ont renforcé considérablement les budgets de la défense.

Si l'attaque du 11 septembre est bien "un acte de guerre" comme l'a proclamé Bush, c'est "un acte de guerre capitaliste, un moment de la guerre impérialiste permanente qui caractérise l'époque de la décadence du capitalisme" (Résolution sur la situation internationale de la Conférence Extraordinaire du CCI, avril 2002). En contrepartie des attentats du 11 septembre, les Etats-Unis ont pu intervenir en Afghanistan au nom de la guerre contre le terrorisme. Ils se sont installés en maîtres au coeur de l'Asie Centrale, en Afghanistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, ont pris position en Géorgie (qui, en réaction directe à cette avancée américaine, fait aujourd'hui l'objet de fortes pressions russes) tout en poursuivant des objectifs stratégiques beaucoup plus vastes et globaux.

Le but de la bourgeoisie américaine est d'assurer son contrôle non seulement sur cette région, ancienne possession de la Russie, mais sur le Moyen-Orient et le sous-continent indien. En plaçant la Corée du Nord dans les pays de " l'axe du Mal ", il est clair que les Etats-Unis lancent également un défi à la Chine et au Japon. Ce qui leur permet de développer leur stratégie d'encerclement des puissances européennes occidentales et notamment de bloquer l'avancée impérialiste de l'Allemagne, son plus dangereux rival impérialiste, vers les territoires slaves et orientaux.

C'est dans ce contexte que s'inscrivent les menaces de guerre contre l'Irak.

Quel est l'intérêt de cette entreprise guerrière ?

Pourquoi cette obstination contre Saddam Hussein ?

Il est clair que l'Irak de Saddam Hussein ne représente aujourd'hui aucune menace sérieuse réelle. Alors que son armée était encore présentée avant 1991 comme la cinquième armée du monde, elle a été décimée et a perdu les deux tiers de ses effectifs depuis la fin de la guerre du Golfe. Quant à l'embargo qui sévit depuis lors, il a empêché l'armée irakienne non seulement de renouveler son équipement mais de se procurer des pièces détachées. Quasiment tout le matériel militaire irakien date d'avant la guerre du Golfe, de l'aveu même du New York Times du 26 août.

De plus, les Etats-Unis ont imposé depuis lors à l'Irak une "zone d'exclusion aérienne" au Nord comme au Sud qui, sous le prétexte de protéger les minorités kurdes et chiites des massacres, interdit à l'aviation militaire irakienne de survoler la moitié du territoire [1]. Cependant, les Etats-Unis ont d'abord mis en avant un "danger nucléaire" venant de l'Irak. Dans le rapport de l'Institut International d'Etudes Stratégiques (IISS), cet argument n'est réfuté que pour mettre plus solidement en avant "un important stock d'armes biologiques et chimiques", et c'est sur ce rapport qu'est désormais fondé la "menace irakienne potentielle".

Il est évident, donc, que le "danger clair et présent" invoqué par le gouvernement Bush pour justifier une intervention n'est qu'un mensonge de propagande. Mais parmi ceux qui critiquent ouvertement la politique américaine, on évoque une autre raison, qui peut paraître évidente : les Etats-Unis veulent assurer leur mainmise sur le pétrole Irakien, deuxième réserve au monde. Pour Le Monde Diplomatique (octobre 2002), par exemple, "Faire main basse sur les deuxièmes réserves mondiales d'hydrocarbures permettrait au président Bush de bouleverser entièrement le marché pétrolier planétaire. Sous protectorat américain, l'Irak pourrait rapidement doubler sa production de brut, ce qui aurait pour conséquence immédiate de faire chuter les prix du pétrole et, peut-être, de relancer la croissance aux Etats-Unis".

D'abord, l'idée que le pétrole d'Irak permettrait de relancer l'économie américaine (ou - variante de la même argumentation mais se voulant plus "marxiste" - assurer aux Etats-Unis une "rente pétrolière") ne tient pas compte de quelques réalités bien concrètes : que le délabrement des équipements pétroliers exigerait cinq ans d'investissements lourds avant de pouvoir tirer profit de la "manne" irakienne ; [2] que l'écoulement actuel de ce pétrole est largement soumis au diktat américain, par des moyens politiques (contrôle des exportations sous la houlette de l'ONU), militaires (les bombardiers américains ont toute l'industrie d'Irak en ligne de mire), et économiques (influence des grandes compagnies pétrolières américaines).

Par contre, il faut insister sur le fait que l'intérêt que portent toutes les grandes puissances au Moyen-Orient est un intérêt surtout stratégique. Cet intérêt précède même la découverte du pétrole dans la région : au 19e siècle, c'était déjà en Irak, Iran et Afghanistan que se déroulait ce qu'on appelait alors le "Grand Jeu" des luttes d'influence entre la Grande-Bretagne, la Russie et l'Allemagne. Les enjeux sont montés d'un cran avec la construction du canal de Suez, route stratégique vers l'Inde pour la Grande-Bretagne. Aujourd'hui, l'importance géopolitique de la région non seulement reste entière, mais elle est largement amplifiée par l'importance stratégique du pétrole comme matière première indispensable à l'économie et à la guerre. Si les Etats-Unis parvenaient à un contrôle absolu sur les fournitures de l'Europe ou du Japon en hydrocarbures, cela voudrait dire qu'ils seraient en mesure d'exercer le plus puissant des chantages sur ces contrées en cas de crise internationale grave : ils n'auraient même pas besoin de les menacer de leurs armes pour soumettre ces pays à leur volonté.

En fait, par cette nouvelle épreuve de force dirigée contre l'Irak, les Etats-Unis entendent renforcer efficacement leur crédibilité et leur autorité dans la région comme sur la planète. La guerre du Golfe de 1991 visait principalement à essayer de resserrer les rangs autour des Etats-Unis de la part des anciens alliés du bloc occidental que la disparition de "l'Empire du Mal" (comme l'avait appelé Reagan), le bloc de l'Est et l'URSS, incitait à voler de leurs propres ailes et à contester l'hégémonie américaine. L'opération avait momentanément réussi mais rapidement, dès la fin de l'été 1991, avec le développement de la guerre en Yougoslavie, ces mêmes ex-alliés s'étaient empressés de jouer à nouveau leurs propres cartes (à commencer par l'Allemagne qui avait poussé la Slovénie et la Croatie à faire sécession). A cette époque, les Etats-Unis s'étaient contentés de chasser les troupes irakiennes de l'Irak sans remettre en cause le régime de Saddam Hussein. Il en fut ainsi pour de multiples raisons. D'une part, la collaboration à la guerre de la part de pays comme l'Arabie saoudite ou la France était conditionnée par l'engagement américain de ne pas renverser Saddam Hussein. Si les Etats-Unis avaient trahi cette promesse, on aurait assisté alors à l'éclatement de la coalition militaire, laquelle était justement un des objectifs de Bush père. D'autre part, tous les "alliés", y compris les Etats-Unis, étaient intéressés à ce que Saddam Hussein reste au pouvoir afin de lui permettre de continuer à jouer son rôle de gendarme local contre les velléités d'indépendance des chiites au sud et des kurdes au nord, velléités qui risquaient de déstabiliser toute la région. Les faits qu'aujourd'hui les Etats-Unis soient prêts à abandonner une telle prudence, qu'ils prennent le risque de trouver sur leur chemin l'opposition d'un certain nombre de puissances et de plusieurs pays arabes importants, de même que le risque de déstabiliser encore plus la situation dans la région, tous ces éléments sont significatifs de l'aggravation de la situation mondiale depuis 1991, de sa plongée dans un chaos croissant et de plus en plus sanglant. Comme nous l'avions annoncé il y a plus de dix ans, les Etats-Unis sont condamnés à une fuite en avant dans l'étalage et l'emploi de leur force militaire s'ils veulent préserver leur leadership.

De plus, un des mérites essentiels de l'opération contre l'Irak est de dissocier le front européen. C'est un excellent moyen de diviser les puissances européennes, notamment la Grande-Bretagne d'un côté, la France et surtout l'Allemagne de l'autre. La Grande-Bretagne reste le principal soutien d'une guerre contre l'Irak. Ce n'est pas par solidarité envers les Etats-Unis que la bourgeoisie britannique réagit ainsi mais la Grande-Bretagne a toujours misé résolument sur le renversement de Saddam Hussein et sur un changement d'équipe au pouvoir en Irak pour réaffirmer ses prétentions vis-à-vis de cette ancienne colonie anglaise. C'est de façon circonstancielle que ses intérêts coïncident avec ceux des Etats-Unis de qui elle attend un dédommagement pour sa contribution militaire. A l'inverse, la France a toujours affirmé son hostilité envers une nouvelle intervention militaire sur le sol irakien et a cherché à maintenir des liens avec Saddam Hussein (comme avec le Liban et la Syrie), même depuis la guerre du Golfe. Ainsi, elle a toujours réclamé au sein de l'ONU la fin de l'embargo contre l'Irak. Quant à l'Allemagne, elle a également toujours cherché à s'affirmer au Moyen-Orient à travers un axe terrestre Berlin-Bagdad via la Turquie et les Balkans.

Une entreprise plus périlleuse qu'en Afghanistan

Déjà, d'incessantes frappes aériennes anglo-américaines sont déclenchées quotidiennement pour servir de répétition générale à l'opération guerrière au nord comme au sud de l'Irak, sous divers prétextes (par exemple, le 27 août, la détection de radars dans une zone démilitarisée a servi à prendre pour cible l'aéroport de Mossoul). Pour cela, la Maison Blanche s'est assurée les bases stratégiques d'une intervention (près de 50 000 soldats américains sont stationnés au Koweït). Elle peut désormais compter sur les appuis des uns pour combler les défections des autres par rapport à la guerre du Golfe de 1991. Ainsi, la Turquie a d'ores et déjà accepté de servir de base arrière aux escadres américaines, moyennant des aides financières conséquentes. Les Emirats, le Koweït, Oman, Bahreïn et surtout le Qatar devraient servir de bases stratégiques régionales [3]. La Jordanie prêterait son territoire pour neutraliser la frontière occidentale de l'Irak, toute proche d'Israël.

Néanmoins, l'entreprise s'annonce encore plus périlleuse que les menées guerrières en Afghanistan, car les Etats-Unis ne peuvent plus dans le cas présent laisser faire le sale travail sur place par quelqu'un d'autre (comme avec l'Alliance du Nord afghane) et le syndrome du Vietnam risque de resurgir alors qu'ils ont pu se retirer de l'opération militaire en Afghanistan avec "zéro mort". De même, la mise en place d'une large opposition démocratique sur le terrain pour "l'après Saddam Hussein" est loin d'être une évidence. Une autre difficulté est la multiplicité bien plus grande qu'en Afghanistan d'influences contraires, y compris sur le plan régional. Les minorités kurdes et chiites ne sont pas fiables, du point de vue américain, les unes étant influençables aux pressions de plusieurs puissances européennes, les autres étant inféodées à l'Iran et à la solde des intérêts de cet Etat; s'y ajoutent les réticences probables a posteriori de la Turquie étant donné d'une part sa sensibilité sur la question kurde où Saddam Hussein assure encore la police aux frontières et surtout l'attirance de la Turquie envers l'Union Européenne qui multiplie les pressions sur elle. L'autre risque est que la bourgeoisie américaine va ternir définitivement son image de " faiseuse de paix " au Moyen-Orient vis-à-vis de l'ensemble des Etats arabes et affaiblit par là à terme ses positions acquises dans la région.

Mais déjà, le premier obstacle auquel sont confrontés les Etats-Unis dans leur tentation d'imposer au monde leur vision d'un "grave danger" venant de l'Irak, c'est que la bourgeoisie américaine ne peut s'appuyer sur aucune règle de droit international pour justifier son action guerrière, contrairement à ses précédentes interventions militaires. Alors qu'en 1991 par exemple, l'invasion du Koweït par Saddam Hussein a servi de prétexte au déclenchement de la guerre du Golfe, il n'existe pas de caution juridique à une guerre préventive. En effet, à travers la notion nouvelle "d'agresseur potentiel" qu'elle utilise contre l'Irak, la bourgeoisie américaine tente d'imposer de nouvelles règles abolissant tout cadre juridique au niveau des relations internationales qui si elles étaient admises justifieraient n'importe quelle invasion d'un autre territoire par n'importe quelle nation et ouvriraient la porte à une accélération du chaos. C'est l'aveu d'une faiblesse dans la stratégie américaine qui a été largement exploitée idéologiquement par les autres grandes puissances qui prétendent aujourd'hui s'en tenir aux "mandats légaux" conférées par l'ONU. C'est d'ailleurs pourquoi les Etats-Unis, pour "légitimer" leur action, ont dû se résoudre à passer par l'ONU et les décisions de son Conseil de Sécurité, avec les risques que cela comporte d'essuyer un échec. Cela a permis d'ailleurs à Saddam Hussein de remporter un premier succès diplomatique lorsqu'il a déclaré accepter la venue de contrôleurs sur le territoire irakien : immédiatement, trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, la Russie, la Chine et la France ont salué la position irakienne et ont déclaré qu'il fallait par conséquent renoncer à une action militaire afin d'organiser le travail des contrôleurs. Le bras de fer entrepris par les Etats-Unis non seulement vis-à-vis de l'Irak mais aussi des autres Etats est donc loin d'être acquis d'avance.

Les divisions de la bourgeoisie américaine

Si la guerre du Golfe a été conduite "légalement" dans le cadre des résolutions de l'ONU, la guerre du Kosovo a été faite "illégalement" dans le cadre de l'OTAN et la campagne militaire en Afghanistan a été menée sous la bannière de "l'action unilatérale" des Américains. Cette politique ne fait évidemment que renforcer l'hostilité des autres Etats envers l'Oncle Sam. Cette situation permet d'ailleurs de mesurer les progrès de l'antiaméricanisme depuis la guerre du Golfe de 1991, en particulier au sein de la plupart des puissances européennes. Alors que les grandes puissances avaient été à l'époque contraintes de participer à l'opération militaire, même en traînant les pieds, aujourd'hui les critiques voire les oppositions à l'action américaine s'affirment clairement. En France, la volonté de Bush de frapper l'Irak et de renverser Saddam Hussein tend à être présentée comme une obsession maladive d'un Rambo d'opérette. En Allemagne, où depuis plus d'une décennie, la règle d'or de la diplomatie était de ne pas heurter de front les Etats-Unis pour avancer ses propres ambitions impérialistes, Schröder vient de marquer une rupture en manifestant son opposition catégorique à toute participation allemande à une intervention militaire en Irak [4]. Même des puissances plus secondaires comme l'Espagne se permettent d'exprimer ouvertement des critiques envers la politique de la Maison Blanche envers l'Irak ou le Proche Orient.

C'est cette contradiction qui se reflète dans les débats et les "désaccords" qui ont surgi au sein de la bourgeoisie américaine.

Certes, au début de la Seconde Guerre mondiale, étaient déjà apparues des divergences au sein de cette bourgeoisie sur la nécessité ou non de l'entrée en guerre des Etats-Unis entre "isolationnistes" et "interventionnistes"; le camp républicain était globalement sur des positions "isolationnistes" tandis que les "interventionnistes" se recrutaient essentiellement au sein du parti démocrate. En 1941, le désastre de Pearl Harbor délibérément provoqué par Roosevelt (voir "Le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 108, 1er trimestre 2002) avait alors permis aux "interventionnistes" de l'emporter. Aujourd'hui, cet ancien clivage a disparu. Mais les contradictions de la politique américaine suscitent un nouveau différend interne qui ne recoupe plus vraiment celui des partis traditionnels. Dans la bourgeoisie américaine, il n'existe bien entendu aucun désaccord sur le fait que les Etats-Unis doivent être capables de préserver leur suprématie impérialiste mondiale, et d'abord sur le terrain militaire. La différence d'appréciation porte sur le fait suivant : les Etats-Unis doivent-ils accepter la dynamique qui les pousse à agir seuls ou doivent-ils essayer de garder autour d'eux et ménager un certain nombre d'alliés, même si cette alliance n'a aujourd'hui aucune stabilité ? Ces deux positions apparaissent clairement au sujet des deux principaux foyers de préoccupation : le conflit israélo-palestinien et le projet d'intervention militaire en Irak. Ainsi, les oscillations de la politique américaine au Moyen-Orient concernant aussi bien le soutien total à Sharon que l'intention parallèle de se débarrasser d'Arafat ou les discours sur la création inéluctable d'un Etat palestinien témoignent de ces contradictions. Sur la lancée du 11 septembre, les Etats-Unis ont poursuivi une politique de soutien quasi-inconditionnel à Israël mais il est clair que la fuite en avant de Sharon et des fractions encore plus radicales de la bourgeoisie israélienne dans la politique de la canonnière, entraînant le conflit dans une absurde spirale sans fin de violence aveugle, contribue à un isolement suicidaire d'Israël et indirectement des Etats-Unis. [5] De surcroît, même si beaucoup d'Etats arabes ne sont pas des inconditionnels d'Arafat, la politique américaine de soutien ouvert à Sharon les irrite. Cela pourrait rapprocher de larges secteurs de la bourgeoisie arabe (Egypte, Arabie Saoudite, Syrie, notamment) des puissances de l'Union européenne. Ces dernières en déclarant ouvertement leur hostilité à l'élimination d'Arafat, bien qu'elles aient prouvé leur impuissance à jouer un rôle de "faiseur de paix", viennent jouer les trouble-fête et tentent de retirer les marrons du feu dans leurs menées diplomatiques.

Les divergences affectant la bourgeoisie américaine s'étaient déjà exprimées au sein de l'administration républicaine. Le secrétaire d'Etat à la Défense Donald Rumsfeld, le vice-président Dick Cheney et la conseillère d'Etat Condoleezza Rice défendent l'idée qu'il faut intervenir seuls et le plus vite possible, tandis que d'autres éminents membres du "staff" républicain tels que Colin Powell, James Baker et Henry Kissinger (appuyés par certains milieux d'affaires qui s'inquiètent du coût de l'opération si les Etats-Unis devaient en porter seuls la charge dans la " conjoncture de crise économique actuelle ") étaient beaucoup plus réticents ou nuancés, préférant poursuivre encore l'usage alternatif de la carotte et du bâton.

Même si les "faucons" partisans de la manière forte et d'une intervention rapide des Etats-Unis contre l'Irak semblaient avoir pris l'avantage, les problèmes soulevés par cette intervention au sein de la bourgeoisie américaine sont cependant tels qu'aucune certitude n'est possible. C'est en effet ce que viennent de révéler les déclarations fracassante d'Al Gore, le candidat démocrate battu (d'un cheveu) par Bush aux dernières présidentielles qui estime que l'imminence d'un danger irakien n'a pas été démontré et critique la stratégie internationale de Bush de la sorte : "Après le 11 septembre, il y avait énormément de sympathie, de bonne volonté et de soutien envers nous de par le monde. Nous avons dilapidé cela et, en un an, nous avons remplacé cela par de la peur, de l'anxiété et de l'incertitude, non pas au sujet de ce que les terroristes vont faire, mais au sujet de ce que nous, nous allons faire !" (cité par Le Monde du 26 septembre). Et comme si cela n'y a suffisait pas, deux députés démocrates annoncent qu'ils vont se rendre à Bagdad pour évaluer les risques qu'une guerre ferait courir à la population civile, se retrouvant ainsi circonstanciellement dans la même démarche que certains des rivaux des Etats-Unis décidés à saboter l'initiative guerrière américaine en Irak. Il ne faut pas se tromper sur le sens de cette initiative de certains démocrates ayant actuellement pour objectif d'ajourner la guerre contre l'Irak telle que Bush l'avait programmée. Elle n'est en rien destinée à atténuer le côté belliqueux de la politique impérialiste américaine mais bien de faire en sorte, comme nous l'avons dit, que les dispositions soient prises permettant d'éviter qu'elle donne lieu à un processus d'isolement des Etats Unis comme il s'en produit un aujourd'hui [6] et qui est directement à son tour un facteur de renforcement de la contestation du leadership américain [7].

En fait, les désaccords qui s'expriment au sein de la bourgeoisie la plus puissante du monde ne font qu'exprimer la contradiction fondamentale dans laquelle se trouve cette bourgeoisie :

"Face à un monde dominé par le 'chacun pour soi', où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les États-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lequel ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres États : la force militaire. Ce faisant, les États-Unis sont pris dans une contradiction :

- d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ;

- d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brute, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine." "En fait, l'affirmation de la supériorité militaire par la superpuissance agit en sens contraire suivant que le monde est divisé en blocs, comme avant 1989, ou que les blocs n'existent plus. Dans le premier cas, l'affirmation de cette supériorité tend à renforcer la confiance des vassaux envers le leader quant à sa capacité à les défendre efficacement et constitue donc un facteur de cohésion autour de lui. Dans le second cas, les démonstrations de force de la seule superpuissance qui ait survécu ont au contraire comme résultat ultime d'aggraver encore plus le 'chacun pour soi' tant que n'existe pas une puissance qui puisse lui faire concurrence à son niveau. C'est pour cela que les succès de la contre-offensive actuelle des États-Unis ne sauraient être considérés comme définitifs, comme un dépassement de la crise de leur leadership." (Résolution du 12e congrès du CCI, Revue internationale 90).

Ainsi, la volonté des Etats-Unis de restaurer leur leadership les pousse à entrer toujours plus à déchaîner la guerre en même temps que cette politique ne peut à terme leur permettre d'atteindre leurs objectifs. Dans le monde actuel, cette contradiction, qui n'a pas de solution, conduit nécessairement à un développement sans fin de la spirale guerrière.

L'évolution de la situation présente s'inscrit ainsi pleinement dans la poursuite de la même politique guerrière que lors de la guerre du Golfe, puis dans l'ex-Yougoslavie, et en Afghanistan, mais à un niveau supérieur d'aléas et de risque de chaos. La politique du gendarme de l'ordre mondial est un facteur actif d'un chaos guerrier grandissant, d'un enfoncement dans la barbarie et a des conséquences de plus en plus incontrôlables. Elle fait courir des risques de plus en plus déstabilisateurs, en particulier sur tout le continent asiatique du Proche-Orient à l'Asie Centrale, du sous-continent indien jusqu'au Sud-Est asiatique. De tels risques sont révélateurs du danger mortel que font courir à l'humanité entière les affrontements guerriers des puissances impérialistes dans la période de décomposition du capitalisme. Même si une nouvelle guerre mondiale n'est pas immédiatement à l'ordre du jour, il doit être clair pour la classe ouvrière que le seul moyen pouvant en fin de compte empêcher la capitalisme de détruire l'humanité et de renverser ce système.

 

Wim (15 septembre)

 

Notes :

 

 

1 Cela illustre une fois de plus le machiavélisme de la bourgeoisie américaine qui en 1991 avait incité les minorités kurdes au Nord et chiites au Sud à la rébellion en pleine guerre du Golfe et qui, une fois le soulèvement déclenché, avait volontairement et cyniquement laissé intacte dans l'Opération Tempête du Déserts la garde nationale de Saddam Hussein, composée de troupes d'élite afin qu'elle puisse écraser ces minorités. Par la suite, à la fin de la guerre, cet écrasement des minorités avait été utilisé sur le plan idéologique par la bourgeoisie américaine pour démontrer le caractère sanguinaire du régime de Saddam Hussein et pour justifier après coup non seulement la guerre du Golfe elle-même mais la création de ces "zones d'exclusion militaire" sous contrôle direct des Etats-Unis "afin de protéger les populations locales".

2Voir The Economist du 14/09/02

3 (2) Les réticences de l'Arabie Saoudite notamment qui ne voit pas d'un bon oeil une participation des chiites à un futur gouvernement " démocratique " irakien ont été prises en compte et la plate-forme d'Al-Kharg qui a été si largement utilisée par les forces américaines pendant la guerre du Golfe et la guerre en Afghanistan notamment, a commencé à être démontée pour être transférée sur une nouvelle base en construction à Al-Udeid, sur la côte orientale qatarie, au sud de Doha, qui est appelée à jouer le même rôle stratégique qu'Al Kharg pour les Etats-Unis.

4 Non sans une bonne dose d'hypocrisie car plusieurs centaines de spécialistes allemands des armes chimiques et biologiques qui ont fourni ces armes à l'Irak sont présents dans la région où ils servent de "conseillers techniques " aux Américains). De même, après ses prises de position ostensiblement anti-américaines qui lui ont permis de gagner les élections, Schröder s'est empressé, dès le lendemain de celles-ci de rendre visite à Blair en lui demandant notamment, d'après un diplomate anglais, de favoriser une réconciliation avec Washington qui avait été exprimé de façon véhémente son ulcération. Ces faits n'expriment nullement, cependant, que la bourgeoisie allemande souhaite désormais s'aligner sur la bourgeoisie américaine, mais simplement qu'elle compte revenir à sa diplomatie de prudence qui lui a réussi jusqu'à présent.

5 D'ailleurs, les difficultés économiques d'Israël conditionnant le mécontentement croissant face à d'énormes sacrifices de la population dans le gouffre de l'économie de guerre, poussent à la fissure de la politique d'union nationale en Israël même comme le montre la démission de son mandat de député de l'ancien ministre travailliste de Ehoud Barak, Shlomo Ben Ami.

6 La trajectoire politique même d'Al Gore permet d'écarter de telles illusions puisqu'il faisait partie en 1991 de la minorité démocrate à avoir voté pour la guerre du Golfe.

7Une illustration supplémentaire de cette hostilité croissante aux Etats-Unis s'exprime dans la visite à la Corée du nord faite récemment par le premier ministre japonais Kusumi. Cette visite chaleureuse à un pays déclaré par les américains comme faisant partie de l'axe du mal, est un défi direct qui leur est lancé.

Géographique: 

  • Irak [144]

Récent et en cours: 

  • Guerre en Irak [145]

La décadence du capitalisme : Présentation de l'édition russe de La décadence du capitalisme

  • 3172 reads

Nous publions sur notre site l'introduction à l'édition russe de la brochure du CCI La décadence du capitalisme qui est parue récemment grâce aux efforts de camarades appartenant au nouveau milieu prolétarien qui émerge en Russie. Notre introduction est centrée en particulier sur la contribution du mouvement ouvrier en Russie à notre compréhension du déclin du capitalisme. C'est d'autant plus approprié que nous estimons que le concept ou la définition de la décadence capitaliste a constitué une question importante dans les discussions que nous avons menées avec les groupes et les individus qui composent le milieu russe.

Comme nous l'avons expliqué dans de nombreux textes, nous considérons que la notion selon laquelle jusqu'à présent toutes les formes de sociétés de classe qui ont existé ont traversé des époques d'ascendance et de déclin, constitue une notion absolument fondamentale dans la conception matérialiste de l'histoire. Comme l'écrit Marx dans sa célèbre Préface à la Critique de l'économie politique, à un stade donné de son développement, un mode de production entre dans une époque de révolution sociale lorsque ses rapports sociaux-économiques se transforment de formes de développement en entrave à un progrès ultérieur. Nous partageons la conclusion de l'Internationale communiste et des fractions de gauche italienne et allemande pour qui l'époque de "désintégration interne" du capitalisme, des guerres impérialistes et des révolutions prolétariennes s'est ouverte avec l'éclatement de la première guerre mondiale en 1914, ce qu'a pleinement confirmé la grande vague révolutionnaire internationale qui a surgi face à la guerre impérialiste.

Il est vrai que tous les courants de la gauche communiste n'ont pas poursuivi cette tradition. Leurs héritiers bordiguistes comme les conseillistes, issus respectivement de la Gauche italienne et de la Gauche germano-hollandaise, ont mis en question le concept de décadence, chacun à leur façon, avec l'argument selon lequel le capitalisme pouvait toujours avoir un développement juvénile dans les anciennes régions coloniales, ou bien que les crises du capitalisme étant par nature cycliques, il y avait peut-être une différence quantitative mais pas qualitative entre les bouleversements provoqués par ces crises avant 1914, et les catastrophes qu'elles ont entraîné dans la période qui a suivi. Nous verrons que ces points de vue ont une influence considérable sur les nouveaux groupes en Russie. Néanmoins, nous argumenterons que ces positions représentent une régression et que les groupes qui maintiennent le plus fidèlement les avancées programmatiques de la Gauche communiste basent leurs positions sur la reconnaissance que le capitalisme est un système en déclin.

Le lien intime qui existe entre le matérialisme historique et la théorie de la décadence se vérifie, de façon implicite, dans l'offensive idéologique contre le marxisme qu'a menée le capitalisme depuis l'effondrement du bloc de l'Est à la fin des années 1980. Cette offensive a été en grande partie menée à travers la campagne sur la "mondialisation". Derrière cette idée (convenons-en, vague et ambiguë), le capitalisme ne serait devenu un système vraiment mondial qu'avec l'avènement des politiques de "libre échange" - les "reaganomics" des années 80, avec la croissance rapide des communications apportée par le triomphe de la puce informatique, et surtout avec l'effondrement du bloc de l'Est qui aurait prétendument effacé de la topographie économique de la planète les dernières régions "non capitalistes". Ceux qui partagent cette idée peuvent bien soutenir autant que condamner les effets de la mondialisation, le coeur d'une telle idée, c'est que le capitalisme est entré dans une nouvelle époque, une nouvelle sorte d'ascendance qui dément la vieille théorie marxiste du capitalisme comme étant un système en déclin. Une telle vision est totalement opposée à la tradition de la Gauche communiste qui tire ses analyses des théories de Luxemburg et de Boukharine qui, au moment de la Première guerre mondiale, défendaient que le capitalisme était entré dans sa phase de déclin précisément parce qu'il était devenu un système global, une véritable économie mondiale. Elle est aussi totalement antagonique à l'analyse que fait le CCI de la période qui s'est ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est que nous avons caractérisée non comme une nouvelle période d'ascendance du capitalisme, mais comme la phase finale la plus dangereuse de son déclin - la phase de décomposition - dans laquelle l'alternative entre socialisme ou barbarie devient de plus en plus une réalité quotidienne.

A côté de cet assaut idéologique général, mené par une foule d'idéologues de la droite "néo-libérale" jusqu'aux gurus les plus "radicaux" des mouvements de protestation "anti-mondialisation", la théorie de la décadence se trouve attaquée par une myriade de groupes qui disent défendre le communisme mais qui soit se trouvent dans le marais entre l'aile gauche du capital et le milieu prolétarien, soit appartiennent au parasitisme politique. Nous avons déjà noté ce phénomène à la fin des années 1980 [1], ce qui nous avait amenés à publier une série d'articles sous le titre "Comprendre la décadence du capitalisme". Nous y répondions notamment aux innovations et autres inventions de groupes parasites tels que le Groupe communiste internationaliste (GCI), Perspective internationaliste (PI) et d'autres. Ces derniers groupes étaient sortis du CCI et bien que d'autres raisons aient motivé ces scissions, il était à noter que parmi les révisions théoriques dans lesquelles s'étaient embarqués ces groupes pour se distancer politiquement du CCI, la théorie de la décadence était l'une des premières à être abondonnée - ouvertement dans le cas du GCI qui a adopté une méthode semi-bordiguiste, et plus insidieusement pour PI qui a commencé par diluer et mélanger la notion de décadence avec des exposés savants sur la transition entre la domination formelle et la domination réelle du capital, puis s'en est pris à l'héritage de la Gauche communiste en accusant sa théorie de la décadence d'être pour l'essentiel mécaniste et "productiviste". Au milieu des années 1990, le "Cercle de Paris", lui aussi composé d'éléments ayant quitté le CCI et tombés dans le parasitisme, a pris exactement le même chemin. Ses protagonistes ont commencé par mettre en question le concept du CCI de la décomposition ; il ne leur a pas fallu longtemps pour conclure que la véritable question théorique n'était pas la décomposition mais la décadence. Et le dernier avatar du panthéon parasitaire - la "Fraction interne du CCI" - semble se précipiter sur la même voie puisqu'il est déjà en train d'exprimer ouvertement son dédain pour le concept de décomposition.

Ces groupes parasites fonctionnent comme un relais direct des campagnes idéologiques de la bourgeoisie dans le milieu prolétarien. On peut mesurer précisément le succès de ces campagnes au nombre d'anciens communistes que la propagande sur les nouvelles perspectives brillantes de croissance capitaliste a emportés. Mais de peur qu'on pense que seul le CCI a souffert de la pression de l'idéologie dominante dans ce domaine, considérons le cas du BIPR qui a intégré quasiment sans critique la notion de mondialisation à son cadre théorique, tout en minimisant simultanément l'importance de la décadence. Dans un texte publié sur le site web du BIPR : "Réflexions sur les crises du CCI", on trouve une logique similaire à celle des "penseurs" ex-CCI : "Revenons au concept fondateur de décadence. Soulignons qu'il n'a de sens que si on se réfère à la capacité du mode de production à survivre. En d'autres termes, on ne peut parler de décadence que si l'on comprend par cela une incapacité croissante présumée du capitalisme de passer d'un cycle d'accumulation à l'autre. On peut aussi considérer comme un phénomène de "décadence" le raccourcissement des phases ascendantes d'accumulation, mais l'expérience des derniers cycles montre que cette brièveté de la phase ascendante ne signifie pas nécessairement l'accélération de l'ensemble du cycle d'accumulation crise, guerre, nouvelle accumulation. Quel rôle le concept de décadence joue-t-il alors au niveau de la critique militante de l'économie politique, c'est-à-dire de l'analyse approfondie des phénomènes et de la dynamique du capitalisme dans la période que nous traversons ? Aucun. Au point que le mot lui-même n'apparaît jamais dans les trois livres qui composent Le capital."

Ce passage constitue la plus claire expression d'une façon de penser définie du BIPR depuis quelques années. Nous avons vraiment parcouru un long chemin depuis l'époque où les camarades de la CWO argumentaient que le concept de décadence constituait la pierre de touche de leurs positions politiques. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce passage et sur ses implications.

Le milieu russe et le concept de décadence du capitalisme

Etant donné que les groupes plus "établis" de la Gauche communiste à l'Ouest ont été soumis à ces pressions extrêmes, il n'est pas surprenant que le concept de décadence cause tant de difficultés aux groupes du milieu qui est en train d'émerger en Russie, où la tradition de la Gauche communiste a été presque totalement oblitérée par la présence directe de la contre-révolution stalinienne.

Le CCI a déjà publié une bonne part de sa correspondance avec des éléments et des groupes de ce milieu, et une grande partie a été dédiée à la quesiton de la décadence. Ainsi dans la Revue internationale n°101, nous avons publié un article, "La révolution prolétarienne à l'ordre du jour de l'histoire depuis le début du 20e siècle". C'était notre réponse au camarade S. de Moldavie, membre du Groupe des révolutionnaires collectivistes prolétariens (GRCP). Les principes du GRCP qui, à ce que nous comprenons, ont été adoptés par le nouveau groupe, définissent le capitalisme comme un système décadent mais semblent fixer le début de cette décadence très tard au 20e siècle, puisqu'ils affirment que le communisme n'est pas une possibilité matérielle depuis le développement global des microprocesseurs. De même, alors que dans leur principes, est argumentée "la négation du slogan 'droit des nations à disposer d'elles-mêmes' qui a perdu tout caractère progressif dans l'époque moderne de déclin et de décadence de la société capitaliste" et la "reconnaissance du caractère impérialiste de tous les conflits 'inter-nationaux' à l'époque moderne de la décadence du capitalisme", le moment auquel les conflits nationaux ont perdu leur caractère progressiste, reste une question non clarifiée[2] ; et il semble qu'encore aujourd'hui il soit possible que le prolétariat soutienne certains mouvements nationaux : "soutien aux mouvements des classes petites-bourgeoises et semi-prolétariennes des nations opprimées, mouvements qui apparaissent sous le slogan de 'libération nationale', seulement dans la mesure où ces mouvements ne sont pas contrôlés par les classes exploiteuses et sapent objectivement le pouvoir d'Etat des exploiteurs (y compris leur propre Etat national)."

De tels arguments semblent démontrer la difficulté des groupes russes à rompre avec l'argument de Lénine selon lequel le soutien aux mouvements de libération nationale est une façon de s'opposer à sa propre bourgeoisie nationale (surtout quand cette bourgeoisie nationale a une longue histoire d'oppression d'autres groupes nationaux, comme dans le cas de l'empire du tsar). Ces sentiments "léninistes" trouvent même un écho chez les camarades du Bureau Sud du parti marxiste du travail (MLP, Marxist Labour party) qui professent tout haut leur non léninisme mais n'hésitent pas à se mettre à ses côtés sur cette question-clé : "Vous avez sans doute remarqué combien nous sommes peu léninistes. Néanmoins, nous sommes d'avis que la position de Lénine fut la meilleure sur cette question. Chaque nation (attention ! Nation, pas nationalité, ou groupe national, éthnique, etc.) a le droit complet à disposer d'elle-même dans le cadre de son territoire ethnico-historique, jusqu'à la séparation et la formation d'un Etat indépendant." Ce passage est cité dans notre article "Le rôle irremplaçable des fractions de gauche dans la tradition marxiste" dans la Revue internationale n°104 qui répond également à plusieurs arguments du MLP. De même, ces camarades semblent incapables d'aller au-celà de certaines formulations de Lénine qui définissent la révolution russe comme une révolution double, en partie socialiste, en partie démocratique bourgeoise. Ils expliquent ce point de vue dans un long texte traduit en anglais : "L'anatomie marxiste d'octobre". Le CCI a écrit une réponse à cette contribution. Notre réponse s'appuie essentiellement sur les arguments de Bilan qui souligne que, puisque le capitalisme doit être analysé comme système global et historique, les conditions de la révolution prolétarienne doivent nécessairement surgir à l'échelle internationale dans la même période historique, de sorte que cela n'a pas de sens de parler de révolution prolétarienne à l'ordre du jour dans certains pays, alors que des révolutions hybrides ou même bourgeoises le seraient dans d'autres.

Plus récemment, nous avons publié dans World revolution n°254 la plateforme d'un autre nouveau groupe, l'Union communiste internationale, basé à Kirov. Dans nos commentaires qui saluent l'apparition de ce groupe, nous notons que la plateforme de l'UCI nous semble au mieux ambigüe sur le problème de la décadence et des luttes nationales, et leur réponse à nos commentaires a confirmé cette prise de position. Comme nous n'avons pas répondu publiquement à cette lettre, nous commencerons à le faire ici en présentant les arguments de l'UCI du mieux que nous pouvons. A cause de problèmes de langue, il n'est pas toujours facile pour nous de suivre l'argumentation des camarades de l'UCI. Mais sur la base de leur lettre du 20 février 2002, nous pensons qu'ils font six points en réponse à nos commentaires :

1. la théorie de la décadence nie qu'il y ait eu un développement du capitalisme au 20e siècle, ce qui n'est clairement pas le cas ;

2. le capitalisme a toujours vécu dans la violence et la destruction, aussi les guerres mondiales du 20e siècle ne prouvent pas que le système soit en décadence ;

3. Dans nos commentaires de WR n°254, nous avons écrit que l'UCI est incohérente lorsqu'elle nie la décadence du capitalisme tout en insistant en même temps dans sa plateforme sur le fait que toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires. Les camarades répondent que même si toutes les fractions bourgeoises sont réactionnaires, cela ne veut pas dire que les tâches de la révolution démocratique bourgeoise sont aussi devenues réactionnaires : "Donc par exemple, la bourgeoisie russe n'a pas été capable de mener la révolution bourgeoise et était donc réactionnaire en 1917. Cependant les transformations démocratiques bourgeoises de la révolution russe étaient certainement progressistes." Aujourd'hui, dit l'UCI, la bourgeoisie ne peut mener aucune transformation bourgeoise sans guerre mondiale, de ce fait cela n'a pas de sens de soutenir une fraction bourgeoise ; mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de tâches démocratiques bourgeoises, mais simplement que seul le prolétariat est capable de les réaliser.

4. La "révolution chinoise" fournit une preuve concrète de la possibilité de révolutions progressistes bourgeoises réussies au 20e siècle? ;

5. Cette période de révolutions bourgeoises nationales progressistes ne s'est terminée qu'avec la mondialisation du capitalisme vers la fin du 20e siècle ;

6. Néanmoins, le prolétariat peut encore réussir à transformer les mouvements pour l'indépendance nationale en luttes pour la révolution socialiste.

 

Nous voulons répondre à ces arguments en profondeur, aussi y reviendrons-nous dans un autre article. Cependant, il apparaît clairement que quelles que soient les divergences qui peuvent exister entre les différents groupes du milieu russe, les arguments qu'ils mettent en avant sont très similaires. Nous pensons donc que la réponse à l'UCI doit être considérée comme une contribution envers l'ensemble de ce milieu, ainsi que pour le débat international sur les perspectives du capitalisme mondial.

CDW

 

 

 

1 Revue internationale n° 48, 49, 50, 54, 55, 56, 58, 60

2 Dans l'article que nous avons publié dans la Revue internationale n°101, nous citons le passage suivant du camarade F. qui semble confirmer que pour ce groupe, la décadence du capitalisme et donc la fin de toute fonction progressiste des mouvements nationaux, commence à la fin du 20e siècle : "Au sujet de votre brochure Nation ou classe, nous sommes d'accord avec vos conclusions mais nous ne sommes pas d'accord avec la partie sur les motifs et l'analyse historique. Nous sommes d'accord qu'aujourd'hui, à la fin du 20e siècle, le mot d'ordre du droit à l'autodétermination des nations a perdu tout caractère révolutionnaire. C'est un mot d'ordre bourgeois démocrate. Quand l'époque des révolutions bourgeoises est close, ce slogan est clos aussi pour les révolutionnaires prolétariens. Mais nous pensons que l'époque des révolutions bourgeoises est close à la fin du 20e siècle, non au début. En 1915, Lénine avait généralement raison contre Luxemburg, en 1952 Bordiga avait généralement raison sur cette question contre Damen, mais aujourd'hui la situation est inverse. Et nous considérons complètement erronée votre position que différents mouvements révolutionnaires non prolétariens du tiers-monde qui ne contenaient pas un iota de socialisme, mais étaient objectivement des mouvements révolutionnaires, n'étaient que des outils de Moscou - comme vous l'avez écrit sur le Viêt-Nam par exemple - et ne sont pas objectivement des mouvements bourgeois progressistes."

Courants politiques: 

  • Influencé par la Gauche Communiste [146]

Questions théoriques: 

  • Décadence [147]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [148]

Préface à l'édition en russe de la Décadence du Capitalisme

  • 2814 reads

La publication de la brochure du CCI "La décadence du capitalisme" témoigne du ressurgissement d'éléments révolutionnaires dans un pays où la tradition politique prolétarienne, jadis très forte, a été enfouie sous le terrible poids de la contre révolution stalinienne. Le CCI est pleinement conscient que sans cette renaissance, la traduction de notre brochure n'aurait jamais été possible ; nous la proposons donc comme contribution à la clarification des positions communistes dans les débats qui ont lieu actuellement à la fois au sein du milieu russe lui-même et entre ce milieu et les expressions internationales du communisme authentique.

L'introduction des éditions précédentes de cette brochure contient déjà une histoire du concept de décadence dans le mouvement marxiste, montrant que depuis Marx jusqu'à l'Internationale Communiste et aux fractions de gauche qui ont réagi à la dégénérescence et à la mort de cette dernière, cette notion n'était pas basée sur une critique purement morale ou culturelle de la société capitaliste, comme l'entend l'interprétation vulgaire de la "décadence" sous la forme d'une réprobation des différentes formes d'art, de mode ou de m?urs sociales. Au contraire, la notion marxiste de décadence découle de façon inéluctable des prémisses mêmes du matérialisme historique, et constitue la pierre angulaire de la démonstration du fait que non seulement le capitalisme est en déclin historique en tant que mode de production depuis le début du 20ème siècle, mais encore que cette période a aussi mis la révolution prolétarienne à l'ordre du jour de l'histoire. Dans cette préface à l'édition en russe, nous voulons nous centrer sur l'immense contribution qu'ont apportée au concept de décadence du capitalisme l'expérience concrète de la classe ouvrière russe et les efforts théoriques de ses minorités révolutionnaires.

Nous voulons être brefs ici et c'est pourquoi nous présenterons cette contribution sous une forme chronologique. D'autres documents - qui sont à écrire, peut-être par les camarades russes eux-mêmes - peuvent explorer cette question plus en profondeur, mais cette forme servira aussi à marquer les étapes les plus importantes du processus au cours duquel la fraction russe du mouvement ouvrier a fait des apports à la compréhension du prolétariat mondial dans son ensemble.

1903 : La séparation entre bolcheviks et mencheviks dans le Parti ouvrier social démocrate russe n'avait pas simplement pour raison la question de comment organiser un parti ouvrier dans les conditions de répression du tsarisme. Dans un sens, malgré son arriération, la Russie, avec son prolétariat fortement concentré et son incapacité à enfermer le mouvement ouvrier dans un cadre légal et démocratique, anticipait sur les conditions totalitaires auxquelles allait être confrontée la classe ouvrière dans l'époque proche de la révolution prolétarienne, quand la classe ouvrière n'aurait plus la possibilité de pouvoir maintenir des organisations de masse permanentes. Ainsi, lorsque Lénine rejette la conception menchevique d'un parti ouvrier "large" "ouvert" et insiste sur le besoin d'un parti discipliné de militants révolutionnaires engagés sur un programme clair, il anticipe sur la forme d'organisation de parti nécessaire à une époque où la lutte directe pour la révolution remplace la lutte pour des réformes au sein de l'ordre bourgeois.

1905 : "la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste" (Rosa Luxemburg, Grève de Masse, Parti et Syndicats). Avec ses grèves de masse et la découverte des soviets comme forme d'organisation, le prolétariat russe annonce l'approche de la nouvelle époque, dans laquelle les vieilles méthodes syndicales deviendront obsolètes. Alors que c'est Rosa Luxemburg qui démontre de la façon la plus incisive quelle est la dynamique de la grève de masse, l'aile gauche de la social-démocratie russe commence aussi à tirer les principales leçons des événements de 1905 : Lénine - contrairement aux "super-léninistes", dont la première réponse aux soviets a été de les appeler à se dissoudre dans le parti - souligne la relation dialectique entre l'organisation de la minorité révolutionnaire, le parti, et le soviet en tant qu'organe général de l'ensemble de la classe capable de constituer la base d'une dictature révolutionnaire. Trotsky est encore plus conscient de l'importance du soviet comme forme d'organisation adaptée à la grève de masse et à la lutte pour le pouvoir du prolétariat. Dans sa théorie de la révolution permanente, il s'oriente vers la conclusion que l'évolution historique fait que la possibilité d'une révolution bourgeoise dans des pays arriérés comme la Russie est déjà dépassée : à partir de là, toute véritable révolution devra être conduite par la classe ouvrière, adopter des buts socialistes et s'étendre à l'échelle internationale.

1914-1916 : De tous les courants prolétariens opposés à la guerre impérialiste mondiale, ce sont les bolcheviks autour de Lénine qui sont les plus clairs. Rejetant les arguments des social-chauvins qui se prévalent de la lettre de Marx pour en tuer l'esprit, Lénine montre qu'il n'y a rien de national, de démocratique ni de progressif dans ce massacre, et brandit le slogan "transformer la guerre impérialiste en guerre civile". La guerre, en somme, a ouvert une nouvelle époque dans laquelle la révolution prolétarienne n'est plus désormais un projet lointain mais est directement inscrite à l'ordre du jour de l'histoire. Dans son Impérialisme, Stade suprême du Capitalisme, Lénine décrit le capitalisme impérialiste comme un système en déclin. A la même époque, le livre de Boukharine Impérialisme et Economie mondiale démontre que la plongée du capitalisme dans le militarisme est le résultat de la création d'une économie mondiale qui a jeté les bases objectives pour un mode de production supérieur mais qui se dresse comme un obstacle sanglant à sa réalisation. Cette thèse va de pair avec celle de l'analyse de Rosa Luxemburg sur les limitations historiques du système capitaliste dans L'Accumulation du Capital, qui est un point de référence fondamental pour cette brochure. Boukharine, comme Luxemburg, reconnaît aussi que dans un ordre mondial façonné par les géants impérialistes, les luttes "de libération nationale" ont perdu tout sens. Finalement le travail de Boukharine montre qu'il a saisi la forme que prendra cette nouvelle économie capitaliste mondiale : une lutte à mort entre d'énormes "trusts capitalistes d'Etat". C'est une anticipation du fait que la forme étatique adoptée par le capital pendant la guerre, sera sa méthode classique d'organisation pendant toute sa période de déclin.

1917 : Le prolétariat russe démontre à nouveau l'unité entre théorie et pratique en se rebellant contre la guerre impérialiste, en renversant le tsarisme, en s'organisant en soviets et en s'orientant vers la prise révolutionnaire du pouvoir. Confronté à la "vieille garde" bolchevique qui s'agrippe à des formules dépassées héritées d'une période antérieure, Lénine écrit les Thèses d'Avril, dans lesquelles il déclare que le but du prolétariat en Russie n'est pas une "révolution démocratique" hybride, mais l'insurrection prolétarienne comme premier pas vers la révolution socialiste mondiale. Là encore, la révolution d'octobre est la vérification pratique de la méthode marxiste mise en application dans les Thèses d'Avril qui avaient été dénigrées comme étant "anarchistes" par les "marxistes orthodoxes" qui n'étaient pas parvenus à voir qu'une nouvelle période s'était ouverte.

1919 : La formation à Moscou de l'Internationale communiste en tant qu'instrument clef pour l'extension mondiale de la révolution prolétarienne. La plate-forme du CCI est fondée sur la reconnaissance qu' "une nouvelle époque est née - l'époque du déclin du capitalisme, de sa désintégration interne, l'époque de la révolution communiste prolétarienne" - et qu'en conséquence, le vieux programme minimum de réformes est dépassé, tout autant que les méthodes que la social-démocratie utilisaient pour le mener à bien. A partir de là, la notion de la décadence du capitalisme est devenue un fondement du programme communiste.

1920-1927 : Le fait que la révolution n'ait pas réussi à s'étendre, entraîne la bureaucratisation de l'Etat russe et du parti bolchevik qui de façon erronée a fusionné avec lui. Un processus de contre-révolution interne s'ouvre, culminant dans le triomphe du stalinisme avant la fin de la décennie. Cependant, la dégénérescence du parti bolchevique et de l'IC qu'il domine, rencontre des résistances de la part de la gauche communiste dans des pays tels que l'Allemagne, l'Italie et la Russie elle-même. La gauche dénonce la tendance à revenir aux vieilles pratiques social-démocrates comme le parlementarisme ou à rechercher des alliances avec les anciens partis socialistes déjà passés dans le camp de la bourgeoisie. En Russie, par exemple, le groupe ouvrier de Miasnikov, formé en 1923, est particulièrement clair dans son rejet de la tactique de front unique de l'IC, alors qu'en même temps il critique la perte de contrôle politique du prolétariat sur l'Etat "des soviets". Quand la faction stalinienne consolide sa victoire, les communistes de gauche russes sont parmi les premiers à réaliser que le stalinisme représente la contre-révolution bourgeoise et que les rapports sociaux capitalistes peuvent se maintenir même dans une économie complètement étatisée.

1928-1945 : La terreur stalinienne élimine ou exile toute une génération de révolutionnaires. La voix politique de la classe ouvrière russe est réduite au silence pour des décennies et la tâche de tirer les leçons de cette défaite et d'analyser la nature et les caractéristiques du régime stalinien, incombe aux communistes de gauche en Europe et en Amérique. Ce n'est pas une tâche facile et les comptes doivent être faits avec de nombreuses théories erronées, telle que celle de Trotsky d'un "Etat ouvrier dégénéré", avant que l'essentiel puisse être pleinement appréhendé : c'est-à-dire que le régime stalinien de capitalisme d'Etat intégral, avec son appareil politique totalitaire et son économie axée sur la guerre, est avant tout un produit de la décadence du capitalisme, puisque le capitalisme dans cette époque est un système qui vit par la guerre et qui compte sur l'Etat pour empêcher les contradictions économiques et sociales sous-jacentes d'en arriver à une issue explosive. Contre toutes les illusions sur le capitalisme d'Etat stalinien qui représenterait une voie pour résoudre ces contradictions ou même un développement progressif pour le capital, la gauche communiste a mis en évidence le terrible coût social de l'industrialisation stalinienne dans les années 30, montrant qu'elle jetait les bases de nouveaux conflits impérialistes encore plus destructeurs. La participation vorace de l'URSS au deuxième repartage du monde confirmera les arguments de la Gauche selon lesquels le régime stalinien a ses propres appétits impérialistes et donc son refus de toute concession à l'appel de Trotsky pour "la défense de l'URSS contre l'attaque impérialiste".

1945-1989 : L'Union soviétique devient le leader d'un des deux blocs impérialistes dont les rivalités dominent la situation internationale pendant quatre décennies. Cependant, comme nous le montrons dans nos "Thèses sur la crise économique et politique dans le bloc de l'Est", incluses comme annexe dans cette brochure, le bloc stalinien est de loin moins développé que son rival occidental, accablé sous le poids d'un énorme secteur militaire, trop rigide dans ses structures politiques et économiques pour s'adapter à la demande du marché capitaliste mondial. A la fin des années 60, la crise économique du capitalisme mondial qui avait été masquée par la période de reconstruction d'après-guerre, refait surface une fois de plus, faisant pleuvoir des coups incessants sur l'URSS et ses satellites. Incapable de mettre en ?uvre aucune"réforme" économique ou politique sans remettre en question tout son édifice, incapable de mobiliser pour la guerre parce qu'il ne peut pas s'appuyer sur la loyauté de son propre prolétariat (un fait démontré concrètement par la grève de masse en Pologne en 1980), l'édifice stalinien tout entier implose sous le poids de ses contradictions. Toutefois, contrairement à ce que raconte toute la propagande mensongère sur l'effondrement du communisme, c'est l'effondrement d'une partie particulièrement faible de l'économie capitaliste mondiale, qui comme un tout n'a pas de solution à sa crise historique.

1989 : L'effondrement du bloc russe conduit à la disparition rapide du bloc occidental qui n'a plus "d'ennemi commun" pour maintenir sa cohésion. Cet énorme changement dans la situation mondiale marque l'entrée du capitalisme décadent dans une phase nouvelle et finale - la phase de décomposition - dont les traits principaux sont retracés dans les "Thèses" qui sont aussi en annexe du présent ouvrage. Il suffit de dire ici que la situation de la Russie depuis l'explosion de l'Union Soviétique a toutes les caractéristiques de cette nouvelle phase : au niveau international, le remplacement des vieilles rivalités impérialistes bipolaires par une lutte chaotique de tous contre tous, dans laquelle la Russie continue à défendre ses visées impérialistes, quoique moins "exaltées" qu'auparavant ; au niveau intérieur, dans une tendance à une explosion de l'intégrité territoriale de la Russie au travers de rébellions nationalistes et de nombreuses guerres meurtrières comme la guerre actuelle en Tchétchénie ; économiquement, au travers d'un manque total de stabilité financière allant de pair avec un chômage et une inflation galopants ; socialement, au travers d'un déclin accéléré de l'infrastructure, d'une pollution grandissante, de niveaux croissants de maladies mentales et de recours à la drogue, de la prolifération de bandes criminelles à tous les niveaux, y compris dans les plus hautes sphères de l'état.

Ce processus de désintégration interne est tel que beaucoup en Russie éprouvent de la nostalgie envers les "bons vieux jours" du stalinisme. Mais il ne peut y avoir de retour : le capitalisme dans tous les pays est un système en crise mortelle, qui pose de manière éclatante à l'humanité le choix entre la plongée dans la barbarie et la révolution communiste mondiale. La réapparition d'éléments révolutionnaires en Russie aujourd'hui montre clairement que le deuxième terme de l'alternative n'a pas été enterré par les avancées incessantes du premier.

Nous avons tenté de montrer dans cette préface que le concept de décadence du capitalisme n'est en aucun cas "étranger" au mouvement ouvrier authentique en Russie ; comme la notion de communisme elle-même, c'est maintenant la tâche de la nouvelle génération de révolutionnaires en Russie de reprendre la théorie à ses kidnappeurs staliniens et par-là, d'aider à son retour dans la classe ouvrière en Russie et dans le reste du monde.

 

Courant Communiste International, Février 2001.

 

 

Questions théoriques: 

  • Décadence [147]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [148]

Texte du Marxist Labour Party (Russie) : L'anatomie marxiste d'octobre

  • 2996 reads

Nous publions ci-dessous de larges extraits du texte L'Anatomie marxiste d'Octobre et la situation actuelle, du Marxist Labour Party russe. Faute de place, nous n'avons pas pu publier le texte dans son intégralité; on trouvera la version originale anglaise de ce dernier sur notre site web (en.internationalism.org).[1] Notre réponse peut se trouver en cliquant ici [149].

Après des décennies de pouvoir soviétique, nous avons été habitués à parler de la grande révolution d'Octobre comme d'une révolution socialiste. Mais beaucoup de ce à quoi nous avons été habitués a maintenant disparu. Que sont devenus, dans ces circonstances, les "titres de noblesse" de la révolution d'Octobre ?

Le marxisme scientifique classique affirme que le premier acte de la révolution sociale du prolétariat sera la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière. Selon Marx, le capitalisme est séparé du communisme par une période de transformation révolutionnaire. Cette période ne peut être rien d'autre qu'une période de dictature du prolétariat. Par conséquent, si on ne voit pas cette dictature de classe, il est évidemment inapproprié de parler de dépassement des rapports capitalistes. De plus, les appellations et les panneaux officiels ne signifient rien. Elles peuvent être des erreurs (bien intentionnées ou non). Marx lui-même était convaincu que ni les époques, ni les personnes ne pouvaient être jugées sur la façon dont elles se conçoivent elles-mêmes. Chacun de nous en est déjà suffisamment convaincu : être membre d'un parti qui s'appelle communiste ne veut pas dire une conviction communiste, pas plus que la nostalgie du drapeau rouge flottant sur les bâtiments administratifs ne témoigne d'une aspiration envers de nouveaux rapports sociaux entre les gens.

Le pouvoir des soviets ouvriers et paysans, ou le pouvoir des comités d'usine ouvriers ?

La Russie, c'est bien connu, est un pays "au passé imprévisible". C'est probablement la raison pour laquelle il n'existe pas aujourd'hui d'opinion unique sur le moment où la dictature du prolétariat a péri en Russie ou même sur le fait qu'elle ait jamais existé. De notre point de vue, la dictature du prolétariat en Russie a vraiment existé. Mais d'abord, ce n'était pas une "pure" dictature du prolétariat, c'est-à-dire pas une dictature socialiste du prolétariat impliquant une seule classe, mais une "dictature démocratique du prolétariat", c'est à dire l'union des ouvriers en minorité et des paysans pauvres en majorité. Deuxièmement, sa durée s'est limitée à quelques mois.

Voici ce qui est arrivé : le 13 (26) janvier 1918, le Troisième congrès russe des soviets de députés paysans a fusionné avec le Troisième congrès des soviets de députés d'ouvriers et de soldats. Vers mars, la fusion s'est étendue aux soviets locaux. De cette façon, le prolétariat dont la domination politique aurait dû garantir la transformation socialiste, sous la pression des bolcheviks a partagé le pouvoir avec la paysannerie.

La paysannerie russe elle-même n'était pas en 1917, comme on le sait, socialement homogène. Une partie significative de celle-ci, les "koulaks" et la moyenne paysannerie orientaient de plus en plus leur activité économique vers les demandes du marché. De cette façon, la moyenne paysannerie devint petite-bourgeoise et les koulaks s'engagèrent souvent dans une économie complètement contractuelle, louant la force de travail - les "batraks" - et l'exploitant, c'est-à-dire qu'ils étaient déjà la bourgeoisie villageoise. L'institution de la communauté paysanne traditionnelle dans la plupart des localités fut formellement préservée, mais elle bénéficiait moins à la paysannerie moyenne et encore moins aux koulaks - les "suceurs de sang" ; elle bénéficiait à la masse des paysans pauvres qui constituait plus de 60% de l'ensemble de la paysannerie. Cependant les lois du développement capitaliste transformèrent beaucoup de paysans pauvres en semi-prolétaires. Il existait aussi dans les villages de véritables prolétaires - les ouvriers agricoles qui ne rejoignaient pas la communauté et se louaient aux propriétaires et aux koulaks, aux côtés des paysans pauvres.

Aussi en elle-même, la fusion du Soviet des députés ouvriers et soldats avec les Soviets paysans indiquait l'abandon de la "pure dictature du prolétariat". Cependant, la "pureté", même dans cette mesure, était très relative. Les soviets des députés ouvriers et de soldats n'étaient pas seulement composés d'ouvriers. Les soldats étaient fondamentalement - jusqu'à 60% - d'anciens paysans : des paysans pauvres ou moyens, vêtus de pardessus et armés par le gouvernement tsariste. Les ouvriers d'usine constituaient moins de 10% des soldats.

L'armement général du peuple et pas seulement de la classe avancée, le prolétariat, la fusion des deux types de soviets, et même la coalition des deux partis, les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche indiquent dans les faits la transition vers ce qu'on appelle la "vieille formule bolchevique" - la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Mais cette forme de pouvoir était un pas en arrière, en comparaison de ce qui avait surgi après le renversement du tsarisme par la révolution d'Octobre. A cette époque, comme on le sait, le pouvoir passa au Second congrès des soviets des députés ouvriers et soldats, c'est à dire qu'en fait la "dictature démocratique du prolétariat" était introduite, bien que Lénine, chef des bolcheviks, ait parlé de "révolution des ouvriers et des paysans" et de "transition du pouvoir local aux soviets des députés ouvriers, soldats et paysans".

Aussi la première expérience d'établissement de "la dictature démocratique du prolétariat" s'est limitée à la période qui va d'octobre 1917 à janvier/février 1918, et de plus, s'est produit un retrait constant par rapport aux positions atteintes par la classe ouvrière d'octobre à novembre. Après cette période que les historiens appellent "la procession triomphale du pouvoir soviétique", ce n'est pas seulement la fusion des soviets d'ouvriers et de soldats avec ceux des paysans qui eut lieu. Une circonstance encore plus importante a été le fait qu'au lieu de renforcer et de développer le système d'organisations ouvrières authentiques - les comités d'usine - les bolcheviks au contraire ont contribué à leur dissolution. Mais seuls les comités d'usine pouvaient devenir la base authentique du pouvoir soviétique, si nous le concevons dans la perspective d'une véritable dictature socialiste du prolétariat. En d'autres termes, ce sont précisément les soviets des comités d'usine qui auraient dû dominer le pays. Au lieu de cela, en janvier/février 1918, au Premier congrès russe des syndicats et à la 6e Conférence des comités d'usine de Petrograd, la décision sur l'initiative des bolcheviks de fusionner les comités d'usine avec les syndicats fut acceptée. Les syndicats eux-mêmes furent mis sous le contrôle de l'appareil du parti-Etat qui avait été formé. L'appartenance aux syndicats était obligatoire pour tous les ouvriers, non seulement dans les entreprises, mais aussi dans les institutions. La classe ouvrière cependant s'opposa à cette politique d'Etat et les autorités soviétiques ne parvinrent qu'à éliminer les comités d'usine autonomes au début de 1919.

La fusion des soviets d'ouvriers et de soldats avec les soviets paysans, et celle des comités d'usine avec les syndicats sous le contrôle de l'Etat ne sont pas les seules choses qui ont emporté la partie prolétarienne de la structure soviétique. Ainsi au cours de la guerre civile, les bolcheviks ont abandonné leur intention d'avant Octobre de créer des soviets des travailleurs agricoles, indépendants des soviets paysans - ceux-ci auraient été les organes du pouvoir prolétarien rural. Des fermes soviétiques furent créées sur les terres d'anciens propriétaires terriens, mais pas les soviets de travailleurs agricoles. Mais ensuite, en mars 1919, des syndicats de travailleurs agricoles furent organisés.

Ceci et bien d'autres faits nous montrent que le grand Octobre ne fut pas en fait une révolution socialiste, comme le suggèrent les bolcheviks, mais seulement la seconde étape culminante de la révolution démocratique-bourgeoise en Russie dont l'un des buts fondamentaux était le règlement de la question agraire en faveur de la paysannerie. Malgré toute l'activité de la classe ouvrière et la révolution politique du prolétariat dans les métropoles, la révolution socialiste d'Octobre 1917 dans une Russie arriérée du point de vue capitaliste n'a jamais eu lieu. Karl Marx prévoyait la possibilité d'une telle situation en 1947. Il écrivait : "Aussi, si le prolétariat renverse la domination politique de la bourgeoisie, sa victoire sera de courte durée ; elle ne sera qu'un auxiliaire de la révolution bourgeoisie elle-même, comme ce fut le cas en 1794 [en France], jusqu'à ce que le cours de l'histoire, son mouvement, ait à nouveau créé les conditions qui nécessitent l'élimination des moyens de production bourgeois". En plus, "une révolution à l'âme politique, en conformité avec la nature limitée et double de cette âme, organise une couche dominante dans la société aux dépens de la société elle-même", avertissait-il, car "le socialisme ne peut être réalisé sans révolution. Il a besoin de cet acte politique car il besoin d'abolir et de détruire le passé. Mais là où commence son activité organisatrice, là où son but en soi, son âme s'annonce, alors le socialisme se débarrasse de son enveloppe politique" (Marx).

Il va sans dire que les bolcheviks n'avaient pas l'intention de "se débarrasser de la politique" ni sous Lénine, ni après sa mort. (...)

De cette façon, vers la fin de 1919, la dictature du prolétariat en Russie soviétique, même sous son aspect "démocratique" non développé, a subi une défaite. Les comités d'usine et les comités de pauvres furent abolis, la perspective socialiste de la révolution d'Octobre dans le pays fut finalement perdue. Six mois après, la révolution prolétarienne en Europe subit aussi une défaite Le pays, en essence, retourna à la dictature démocratique-révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Cependant, elle eut une courte existence puisque le véritable pouvoir n'était plus aux mains des soviets des députés ouvriers et paysans, mais dans celles de leurs comités exécutifs et des comités du Parti communiste russe. Les soviets étaient de plus en plus séparés des collectivités ouvrières et dans l'appareil soviétique, les tendances bureaucratiques commencèrent à se développer. Les bolcheviks, avec une sincérité absolue, appelaient les masses et eux-mêmes à combattre ces tendances. Ce processus alla si loin que Lénine, parlant au 4e congrès de l'Internationale communiste le 13 novembre 1922 fut obligé de confirmer :

"Nous avons hérité de l'ancien appareil d'Etat, et c'est là notre malheur. L'appareil d'Etat fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l'appareil d'Etat nous a sabotés. Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé :"Revenez s'il vous plaît". Ils sont revenus et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d'énormes masses d'employés, mais nous n'avons pas d'éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel. En fait, il arrive très souvent qu'ici, au sommet, où nous avons le pouvoir d'Etat, l'apapreil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas, à la base, ce sont eux qui commandent de leur propre chef, et ils le font de telle sorte que bien souvent, ils agissent contre nos dispositions. Au sommet nous avons, je ne sais combien au juste, mais de toute façon, je le crois, quelques milliers seulement, ou, tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or, à la base, ily a des centaines de milliers d'anciens fonctionnaires, légués par le tsar et la société bourgeoise, et qui travaillent en partie consciemment, en partie inconsciemment, contre nous" (Lénine, "Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale", rapport au 4ème congrès de l'IC, dans oeuvres complètes, T33, p440).

L'introduction de la NEP en 1921 constitua à son tour la fin logique de la dictature démocratique-révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie : la paysannerie petite-bourgeoise atteignit ses buts de marché, le prolétariat industriel à ce moment-là perdit complètement son autonomie organisationnelle (en particulier après l'introduction par les bolcheviks de la gestion des usines par un seul), et à côté de cela, il était déjà "à cause de la guerre et de l'appauvrissement terrible, de la ruine, déclassé, c'est-à-dire que les ouvriers perdent leur lien avec la classe" (Lénine). La NEP elle-même indiquait, selon les termes de Lénine, "un mouvement de restauration du capitalisme à un degré significatif"."Si le capitalisme est restauré, alors le prolétariat comme classe est restauré, engagé dans une production de marchandises", écrivait Lénine. De plus, il déclarait que "dans la mesure où la grande industrie est ruinée, dans cette mesure les usines sont arrêtées et le prolétariat a disparu. Il a été parfois compté mais il n'était pas lié à des racines économiques". Le chef des bolcheviks néanmoins orientait ses frères d'armes vers la position selon laquelle "le pouvoir d'Etat prolétarien est capable, en s'appuyant sur la paysannerie, de tenir les capitalistes sous son contrôle et de diriger le capitalisme dans le sens de l'Etat, de créer un capitalisme sujet de l'Etat et à son service". Ici sont clairement visibles les spécificités du léninisme qui demandaient, à partir des Thèses d'avril, "non seulement des considérations de classe, mais aussi d'institutions". Ainsi si cela a un sens d'appeler la Russie soviétique un "Etat ouvrier", c'est seulement vrai pendant quelques mois de son existence et même alors, c'est relatif ! Après tout cela, est-il surprenant que le développement de l'URSS finisse par la restauration des rapports bourgeois classiques, avec la propriété privée, la "nouvelle bourgeoisie russe", la dure exploitation et la pauvreté massive ?

Ce qui vient d'être dit n'est pas du tout une accusation contre les bolcheviks. Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, dans les conditions d'un pays paysan arriéré - conditions aggravées par la défaite de la révolution sociale à l'Ouest. Mais sans cette révolution même les bolcheviks sous Lénine ne pensaient pas à construire le socialisme en Russie. Bien que leur but le plus immédiat - une société socialiste libérée des rapports marchands - n'ait pas été accessible, les bolcheviks ont en fin de compte fait beaucoup. Pendant 70 ans, l'URSS a fait l'expérience d'un bond significatif de sa capacité productive. Mais pourquoi appeler ça socialisme ? L'industrialisation supplantant la petite production (en ville et particulièrement à la campagne) avec une large production de marchandises, l'amélioration du niveau culturel des masses, tout cela fait partie du processus de développement de la société bourgeoise. Nous ne disons pas que la France est socialiste du fait que beaucoup d'usines ont été construites dans le pays et que c'est le "parti socialiste" qui gouverne ! En revanche, le socialisme implique, présuppose une société industrielle hautement développée ainsi que le pouvoir de la classe des ouvriers. Qu'une telle société ait été seulement dans le processus de sa formation en Russie - l'URSS - excluant la classe ouvrière du pouvoir indique à quel point ce pays était loin du socialisme. (...)

Par manque de place, nous avons coupé la partie "Les marxistes russes dans le rôle de social-jacobins" qui tente de faire une comparaison entre le développement économique de la France depuis la révolution bourgeoise de 1789 jusqu'à la Commune de 1871, et celui de l'URSS entre 1918 et l'effondrement du stalinisme en 1989.

Qu'est ce que le pouvoir soviétique ?

V.I. Lénine parlait fréquemment de la révolution d'Octobre comme de la "révolution des ouvriers et des paysans", et il avait sans aucun doute raison de le faire. Cependant le grand Octobre, comme on l'a déjà dit, n'a pas été une révolution socialiste, c'était l'apogée de la pression bourgeoise-démocratique - la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie avec une transition à court terme vers "la dictature démocratique du prolétariat". La transformation anti-féodale menée par les bolcheviks n'a pas eu lieu dans l'intérêt des ouvriers seulement, mais aussi dans celui des larges masses paysannes.

La révolution d'Octobre elle-même, la victoire des Rouges pendant la guerre civile, la suppression de nombreux soulèvements et mutineries n'auraient pas été possible sans le soutien apporté à la révolution par le peuple - la masse de base des travailleurs. Quelle était la composition de classe de ces travailleurs ? Sur presque 140 millions d'ouvriers au moment de la révolution, environ 110 millions étaient des paysans. Approximativement 65% de la paysannerie étaient constitués de paysans pauvres, les paysans moyens atteignaient 20%, les koulaks presque 15%. La petite-bourgeoisie urbaine atteignait 8% de la population du pays. Les prolétaires étaient environ 15 millions, un peu plus de 10% de la population et parmi ceux-ci, les ouvriers d'industrie n'étaient que 3,5 millions (Voir "La grande révolution socialiste d'Octobre", Moscou, Encyclopédie soviétique, 1977). Il n'est donc pas surprenant que la révolution ait eu une tonalité qui n'était pas tellement prolétarienne mais plutôt celle des masses semi-prolétaires et petites-bourgeoises. Le rôle dirigeant du parti prolétarien n'a pas sauvé la situation. A cela existe une explication totalement marxiste : la base détermine la "superstructure", même une "superstructure" telle que le Parti communiste russe. Voici ce qu'écrivait Lénine lui-même en 1917 : "La Russie est aujourd'hui en ébullition. Des millions et des dizaines de millions d'hommes en léthargie politique depuis dix ans, politiquement abêtis par le joug effroyable du tsarisme et par un labeur de forçat au profit des grands propriétaires fonciers et des fabricants, se sont éveillés et aspirent à la vie politique. Or, qui sont ces millions et ces dizaines de millions d'hommes ? Pour la plupart, des petits patrons, des petits bourgeois, des gens qui tiennent le milieu entre les capitalistes et les ouvriers salariés. La Russie est le pays le plus petit bourgeois d'Europe.

Une formidable vague petite-bourgeoise a tout submergé ; elle a écrasé le prolétariat conscient non seulement par le nombre , mais aussi par son idéologie, c'est-à-dire qu'elle a entraîné de très larges milieux ouvriers, les a contaminés de ses idées politiques petites-bourgeoises" ("Thèses d'avril", Lénine, oeuvres, T24, p53).

La force motrice de la révolution d'Octobre était les ouvriers et les paysans en uniforme de soldats et le prolétariat détint l'hégémonie sous la direction du parti bolchevik. Il semblait aux "nouveaux bolcheviks" qu'avec cet acte, la révolution socialiste elle-même commençait en Russie. Cependant les événements ultérieurs ont démontré que le développement de la révolution politique du prolétariat au-delà des limites du processus révolutionnaire bourgeois démocratique (c'est à dire "la révolution au sens étroit") n'a pas eu lieu. Les tentatives d'élimination de l'argent, l'introduction de la production sur une base communiste, la distribution directe des produits, la domination par en bas, ces mesures et d'autres du "communisme de guerre" ont été considérées comme ne valant pas la peine. Les bolcheviks n'ont pas réussi à échanger les produits entre la ville et la campagne. Les éléments petits-bourgeois réclamaient des marchés, la loi de la valeur demandait des rapports marchands.

Ces revendications ne pouvaient être supprimées qu'en supprimant en même temps l'environnement petit-bourgeois. Mais cet environnement constituait la masse fondamentale de la population armée, l'armée révolutionnaire. Revenant encore à V.I.Lénine, nous devons noter qu'il avait moins d'illusions sur le caractère de la révolution d'Octobre que n'en n'avaient d'autres "nouveaux bolcheviks". A la fin de 1920, une discussion éclata dans le Parti communiste russe sur le rôle et les buts du "réservoir du pouvoir d'Etat", les syndicats, en Russie soviétique. Une fois que les ouvriers ont l'Etat, de qui les syndicats doivent-ils protéger le prolétariat ? Pas de notre cher Etat ? Par rapport à cela, le chef des bolcheviks faisait, de façon sensée, la remarque : "le camarade Trotsky parle d'un "Etat ouvrier". Mais c'est une abstraction !. Il n'est pas seulement ouvrier, voilà la question. Là réside une des erreurs fondamentales du camarade Trotsky. Notre Etat n'est en fait pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier et paysan. C'est la première chose. Et de cela découlent bien des choses". "Notre Etat est un Etat ouvrier, ajoutait Lénine, à déformation bureaucratique". Il est vrai que le chef des bolcheviks cherchait à se sortir de cela avec la dialectique suivante : "Notre Etat actuel est tel que le prolétariat organisé universellement doit se défendre, mais nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour leur défense contre notre Etat et pour la défense de notre Etat par elles. Et cette défense et d'autres l'autre est d'actualité à cause de l'entrelacement particulier de nos mesures étatiques et de notre accord, leur prise en charge commune avec nos syndicats" expliquait Lénine. "La compréhension de cette "prise en charge commune" inclut la nécessité de savoir comment utiliser les mesures du pouvoir d'Etat pour la défense des intérêts matériels et spirituels du prolétariat universellement uni de la part du pouvoir d'Etat".(...) ("Les syndicats, la situation actuelle, et les erreurs de Trotski", Lénine, oeuvres, T32, p16-17).

Bien que vers l'époque de l'introduction de la NEP, V.I.Lénine ait pris conscience intérieurement de la nature non prolétarienne du pouvoir soviétique, son slogan, comme nous le savons, était : "pousser la révolution bourgeoise aussi loin que possible". La pousser dans l'espoir de l'arrivée rapide d'une révolution sociale du prolétariat européen ("La Sociale", c'est à dire une révolution authentiquement socialiste). Cette révolution compenserait l'arriération de la Russie pensait Lénine.(...)

Pour toutes ces raisons, le chef des bolcheviks refusa d'admettre publiquement la nature non prolétarienne de la société qui avait surgi de la révolution d'Octobre, et il menaça même d'exécution quiconque exprimerait publiquement ce point de vue. C'est le même Oulianov-Lénine qui écrivait en 1905 : "La révolution complète est la prise du pouvoir par le prolétariat et la paysannerie pauvre. Mais ces classes, quand elles viennent au pouvoir, ne peuvent manquer de viser la révolution socialiste. En conséquence, la prise du pouvoir qui est d'abord un premier pas dans la révolution démocratique sera conduite par la force des choses, contre la volonté (et quelques fois, contre la conscience) des participants à la révolution socialiste. Et là, l'échec est inévitable. Mais puisque l'échece des expériences dans la révolution socialiste est inévitable, alors nous (comme Marx en 1871, qui avait prévu l'échec inévitable à Paris) devons dire au prolétariat de ne pas se soulever, d'attendre, de s'organiser, de reculer en bon ordre pour mieux partir à l'assaut plus tard".

Le pronostic marxiste de Lénine le théoricien (distinct de ses aspirations non marxistes en tant que politicien et praticien social-jacobin) était pleinement justifié. Le PCR fit l'expérience d'une lutte interne aiguë et de l'élimination d'une partie significative de la vieille garde. Comme l'a montré l'histoire, la réalisation du cycle complet de transformation bourgeoise-démocratique en Russie prit approximativement autant de temps qu'en France. En France, il dura de 1789 à 1871, et pour nous de 1905 à 1991. De plus, la similarité est surprenante jusque dans les détails. Lénine lui-même nous rappelle Robespierre. Comme Robespierre à son époque, il lutta de façon répétée contre la Gauche, par exemple au 10e Congrès du PCR, où a été supprimée "l'opposition ouvrière" qui cherchait à développer une position-clé du nouveau programme du parti, celle selon laquelle "les syndicats doivent arriver à une véritable concentration entre leurs mains de la gestion de l'ensemble de l'économie comme un tout unifié".

Le "Robespierre russe" n'est pas tombé sous la guillotine, mais il est connu que sa femme, N.K.Kroupskaïa, a suggéré que Lénine aurait fait partie des victimes des purges de Staline. Après la mort du chef de la révolution, le pouvoir en Russie soviétique, comme en France en 1794, passa à un "Directoire" thermidorien - à l'aile la plus à droite des "communistes de la NEP", au service de qui se trouvaient plusieurs anciens mencheviks d'inclination penchant pour le marché. La polémique qui éclata autour de l'évaluation par Trotsky de la révolution d'Octobre témoigne que la majorité des "nouveaux thermidoriens" gardaient essentiellement les "vieilles idées bolcheviques".

Quand la NEP fut remplacée à la fin des années 1920, se mit en place une bureaucratie soviétique russe, dirigée par J.V.Staline qui incarnait beaucoup de caractéristiques de Napoléon I et même dans une certaine mesure de Napoléon III. Le bonapartisme russe spécifique (qui a trompé beaucoup de gens jusqu'à nos jours) consistait en ce que le "Napoléon" soviétique mettant fin au développement de la révolution, introduisant un régime de "socialisme d'Etat" en URSS. Le "socialisme d'Etat" avait déjà été planifié au 19e siècle par les Saint Simoniens, Rodbertus et d'autres ; c'était un modèle de société qu'Engels a critiqué sans merci pendant les dernières années de sa vie. Cependant, les caractéristiques fondamentales du bonapartisme décrites par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte peuvent être vues dans leur variante soviétique. Ici, nous avons le culte de la personnalité basé sur "la foi traditionnelle du peuple" et "l'immense révolution intérieure". [...]Ici, c'est "ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel" dans lequel "chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d'école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu'aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités". La révolution russe, comme la grande révolution française, "devait nécessairement développer l'?uvre commencée par la monarchie absolue: la centralisation, mais, en même temps aussi, l'étendue, les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental" (Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, Paris 1969, p124-125).

Staline comme Napoléon "a achevé cette machine d'Etat' et comme Napoléon, il a établi les base d'un nouveau système juridique, introduit une nouvelle division territoriale administrative, etc.(...)

Cependant, il y a beaucoup de différences réelles entre les histoires de France et de Russie. Staline a mené une politique sociale impérialiste par rapport à certains petits peuples et Etats voisins, étendant et renforçant l'Union soviétique, mais il n'a pas été vaincu, comme le fut Napoléon : au contraire, il a vaincu l'agresseur nazi dans la guerre mondiale. En France, après la chute de Napoléon I, la réaction européenne a temporairement restauré la monarchie, mais cela n'a pas encore eu lieu en Russie. Il n'est pas nécessaire d'insister encore sur le fait que la différence fondamentale est, en fin de compte, l'élimination par la révolution russe radicale à la fois de l'ensemble de la noblesse et de la vieille classe bourgeoise, tandis qu'en France, la question s'est limitée à l'extirpation et l'expulsion de l'aristocratie terrienne.

Cependant, la chose principale semble être qu'au 20e siècle en Russie, cela a eu lieu contre ce vis-à-vis de quoi Marx et Engels avaient averti les révolutionnaires : "En France, le prolétariat ne viendra pas seul au pouvoir, mais avec les paysans et la petite bourgeoisie, et il sera obligé de mettre en ?uvre non ses propres mesures, mais celles des autres classes".

Ici suit une partie sur le "socialisme d'Etat en tant que capitalisme de rattrapage" qui démontre en conclusion la nature capitaliste de l'URSS sur la base des dénonciations par Marx et Engels du "socialisme d'Etat" et identifie certaines des principales causes menant à l'effondrement de l'URSS. Cependant, elle contient aussi l'idée fondamentalement incorrecte à notre avis selon laquelle la contre-révolution stalinienne a joué en fait un rôle historiquement progressiste.

La "nomenklatura" du parti a accompli une tâche objectivement progressiste en organisant l'industrie à grande échelle et en l'intégrant, avec les fermes collectivisées et le secteur coopératif, à un seul complexe économique national ; ainsi furent surmontés les ordres économiques que le pays multinational avait hérité du féodalisme et même de modes de production pré-féodaux.

Pour finir, la partie sur la "Russie post-soviétique" se conclut ainsi :

Dans notre esprit, les tâches du prolétariat et des intellectuels marxistes dans cette situation sont le développement d'une lutte de classe sans compromis contre toutes les fractions de la bourgeoisie - depuis les compradores jusqu'aux national-patriotes et leurs assistants politiques de toutes les couleurs ; la création d'authentiques syndicats ouvriers de classe et le ralliement de l'avant-garde prolétarienne dans un parti du travail marxiste (Marxist labour party) fort, ayant une influence, et la perspective d'accomplir une révolution socialiste mondiale authentique et donc d'abolir l'ensemble du système d'économie marchande et par conséquent tout rapport de domination et d'assujettissement sociaux, l'institution de l'Etat.

En même temps, le premier pas dans cette voie peut être le pouvoir sans partage de cette partie du prolétariat qui a été organisé par une production à grande échelle et éclairé par le marxisme, le pouvoir qu'il établira au cours de la révolution sociale radicale, c'est-à-dire la dictature socialiste du prolétariat. Seule la classe ouvrière socialiste - productrice de la majorité absolue de la richesse dans l'époque actuelle - a le droit de s'armer pour éviter les tentatives de contre-révolution et de restauration des anciens ordres d'où qu'ils viennent.

Puisque que la classe ouvrière a besoin d'un Etat de cette sorte, le pouvoir de celui-ci doit lui appartenir entièrement et directement - telle est l'une des principales leçons de la défaite du léninisme.

 

 

 

 

 

1 Note du traducteur: dans le texte anglais, les références aux oeuvres de Lénine sont tirées de la 5ème édition russe des Oeuvres complètes. Les références aux oeuvres de Marx et Engels proviennent pour la plupart de la 2ème édition des oeuvres complètes. Malheureusement, l'auteur n'a pas toujours donné des références précises (de titre, voire de date), ce qui en rend l'identification difficile. Là où c'était possible, nous avons indiqué la référence précise équivalente dans les oeuvres complètes de Lénine en français (Éditions sociales, Paris, 1962). Là où nous n'avons pas pu identifier la citation originale, nous mentionnons tout simplement le nom de l'auteur.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [150]

Réponse au MLP : Seule la dimension internationale permet de comprendre Octobre 1917

  • 2745 reads

En premier lieu, nous tenons à saluer le sérieux de ce texte, les efforts faits par le 'Marxist Labour Party' pour le traduire et le faire circuler internationalement, ainsi que pour les invitations à le commenter, faites à d'autres organisations prolétariennes. La nature de la révolution d'octobre, ainsi que celle du régime stalinien qui a surgi de sa défaite, a toujours été un problème crucial pour les révolutionnaires, et ce problème ne peut être abordé qu'en utilisant la méthode marxiste. Comme le titre de ce texte le suggère, il s'agit d'une tentative de mettre en évidence "l'anatomie marxiste" de la révolution d'octobre en faisant référence aux études les plus élaborées tirées des classiques du marxisme (Engels, Lénine, etc). Comme on le verra, il y a certains points dans ce texte avec lesquels nous sommes d'accord, et d'autres non, mais qui soulèvent matière à débat. Cependant, nous avons le sentiment que ce texte n'atteint pas son but fondamental : définir la nature essentielle de la révolution d'octobre. C'est pour cette raison que nous allons surtout souligner nos principaux désaccords avec celui-ci.

Il semble que ce texte soit le résultat d'un débat en cours au sein du MLP. Nous n'avons pas grande connaissance des différents points de vue exprimés dans ce débat, sauf que dans la traduction en anglais de sa préface, publiée dans le journal du MLP, Marxist, on parle de divergences entre les points de vue des courants 'léninistes' et 'non-léninistes' sur la révolution russe, et le texte dont nous faisons le commentaire provient de ce dernier courant.

Dans le passé, le CCI a maintes fois polémiqué avec ceux qui ont une vision 'conseilliste' de la révolution russe, selon laquelle elle n'était essentiellement qu'une révolution bourgeoise arrivant sur le tard, et que les bolcheviks n'étaient au mieux qu'une expression de l'intelligentsia petite bourgeoise, mais non du prolétariat (voir en particulier notre brochure : Russie 1917, Début de la révolution mondiale). Le texte du MLP reprend de nombreux points de cette vision, en particulier quand il parle de la révolution russe comme d'une 'révolution double', largement prolétarienne dans les grandes villes, mais dominée par le poids le la paysannerie petite bourgeoise, conduisant à cette formule selon laquelle la révolution d'octobre 'ne fut pas une révolution socialiste. Elle fut le point culminant de la pression démocratique bourgeoise : la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, avec une brève transition vers la dictature démocratique du prolétariat'. Les mots utilisés ici sont tirés du programme bolchevique, antérieur aux Thèses d'avril de Lénine. Mais globalement, cette analyse d'une 'révolution double' frappe par sa ressemblance avec les thèses du KAPD au début des années 1920, qui parlait aussi d'une révolution double, prolétarienne dans les villes, paysanne et capitaliste dans les campagnes, ce dernier aspect tendant à devenir prépondérant sur le premier. Plus tard, les derniers éléments de la Gauche germano-hollandaise ont développé la notion d'une révolution purement bourgeoise en Russie, tandis que cette idée de révolution double a largement perduré à travers les contributions du courant bordiguiste.

Mais en même temps, l'approche du MLP pour ce qui concerne la nature du parti bolchevique, diffère nettement de celle du conseillisme. Alors que celui-ci conclut de l'expérience russe que le parti est par définition une forme bourgeoise, le MLP, comme son nom le suggère, s'en fait, de façon explicite, l'avocat. Il proclame, dans le premier point de ses 'statuts fondamentaux', que 'le MLP est un parti de la classe ouvrière... la tâche du parti est d'éclairer et d'organiser les ouvriers pour qu'ils se saisissent du pouvoir politique et économique, dans le but de construire une société sans classe et auto-gouvernée'. Le MLP ne se pose pas non plus en juge à posteriori des bolcheviks, ni ne les rejette hors du mouvement ouvrier parce qu'ils ont été les victimes de la défaite d'une révolution : 'Ce qui a été dit, n'est en aucune façon une accusation contre les bolcheviks. Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, dans les conditions d'un pays agricole arriéré - conditions aggravées par la défaite de la révolution sociale en occident'.

Ce point étant clarifié, il nous semble y avoir un défaut crucial au c?ur de ce texte, reflet d'une faiblesse théorique conseilliste, et même menchevique, basée sur une incapacité à considérer la révolution d'octobre dans son cadre historique global. Certes, il ne manque pas de références à la dimension internationale d'Octobre, particulièrement à l'échec de la révolution en Europe comme expliquant de manière déterminante pourquoi la République des Soviets n'a pu qu'évoluer dans le sens du développement du capitalisme russe. Mais il nous semble que le point de départ de cette analyse, tant pour les conseillistes que pour les mencheviks, c'est la Russie elle-même et non pas le monde capitaliste dans sa globalité. Et c'est pourquoi ce texte fait une comparaison radicalement erronée entre la Russie du 20ème siècle et la France du 19ème siècle : 'Comme l'a montré l'histoire, il a fallu presque autant de temps en Russie qu'en France pour accomplir le cycle de transformation bourgeois démocratique. Là-bas ce fut de 1789 à 1871, chez nous, de 1905 à 1991'. De plus, pour les mencheviks, la Russie était encore dans la phase de révolution bourgeoise en 1905 - 1917 ; sous cet aspect, la notion défendue par Trotsky de révolution permanente, représente une avancée théorique considérable, puisque son point de départ est le contexte international de la révolution à venir en Russie, alors que le vieux slogan bolchevique de 'dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie' se trouvait à mi-chemin entre ces deux positions, et on peut penser que Lénine l'a effectivement abandonné dans ses Thèses d'avril en 1917 (voir l'article dans la Revue Internationale n° 90 : '1905 : La grève de masse ouvre la voie à la révolution prolétarienne'). Pour nous, la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne sont toutes les deux le produit d'une évolution historique et internationale. Il est vrai que l'ère des révolutions bourgeoises en France s'est étendue sur une grande partie du 19ème siècle, mais ce fut parce que le capitalisme, pris dans sa globalité, était encore dans sa phase ascendante d'expansion. L'ère de la révolution prolétarienne mondiale a commencé au début du 20ème siècle, parce que le capitalisme, pris comme une système global, était entré dans son époque de déclin. Et comme les camarades de Bilan ont insisté, à la fois en opposition au stalinisme et au trotskisme, le seul point de départ possible pour analyser la révolution en Russie, est celui de la maturation internationale des contradictions sociales et économiques du système capitaliste, et non la 'maturité' de chaque pays pris séparément. Nous reproduisons ici une longue citation tirée du premier article d'une importante série sur 'Les problèmes de la période de transition', publié en 1936 dans Bilan n° 28.

"Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu'il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n'a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l'organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l'indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent "ou du moins sont en voie de devenir".

A plus forte raison, cette conception restrictive s'applique-t-elle à chacune des composantes nationales de l'économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d'entre elles n'est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l'édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint.

Aucune nation ne contient à elle seule tous les éléments d'une société socialiste et le national-socialisme s'oppose irréductiblement à l'internationalisme de l'économie impérialiste, à la division universelle du travail et à l'antagonisme mondial entre la bourgeoisie et le prolétariat.

C'est pure abstraction que de concevoir une société socialiste comme étant la juxtaposition d'économies socialistes complètes. La distribution mondiale des forces productives (qui n'est pas un produit artificiel) exclut aussi bien pour les nations "supérieures" que pour les régions "inférieures" la possibilité de réaliser intégralement le socialisme. Le poids spécifique de chacune d'elles dans l'économie mondiale mesure leur degré de dépendance réciproque et non l'ampleur de leur indépendance. L'Angleterre, un des secteurs les plus avancés du capitalisme, où celui-ci s'exprime à peu près à l'état pur, n'est pas viable, considérée isolément. Les faits montrent aujourd'hui que, privées en partie seulement du marché mondial, les forces productives nationales périclitent. C'est le cas pour l'industrie cotonnière et l'industrie charbonnière en Angleterre. Aux Etats-Unis, l'industrie automobile limitée au marché intérieur, cependant vaste, doit rétrograder. Une Allemagne prolétarienne isolée assisterait impuissante à la contraction de son appareil industriel, même en tenant compte d'une large expansion de la consommation.

Il est donc abstrait de poser la question de pays "mûrs" ou "pas mûrs" pour le socialisme, car le critère de maturité est à rejeter aussi bien pour les pays à développement supérieur que pour les pays retardataires.

Dès lors, c'est sous l'angle d'une maturation historique des antagonismes sociaux résultant du conflit aigu entre les forces matérielles et les rapports de production que le problème doit être abordé. Limiter les données de celui-ci à des facteurs matériels, c'est se placer sur la position des théoriciens de la 2e Internationale, celle de Kautsky et des socialistes allemands qui considéraient que la Russie, en tant qu'économie arriérée où le secteur agricole -techniquement faible - occupait une place prépondérante, n'était pas mûre pour une révolution prolétarienne, conception allant rejoindre celle des mencheviks russes. Otto Bauer, de "l'immaturité" économique de la Russie avait déduit que l'Etat prolétarien devait inévitablement dégénérer.

Rosa Luxemburg ("La révolution russe") faisait cette remarque que d'après la conception de principe des social-démocrates, la révolution russe aurait dû s'arrêter à la chute du tsarisme : "Si elle a passé au-delà, si elle s'est donné pour mission la dictature du prolétariat, ça a été, selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale."

La question de savoir si la Russie était mûre ou non pour la révolution prolétarienne, n'avait pas à être résolue en fonction des conditions matérielles de son économie, mais en fonction des rapports de classe bouleversés par la situation internationale. La condition essentielle était l'existence d'un prolétariat concentré - bien qu'en proportion infime par rapport à l'immense masse des producteurs paysans - dont la conscience s'exprimait par un parti de classe, puissant par son idéologie et son expérience révolutionnaire. Avec Rosa Luxemburg, nous disons que : "Le prolétariat russe ne pouvait être considéré que comme l'avant-garde du prolétariat mondial, avant-garde dont les mouvements exprimaient le degré de maturité des antagonismes sociaux à l'échelle internationale. C'est le développement de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France qui se manifestait à St Petersbourg. C'est ce développement qui décidait du sort de la révolution russe. Celle-ci ne pouvait atteindre son but que si elle était le prologue de la révolution du prolétariat européen."

(...) Nous répétons que la condition fondamentale d'existence de la révolution prolétarienne, c'est la continuité de sa liaison en fonction de laquelle doit se définir la politique intérieure et extérieure de l'Etat prolétarien. C'est précisément parce que la révolution, si elle doit commencer sur le terrain national, ne peut s'y maintenir indéfiniment, quelles que soient la richesse et l'ampleur du milieu national ; c'est parce qu'elle doit s'élargir à d'autres révolutions nationales jusqu'à aboutir à la révolution mondiale, sous peine d'asphyxie ou de dégénérescence, que nous considérons comme une erreur de se fonder sur des prémisses matérielles."

Pour Bilan, contrairement à Trotsky par exemple et même au courant conseilliste, l'époque des révolutions bourgeoises était révolue, car le capitalisme, non pas pris pays par pays, mais considéré comme un système global, était devenu 'mûr' pour la révolution prolétarienne. La conséquence de cette approche du MLP est que l'ère stalinienne en URSS cesse d'être une expression classique de la contre révolution bourgeoise et de la décadence universelle du capitalisme, comme le sont d'autres manifestations comme le nazisme en Allemagne. Bien sûr, le MLP est parfaitement clair sur le fait que le régime stalinien en Russie (comme les autres de par le monde) n'était en rien un Etat ouvrier, mais une forme de capitalisme d'Etat (note 1). Il n'en reste pas moins que considérer cette dernière comme une expression de la révolution bourgeoise, c'est aussi la considérer comme un facteur de progrès historique, préparant l'industrialisation de la Russie et par là le triomphe éventuel du prolétariat. Et bien que dans ses 'statuts fondamentaux' le MLP souligne à juste titre que l'Etat russe bureaucratique a 'détruit les bolcheviks en tant que parti politique créé en 1903', le texte 'Anatomy of October' donne l'impression d'une réelle continuité entre le bolchevisme et le stalinisme : 'Bien que leur but le plus immédiat - une société socialiste libérée des rapports marchandes - ne fût pas accessible, les bolcheviks ont accompli, en fin de compte, une ?uvre immense. Pendant 70 ans, la Russie (l'URSS) a fait l'expérience d'un bond en avant significatif de sa capacité de production'. Mais ici encore, il convient d'applique la méthode de la Gauche italienne dans les années 1930, et le critère pour juger si le stalinisme jouait un rôle progressiste ne réside pas en un simple calcul d'indices de croissance économique d'après le plan quinquennal, mais dans l'analyse de son rôle comme un facteur profondément contre-révolutionnaire à l'échelle mondiale ; et on se rend compte alors que le stalinisme a été un phénomène réactionnaire par excellence. En même temps, la Gauche italienne - bien que n'ayant pas complètement saisi la nature capitaliste de l'Etat stalinien - était tout à fait consciente que le 'formidable développement économique de l'URSS' était inséparablement lié à une économie de guerre, en vue du repartage impérialiste à venir, et que ce 'développement' - qui se produisait en même temps dans tous les principaux pays capitalistes - n'était autre que la plus claire expression que le capitalisme, pris dans son ensemble, était devenu un mode de production dépassé, à l'échelle mondiale.

Le problème de l'Etat soviétique

En ne considérant le développement du capitalisme que dans les conditions particulières de la Russie, comme le font les Conseillistes, on prive les futures générations de révolutionnaires des importantes leçons vitales tirées de l'expérience russe. Si ce qu'ont accompli les bolcheviks était déterminé par dessus tout par la nécessité impérieuse pour la Russie de développer son capitalisme, en passant par l'étape d'une révolution bourgeoise tardive, alors ce n'est pas la peine de critiquer leurs erreurs vis à vis de l'Etat soviétique, des organes de masse de la classe ouvrière, de l'économie, etc., puisque l'affaiblissement de la dictature du prolétariat n'était que le résultat de circonstances objectives échappant à tout contrôle. Ceci est très différent de l'approche de la Gauche italienne, qui a effectué toute une série d'études sur ce que nous devions tirer comme enseignements de l'expérience de la révolution russe, sur la politique à suivre par un futur pouvoir prolétarien. C'est d'autant plus dommage que le MLP a une très bonne perception des problèmes posés par l'Etat dans la période de transition, un domaine considéré comme absolument crucial par la Gauche italienne. Il souligne, en particulier, l'importance du fait que les organes spécifiques du prolétariat ont été dissous dans l'appareil général de l'Etat soviétique : 'Voilà les faits : le 13 janvier 1918, le 3ème Congrès des soviets des députés paysans a fusionné avec le 3ème Congrès des députés des ouvriers et des soldats ; dans le courant du mois de mars, la fusion s'est étendue à toutes les localités. De cette manière, le prolétariat, dont la domination politique aurait dû garantir la transformation vers le socialisme, a partagé le pouvoir avec les paysans, et ce sous la pression des bolcheviks'. Il a aussi mis en évidence le fait que les Soviets des ouvriers et des soldats subissaient déjà une forte influence paysanne, du fait de la composition sociale de l'armée. De plus, 'une circonstance encore plus importante fut qu'au lieu de renforcer le système des organisations ouvrières authentiques - les comités d'usine - les bolcheviks, au contraire, ont contribué à leur dissolution' en les obligeant à fusionner avec les syndicats d'Etat.

Ce furent, indubitablement, d'importants développements, mais pour nous, étant donné que dans toute situation révolutionnaire il sera nécessaire que les couches non-exploiteuses s'organisent dans le cadre de l'Etat de transition, la leçon à en tirer est que la classe ouvrière ne devra sous aucun prétexte laisser submerger ses propres organes authentiques - les conseils ouvriers, les comités d'usine, etc - dans les organes plus généraux de l'Etat. En d'autres termes, le prolétariat doit maintenir son autonomie vis à vis de l'Etat de transition, le contrôlant mais ne s'identifiant pas à lui. Et il faut bien souligner que ce problème n'est pas spécifique à un pays comme la Russie de 1917, mais concerne la classe ouvrière du monde entier, qui, à ce jour, ne représente pas la majorité de l'humanité. Mais au lieu de développer notre compréhension de comment l'auto-organisation du prolétariat s'est trouvée affaiblie en se subordonnant à l'Etat de transition, le MLP nous perd dans ses théorisations pesantes sur 'le passage de la dictature démocratique du prolétariat à la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie en 1919, et finalement à la subordination de ce dernier à un régime purement capitaliste après 1921' - une expérience présentée comme unique dans l'histoire et donc qui n'apporte aucune leçon pratique pour l'avenir du mouvement ouvrier.

Soyons clairs : nous n'avons jamais prétendu que la dictature du prolétariat en Russie aurait pu être sauvée par des garanties organisationnelles, et encore moins qu'elle pouvait conduire à la création d'une société socialiste. Compte tenu de son isolement, sa dégénérescence et sa défaite étaient inévitables. Mais ceci ne doit pas nous empêcher d'apprendre le maximum de ses succès et de ses échecs, car nous n'avons pas d'autre expérience dans l'histoire de la classe ouvrière.

Ceci nous conduit à une autre question : l'absence de mesures économiques prises par les bolcheviks. Comme nous le comprenons d'après la thèse du MLP, la révolution n'a pas établi une 'dictature socialiste' mais une 'dictature démocratique du prolétariat' purement politique ; et le texte, bien que n'étant pas ambigu sur la nature des mesures prises dans le cadre du communisme de guerre, souligne qu'il n'y a pas eu abolition des rapports marchands après la révolution d'octobre. Mais ce qui est sous-entendu ici est que si le prolétariat avait établi une dictature réellement socialiste, sans aucun partage de pouvoir, à travers les comités d'usines, alors il aurait été possible d'introduire des mesures économiques vraiment socialistes. Ici encore, les camarades du MLP semblent oublier, non seulement la dimension internationale de la révolution, mais aussi la nature même du prolétariat. La révolution prolétarienne ne peut débuter que comme une révolution politique, quel que soit le niveau de développement du capitalisme dans le pays où elle commence ; ceci est dû au fait que, en tant que classe exploitée, ne possédant rien, la classe ouvrière ne dispose comme levier que du pouvoir politique (qui est en fait l'expression de sa conscience et de son auto-organisation), pour introduire les mesures sociales requises pour avancer vers un ordre communiste. Dans un pays isolé, la révolution prolétarienne sera certainement amenée à prendre des mesures économiques urgentes afin d'assurer sa propre survie. Mais ce serait une illusion fatale de croire que les rapports capitalistes pourraient être abolis à l'intérieur des frontières d'une seule économie nationale. Comme la longue citation tirée de Bilan l'a démontré, le capitalisme, en tant qu'ensemble global de rapports, ne peut être démantelé que par la dictature internationale du prolétariat. Tant que celle-ci n'a pas été établie, à travers une phase plus ou moins longue de guerre civile, le prolétariat ne peut réellement commencer à développer une forme sociale communiste. Dans ce sens, la tragédie fondamentale de la révolution russe ne réside pas dans une quelconque 'restauration' des rapports capitalistes, ces derniers n'ayant en fait jamais disparu ; elle est basée sur le processus par lequel la classe ouvrière a pris le pouvoir politique et l'a perdu, et par dessus tout, sur le fait que cette perte du pouvoir politique a été masquée par un processus interne de dégénérescence, au cours duquel les anciennes appellations ont été maintenues, mais le contenu essentiel a complètement changé.

En conclusion, nous dirons que la plus importante tragédie du 20ème siècle - les horreurs du stalinisme et du fascisme ainsi que la succession dévastatrice des guerres et des massacres - réside dans la défaite de la vague révolutionnaire prolétarienne mondiale de 1917-1923, dans les espoirs brisés de la révolution d'octobre. L'humanité a payé un lourd tribut pour cette défaite, et continue à le payer aujourd'hui, au 21ème siècle, où, de manière peut-être plus évidente que jamais, elle est en train de s'enfoncer dans la barbarie. La transformation de la société vers le communisme était possible à l'échelle mondiale en 1917, et c'est pourquoi nous pensons que les bolcheviks avaient absolument raison de demander au prolétariat de Russie d'en accomplir le premier pas.

CCI

 

 

Note 1 : Nous laisserons de côté l'utilisation peu claire de l'expression 'socialisme d'Etat' faite par le MLP pour décrire le système stalinien, puisqu'il apparaît en fait que ce n'est qu'une autre appellation du capitalisme d'Etat.

 

 

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [150]

Courants politiques: 

  • Influencé par la Gauche Communiste [146]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [13° partie]

  • 3487 reads

Trotski et la "culture prolétarienne"

Dans le précédent article de cette série, nous nous sommes centrés sur le débat qui s'est déroulé durant les premières années de la révolution russe, sur "la culture pro­létarienne". Nous avons introduit un ex­trait du livre de Trotski Littérature et révolution qui fournit, à notre avis, le cadre le plus clair pour aborder ce débat et mettre en évidence l'attitude du pouvoir politique prolétarien vis-à-vis de la sphère de l'art et de la culture.

Les extraits qui suivent, que nous ac­compagnons de nos propres commentai­res, proviennent du dernier chapitre du même livre, dans lequel Trotski développe sa vision de l'art et de la culture dans la société communiste du futur. Ayant rejeté la notion de "culture prolétarienne" dans les chapitres précédents, Trotski s'auto­rise à donner un aperçu sur la culture vraiment humaine d'une société sans classe ; c'est un aperçu qui nous amène bien au-delà de la question de l' art, jusqu' à la perspective d'une humanité transfigu­rée.

Ce n'est pas la première fois qu'est présenté ce chapitre final, ni la première tentative d'en faire ressortir la significa­tion. Dans sa biographie monumentale de Trotski, LDeutscher le cite longuement et conclut : "Sa vision de la société sans classes se trouvait certes implicitement dans toute la pensée marxiste, influencée qu'elle était par le socialisme utopique français. Mais aucun écrivain marxiste, avant ou après Trotski, n'avait deviné les grandes perspectives d'avenir avec un oeil aussi réaliste et une imagination aussi enflammée. " ("L'homme ne vit pas seule­ment de politique...", Le prophète désarmé, 1, Ed. 1018, p. 27 1)

Plus récemment, Richard Stites, dans sa vaste étude des courants sociaux expéri­mentaux qui ont accompagné les premiers pas de la révolution russe, fait lui aussi le lien entre la vision de Trotski et la tradition utopiste. Résumant le chapitre en un seul et dense paragraphe, Stites s'y réfère comme "la mini-utopie ou le projet résumé d'un monde sous le communisme" que, dit-il, Trotski décrit "avec un accent lyri­que contrôlé". Pour Stites, c'était "une caution extraordinaire à l'utopisme ex­périmental qui a caractérisé les années 20" (Revolutionary Dreams, Utopian Vi­sion and Experimental Lifè in the Russian Révolution, traduit par nous). Cependant, nous devons sur ce point mettre un bémol : comme l'explique Stites dans son introduction, cet auteur tend à opposer la ten­dance utopiste à la tendance marxiste, de sorte qu'en un sens, il cautionne la démar­che de Trotski dans la mesure où elle serait utopiste plutôt que marxiste. Pour la pen­sée bourgeoise plus conventionnelle, ce­pendant, le marxisme est un utopisme - mais seulement dans le sens le plus néga­tif, c'est-à-dire que sa vision du futur n'est rien d'autre qu'un château en Espagne. Mais maintenant, nous allons laisser Trotski parler et pourrons étudier en con­clusion de cet article si oui ou non, son travail mérite d'être décrit comme utopiste.

L'art dans la révolution, l'art dans la société communiste

Le chapitre commence par répéter l'essen­tiel des arguments déjà avancés dans celui sur la culture prolétarienne : le but de la révolution prolétarienne n'est pas de créer une "culture prolétarienne" flambant neuve, mais de synthétiser le meilleur de toutes les réalisations culturelles passées dans une culture authentiquement hu­maine. La distinction que fait Trotski entre art révolutionnaire et art socialiste reflète cette précision : "L'art de la révolution, qui reflète ouvertement toutes les contra­dictions d'une période de transition, ne doit pas être confondu, avec l'art socia­liste, dont la base manque encore. Il ne faut cependant pas oublier que l'art so­cialiste sortira de ce gui se fait durant cette période de transition.

En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les sché­mas. Ce n'est pas pour rien qu'Engels caractérisa la révolution socialiste comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n'est pas en­core le "règne de la liberté ". Au contraire, elle développe au plus haut degré les traits de la "nécessité". Le socialisme abolira les antagonismes de classes en même temps que les classes, mais la révo­lution porte la lutte de classes à son sum­mum. Pendant la révolution, la littéra­ture qui affermit les ouvriers dans leur lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolution­naire ne peut pas ne pas être imbue d'un esprit de haine sociale, qui, à l'époque de la dictature prolétarienne, est un - facteur créateur aux mains de l'Histoire. Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout l'art, seront accordés sur d'autres tons. Toutes les émotions que nous, révolutionnaires d'aujourd'hui, hésitons à appeler parleurs noms, tant elles ont été vulgarisées et avilies, l'amitié désintéres­sée, l'amour du prochain, la sympathie, résonneront en accords puissants dans la poésie socialiste."

Aux côtés de Rosa Luxemburg, nous pouvons mettre en question l'affirmation de Trotski sur la "haine sociale", même dans la période de dictature du prolétariat. Cette notion est liée à celle de la Terreur rouge que défendait également Trotski mais que le Spartacusbund rejeta explicite­ment de son programme[1] [151].

Mais il est sûr que "/a solidarité cons­tituera la base de la société" dans le socialisme du futur. Cela amène Trotski à considérer l'argument selon lequel un "ex­cès de solidarité" serait antagonique à la création artistique : "Un excès de ces sen­timents désintéressés ne risque-t-il pas de faire dégénérer l'homme en un animal sentimental, passif,* grégaire, comme les nietzschéens le craignent ? Pas du tout. La puissante force de l'émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les ca­ractères de la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychana­lyse, elle sera sublimée, c'est-à-dire plus élevée et plus,féconde. Elle se placera sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées - dans une société où il n'y aura pas de classes il ne saurait v avoir de telles luttes - /es passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, égale­ment vers l'art qui, naturellement, devien­dra plus ouvert, plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l'édification de la vie dans tous les domaines, et pas seule­ment dans celui du "beau ", ou en tant qu'accessoire.

Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habi­tations, la construction des théâtres, les méthodes d'éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en 'par­tis", sur la question d'un nouveau canal géant, ou la répartition d'oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurren­tes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également inté­ressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéo­logique. Elle n'aura rien ù voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traî­trise et la corruption, tout ce qui forme l'âme de loi "concurrence "dans la société divisée en classes. Lu lune n'en sera pas pour cela moins excitante, moins drama­tique et moins passionnée. Et, comme dans la société socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontanément et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de castes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le champ le plus vaste et les occa­sions de s'exercer les plus illimitées. L'art ne souffrira pas d'un manque de ces dé­charges d'énergie sociale, de ces impul­sions psychiques collectives qui produi­sent de nouvelles tendances artistiques et des mutations de style. Les écoles esthéti­ques se grouperont autour de leurs « partis », c'est-à-dire d'associations de tempé­raments, de goûts, d'orientations .spiri­tuelles. Dans une lutte aussi désintéres­sée et aussi intense, sur une hase cultu­relle s'élevant constamment, la person­nalité grandira dans toits les sens et affi­nera su propriété fondamental inestin2a­ble, celle de ne. jamais se satisfaire du résultat obtenu. En vérité, nous n'avons aucune raison de craindre que, dans la société socialiste, la personnalité s'en­dorme ou connaisse la prostration. "

Trotski continue ensuite en étudiant quel style ou quelle école d'art serait le plus approprié à la période révolutionnaire. Dans une certaine mesure, ces considéra­tions ont une signification plus locale ou temporaire, au sens où elles se réfèrent à des courants artistiques qui ont disparu depuis longtemps, comme le symbolisme ou le futurisme. De plus, comme le capita­lisme s'est de plus en plus enfoncé dans la décadence et du fait que la commercialisa­tion, la culture du moi et l'atomisation ont atteint des profondeurs insondables, les courants et les écoles artistiques comme tels ont plus ou moins disparu. En fait, dès les années 30, le "Manifeste de la Fédéra­tion internationale future des artistes et des écrivains révolutionnaires", écrit par Trotski en lien avec André Breton et Diego Rivera, avait déjà prévu cette tendance : "Les écoles artistiques des dernières dé­cennies, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme en se succédant se sont dépassées sans qu'aucune n'ar­rive à terme ( ... ) Il n'y a aucun moyen de sortir de cette impasse seulement par des voies artistiques. C'est une crise de toute la civilisation. (...) Si la société contem­poraine ne parvient pas à se reconstruire, l'art périra inévitablement comme à péri /'art grec sous les ruines de la civilisation esclavagiste. "(traduit par nous). Evidem­ment, il est très probable que le futur sou­lèvement social révolutionnaire donnera une impulsion nouvelle à des mouvements plus collectifs d'artistes qui s'identifie­ront à la révolution et qui trouveront sans doute leur inspiration dans les courants du passé sans les imiter servilement. Disons simplement que tandis que Trotski optait pour le terme "réalisme" pour définir l'art de la période révolutionnaire, il n'en reje­tait pas pour autant les contributions po­sitives d'écoles particulières, même lors­que - comme dans le cas du symbolisme par exemple - leurs préoccupations étaient très éloignées des questions sociales du jour et tendaient même à échapper à cette réalité [2] [152] : "Au contraire, l'artiste nouveau aura besoin de toutes les méthodes et de toits les procédés mis en oeuvre dans le passé, quelques autres en plus, pour sai­sir la vie nouvelle. Et cela ne constituera pas de /'éclectisme artistique, l'unité de l'art étant donnée par une perception active du monde".

C'est cohérent avec la vision plus glo­bale de Trotski envers la culture que nous avons examinée dans le précédent article, s'opposant au pseudo radicalisme qui veut jeter par-dessus bord tout ce qui est hérité du passé.

Trotski a appliqué la même méthode au problème des formes littéraires fondamen­tales, telles la comédie et la tragédie. Con­tre ceux qui n'accordaient aucune place à la comédie ou à la tragédie dans l'art du futur, Trotski nous fournit une méthode pour examiner en quoi des production,,; culturelles particulières sont liées à l'évo­lution historique plus générale des forma­tions sociales. La tragédie antique grec­que exprimait la domination impersonnelle des dieux sur l'homme, qui, à son tour, reflétait l'impuissance relative de l'homme face à la nature dans les modes de produc­tion archaïques ; la tragédie de Shakes­peare, pour sa part, qui était profondément liée aux douleurs de l'enfantement de la société bourgeoise, représentait un pas en avant car elle se centrait sur des émotions humaines plus individuelles : "Ayant ato­misé les rapports humains, la société bourgeoise, pendant son ascension, s'était fixé un grand but : la libération de lu person­nalité. Il en naquit les drames de Shakespeare et le Faust de Goethe. L'homme se considérait comme le centre de l'univers et, par suite, de l'art. Ce thème a suffi pendant des siècles. Toute la littérature moderne n'a été rien d'autre qu'une éla­boration de ce thème, mais le but initial - lu libération et la qualification de la personnalité -s'évanouit dans le domaine d'une nouvelle mythologie sans âme quand se révéla l'insuffisance de la so­ciété réelle en butte ù ses contradictions insupportables. "

Trotski montre alors que les conditions qui donnent naissance à la tragédie, ne sont pas limitées au passé, mais continue­ront d'exister longtemps dans le futur, car l'homme (comme le dit Marx) est par défi­nition un être qui souffre, confronté au conflit perpétuel entre ses efforts sans limite et l'univers objectif auquel il se con­fronte : "Le conflit entre ce qui est person­nel et ce qui se trouve au-delà du person­nel, peut se dérouler sur une base reli­gieuse. Il peut se dérouler aussi sur la base d'une passion humaine qui dépasse l'homme : avant tout, l'élément social. Aussi longtemps que l'homme lie sera pas maître de son organisation sociale, celle­ ci restera suspendue au-dessus de lui comme le fatum. Que l'enveloppe religieuse soit présente ou non est secon­daire, dépend du degré d'abandon de l'homme. La lutte de Babeuf pour le communisme dans une société qui n'était pas mure pour celui-ci, c'est la lutte d'un héros antique contre le destin. Le destin de Babeuf possède toutes les caractéristi­ques, d'une vraie tragédie, tout comme le sort des Gracques, dont Babeuf s'appro­pria le nom.

La tragédie des passions Personnelles exclusives est trop insipide pour notre temps. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une époque de passions sociales. La tragédie de notre époque se manifeste dans le conflit entre l'individu et la col­lectivité, ou dans le conflit entre deux collectivités hostiles an sein dune même personnalité. Notre temps est à nouveau celui des grandes lins. C'est ce qui le caractérise, la grandeur de cette époque réside dans l'effort de l'homme pour se libérer des nuées mystiques ou idéologi­ques afin de construire et la société et lui­ même conformément à un plan élaboré par lui. C'est évidemment un débat plus grandiose que le jeu d'enfant des Anciens, qui convenait à leur époque infantile, ou que les délires des moines moyenâgeux, ou que l'arrogance individualiste qui détache l'individu de la collectivité, l'épuise rapidement jusqu'au plus pro­fond et le précipite dans l'abîme dit pessi­misme, à moins qu'il ne /e mette à quatre pattes devant le boeuf Apis, récemment restauré.

La tragédie est une expression élevée de la littérature parce qu'elle implique la ténacité héroïque des efforts, la détermi­nation des buts, des conflits et des pas­sions. (...) II est difficile de prévoir si l'art révolutionnaire aura le temps de pro­duire une "grande" tragédie révolution­naire. Pourtant, l'art socialiste rénovera la tragédie, sans Dieu bien sûr.

L'art nouveau sera an art athée. Il redon­nera vie à la comédie, car l'homme nou­veau voudra rire. Il insufflera une vie nouvelle au roman. Il accordera tous les droits au lyrisme, parce que l'homme nou­veau aimera mieux et plus fortement que les Anciens, et portera ses pensées sur la naissance el la mort. L’art nouveau fera revivre toutes les formes qui ont surgi au cours du développement de l'esprit créateur. La désintégration et le déclin de ces formes n'ont pas une signification abso­lue, elles ne sont pas absolument incom­patibles avec l'esprit des temps nouveaux. Il suffit que le poète de la nouvelle époque soit accordé de façon nouvelle aux pen­sées de l'humanité, à ses sentiments."

Ce qui est frappant dans la démarche que Trotski adopte dans cette partie, c'est à quel point elle est conforme à la façon dont Marx pose la question de façon très similaire dans les Grundrisse- le brouillon du Capital, qui n'a pas été publié avant 1939 et que, selon toute probabilité, Trotski lui-même n'a jamais lu. Comme Trotski, Marx est concerné par la dialectique entre les changements de forme dans l'expres­sion artistique, liés à l'évolution matérielle des forces productives, et le contenu hu­main sous-jacent de ces formes. Le pas­sage est si lumineux qu'il vaut vraiment la peine de le citer en entier : "A propos de l'art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne correspondent nullement et l'évolution générale de la société ni, par conséquent, un développe­ment de lu base matérielle qui représente en quelque sorte son ossature. Par exem­ple, si l'on compare les Grecs, ou même Shakespeare, aux Modernes. Pour cer­tains genres littéraires - tels l'épopée - on reconnaît même qu'ils ne peuvent être produits dans la,forme classique où ils font époque, au moment où surgit la pro­duction d'art en tant que telle. On admet donc que, dans le domaine de l'art, certai­nes oeuvres importantes ne sont possibles qu’à un stade peu développé de l'art. Si les différents genres littéraires se dévelop­pent inégalement au sein du monde artis­tique, il n'est pas surprenant de retrouver les mérites inégalités entre l'évolution clé l'art en général et celle de lu société. La difficulté, c'est de donner une formulation générale à ces contradictions, mais dès qu'on /es spécifie, elles sont expliquées.

Considérons, par exemple, les rapports entre l'art grec. Shakespeare et l'époque contemporaine. On sait que la mytholo­gie grecque a été non seulement l'arsenal, mais la terre nourricière de l'art grec. La conception de la nature et des rapports sociaux qui alimente l'imagination et donc la mythologie grecque est-elle possible à l'époque des machines à filer automati­ques, des locomotives et du télégraphe électrique ? Qu'est-ce que Vulcain auprès de Roberts & Co, Jupiter à côté du para­tonnerre, et Hermès auprès du Crédit mobilier ? C'est dans et par l'imagina­tion que la mythologie surmonte, domine et façonne les forces de la nature : elle disparaît donc lorsque, dans la réalité, ces forces sont domptées. Que devient Fama à côté de Printing-House Square ?

L'art grec suppose la mythologie grec­que, c'est-à-dire la nature et les lois socia­les élaborées par l'imagination populaire d'une manière non encore consciente mais artistique. Tels sont ses matériaux. Il ne repose donc pas sur n'importe quelle mythologie, n'importe quelle élaboration artistique non encore consciente de la nature (nous entendons par- là tout ce qui est objectif, donc aussi la société). C'est une mythologie qui fournit le terrain fa­vorable à l'épanouissement de l'art grec qui n'aurait pu éclore à partir de la my­thologie égyptienne, ni à partir d'une société parvenue à an niveau de dévelop­pement où il n'existe plus de rapports mythologiques avec la nature, de rap­ports s'exprimant par mythes et on l'artiste doit faire preuve d'une imagination indépendante de la mythologie.

Par ailleurs, Achille est-il possible à l'ère de la poudre et dit plomb ? On l'Iliade avec l'imprimerie, ou encore mieux, la machine à imprimer ? Le chant, la légende et les muses ne s'arrêtent-ils pas nécessairement devant le levier de l'im­primeur, comme s'évanouissent les condi­tions favorables à la poésie épique ?

La difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social, mais qu'ils nous assurent encore un plaisir esthétique et, qu'à maints égards, ils re­présente pour nous une norme, voire un modèle inaccessible.

Un homme ne peut redevenir ait enfant sans être puéril. Mais est-il insensible/e à la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas s'effor­cer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Dans la nature de l'enfant, chaque époque ne voit-elle pas revivre son propre caractère dans l'a vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au moment de son plein épanouissement, n'exercerait-elle pas de charme éternel de l'instant qui lie revien­dra plus. Il est des enfants mal élevés et des enfants qui ont grandi trop vite : c’est le cas de nombreux peuples de l’antiquité. Les Grecs étaient des enfants normaux. Le charme que nous inspirent leurs oeuvres ne souffre pas du faible développement de la société qui les a fait fleurir : elles en sont plutôt le résultat, inséparable (les conditions d'immaturité sociale où cet art est ne, où seul il pouvait naitre et qui ne reviendra, jamais plus. " (Introduction, Ed. 10-18, p. 75)

Dans ces deux passages, il est clair que le point de départ est le même : pour com­prendre chaque forme artistique particulière, il faut la situer dans son contexte historique général, et donc dans le con­texte de l'évolution des forces producti­ves de l'homme. C'est cela qui nous permet de comprendre les profonds changements que l'art a connus au cours des différentes périodes historiques. Mais tout comme Trotski comprend aussi que la condition humaine comportera toujours, dans une certaine mesure, une dimension tragique, de même Marx observe que le véritable défi théorique réside moins dans la reconnais­sance que les formes artistiques sont liées aux formes de développement social que dans la compréhension de pourquoi les réalisations créatrices de "l'enfance" de l'humanité peuvent toujours résonner à travers les âges pour l'humanité présente et future. En d'autres termes, sans revenir au "génie muet" de Feuerbach ou à la nature humaine idéalisée des moralistes bourgeois, comment l'étude de l'art peut­-elle nous aider à découvrir les caractéristi­ques vraiment fondamentales de l'activité humaine et donc de l'espèce humaine comme telle ?

L'unification de l'art et de l'industrie

Trotski se tourne maintenant vers le rapport pratique entre l'art, l'industrie et la construction dans la période révolution­naire. Il se centre en particulier sur l'archi­tecture, point de rencontre entre l'art et la construction. Evidemment, à ce niveau, la Russie restreinte par la pauvreté se limitait principalement à réparer les bâtiments et les voies détruits. Mais malgré ses res­sources extrêmement modestes, la Russie révolutionnaire avait cherché à dévelop­per une nouvelle synthèse d'art et de cons­truction pratique ; c'était notamment le cas de l'école constructiviste autour de Tatlin dont on se rappelle peut-être le mieux en tant que dessinateur du monument de la Troisième internationale. Mais Trotski semblait insatisfait de ces expériences et soulignait qu'aucune réelle reconstruc­tion ne pourrait avoir lieu tant que les problèmes économiques fondamentaux ne seraient pas résolus (et ceci ne pouvait évidemment pas être accompli uniquement en Russie). Il semble donc s'être engagé plutôt à examiner le communisme futur, une fois que les problèmes fondamentaux, politiques, militaires et économiques se­raient résolus. Pour Trotski, ce n'était pas un projet qui impliquerait une minorité de spécialistes, mais ce serait un effort collec­tif : « Il n'est pas douteux qu'à l'avenir et surtout dans un avenir lointain, des tâ­ches monumentales telles que la planifi­cation nouvelle de cités-jardins, de mai­sons modèles, de voies ferrées, de ports, intéresseront outre les architectes et les ingénieurs les larges masses populaires. Au lieu de l'entassement à la manière des fourmis, des quartiers et des rues, pierre à pierre, de génération en génération, l'ar­chitecte, compas en main, bâtira des ci­tés-villages en s'inspirant seulement de la carte. Ses plans seront mis en discussion, il se formera de vrais regroupements po­pulaires pour et contre, des partis technico-architecturaux avec leur agita­tion, leurs passions, leurs meetings et leurs votes. L'architecture palpitera à nouveau au souffle des sentiments et des humeurs des masses, sur un plan plus élevé, et l'humanité, éduquée plus "plastique­ment", s'habituera a considérer le monde comme une argile docile propre à être modelée en formes toujours plus belles. Le mur qui sépare l'art de l'industrie sera abattu. Au lieu d'être ornemental, le grand style de l'avenir sera plastique. Sur ce point les futuristes ont raison. Il ne faut pas parler pour autant de liquidation de l'art, de son élimination par la techni­que.(...) Faut-il penser que l'industrie absorbera l'art, ou que l'art élèvera l'in­dustrie sur son Olympe ? La réponse sera différente, selon qu'on aborde la question du côté de l'industrie ou du côté de l'art. Dans le résultat objectif, pas de différence. L'une et l'autre supposent une ex­pansion gigantesque de l'industrie et une élévation gigantesque de sa qualité artis­tique. Par industrie, nous entendons ici naturellement toute l'activité productive de l'homme : agriculture mécanisée et électrifiée y comprise. "

Ici, Trotski nous offre une concrétisa­tion de la vision originelle de Marx dans les Manuscrits économiques et philosophi­ques (1844) : l'homme, une fois libéré du travail aliéné, construira un monde "en accord avec les lois de la beauté([3] [153])".

Les paysages du futur

Trotski commence alors à développer sa vision (en crescendo), se permettant de dépeindre les villes et les paysages du futur : "Le mur qui sépare l'art de l'indus­trie, et aussi celui qui sépare l'art de la nature s'effondreront. Pas dans le sens où Jean-Jacques Rousseau disait que l'art se rapprochera de plus en plus de la nature, mais dans ce sens que la nature sera amenée plus près de l'art. L'emplacement actuel des montagnes, des rivières, des champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré comme définitif. L'homme a déjà opéré certains changements non dénués d'importance sur la carte de la nature ; simples exerci­ces d'écolier par comparaison avec ce qui viendra. La foi pouvait seulement promet­tre de déplacer des montagnes, la techni­que qui n'admet rien "par.foi"les abattra et les déplacera réellement. Jusqu'à pré­sent, elle ne l'a fait que pour des buts commerciaux ou industriels (mines et tun­nels), à l'avenir elle le féra sur une échelle incomparablement plus grande, confor­mément à des plans productifs et artisti­ques étendus. L'homme dressera un nou­vel inventaire des montagnes et des rivières. Il amendera sérieusement et plus d'une fois la nature. Il remodèlera éventuelle­ment, la terre, à son goût. Nous n'avons aucune raison de craindre que son goût sera pauvre.

Le poète Kliouiev, polémiquant avec Maïakovski, déclare avec malice qu'il ne convient pas au poète de se préoccuper de grues" et que "dans le creuset du coeur non dans aucun autre est fondu l'or pourpre de la vie". Ivanov-Razumnik, un po­puliste qui fût socialiste révolutionnaire de gauche, et ceci dit tout, est venu mettre son grain de sel dans la discussion. La poésie du marteau et de la machine, dé­clare Ivanov-Razumnik visant Maïako­vski, sera passagère. Parlez-nous de "la terre originelle", "éternelle poésie de l'univers". D'un côté, une source éter­nelle de poésie, de l'autre, l'éphémère. L'idéaliste semi-mystique, fade et prudent, Razumnik, préfère naturellement l'éter­nel à l'éphémère. Cette opposition de la terre à la machine est sans objet à la campagne arriérée on ne petit opposer le moulin ou la plantation ou l'entreprise socialiste. La poésie de la terre n'est pas éternelle mais changeante ; et l'homme n'a commencé à chanter qu'après avoir placé entre lui et la terre des outils et des instruments, ces machines élémentaires. Sans la faucille, la faux et la charrue, il n'y aurait pas eu de poète paysan. Cela veut­-il dire que la terre avec faucille a le privilège de l'éternité sur lit terre avec charrue électrique ? L'homme nouveau, qui commence seulement à naître, n'op­posera pas, comme Kliozriev et Razumnik, les outils en os ou en arêtes de poisson à la grue ou au marteau-pilon. L'homme socialiste maîtrisera la nature entière, v compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abat­tues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans. Les idéalistes nigauds peuvent dire que tout cela finira par manquer d'agrément, c'est pourquoi ce sont des nigauds. Pensent-ils que tout le globe terrestre sera tiré au cordeau, que les forets seront transformées en parcs et en jardins ? Il restera des fourrés et des forêts, des faisans et des tigres, là où l'homme leur dira de rester. Et l'homme s’y prendra de telle façon que le tigre ne remarquera même pas la présence de la machine, qu'il continuera à vivre comme il a vécu. La machine ne s'opposera pas à la terre. Elle est un instrument de l'homme moderne dans tous les domaines de la vie. Si la ville d'aujourd'hui est "temporaire", elle ne se dissoudra pas dans le vieux village. Au contraire, le village s'élèvera au niveau de la ville. Et ce sera là notre tâche principale. La ville est "temporaire", mais elle indique l'avenir et montre la route. Le village actuel relève entière­ment du passé."

Dans ce passage, on trouve une réfuta­tion clairvoyante des primitivistes d'aujourd'hui qui mettent sur le dos de la "technologie" tous les maux de la vie so­ciale et cherchent à retourner au rêve d'Ar­cadie de la simplicité, avant que le serpent de la technologie n'entre dans son jardin : comme nous l'avons montré ailleurs (voir par exemple notre article sur l'écologie dans la Revue internationale n°64), une telle vision représente en réalité une ré­gression à un passé pré-humain et donc à l'élimination du genre humain. Trotski ne doute pas un moment du fait que c'est la ville qui montre la voie. Mais pas sous sa forme actuelle : puisqu'il reconnaît que la ville d'aujourd'hui n'est qu'un phénomène transitoire, nous pouvons être sûrs qu'il est totalement en accord avec la notion de Marx et Engels d'une nouvelle synthèse entre la ville et la campagne. Et cette notion n'a rien de commun avec l'urbanisation dévastatrice du globe due le capitalisme inflige aujourd'hui à l'humanité ; ainsi Trotski envisage la préservation délibé­rée de zones sauvages dans un plan d'en­semble d'aménagement de la planète. Aujourd'hui, la dégradation de l'environ­nement, la menace posée par la destruction des grandes forêts, montre bien plus qu'à l'époque de Trotski à quel point une telle préservation sera une nécessité vitale. Aujourd'hui, nous sommes confrontés au danger très réel qu'il n'y aura plus ni tigres ni forêts à protéger, et le pouvoir proléta­rien du futur devra sans aucun doute pren­dre des mesures draconiennes et rapides pour mettre fin à cet holocauste écologi­que. Mais il ne fait aucun doute que la régénération communiste de la nature se fera sur la base des avancées les plus importantes et à long terme en science et en technologie.

La libération de la vie quotidienne

Trotski en vient ensuite à l'organisation de la vie quotidienne dans le communisme : "Les rêves actuels de quelques enthou­siastes, visant à communiquer une qua­lité dramatique et une harmonie rythmi­que à l'existence humaine s'accordent bien et de manière cohérente avec cette perspective. Maître de son économie, l'homme bouleversera la stagnante vie quotidienne. La besogne fastidieuse de nourrir et d'élever les enfants sera ôtée à la famille par l'initiative sociale. La femme émergera enfin de son semi esclavage. À côté de la technique, la pédagogie for­mera psychologiquement de nouvelles gé­nérations et régira l'opinion publique. Des expériences d'éducation sociale, dans une émulation de méthodes, se déve­lopperont dans un élan aujourd'hui in­concevable. Le mode de vie communiste ne croîtra pas aveuglément, à la façon des récifs de corail dans la mer. I1 sera édifié consciemment. 11 sera contrôlé par la pensée critique, Il sera dirigé et rectifié. L'homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à cons­truire des palais du peuple sur les hauteurs du mont Blanc ou au fond de l'Atlan­tique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dy­namisme le plus élevé. À peine une croûte commencera-t-elle à se former à la surface de l'existence humaine, qu'elle éclatera sous la pression de nouvelles inventions et réalisations. Non la vie de l'avenir ne sera pas monotone. "

Le réveil de l'inconscient

Et dans le passage final de son livre, la vision de Trotski atteint son apogée, quand il descend du sommet des monta­gnes dans les profondeurs de la psyché humaine : "Enfin, l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands, et par suite, de la beauté dans les mouve­ments de son propre corps, au travail, dans la marche, au jeu. II voudra maîtriser les processus semi conscients et incons­cients de son propre organisme : la respi­ration, la circulation du sang, la diges­tion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordon­ner au contrôle de la raison et de la volonté. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des mé­thodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psychophysiques. Ces perspectives décou­lent de toute l'évolution de l'homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l'idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l'inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l'organisation socialiste, il élimine la spon­tanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de recons­truire sur de tout autres bases la tradi­tionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l'homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l'inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ? Le genre humain qui a cessé de ramper de­vant Dieu, le Tsar et le Capital, devrait-il capituler devant les lois obscures de l'hé­rédité et de la sélection sexuelle aveu­gle ? L'homme devenu libre cherchera à atteindre un meilleur équilibre dans le fonctionnement de ses organes et lin déve­loppement plus harmonieux de ses tissus ; il tiendra ainsi la peur de la mort dans les limites d'une réaction rationnelle de l'or­ganisme devant le danger. II n'y a pas de doute, en effet, que le manque d'harmonie anatomique et physiologique, l'extrême disproportion dans le développement de ses organes ou l'utilisation de ses tissus, donnent à son instinct de vie cette crainte morbide, hystérique, de la mort, laquelle crainte nourrit à son tour les humiliantes et stupides fantaisies sur l'au-delà. L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments, d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez.

II est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d'être ainsi atteinte que de prévoir jusqu'où pourra se développer la maîtrise technique de l'homme sur /a na­ture. L'esprit de construction sociale et l'auto éducation psychophysique devien­dront les aspects jumeaux d'un seul pro­cessus. Tous les arts - la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, Ici musi­que et l'architecture - donneront à ce processus une forme sublime. Plus exacte­ment, la forme que revêtira le processus d'édification culturelle et d'auto éduca­tion de l'homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l'art contemporain. L'homme deviendra incomparablement plus, fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux ryth­més, sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Goethe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux som­mets."

Selon nous, examiner les implications de ce passage final requiert au moins un article à lui tout seul. Mais pour conclure cet article, nous devons revenir à la ques­tion posée au début : le portrait que fait Trotski de la société communiste du futur peut-il être défini comme une forme d'utopisme, et se situant donc en dehors du royaume de la possibilité matérielle réelle ?

Ici, nous devons nous référer à la remar­que de Bordiga sur ce qui distingue le marxisme de l'utopisme : ce n'est pas le fait que ce dernier aime décrire la société du futur et le premier non, mais c'est qu'à la différence des utopistes, le marxisme, en identifiant le prolétariat et en s'identifiant à celui-ci en tant que classe implicitement communiste, a découvert le mouvement réel qui peut mener au renversement du capitalisme et à l'instauration du commu­nisme. Ayant donc dépassé tous les sché­mas abstraits basés sur de simples idéaux et sur des souhaits, le marxisme est donc tout à fait en droit d'examiner la totalité de l'histoire humaine pour développer sa compréhension des capacité réelles de l'es­pèce. Quand Trotski parle de l'individu moyen sous le communisme atteignant les hauteurs d'un Aristote, d'un Goethe ou d'un Marx, ce jugement se base sur la reconnaissance que ces individus excep­tionnels étaient eux-mêmes le produit de forces sociales plus vastes, et peuvent donc être vus comme les jalons qui mon­trent la voie du futur, l'indication de ce que pourraient être les êtres humains une fois que les entraves des privilèges de classe et de la pénurie économique auront été dé­passés.

Trotski a écrit Littérature et révolution en 1924, au moment où les filets de la contre-révolution stalinienne étaient entrain de se resserrer sur lui. Sa vision est donc un témoignage d'autant plus émou­vant de sa profonde confiance dans la perspective communiste de la classe ouvrière. En ces temps de décomposition capitaliste, alors que la notion même de communisme est plus que jamais raillée non seulement en tant qu'utopie mais comme une illusion dangereuse, le portrait que fait Trotski de l'avenir possible de l'humanité, reste un défi pour l'inspiration d'une nouvelle génération de militants révolutionnaires.

CDW


[1] [154] "La révolution prolétarienne n'a pas besoin de la terreur pour atteindre ses bats. elle considère l'homicide avec haine et aversion. Elle il 'a pas besoin de tels moyen,s parce que la lutte qu'elle mène n'a pas lieu contre les individus, mais contre les institutions ». Il va sans dire que si Spartacus rejetait la terreur, cela ne veut pas dire qu'il était opposé à la violence de classe révolutionnaire qui n'est pas la même chose.

 

[2] [155] En utilisant le terme de réalisme, Trotski parlait de quelque chose de plus large que l'école réaliste spécifique qui a connu son âge d'or au 19e siècle. Il voulait dire "un monisme réaliste au sens d'une philosophie de la vie, et pas lin "réalisme" au sens de l'arsenal traditionnel des écoles littéraires". Il serait également intéressant de connaître le point de vue de Trotski après sa dernière confrontation avec le mouvement surréaliste avec lequel il partageait d'importants points d'accord. Nous y reviendrons dans un prochain article.

Rétrospectivement, nous pouvons ajouter que la définition que Trotski utilise du réalisme n'a rien à voir avec la banalité unidimensionnelle du "Réalisme socialiste" qu'a élaboré la bureaucratie stalinienne. Contrairement aux meilleures traditions du bolchevisme ayant présidé à une floraison considérable de tentatives artistiques durant les premières années de la révolution, le Réalisme socialiste demandait à l'art de n'être que le véhicule d'une propagande politique, et une propagande réactionnaire en plus, puisqu'il était au service du prestige de la terreur stalinienne et de la construction d'un régime de caserne de capitalisme d'Etat. Ce n'est certainement pas par hasard que dans sa forme comme dans son contenu, le Réalisme socialiste soit en fait impossible à distinguer du kitsch nazi. Comme Trotski et Breton l'ont écrit dans le "Manifeste de la Fédération internationale" : « On appelle « réalisme socialiste » le style de la peinture soviétique officielle - une telle étiquette n’a pu être inventée que par un bureaucrate à la tête du département artistique.(... ) On ne peut sans révulsion et horreur lire les poèmes et les romans, ou regarder les peintures et les sculptures dans lesquelles des officiels armés de la plume, de la brosse et du ciseau, et inspectés par d'autres officiels, armés de revolvers, glorifient les grands leaders de génie » chez qui il 'existe pas une étincelle de génie ni de grandeur. L 'art de l'époque de Staline restera l'expression la plus frappante du très profond déclin de la révolution prolétarienne. »

 

[3] [156] Voir les articles de cette série qui traitent des Manuscrits de 1844 et de la vision du communisme qu'ils contiennent, dans les Revue internationale n°70 et 71.

 

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [54]

Questions théoriques: 

  • Communisme [55]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [56]

Texte d'orientation, 2001 : La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat, 1ère partie

  • 4952 reads

Nous publions ci-dessous de très lar­ges extraits de la première partie d'un texte d'orientation mis en discussion au sein du CCI durant l'été 2001 et adopté par la conférence extraordinaire de notre organisation qui s'est tenue à la fin mars 2002. Ce texte fait référence aux difficultés organisationnelles ren­contrées par le CCI au cours de la dernière période, difficultés dont nous avons rendu compte dans notre article "Le combat pour la défense des princi­pes organisationnels" de la Revue in­ternationale 110 ainsi que dans notre presse territoriale. N'ayant pas ici la place de revenir sur ce qui est dit dans ces articles, nous encourageons le lecteur à s'y reporter pour une meilleure compréhension des questions abor­dées. Nous avons toutefois accompa­gné ce texte d'un certain nombre de notes[1] afin d'en faciliter la lecture de même que nous avons reformulé certains passages qui, s'ils étaient com­préhensibles pour des militants du CCI au fait de ses discussions internes, risquaient de ne pas l'être pour un lecteur extérieur.

  • "Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere"
    ("Ni rire, ni pleurer, ni maudire mais com­prendre" )
    ("L'éthique", Spinoza)

Les débats actuels dans le CCI sur les questions de la solidarité et de la confiance ont commencé en 1999 et en 2000, en ré­ponse à une série de faiblesses sur ces questions centrales au sein de notre orga­nisation. Derrière des manquements con­crets dans l'expression de la solidarité vis­-à-vis de camarades en difficulté, une faiblesse plus profonde dans le dévelop­pement d'une attitude permanente de so­lidarité quotidienne entre nos militants a été identifiée. Derrière la répétition de ma­nifestations d'immédiatisme dans l'ana­lyse et l'intervention au sein de la lutte de classe (en particulier le refus de reconnaî­tre toute l'ampleur du recul après 1989) et une tendance marquée à nous consoler à travers des "preuves immédiates" suppo­sées confirmer le cours historique, nous avons mis en lumière un manque fonda­mental de confiance dans le prolétariat et dans notre propre cadre d'analyse. Derrière la dégradation du tissu organisationnel qui commençait à se concrétiser, en particulier dans la section du CCI en France, nous avons été capables de reconnaître un man­que de confiance entre différentes parties de l'organisation et dans notre propre mode de fonctionnement.

D'ailleurs, c'est le fait de nous confron­ter à différentes manifestations de manque de confiance dans nos positions fonda­mentales, notre analyse historique et nos principes organisationnels, et entre cama­rades et organes centraux qui nous a obli­gés à aller au-delà de chaque cas particulier et à poser ces questions de façon plus générale et fondamentale, et donc plus théorique et historique.

Plus particulièrement, la réapparition du clanisme[2] au cœur même de l'organisation nécessite l'approfondissement de notre compréhension de ces questions. Comme le dit la résolution d'activités du 14e Con­grès du CCI : "... le combat des années 90 était nécessairement contre l'esprit de cercle et les clans. Mais, comme nous l'avons déjà dit à l'époque, les clans étaient une fausse réponse à un problème réel : celui de la faiblesse de la confiance et de la solidarité prolétariennes dans notre organisation. C'est pourquoi l'abo­lition des clans existants n'a pas résolu de façon automatique le problème de la créa­tion d'un esprit de parti et d'une véritable fraternité dans nos rangs qui ne peuvent résulter que d'un effort profondément conscient.

Alors que nous avions insisté, à l'épo­que, sur le fait que le combat contre l'es­prit de cercle est permanent, l'idée a sub­sisté selon laquelle, comme ce fut le cas à l'époque des Première et Deuxième Internationales, ce problème restait prin­cipalement lié à une phase d'immaturité qui serait surmontée et dépassée.

En réalité, le danger de l'esprit de cer­cle et du clanisme aujourd'hui est bien plus permanent et insidieux qu'à l'épo­que de la lutte de Marx contre Bakounine, ou de Lénine contre le menchevisme. En fait, il existe un parallèle entre les difficul­tés actuelles de la classe dans son ensem­ble pour retrouver son identité de classe et les réflexes élémentaires de solidarité avec les autres ouvriers, et celles de l'or­ganisation révolutionnaire pour mainte­nir un esprit de parti dans le fonctionne­ment quotidien.

En ce sens, en posant les questions de la confiance et de la solidarité comme des questions centrales de la période, l'orga­nisation a commencé à poursuivre la lutte de 1993, en lui ajoutant une dimension « en positif », et allant donc plus en profon­deur pour s'armer contre l'intrusion des glissements organisationnels petits-bour­geois. "

En ce sens, le débat actuel concerne direc­tement la défense et même la survie de l'organisation. Mais précisément pour cette raison, il est essentiel de développer au maximum toutes les implications théori­ques et historiques de ces questions. Aussi, par rapport aux problèmes organisation­nels auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, il existe deux angles d'atta­que fondamentaux. La mise à nu des fai­blesses organisationnelles et des incom­préhensions qui ont permis la résurgence du clanisme, ainsi que l'analyse concrète du développement de cette dynamique, sont la tâche du rapport que présentera la Commission d'Investigation[3]. La tâche de ce Texte d'Orientation, par contre, est es­sentiellement de fournir un cadre théori­que permettant une compréhension histo­rique plus profonde et une résolution de ces problèmes.

En fait, il est essentiel de comprendre que le combat pour l'esprit de parti com­porte nécessairement une dimension théorique. C'est précisément la pauvreté du débat sur la confiance et la solidarité jus­qu'à présent qui a constitué un facteur majeur permettant le développement du clanisme. Le fait même que ce Texte d'orien­tation soit écrit non au début mais plus d'un an après que ce débat ait été ouvert, témoigne des difficultés que l'organisa­tion a eues pour parvenir à avoir prise sur ces questions. Mais la meilleure preuve de ces faiblesses est le fait que le débat sur la confiance et la solidarité s'est accompa­gné d'une détérioration sans précédent des liens de confiance et de solidarité entre les camarades !

Nous sommes en réalité confrontés ici à des questions fondamentales du marxisme, à la base même de notre compréhension de la nature de la révolution prolétarienne, qui font partie intégrante de la plate-forme et des statuts du CCI. En ce sens, la pauvreté du débat nous rappelle que le danger d'atro­phie théorique et de sclérose est toujours présent pour une organisation révolution­naire.

La thèse centrale de ce Texte d'orienta­tion est que la difficulté à développer dans le CCI une confiance et une solidarité plus profondément enracinées a constitué un problème fondamental tout au long de l'his­toire de l'organisation. Cette faiblesse est à son tour le résultat des caractéristiques essentielles de la période historique qui s'est ouverte en 1968. C'est une faiblesse, non seulement du CCI mais de toute la génération concernée du prolétariat. Ainsi, comme le disait la résolution du 14e Con­grès : « C'est un débat qui doit mobiliser la réflexion en profondeur de l'ensemble du CCI, car il contient la capacité poten­tielle d'approfondir notre compréhension non seulement de la construction d'une organisation ayant une vie vraiment pro­létarienne, mais aussi de la période histo­rique dans laquelle nous vivons. »

En ce sens, les questions en jeu vont bien plus loin que la question organisa­tionnelle comme telle. En particulier, la question de la confiance touche tous les aspects de la vie du prolétariat et du travail des révolutionnaires -tout comme le man­que de confiance dans la classe se mani­feste également par l'abandon des acquis programmatiques et théoriques.

1. Les effets de la contre-révolution sur la confiance en soi et les traditions de solidarité des générations contemporaines du prolétariat.

a) Dans l'histoire du mouvement marxiste nous ne trouvons pas un seul texte écrit sur la confiance ou sur la solidarité. D'un autre côté, ces questions sont au cœur même de beaucoup de contributions fon­damentales du marxisme, depuis "L'Idéolo­gie allemande" et Le "Manifeste communiste" jusqu'à "Réforme sociale ou révolu­tion ?" et "L’État et la révolution". L'ab­sence d'une discussion spécifique sur ces questions dans le mouvement ouvrier du passé n'est pas signe de leur caractère secondaire. Tout au contraire. Ces ques­tions étaient si fondamentales et éviden­tes qu'elles n'étaient jamais posées en elles-mêmes, mais toujours en réponse à d'autres problèmes soulevés.

Si aujourd'hui nous sommes obligés de dédier un débat spécifique et une étude théorique à ces questions, c'est parce qu'elles ont perdu leur caractère d’"évidence".

C'est le résultat de la contre-révolution qui a commencé dans les années 20 et de la rupture de la continuité organique des organisations politiques prolétariennes qu'elle a causée. Pour cette raison, concernant l'accumulation de confiance et de solidarité vivante au sein du mouvement ouvrier, il est nécessaire de distinguer deux phases dans l'histoire du prolétariat. Pen­dant la première phase, qui va des débuts de son auto-affirmation comme classe auto­nome jusqu'à la vague révolutionnaire de 1917-23, la classe ouvrière a été capable, malgré une série de défaites souvent san­glantes, de développer de façon plus ou moins continue sa confiance en elle-même et son unité politique et sociale. Les mani­festations les plus importantes de cette capacité ont été, en plus des luttes ouvriè­res elles-mêmes, le développement d'une vision socialiste, d'une capacité théori­que d’une organisation politique révolu­tionnaire. Ce processus d'accumulation, œuvre de décennies et de générations, a été interrompu et même renversé par la contre-révolution. Seules de minuscules minorités révolutionnaires ont été capa­bles de maintenir leur confiance dans le prolétariat au cours des décennies qui ont suivi. Le resurgissement historique de la classe ouvrière en 1968, en mettant fin à la contre-révolution, a commencé à renver­ser à nouveau cette tendance. Cependant les nouvelles expressions de confiance en soi et de solidarité de classe manifestées par cette nouvelle génération prolétarienne non défaite sont restées pour leur plus grande part enracinées dans les luttes im­médiates. Elles ne se fondaient pas encore, comme dans la période d'avant la contre- révolution, sur une vision socialiste et une formation politique, sur une théorie de classe et sur la transmission d'une expé­rience accumulée et d'une compréhension d'une génération à l'autre. En d'autres termes, la confiance en soi historique du prolétariat et sa tradition d'unité active et de combat collectif appartiennent aux as­pects de son combat qui ont le plus souf­fert de la rupture de la continuité organi­que. De même, elles font partie des aspects les plus difficiles à rétablir, puisqu'elles dépendent plus que beaucoup d'autres d'une continuité politique et sociale vi­vante. Ceci donne lieu à son tour à une vulnérabilité particulière des nouvelles générations de la classe et de ses minorités révolutionnaires.

D'abord et avant tout, c'est la contre-révolution stalinienne qui a contribué à saper la confiance du prolétariat dans sa mission historique propre, dans la théorie marxiste et dans ses minorités révolution­naires. Le résultat en est que le prolétariat après 1968 tend plus que les générations non défaites du passé à souffrir du poids de l'immédiatisme, d'une absence de vision à long terme. En lui dérobant une grande partie de son passé, la contre-révo­lution et la bourgeoisie d'aujourd'hui pri­vent le prolétariat d'une vision claire de son futur sans laquelle la classe ne peut pas déployer une confiance plus profonde dans sa propre force.

Ce qui distingue le prolétariat de tout autre classe dans l'histoire est le fait que, dès sa toute première apparition en tant que force sociale indépendante, il a mis en avant un projet de société future, basé sur la propriété collective des moyens de pro­duction ; comme première classe de l'his­toire dont l'exploitation est basée sur la séparation radicale des producteurs d'avec les moyens de production et sur le rempla­cement du travail individuel par le travail socialisé, sa lutte de libération se caracté­rise par le fait que le combat contre les effets de l'exploitation (qui est commun à toutes les classes exploitées) a toujours été lié au développement d'une vision du dépassement de cette exploitation. Pre­mière classe dans l'histoire qui produit de façon collective, le prolétariat est appelé à refonder la société sur une base collective consciente. Puisqu'il est incapable, en tant que classe sans propriété, de gagner un pouvoir quelconque au sein de la société actuelle, la signification historique de sa lutte de classe contre l'exploitation doit révéler, à lui-même et donc à la société dans son ensemble, le secret de sa propre exis­tence comme fossoyeur de l'exploitation et de l'anarchie capitalistes.

Pour cette raison, la classe ouvrière est la première classe dont la confiance dans son propre rôle historique est inséparable de la solution qu'elle apporte à la crise de la société capitaliste.

Cette position unique du prolétariat en tant que seule classe de l'histoire à être à la fois exploitée et révolutionnaire com­porte deux conséquences importantes :

  • sa confiance en lui-même est avant tout une confiance dans le futur et est donc, à un degré significatif, fondée sur une dé­marche historique ;
  • il développe dans sa lutte quotidienne un principe qui correspond à la tâche historique qu'il doit remplir - le principe de la solidarité de classe, expression de son unité.

En ce sens, la dialectique de la révolution prolétarienne est essentiellement celle du rapport entre le but et le mouvement, entre la lutte contre l'exploitation et la lutte pour le communisme. L'immaturité naturelle des premiers pas de "l'enfance" de la classe sur la scène historique se caractérise par un parallélisme entre le développement des luttes ouvrières et celui de la théorie du communisme. L'interconnexion entre ces deux pôles n'a pas été comprise au départ par les participants eux-mêmes. Cela s'est reflété dans le caractère souvent aveugle et instinctif des luttes ouvrières d'un côté, et l'utopisme du projet socialiste de l'autre.

C'est la maturation historique du prolé­tariat qui a permis la réunion de ces deux éléments, ce qui s'est concrétisé dans les révolutions de 1848-49 et par-dessus tout par la naissance du marxisme, la compré­hension scientifique du mouvement histo­rique et du but de la classe.

Deux décennies après, la Commune de Paris, produit de cette maturation, a révélé l'essence de la confiance du prolétariat dans son propre rôle : l'aspiration à pren­dre la direction de la société afin de la transformer selon sa propre vision politi­que.

Qu'y a-t-il à l'origine de cette confiance en soi étonnante de la part d'une classe opprimée et dépossédée, une classe qui concentre toute la misère de l'humanité dans ses rangs et qui s'est révélée elle-même dès 1871? Comme celle de toutes les classes exploitées, la lutte du prolétariat comporte un aspect spontané. Le prolétariat ne peut que réagir aux contrain­tes et attaques que lui impose la classe dominante. Mais contrairement aux luttes de toutes les autres classes exploitées, celle du prolétariat a avant tout un carac­tère conscient. Les avancées de sa lutte sont fondamentalement le produit de son propre processus de maturation politique. Le prolétariat de Paris était une classe éduquée politiquement qui était passée par différentes écoles de socialisme, du blanquisme au proudhonisme. C'est cette formation politique durant les décennies précédentes qui explique dans une grande mesure la capacité de la classe à défier l'ordre dominant d'une telle façon (tout comme elle explique les défauts de ce mou­vement). En même temps, 1871 a aussi été le résultat du développement d'une tradi­tion consciente de solidarité internatio­nale qui a caractérisé toutes les principales luttes des années 1860 en Europe occiden­tale.

En d'autres termes, la Commune a été le produit d'une maturation souterraine, ca­ractérisée en particulier par une plus grande confiance dans la mission historique de la classe et par une pratique plus développée de la solidarité de classe. Une maturation dont le point culminant était la Première internationale.

Avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le rôle central de la confiance et de la solidarité s'accentue, puisqu’une révolution prolétarienne accède à l'ordre du jour de l'histoire. D'un côté, le caractère spontané du combat ouvrier est plus développé avec l'impossibilité de la préparation organisationnelle des luttes à travers des partis de masse et des syndi­cats[4]. D'un autre côté, la préparation po­litique de ces luttes, à travers le renforce­ment de la confiance et de la solidarité, devient encore plus importante. Les sec­teurs les plus avancés du prolétariat russe qui, en 1905, furent les premiers à découvrir l'arme de la grève de masse et des conseils ouvriers, sont passés par l'école du marxisme à travers une série de phases : celle de la lutte contre le terrorisme, la formation des cercles politiques, les pre­mières grèves et manifestations politiques, la lutte pour la formation du parti de classe et les premières expériences d'agitation de masse. Rosa Luxemburg, qui fut la pre­mière à comprendre le rôle de la sponta­néité à l'époque de la grève de masse, insiste sur le fait que, sans une telle école du socialisme, les événements de1905 n'auraient jamais été possibles.

Mais c'est la vague révolutionnaire de 1917-23 et par-dessus tout la révolution d'Octobre qui ont révélé le plus clairement la nature des questions de la confiance et de la solidarité. La quintessence de la crise historique était contenue dans la question de l'insurrection. Pour la première fois dans toute l'histoire de l'humanité, une classe sociale était en position de changer de façon délibérée et consciente le cours des événements mondiaux. Les bolcheviks sont revenus à la conception d'Engels sur "l'art de l'insurrection". Lénine a déclaré que la révolution était une science. Trotsky par­lait de "l'algèbre de la révolution". A tra­vers l'étude de la réalité sociale, à travers la construction d'un parti de classe capa­ble de passer l'examen de l'histoire, à tra­vers la préparation patiente et vigilante du moment où les conditions objectives et subjectives pour la révolution seraient réunies, et à travers l'audace révolution­naire nécessaire pour saisir l'occasion, le prolétariat et son avant-garde commencè­rent, dans un triomphe de conscience et d'organisation, à surmonter l'aliénation qui condamne la société à être la victime impuissante de forces aveugles. En même temps, la décision consciente de prendre le pouvoir en Russie et donc d'assumer tou­tes les épreuves d'un tel acte dans l'intérêt de la révolution mondiale a constitué l'ex­pression la plus haute de la solidarité de classe. C'est une nouvelle qualité dans l'ascension de l'humanité, le début du saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. Et c'est l'essence de la confiance du prolétariat en lui-même et de la solidarité dans ses rangs.

b) L'un des plus vieux principes de la stra­tégie militaire est la nécessité de saper la confiance et l'unité de l'armée ennemie. De même, la bourgeoisie a toujours compris la nécessité de combattre ces qualités dans le prolétariat. En particulier, avec la montée du mouvement ouvrier durant la seconde moitié du 19e siècle, la nécessité de com­battre l'idée de la solidarité ouvrière est devenue de plus en plus centrale dans la vision du monde de la classe capitaliste, comme en témoigne la montée de l'idéolo­gie du Darwinisme social, la philosophie de Nietzsche, le "socialisme" élitiste du Fabianisme, etc. Cependant, jusqu'à l'en­trée de son système en décadence, la bour­geoisie était incapable de trouver les moyens de renverser l'avancée de ces prin­cipes au sein de la classe ouvrière. En particulier, la répression féroce qu'elle a imposée au prolétariat de Paris en 1848 et en 1871, et au mouvement ouvrier en Alle­magne sous les lois anti-socialistes, tout en provoquant des reculs momentanés dans le progrès du socialisme, n'est parve­nue à porter atteinte ni à la confiance his­torique de la classe ouvrière, ni à ses tradi­tions de solidarité.

Les événements de la Première guerre mondiale ont révélé que c'est la trahison des principes prolétariens par des parties de la classe ouvrière elle-même, par-des­sus tout par des parties des organisations politiques de la classe, qui a détruit ces principes "de l'intérieur". La liquidation de ces principes au sein de la Social-démocra­tie avait déjà commencé au début du 20e siècle avec le débat sur le "révisionnisme". Le caractère destructeur, pernicieux, de ce débat ne s'est pas seulement révélé par la pénétration de positions bourgeoises et l'abandon progressif du marxisme, mais avant tout par l'hypocrisie qu'il a intro­duite dans la vie de l'organisation. Bien que, formellement, la position de la Gauche ait été adoptée, le résultat principal de ce débat a été en réalité d'isoler complète­ment la Gauche - surtout dans le parti alle­mand. Les campagnes officieuses de déni­grement de celle qui avait été à l'avant-garde du combat contre le révisionnisme, Rosa Luxemburg, décrite dans les couloirs des congrès du parti comme un élément étranger et même assoiffé de sang, prépa­raient déjà le terrain de son assassinat en 1919.

En fait, le principe fondamental de la contre-révolution qui a commencé dans les années 20, a été la démolition de l'idée même de confiance et de solidarité. Le principe méprisable du "bouc émissaire", une barbarie du Moyen Âge, réapparaît dans le capitalisme industriel avec la chasse aux sorcières de la Social-démocratie con­tre les spartakistes et du fascisme contre les juifs, ces minorités "diaboliques" qui à elles seules étaient censées empêcher le retour à une harmonie pacifique dans l'Eu­rope d'après-guerre. Mais c'est surtout le stalinisme, c'est-à-dire le fer de lance de l'offensive bourgeoise, qui a remplacé les principes de confiance et de solidarité par ceux de la méfiance et de la dénonciation dans les jeunes partis communistes, qui a discrédité le but du communisme et les moyens d'y parvenir.

Néanmoins, l'annihilation de ces princi­pes n'a pas eu lieu du jour au lendemain. Même pendant la seconde guerre mon­diale, des dizaines de milliers de familles ouvrières avaient encore assez de solida­rité pour risquer leur vie en cachant ceux qui étaient persécutés par l'État. Et la lutte du prolétariat hollandais contre la déporta­tion des juifs est là pour nous rappeler que la solidarité de la classe ouvrière constitue la seule solidarité réelle avec l'ensemble de l'humanité. Mais ce fut le demier mouve­ment de grève du 20e siècle dans lequel les communistes de gauche aient eu une in­fluence significative[5].

Comme nous le savons, cette contre ­révolution fut surmontée, en 1968, par une nouvelle génération, non défaite, d'ouvriers qui eurent, une nouvelle fois, confiance pour prendre en main l'exten­sion de leur lutte et leur solidarité de classe, poser à nouveau la question de la révolu­tion et sécréter de nouvelles minorités révolutionnaires. Cependant, traumatisée par la trahison de toutes les principales orga­nisations ouvrières du passé, cette nou­velle génération a adopté une attitude de scepticisme envers la politique, envers son propre passé, sa théorie de classe, sa mis­sion historique. Cela ne la protège pas du sabotage des forces politiques de la gau­che du capital, mais cela l'empêche de renouer avec les racines de la confiance en elle-même et de faire revivre de façon cons­ciente sa grande tradition de solidarité. De même les minorités révolutionnaires sont profondément affectées. En fait, pour la première fois, surgit une situation dans laquelle les positions révolutionnaires ont un écho croissant dans la classe tandis que les organisations qui les défendent ne sont pas reconnues, même parmi les ouvriers les plus combatifs, comme appartenant à la classe.

Malgré l'impertinence et l'assurance arrogante de cette nouvelle génération d'après 1968, qui a réussi au départ à pren­dre la classe dominante par surprise, der­rière son scepticisme vis-à-vis de la politi­que réside un profond manque de con­fiance en soi. Jamais auparavant nous n'avi­ons vu un tel contraste entre, d'un côté, cette capacité à s'engager dans des luttes massives en grande partie auto-organi­sées et, de l'autre, l'absence de cette assu­rance élémentaire qui a caractérisé le pro­létariat depuis les années 1848-50 jusqu'à 1917-18. Et ce manque de confiance en soi marque également de façon profonde les organisations de la Gauche communiste. Pas seulement les nouvelles organisations, comme le CCI ou la CWO, mais y compris un groupe comme le PCI bordiguiste qui a survécu à la contre-révolution mais a ex­plosé au début des années 80 à cause de son impatience à être reconnu par la classe dans son ensemble. Comme nous le sa­vons, le bordiguisme et le conseillisme ont théorisé, pendant la contre-révolution, cette perte de confiance en soi en établis­sant une séparation entre les révolution­naires et la classe dans son ensemble, en appelant une partie de la classe à se méfier de l'autre[6]. De plus, à la fois l'idée bordiguiste de "l'invariance" et l'idée conseilliste opposée d'un "nouveau mou­vement ouvrier" étaient, théoriquement, sur cette question, de fausses réponses à la contre-révolution. Mais le CCI qui a rejeté de telles théorisations, n'était néan­moins pas exempt lui-même des dommages causés à la confiance en soi du prolétariat et au rétrécissement de la base de cette confiance.

Ainsi nous pouvons voir comment, dans cette période historique, sont liés entre eux toute une série d'éléments : le manque de confiance de la classe en elle-même, des ouvriers dans les révolutionnaires et réci­proquement, le manque de confiance des organisations politiques en elles-mêmes, dans leur rôle historique, dans la théorie marxiste et les principes organisationnels hérités du passé, et le manque de con­fiance de l'ensemble de la classe dans la nature historique à long terme de sa mis­sion.

En réalité, cette faiblesse politique héri­tée de la contre-révolution constitue l'un des principaux facteurs de l'entrée du ca­pitalisme dans sa phase de décomposi­tion. Coupé de son expérience historique, de ses armes théoriques et de la vision de son rôle historique, le prolétariat manque de la confiance nécessaire pour développer plus avant une perspective révolution­naire. Avec la décomposition, ce manque de confiance, de perspective devient le lot de l'ensemble de la société, emprisonnant l'humanité dans le présent[7]. Ce n'est donc pas une coïncidence si la période histori­que de décomposition a été inaugurée par l'effondrement du principal vestige de la contre-révolution, celui des régimes stali­niens. Le résultat de ce discrédit renouvelé du but de classe et des principales armes politiques du mouvement prolétarien, c'est que celui-ci est une fois de plus confronté à une situation sans précédent historique : une génération non défaite d'ouvriers perd dans une grande mesure son identité de classe. Pour sortir de cette crise, elle devra réapprendre la solidarité de classe, redévelopper une perspective historique, redécouvrir dans le feu de la lutte de classe la possibilité et la nécessité pour différen­tes parties de la classe d'avoir confiance les unes dans les autres. Le prolétariat n'a pas été défait. Il a oublié mais pas perdu les leçons de ses combats. Ce qu' il a perdu par-dessus tout, c'est sa confiance en lui-même.

C'est pourquoi les questions de la con­fiance et de la solidarité sont parmi les principales clés de l'ensemble de la situa­tion d'impasse historique. Elles sont cen­trales pour tout le futur de l'humanité, pour le renforcement de la lutte ouvrière dans les années à venir, pour la construction de l'organisation marxiste, pour la réappari­tion concrète d'une perspective communiste au sein de la lutte de classe.

2. Les effets au sein du CCI des faiblesses dans la confiance et dans la solidarité.

a) Comme le montre le Texte d'orientation de 1993[8], toutes les crises, les tendances et les scissions dans l'histoire du CCI ont leurs racines dans la question organisa­tionnelle. Même lorsqu'il existait d'importantes divergences politiques, il n'y avait pas d'accord sur ces questions entre les membres des "tendances", et ces diver­gences ne justifiaient pas non plus une scission, et certainement pas le type de scission irresponsable et prématurée qui est devenue la règle générale au sein de notre organisation.

Comme le montre le Texte d'orientation de 93, toutes ces crises avaient donc pour origine l'esprit de cercle et en particulier le clanisme. De cela, nous pouvons conclure qu'à travers toute l'histoire du CCI, le clanisme a toujours constitué la principale manifestation de la perte de confiance dans le prolétariat et la cause principale de la mise en question de l'unité de l'organisa­tion. De plus, comme leur évolution ulté­rieure hors du CCI l'a souvent confirmé, les clans constituaient le principal porteur du germe de dégénérescence programmatique et théorique dans nos rangs[9]."

Ce fait, mis en lumière il y a 8 ans, est néanmoins si étonnant qu'il mérite une réflexion historique. Le 14e Congrès du CCI a déjà commencé cette réflexion, en mon­trant que dans le mouvement ouvrier du passé, le poids prédominant de l'esprit de cercle et du clanisme s'est essentiellement restreint aux débuts du mouvement ouvrier, tandis que le CCI a été tourmenté par ce problème tout au long de son exis­tence. La vérité, c'est que le CCI est la seule organisation dans l'histoire du prolétariat dans laquelle la pénétration d'une idéolo­gie étrangère s'est manifestée si régulière­ment et de façon prédominante à travers des problèmes organisationnels.

Ce problème sans précédent doit être compris au sein du contexte historique des trois dernières décennies. Le CCI se veut l'héritier de la plus haute synthèse de l'hé­ritage du mouvement ouvrier et de la Gau­che communiste en particulier. (...) Mais l'histoire montre que le CCI a assimilé son héritage programmatique bien plus facile­ment que son héritage organisationnel. C'est dû principalement à la rupture de la continuité organique causée par la contre-­révolution. D'abord parce qu'il est plus facile d'assimiler les positions politiques à travers l'étude de textes du passé que de saisir les questions organisationnelles qui sont bien plus une tradition vivante, dé­pendant plus fortement, pour être transmi­ses, du lien entre les générations. Deuxiè­mement, parce que, comme nous l'avons déjà dit, le coup porté à la confiance en soi de la classe par la contre-révolution a prin­cipalement affecté sa confiance dans sa mission historique et dans ses organisa­tions politiques. Ainsi, tandis que la validité de nos positions programmatiques a été souvent confirmée de façon spectacu­laire par la réalité (et depuis 1989, cette validité est même confirmée par des parties croissantes du marais), notre construction organisationnelle n'a pas eu le même suc­cès retentissant. En 1989, la fin de la pé­riode d'après-guerre, le CCI n'avait ac­compli aucun pas décisif en termes de crois­sance numérique, dans la diffusion de sa presse, dans l'impact de son intervention dans la lutte de classe, ni dans le degré de reconnaissance de l'organisation par la classe dans son ensemble. C'était donc une situation historique paradoxale. D'un côté, la fin de la contre-révolution et l’ouverture d'un nouveau cours histori­que ont favorisé le développement de nos positions : la nouvelle génération non défaite était plus ou moins ouvertement méfiante envers la gauche du capital, les élections bourgeoises, le sacrifice pour la nation, etc. Mais de l'autre, notre militan­tisme communiste était peut-être moins respecté, d'une façon générale, qu'à l'épo­que de Bilan. Cette situation historique a amené à des doutes profondément enraci­nés vis-à-vis du rôle historique de l'orga­nisation. Ces doutes ont parfois fait sur­face au niveau politique général à travers le développement de conceptions ouvertement conseillistes, modernistes ou anar­chistes -capitulations plus ou moins ouvertes à l'ambiance dominante. Mais surtout, ils se sont exprimés de façon plus hon­teuse, au niveau organisationnel.

À ceci nous devons ajouter que dans l'histoire de la lutte du CCI pour l'esprit de parti, bien qu'il y ait des similarités avec des organisations du passé- l'héritage des principes de fonctionnement de nos pré­décesseurs, et leur ancrage à travers une série de luttes organisationnelles - il y a également de grandes différences. Le CCI est la première organisation qui forge l'es­prit de parti non dans des conditions d'il­légalité, mais dans une atmosphère impré­gnée d'illusions démocratiques. Concernant cette question, la bourgeoisie a ap­pris de l'histoire : la meilleure arme de la liquidation organisationnelle n'est pas la répression mais le développement d'une atmosphère de méfiance. Ce qui est vrai pour l'ensemble de la classe l'est aussi pour les révolutionnaires : c'est la trahi­son des principes de l'intérieur qui détruit la confiance prolétarienne.

Le résultat, c'est que le CCI n'a jamais été capable de développer le type de soli­darité vivante qui dans le passé s'est tou­jours forgée dans la clandestinité et qui constitue l'un des principaux composants de l'esprit de parti. De plus, le démocratisme constitue le terreau idéal pour la culture du clanisme puisqu'il est l'antithèse vivante du principe prolétarien selon lequel cha­cun donne le meilleur de ses capacités à la cause commune, qu'il favorise l'indivi­dualisme, l'informalisme et l'oubli des prin­cipes. Nous ne devons pas oublier que les partis de la Deuxième internationale furent dans une large part détruits par le démocratisme, et que même le triomphe du stalinisme a été démocratiquement légi­timé, comme l'a souligné la Gauche ita­lienne (...).

b) Il est évident que le poids de tous ces facteurs négatifs s'est multiplié avec l'ouverture de la période de décomposi­tion. Nous ne répéterons pas ce qu'a déjà dit le CCI à ce sujet. Ce qui est important ici, c'est que comme résultat du fait que la décomposition tend à ronger les bases sociales, culturelles, politiques, idéologiques de la communauté humaine, en parti­culier en sapant la confiance et la solida­rité, il y a une tendance spontanée dans la société d'aujourd'hui à se regrouper en clans, cliques et bandes. Ces groupements, quand ils ne sont pas basés sur des inté­rêts commerciaux ou autres intérêts maté­riels, ont souvent un caractère purement irrationnel, basé sur des loyautés person­nelles au sein du groupe et une haine souvent insensée envers des ennemis réels ou imaginaires. En réalité, ce phénomène constitue en partie un retour, dans le con­texte actuel, à des formes ataviques com­plètement perverties de confiance et de solidarité, reflétant la perte de confiance dans les structures sociales existantes, et une tentative de se rassurer face à l'anar­chie croissante de la société. Il va sans dire que ces groupements, loin de représenter une réponse à la barbarie de la décompo­sition, en sont eux-mêmes une expression. Il est significatif qu'aujourd'hui, même les deux principales classes en soient affec­tées. En fait, pour le moment, seuls les sec­teurs les plus forts de la bourgeoisie sem­blent être plus ou moins capables de résis­ter à leur développement. Pour le proléta­riat, le degré auquel il est atteint par ce phénomène dans sa vie quotidienne est avant tout l'expression du dommage causé à son identité de classe et la nécessité qui en résulte de se réapproprier sa propre solidarité de classe.

Comme l'a dit le 14e Congrès du CCI : du fait de la décomposition, la lutte contre le clanisme n'est pas derrière mais devant nous.

c) Le clanisme a donc constitué la princi­pale expression de la perte de confiance dans le prolétariat dans l'histoire du CCI. Mais la forme qu'il prend est la méfiance ouverte non envers l'organisation mais une partie de celle-ci. En réalité cependant, la signification de son existence est la mise en question de l'unité de l'organisation et de ses principes de fonctionnement. C'est pourquoi le clanisme, bien qu'il puisse démarrer à partir d'une préoccupation cor­recte, et avec une confiance plus ou moins intacte, développe nécessairement de la méfiance envers tous ceux qui ne sont pas de son côté, menant à la paranoïa ouverte. En général, ceux qui sont victimes de cette dynamique sont tout à fait inconscients de cette réalité. Cela ne veut pas dire qu'un clan n'a pas une certaine conscience de ce qu'il fait. Mais c'est une fausse cons­cience servant le but de se tromper soi­ même et les autres.

Le Texte d'orientation de 93 expliquait déjà les raisons de cette vulnérabilité qui a, dans le passé, affecté des militants comme Martov, Plekhanov ou Trotsky : le poids particulier du subjectivisme dans les ques­tions organisationnelles. (...)

Dans le mouvement ouvrier, le clanisme a presque toujours eu pour origine la dif­ficulté de différentes personnalités à tra­vailler ensemble. En d'autres termes, il représente une défaite face à la toute pre­mière étape de construction de toute com­munauté. C'est pourquoi les attitudes cla­niques apparaissent souvent à des mo­ments où arrivent de nouveaux membres, ou de formalisation et de développement des structures organisationnelles. Dans la première Internationale, c'était l'incapa­cité du nouveau venu, Bakounine, à "trou­ver sa place" qui a cristallisé des ressenti­ments préexistants envers Marx. En 1903, au contraire, c'est la préoccupation du statut de la "vieille garde" qui a provoqué ce qui est devenu, dans l'histoire, le menchevisme. Ceci n'a évidemment pas empêché un nouveau venu comme Lénine de défendre l'esprit de parti, ou un nou­veau venu qui avait provoqué le plus de ressentiment à son égard -Trotsky- de se mettre aux côtés de ceux qui avaient eu peur de lui[10].

Précisément parce qu'il dépasse l'indi­vidualisme, l'esprit de parti est capable de respecter la personnalité et l'individualité de chacun de ses membres. L'art de la construction de l'organisation n'en con­siste pas moins à prendre en considération toutes ces différentes personnalités de sorte à les harmoniser au maximum et per­mettre à chacune de donner le meilleur d'elle-même à la collectivité. Le clanisme au contraire se cristallise précisément autour d'une méfiance envers des person­nalités et leur différent poids. C'est pour­quoi il est si difficile d'identifier une dyna­mique clanique au début. Même si beau­coup de camarades ressentent le problème, la réalité du clanisme est si sordide et ridicule qui il faut du courage pour déclarer que "L'empereur est nu". Quel embarras !

Comme l'a remarqué une fois Plekha­nov, dans le rapport entre la conscience et les émotions, ces dernières jouent le rôle conservateur. Mais cela ne veut pas dire que le marxisme partage le dédain du ratio­nalisme bourgeois envers leur rôle. Il y a des émotions qui servent et d'autres qui portent préjudice à la cause du prolétariat. Et il est certain que la mission historique de ce dernier ne peut réussir sans un dévelop­pement gigantesque de passion révolu­tionnaire, une volonté inébranlable de vaincre, un développement inouï de solidarité, de désintéressement et d'héroïsme sans lesquels l'épreuve de la lutte pour le pouvoir et de la guerre civile ne pourrait jamais être endurée. Et sans la culture cons­ciente des traits sociaux et individuels de la véritable humanité, une société nouvelle ne peut être fondée. Ces qualités ne sont pas des préconditions. Elles doivent se forger dans la lutte comme le disait Marx.

3. Le rôle de la confiance et de la solidarité dans l'ascension de l'humanité

Contrairement â l'attitude de la bourgeoi­sie révolutionnaire pour laquelle le point de départ de son radicalisme était le rejet du passé, le prolétariat a toujours basé, de façon consciente, sa perspective révolu­tionnaire sur tous les acquis de la période de l'humanité qui l'a précédé. Fondamen­talement, le prolétariat est capable de développer une telle vision historique parce que sa révolution ne défend aucun intérêt particulier opposé à ceux de l'humanité dans son ensemble. Donc, la démarche du marxisme a toujours été, en ce qui concerne toutes les questions théoriques posées par cette mission, de prendre pour point de départ tous les acquis qui lui ont été transmis. Pour nous, non seulement la conscience du prolétariat mais celle de l'humanité dans son ensemble, est quel­que chose qui s'accumule et se transmet à travers l'histoire. Telle était la démarche de Marx et Engels concernant la philosophie allemande classique, l'économie politique anglaise ou le socialisme utopique fran­çais.

De même, nous devons comprendre ici que la confiance et la solidarité prolétarien­nes constituent des concrétisations spé­cifiques de l'évolution générale de ces qualités dans l'histoire humaine. Sur ces deux questions, la tâche de la classe ouvrière est d'aller au-delà de ce qui a déjà été réalisé. Mais pour le faire, la classe doit se baser sur ce qui a déjà été accompli.

Les questions posées ici sont d'une importance historique fondamentale. Sans une solidarité de base minimale, la société humaine devient impossible. Et sans au moins une confiance mutuelle rudimen­taire, aucun progrès social n'est possible. Dans l'histoire, la rupture de ces principes a toujours mené à une barbarie débridée.

a) La solidarité est une activité pratique de soutien mutuel entre les êtres humains dans la lutte pour l'existence. C'est une expression concrète de la nature sociale de l'humanité. Contrairement aux impulsions telles que la charité ou le sacrifice de soi qui présupposent l'existence d'un conflit d' in­térêts, la base matérielle de la solidarité est une communauté d'intérêts. C'est pour­quoi la solidarité n'est pas un idéal utopi­que, mais une force matérielle aussi vieille que l'humanité elle-même. Mais ce prin­cipe, représentant le moyen le plus efficace en même temps que collectif de défendre ses propres intérêts matériels "sordides", peut donner naissance aux actes les plus désintéressés, y compris le sacrifice de sa propre vie. Ce fait, que l'utilitarisme bour­geois n'a jamais été capable d'expliquer, résulte de la simple réalité selon laquelle à partir du moment où existent des intérêts communs, les parties sont soumises au bien commun. La solidarité est donc le dépassement non de "l'égoïsme" mais de l'individualisme et du particularisme dans l'intérêt de l'ensemble. C'est pourquoi la solidarité est toujours une force active, caractérisée par l'initiative, et non par l'at­titude d'attendre la solidarité des autres. Là où règne le principe bourgeois de calcul des avantages et des inconvénients, il n'y a pas de solidarité possible.

Bien que dans l'histoire de l'humanité, la solidarité entre les membres de la société ait été avant tout un réflexe instinctif, plus la société humaine devient complexe et conflictuelle, plus haut est le niveau de conscience nécessaire à son développe­ment. En ce sens, la solidarité de classe du prolétariat constitue la forme la plus haute de la solidarité humaine jusqu'ici.

Néanmoins, l'épanouissement de la so­lidarité ne dépend pas seulement de la conscience en général mais aussi de la culture des émotions sociales. Pour se développer, la solidarité requiert un cadre culturel et organisationnel qui favorise son expression. Étant donné un tel cadre au sein d'un groupement social, il est pos­sible de développer des habitudes, des traditions et des règles "non écrites" de solidarité qui peuvent se transmettre d'une génération à l'autre. En ce sens, la solida­rité n'a pas seulement un impact immédiat mais aussi historique.

Mais en dépit de telles traditions, la solidarité a toujours un caractère volon­taire. C'est pourquoi l'idée que l'État serait l'incarnation de la solidarité, telle que l'ont cultivée en particulier la Social-démocratie et le stalinisme, est l'un des plus grands mensonges de l'histoire. La solidarité ne peut jamais être imposée contre la volonté. Elle n'est possible que si ceux qui expri­ment la solidarité et ceux qui la reçoivent partagent la conviction de sa nécessité. La solidarité est le ciment qui tient ensemble un groupe social, qui transforme un groupe d'individus en une seule force unie.

b) Comme la solidarité, la confiance est une expression du caractère social de l'huma­nité. Comme telle elle présuppose aussi une communauté d'intérêts. Elle ne peut exister qu'en relation avec d'autres êtres humains, avec des buts et des activités partagées. De cela découlent ses deux aspects principaux : confiance mutuelle des participants, confiance dans le but partagé. Les bases principales de la confiance sociale sont donc toujours un maximum de clarté et d'unité.

Cependant, la différence essentielle entre le travail humain et l'activité animale, entre le travail de l'architecte et la cons­truction d'une ruche, comme le dit Marx, réside dans la préméditation de ce travail sur la base d'un plan[11].  C'est pourquoi la confiance est toujours liée au futur, à quel­que chose qui dans le présent n'existe que sous la forme d'une idée ou d'une théorie. En même temps, c'est pourquoi la con­fiance mutuelle est toujours concrète, ba­sée sur les capacités d'une communauté à remplir une tâche donnée.

Aussi, contrairement à la solidarité qui est une activité qui n'existe que dans le présent, la confiance est avant tout une activité dirigée vers le futur. C'est ce qui lui donne son caractère particulièrement énig­matique, difficile à définir ou à identifier, difficile à développer ou à maintenir. Il n'y a quasiment aucune autre aire de la vie humaine vis-à-vis de laquelle il y a tant de tromperie et d'auto-tromperie. En fait la confiance est basée sur l'expérience, l'ap­prentissage à travers des tâtonnements, pour établir des buts réalistes et dévelop­per les moyens appropriés. Mais parce que sa tâche est de rendre possible la nais­sance de ce qui n'existe pas encore, elle ne perd jamais son aspect "théorique". Aucune des grandes réalisations de l'hu­manité n'aurait jamais été possible sans cette capacité à persévérer dans une tâche réaliste mais difficile en l'absence de suc­cès immédiat. C'est l'extension du rayon de la conscience qui permet une crois­sance de la confiance, tandis que l'emprise des forces aveugles et inconscientes dans la nature, la société et l'individu tend à détruire cette confiance. Ce n'est pas tant l'existence de dangers qui sape la con­fiance humaine, mais plutôt l'incapacité de les comprendre. Mais comme la vie s'ex­pose constamment à de nouveaux dan­gers, la confiance est une qualité particu­lièrement fragile, qui prend des années à se développer mais est encline à être détruite du jour au lendemain.

Comme la solidarité, la confiance ne peut ni être décrétée, ni être imposée, mais requiert une structure et une atmosphère adéquates pour son développement. Ce qui rend si difficiles les questions de la solidarité et de la confiance, c'est le fait qu'elles ne sont pas seulement une affaire de l'esprit mais aussi du cœur. Il est néces­saire de se "sentir confiant". L'absence de confiance implique à son tour le règne de la peur, de l'incertitude, de l'hésitation et la paralysie des forces collectives cons­cientes.

c) Alors que l'idéologie bourgeoise se sent aujourd'hui confortée par la prétendue "mort du communisme" dans sa convic­tion que c'est l'élimination des faibles dans la lutte compétitive pour la survie qui seule assure la perfection de la société, ce sont en réalité ces forces collectives et cons­cientes qui constituent la base de l'ascen­sion du genre humain.

Déjà les prédécesseurs de l'humanité appartenaient à ces espèces animales hau­tement développées à qui les instincts sociaux donnaient un avantage décisif dans la lutte pour la survie. Ces espèces portaient déjà les marques rudimentaires de la force collective : les faibles étaient proté­gés et la force de chaque membre individuel devenait la force de tous. Ces aspects ont été cruciaux dans l'émergence de l'es­pèce humaine dont la progéniture reste sans défense plus longtemps que chez aucune autre espèce. Avec le développe­ment de la société humaine et des forces productives, cette dépendance de l'indi­vidu envers la société n'a jamais cessé de croître ; les instincts sociaux (que Darwin appelle "altruistes") qui existaient déjà dans le monde animal, prennent de plus en plus un caractère conscient. Le désinté­ressement, le courage, la loyauté, le dé­vouement à la communauté, la discipline et l'honnêteté sont glorifiés dans les premiè­res expressions culturelles de la société, les premières expressions d'une solidarité vraiment humaine.

Mais l'homme est par-dessus tout la seule espèce qui utilise des outils qu'elle a fabriqués. C'est cette manière d'acquérir des moyens de subsistance qui dirige l'ac­tivité humaine vers le futur.

"Chez l'animal, l'action suit de façon immédiate. Il cherche sa proie ou sa nourriture et immédiatement, il bondit, attrape, mange, ou fait ce qui est nécessaire pour saisir, et ceci est hérité comme instinct... Entre l'impression et l'action de l'homme, par contre, il passe par sa tête une longue chaîne de pensées et de considérations. D’où vient cette différence ? II n'est pas difficile de voir qu'elle est étroitement liée à l'utilisation des outils. De la même façon que les pen­sées surgissent entre les impressions de l'homme et ses actions, l'outil apparait entre l'homme et ce qu'il cherche à atteindre. De plus, comme l'outil se trouve entre l'homme et les objets extérieurs, la pensée doit surgir entre l'impression et la réali­sation ". Il prend un outil donc son esprit doit aussi faire le même circuit, ne pas suivre la première impression ".

Apprendre à "ne pas suivre la première impression ", c'est une bonne description du saut du monde animal au genre humain, du règne de l'instinct à celui de la cons­cience, de la prison immédiatiste du pré­sent à l'activité orientée vers le futur. Tout développement important dans la première société humaine s'est accompagné d'un renforcement de cet aspect. Aussi, avec l'apparition des sociétés agricoles séden­taires, les vieux ne sont plus tués mais chéris comme ceux qui peuvent transmet­tre l'expérience.

Dans ce qu'on appelle le communisme primitif, cette confiance embryonnaire dans la puissance de la conscience pour maîtri­ser les forces de la nature était extrêmement ténue tandis que la force de la solidarité au sein de chaque groupe était puissante. Mais jusqu'à l'apparition des classes, de la propriété privée et de l'État, ces deux forces, aussi inégales qu'elles aient été, se renforçaient mutuellement l'une l'autre.

La société de classe fait éclater cette unité, accélérant la lutte pour la maîtrise de la nature, mais remplaçant la solidarité sociale par la lutte de classe au sein d'une et même société. Il serait faux de croire que ce principe social général ait été remplacé par la solidarité de classe. Dans l'histoire des sociétés de classe, le prolétariat est la seule classe capable d'une réelle solida­rité. Tandis que les classes dominantes ont toujours été des classes exploiteuses pour lesquelles la solidarité n'est jamais plus que l'opportunité du moment, le caractère nécessairement réactionnaire des classes exploitées du passé signifiait que leur solidarité avait nécessairement un caractère furtif, utopique comme "la communauté des biens" des premiers chré­tiens et des sectes du Moyen-âge. La principale expression de la solidarité so­ciale au sein de la société de classe avant l'avènement du capitalisme est celle qui découlait des vestiges de l'économie na­turelle, y compris les droits et les devoirs qui liaient encore les classes opposées entre elles. Tout cela fut finalement détruit par la production de marchandises et sa généralisation sous le capitalisme.

"Si, dans la société actuelle, les instincts sociaux ont encore gardé de la force, c'est seulement grâce au fait que la production généralisée de la marchandise constitue encore un phénomène nouveau, à peine vieux d'un siècle, et que dans la mesure où le communisme démocratique primitif disparaît et que (...) il cesse donc d'être la source d’instincts sociaux, une source nouvelle et bien plus forte jaillit, la lutte de classe des classes montantes populaires exploités".

Avec le développement des forces pro­ductives, la confiance de la société dans sa capacité à dominer les forces de la nature a grandi de façon accélérée. Le capitalisme a fait de loin la principale contribution dans ce sens, culminant au 19e siècle, le siècle du progrès et de l'optimisme. Mais en même temps, en dressant l'homme contre l'homme dans l'affrontement de la concur­rence et en aiguisant la lutte de classe à un niveau jamais atteint, il a sapé à un degré sans précédent un autre pilier de la con­fiance en soi de la Société, celui de l'unité sociale. De plus, pour libérer l'humanité des forces aveugles de la nature, il l'a soumise à la domination de nouvelles for­ces aveugles au sein de la société elle-même : celles déchaînées par la production de marchandises dont les lois opèrent en dehors du contrôle ou même de la compré­hension - "dans le dos" - de la société. Ceci a mené à son tour au 20° siècle, le plus tragique de l'histoire, qui a plongé une grande partie de l'humanité dans un dé­sespoir indicible.

Dans sa lutte pour le communisme, la classe ouvrière se base non seulement sur le développement des forces productives engendrées par le capitalisme, mais elle fonde aussi une partie de sa confiance dans l'avenir sur les réalisations scientifi­ques et les visions théoriques apportées auparavant par l'humanité. De même, l'hé­ritage de la classe dans sa lutte pour une solidarité effective intègre toute l'expé­rience de l'humanité jusqu'à nos jours dans la création de liens sociaux, l'unité de but, les liens d'amitié, les attitudes de respect et d'attention pour les compagnons de combat, etc.

Dans le prochain numéro de la Revue internationale nous publierons la seconde et dernière partie de ce texte qui aborde les questions suivantes :

  • la dialectique de la confiance en soi de la classe ouvrière : passé, présent, futur ;
  • la confiance, la solidarité et l'esprit de parti ne sont jamais des acquis définitifs ;
  • pas d'esprit de parti sans responsabilité individuelle.

[1] Les notes qui ont été rajoutées au texte initial se trouvent en bas de page. Celles qui figuraient déjà dans le texte ont été renvoyées à la fin de l'article.

[2] Pour plus d'éléments sur l'analyse faite par le CCI sur les questions de la transformation de l'esprit de cercle en clanisme, sur les clans ayant existé dans notre organisation et sur notre combat mené à partir de 1993 contre ces faiblesses, voir notre texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" et notre article "Le combat pour la défense des principes organisationnels" respectivement dans les numéros 109 et 110 de la Revue Internationale.

[3] Il s'agit de la Commission d'investigation nommée par le 14e congrès du CCI. Voir à ce sujet notre article de la Revue internationale 110.

[4] Sur ce sujet, voir notre article "La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme" dans la Revue Internationale 23. Dans cet article, nous mettons en évidence les raisons pour lesquelles, contrairement aux luttes du 19e siècle, celles du 20e siècle ne pouvaient s'appuyer sur une organisation préalable de la classe.

[5] En février 1941, les mesures antisémites des autorités d'occupation allemandes ont provoqué une mobilisation massive des ouvriers hollandais. Déclenchée à Amsterdam le 25 février, la grève s'est étendue le lendemain dans de nombreuses villes, notamment à La Haye, Rotterdam, Groningen, Utrecht, Hilversum, Haarlem, et jusqu'en Belgique, avant que d'être sauvagement réprimée par les autorités, notamment par les SS. Voir à ce sujet notre livre sur 'La Gauche hollandaise", page 247.

[6] La conception conseilliste sur la question du parti développée par la Gauche communiste hollandaise et la conception bordiguiste, un avatar de la Gauche italienne, semblent au premier abord s'opposer radicalement : la seconde estime que le rôle du parti communiste est de prendre le pouvoir et d'exercer la dictature au nom du prolétariat, y compris en s'opposant à l'ensemble de la classe, alors que la première considère que tout parti, y compris un parti communiste, constitue un danger pour la classe qui est nécessairement destiné d'usurper son pouvoir au détriment des intérêts de la révolution. Une réalité, les deux conceptions se rejoignent dans le fait qu'elles établissent une séparation, voire une opposition, entre le parti et la classe et qu'elles manifestent un manque de confiance fondamental envers cette dernière. Pour les bordiguiste, l'ensemble de la classe n'a pas la capacité d'exercer la dictature et c'est pour cela qu'il revient au parti de prendre en charge cette tâche. Malgré les apparences, le conseillisme ne manifeste pas plus de confiance envers le prolétariat puisqu'il considère que ce dernier est destiné à se laisser déposséder de son pouvoir au bénéfice d'un parti dès lors qu'existe un tel parti.

[7] Sur notre analyse de la décomposition, voir notamment "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme" dans la Revue internationale 62.

[8] Texte publié dans la Revue Internationale 109 sous le titre "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI".

[9] Il en est ainsi parce que « Dans une dynamique de clan, les démarches communes ne partent pas d’un réel accord politique mais de liens d'amitiés, de fidélité, de la convergence d’intérêts personnels spécifiques ou de frustrations partagées. (…) Lorsqu’une telle dynamique apparaît, les membres ou sympathisants du clan ne se déterminent plus, dans leurs comportements ou les décisions qu’ils prennent, en fonction d’un choix conscient ou raisonné basé sur les intérêts généraux de l’organisation, mais en fonction du point de vue et des intérêts du clan qui tendent à se poser comme contradictoires avec ceux du reste de l’organisation ». ("La question du fonctionnement de l’organisation dans le CCI", Revue internationale n°109, pp29-30). Dès lors que des militants adoptent une telle démarche, ils sont conduits à tourner le dos à une pensée rigoureuse, au marxisme, et ils se font donc les porteurs d'une tendance à la dégénérescence théorique et programmatique. Pour ne citer qu'un seul exemple, on peut rappeler que le regroupement clanique qui était apparu dans le CCI en 1984 et qui allait former la "Fraction Externe du CCI",  a fini par remettre en cause totalement notre plate-forme, dont elle se présentait comme le meilleur défenseur et à rejeter l'analyse de la décadence du capitalisme qui était la patrimoine de l'Internationale.

[10] Lorsqu’il est arrivé en Europe occidentale à l'automne 1902, après son évasion de Sibérie, Trotsky était déjà précédé d'une réputation de rédacteur très talentueux (un des pseudonymes qui lui ont été donnés est "Pero", dit "plume"). Rapidement, il devient un collaborateur de premier plan de l'Iskra publiée par Lénine et Plekhanov. En mars 1903, Lénine écrit à Plekhanov pour lui proposer de coopter Trotsky dans la rédaction de l'Iskra mais il se heurte à un refus : en réalité, Plekhanov craint que le talent de ce jeune militant (âgé de 23 ans) ne vienne porter ombrage a son propre prestige. C’est une des premières manifestations de la dérive de celui qui avait été le principal artisan de la pénétration du marxisme en Russie et qui, après avoir rejoint les mencheviks, finira sa carrière comme social ¬chauvin au service de la bourgeoisie.

[11] « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles d’un tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire, l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles : il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté ». Le Capital, livre I, TI, III° section, chap. 7.

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [94]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [37]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [56]
  • L'organisation révolutionnaire [39]

Source URL:https://fr.internationalism.org/en/revue-internationale/200201/7/revue-int-2002-108-a-111

Links
[1] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/50/etats-unis [2] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/afghanistan [3] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/crise-economique [4] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/leconomie [5] http://www.geocities.com/Pentagon/6315/pearl/html [6] https://fr.internationalism.org/en/tag/6/415/pearl-harbor [7] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/11-septembre-2001 [8] http://www.eia.doe.gov/emeu/iea/res.html [9] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/tci-bipr [10] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/guerre [11] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn1 [12] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn2 [13] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn3 [14] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn4 [15] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn5 [16] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn6 [17] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn7 [18] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn8 [19] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn9 [20] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn10 [21] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn11 [22] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn12 [23] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftn13 [24] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref1 [25] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref2 [26] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref3 [27] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref4 [28] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref5 [29] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref6 [30] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref7 [31] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref8 [32] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref9 [33] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref10 [34] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref11 [35] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref12 [36] https://fr.internationalism.org/rinte108/defense.htm#_ftnref13 [37] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauche-communiste [38] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/parti-et-fraction [39] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lorganisation-revolutionnaire [40] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/56/moyen-orient [41] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decomposition [42] https://www.inter-nationalist.net [43] http://www.cacerolazo.org [44] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/55/argentine [45] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lutte-proletarienne [46] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftn1 [47] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftn2 [48] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftn3 [49] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftn4 [50] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftnref1 [51] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftnref2 [52] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftnref3 [53] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm#_ftnref4 [54] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/communisme-a-lordre-du-jour-lhistoire [55] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/communisme [56] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/marxisme-theorie-revolution [57] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/religion [58] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn1 [59] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn2 [60] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn3 [61] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn4 [62] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn5 [63] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn6 [64] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn7 [65] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn8 [66] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn9 [67] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn10 [68] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn11 [69] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn12 [70] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn13 [71] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn14 [72] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn15 [73] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn16 [74] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn17 [75] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftn18 [76] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref1 [77] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref2 [78] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref3 [79] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref4 [80] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref5 [81] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref6 [82] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref7 [83] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref8 [84] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref9 [85] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref10 [86] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref11 [87] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref12 [88] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref13 [89] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref14 [90] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref15 [91] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref16 [92] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref17 [93] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm#_ftnref18 [94] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/defense-lorganisation [95] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/61/inde [96] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/120/pakistan [97] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftn1 [98] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftn2 [99] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftn3 [100] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftn4 [101] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftnref1 [102] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftnref2 [103] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftnref3 [104] https://fr.internationalism.org/rinte110/extreme.htm#_ftnref4 [105] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/35/europe [106] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/front-uni [107] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn1 [108] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn2 [109] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn3 [110] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn4 [111] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn5 [112] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn6 [113] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn7 [114] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn8 [115] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn9 [116] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn10 [117] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn11 [118] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn12 [119] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn13 [120] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn14 [121] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn15 [122] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftn16 [123] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref1 [124] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref2 [125] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref3 [126] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref4 [127] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref5 [128] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref6 [129] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref7 [130] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref8 [131] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref9 [132] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref10 [133] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref11 [134] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref12 [135] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref13 [136] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref14 [137] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref15 [138] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html#_ftnref16 [139] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international [140] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/aventurisme-parasitisme-politiques [141] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/resolutions-congres [142] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/cours-historique [143] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/imperialisme [144] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/59/irak [145] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/guerre-irak [146] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/influence-gauche-communiste [147] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decadence [148] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/decadence-du-capitalisme [149] https://fr.internationalism.org/french/rint/111_mlp_reponse.html [150] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe [151] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftn1 [152] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftn2 [153] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftn3 [154] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftnref1 [155] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftnref2 [156] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftnref3