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Revue Internationale no 102 - 3e trimestre 2000

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Situation internationale : la nouvelle économie une nouvelle justification du capitalisme

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Nous avons eu droit dans les années 1910 à la campagne selon laquelle la crise économique était due à la pénurie de pétrole ; puis nous avons eu la promesse de la sortie de la crise avec les "Reaganomics" au début des années 1980 ; mais il faut bien le reconnaître : depuis 30 ans, c'est-à-dire depuis que le capitalisme s'est retrouvé confronté une nouvelle fois à sa crise historique, nous n'avons jamais assisté à une campagne idéologique d'une ampleur aussi massive visant à nous démontrer que la crise est finie et que s'ouvre une nouvelle ère de prospérité. Selon la propagande qui s'est dé­chaînée ces dernières années, nous serions entrés dans la 3e Révolution Industrielle. D'après un des protagonistes les plus huppés de cette campagne, "Il s'agit d'un événement historique au moins aussi capital que la révo­lution industrielle du 18e siècle (...). L'ère industrielle était fondée sur l'introduction et l'utilisation de nouvelles sources d'énergie ; l'ère "informationnelle" repose sur la tech­nologie de la production du savoir, du traite­ment de l'information et de la communication des symboles " ([1]). En prenant pour base les chiffres de la croissance du PIB des Etats-Unis de ces dernières années, les médias n'arrêtent pas de nous dire que le chômage va disparaître, que ce qu'ils appellent le "cycle économique " qui se traduisait depuis le début des années 1970 par une croissance faible et des réces­sions périodiques toujours plus profondes est dépassé et, qu'en conséquence, nous sommes entrés dans une période de croissance ininter­rompue qui ne pourrait être décrite qu'en em­ployant tous les superlatifs, et tout çà parce que nous sommes entrés dans la "nouvelle écono­mie" portée par une innovation technologique majeure : Internet.

Quel est donc le contenu de cette "Révolu­tion " qui enchante tellement la bourgeoisie ? Le fondement essentiel de l'événement réside­rait dans le fait qu'Internet et, plus générale­ment, la constitution de réseaux de télécommunications permettraient la circulation et le stockage de l'information de manière instanta­née quelle que soit la distance. Cela permettrait d'abord une mise en contact de tout acheteur et de tout vendeur au niveau planétaire, qu'ils soient des entreprises ou des particuliers. L'achat et la vente étant ainsi dispensés des points de vente et des services commerciaux des entreprises, nous aurions une diminution considérable des coûts commerciaux. Nous aurions aussi un élargissement des marchés puisque tout producteur aurait à travers Internet, et de manière immédiate, la planète pour mar­ché. La mise sur Internet des marchandises requérant d'importantes connaissances tech­nologiques d'un nouveau type, cela favorise­rait la création de nouvelles entreprises : les fameuses "start-up " promises à un avenir en­chanteur en termes de profit et de croissance. Cela permettrait ensuite une plus grande pro­ductivité au sein des entreprises industrielles elles-mêmes puisqu'une telle circulation de l'information permettrait une meilleure coor­dination, et à moindre coût, des différents éta­blissements, services et ateliers. Cela permet­trait aussi de diminuer les stocks puisque la relation entre la production et la vente serait instantanée, d'où économie de bâtiments et d'installations diverses. Cela permettrait enfin de diminuer les dépenses de marketing puis­que la production d'une publicité sur une page d'Internet touche tous les acheteurs qui se sont connectés. Un autre point dont les conséquen­ces politiques sont particulièrement importan­tes, est constitué par l'insistance des médias sur la relance de 1'innovation qu'Internet serait censé permettre car ce dernier ne reposant que sur la connaissance et non sur quelque machi­nerie coûteuse, on serait ainsi devant une dé­mocratisation de l'innovation, et comme cette dernière permet la création des start-up, la richesse serait à la portée de tous.

Pourtant, malgré les cris de triomphe médiatiques, on peut entendre toute une série de petites notes discordantes qui ne peuvent que semer le doute sur la réalité de l'ouverture d'une si magnifique période : d'une part, tout le monde est d'accord sur le fait que la misère s'accroît dans le monde, que les "inégalités " dans les pays développés s'aggravent et que les fameuses start-up, au lieu de se diriger vers la somptueuse destinée que les propagandistes de la " nouvelle économie " leur désignent, s'effondrent en nombre de plus en plus grand. Qu'en conséquence, on peut se douter qu'un certain nombre de ces nouveaux entrepreneurs endettés jusqu'au cou, ainsi que leurs employés, risquent fort de rejoindre l'armée des "nouveaux pauvres ". D'autre part, les prouesses boursières en général et celles des actions de ces entreprises de nouvelles technologies en particulier donnent des sueurs froides à toute une série de dirigeants économiques qui voient que les dites prouesses risquent de provoquer une crise financière particulièrement grave qui serait difficilement amortie par l'économie mondiale.

Le mythe de l'accroissement de la productivité

Pour examiner de manière sérieuse la signifi­cation de la "nouvelle économie ", il faut pren­dre en compte le fait qu'une grande partie des experts affirme que la croissance de la produc­tivité du travail dans l'économie américaine, après avoir diminué depuis la fin de la décennie 1960 où elle était de 2,9 % par an, aurait connu une inflexion à la hausse depuis quelques an­nées, à tel point qu'elle serait dans les années 1990 de 3,9 % par an ([2]), ce qui serait signifi­catif de l'entrée du capitalisme dans une nou­velle période.

Tout d'abord, ces chiffres sont discutables : ainsi, R. Gordon de l'Université de Nothwestern aux Etats-Unis estime que la productivité horaire du travail est passée de 1,1 % avant 1995 à 2,2 % entre 1995 et 1999 (Financial Times, 4 août 1999). D'autre part, ils n'apparaissent pas très probants pour toute une série de statisticiens, et ce pour des raisons significatives :

-     la rentabilité directe de l'ensemble des in­vestissements productifs n'a que très peu progressé, ce qui signifie que la progression de la productivité du travail n'a pu se faire que par un accroissement des cadences et donc de 1'exploitation de la classe ouvrière ;

-     la productivité a toujours tendance à aug­menter lorsqu'on se trouve au point haut de la reprise - ce qui est le cas aux Etats-Unis en 1998-1999 - parce qu'à ce moment-là les capacités de production sont mieux utilisées;

-     enfin, c'est surtout dans le secteur de la production des ordinateurs que la producti­vité a beaucoup augmenté, ce qui a fait dire au Financial Times : "L'ordinateur est à l'origine du miracle de la productivité dans la production des ordinateurs " (Ibid).

En conséquence, même si aiguillonné par la concurrence, le capitalisme - comme il l'a toujours fait - réalise des progrès techniques qui augmentent la productivité du travail, les chiffres ne montrent en aucun cas que nous nous trouverions dans une période exceptionnelle constituant une réelle rupture avec les décennies que nous venons de vivre.

Mais, et c'est le plus important, les comparai­sons historiques qui sont faites entre la Révo­lution industrielle de la fin du 18e siècle et ce qui se passe aujourd'hui sont complètement fallacieuses. Ce qu'ont permis l'invention de la machine à vapeur ainsi que les grandes innovations du 19e siècle, c'est le fait que 1'ouvrier produise une bien plus grande quan­tité de valeurs d'usage avec le même temps de travail ; ce qui, par ailleurs - et c'était le but recherché - permettait à la bourgeoisie d'ex­torquer une plus-value plus élevée. Il est cer­tain que l'on a eu pendant le 20e siècle, et en particulier pendant les 30 dernières années, avec l'automatisation de la production, un ac­croissement de la productivité du travail. Cela a d'ailleurs fourni un argument à la bourgeoi­sie et à ses spécialistes pour dire que le travailleur en blouse blanche rivé devant un pupi­tre dans une usine métallurgique ou autre n'était pas un ouvrier (les robots marchaient certaine­ment tout seuls !) et qu'en conséquence la classe ouvrière était en voie de disparition.

Avec Internet, ce n'est pas du tout de cela dont il est question. Avec ce procédé, 1'ouvrier pro­duit toujours la même quantité pendant une durée de temps donnée. Du point de vue de la production, Internet ne change rigoureusement rien. En fait, avec le battage sur la " nouvelle économie ", la bourgeoisie veut faire prendre le capitalisme pour un monde de marchands en faisant oublier qu'avant de vendre un bien il faut le produire et en effaçant ainsi le fait que la classe ouvrière est le cœur réel de la société actuelle, la productrice des richesses, la classe qui, pour l'essentiel, fait vivre la société.

La diminution des frais commerciaux ne peut pas faire obstacle à la crise

Mais, même si Internet, ou une autre inven­tion, provoquait une diminution du coût de la commercialisation des produits, de manière analogue - toutes proportions gardées - à ce qu'ont fait les chemins de fer au 19e siècle qui ont divisé le coût du transport terrestre par 20, et ont donc permis une diminution du prix des marchandises, il ne pourra pas provoquer de croissance économique nouvelle. Les chemins de fer avaient permis une forte croissance économique parce qu'ils transportaient des marchandises pour lesquelles il existait un marché en expansion : le capitalisme était alors en train de conquérir l'ensemble de la planète et de s'en servir comme source de nouveaux marchés. Aujourd'hui, parce qu'il n'existe pas de tels nouveaux marchés ([3]), la vente par Internet ne peut que provoquer la disparition ou la réduction de toute une série d'activités commerciales. Conséquence : des emplois vont disparaître qui ne seront pas remplacés par de nouveaux emplois dans Internet puisque juste­ment cette technique permet de faire des éco­nomies que ce soit dans la vente au consomma­teur ou dans la vente entre entreprises. Enfin, il en est de même pour ce qui est des progrès qu'Internet est censé permettre au niveau de la réorganisation des entreprises, et c'est John Chambers, le PDG de Cisco, l'une des plus importantes entreprises du secteur des nouvel­les technologies, qui nous le dit : "Nous avons supprimé des milliers d'emplois improductifs en utilisant le réseau Internet pour les rela­tions avec nos employés, nos fournisseurs et nos clients. (...) Même chose pour les notes de frais. Conséquence, il n'y a plus que deux personnes qui s'occupent de vérifier les notes de frais de nos 26 000 salariés (...) Nous avons ainsi supprimé 3000 emplois au service après-vente"'(Le Monde,2% mars 2000). Et il ajoute plus loin pour que les choses soient bien claires : "Dans dix ans, toute entreprise qui n'aura pas basculé complètement sur le ré­seau [c'est-à-dire qui n'aura pas supprimé tous ces emplois] sera morte. " Cela implique une diminution des revenus distribués par ces entreprises ce qui en soi, évidemment, n'aug­mente en rien la demande solvable globale qui serait nécessaire à une relance de l'économie. En l'absence de nouveaux débouchés exté­rieurs, et c'est globalement le cas dans la pé­riode de décadence du capitalisme, l'innovation - fut-ce au niveau commercial - ne résout pas la crise de même qu'elle n'est pas capable de créer de nouveaux emplois. C'est vrai, J. Chambers ajoute qu'il "a réaffecté les 3000 personnes à la recherche-développement", mais cela n'est possible que parce que la vague d'installations des réseaux d'Internet permet à Cisco d'avoir des ventes en forte hausse ; dès que cette vague d'installations sera en voie d'achèvement, il est évident que cette entre­prise ne pourra plus se payer un service de recherche-développement d'une telle ampleur.

La bulle autour d'Internet se dégonfle

Il n'y a donc rien de véritablement nouveau dans l'évolution économique et la bourgeoisie qui cherche désespérément les signes d'une nouvelle ascendance d'un hypothétique "cy­cle de Kondratieff", c'est-à-dire d'un cycle de 50 ans alternant dépression et reprise ([4]), ne trouvera pas cette délivrance. La preuve en a été fournie par ce qu'il faut bien appeler un krach boursier des valeurs technologiques en ce printemps 2000. Entre le 10 mars et le 14 avril 2000, l'indice boursier des valeurs tech­nologiques aux États-Unis - le NASDAQ - a perdu 34 % de sa valeur, des entreprises Internet comme Boo.com - financée par des puissan­ces financières de première importance comme la banque JP. Morgan et l'homme d'affaires français B. Arnault - ont fait faillite. Faillites qui en annoncent d'autres, car sur les places financières circulent des listes d'entreprises Internet qui connaissent de graves difficultés ([5]); il faut citer en particulier Amazon qui s'est voulu un grand bazar en ligne et qui est aussi célèbre à Seattle, où elle siège, que Boeing et dont les difficultés financières croissantes en­traînent de nouveaux soubresauts à Wall Street. L'affirmation par l'institut d'études Gartner Group selon laquelle 95 % à 98 % des entre­prises du secteur sont menacées (Le Monde, 13 juin 2000), n'est que la vérification du fait que leur formidable essor apparent n'est qu'une bulle spéculative qui ne contient que du vent.

Et s'il n'existe pas de "nouvelle économie ", l'Internet n'est pas non plus le moyen de faire repartir l'ensemble de l'économie, appelée maintenant "vieille économie ". Une des rai­sons pour lesquelles Amazon.com est au bord de la faillite est que, suite à la concurrence qu' elle faisait aux grandes entreprises de distribution, ces dernières n'ont pas tardé à réagir : le numéro 1 mondial du secteur, Wal Mart, s'est mis aussi à vendre par Internet. Face à la concurrence de ces nouvelles entreprises, qui risquent de les "cannibaliser", les "ancien­nes " grandes entreprises répondent en pre­nant, comme l'explique un cadre d'un grande entreprise française de distribution, les mêmes moyens : "Chez Promodès, nous nous som­mes dits que, si ce n'était pas nous, ce serait de toute façon quelqu'un d'autre qui cannibaliserait notre activité "(Le Monde, 25 avril 2000). Comme le dit implicitement ce cadre quand il parle de "cannibaliser, les entre­prises qui adoptent la formule de vente par Internet (et nous l'avons déjà vu pour Cisco) ne créent pas d'emplois mais en suppriment. Dans le même numéro du journal Le Monde, on annonce que la mise sur Internet est, au moins partiellement, responsable de la sup­pression de 3000 emplois chez le banquier britannique Lloyd's TSB, de 1500 chez l'assu­reur Prudential et que la chaîne américaine de vente de matériel informatique Egghead software a fermé 77 magasins sur 156.

Voilà les effets réels de la prétendue "nouvelle économie " sur la vie du capitalisme. Les réel­les mesures que prennent les entreprises par rapport à Internet ne sont qu'un moment de la concurrence à mort que se livrent les capitalis­tes entre eux alors que le marché est déjà saturé depuis longtemps. Cette guerre commerciale est perceptible aussi par la vague de fusions-acquisitions qui est apparue depuis une décen­nie et qui ne fait que s'amplifier. Car s'empa­rer de l'appareil productif et du marché du concurrent est en ce moment le meilleur moyen pour s'imposer sur le marché mondial. "En 1999, ce marché a explosé de 123 % pour atteindre 1870 milliards de francs (...) Une course à la taille à l'échelle planétaire s'est engagée. " (Le Monde, 11 avril 2000) Dans le cadre de la décadence du capitalisme, à travers ces accès de fièvre concurrentielle, il est au moins un moyen que chaque secteur de la bourgeoisie adopte toujours pour faire face à la concurrence : aggraver les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. Par exemple, on sait que ces fusions géantes se terminent la plupart du temps par des suppressions d'emplois.

La flambée boursière des entreprises de nou­velle technologie qui a d'ailleurs entraîné l'en­semble des bourses de valeurs des pays déve­loppés, loin d'être le signe annonciateur d'une nouvelle grande période de croissance écono­mique, est seulement le résultat des moyens par lesquels, depuis des décennies, les Etats bourgeois essaient de faire face à la crise dans laquelle l'économie capitaliste ne cesse de s'en­foncer, à savoir l'endettement : d'après le di­recteur général d'AltaVista-France, il suffisait de "réunir 200 000francs avec quelques amis pour décrocher 4 millions auprès d'un capital-risqueur, afin d'en dépenser la moitié en publicité avant de lever 20 millions à la bourse "(L'Expansion, 27 avril-11 mai 2000) ; ce qui du point de vue de l'accumulation du capital est une pure absurdité. Effectivement, comme il n'y a pas la possibilité de l'investir de manière réellement productive, l'argent ne peut aller se placer que dans des activités improduc­tives, comme la publicité, liées à la concur­rence pour finalement se fixer dans la spécula­tion- qu'elle soit boursière, monétaire ou sur le pétrole ([6]). C'est seulement de cette manière que l'on peut expliquer que le cours des ac­tions des nouvelles technologies, avant qu'el­les ne s'effondrent, avaient augmenté de 100 % en un an alors que les entreprises correspon­dantes n'avaient fait que des pertes. A ce niveau-là non plus, il n'y a rien de nouveau car la bourgeoisie développe ces activités impro­ductives pour faire face à la crise depuis qu'elle a compris que la crise de 1929 n'aboutirait pas à une reprise spontanée comme c'était le cas avec les crises du 19e siècle. Un certain nombre de journaux de la bourgeoisie sont obligés de le constater : "La Net economy [l'économie liée à Internet et aux réseaux] redresse peut-être la tendance de la productivité à long terme... mais la debt  economy [l'économie des dettes] est le ressort de l'activité (...) La phase ascen­dante a été allongée par le crédit bien plus que par l'essor des nouvelles technologies, qui ne sont qu'un alibi à la spéculation. " (L'Expansion, 13-27 avril 2000) Et effective­ment, cette spéculation ne peut aboutir, comme on l'a vu depuis 20 ans, qu'a des convulsions financières comme celle que nous avons sous les yeux.

La "nouvelle économie" cache des attaques économiques contre la classe ouvrière

La réalité de la "nouvelle économie " permet de comprendre que toute la propagande des médias sur la transformation de la société par Internet qui nous verrait tous travaillant en réseau et participant aux innovations, et, dans le même mouvement, devenir tous actionnai­res des entreprises que nous contribuerions à faire progresser est un immense bluff. Les actionnaires fondateurs de start-up en faillite ont toutes les chances de se retrouver dans le plus extrême dénuement et tous ceux qui se sont faits avoir par la publicité d'achat des actions sur Internet censées leur permettre d'augmenter sensiblement des revenus en avan­çant seulement 20 % de la valeur des actions, sont obligés, après le krach, d'amputer leur salaire pendant une longue période pour pou­voir rembourser le prêt que leur avait fait la banque.

Payer les salariés en stock-options, leur faire acheter des Fonds Communs de Placement ou quelqu'autre formule n'aboutit pas à transfor­mer les ouvriers en actionnaires, mais à ampu­ter doublement leurs salaires. D'abord, la part de revenu que le salarié accepte de laisser à l'entreprise n'est rien de moins qu'une aug­mentation de la plus-value et une diminution du salaire pour dans l’immédiat. Ensuite, mal­gré les propositions plus alléchantes les unes que les autres qui sont faites pour que le salarié devienne actionnaire de l'entreprise, cela si­gnifie que le capital fait dépendre le revenu des résultats futurs de l'entreprise : si les cours baissent, le revenu du salarié sera aussi baissé. Le capitalisme populaire qui est remis à la mode aujourd'hui sous la forme de la "Répu­blique des actionnaires " est un mythe car la bourgeoisie, qu'elle se retrouve dans l'appa­reil d'Etat ou dans la direction des entreprises, est détentrice des moyens de production qui fonctionnent comme capital, et elle ne peut valoriser le capital que par l'exploitation de la classe ouvrière. L'ouvrier ne peut pas obtenir tout ou partie de cette valorisation parce que justement pour que le capital se valorise, obtienne un profit, l'ouvrier ne doit être payé qu'à la valeur de sa force de travail ([7]). Si la bourgeoisie a créé les fonds de pension, l'ac­tionnariat ouvrier, c'est parce que la crise du capitalisme est tellement profonde qu'elle cher­che par tous les moyens à baisser la valeur de la force de travail aujourd'hui et plus tard en la faisant dépendre des cours de la bourse, et l'effondrement des valeurs technologiques est une image de ce que risquent d'être les revenus futurs des ouvriers qui d'une manière ou d'une autre dépendront d'un actionnariat salarié.

En fin de compte, l'effort de la bourgeoisie en vue de promouvoir l'actionnariat ouvrier loin d'accorder une part de profit aux ouvriers n'est qu'une attaque supplémentaire de leurs conditions de vie et de travail. De la même manière que la bourgeoisie, à travers la précarisation de l'emploi se donne les moyens, si c'est l'intérêt du capital, d'expulser l'ouvrier de la produc­tion du jour au lendemain, par l'actionnariat ouvrier elle se donne les moyens de baisser les revenus des ouvriers au travail ou à la retraite si la situation de l'entreprise ou du capital, pris au niveau général, se dégrade.

Une autre attaque se cache derrière la campa­gne actuelle. Et c'est aussi cette attaque écono­mique qui est derrière la campagne assourdissante sur la "nouvelle économie ". La connexion de l'entreprise au réseau veut dire d'abord que les informations étant immédiate­ment disponibles, toute période de battement entre deux travaux est éliminée : tout travail terminé, on doit passer au suivant dont on a reçu la demande par le réseau, tout travail peut être instantanément modifié, etc.. ; et cela devient infernal dans la mesure où les deman­des arrivent toujours plus rapidement ; c'est ainsi que 1'on peut comprendre " qu'au moins un tiers des employés connectés à Internet travaillent au moins 6,5 heures par semaine,-chez eux, "pour avoir la paix. "(Le Monde, 13 avril 2000) Le cadeau apparemment généreux d'un ordinateur qu'un certain nombre de gran­des entreprises (Ford - 300 000 employés, Vivendi - 250 000 employés, Intel - 70 000 employés, etc.) font à tous leurs employés est particulièrement significatif de cette volonté d'obliger les ouvriers à travailler en perma­nence. La dénégation répétée d'une telle volonté ne manque pas de culot lorsque par ailleurs l'encadrement de Ford affirme que ce cadeau vise à ce que les employés de l'entre­prise "soient plus à même de répondre à nos clients "et doit leur permettre de prendre "l’habitude d'un plus grand échange d'informa­tions ".D'ailleurs, de plus en plus d'experts de l'organisation du travail jugent que dans "la société de l'information " on ne "sait plus où commence et où finit le travail", et que la notion de temps de travail devient floue, ce à quoi des témoignages d'employés font écho en affirmant qu'étant contactés chez eux à vo­lonté, ils "n'arrêtent jamais de travailler" (Libération, 26 mai 2000). En fait, l'idéal de la bourgeoisie, c'est que tous les ouvriers devien­nent comme ces fondateurs de start-up de la Silicon Valley qui "travaillent 13 à 14 heures par jour, six jours sur sept, qui vivent dans des espaces de 2 mètres sur 2(...), il n 'y a pas de pause, pas de déjeuner, pas de conciliabule dans les cafétérias. " (L'Expansion du 16-30 mars 2000). Et ces conditions de travail sont la règle générale dans l'ensemble des start-up du monde.

L'attaque contre la conscience de la classe ouvrière

En fait, l'énorme campagne médiatique a un but encore plus important. Ce qui se cache concrètement derrière la "nouvelle économie " où chacun travaillerait en réseau, se transfor­merait en innovateur et en actionnaire, montre clairement que de cette dernière est un im­mense bluff, mais c'est un bluff de grande portée.

Il affirme d'abord que la société, au moins celle des pays développés, va connaître une amélio­ration réelle de la situation, et qu'en consé­quence, l'entreprise, l'administration où les conditions d'existence des ouvriers qui y travaillent sont attaquées, est un cas à part, une exception. Que si ces ouvriers veulent résister, ils vont mener un combat d'arrière garde, ana­chronique et qu'en conséquence ils ne pour­ront que rester isolés. La propagande sur la "nouvelle économie " est d'abord un moyen de démoraliser les ouvriers pour que leur mé­contentement ne se traduise pas en combati­vité.

Ensuite, il affirme rien de moins que la société est tellement en train de se transformer que le capitalisme serait en train d'être dépassé, et qu'en conséquence tous les projets de renver­sement du capitalisme seraient devenus sans objet. On nous dit que celui qui est inséré dans la "nouvelle économie "va devenir riche ; bien sûr, en conséquence, cela signifie que sa con­dition matérielle d'ouvrier sera dépassée. Mais pour celui qui ne s'insère pas dans cette trilogie réseau-innovateur-actionnaire, il sera victime d'une "plus grande disparité des revenus ", d'une nouvelle "fracture ". Ainsi, la société ne serait plus divisée en bourgeoisie et classe ouvrière, mais entre membres et exclus de la "nouvelle économie ". Et pour bien enfoncer le clou, on nous affirme que la participation à la "nouvelle économie" est affaire d'intelli­gence et de volonté : "Soit vous êtes riche, soit vous êtes un crétin " affirme la revue Business 2.0.

Et tout cela est complété par la propagande sur le fait que l'entreprise, le lieu où se créé la valeur, où se réalise l'exploitation de la force de travail et où se caractérisent les classes, se transformerait. Ainsi, de la même manière que celui qui participe à la "nouvelle économie " ayant accès à la richesse ne peut plus être qualifié d'ouvrier, le travail dans l'entreprise, là où est produite la richesse ne serait plus divisé entre bourgeois - c'est-à-dire détenteur du capital - et ouvriers - c'est-à-dire ceux qui ne possèdent que leur force de travail : "la "nouvelle économie", c'est plus d'équipe: les salariés représentent un vrai "team ", ils sont associés à la richesse de l'entreprise par les stocks-options " nous dit le président de BVRP Software (Le Monde Diplomatique, mai 2000).

En fait, ceux qui ne s'insèrent pas dans la "nouvelle économie", ceux-là, ouvriers mal payés, travailleurs précaires, chômeurs sont l'immense majorité de la classe ouvrière. La classe productrice de richesses n'est pas représentée par l'étudiant de la Silicon Valley ou d'ailleurs qui se fait avoir par le mirage de la richesse à portée de main que l'on fait briller devant lui. La classe productrice de richesse, la classe ouvrière est celle qu'exploite toujours plus la bourgeoisie, et quand elle ne peut pas l'exploiter, qu'elle exclut du processus pro­ductif par le chômage. Face à ces attaques, la classe ouvrière n'a d'autre possibilité que de lutter. La conscience qu'ont les ouvriers de la nécessité de cette lutte et de ses perspectives est essentielle pour pouvoir se battre.

En fin de compte, les campagnes idéologiques sur la "nouvelle économie " participent des mêmes thèmes et poursuivent les mêmes ob­jectifs que celles qui se sont déchaînées depuis l'effondrement des pays de l'Est en 1989.

D'une part, on vise à arracher aux ouvriers leur identité de classe, en présentant la société comme une communauté de "citoyens ", dans laquelle les classes sociales, la division et le conflit entre exploiteurs et exploités ont dis­paru. Hier, c'était la faillite des régimes qui se disaient "socialistes " et "ouvriers " qui était censée démontrer cette affirmation ; aujourd'hui, c'est le mythe que les patrons et les ouvriers ont les mêmes intérêts puisqu'ils sont tous actionnaires de la même entreprise.

D'autre part, on veut retirer à la classe ouvrière toute perspective en dehors du capitalisme. Hier, c'est la "faillite du socialisme " qui était supposée le démontrer. Aujourd'hui, c'est l'idée que, même si le système capitaliste a des défauts, s'il n'est pas capable d'éliminer la misère, ni les guerres, ni les catastrophes de tous types, il n'en est pas moins "le moins mauvais des systèmes'" puisqu'il est capable malgré tout de fonctionner, de garantir le pro­grès et de surmonter ses crises.

Mais le fait même que la bourgeoisie ait besoin de telles campagnes idéologiques et d'une telle ampleur, le fait qu'elle s'apprête à porter de nouvelles attaques économiques signifie que dans son ensemble elle ne croit guère au monde enchanté de la "nouvelle économie". La so­phistication de la politique économique em­ployée par le Gouverneur de la Réserve Fédé­rale des Etats-Unis, A. Greenspan, pour parve­nir à provoquer un "atterrissage en douceur " de l'économie américaine après des années d'endettement, de déficit commercial crois­sant et alors que 1'inflation vient de redémarrer significativement aux Etats-Unis, n'indique pas, mais alors pas du tout, la perspective de l'inimaginable croissance économique dont on nous parle. "Atterrissage en douceur" ou récession plus grave, ces faits, réels, sont con­ formes à ce que le marxisme a démontré, à savoir que le capitalisme est retombé - après la reconstruction qui a suivi la 2e Guerre Mon­diale - dans la crise économique ouverte et qu'il est absolument incapable de la dépasser,  que cette crise provoque l'enfoncement d'une part toujours plus grande de l'humanité dans la paupérisation absolue et est la cause de condi­tions de vie toujours plus dures pour l'ensem­ble de la classe ouvrière. L'avenir du capita­lisme ne nous offre pas autre chose qu'un approfondissement toujours plus terrible de ces maux. Seul le prolétariat a la capacité d'instaurer une société où régnera l'abondance,  parce qu'il est seul capable d'être à la base d'une société qui produira en fonction des besoins humains et non pour le profit d'une minorité. Cette société s'appelle le commu­nisme.

   JS, juin 2000.


[1] Interview de Manuel Castells (Professeur à l'Université de Berkeley) reproduite dans la revue Problèmes économiques n° 2642, 1er décembre 1999.

[2] Business review, juillet-août 1999. Cette revue rapporte les chiffres donnés par le Department of Commerce de l'Administration des Etats-Unis.

[3] Voir à ce propos l'article de Mitchell "Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant " publié dans cette même Revue ainsi que la brochure du CCI La décadence du capitalisme

[4] Dans les années 1920, N. Kondratieff avait for­mulé la théorie selon laquelle l'économie mondiale suit un cycle d'environ 50 ans de dépression et de reprise. Cette théorie a l'immense avantage pour la bourgeoisie d'annoncer qu'après la crise viendra la reprise aussi sûrement qu'après la pluie vient le beau temps.

[5] Peapod.com [1], CDNow, salon.com [2], Yahoo!... (Le Monde, 13 juin 2000).

[6] Comme nous l'écrivions dans la résolution adoptée par le 14e congrès de notre section en France et publiée dans cette même Revue : "Il importe enfin de souligner que la frénésie qui a saisi les investisseurs en faveur de la "nouvelle économie " n 'est elle-même qu 'une manifestation de l'impasse économi­que du capitalisme. Marx l'avait déjà démontré à son époque : la spéculation boursière ne révèle pas la bonne santé de l'économie mais le fait qu'elle s'achemine vers la banqueroute. " (point 4)

[7] Pour une présentation plus détaillée de l'analyse marxiste des mécanismes de l'exploitation capita­liste, voir l'article de Mitchell déjà cité.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [3]
  • Luttes de classe [4]

Résolution sur la situation internationale 2000

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La situation internationale en cette année 2000 confirme la tendance, déjà analysée par le CCI au début de la décennie passée, à un écart grandissant entre l'aggravation de la crise ouverte de l'économie capitaliste et l'accélération brutale des antagonismes impérialistes d'une part et un recul des luttes ouvrières et de la conscience dans la classe d'autre part.

Le marxisme n'a jamais prétendu ou supposé qu'il y aurait un rapport mathématique entre ces phénomènes qui caractérisent "l'ère des guerres et des révolutions" (comme la qualifiait l'Internationale communiste), qu'un degré X de la crise impliquerait un degré Y de la lutte de classe. Sa tâche est au contraire de comprendre la perspective de la révolution prolétarienne en évaluant les tendances inhérentes à chacun de ces trois facteurs et à leur action réciproque, et au sein desquels le facteur économique est le facteur dominant en dernière instance.

La crise ouverte qui a débuté à la fin des années 1960 a mis un terme à la période de reconstruction de l’après seconde guerre mondiale. La lutte de classe a resurgi après 40 ans de contre-révolution comme conséquence de cette crise, avec la perspective d'affrontements de classe décisifs contre la bourgeoisie menant soit à la révolution communiste du prolétariat, ou (comme l'énonçait le Manifeste Communiste) à "la destruction des classes ennemies" (dans la guerre impérialiste ou autre catastrophe).

Le marxisme n'est pas remis en cause par le fait que cette tendance historique aux affrontements de classe semble ne pas se vérifier si on considère la passivité relative du prolétariat à l'heure actuelle. La méthode marxiste va au delà de la surface des choses pour comprendre pleinement la réalité sociale.

1) La crise historique du capitalisme épuise progressivement les palliatifs destinés à la surmonter. La solution keynésienne expansionniste aux problèmes de l'économie mondiale s'est essoufflée à la fin des années 1970. L'austérité néo-libérale a été principalement une formule des années 1980, bien que l'idéologie de la mondialisation après l'effondrement de l'URSS, ait étendu sa durée dans les années 1990. Cependant, la seconde moitié de cette décennie et la période actuelle sont principalement caractérisées par l'effondrement de ces modèles économiques et leur remplacement par une réponse pragmatique à l'enfoncement inexorable de la crise, une réponse qui oscille entre une intervention étatique manifeste et le laisser-faire de la "sanction du marché".

Le capitalisme d'Etat, forme caractéristique du capitalisme décadent, n'a aucunement l'intention d'abandonner sa capacité d'intervention vis-à-vis de la crise économique, mais il ne peut surmonter cette dernière de par l'insuffisance des marchés solvables entraînant une crise permanente de surproduction.

2) Les nouveaux marchés annoncés en 1989 ne se sont pas matérialisés.

Après l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation du Stalinisme, la victoire mondiale du capitalisme n'est pas parvenue à créer les pseudo-possibilités de vente miraculeuse de ses produits, prévues par les architectes du "nouvel ordre mondial".

Les pays d'Europe de l'Est n'ont pas réussi à fournir les opportunités attendues pour l'expansion capitaliste. Au lieu de cela, on a constaté un effondrement de la production en Russie et dans la plupart de ses ex-satellites. La pauvreté de leur population, l'absence de tout cadre légal pour les affaires ont entraîné un afflux de richesse en direction opposée, vers les banques occidentales, et un désinvestissement dans l'industrie russe.

Toutes les guerres de la décennie, du Golfe au Kosovo, en dépit de leurs destructions massives, n'ont été aucunement en mesure de créer les opportunités attendues de reconstruction. Au contraire, le massacre des populations, la destruction et la dislocation de 1 ' économie n'ont fait que contracter encore plus le marché.

3) Les différentes locomotives de l'économie mondiale ont déraillé.

La réunification de l'Allemagne a finalement mis un terme au "miracle" économique : chômage de masse, croissance léthargique et endettement massif en sont le témoignage. L'Allemagne de l'Est s'est révélée un lourd fardeau et non un nouveau champ d'accumulation du capital.

Le Japon, le plus important fournisseur de liquidités pour l'économie mondiale et la deuxième plus grande économie du monde, n'a pas réussi à ré-émerger de la stagnation tout au long de la décennie notamment à cause de la contraction et ensuite de l'effondrement des économies du sud-est asiatique en 1997.

Après l'effondrement de ces "tigres" et "dragons" économiques orientaux, affaiblissant le "dynamisme économique" émergeant de la Chine, d'autres locomotives en expansion du tiers-monde, le Mexique et le Brésil, sont tombées en rade.

Seuls les Etats-Unis ont apparemment renversé cette tendance, avec la plus longue période d'expansion économique de leur histoire récente. Mais au lieu de ranimer les braises de l'économie mondiale, l'expansion de l'économie américaine les a seulement empêchées de s'éteindre totalement et cela à un coût exorbitant. Il s'est produit une nouvelle explosion du déficit commercial américain et de nouveaux records d'endettement.

4) Les gadgets de l'innovation technologique ne peuvent venir à bout des contradictions inhérentes au capitalisme.

Dans le capitalisme décadent, la principale force motrice derrière le changement technologique, la croissance des forces productives, est représentée par les besoins du secteur militaire, les moyens de destruction.

La "révolution" de l'ordinateur et maintenant la "révolution" de l'Internet sont toutes deux des tentatives de greffer ces sous-produits de la guerre (le Pentagone a toujours été le premier utilisateur mondial d'ordinateurs et Internet a été créé d'abord pour les besoins militaires) sur l'économie capitaliste dans son ensemble pour lui donner un second souffle.

La ruée vers l'or que constitue Internet, est encore en plein boom comme le montrent les valeurs fantastiques attribuées aux "actions technologiques" par le Dow Jones, à des compagnies qui n'ont parfois fait aucun profit mais qui sont entièrement évaluées sur la base d'une hypothétique richesse future. De fait, la plus grande part de la croissance de la spéculation boursière aujourd'hui est mue par le cyber-commerce. Des investissements énormes et des fusions record comme celle entre AOL et Warner Communications s'effectuent dans l'espoir d'un nouvel Eldorado.

Les développements technologiques peuvent certainement accélérer la production, abaisser les coûts de distribution et fournir de nouvelles sources de revenus publicitaires, mieux exploiter les marchés existants. Mais, à moins que l'expansion de la production qui en résulte puisse trouver de nouveaux marchés solvables, le développement des forces productives que la nouvelle technologie promet restera de la fiction. Ses bienfaits ne peuvent être que partiellement utilisés par le capitalisme pour centraliser et rationaliser certains secteurs de l'économie - la plupart du temps ceux du tertiaire.

Il importe enfin de souligner que la frénésie qui a saisi les investisseurs en faveur de la "nouvelle économie" n'est elle-même qu'une manifestation de l'impasse économique du capitalisme. Marx l'avait déjà démontré à son époque : la spéculation boursière ne révèle pas la bonne santé de l'économie mais le fait qu'elle s'achemine vers la banqueroute.

5) L'impasse de l'économie capitaliste est beaucoup plus aiguë que dans les années 1930 mais elle est masquée et prolongée par un certain nombre de facteurs. Dans les années 1930, la crise a frappé en premier et le plus gravement les deux nations capitalistes les plus fortes, les Etats-Unis et l'Allemagne, et a conduit à 1'effondrement du commerce mondial et à la dépression. Depuis 1968 cependant, la bourgeoisie a tiré les leçons de cette expérience en se confrontant à la ré-émergence de la crise, leçons qui n'ont pas été oubliées dans les années 1990. La bourgeoisie mondiale sous la férule des Etats-Unis n'a pas eu recours au protectionnisme à l'échelle des années 1930.

En utilisant des mesures de coordination internationale du capitalisme d'Etat- le FMI, la Banque Mondiale, l'OMC, etc. ainsi que de nouvelles zones monétaires - il a été possible d'éviter cette issue et au contraire de repousser la crise vers les régions les plus faibles et les plus périphériques de l'économie mondiale.

6) Pour comprendre où on en est de la décadence du capitalisme, on doit distinguer ses cycles historiques de crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise et les fluctuations qui ponctuent encore la vie de l'économie capitaliste au cours de sa période de crise ouverte. Ce sont ces récessions et ces reprises (4 depuis 1968) qui permettent à la bourgeoisie de prétendre que l'économie est encore saine en insistant sur la croissance continue ou renouvelée. La bourgeoisie peut de cette façon masquer la nature maladive de cette croissance du fait qu'elle repose sur un surendettement massif et qu'elle inclut l'expansion parasitaire de diverses industries de gaspillage (armement, publicité, etc.). Elle est ainsi en mesure de cacher la nature plus faible de chaque reprise et la force croissante de chaque récession sous une masse de statistiques mensongères (sur la croissance véritable, sur le chômage, etc.).

Pour les révolutionnaires, la preuve de la banqueroute du capitalisme ne réside pas seulement dans les baisses reconnues de la production qui sont de plus en plus graves mais temporaires au cours de récessions ou dans les "corrections" boursières, mais dans les manifestations aggravées d'une crise permanente et insoluble de surproduction prise comme un tout historique. C'est la crise ouverte au sein de la décadence capitaliste qui propulse le prolétariat sur la route qui mène à la prise du pouvoir, ou s'il échoue, rendra la tendance vers la barbarie militariste irréversible.

7) C'est seulement selon les préceptes moraux du matérialisme vulgaire que la lutte de classe devrait inévitablement répondre à l'approfondissement de la crise économique avec une force équivalente.

Pour le marxisme, c'est bien sûr la crise économique qui révèle au prolétariat la nature de ses tâches historiques dans leur globalité. Cependant le tempo de la lutte de classe, tout en ayant ses propres "lois de marche", est aussi profondément influencé par les développements dans les domaines "superstructurels" de la société : aux niveaux social, politique et culturel.

La non-identité entre le rythme de la crise économique et celui de la lutte de classe était déjà apparente dans la période entre 1968 et 1989. Les vagues de luttes successives par exemple ne correspondaient pas directement aux variations de la crise économique. La capacité du capitalisme d'Etat à ralentir le rythme de la crise a souvent interrompu celui de la lutte de classe.

Mais, plus important, à la différence de la période 1917-1923, les luttes de classe ne se sont pas développées ouvertement au niveau politique. La rupture fondamentale d'avec la contre-révolution effectuée par le prolétariat après 1968 en France s'est manifestée essentiellement en une défense déterminée par la classe ouvrière au niveau économique quand elle a commencé à réapprendre beaucoup des leçons sur le rôle anti-ouvrier des syndicats. Mais le poids des partis qui, à différents moments, étaient passés à la contre-révolution au cours du siècle qui s'achève - les variétés social-démocrate, stalinienne et trotskiste - d'une part et la minuscule influence de la tradition de la Gauche communiste d'autre part ont empêché la "politisation" des luttes.

L'impasse dans les luttes de classe qui en a résulté - une bourgeoisie incapable de déclencher une autre guerre mondiale (à cause de la résistance permanente de la classe ouvrière face aux injonctions du capitalisme en crise), une classe ouvrière incapable d'en finir avec la bourgeoisie, a abouti à la période de décomposition du capitalisme mondial.

8) Pour certaines conceptions restrictives du marxisme, l'évolution de la superstructure de la société peut seulement être un effet et non une cause. Mais la décomposition de la société capitaliste au niveau social, politique et militaire a de façon significative retardée l'évolution de la lutte de classe. Tandis que le matérialisme mécanique cherche la cause de la paix entre les classes dans une prétendue restructuration du capitalisme, le marxisme montre comment l'absence de perspective qui caractérise la période actuelle retarde et obscurcit le développement de la conscience de classe.

Les campagnes sur la mort du communisme et la victoire de la démocratie capitaliste qui ont fleuri sur les ruines de l'URSS, ont désorienté le prolétariat mondial.

La classe ouvrière a ressenti son impuissance face à la succession de conflits impérialistes sanglants dont les véritables motifs ont été obscurcis derrière la propagande humanitaire ou démocratique et une unité de façade des principales puissances.

Le déclin progressif de l'infrastructure de la société, dans l'éducation, le logement, les transports, la santé, l'environnement et l'alimentation, a créé un climat de désespoir qui affecte la conscience prolétarienne.

De la même façon, la corruption de l'appareil politique et économique et le déclin de la culture artistique renforcent le cynisme partout.

Le développement du chômage de masse particulièrement parmi la jeunesse, aboutissant à la lumpénisation et la normalisation de la "culture" de la drogue, commence à ronger la solidarité du prolétariat.

9) Au lieu du langage brutal, de "la vérité" des gouvernements de droite des années 1980, la bourgeoisie parle dorénavant un dialecte néo­ réformiste et populiste afin d'étouffer 1'identité de classe du prolétariat. L'arrivée de la gauche de la bourgeoisie au pouvoir s'est révélée le moyen idéal à l'heure actuelle pour désorienter au maximum le prolétariat. Ne parlant plus le langage de la lutte comme ils le faisaient dans l'opposition durant les années 1980, les partis de gauche au pouvoir sont bien armés pour mener de façon soft les attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière. Ils sont également en meilleure position pour occulter la barbarie militariste derrière une rhétorique humanitaire. Et ils sont plus à même de corriger les échecs des politiques économiques néo­libérales par une intervention plus directe de l'Etat.

10) Cela dit, la classe ouvrière n'a pas subi une défaite décisive en 1989 remettant en cause le cours historique général. Ainsi, depuis 1992,  elle a repris le chemin de la lutte pour défendre ses intérêts.

Le prolétariat reprend lentement et inégalement confiance dans ses capacités. A travers le développement de sa combativité, on peut s'attendre aune méfiance grandissante à l'égard des syndicats qui, de concert avec les gouvernements de gauche, tentent d'isoler et de fragmenter les luttes et de leur imposer les exigences politiques de la classe dominante.

Cependant, on ne peut s'attendre, au moins dans le court et moyen terme, à un tournant décisif à l'avantage du prolétariat qui mettrait en question la stratégie actuelle de la bourgeoisie.

11) Dans le plus long terme, le potentiel du prolétariat de se renforcer politiquement et de réduire l'écart vis-à-vis de l'ennemi de classe reste présent :

  • la progression de la crise économique va pousser la réflexion prolétarienne en avant sur la nécessité d'affronter et de dépasser le système ;
  • le caractère de plus en plus massif, simultané et généralisé des attaques va poser la nécessité d'une réponse de classe généralisée ;
  • l'augmentation de la répression d'Etat ;
  • l'omniprésence de la guerre, détruisant les illusions dans la possibilité d'un capitalisme pacifique ;
  • la possibilité d'une combativité grandissante ;
  • l'entrée en lutte d'une deuxième génération invaincue d'ouvriers.
    (cf. point 17, Résolution sur la situation internationale du 13 e Congrès du CCI, Revue Internationale n° 97 [5]).

21) Même s'il est indéniable qu'il y a eu au cours de la dernière décennie un recul important de la conscience de classe au sein du prolétariat comme un tout, les événements de ces années ont provoqué, d'un autre côté, un questionnement et une réflexion en profondeur dans les secteurs les plus avancés de la classe ouvrière (constituant encore de minuscules minorités) qui les ont conduits à s'intéresser aux positions et à l'histoire de la Gauche communiste. Le développement international actuel des cercles de discussion confirme ce phénomène.

Evidemment, aujourd'hui, la bourgeoisie peut officiellement ignorer ces développements et présenter les organisations révolutionnaires actuelles comme totalement insignifiantes.

Mais les campagnes idéologiques sur la prétendue "mort du communisme", la "disparition de la classe ouvrière" et de son histoire, la tentative de mettre un trait d'égalité entre l'internationalisme prolétarien et le négationisme, la tentative d'infiltrer et de détruire les organisations révolutionnaires, tout cela montre la préoccupation qu'a la bourgeoisie envers la maturation à long terme de la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière. En tant que classe historique, le prolétariat représente beaucoup plus que le simple niveau de ses luttes à tel ou tel moment.

Dans les années 1930, dans une autre période, la Gauche italienne se colleta avec les leçons de la défaite de la révolution russe, alors que le prolétariat avait été mobilisé derrière la bourgeoisie. Les minorités révolutionnaires actuelles doivent compléter les fondations du futur parti, en particulier en accélérant le processus d'unification du milieu politique prolétarien actuel.

Dans les futures insurrections du prolétariat, le parti révolutionnaire sera aussi décisif qu'il le fut en 1917.

13)Le cours historique est toujours à des affrontements de classe décisifs mais la disparition de l'ordre impérialiste bipolaire en 1989, plutôt que d'inaugurer une nouvelle époque de paix, a rendu plus évident qu'auparavant que la balance de l'histoire peut pencher en faveur de 1'aboutissement bourgeois de la crise économique - la destruction de l'humanité via les guerres impérialistes ou une catastrophe environnementale. Une guerre mondiale entre blocs impérialistes requérait l'adhésion du prolétariat à l'un ou l'autre des camps en présence et, de ce fait, une défaite historique préalable de la classe ouvrière. Le chacun pour soi impérialiste qui se développe depuis 1989 et la décomposition grandissante de la société, signifient qu'une barbarie irréversible peut advenir sans une telle défaite historique et un tel embrigadement.

14) La tendance à la reformation des blocs impérialistes reste un facteur important de la situation mondiale. Mais l'effondrement du vieux bloc de l'Est met sur le devant de la scène les tendances centrifuges de l'impérialisme mondial. Le contrepoids au bloc américain ayant disparu, il en résulte que les anciens satellites des deux constellations de l'après-Yalta s'engagent dans des directions différentes et poursuivent leurs intérêts conflictuels de façon autonome. Et pour cette raison, les Etats-Unis sont obligés de résister en permanence à la menace pesant sur leur hégémonie. La faiblesse militaire de l'Allemagne ou du Japon, en particulier leur non possession d'armes nucléaires et leur difficulté politique pour les développer, signifie que ces puissances sont pour l'heure incapables de servir d'aimant à la formation d'un bloc rival.

15) En conséquence, les tensions impérialistes explosent de manière la plus chaotique qui soit sous l'impulsion de l'impasse économique du capitalisme décadent qui accentue la concurrence entre chaque nation. Ceux qui s'attendent à tort à une période de paix relative au sein de laquelle les blocs capitalistes pourraient se reformer, sous-estiment gravement le danger de la guerre impérialiste qui se développe à la fois au niveau qualitatif et quantitatif.

La guerre de l'OTAN au Kosovo en 1999 a en particulier marqué une nette accélération des tensions et conflits impérialistes dans le monde. On a assisté au premier bombardement d'une ville européenne et à la première intervention armée de l'impérialisme allemand depuis la seconde guerre mondiale. Le déclenchement immédiat par la Russie d'une seconde guerre en Tchétchénie a montré que la terreur impérialiste a acquis une nouvelle respectabilité.

On assiste a une extension progressive des conflits impérialistes à toutes les zones stratégiques de la planète de façon simultanée :

  • en Europe où 1'ex-Yougoslavie est devenue une arène permanente de luttes entre les principales puissances qui alimentent continuellement les bains de sang locaux et menacent d'entraîner dans cette spirale guerrière les voisins de la région ;
  • en Afrique où la guerre impérialiste est devenue la norme plutôt que 1'exception ;
  • en Asie du Sud-Est, dans le sous-continent indien ("l'endroit le plus dangereux du monde " d'après le président Clinton), au Timor et entre la Chine et Taiwan, sans oublier l'antagonisme croissant entre la Chine et l'Inde et la réaffirmation des ambitions japonaises ;
  • au Moyen-Orient où la Pax americana est continuellement contrecarrée - du fait de l'interférence des puissances européennes et de la mise en avant par les impérialismes locaux de leurs intérêts spécifiques ;
  • en Amérique Latine également où Washington a perdu ses droits exclusifs sur sa chasse gardée impérialiste.

Si la guerre impérialiste est encore principalement confinée aux aires périphériques du capitalisme mondial, la participation croissante des grandes puissances indique que sa logique ultime est de consumer la plupart des principaux centres industriels et des populations du globe.

16) Aussi sanglants que soient déjà les conflits actuels, le développement récent d'une nouvelle course aux armements signifie que les puissances impérialistes se préparent à de nouvelles guerres de destruction véritablement massive. La brève pause dans la croissance des dépenses militaires après 1989 est en train de prendre fin. Lord Robertson, le nouveau secrétaire général de l'OTAN, a alerté les puissances européennes sur le fait qu'elles devaient augmenter leurs dépenses militaires pour être capables de soutenir toute guerre pouvant durer "au moins une année". Les nouveaux membres de l'OTAN d'Europe centrale, la Pologne, la république tchèque et la Hongrie se doivent de moderniser leur aviation militaire obsolète.

Les Etats-Unis donnent une impulsion importante à cette spirale mortifère. Leur décision de faire avancer leur système de "défense anti-missile" a déjà provoqué une politique nucléaire plus agressive de la part de la Russie qui menace d'annuler les accords SALT 1 et 2. Et les Etats-Unis dépensent déjà 50 milliards de dollars par an pour entretenir leur arsenal nucléaire existant.

La signification de l'armement nucléaire de l'Inde et du Pakistan, dans la mesure où de nouvelles guerres entre les deux rivales sont prévisibles, se passe de commentaires.

17) On cherchera en vain une rationalité économique sérieuse dans le chaos militaire croissant actuel. La décadence du capitalisme signifie que les appétits grandissants des puissances impérialistes industrialisées ne peuvent désormais être satisfaits que par une re division du marché mondial via une concurrence entre rivaux de force comparable. Les guerres pour ouvrir de nouveaux marchés contre les empires pré-capitalistes ont été remplacées par des guerres pour la survie. Ainsi, les motifs stratégiques ont pris les devants sur les objectifs directement économiques dans le déclenchement de la guerre impérialiste. La guerre est devenue le mode de vie du capitalisme, renforçant sa banqueroute économique à une échelle globale.

Cela dit les guerres mondiales du 20e siècle et leur préparation avaient encore une logique : la formation de blocs et de sphères d'influence afin de réorganiser et de reconstruire le monde après la défaite militaire de l'ennemi. Par conséquent, en dépit de la tendance à une destruction mutuelle, il y avait encore une certaine logique économique dans le positionnement militaire des puissances rivales.

C'étaient les nations "démunies" qui avaient le plus d'intérêt à rompre le statu quo et les nations favorisées qui optaient pour une stratégie défensive.

18) Aujourd'hui, cette visée rationnelle stratégique à long terme a été remplacée par un instinct de survie au jour le jour et dominé par les intérêts particuliers de chaque Etat.

La puissance américaine ne peut plus jouer le rôle qu'elle avait entre 1914-17 et 1939-43, d'attendre que ses rivaux et alliés s'épuisent d'eux-mêmes avant d'entrer en lice. Ainsi, le principal bénéfice économique des deux guerres mondiales s'épuisera lui-même de plus en plus dans un effort militaire pour préserver son hégémonie mondiale sans aucun espoir de recréer un bloc stable autour d'elle.

Le principal concurrent à rivaliser avec les Etats-Unis, l'Allemagne, est fort économiquement mais n'a aucun espoir réaliste de constituer, dans un avenir prévisible, un pôle militaire rival.

Les puissances impérialistes secondaires n'ont aucune possibilité de compenser leur faiblesse en s'unissant autour de superpuissances rivales. Au contraire, chacune doit poursuivre son propre chemin - essayant de porter des coups au-dessus de ses capacités -dans l'espoir de contrecarrer les alliances des rivaux plutôt que de forger les siennes, ce qui peut même la conduire à entrer en guerre contre ses alliés afin de rester dans le j eu impérialiste - comme la Grande-Bretagne et la France ont dû le faire contre la Serbie dans la guerre du Kosovo.

19) Dans ce contexte, la guerre aujourd'hui apparaît de plus en plus sans but précis, comme guerre en soi - la destruction de villes et de villages, la dévastation de régions, l'épuration ethnique, la transformation de populations entières en réfugiés ou le massacre direct de civils sans défense, tout cela semble être l'objectif de la guerre impérialiste plutôt que la conséquence de réels buts militaires, sinon économiques. Il n'y a pas de vainqueurs durables ou nets mais un statu quo temporaire avant de nouvelles batailles encore plus destructrices.

La reconstruction de pays dévastés par la guerre qui constituait le seul bénéfice possible et provisoire de celle-ci, est aujourd'hui une fiction. Les anciennes zones de guerre resteront en ruines.

Mais en fin de compte, cette situation est la seule issue logique d'un système économique dont les tendances à l'autodestruction sont devenues dominantes.

Tel est le sens de l'irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme. La période de décomposition n'a fait que la porter à sa conclusion anarchique finale. La guerre n'est plus entreprise pour des raisons économiques ni même pour des objectifs stratégiques organisés mais comme tentatives de survie à court terme, localisées et fragmentées aux dépens des autres.

Cependant, la fin de l'humanité n'a pas encore sonné. Le prolétariat mondial n'a pas subi de défaite décisive dans les principales concentrations des pays capitalistes avancés et il ne peut être utilisé comme chair à canon par la bourgeoisie de ces pays. Malgré le recul qu'il a subi en 1989, il lui est toujours possible d'être au rendez-vous de l'histoire. Avec l'aggravation inéluctable de la crise économique se développeront les facteurs d'une montée de sa combativité et de sa prise de conscience de la faillite historique du mode de production capitaliste, conditions de sa capacité à réaliser la révolution communiste.

Avril 2000.

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [6]

Récent et en cours: 

  • Crise économique [3]
  • Luttes de classe [4]

Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant - 1e partie (Bilan n° 10, aout-septembre 1934)

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Présentation

Cet article est la première partie d'une étude, publiée dans la revue Bilan, Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie en 1934. Cette étude se fixait comme objectif à l'époque de "mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie."

Il s'agissait d'actualiser et d'approfondir l'analyse marxiste classique, pour comprendre pourquoi le capitalisme est voué à des crises cycliques de production et pourquoi avec le 20e siècle, avec la saturation progressive du marché mondial, il entre dans une autre phase, celle de sa décadence irréversible. Les crises cycliques, sans disparaître, cèdent la place à un phénomène plus profond et plus grave : celui de la crise historique du système capitaliste, une situation de contradiction permanente et qui s'aiguise avec le temps, entre les rapports sociaux capitalistes et le développement des forces productives. La forme de la production capitaliste non seulement s'est changée en une entrave pour le progrès mais de plus elle menace la survie même de l'humanité.

L'étude de Mitchell ([1] [7]) reprend les bases de l'analyse marxiste du profit et de l'accumulation du capital. Elle montre la continuité entre les analyses de Marx et celles de Rosa Luxemburg qui, dans L'accumulation du capital, a donné l'explication de la tendance du capitalisme à des convulsions toujours plus mortelles et des limites historiques de ce système désormais entré dans une ère de "crises, guerres et révolutions".

Cette actualisation et cet approfondissement sont toujours pleinement valables dans la période actuelle. Même si Bilan ne pouvait entrevoir la dimension considérable qu'ont atteint aujourd'hui des phénomènes tels que l'endettement, la spéculation financière, les manipulations monétaires ou encore la concentration et les fusions d'entreprises, cette analyse fournit toutes les bases pour en comprendre les mécanismes. Ce document permet ainsi de rappeler les fondements de ce que nous développons par ailleurs dans l'article de ce numéro sur "La nouvelle économie, une nouvelle justification du capitalisme", ce qui sera plus clair encore avec la seconde partie de l'étude, "l'analyse de la crise générale de l'Impérialisme décadent", que nous publierons dans le prochain numéro de la Revue internationale.

CCI.

 

L'analyse marxiste du mode de production capitaliste s'attache essentiellement aux points suivants :

a) la critique des vestiges des formes féodales et pré capitalistes, de production et d'échange ;

b) la nécessité de remplacer ces formes retardataires par la forme capitaliste plus progressive;

c) la démonstration de la progressivité du mode capitaliste de production, en découvrant l'aspect positif et l'utilité sociale des lois qui régissent son développement ;

d) l'examen, sous l'angle de la critique socialiste, de l'aspect négatif de ces mêmes lois et de leur action contradictoire et destructive, menant l'évolution capitaliste vers l'impasse ;

e) la démonstration que les formes capitalistes d'appropriation constituent finalement une entrave à un plein épanouissement de la production et que, comme corollaire, le mode de répartition engendre une situation de classe déplus en plus intolérable, s'exprimant par un antagonisme de plus en plus profond entre CAPITALISTES toujours moins nombreux mais plus riches et SALARIES sans propriété toujours plus nombreux et plus malheureux ;

f)  enfin, que les immenses forces productives développées par le mode capitaliste de production ne peuvent s'épanouir harmoniquement que dans une société organisée par la seule classe qui n'exprime aucun intérêt particulier de caste : le PROLETARIAT.

Dans cette étude, nous ne ferons pas l'analyse approfondie de toute l'évolution organique du capitalisme dans sa phase ascendante, nous bornant seulement à suivre le processus dialectique de ses forces internes afin de pouvoir mieux pénétrer le sens des crises qui ont périodiquement ébranlé tout l'appareil capitaliste et d'essayer, en conclusion, de caractériser et de définir, avec le plus de précision possible, l'ère de décadence définitive que le capitalisme anime de ses meurtriers soubresauts d'agonie.

Nous aurons, d'autre part, l'occasion d'examiner comment la décomposition des économies pré capitalistes : féodales, artisanale ou communauté paysanne, crée les conditions d'extension du champ où peuvent s'écouler les marchandises capitalistes.

La production capitaliste pourvoit au profit, non aux besoins

Résumons les conditions essentielles qui sont requises à la base de la production capitaliste.

1. L'existence de MARCHANDISES c'est-à-dire de produits qui, avant d'être considérés selon leur utilité sociale, leur VALEUR d'USAGE, apparaissent dans un rapport, une proportion d'échange avec d'autres valeurs d'usage d'espèce différente, c'est-à-dire dans LEUR VALEUR D'ECHANGE. La véritable mesure commune des marchandises c'est le travail ; et leur valeur d'échange se détermine par le temps de travail socialement nécessaire à leur production ;

2. les marchandises ne s'échangent pas DIRECTEMENT entre elles mais par l'intermédiaire d'une marchandise-type CONVENTIONNELLE qui exprime leur valeur à toutes, une marchandise-monnaie : L'ARGENT

3.l’existence d'une marchandise à caractère particulier, la FORCE DE TRAVAIL, seule propriété du prolétaire et que le capitalisme, seul détenteur des moyens de production et de subsistances, achète sur le marché du travail, comme toute autre marchandise, à SA VALEUR c'est-à-dire à son coût de production ou au prix "d'entretien" de l'énergie vitale du prolétaire ; mais alors que la consommation, l'usage des autres marchandises n'apporte aucun accroissement de leur valeur, la FORCE DE TRAVAIL, au contraire, procure au capitaliste -qui l'ayant achetée, en est le propriétaire et peut en disposer à son gré – une valeur supérieure à celle qu'elle lui a coûtée, pourvu qu'il fasse travailler le prolétaire plus de temps qu'il n'est nécessaire à celui-ci pour obtenir les subsistances qui lui sont strictement indispensables.

C'est cette SUPER-VALEUR équivalant au SURTRAVAIL que le prolétaire, par le fait qu'il vend "librement" et contracruellement sa force de travail, doit céder gratuitement au capitaliste. C'est cela qui constitue la PLUS-VALUE ou profit capitaliste. Ce n'est donc pas quelque chose d'abstrait, une fiction mais du TRAVAIL VIVANT.

Si nous nous permettons d'insister - et nous nous en excusons - sur ce qui est l'A, B, C de la théorie économique marxiste, c'est parce qu'il ne doit pas être perdu de vue que tous les problèmes économiques et politiques que se pose le capitalisme (et en période de crise ceux-ci sont nombreux et complexes) convergent finalement vers cet objectif central : produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE. De la production en vue des besoins de l'humanité, de la consommation et des nécessités vitales des hommes, le capitalisme n'a cure. Une SEULE CONSOMMATION l'émeut, le passionne, stimule son énergie et sa volonté, constitue sa raison d'être : la CONSOMMATION DE LA FORCE DE TRAVAIL!

Le capitalisme use de cette force de travail de façon à en obtenir le rendement le plus élevé correspondant à la plus grande quantité de travail possible. Mais il ne s'agit pas seulement de cela : il faut aussi élever à son maximum le rapport du travail gratuit au travail payé, le rapport de la plus-value au salaire ou au capital engagé, le TAUX DE LA PLUS-VALUE. Le capitaliste arrive à ses fins, d'une part en accroissant le travail total, en allongeant la journée de travail, en intensifiant le travail et, d'autre, part, en payant le moins cher possible la Force de Travail (même en dessous de sa valeur) grâce surtout au développement de la productivité du travail qui fait baisser le prix des subsistances et objets de première nécessité ; le capitalisme ne consent évidemment pas de plein gré à ce que la baisse des prix permette à l'ouvrier d'acheter plus de produits ; le salaire fluctue toujours autour de son axe : la valeur de la Force de Travail équivalant aux choses strictement indispensables à sa reproduction ; la courbe des mouvements de salaire (au-dessus ou au-dessous de la valeur) évolue parallèlement aux fluctuations du rapport des forces en présence, entre capitalistes et prolétaires.

De ce qui précède, il résulte que la quantité de plus-value est fonction, non pas du CAPITAL TOTAL que le capitaliste engage, mais seulement de la partie consacrée à 1'achat de la force de travail ou CAPITAL VARIABLE. C'est pourquoi le capitaliste tend à faire produire le MAXIMUM de PLUS-VALUE par le MINIMUM de CAPITAL TOTAL mais nous constaterons, en analysant l'accumulation, que cette tendance est contrecarrée par une loi agissant en sens contraire et entraînant la baisse du taux de profit.

Lorsque nous envisageons le capital total ou le capital investi dans la production capitaliste -mettons d'une année - nous devons le considérer, non pas en tant qu' expression de la forme concrète, matérielle des choses, de leur valeur d'usage, mais comme représentant des marchandises, des valeurs d'échange. Cela étant, la valeur du produit annuel se compose :

a)  du capital constant consommé, c'est-à-dire de l'usure des moyens de production et des matières premières absorbées ; ces deux éléments expriment du travail passé, déjà consommé, matérialisé au cours de productions antérieures;

b)  du capital variable et de la plus-value représentant le travail nouveau, vivant, consommé pendant l'année.

Cette valeur synthétique, telle qu'elle apparaît dans le produit total, se retrouve dans le produit unitaire. La valeur d'une table, par exemple, est l'addition de la valeur équivalant à l'usure de la machine qui 1'a produite, de la valeur des matières et de la valeur du travail incorporé. Il ne faut donc pas considérer le produit comme exprimant exclusivement soit du capital constant soit du capital variable soit de la plus-value.

Le capital variable et la plus-value constituent le revenu issu de la sphère de production (De même que nous n'avons pas considéré la production extra-capitaliste des paysans, artisans etc., de même nous n'envisageons pas leur revenu).

Le revenu du prolétariat c'est le Fonds des Salaires. Le revenu de la bourgeoisie c'est la masse de plus-value, de profit (nous n'avons pas à analyser ici la répartition de la plus-value au sein de la classe capitaliste en profit industriel, profit commercial, profit bancaire et rente foncière). Ainsi déterminé, le revenu provenant de la sphère capitaliste fixe les limites de la consommation individuelle du prolétariat et de la bourgeoisie mais il importe de souligner que la consommation des capitalistes n'a de limites que celles que lui assignent les possibilités de production de plus-value, tandis que la consommation ouvrière est strictement fonction des nécessités de cette même production de plus-value. D'où, à la base de la répartition du revenu total, un antagonisme fondamental qui engendre tous les autres. A ceux qui affirment qu'il suffit que les ouvriers produisent pour avoir l'occasion de consommer ou bien que, puisque les besoins sont illimités, ils restent toujours en deçà des possibilités de production, à ceux-là il convient d'opposer la réponse de Marx : "Ce que les ouvriers produisent effectivement c'est la plus-value : tant qu'ils la produisent, ils ont à consommer mais dès que la production s'arrête, la consommation s'arrête également. Il est faux qu'ils aient à consommer parce qu’ils produisent l'équivalent de leur consommation. " Et il dit d'autre part : "Les ouvriers doivent toujours être surproducteurs (plus-value) et produire au-delà de leurs «besoins» pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs dans les limites de leurs besoins. "

Mais le capitaliste ne peut se contenter de s'approprier de la plus-value, il ne peut se borner à spolier partiellement 1'ouvrier du fruit de son travail, encore faut-il qu'il puisse réaliser cette plus-value, la transformer en argent en vendant le produit qui la contient à sa valeur.

La vente conditionne le renouvellement de la production ; elle permet au capitaliste de racheter les éléments du capital consommé dans le procès qui vient de se terminer : il lui faut remplacer les parties usées de son matériel, acheter de nouvelles matières premières, payer de la main d'œuvre. Mais au point de vue capitaliste, ces éléments sont envisagés non pas sous leur forme matérielle en tant que quantité semblable de valeurs d'usage, en tant que même masse de production à réincorporer dans la production mais comme valeur d'échange, comme capital réinvesti dans la production à son niveau ancien (abstraction étant faite des valeurs nouvelles accumulées) et cela afin que soit maintenu au moins le même taux de profit que précédemment. Recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste.

S'il arrive que la production ne peut être entièrement réalisée, ou bien si elle l'est au dessous de sa valeur, 1'exploitation de 1'ouvrier n'a rien ou peu rapporté au capitaliste parce que le travail gratuit n'a pu se concrétiser en argent et se convertir ensuite en capital productif de nouvelle plus-value ; qu'il y ait quand même production de produits consommables, laisse le capitaliste complètement indifférent même si la classe ouvrière manque de 1'indispensable.

Si nous soulevons l'éventualité d'une mévente, c'est précisément parce que le procès capitaliste de production se scinde en 2 phases, la production et la vente, qui bien que formant une unité, bien que dépendant étroitement l'une de l'autre, sont nettement indépendantes dans leur déroulement. Ainsi, le capitaliste, loin de dominer le marché, lui est au contraire étroitement soumis. Et, non seulement la vente se sépare de la production mais l'achat subséquent se sépare de la vente, c'est-à-dire que le vendeur d'une marchandise n'est pas forcément et en même temps acheteur d'une autre marchandise.   Dans l'économie capitaliste, le commerce des marchandises ne signifie pas échange direct de marchandises. Toutes, avant de parvenir à leur destination définitive, doivent se métamorphoser en argent et cette transformation constitue la phase la plus importante de leur circulation.

La possibilité première des crises résulte donc de la différenciation, d'une part entre la production et la vente, d'autre part entre la vente et l'achat ou de la nécessité pour la marchandise de se métamorphoser d'abord en Argent pour aboutir à l'Argent-Capital. Voici donc que surgit devant le capitalisme le problème de la réalisation de la production. Quelles vont être les conditions de la solution ? Tout d'abord, la fraction de la valeur du produit exprimant le capital constant peut, dans des conditions normales, se vendre dans la sphère capitaliste même, par un échange intérieur conditionnant le renouvellement de la production. La fraction représentant le capital variable est achetée par les ouvriers au moyen du salaire que leur a payé le capitaliste et qui reste strictement limité, nous 1'avons indiqué au prix de la force de travail gravitant autour de la valeur : c'est la seule partie du produit total dont la réalisation, le marché, sont assurés par le propre financement du capitalisme. Reste la plus-value. On peut, certes, émettre l'hypothèse que la bourgeoisie en consacre 1'entièreté à sa consommation personnelle. Bien que, pour que cela soit possible, il faille que le produit ait été au préalable changé contre de l'argent (nous écartons 1'éventualité du payement des dépenses individuelles au moyen d'argent thésaurisé) car le capitalisme ne peut consommer sa propre production. Mais si la bourgeoisie agissait dans ce sens, si elle se bornait à tirer jouissance du surproduit dont elle frustre le prolétariat, si elle se confinait à une production simple, non élargie, en s'assurant ainsi une existence paisible et sans soucis, elle ne se différencierait nullement des classes dominantes qui l'ont précédée, si ce n'est par les formes de sa domination. La structure des sociétés esclavagistes comprimait tout développement technique et maintenait la production à un niveau dont s'accommodait fort bien le maître, aux besoins duquel 1'esclave pourvoyait largement. De même, dans l'économie féodale, le seigneur, en échange de sa protection qu'il accordait au serf, recevait de celui-ci les produits de son travail supplémentaire et se débarrassait ainsi des soucis de la production limitée à un marché à échanges étroits et peu extensibles.

Sous la poussée du développement de l'économie marchande, la tâche historique du capitalisme fut précisément de balayer ces sociétés sordides, stagnantes. L'expropriation des producteurs créait le marché du travail et ouvrait la mine de plus-value où vint puiser le capital marchand transformé en capital industriel. Une fièvre de production envahissait tout le corps social. Sous l'aiguillon de la concurrence, le capital appelait le capital. Les forces productives et la production croissaient en progression géométrique et 1'accumulation du capital atteignait son apogée dans le dernier tiers du XIXe siècle, au cours du plein épanouissement du "libre échange".

L'histoire apporte donc la démonstration que la bourgeoisie, considérée dans son ensemble, n'a pu se borner à consommer l'entièreté de la plus-value. Au contraire, son âpreté au gain la poussait à en réserver une partie (la plus importante) et, la plus-value attirant la plus-value comme l'aimant attire la limaille, à la CAPITALISER. L'extension de la production se poursuit, la concurrence stimule le mouvement et suppose les perfectionnements techniques.

Les nécessités de l'accumulation transforment la réalisation de la plus-value en la pierre d'achoppement de la réalisation du produit total. Si la réalisation de la fraction consommée n'offre pas de difficultés (du moins théoriquement), il reste néanmoins la plus-value accumulable. Celle-ci ne peut pas être absorbée par les prolétaires puisqu'ils ont déjà épuisé leurs possibilités d'achat en dépensant leurs salaires. Peut-on supposer que les capitalistes soient capables de la réaliser entre eux, dans la sphère capitaliste, et que cet échange soit suffisant pour conditionner l'extension de la production ? Une telle solution s'avère évidemment absurde dans sa finalité car, le souligne Marx : "Ce que la production capitaliste se propose, ce n'est pas déposséder d'autres biens mais de s'approprier de la valeur, de l'argent, de la richesse abstraite. " Et l'extension de la production est fonction de l'accumulation de cette richesse abstraite. Le capitaliste ne produit pas pour le plaisir de produire, pour le plaisir d'accumuler des moyens de production, des produits de consommation et de "gaver" toujours plus d'ouvriers mais parce que produire engendre du travail gratuit, de la plus-value qui s'accumule et croît toujours davantage en se capitalisant. Marx ajoute : "Si on dit que les capitalistes n'ont qu 'à échanger et consommer leurs marchandises entre eux, on oublie tout le caractère de la production capitaliste, comme aussi qu'il s'agit de mettre le capital en valeur et non de le consommer. "

Nous nous trouvons ainsi au centre du problème qui se pose de façon inéluctable et permanente à la classe capitaliste dans son ensemble : vendre en dehors du marché capitaliste, dont la capacité d'absorption est strictement limitée par les lois capitalistes, le surplus de la production représentant au moins la valeur de la plus-value non consommée par la bourgeoisie destinée à être transformée en Capital. Pas moyen d'y échapper : le capital marchandise ne peut devenir du capital productif de plus-value que s'il est au préalable converti en argent et à l'extérieur du marché capitaliste. "Le capitalisme a besoin, pour écouler une partie de ses marchandises, d'acheteurs qui ne soient ni capitalistes, ni salariés et qui disposent d'un pouvoir d'achat autonome. " (Rosa Luxembourg)

Avant d'examiner où et comment le capital trouve des acheteurs à pouvoir d'achat "autonome", il nous faut suivre le processus de l'accumulation.

L'accumulation capitaliste, facteur de progrès et de régression

Nous avons déjà indiqué que l'accroissement du capital fonctionnant dans la production a pour conséquence de développer, en même temps, les forces productives, sous la poussée des perfectionnements techniques. Seulement, à côté de cet aspect positif progressif de la production capitaliste surgit un facteur régressif, antagonique résultant de la modification du rapport interne des éléments composant le capital.

La plus-value accumulée se subdivise en deux parties inégales : l'une, la plus considérable, doit servir à l'extension du capital constant et 1'autre, la plus petite est consacrée à 1 ' achat de force de travail supplémentaire ; le rythme du développement du capital constant s'accélère ainsi au détriment de celui du capital variable et le rapport du capital constant au capital total s'accroît ; autrement dit, la composition organique du capital s'élève. Certes la demande supplémentaire d'ouvriers augmente la part absolue du prolétariat dans le produit social mais sa part relative diminue puisque le capital variable décroît par rapport au capital constant et au capital total. Cependant, même l'accroissement absolu du capital variable, du fonds des salaires ne peut persister et doit atteindre, à un certain moment, son point de saturation. En effet, l'élévation continue de la composition organique, c'est-à-dire du degré technique, porte les forces productives et la productivité du travail à une telle puissance que le capital, poursuivant son ascension, loin d'absorber encore et toujours de nouvelles forces de travail finit, au contraire, par rejeter sur le marché une partie de celles déjà intégrées dans la production, déterminant un "phénomène" spécifique au capitalisme décadent : le chômage permanent, expression d'une surpopulation ouvrière relative et constante.

D'un autre côté, les dimensions gigantesques qu'atteint la production reçoivent leur pleine signification par le fait que la masse des produits ou valeurs d'usage croit bien plus vite que la masse de valeurs d'échange y correspondant, ou que la valeur du capital constant consommé, du capital variable et de la plus-value ; ainsi, par exemple, lorsqu'une machine coûtant 1000 francs, pouvant produire 1000 unités d'un produit déterminé et nécessitant la présence de deux ouvriers est remplacée par une machine plus perfectionnée coûtant 2.000 F, exigeant un ouvrier mais produisant 3 ou 4 fois autant que la première. Que si on objecte que, puisque plus de produits peuvent être obtenus avec moins de travail, l'ouvrier avec son salaire peut aussi en acquérir davantage, on oublie totalement que les produits sont avant tout des marchandises, de même que la force de travail en est une et que, par conséquent, ainsi que nous l'avons déjà indiqué au début, cette force de travail, en tant que marchandise, ne peut être vendue qu'à sa valeur d'échange équivalant au coût de sa reproduction, celle-ci étant assurée du moment que l'ouvrier obtient le strict minimum de subsistance lui permettant de se maintenir en vie. Si, grâce au progrès technique, le coût de ces subsistances peut être réduit, le salaire sera réduit également. Et si même il ne l'est pas proportionnellement à la baisse des produits par suite d'un rapport des forces favorable au prolétariat, il doit, dans tous les cas, fluctuer dans des limites compatibles avec les nécessités de la production capitaliste.

Le processus de l'accumulation approfondit donc une première contradiction : croissance des forces productives, décroissance des forces de travail affectées à la production et développement d'une surpopulation ouvrière relative et constante. Cette contradiction en engendre une seconde. Nous avons déjà indiqué quels étaient les facteurs qui déterminaient le taux de la plus-value. Cependant, il importe de souligner qu'avec un taux de plus value invariable, la masse de plus-value et, par conséquent, la masse de profit est toujours proportionnelle à la masse du capital variable engagé dans la production. Si le capital variable décroît par rapport au capital total, il entraîne une diminution de la masse de profit par rapport à ce capital total et, par conséquent, le taux de profit baisse. Cette baisse du taux de profit s'accentue dans la mesure où progresse l'accumulation, où grandit le capital constant par rapport au capital variable alors même que la masse de profit continue à augmenter (par suite d'une hausse du taux de la plus-value). Elle ne traduit donc nullement une exploitation moins intense des ouvriers mais signifie que, par rapport au capital total, il est utilisé moins de travail procurant moins de travail gratuit. D'autre part, elle accélère le rythme de l'accumulation parce qu'elle harcèle, elle talonne le capitalisme et en l'acculant à la nécessité d'extraire d'un nombre d'ouvriers déterminés le maximum de plus-value, oblige aussi à accumuler toujours davantage de plus-value.

La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est génératrice des crises cycliques et sera un puissant ferment de décomposition de l'économie capitaliste décadente. De plus, elle nous fournit l'explication de l'exportation du capital qui apparaît comme un des traits spécifiques du capitalisme impérialiste et monopoliste : "L'exportation du capital, dit Marx, n'a pas pour cause l'impossibilité absolue de l'occuper à l'intérieur, mais la possibilité de le placer à l'étranger avec un taux de profit plus élevé. " Lénine confirme cette idée (L'Impérialisme) en disant que "la nécessité de l'exportation des capitaux résulte de la maturité excessive du capitalisme dans certains pays où, les placements «avantageux» (c'est nous qui soulignons)- l'agriculture étant arriérée, les masses misérables -commencent à lui faire défaut. "

Un autre facteur qui contribue à accélérer l'accumulation c'est le Crédit, panacée qui aujourd'hui acquiert un pouvoir magique pour les savants économistes bourgeois et social-démocrates à la recherche de solutions salvatrices ; mot magique au pays de Roosevelt, mot magique pour tous les faiseurs de plan d'économie dirigée... par le capitalisme, pour De Man, pour les bureaucrates de la C.G.T. et autres sauveurs du capitalisme. Car il parait que le crédit possède cet attribut de créer du pouvoir d'achat.

Cependant, débarrassé de ses oripeaux pseudo scientifiques et mensongers, le crédit peut fort simplement se définir comme suit : la mise à la disposition du capital par les canaux de son appareil financier :

a)  des sommes momentanément inutilisées dans le procès de production et destinées au renouvellement du capital constant ;

b)  de la fraction de sa plus-value que la bourgeoisie ne consomme pas immédiatement ou qu'elle ne peut accumuler ;

c)  les sommes disponibles appartenant à des couches non-capitalistes (paysans, artisans) ou à la couche privilégiée de la classe ouvrière, en un mot, de ce qui constitue l'EPARGNE et exprime du pouvoir d'achat potentiel.

L'opération de crédit ne peut donc aboutir, tout au plus, qu'à transformer du pouvoir d'achat latent en pouvoir d'achat nouveau. C'est d'ailleurs un problème qui ne préoccupe que les amuseurs de badauds. Ce qui nous importe, c'est le fait que l'épargne peut être mobilisée pour la capitalisation et accroître d'autant la masse des capitaux accumulés. Sans le crédit, l'épargne ne serait que de l'argent thésaurisé et non du capital. "Le crédit accroît d'une façon incommensurable la capacité d'extension de la production et constitue la force motrice interne qui la pousse constamment à dépasser les limites du marché. " (R. Luxembourg)

Un troisième facteur d'accélération doit être signalé. L'ascension vertigineuse de la masse de plus-value ne permet pas à la bourgeoisie d'y adapter sa consommation ; son "estomac", si vorace qu'il soit, est incapable d'absorber le surplus de plus-value produite. Mais, même si sa goinfrerie la poussait jusqu'à vouloir consommer davantage, elle ne le pourrait pas car la concurrence lui impose sa loi implacable : élargir la production afin de réduire les prix de revient. De sorte que, la fraction de plus-value consommée se réduisant de plus en plus par rapport à la plus-value totale, le taux de l'accumulation s'accroît. D'où une nouvelle cause de contraction du marché capitaliste.

Nous nous bornerons à mentionner un quatrième élément d'accélération, surgi parallèlement au développement du capital bancaire et du crédit et produit de la sélection active de la concurrence : la centralisation des capitaux et des moyens de production dans des entreprises gigantesques qui, en produisant de la plus-value accumulable "en gros", augmentent beaucoup plus rapidement la masse des capitaux. Comme ces entreprises évolueront organiquement en monopoles parasitaires, elles se transformeront également en un virulent ferment de désagrégation dans la période de l'impérialisme.

Résumons donc les contradictions fondamentales qui minent la production capitaliste :

a)  d'une part une production ayant atteint un niveau conditionnant une consommation de masse, d'autre part les nécessités même de cette production rétrécissant de plus en plus les bases de la consommation à l'intérieur du marché capitaliste ; décroissance de la part relative et absolue du prolétariat dans le produit total, restriction relative de la consommation individuelle des capitalistes ;

b)  nécessité de réaliser hors du marché capitaliste la fraction du produit, non consommable à l'intérieur, correspondant à la plus-value accumulée en progression rapide et constante sous la pression des divers facteurs accélérant l'accumulation.

Il faut d'une part réaliser le produit afin de pouvoir recommencer la production mais il faut d'autre part élargir les débouchés afin de pouvoir réaliser le produit.

Comme le souligne Marx : "La production capitaliste est forcée de produire à une échelle qui n'est en rien liée à la demande du moment mais dépend d'une extension continuelle du marché mondial La demande des ouvriers ne suffit pas puisque le profit provient précisément de ce que la demande des ouvriers est plus petite que la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande réciproque des capitalistes ne suffit pas davantage. "

Comment alors va s'effectuer cette extension continuelle du marché mondial, cette création et cet élargissement continuel des débouchés extra capitalistes dont Rosa Luxembourg soulignait l'importance vitale pour le capitalisme. Celui-ci, de par la place historique qu'il occupe dans l'évolution de la société doit, s'il veut continuer à vivre, poursuivre la lutte qu'il lui a fallu entamer lorsque primitivement il s'est agi pour lui de construire la base sur laquelle sa production pouvait se développer. Autrement dit, le capitalisme, s'il veut transformer en argent et accumuler la plus-value qui suinte par tous ses pores, doit désagréger les économies anciennes qui ont survécu aux bouleversements historiques. Pour écouler les produits que la sphère capitaliste ne peut absorber, il faut trouver des acheteurs et ceux-ci ne peuvent exister que dans une économie marchande. De plus, le capitalisme pour maintenir l'échelle de sa production, a besoin d'immenses réserves de matières premières qu'il ne peut s'approprier que pour autant que dans les contrées où elles existent, il ne se heurte pas à des rapports de propriété qui constituent des obstacles à ses visées et pour autant qu'il ait à sa disposition les forces de travail qui puissent assurer l'exploitation des richesses convoitées. Là donc où subsistent encore des formations esclavagistes ou féodales ou bien des communautés paysannes dans lesquelles le producteur est enchaîné à ses moyens de production et œuvre à la satisfaction directe de ses besoins, il faut que le capitalisme crée les conditions et ouvre la voie qui lui permette d'atteindre ses objectifs. Par la violence, l'expropriation, les exactions fiscales et, avec l'appui des masses dominantes de ces régions, il détruit en premier lieu les derniers vestiges de propriété collective, transforme la production pour les besoins en production pour le marché, suscite des productions nouvelles correspondant à ses propres besoins, ampute l'économie paysanne des métiers qui la complétaient, contraint le paysan au travers du marché ainsi constitué à effectuer l'échange des matières agricoles que seules il lui est encore possible de produire contre la camelote fabriquée dans les usines capitalistes. En Europe, la révolution agricole des XVe et XVIe siècles avait déjà entraîné l'expropriation et l'expulsion d'une partie de la population rurale et avait créé le marché pour la production capitaliste naissante. Marx remarque à ce sujet que seul l'anéantissement de l'industrie domestique rurale peut donner au marché intérieur d'un pays l'extension et la solide cohésion dont a besoin le mode de production capitaliste.

Cependant, par sa nature insatiable, le capital ne s'arrête pas en si bon chemin. Réaliser sa plus value ne lui suffit pas. Il lui faut maintenant abattre les producteurs autonomes qu'il a fait surgir des collectivités primitives et qui ont conservé leurs moyens de production. Il lui faut supplanter leur production, la remplacer par la production capitaliste afin de trouver un emploi aux masses de capitaux accumulés qui le submergent et l'étouffent. L'industrialisation de l'agriculture amorcée dans la seconde moitié du XIXe siècle surtout aux Etats-Unis constitue une illustration frappante du processus de désagrégation des économies paysannes qui creuse le fossé entre fermiers capitalistes et prolétaires agricoles.

Dans les colonies d'exploitation où, cependant, le processus d'industrialisation capitaliste ne se vérifie que dans une faible mesure, l'expropriation et la prolétarisation en masse des indigènes comblent le réservoir où le capital vient puiser les forces de travail qui lui fourniront les matières premières à bon marché.

De sorte que réaliser la plus-value signifie, pour le capital, s'annexer progressivement et continuellement les économies pré-capitalistes dont l'existence lui est indispensable mais qu'il doit cependant anéantir s'il veut poursuivre ce qui constitue sa raison d'être : l'accumulation. D'où  surgit une autre  contradiction fondamentale qui se relie aux précédentes : l'accumulation et la production capitaliste se développent en se nourrissant de la substance "humaine" des milieux extra capitalistes mais aussi en épuisant graduellement ceux-ci ; ce qui d'abord était du pouvoir d'achat "autonome" absorbant la plus-value -par exemple la consommation des paysans- devient, lorsque la paysannerie se scinde en capitalistes et prolétaires, du pouvoir d'achat spécifiquement capitaliste, c'est-à-dire contenu dans les limites étroites déterminées par le capital variable et la plus-value consommable. Le capitalisme scie, en quelque sorte, la branche qui le porte.

On peut évidemment imaginer une époque où le capitalisme ayant étendu son mode de production au monde entier aura réalisé l'équilibre de ses forces productives et l'harmonie sociale. Mais si Marx, dans ses schémas de la production élargie, a émis cette hypothèse d'une société entièrement capitaliste où ne s'opposeraient que des capitalistes et des prolétaires c'est, nous semble-t-il, afin de, pouvoir précisément faire la démonstration de l'absurdité d'une production capitaliste s'équilibrant et s'harmonisant un jour avec les besoins de l'humanité. Cela signifierait que la plus-value accumulable, grâce à l'élargissement de la production, pourrait se réaliser directement d'une part par 1'achat de nouveaux moyens de production nécessaires, d'autre part par la demande des ouvriers supplémentaires (où les trouver d'ailleurs ?) et que les capitalistes, de loups se seraient transformés en pacifiques progressistes.

Marx, s'il avait pu poursuivre le développement de ses schémas, aurait abouti à cette conclusion opposée qu'un marché capitaliste qui ne serait plus extensible par l'incorporation de milieux non capitalistes, qu'une production entièrement capitaliste - ce qui historiquement est impossible - signifieraient l'arrêt du processus de l'accumulation et la fin du capitalisme lui-même. Par conséquent, présenter les schémas (comme l'ont fait certains "marxistes") comme étant l'image d'une production capitaliste pouvant se dérouler sans déséquilibre, sans surproduction, sans crises, c'est falsifier sciemment la théorie marxiste.

Cependant, en accroissant sa production dans des proportions prodigieuses, le capital ne réussit pas à l'adapter harmoniquement à la capacité des marchés qu'il parvient à s'annexer. D'une part ceux-ci ne s'élargissent pas sans discontinuité, d'autre part, sous l'impulsion des facteurs d'accélération que nous avons mentionnés, l'accumulation imprime au développement de la production un rythme beaucoup plus rapide que celui auquel s'effectue l'extension de nouveaux débouchés extra capitalistes. Non seulement le processus de l'accumulation engendre une quantité énorme de valeurs d'échanges mais, comme nous l'avons déjà dit, la capacité grandissante des moyens de production accroît la masse des produits ou valeurs d'usage dans des proportions bien plus considérables encore, de sorte que se trouvent réalisées les conditions d'une production capable de répondre à une consommation de masse mais dont l'écoulement est subordonné à une adaptation constante de capacités de consommation qui n'existe qu'en dehors de la sphère capitaliste.

Si cette adaptation ne s'effectue pas, il y a surproduction relative de marchandises, relative non pas par rapport à la capacité de consommation mais par rapport à la capacité d'achat des marchés capitalistes (intérieur) et extra capitalistes (extérieur).

S'il ne pouvait y avoir surproduction qu'une fois que tous les membres de la nation auraient satisfait ne fut-ce que leurs besoins les plus urgents, toute surproduction générale et même partielle aurait été impossible dans l'histoire passée de la société bourgeoise. Lorsque le marché est sursaturé de chaussures, de cotonnades, de vins, de denrées coloniales est-ce à dire qu'une partie de la nation, mettons les deux tiers, a plus que satisfait ses besoins de chaussures, etc. ? En quoi les besoins absolus intéressent-ils la surproduction ? Celle-ci ne s'adressent qu'au besoin "capable de payer " (Marx).

Le caractère d'une telle surproduction ne se retrouve dans aucune des sociétés antérieures. Dans la société antique, esclavagiste la production était dirigée vers la satisfaction essentielle des besoins de la classe dominatrice et l'exploitation des esclaves s'expliquait par la nécessité résultant de la faible capacité des moyens de production d'étouffer, par la violence, les velléités d'expansion des besoins de la masse. Si quelque surproduction fortuite survenait, elle était résorbée par la thésaurisation ou bien elle s'épanouissait en dépenses somptuaires ce qui se vérifiait parfois ; ce n'était donc pas à vrai dire une surproduction mais une surconsommation des riches. De même, sous le régime féodal, l'étroite production était aisément consommée : le serf, tout en consacrant la plus grande partie de son produit à la satisfaction des besoins du seigneur, s'évertuait à ne pas mourir de faim ; aucune surproduction n'était à craindre, les famines et les guerres y paraient.

En régime de production capitaliste, les force productives débordent de la base trop étroite sur laquelle elles doivent opérer : les produits capitalistes sont abondants mais ils n'ont que répulsion pour les simples besoins des hommes, ils ne se "donnent" que pour de l'argent et, en son absence, préfèrent s'entasser dans les usines, magasins, entrepôts ou se laisser anéantir.

Les crises chroniques du capitalisme ascendant

La production capitaliste ne se trace de limites que celles que lui imposent les possibilités de mise en valeur du capital : tant que de la plus-value peut être extirpée et capitalisée la production progresse. Sa disproportion avec la capacité générale de consommation n'apparaît que lorsque le reflux des marchandises heurtant les limites du marché obstruent les voies de la circulation, en un mot lorsque la crise éclate.

Il est évident que la crise économique déborde la définition qui la limite à une rupture d'équilibre entre les divers secteurs de la production, comme se bornent à l'énoncer certains économistes bourgeois et même marxistes. Marx indique qu' "aux périodes de surproduction générale, la surproduction dans certaines sphères n'est que le résultat, la conséquence de la surproduction dans les branches principales: elle n'y est que de la surproduction relative parce qu'il y a surproduction dans d'autres sphères." Evidemment, une disproportion trop flagrante, par exemple entre le secteur produisant des moyens de production et celui produisant des moyens de consommation, peut déterminer une crise partielle ; peut même être la cause d'une crise générale originelle. La crise est le produit d'une surproduction générale et relative, d'une surproduction de produits de toutes espèces (que ce soient des moyens de production ou des objets de consommation) par rapport à la demande du marché.

En somme, la crise est la manifestation de l'impuissance du capitalisme à pouvoir tirer profit de l’exploitation de l'ouvrier :nous avons déjà mis en évidence qu'il ne lui suffit pas d'extorquer du travail gratuit et de l'incorporer au produit sous forme d'une valeur nouvelle, de plus-value, mais qu'il doit aussi le matérialiser en argent par la vente du produit total à sa valeur, ou plutôt à son prix de production constitué par le prix de revient (valeur du capital engagé, constant et variable) auquel s'ajoute le profit moyen social (et non le profit donné par chaque production particulière). D'un autre côté, les prix du marché, qui théoriquement sont l'expression monétaire des prix de production, diffèrent pratiquement de ceux-ci car ils suivent la courbe fixée par la loi marchande de l'offre et de la demande tout en évoluant cependant dans l'orbite de la valeur. Il importe donc de souligner que les crises se caractérisent par des fluctuations anormales des prix entraînant des dépréciations considérables de valeurs pouvant même aller jusqu'à leur destruction qui équivaut à une perte de capital. La crise révèle brusquement qu' il a été produit une telle masse de moyens de production, de moyens de travail et de moyens de consommation, qu'il s'est accumulé une telle masse de valeur-capital qu'il devient impossible de faire fonctionner celles-ci comme instrument d'exploitation des ouvriers, à un degré donné à un certain taux de profit ; la baisse de ce taux au-dessous d'un certain niveau acceptable par la bourgeoisie ou la menace même de la suppression de tout profit jette la perturbation dans le procès de production et provoque même sa paralysie. Les machines s'immobilisent non parce qu'elles ont produit trop de choses consommables mais parce que le capital existant ne reçoit plus la plus-value qui le fait vivre. La crise dissipe ainsi les brumes de la production capitaliste ; elle souligne d'un trait puissant l'opposition fondamentale entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, entre les besoins des hommes et les besoins du capital. "Il est produit, dit Marx, trop de marchandises pour qu'on puisse réaliser et reconvertir en capital nouveau, dans les conditions de répartition et de consommation donnée par la production capitaliste, la Valeur et la Plus-Value qui s'y trouvent contenues. Il n'est pas produit trop de richesses. Mais périodiquement, il est produit trop de richesse sous ses formes capitalistes opposées les unes aux autres. "

Cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du système capitaliste de production. Tant cette périodicité que le caractère propre des crises capitalistes ne se retrouvent dans aucune des sociétés précédentes : les économies antiques, patriarcales, féodales, basées essentiellement sur la satisfaction des besoins de la classe dominante et ne s'appuyant ni sur une technique progressive ni sur un marché favorisant un large courant d'échanges, ignoraient les crises surgies d'excès de richesse puisque, ainsi que nous l'avons mis en évidence, la surproduction y était impossible, des calamités économiques ne s'y abattaient qu'à l'intervention d'agents naturels : sécheresse, inondations, épidémies et de facteurs sociaux tels les guerres.

Les crises chroniques font seulement leur apparition dès le début du XIXe siècle lorsque le capitalisme, désormais consolidé grâce aux luttes acharnées et victorieuses qu'il a livrées à la société féodale, entre dans sa période de plein épanouissement et, solidement installé sur sa base industrielle, part à la conquête du monde. Dès lors, le développement de la production capitaliste va se poursuivre à un rythme saccadé, suivant une trajectoire très mouvementée. A une production fiévreuse s'efforçant de combler les exigences croissantes des débouchés mondiaux succédera un encombrement du marché. Le reflux de la circulation viendra bouleverser tout le mécanisme de la production. La vie économique formera ainsi une longue chaîne dont chaque chaînon constituera un cycle divisé en une succession de périodes d'activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de dépression. Le point de rupture du cycle c'est la crise, "solution momentanée et violente des contradictions existantes, éruption violente qui rétablit pour un moment l'équilibre troublé. " (Marx) Les périodes de crise et de prospérité sont donc inséparables et se conditionnent réciproquement.          

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les crises cycliques conservent leur centre de gravité en Angleterre, berceau du capitalisme industriel. La première qui ait un caractère de surproduction date de  1825 (l'année précédente, le mouvement trade-unioniste, s'appuyant sur la loi de coalition que le prolétariat avait arrachée à la bourgeoisie, commençait à grandir). Cette crise avait des origines curieuses pour l'époque : les importants emprunts qui avaient été contractés à Londres, les années précédentes, par les jeunes républiques sud-américaines, se trouvaient être épuisés ce qui avait amené une brusque contraction de ces marchés. Elle atteint particulièrement 1'industrie cotonnière, déchue de son monopole, s'illustre par une révolte des ouvriers cotonniers et se résorbe par une extension des débouchés limités essentiellement à l'Angleterre où le capital a trouve encore de vastes régions à transformer et à capitaliser : la pénétration des régions agricoles des provinces anglaises et le développement des exportations vers les Indes ouvrent le marché à l'industrie cotonnière ; la construction des  chemins  de  fer,  le développement du machinisme fournissent le marché à 1'industrie métallurgique qui prend définitivement son essor. En 1836, le marasme de l'industrie cotonnière, succédant à une longue dépression suivie d'une période de prospérité, généralise encore une fois la crise et ce sont à nouveau les tisserands, mourant de faim, qui s'offrent en victimes expiatoires. La crise trouve son issue en 1839 dans l'extension nouvelle du réseau ferré mais, entre-temps, naît le mouvement chartiste, expression des premières aspirations politiques du prolétariat anglais. En 1840, nouvelle dépression de l'industrie textile anglaise accompagnée de révoltes ouvrières ; elle se prolonge jusqu'en 1843. L'essor reprend en 1844 et se transforme en grande prospérité en 1845. Une crise générale s'étendant au continent éclate en 1847. Elle est suivie de l'insurrection parisienne de 1848 et de la révolution allemande et dure jusqu'en 1849, époque à laquelle les marchés américains et australiens s'ouvrent à 1'industrie européenne et surtout anglaise, en même temps que la construction des chemins de fer prend un énorme développement en Europe continentale.

Dès cette époque déjà, Marx, dans le Manifeste Communiste, trace les caractéristiques générales des crises et souligne l'antagonisme entre le développement des forces productrices et leur appropriation bourgeoise. Avec une profondeur géniale, il dessine les perspectives pour la production capitaliste. "Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? demande-t-il. D'un côté par la destruction forcée d'une masse de forces productives, de l'autre par la conquête de nouveaux marchés et l'exploitation plus approfondie des ouvriers. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. "

A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le capitalisme industriel acquiert la prépondérance sur le continent. L'Allemagne et l'Autriche prennent leur essor industriel vers 1860. De ce fait, les crises prennent de plus en plus d'extension. Celle de 1857 est courte grâce à l'expansion du capital surtout en Europe Centrale. 1860 marque l'apogée de l'industrie cotonnière anglaise qui poursuit la saturation des marchés des Indes et de l’Australie. La guerre de Sécession la prive de coton et provoque en 1863 son effondrement complet, entraînant une crise générale. Mais le capital anglais et le capital français ne perdent pas leur temps et, de 1860 à 1870, s'assurent de solides positions en Egypte et en Chine.

La période allant de 1850 à 1873, extrêmement favorable au développement du capital, se caractérise par de longues phases de prospérité (environ 6 ans) et de courtes dépressions d'environ 2 ans. La période suivante, qui débute par la crise de 1873 et qui s'étend jusqu'en 1896, présente un processus inverse : dépression chronique coupée de courtes phases ascendantes : L'Allemagne (paix de Francfort en 1871) et les Etats-Unis viennent de surgir en concurrents redoutables face à l'Angleterre et à la France. Le rythme du développement prodigieux de la production capitaliste dépasse le rythme de pénétration des marchés : crises en 1882 et en 1890. Déjà, les grandes luttes coloniales pour le partage du monde sont engagées et le capitalisme, sous la poussée de l'immense accumulation de plus-value, est lancé sur la voie de l'impérialisme qui va le mener à la crise générale et banqueroutière. Entre-temps surgissent les crises de 1900 (guerre des Boers et des "Boxers") et de 1907. Celle de 1913-1914 devait exploser dans la guerre mondiale.

Avant d'aborder l'analyse de la crise générale de 1'Impérialisme décadent qui fait 1'objet de la seconde partie de notre étude, il nous faut examiner le processus qu'a suivi chacune des crises de l'époque expansionniste.

Les deux termes extrêmes d'un cycle économique sont :

a)  la phase ultime de la prospérité qui aboutit au point culminant de l'accumulation qui s'exprime par son taux le plus élevé et la plus haute composition organique du capital ; la puissance des forces productives est arrivée à son point de rupture avec la capacité du marché ; cela signifie aussi, ainsi que nous l'avons indiqué, que le faible taux de profit correspondant à la haute composition organique va se heurter aux besoins de mise en valeur du capital ;

b)  la phase la plus profonde de la crise qui correspond à une paralysie totale de l'accumulation de capital et précède immédiatement la dépression.

Entre ces deux moments, se déroulent d'une part la crise elle-même, période de bouleversements et de destructions de valeurs d'échange, d'autre part la phase de dépression à laquelle succède la reprise et la prospérité fécondant des valeurs nouvelles.

L'équilibre instable de la production, sapé par l'approfondissement progressif des contradictions capitalistes, se rompt brusquement lorsque la crise éclate et il ne peut se rétablir que s'il s'opère un assainissement des valeurs-capital. Ce nettoyage s'amorce par une baisse des prix des produits finis, tandis que les prix des matières premières continuent quelque temps leur ascension. La contraction des prix des marchandises entraîne évidemment la dépréciation des capitaux matérialisés par ces marchandises et la chute se poursuit jusqu'à la destruction d'une fraction plus ou moins importante du capital, proportionnée à la gravité et à l'intensité de la crise. Le processus de destruction prend deux aspects : d'une part en tant que perte de valeurs d'usage découlant de l'arrêt partiel ou total de l'appareil de production qui détériore les machines et les matières non employées, d'autre part en tant que perte de valeurs d'échange qui est la plus importante parce qu'elle s'attaque au procès du renouvellement de la production qu'elle arrête et désorganise. Le capital constant subit le premier choc ; la diminution du capital variable ne suit pas parallèlement car la baisse des salaires retarde généralement sur la baisse des prix. La contraction des valeurs empêche leur reproduction à l'échelle ancienne ; de plus, la paralysie des forces productives empêche le capital qui les représente d'exister comme tel : c'est du capital mort inexistant bien que subsistant sous sa forme matérielle. Le processus de l'accumulation du capital se trouve également interrompu parce que la plus-value accumulable a été engloutie avec la chute des prix bien que cependant l'accumulation des valeurs d'usage puisse fort bien se poursuivre quelque temps par la continuation, les extensions prévues de l'appareil productif.

La contraction des valeurs entraîne aussi la contraction des entreprises : les plus faibles succombent ou sont absorbées par les plus fortes moins ébranlées par la baisse des prix. Cette centralisation ne s'effectue pas sans luttes : tant que dure la prospérité, tant qu'il y a du butin à partager, celui-ci se répartit entre les diverses fractions de la classe capitaliste au prorata des capitaux engagés ; mais que survienne la crise et que la perte devienne inévitable pour la classe dans son ensemble, chacun des groupes ou capitalistes individuels s'efforce, par tous les moyens, de limiter sa perte ou d'en rejeter l'entièreté sur le voisin. L'intérêt de la classe se désagrège sous la poussée des intérêts particuliers, disparates alors qu'en période normale ceux-ci respectaient une certaine discipline. Nous verrons que, dans la crise générale, c'est l'intérêt de classe au contraire qui affirme sa prédominance.

Mais la chute des prix, qui a permis la liquidation des stocks de marchandises anciennes, s'est arrêtée. L'équilibre se rétablit progressivement. Les capitaux sont ramenés en valeurs à un niveau plus bas, la composition organique s'abaisse également. Parallèlement à ce rétablissement s'opère une réduction des prix de revient, conditionnée principalement par la compression massive des salaires ; la plus-value - oxygène - réapparaît et ranime lentement tout le corps capitaliste. Les économistes de l'école libérale célèbrent à nouveau les mérites de ses antitoxines, de ses "réactions spontanées", le taux de profit se relève, devient "intéressant" ; bref, la rentabilité des entreprises se rétablit. Puis l'accumulation renaît, aiguisant l'appétit capitaliste et préparant l'éclosion d'une nouvelle surproduction. La masse de plus-value accumulée grossit, exige de nouveaux débouchés jusqu'au moment où le marché retarde à nouveau sur le développement de la production. La crise est mûre. Le cycle recommence.

"Les crises apparaissent comme un moyen d'attiser et de déchaîner toujours de nouveau le feu du développement capitaliste. " (R Luxembourg).

(A suivre.)

MITCHELL


[1] [8] Mitchell, membre de la minorité de la Ligue des communistes internationalistes de Belgique, participa, avec la constitution de la Fraction belge en 1937, à la fondation de la Gauche communiste avec Bilan.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [9]

Questions théoriques: 

  • L'économie [10]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [11]

Anarchisme et communisme

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Anarchisme et communisme

Aujourd'hui, l'anarchisme a le vent en poupe. Que ce soit sous la forme de l'apparition et du renforcement de l'anarcho-syndicalisme ou bien du surgissement de nombreux petits groupes se réclamant des conceptions libertaires, les idées anarchistes commencent à avoir pignon sur rue dans plusieurs pays (et à faire l'objet d'une attention croissante de la part des médias capitalistes). Et ce phénomène s'explique parfaitement dans la période historique actuelle.

L'effondrement des régimes staliniens à la fin des années 1980 a permis à la bourgeoisie de déchaîner des campagnes sans précédent sur "la mort du communisme". Ces campagnes ont eu un impact sensible sur la classe ouvrière et même sur des éléments qui rejettent le système capitaliste et souhaitent son renversement révolutionnaire. Suivant les campagnes bourgeoises, la faillite de ce qui était présenté comme du "socialisme", voire du "communisme", signe la faillite des idées communistes de Marx dont les régimes staliniens avaient fait l'idéologie officielle (tout en les falsifiant de façon systématique, évidemment).

Marx, Lénine, Staline, même combat : c'est le thème qui a été ressassé pendant des années par tous les secteurs de la bourgeoisie. Et c'est justement un thème que le courant anarchiste a défendu tout au long du 20e siècle, depuis que s'est mis en place en URSS un des régimes les plus barbares que le capitalisme décadent ait engendré. Pour les anarchistes, qui ont toujours considéré que le marxisme était par nature "autoritaire", la dictature stalinienne était la conséquence inévitable de la mise en application des idées de Marx. En ce sens, les succès actuels du courant anarchiste et libertaire sont avant tout une retombée des campagnes bourgeoises, la marque de leur impact sur les éléments qui refusent le capitalisme mais qui se sont laissé piéger par les mensonges dont nous avons été abreuvés depuis dix ans. Ainsi, le courant qui se présente comme l'ennemi le plus radical de 1'ordre bourgeois doit une bonne part de sa progression actuelle aux concessions qu'il fait, et qu'il a toujours faites, aux thèmes idéologiques classiques de la bourgeoisie.

Cela dit, beaucoup d'anarchistes et de libertaires actuels se sentent un peu gênés aux entournures.

D'une part, ils ont du mal à avaler le comportement de l'organisation la plus importante de l'histoire de l'anarchisme, celle qui a eu l'influence la plus déterminante sur la classe ouvrière de tout un pays, la CNT espagnole. Difficile évidemment de se réclamer de l'expérience d'une organisation qui, après des dizaines d'années de propagande pour "l'action directe", de dénonciation de toute participation au jeu politique bourgeois du parlementarisme, de discours incendiaires contre l'Etat, contre toute forme d'Etat, n'a pas trouvé mieux à faire, en 1936, que d'envoyer quatre ministres dans le gouvernement bourgeois de la République et plusieurs conseillers dans le gouvernement de la "Generalitat" de Catalogne. Des ministres qui en mai 1937, alors que les ouvriers de Barcelone se sont insurgés contre la police de ce gouvernement (une police contrôlée par les staliniens), les ont appelés à déposer les armes et à "fraterniser" avec leurs bourreaux. En d'autres termes, qui les ont poignardés dans le dos. C'est pour cela que certains libertaires d'aujourd'hui essaient de se réclamer de courants surgis au sein même de l'anarchisme et de la CNT, et qui se sont opposés à la politique criminelle adoptée par cette centrale, tels les "Amis de Durruti" qui ont combattu en 1937 la ligne officielle de la CNT espagnole au point que la CNT les considérera comme des traîtres et prononcera leur exclusion. C'est dans le but de préciser la nature de ce courant que nous publions l'article qui suit, d'après le texte de la brochure sur  l’Espagne 1936 de la section du CCI en Espagne.

D'autre part, certains de ceux qui se tournent vers les idées libertaires se rendent compte (ce qui n'est pas trop difficile) de la vacuité de l'idéologie anarchiste et essaient de trouver d'autres références pour prêter main forte à celles des maîtres classiques de cette idéologie (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, etc.). Et quelle meilleure référence pourraient-ils trouver que Marx lui-même, celui dont Bakounine s'était en son temps déclaré le "disciple". Animés de la volonté de rejeter les mensonges bourgeois qui font du marxisme le responsable de tous les maux dont a souffert la Russie depuis 1917, ils tentent d'opposer radicalement Lénine à Marx, retombant ainsi sous l'influence des campagnes pour qui Staline est l'héritier fidèle de Lénine. C est pour cela que, dans leur effort pour promouvoir un "marxisme libertaire", ils tentent de se réclamer du courant de la Gauche communiste germano-hollandaise dont les principaux théoriciens, tels Otto Ruhle d'abord et Anton Pannekoek plus tard ont considéré à partir d'un certain moment que la révolution russe de 1917 était une révolution bourgeoise, conduite par un parti bourgeois, le parti bolchevik lequel était inspiré par un penseur jacobin-bourgeois, Lénine. Les camarades de la Gauche allemande ou hollandaise ont toujours été très clairs sur le fait qu'ils se réclamaient exclusivement du marxisme et nullement de l'anarchisme et ont toujours rejeté toute tentative de concilier ces deux courants. Cela n'empêche pas aujourd'hui certains anarchistes d'essayer de les annexer à leur idéologie ou certains éléments, souvent sincères, de tenter d'élaborer un "marxisme libertaire" et de réussir la synthèse impossible entre anarchisme et marxisme.

C'est une telle tentative qu'on retrouve dans le texte qu'on trouvera plus bas, une lettre rédigée par un petit groupe français appelé "Gauche communiste libertaire" (GCL) en réponse à notre article "Le communisme de conseils n 'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme", paru dans Internationalisme n° 259 et dans Révolution internationale n° 300. A la suite de cette lettre, nous publions de très larges extraits de la réponse (non exhaustive) que nous lui avons faite.

CCI.

Les Amis de Durruti : leçons d'une rupture incomplète avec l'anarchisme

 

Le groupe anarchiste Les Amis de Durruti a souvent été donné en exemple pour illustrer la vitalité de l'anarchisme pendant les événements d'Espagne 1936, du fait que ses membres ont joué un rôle important dans les luttes de mai 1937, en dénonçant et en s'opposant à la collaboration de la CNT au gouvernement de la République et de la Generalitat (le gouvernement régional catalan). Aujourd'hui la CNT se revendique des exploits de ce groupe et vend ses publications les plus connues ([1] [12]), en récupérant ses positions.

Cependant pour nous la leçon essentielle que nous tirons de l'expérience de ce groupe n'est pas qu'il fait la preuve de la «vitalité» de l'anarchisme, mais le contraire, elle montre l'impossibilité de défendre une alternative révolutionnaire à partir de celui-ci ([2] [13]). Les Amis de Durruti, même s'ils se sont opposés à la politique de «collaboration» de la CNT, n'ont pas compris son rôle en tant que facteur actif de la défaite du prolétariat, son alignement sur le camp bourgeois ; et pour cette raison ils ne l'ont pas dénoncée comme une arme de l'ennemi ; au contraire, ils ont toujours revendiqué leur engagement dans la CNT et la possibilité d'utiliser cette organisation pour défendre les intérêts du prolétariat.

La cause fondamentale de cette difficulté est son incapacité à rompre avec l'anarchisme. C'est ce qui explique aussi qu'il n'y a hélas pas eu de clarification produite par ce groupe sur la compréhension des événements d'Espagne 1936, ce qui ne remet pas en question les efforts et le courage révolutionnaire de ses membres. (...)

1936 : révolution prolétarienne ou guerre impérialiste ?

Dans les livres d'histoire les événements d'Espagne 1936 sont décrits comme une «guerre civile». Pour les trotskistes et les anarchistes, il s'agit de «la révolution espagnole». Pour le CCI ce n'était ni une «guerre civile» ni une «révolution» mais un conflit impérialiste. Une guerre entre deux fractions de la bourgeoisie espagnole : celle de Franco, soutenue par les impérialismes allemand et italien et celle du camp adverse républicain, un gouvernement de Front populaire qui, en particulier en Catalogne, comprenait les staliniens, le POUM et la CNT, soutenu par l'URSS et les impérialismes démocratiques. La classe ouvrière s'est mobilisée en juillet 1936 contre le coup d'Etat de Franco et en mai 1937 à Barcelone contre la volonté de la bourgeoisie d'écraser la résistance prolétarienne ([3] [14]). Mais dans les deux cas, le Front populaire a réussi à la mater et à la pousser dans les tueries militaires en 1 ' embrigadant derrière la bannière bourgeoise de l' «antifascisme».

C'était l'analyse de Bilan, la publication de la Gauche communiste d'Italie en exil. Pour Bilan il était essentiel de prendre en compte le contexte international dans lequel se déroulaient les événements en Espagne. La vague révolutionnaire internationale qui a mis fin à la lre guerre mondiale et s'est étendue aux cinq continents a été défaite, même s'il reste encore des échos de luttes ouvrières en Chine en 1926, dans la grève générale en Grande-Bretagne la même année et en Espagne même. Cependant, l'aspect dominant de la décennie 1930 a été la préparation de toutes les puissances impérialistes à un nouvel affrontement général. C'était cela le cadre international des événements d'Espagne : une classe ouvrière défaite et la voie ouverte à une seconde guerre mondiale. D'autres groupes prolétariens comme le GIKH ([4] [15]), ont défendu des positions similaires ; on trouve aussi dans les publications de ce dernier groupe des positions proches du trotskisme qui envisageaient la possibilité pour le prolétariat d'agir dans un sens révolutionnaire communiste à partir d'un mouvement pour une «révolution bourgeoise». Bilan a débattu patiemment avec ces groupes et même avec une minorité en son propre sein qui défendait que la révolution pouvait surgir de la guerre et qui s'est mobilisée pour lutter dans la «colonne Lénine» en Espagne. ([5] [16]) Aussi confuses que pouvaient être leurs positions, aucun de ces groupes ne s'était lancé cependant dans un soutien au gouvernement républicain. Aucun n'avait participé à la soumission des ouvriers à la république, aucun n'avait pris parti pour la bourgeoisie... Contrairement au POUM et à la CNT ! ([6] [17])

En s'appuyant sur ces erreurs du prolétariat, la bourgeoisie cherche à avaliser aujourd'hui la politique traître et contre-révolutionnaire de ces derniers, en présentant les événements de 1936 comme une «révolution prolétarienne» dirigée par le POUM et la CNT ([7] [18]), alors que ceux-ci ont constitué en réalité le dernier rempart de la bourgeoisie contre la lutte ouvrière, comme nous l'avons déjà dénoncé :

«Mais ce sont surtout le POUM et la CNT qui jouèrent le rôle décisif dans l'enrôlement des ouvriers pour le front. La cessation de la grève générale fut ordonnée par ces deux organisations, sans qu'elles aient joué un rôle dans son déclenchement. La force de la bourgeoisie, ce fut moins Franco que de disposer d'un extrême gauche qui démobilisa le prolétariat espagnol.» {La Gauche communiste d'Italie, p. 130)

Les bases anarchistes de là trahison de la CNT en 1936

Pour beaucoup d'ouvriers il est difficile de reconnaître que la CNT qui regroupait les prolétaires les plus combatifs et déterminés et qui avait les positions les plus radicales, a trahi la classe ouvrière en la poussant dans les bras de l'Etat républicain et en l'enrôlant dans la lutte antifasciste.

A cause de cela, déboussolés par l'amalgame et l'hétérogénéité des positions qui caractérisent le milieu anarchiste, ils tirent comme leçon que le problème n'est pas venu de la CNT mais de la «trahison» de quatre ministres (la Montseny, Garcia Oliver, etc.) ou de l'influence de courants comme les Trentistes. ([8] [19])

Il est vrai que pendant la vague révolutionnaire internationale qui a suivi la révolution russe, les meilleures forces du prolétariat en Espagne s'étaient regroupées dans la CNT (le parti socialiste s'était aligné sur les social-patriotes qui avaient conduit le prolétariat mondial à la guerre impérialiste ; quant au parti communiste, il représentait un infime minorité). Cela exprimait fondamentalement une faiblesse du prolétariat en Espagne, une conséquence des caractéristiques qu'y a pris le développement du capitalisme (une faible cohésion nationale ainsi qu'un poids démesuré du secteur des propriétaires terriens de la bourgeoisie et de l'aristocratie).

Ce terrain avait été un bouillon de culture pour l'idéologie anarchiste qui exprimait fondamentalement l'idéologie de la petite-bourgeoisie radicalisée et son influence dans le prolétariat. Ce poids avait été aggravé par l'influence du bakouninisme dans l'AIT en Espagne qui a eu des conséquences désastreuses comme l'avait dénoncé Engels dans son livre Les bakouninistes à l'oeuvre, à propos du mouvement cantonaliste de 1873 en Espagne lorsque ses représentants entraînèrent le prolétariat derrière la bourgeoisie radicale aventuriste. Aussi, quand l'anarchisme a eu à choisir entre la prise de pouvoir politique par la classe ouvrière ou par le gouvernement de la bourgeoisie, il a choisi ce dernier : «ceux-là mêmes qui se nomment autonomistes, anarchistes-révolutionnaires, etc., ont saisi avec zèle cette occasion défaire de la politique, mais de la pire espèce, de la politique bourgeoise. Ils n 'ont pas travaillé à procurer le pouvoir politique à la classe ouvrière -cette idée ils l'exècrent au contraire- mais à aider à prendre le gouvernail à une fraction de la bourgeoisie, composée d'aventuriers, d'ambitieux et d'arrivistes; qui se nomment républicains intransigeants. » ("Rapport de la fédération madrilène de l'AIT", Les bakouninistes à l'oeuvre, Mémoire sur l'insurrection d'Espagne de l'été 1873)

Pendant la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale, la CNT a cependant subi l'influence de la révolution russe et de la 3e Internationale. Son congrès de 1919 s'est clairement prononcé sur la nature prolétarienne de la révolution russe et le caractère révolutionnaire de l'Internationale communiste à laquelle elle décida de participer. Mais avec la défaite de la vague révolutionnaire mondiale et l'ouverture du cours à la contre-révolution, la CNT n'a pas pu trouver dans ses bases anarchistes et syndicalistes la force théorique et politique pour assumer la tâche de tirer les leçons de la succession de défaites en Allemagne, Russie, etc., et pour orienter dans un sens révolutionnaire l'énorme combativité du prolétariat en Espagne. (...)

A partir du congrès de 1931, la CNT fait passer sa «haine de la dictature du prolétariat» devant ses prises de position antérieures sur la révolution russe, tandis qu'elle voit dans l'Assemblée constituante «le produit d'un fait révolutionnaire» («Position de la CNT sur l'Assemblée constituante» dans le Rapport du congrès), malgré son opposition formelle au parlement bourgeois. Avec cela, elle a commencé à s'engager dans un appui à la bourgeoisie, plus précisément à travers certaines de ses fractions comme les Trentistes ; et cela même si, en son sein, existent encore des éléments qui continuent à adhérer au combat révolutionnaire du prolétariat.

En février 1936, la CNT, jetant par dessus bord ses principes abstentionnistes, appelle directement à voter pour le Front populaire : «Naturellement la classe ouvrière en Espagne, à qui depuis de nombreuses années la CNT avait donné comme consigne de ne pas voter, a interprété notre propagande dans le sens même que nous désirions,  c'est-à-dire, qu 'elle devait voter, parce qu'il en résulterait toujours qu'il sera plus facile de faire front aux droites fascistes si celles-ci se soulevaient après avoir été défaites et hors du gouvernement.» ([9] [20])

Avec cela elle montre son évolution claire vers le soutien à l'Etat bourgeois, son implication dans la politique de défaite et d'embrigadement du prolétariat pour la guerre impérialiste.

Ce qui se passe ensuite en juillet 1936 n'est pas surprenant. Alors que la Generalitat est à la merci des ouvriers en armes, elle remet le pouvoir entre les mains de Companys, elle appelle les ouvriers à la reprise du travail et les envoie se faire massacrer sur le front d'Aragon. N'est pas surprenant non plus ce qui se passe en mai 1937 quand, en réponse à la provocation de la bourgeoisie, les ouvriers lèvent spontanément des barricades et prennent le contrôle de la rue, tandis que la CNT appelle de nouveau à abandonner la lutte et empêche que les ouvriers du front reviennent appuyer leurs camarades de Barcelone. ([10] [21])

Ce qui s'est passé en Espagne montre que, dans l'ère des guerres et des révolutions, des secteurs de l'anarchisme peuvent être gagnés à la lutte révolutionnaire du prolétariat, mais que l'anarchisme en tant que courant idéologique est incapable d'affronter la contre-révolution et d'opposer une alternative révolutionnaire ; il se montre même attaché à la défense de l'Etat bourgeois. Bilan a compris cela et l'exprime brillamment : «Car il faut le dire ouvertement : en Espagne n'existaient pas les conditions pouvant faire des soubresauts des prolétaires ibériques le signal d'un réveil mondial du prolétariat, alors qu'il y existait à coup sûr des contrastes économiques, sociaux et politiques plus profonds et plus exacerbés que dans d'autres pays. (...) La violence de ces événements ne doit pas nous induire en erreur sur leur nature. Tous, ils procèdent de la lutte à mort engagée par le prolétariat contre la bourgeoisie, mais tous prouvent l'impossibilité de remplacer par la seule violence -qui est un instrument de la lutte et non un programme de lutte- une vision historique que le mécanisme de la lutte des classes n'a pas la capacité de féconder. Puisque les mouvements sociaux n 'ont pas la force de féconder une vision finale des buts prolétariens et qu 'ils ne se rencontrent pas avec une intervention communiste orientée dans cette direction, ils retombent finalement dans l'ornière du développement capitaliste, entraînant dans leur faillite les forces sociales et politiques qui, jusqu'ici, représentaient d'une façon classique les sursauts de classe des ouvriers : les anarchistes. » ([11] [22])

Les Amis de Durruti, une tentative de réaction contre la trahison de la CNT

Les «Amis de Durruti» ont été de ces éléments anarchistes qui, malgré l'orientation bourgeoise de la CNT, dans laquelle ils ont milité tout le temps, continuaient à adhérer à la révolution ; et dans ce sens ils sont un témoignage de la résistance des éléments prolétariens qui n'ont pas marché dans ce que voulait leur faire avaler la centrale anarchiste.

Voilà pourquoi la CNT et la bourgeoisie en général essaient de présenter ce groupe comme une manifestation du fait que, même dans les pires moments de 1936-37, il y avait une flamme révolutionnaire dans la CNT.

Cependant cette interprétation est complètement fausse. Ce qui marquait la démarche révolutionnaire du groupe des Amis de Durruti était précisément son combat contre les positions de la CNT. Il puisait sa force dans le prolétariat dont il faisait partie et pour lequel il se trouvait en première ligne.

Les Amis de Durruti se situaient sur un terrain de classe, non pas en tant que militants de la CNT mais en tant que militants ouvriers qui ont été pénétrés de la force de la classe le 19 juillet et qui, à partir de là, se sont opposés aux positions de la Confédération.

Au contraire, leur recherche d'une conciliation entre cet élan prolétarien et leur engagement dans la CNT (avec ses orientations anarchistes), a rendu caduque toute possibilité, aussi minime soit-elle, d'une issue révolutionnaire au mouvement et toute capacité à tirer des leçons claires des événements.

Le groupe des Amis de Durruti a été un groupe d'affinité anarchiste qui s'est constitué formellement en mars 1937 à partir de la convergence d'un courant qui se prononçait, dans la presse même de la CNT, contre la collaboration avec le gouvernement et un autre courant qui est revenu à Barcelone pour lutter contre la militarisation des milices.         

Ce regroupement s'est fait en lien direct avec le développement des luttes ouvrières dans           lesquelles il puisait sa réflexion et son combat. Il ne s'agissait pas d'un groupe de théoriciens mais d'ouvriers en lutte, combatifs. C'est pour cela qu'ils se revendiquaient fondamentalement de la lutte de juillet l936 et de ses «conquêtes», lutte qui avait été marquée par les patrouilles de contrôle mises en place dans les quartiers et par 1'armement de la classe ouvrière, même si ce qui était important à leurs yeux, c'était le souffle des journées de juillet, la force spontanée de la lutte ouvrière qui a pris les armes pour repousser 1'attaque de Franco et s'est rendue maître de la rue à Barcelone.

Avant les journées de mai, quelques éminents membres du groupe écrivaient encore dans le journal de la CNT La Noche, alors que l'activité, fondamentale du groupe consistait en des réunions dans lesquelles se discutait le cours des événements.

Dans les journées de mai 1937, le groupe des Amis de Durruti a combattu sur les barricades et a diffusé le tract qui l'a rendu célèbre revendiquant une junte révolutionnaire, la socialisation de l'économie et l'exécution des coupables. Dans la lutte, ses positions ont tendu à se rapprocher de celles du groupe bolchevik-léniniste d'orientation trotskiste (dans lequel militait Munis) avec lequel se sont développées des discussions qui ont alimenté  sa réflexion mais qui ne sont pas parvenues à pousser le groupe à rompre avec 1'anarchisme.

Après les journées de mai a commencé la publication de L'Ami du peuple (dont 15 numéros paraîtront) qui a été l'expression d'une tentative de clarifier les questions que la lutte avait posées. Le théoricien le plus connu du groupe, Jaime Balius, a publié en 1938 la brochure Vers une nouvelle révolution qui pose de manière plus élaborée les positions qu'a défendues L'Ami du peuple 

Cependant, le groupe était directement dépendant de l'oxygène de la lutte ouvrière ; et à mesure que celle-ci était vaincue par l'Etat républicain, cet oxygène s'est raréfié amenant le groupe à retourner au bercail de la CNT.

Même s'il a exprimé une réponse ouvrière à la trahison de la CNT, son évolution n'a pas pu se faire du fait de son impossibilité à entamer une rupture avec l’anarchisme et le syndicat lui-même. En ce sens le groupe s'est maintenu vivant et combatif dans la mesure où les luttes et la force de la classe l'alimentaient ; mais il n'a pas pu aller plus loin.

Une rupture incomplète avec l'anarchisme

Dans les deux questions centrales pour la lutte de classe qui ont été débattues dejuillet à mai : le rapport entre la guerre sur le front antifasciste et la guerre sociale, et la question de la collaboration dans le gouvernement républicain bourgeois ou son renversement, le groupe des Amis de Durruti s'est opposé à la politique de la CNT et l'a combattue.

La nature de la guerre en Espagne

Contrairement à la CNT qui s'était opposée de façon non dissimulée à 1'action des ouvriers du 18 juillet, les Amis de Durruti ont défendu la nature révolutionnaire de ces journées : «On a affirmé que les journées de juillet ont été une réponse à la provocation fasciste mais nous, Les Amis de Durruti, avons soutenu publiquement que l'essence des journées mémorables de juillet avait sa racine dans la soif absolue d'émancipation du prolétariat.» ([12] [23])

Ils ont également combattu contre la politique de subordonner la révolution aux nécessités de la guerre antifasciste, question qui en grande partie a été à la base de leur propre formation comme groupe ([13] [24]) :

«Le travail contre-révolutionnaire est facilité par le peu de solidité de beaucoup de révolutionnaires. Nous nous sommes rendus parfaitement compte qu'un grand nombre d'individus considèrent que pour gagner la guerre il faut renoncer à la révolution. On comprend ainsi ce déclin qui s'est accentué de manière intensive depuis le 19 juillet (...) Il n'est pas justifiable que pour amener les masses à la bataille on cherche à faire taire les ardeurs révolutionnaires. Ce devrait être tout le contraire. Assurer encore plus la révolution pour que les travailleurs se lancent avec une énergie inhabituelle à la conquête du nouveau monde qui, en ces instants d'indécision, n'est rien d'autre qu'une promesse.» ([14] [25])

Et en mai 1937 ils se sont opposés aux ordres que la CNT a donnés aux miliciens qui se trouvaient au front d'interrompre leur marche sur Barcelone (cette marche visait à défendre la lutte ouvrière dans la rue) et de continuer la guerre au front.

Cette détermination dans le combat contraste avec la faiblesse de la réflexion théorique des Amis de Durruti sur la guerre et la révolution. En fait, ils n'ont jamais rompu avec la position selon laquelle la guerre allait de pair avec la révolution prolétarienne, et qu'il s'agissait ainsi d'une guerre «révolutionnaire» opposée aux guerres impérialistes, ce qui a fait d'eux dès le début des victimes de la politique de défaite et d'embrigadement du prolétariat.

«Dès le premier moment du choc contre les militaires il n'est déjà plus possible de distinguer la guerre de la révolution (...) Au fur et à mesure que passent les semaines et les mois, du combat actuel il apparaît déplus en plus clairement que la guerre que nous soutenons contre les fascistes n 'a rien à voir avec les guerres que se font les Etats (...) Nous les anarchistes ne pouvons pas faire le jeu de ceux qui prétendent que notre guerre est seulement une guerre d'indépendance avec seulement des aspirations démocratiques. Et à ces affirmations nous répondrons, nous les Amis de Durruti, que notre guerre est une guerre sociale. » ([15] [26])

En cela ils se plaçaient dans l’orbite de la CNT qui, en partant de la version «radicale» des positions bourgeoises sur la lutte entre dictature et démocratie, entraînait les ouvriers les plus combatifs à la boucherie de la guerre antifasciste.

De fait les considérations des Amis de Durruti sur la guerre étaient faites en partant des positions nationalistes étroites et a historiques de l'anarchisme, les amenant à comprendre les événements actuels en Espagne en continuité avec les tentatives ridicules de révolution qu'avait fait la bourgeoisie en 1808 contre l'invasion napoléonienne. ([16] [27]) Alors que le mouvement ouvrier international débattait de la défaite du prolétariat mondial et de la perspective d'une seconde guerre mondiale, les anarchistes en Espagne en étaient à Fernand VII et à Napoléon :

«Aujourd'hui se répète ce qui s'est passé à l'époque de Fernand VII. De la même manière se tient à Vienne une réunion des dictateurs fascistes visant à préciser leur intervention en Espagne. Et le rôle qu'avait El Empecinado est joué aujourd'hui par les travailleurs en armes. L'Allemagne et l'Italie manquent de matières premières. Ces deux pays ont besoin de fer, de cuivre, de plomb, de mercure. Mais ces minerais espagnols sont détenus par la France et l'Angleterre. Alors qu'ils essaient de conquérir l'Espagne, l'Angleterre ne proteste pas de manière vigoureuse. En sous-main, elle tente de négocier avec Franco (...) La classe travailleuse a pour devoir d'obtenir l'indépendance de l'Espagne. Ce n'est pas le capital national qui y parviendra, étant donné que le capital au niveau international est intimement lié d'un bout à l'autre. C'est le drame de l'Espagne actuelle. Aux travailleurs il revient la tâche de chasser les capitalistes étrangers. Ce n'est pas un problème patriotique. C'est une question d'intérêts de classe.» ([17] [28])

Comme on peut le constater toutes les ficelles sont bonnes pour transformer une guerre impérialiste entre Etats en guerre patriotique, en guerre «de classes». C'est une manifestation du désarmement politique auquel 1'anarchisme soumet les militants ouvriers sincères comme Les amis de Durruti. Ces camarades, qui cherchaient à lutter contre la guerre et pour la révolution, furent incapables de trouver le point de départ pour une lutte efficace : l'appel aux ouvriers et paysans (embrigadés par les deux camps, républicain et franquiste) à déserter, à retourner leurs fusils contre les officiers qui les opprimaient, à revenir à 1'arrière et à lutter par les grèves, par les manifestations, sur un terrain de classe contre le capitalisme dans son ensemble.

Pour le mouvement ouvrier international cependant, la question de la nature de la guerre en Espagne a été une question cruciale qui a polarisé les débats entre la Gauche communiste et le trotskisme et au sein même de la Gauche communiste :

«La guerre d'Espagne a été décisive pour tous : pour le capitalisme elle fut le moyen d'élargir le front des forces qui agissent pour la guerre, d'incorporer à l'antifascisme les trotskistes, les soi-disant communistes de gauche et d'étouffer le réveil ouvrier qui se dessinait en 1936 ; pour les fractions de gauche ce fut l'épreuve décisive, la sélection des hommes et des idées, la nécessité d'affronter le problème de la guerre. Nous avons tenu et, contre le courant, nous tenons toujours.» (Bilan n° 44; cité dans La Gauche communiste d'Italie)

La collaboration de la CNT au gouvernement

Plus clairement encore que sur la question de la guerre, les Amis de Durruti se sont opposés à la politique de collaboration de la CNT avec le gouvernement de la république.

Ils ont dénoncé la trahison de la CNT en juillet : «En juillet l'occasion était belle. Qui pouvait s'opposer à ce que la CNT et la FAI s'imposent sur le terrain catalan ? Au lieu de structurer une pensée confédérale s'appuyant sur les témoignages des bandes rouges et noires et sur les clameurs des foules, nos comités se sont amusés à des allées et venues dans les lieux officiels, mais sans décider d'une position conforme aux forces que nous avions dans la rue. Au terme de quelques semaines de doutes la participation au pouvoir a été implorée. Nous nous rappelons parfaitement que dans un plénum des régionales a été défendue la constitution d'un organisme révolutionnaire qui soit décidé à appeler à une Junte nationale de défense au plan général et des juntes régionales au plan local. Les accords passés n'ont pas été respectés. La faute a été passée sous silence, pour ne pas dire qu'on avait transgressé les décisions prises dans le plénum. On a participé au gouvernement de la Generalitat en premier lieu et plus tard au gouvernement de Madrid.» ([18] [29])

... Et plus ouvertement encore dans son manifeste défendu sur les barricades en mai :

«La Generalitat ne représente rien. Son maintien au pouvoir renforce la contre-révolution. La bataille nous, les travailleurs, l'avons gagnée. Il est inconcevable qu'on ait agi avec autant d'indécision et qu'on en soit arrivé à ordonner un cessez-le-feu ; et que, de surcroît, on ait imposé la reprise du travail quand nous étions à deux doigts de la victoire totale. On n'a pas pris en compte d'où est venue la provocation ou l'agression, on n'a pas prêté attention à la véritable signification de ces journées. Cette politique doit être qualifiée de trahison de la révolution, une politique que personne au nom de qui que ce soit ne peut conduire ni soutenir. Et nous ne savons pas comment qualifier le travail néfaste réalisé par la ' Soli ' et les militants les plus éminents de la CNT.»

Ce manifeste leur a valu le désaveu de la CNT et la menace d'expulsion, qui finit par se produire même si elle n'a pas été en fin de compte mise en pratique. Les Amis de Durruti ont retiré leur dénonciation de trahison qu'ils avaient publiée dans le n° 3 de L Ami du peuple : «Au nom de l'unité anarchiste et révolutionnaire, nous Les Amis de Durruti, rectifions le concept de trahison» (L’Ami du peuple n° 4). Ils ont fait cela, non par manque de courage dont ils avaient largement fait preuve, mais parce que leur horizon n'allait pas plus loin que la CNT qu'ils considéraient comme une expression de la classe ouvrière et non comme un agent de la bourgeoisie.

Dans ce sens, les limites théoriques de leurs positions étaient celles-là mêmes de la CNT et de l'anarchisme. Voilà pourquoi, loin de la lutte sur les barricades, partant d'une réflexion plus sereine, leur critique à la CNT a été de ne pas avoir eu un programme révolutionnaire :

«L'immense majorité de la population travailleuse était aux côtés de la CNT. L'organisation majoritaire en Catalogne était la CNT. Que s'est-il donc passé pour que la CNT ne fasse pas sa révolution qui était celle du peuple, celle de la majorité du prolétariat ?

Il s'est produit ce qui devait fatalement se passer. La CNT était orpheline de théorie révolutionnaire. Nous n'avions pas un programme correct. Nous ne savions pas où nous allions. Beaucoup de lyrisme, mais en fin de compte, nous n 'avons pas su quoi faire avec ces masses énormes de travailleurs, nous n'avons pas su donner corps à cet élan populaire qui s'est déversé dans nos organisations ; et pour ne pas avoir su quoi faire, nous avons entrepris la révolution sous le drapeau de la bourgeoisie et des marxistes (il s'agit ici des social-démocrates et des staliniens), qui ont maintenu la farce d'antan ; et ce qui est pire, on a donné l'occasion à la bourgeoisie de se reprendre et d'agir en vainqueur.

On n'a pas su valoriser la CNT On n 'a pas été capable de mettre en avant la révolution avec toutes ses conséquences.» (Brochure de Balius, Vers une nouvelle révolution)

Mais la CNT avait à l'époque une théorie bien définie : la défense de l'Etat bourgeois. L'affirmation de Balius est valable pour le prolétariat dans son ensemble (dans le même sens que l'a aussi fait Bilan, c'est-à-dire l'absence d'une orientation et d'une avant-garde révolutionnaire) mais pas pour la CNT. Pour le moins, à partir de février 1936, la CNT a été de façon non équivoque engagée avec le gouvernement bourgeois du Front populaire :

«Au moment de février 1936, toutes les forces agissant au sein du prolétariat se trouvaient derrière un seul front : la nécessité d'aboutir à la victoire du Front Populaire pour se débarrasser des droites et obtenir l'amnistie. De la Social-démocratie au centrisme, jusqu 'à la CNT et au POUM, sans oublier tous les partis de la gauche républicaine, partout l'on était d'accord pour déverser l'explosion des contrastes de classe sur l'arène parlementaire. Déjà ici, se trouvait inscrite, en lettres flamboyantes, la faillite des anarchistes et du POUM, ainsi que la fonction réelle de toutes les forces démocratiques du capitalisme.» {Bilan, Ibid. «La leçon des événements d'Espagne»)

Après juillet, contrairement à ce que pensaient Les Amis de Durruti, c'est-à-dire que la CNT ne savait que faire de la révolution, en réalité elle le savait très bien :

«Pour notre part, et c'est ainsi que l'estimait la CNT-FAI, nous avons compris qu 'il fallait suivre Companys sur le front de la Géneralitat, précisément parce que nous n 'étions pas sortis dans la rue pour lutter concrètement pour la révolution sociale, mais pour nous défendre contre la soldates que fasciste. » (Garcia Oliver en réponse à un questionnaire de Bolloten, cité par Agustin Guillamon, Le groupe des Amis de Durruti; p. 11)

Si pendant les journées de mai 1937 les Amis de Durruti, confrontés à la CNT, ont revendiqué une «Junte révolutionnaire» contre le gouvernement de la Generalitat et «l’exécution des coupables», ce n' était pas le produit de leur rupture avec l'anarchisme, ni non plus de leur dégagement de l'anarchisme vers un alternative révolutionnaire (comme le prétend Guillamon) mais l'expression de la résistance du prolétariat. Ce n'était pas une orientation de marche pour prendre le pouvoir, question qui ne pouvait pas se poser dans ces moments où l'initiative était aux mains de la bourgeoisie laquelle a lancé une provocation pour en finir avec la résistance ouvrière, mais un constat. Mais cela ne pouvait pas aller plus loin, comme l'a posé Munis :

«Munis, dans le n°2 de La voix léniniste (du 23 août 193 7) a réalisé une critique du concept de junte révolutionnaire développé dans le n°6 de L'Ami du peuple (du 12 août 1937). Pour Munis Les amis de Durruti ont souffert d’une détérioration théorique progressive et d'une incapacité pratique à influencer la CNT, ce qui les a conduits à l'abandon des quelques positions théoriques que l'expérience de mai leur avait permis d'acquérir. Munis constatait que, en mai 1937, Les Amis de Durruti avaient lancé la consigne de junte révolutionnaire en même temps que celle de ' tout le pouvoir au prolétariat' ; tandis que dans le n°6 du 12 août, de L'Ami du peuple la consigne de junte révolutionnaire  a été proposée comme alternative à 'la faillite de toutes les formes -étatiques '. Selon Munis cela a supposé une régression théorique dans l'assimilation de la part des Amis de Durruti des expériences de mai, ce qui les éloignait du concept marxiste de la dictature du prolétariat et les raccrochait de nouveau à l'ambiguïté de la théorie anarchiste de l'Etat.» ([19] [30])

Une fois passé le bouillonnement de la lutte ouvrière et une fois la défaite consommée, les réflexions et les propositions des Amis de Durruti sont retournées sans drame dans le giron de la CNT, et la «junte révolutionnaire» s'est finalement transformée en un Comité des milices antifascistes qu'ils avaient dénoncé auparavant comme un organe de la bourgeoisie :

«Le groupe a critiqué durement la dissolution des comités de défense, des patrouilles de contrôle, du comité des milices, et a critiqué le décret de militarisation, en comprenant que ces organismes surgis des journées de juillet devaient être la base -avec les syndicats et les municipalités- d'une nouvelle structuration, c'est-à-dire qu'ils devaient être le modèle d'un nouvel ordre des choses, en acceptant naturellement les modifications qui découlaient de la marche des événements et de l'expérience révolutionnaire.» ([20] [31])

Il vaut la peine de comparer ce qui est dit avec cette autre citation du même auteur dans sa brochure de 1938 Vers une nouvelle révolution:

«En juillet s'est constitué un comité de milices antifascistes. Ce n'était pas un organisme de classe. En son sein se trouvaient des représentants des fractions bourgeoises et contre-révolutionnaires.»

Conclusions

Les Amis de Durruti ne sont pas une expression de la vitalité révolutionnaire de la CNT ni de l'anarchisme, mais celle d'un effort des militants ouvriers ; et cela malgré le poids de l'anarchisme qui n'a jamais été et ne pouvait être le programme révolutionnaire de la classe ouvrière.

L'anarchisme peut attirer dans ses rangs des secteurs de la classe ouvrière, faibles de leur manque d'expérience ou de leur trajectoire, comme peuvent l'être aujourd'hui nombre de jeunes prolétaires, mais de ses positions ne peut pas sortir une alternative révolutionnaire. Dans le meilleur des cas, tel celui des Amis de Durruti, cela peut démontrer du courage et de la combativité ouvrière ; mais comme l'histoire en Espagne 1'a montré en deux occasions, dans les moments décisifs ses errances idéologiques le mettent au service de l'Etat bourgeois.

Des éléments ouvriers peuvent penser adhérer à la révolution à partir de l'anarchisme, mais pour adhérer à un programme révolutionnaire il faut rompre avec l'anarchisme.

Lettre ouverte aux militants du communisme de conseil (Gauche communiste libertaire)

 

Dans le numéro 300 de Révolution Internationale  l’article : «Le communisme de conseil n'est pas un pont entre le marxisme et l'anarchisme» a attiré notre attention.

Nous sommes en effet un petit groupe dans le Vaucluse et nous nous réclamons du marxisme libertaire.

Dans cet article, vous dites que certaines des composantes du communisme de conseil avaient une «analyse erronée de l'échec de la révolution russe, considérée (...) comme une révolution bourgeoise dont l'échec est attribué à des conceptions «bourgeoises» défendues par le parti bolchevik et Lénine comme celle de la nécessité du parti révolutionnaire».

En fait, nous sommes d'accord avec les composantes du communisme de conseil qui voient dans la révolution russe une révolution bourgeoise dirigée par des jacobins.

Il nous semble qu'Anton Pannekoek serait de notre avis, citons-le : «(... ) Nombreux sont ceux qui persistent à "concevoir la révolution prolétarienne sous l'aspect des révolutions bourgeoises d'autrefois, c'est-à-dire comme une série déphasés s'engendrant les unes les autres : d'abord, la conquête du pouvoir politique et la mise en place d'un nouveau gouvernement ; puis l'expropriation par décret de la classe capitaliste ; enfin, une réorganisation du processus de production. Mais, dans ce cas, on ne peut pas aboutir à autre chose qu'à un genre de capitalisme d'Etat. Pour que le prolétariat puisse devenir réellement le maître de son destin, il lui faut créer simultanément et sa propre organisation et les formes de l'ordre économique nouveau. Ces deux éléments sont inséparables et constituent le processus de la révolution sociale».

N'est-ce pas parce que la révolution russe était une révolution bourgeoise qu'elle en a revêtue l'aspect décrit par Pannekoek. En quoi ces conceptions constituent-elles un affaiblissement théorique politique important ?

Vous ne le dites pas...

Par contre, les conceptions de Lénine restent des conceptions jacobines bourgeoises : une minorité, une avant-garde, l'élite d'un parti finit par se substituer à la classe ouvrière, d'ailleurs minoritaire en Russie. Ce substitutisme a abouti à la répression de Cronstadt en 1921, répression d'un soviet réclamant la liberté politique et la libération des opposants anarchistes et Socialistes Révolutionnaires. Ce subtitutisme a donné la répression de tous les courants du mouvement ouvrier : anarchistes (Makhno, Voline...), socialistes révolutionnaires, centristes (Dan et Martov...). Faut-il vous rappeler que seul Miasnikov au sein du parti bolchevik a défendu la liberté de la presse. Ce Miasnikov qui fut exclu par une commission de l’org.bureau comprenant Boukarine et Trotsky !

Otto Ruhle partage nos vues sur le parti bolchevik : «Le Parti était considéré comme l'académie militaire des révolutionnaires professionnels. Ses principes pédagogiques marquants étaient l'autorité indiscutée du chef un centralisme rigide, une discipline de fer, le conformisme, le militarisme et le sacrifice de la personnalité aux intérêts du Parti. Ce que Lénine développait en réalité, c 'était une élite d'intellectuels, un noyau qui, jeté dans la révolution, s'emparerait de la direction et se chargerait du pouvoir». Texte cité dans La contre révolution bureaucratique, éditions 10/18).

A la conception de Lénine d'une minorité agissante de révolutionnaires professionnels s'oppose celle d'Otto Ruhle, marxiste antiautoritaire exclu du KAPD sur ordre de Moscou et théoricien de l'Union Générale Ouvrière A.A.U.E. en 1920, ni syndicat, ni avant-garde mais union de révolutionnaires dans les conseils en Allemagne.

Cette «Union» reposait sur le précepte : «L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes», comme Marx l'écrit en 1864.

Cette conception de Lénine d'une minorité agissante ne semble pas la seule cuillerée de goudron dans le pot de miel des théories léninistes :

 

-  Lénine a défendu le droit bourgeois des nations à disposer d'elles-mêmes. Son texte publié en juin 1914 n'est qu'une polémique contre Rosa Luxembourg. Lénine soutient le nationalisme polonais, ce poison diviseur du prolétariat. Ces conceptions de Lénine aboutissent en Allemagne au soutien du nationalisme allemand au moment de l'occupation du bassin de la Ruhr et à la célébration du héros national allemand Schlageter. Ainsi le parti communiste d'Allemagne fit cause commune avec les fascistes ! Schlageter était un nationaliste fusillé par les troupes françaises lors de l'occupation de la Ruhr ;

-  Lénine a de même défendu le parlementarisme bourgeois, les compromis avec la bourgeoisie et l'entrée des «communistes» dans les syndicats bourgeois réactionnaires dans «La maladie infantile du communisme» ;

-  pire encore, son texte Matérialisme et empiriocriticisme est un retour vers le matérialisme bourgeois du 18ème siècle, où Lénine oublie le matérialisme historique tel que Marx l'a exposé dans les Thèses sur Feuerbach.

Or, qu'est-ce que le matérialisme historique ?

Vous dites une méthode d'analyse des contradictions de classe de toute société... soit ! Mais une méthode d'analyse pour l'action, et 1'action pour la libération des êtres humains de toutes exploitations et oppressions. Marx défendait autant que les anarchistes «le principe abstrait de la liberté individuelle». Marx nous semble aujourd'hui un libertaire, un moraliste de la liberté. Il critique le capitalisme qui nie les personnalités, la liberté individuelle. Un «marxiste» se doit de défendre la liberté et de respecter la liberté d'autrui. Le respect de l'égalité ne veut rien dire. L'homme est différent de la femme. Tous les êtres sont différents les uns des autres, les unes des autres.

C'est donc une position de principe qui va au-delà de la lutte du prolétariat. Certaines tribus non industrialisées des forêts indonésiennes ou amazoniennes ont raison du point de vue marxiste de s'opposer à la destruction de la nature, de leur cadre de vie même si elles s'opposent de ce fait à l'intérêt particulier des prolétaires forestiers ou constructeurs de routes...

De même, les mères au foyer sont exploitées par le système de classe : elles travaillent en élevant leurs enfants même si elles ne vendent pas leurs forces de travail. Leur combat pour la libération des femmes de l'exploitation est nécessaire à l'avènement du communisme. Les prostituées de même sont exploitées comme objets sexuels ; leur lutte pour la disparition de la prostitution semble une lutte pour le socialisme des conseils. Le véritable marxisme reste antiautoritaire, anti-hiérarchique pour la disparition des asiles psychiatriques, la disparition des prisons, et la destruction de tout système punitif à l'école ou dans la famille.

Quand vous décrivez les tendances de l'anarchisme, vous oubliez l'anarcho-syndicalisme. Le philosophe Georges Sorel ne considérait-il pas l'entrée des anarchistes dans les syndicats comme l'un des plus grands événements de son temps. Vous confondez Bakounine antiautoritaire rarement jacobin avec son disciple russe Netchaïev, véritable putschiste. Vous ignorez le congrès de Berne en 1876 qui a donné à l'anarchisme sa déviation substitutiste par la propagande par le fait. Vous ignorez aussi les travaux de Daniel Guérin sur la révolution française, le fascisme, l'anarchisme... Vous ignorez de même que la république des conseils ouvriers de Bavière en 1919 avait à sa tête des libertaires dont Erich Mûsham.

Quand vous décrivez les luttes de tendances au sein de là social démocratie, vous caricaturez en faisant une lutte entre l'aile marxiste et les révisionnistes. En fait, on peut trouver quatre tendances dans la social-démocratie d'avant 1914:

-  une aile marxiste : Rosa Luxembourg, Pannekoek défendant les luttes du prolétariat, la grève de masse et la destruction de l'Etat :

-  les révisionnistes réformistes comme Edouard Bernstein défendant «1 ' évolution pacifique du capitalisme» par les réformes ;

-  un centre «orthodoxe» dont Karl Kautsky qui se caractérise par un fatalisme économique et un culte des forces productives qui deviennent pour ce type de marxisme dégénéré une sorte de dieu. Pour Karl Kautsky, ce sont les intellectuels qui doivent apporter du dehors la conscience socialiste au prolétariat : révision du marxisme donc !

-  enfin les bolcheviks russes disciples de Karl Kautsky et amalgame typiquement russe de jacobinisme et de blanquisme.

Les conseils d'ouvrières et d'ouvriers n'existaient pas pendant la Commune de Paris. Aussi Marx n'en parle-t-il pas. Mais dès leur apparition en 1905 pendant la révolution russe, Lénine (1907) ne voit pas en eux un organe d'auto-gouvernement du prolétariat mais de simples comités de lutte...

La formule «dictature du prolétariat» ne veut plus rien dire aujourd'hui : les mots ont recouvert des faits. Les faits ont changé les mots de sens.

La Commune de Paris en 1871, c'était la destruction de l'Etat par un gouvernement où le débat existait entre proudhoniens et blanquistes.

La révolution d'octobre 1917, la dictature jacobine du parti bolchevik.

Il vaut donc mieux parler de pouvoir des conseils.

Jean-Luc Dallemagne, théoricien orthodoxe du trotskisme qui défend l'URSS stalinienne (la Chine, Cuba, etc..) comme des «Etats ouvriers' ' n'accuse-t-il pas lui aussi les courants ultra-gauche d'être des petits bourgeois : «Les divers courants de l'ultra gauche, issus de l'opposition à Lénine, retrouvent leur unité dans la revendication moralisatrice et petite bourgeoise de liberté» dans Construction du socialisme et révolution Jean-Luc Dallemagne (Editions Maspero).

Ce même Dallemagne qui défend la dictature du parti bolchevik et la répression de Cronstadt comme la dictature du prolétariat réalisée !

Ne confondons pas le capitalisme d'Etat avec le pouvoir des conseils ouvriers !

Concluons sur la révolution espagnole de 193 7 : pendant une période révolutionnaire «les amis de Durutti» ont eu une influence de masse, comme l'A. A.U.E. en Allemagne en 1920. Ne nous recroquevillons pas sur nos certitudes,  essayons d'apprendre d'elles et d'eux. Ne les accusons pas péremptoirement d'avoir des positions révolutionnaires «malgré eux et leurs propres confusions», par hasard par «instinct de classe» plutôt que par une réelle compréhension de la situation dans laquelle se trouve le prolétariat dans son ensemble.

Bref, il me semble que le CCI veut clore préalablement un débat fécond entre anarchisme et marxisme.

Gauche Communiste Libertaire.

 

Notre réponse (extraits) : Peut-on concilier l'anarchisme et le marxisme ?

 

Dans le n°300 de Révolution internationale, nous n'avons cité que les deux tendances les plus marquantes de l'anarchisme, celles des deux "pères fondateurs", Proudhon et Bakounine. Nous n'ignorons pas les autres tendances qui sont ensuite apparues à partir de cette double matrice, mais nous pensons que le développement des courants anarchistes les plus significatifs doit être replacé dans son contexte historique, ce qui sera traité dans d'autres articles.

Dans cet article, nous critiquons l'anarchisme parce qu'il part de "principes abstraits éternels". Vous répondez : "Marx nous semble aujourd'hui un libertaire, un moraliste de la liberté. On ne peut séparer sa méthode d'une éthique, d'une morale de la liberté. Il critique le capitalisme qui nie les personnalités, la liberté individuelle. Un "marxiste" se doit de défendre la liberté et de respecter la liberté d'autrui. " Il n'y a pas de communiste véritable qui ne soit porté par l'idéal de la liberté, par la volonté de débarrasser la société de toutes les formes d'oppression, de tout le poids de la corruption et de l'inhumanité produits par des rapports sociaux fondés sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Marx et Engels ont clairement explicité ce point de vue, eux qui ont dénoncé 1'aliénation humaine et 1'ampleur qu'elle atteint dans le capitalisme, eux qui ont défini le communisme comme le règne de la liberté, comme une association de producteurs libres et égaux où "le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous." ([21] [32])(..)

Cependant, d'après le marxisme, la révolution se fera non pas au nom de la liberté individuelle, mais comme l'émancipation d'une classe. Comment résoudre cette contradiction ? Le premier élément de cette résolution, c'est que l'individu n'est pas conçu ici comme une entité abstraite qui n' aurait aucun moyen de dépasser les oppositions d'intérêts individuels, mais comme la manifestation concrète de l'homme en tant qu'être social. Comme le développe Marx dans les Manuscrits de 1844, chaque individu voit dans l'autre un reflet de lui-même, au sens où 1'autre représente la condition de sa propre affirmation, de la réalisation de ses besoins, de ses désirs, de sa nature humaine. Contrairement au communisme primitif, 1'individu n'est plus soumis à la communauté, ni à la majorité comme dans la démocratie bourgeoise idéale. Marx introduit une rupture avec les conceptions de Rousseau et avec l'égalitarisme grossier de Weitling. On voit également que le communisme n'a strictement rien à voir avec les prétendus avantages du "socialisme réel" dont les staliniens ont fait pendant des années la publicité. Nous sommes d'accord avec vous pour dire que l'inégalité naturelle se réalise à travers une profonde égalité sociale. En abolissant le travail salarié et l'échange sous toutes ses formes, le communisme s'affirme comme la résolution du conflit entre intérêt particulier et intérêt général.

Vous savez combien Marx et Engels étaient hostiles à ces phrases creuses maniant allègrement les notions de "devoir, droit, vérité, morale justice, etc." Et pourquoi donc ? Parce que ces notions ne sont en aucune façon à l'origine de l'action des hommes. Si leur volonté et leur conscience jouent effectivement un grand rôle, c'est avant tout sous l'impulsion d'une nécessité matérielle. Les sentiments de justice et d'égalité ont animé les hommes de la révolution française, mais c'était une forme de conscience profondément mystifiée, eux qui étaient en train de consolider une nouvelle société d'exploitation. Et plus les phrases étaient enflammées, plus la réalité se révélait tout à fait sordide. Aussi, les notions de liberté et d'égalité n'ont-elles plus le même contenu ni n'occupent la même place pour les communistes. Les luttes et les révolutions prolétariennes nous montrent concrètement comment les valeurs morales ont été profondément modifiées ; ce sont la solidarité, le goût pour le combat, la conscience qui caractérisent les ouvriers lorsqu'ils s'affirment comme classe. Nous ne pouvons donc pas vous suivre dans votre lecture de Marx.

L'anarchisme a emprunté de nombreux éléments aux autres écoles socialistes et en particulier au marxisme. Mais ce qui le caractérise, ce qui en forme la base, c'est la méthode spéculative qu'il a reprise des matérialistes français du 18e siècle et de l'école idéaliste allemande ensuite. Selon cette conception, si la société est injuste c'est qu'elle n'est pas conforme à la nature humaine. On voit à quels problèmes insolubles cette position peut nous mener. Car, précisément, rien n'est plus variable que cette nature humaine. L'homme agit sur la nature extérieure, et par­la il transforme sa propre nature. L'homme est un être sensible et raisonnable, disaient les matérialistes français. Mais rien n'y fait, l'homme ressent et raisonne de façon différente selon les époques historiques et la classe sociale à laquelle il appartient. Toutes les écoles de pensée jusqu'à Feuerbach, des plus modérées jusqu'aux plus radicales, vont partir de cette notion de nature humaine ou d'une notion dérivée comme l'éducation, les droits de l'homme, l'idée absolue, les passions humaines, l'essence humaine. Même ceux qui considèrent l'histoire comme un processus soumis à des lois, comme Saint-Simon et Hegel, finissent toujours par recourir à un principe abstrait éternel.

Avec Marx et l'émergence du prolétariat moderne on assiste à un complet renversement : ce n'est pas la nature humaine qui explique le mouvement historique, c'est le mouvement historique qui façonne diversement la nature humaine. Et cette conception matérialiste est la seule qui se place fermement sur le terrain de la lutte de classe. L'anarchisme, quant à lui, n'est pas parvenu à rompre avec la méthode spéculative et ce qu'il va puiser dans les philosophies passées, c'est à chaque fois le côté le plus idéaliste. Quelle plus belle abstraction que le "Moi égoïste" à laquelle aboutit Stirner à partir de sa critique de Feuerbach ! C'est en imitant Kant que Proudhon parvient à la notion de "liberté absolue" pour ensuite forger de très belles abstractions lui aussi, sur le plan économique la "valeur constituée", sur le plan politique le "libre contrat". Au principe abstrait de "la liberté", Bakounine, à partir de ce qu'il a pu comprendre de Hegel, ajoute celui de "l'égalité". Que peut-il y avoir là de commun avec le matérialisme historique dont vous vous revendiquez ?

A travers des oppositions abstraites comme liberté/autorité, fédéralisme/centralisme, non seulement on perd de vue le mouvement historique et les besoins matériels qui en forment la base, mais on transforme l'opposition bien réelle et concrète, celle des classes elle-même, en une abstraction qui peut être corrigée, limitée, remplacée par d'autres abstractions, comme "l'Humanité", par exemple. Telle était également la méthode du "socialisme vrai" en Allemagne : "La littérature socialiste et communiste française (...) cessa entre les mains des Allemands d'être l'expression de la lutte d'une classe contre une autre, ceux-ci se félicitèrent de s'être élevés au-dessus de l'étroitesse française et d'avoir défendu non pas de vrais besoins mais le "besoin du vrai" ; d'avoir défendu non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l'être humain, de l'homme en général, de l'homme qui n 'appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n 'existe que dans le ciel embrumé de la fantaisie philosophique (Ibid.). " C'est à notre avis dans ce type de piège que vous tombez en parlant "d'une position de principe qui va au-delà de la lutte du prolétariat ", des tribus primitives, des mères au foyer et des prostituées.

Beaucoup d'anarchistes furent d'authentiques militants ouvriers, mais du fait de leur doctrine ils furent sans cesse tentés de quitter le terrain de classe dès que le prolétariat était battu ou disparaissait momentanément de la scène sociale. En effet, pour l'anarchisme, ce n'est pas le prolétariat le sujet révolutionnaire finalement, c'est le peuple en général, encore une notion abstraite et irréelle. Mais qu'y a-t-il derrière le mot "peuple" qui a perdu tout son sens dans la société bourgeoise où les classes ont une physionomie beaucoup plus nette ? Rien d'autre que l'individu petit bourgeois idéalisé, un individu qui hésite entre les deux classes historiques, qui oscille tantôt du côté de la bourgeoisie, tantôt du côté du prolétariat, qui voudrait bien finalement réconcilier les classes, trouver un terrain d'entente, un mot d'ordre pour la lutte commune. Marx lui-même ne disait-il pas que tous les individus de la société subissent l'aliénation ? Vous connaissez sans doute la conclusion qu'il tirait de cette évidence ([22] [33]). Telle est l'origine de la revendication de "l'égalisation économique et sociale des classes" d'un Bakounine, et c'est aussi pourquoi Proudhon et Stirner concluent leurs thèses sur une défense de la petite propriété. Dans la genèse de l'anarchisme, c'est le point de vue de l'ouvrier fraîchement prolétarisé et qui refuse de toutes ses fibres cette prolétarisation qui s'exprime. Issus récemment de la paysannerie ou de l'artisanat, souvent mi-ouvrier et mi-artisan (comme les horlogers du Jura suisse, par exemple) ([23] [34]), ces ouvriers exprimaient le regret du passé face au drame que constituait pour eux la chute dans la condition ouvrière. Leurs aspirations sociales consistaient à vouloir faire tourner la roue de l'histoire en arrière. Au centre de cette conception il y a la nostalgie de la petite propriété. C'est pourquoi, à la suite de Marx, nous analysons l'anarchisme comme l'expression de la pénétration de l'idéologie petite-bourgeoise au sein du prolétariat. Le refus de la prolétarisation reste encore aujourd'hui le terreau du mouvement anarchiste qui reflète, plus globalement, l'énorme pression qu'exercent sur le prolétariat les couches et classes intermédiaires qui l'entourent et dont il provient lui-même pour une part. Dans ces classes petites-bourgeoises hétérogènes et sans perspective historique, ce qui domine, à côté du désespoir et des lamentations plaintives, c'est le chacun pour soi, la haute opinion de soi-même, l'impatience et l'immédiatisme, la révolte radicale mais sans lendemain. Ces comportements et cette idéologie ne sont pas sans influencer le prolétariat, affaiblissant son sens de la solidarité et de l'intérêt collectif. (...)

Les composantes les plus saines de l'anarchisme, celles qui furent le plus impliquées dans le mouvement ouvrier, ont été obligées de se démarquer sans cesse de ceux qui poussaient jusqu'au bout cette logique individualiste. Mais sans pouvoir aller à la racine du problème : "Il importe toutefois de se démarquer résolument des anarchistes purement individualistes qui voient dans le renforcement et le triomphe égoïstes de la personnalité le seul moyen de nier l'Etat et l'autorité et rejettent le socialisme lui-même, ainsi que toute organisation générale de la société comme forme d'oppression d'un moi n 'ayant d'autre fondement que lui-même. "([24] [35])

Il en est de la dictature et de la démocratie comme de la vérité et de la liberté, pris comme principes abstraits ils perdent tout leur sens. Ces notions ont elles aussi un contenu de classe : il y a la dictature bourgeoise ou la dictature du prolétariat, il y a la démocratie bourgeoise ou la démocratie ouvrière. Nous ne sommes pas d'accord avec vous lorsque vous écrivez : "La formule dictature du prolétariat ne veut plus rien dire aujourd'hui : les mots ont recouvert des faits. Les faits ont changé le sens des mots. " Le mot "communisme" a été galvaudé, traîné dans la boue lui aussi. Faut-il pour autant l'abandonner ? Toute la question consiste à définir ce qu'on entend par dictature du prolétariat. Comme vous le verrez en lisant notre presse, nous reprenons pour une large part les critiques que portait Rosa Luxemburg aux bolcheviks et nous défendons la démocratie ouvrière aux sein de la lutte de classe et de la révolution ([25] [36]). Avant de discuter toutes les questions posées par l'expérience russe, il faut partir de la définition que donne Marx de la dictature du prolétariat. Celle-ci désigne le régime politique instauré par la classe ouvrière au lendemain de l'insurrection et signifie que le prolétariat est la seule classe qui puisse mener à bien et jusqu'au bout la transformation de la société dans le sens du communisme. Il doit donc jalousement conserver son autonomie vis-à-vis de toutes les autres classes, son pouvoir et ses armes. Elle signifie également que le prolétariat doit réprimer fermement toutes les tentatives de restauration de l'ordre ancien. Pour nous la dictature du prolétariat est la démocratie plus complète pour le prolétariat et toutes les classes non-exploiteuses. Les leçons de la Commune ont été confirmées et approfondies par le surgissement des conseils ouvriers et l'insurrection de 1917. La révolution prolétarienne est bien "une série de phases s'engendrant les unes les autres ", comme vous dites en citant Pannekoek. La première phase est celle de la grève de masse qui pose le problème de l'internationalisation des luttes et qui atteint son sommet dans le surgissement des conseils. La seconde phase se caractérise par une situation de double pouvoir qui se dénoue par 1'insurrection, la destruction de 1'Etat bourgeois et l'unification du pouvoir des conseils ouvriers à l'échelle internationale. La troisième phase est celle de la transition vers le communisme, l'abolition des classes et le dépérissement du semi-Etat qui surgit inévitablement tant que les classes existent encore. En quoi cette série peut-elle relever d'une révolution bourgeoise ? Parce que, selon Marx et les marxistes, le facteur politique domine encore largement ? Le slogan "Tout le pouvoir aux conseils" lancé par la classe ouvrière (et surtout par Lénine) en 1917 fournit la démonstration la plus concrète de la primauté du politique dans la révolution prolétarienne. A contrario, les occupations d'usines en Italie en 1920, les expériences désastreuses en Espagne en 1936, montrent bien toute l'impuissance du prolétariat tant qu'il ne possède pas le pouvoir politique. C'est à notre avis l'autogestion qui a prouvé sa faillite, pas la dictature du prolétariat.

Une première différence avec la révolution bourgeoise saute au yeux. La transition vers le capitalisme s'est effectuée au sein de la société féodale, la prise du pouvoir de la bourgeoisie n'intervient qu'ensuite. C'est tout le contraire pour la révolution prolétarienne. Les conseillistes commettent ici une erreur téléologique des plus classiques. La fin des années 20 voit le triomphe du capitalisme d'Etat en Russie, donc la révolution russe ne pouvait être que bourgeoise ([26] [37]).

La méthode idéaliste de l'anarchisme l'enferme tellement dans des contradictions inextricables, que nombreux sont ceux qui durent rompre avec elle aux moments où le prolétariat s'est affirmé comme une force avec laquelle il fallait compter, ou en tout cas ont dû faire de profondes entorses à la sacro-sainte doctrine. Ainsi, Erich Mûhsam ([27] [38]) pouvait-il écrire en septembre 1919, en pleine vague révolutionnaire : "Les thèses théoriques et pratiques de Lénine sur l'accomplissement de la révolution et des tâches communistes du prolétariat ont donné à notre action une nouvelle base... Plus d'obstacles insurmontables à une unification du prolétariat révolutionnaire tout entier. Les anarchistes communistes ont dû, il est vrai, céder sur le point le plus important de désaccord entre les deux grandes tendances du socialisme ; ils ont dû renoncera l'attitude négative de Bakounine devant la dictature du prolétariat et se rendre sur ce point à l'opinion de Marx ([28] [39]). " Ainsi beaucoup d'anarchistes rejoignirent le camp du communisme. Mais la contre-révolution est une épreuve terrible qui voit le nombre de militants fondre comme neige au soleil, qui voit une altération progressive des principes communistes. Alors nombreux furent ceux qui retournèrent à leurs vieilles amours, les anarchistes mais aussi beaucoup de communistes qui rentrèrent au bercail social-démocrate. Seule la Gauche communiste pouvait tirer les leçons de la défaite, en restant fidèle à l'Octobre rouge, en étant capable de distinguer ce qui dans 1'expérience révolutionnaire relève d'un passé révolu et ce qui reste vivant, pour aujourd'hui et pour demain. C'est là que le combat de Gorter et de Miasnikov ([29] [40]) fut exemplaire.

Vous reprenez les thèses du Communisme de conseils et de son principal animateur Pannekoek. Dans La Gauche hollandaise et dans notre dernière Revue internationale (n° 101, Les communistes de conseils face à la guerre d'Espagne) vous pourrez prendre connaissance des critiques que nous portons à ce courant. Mais il est clair qu'il s'agit d'une composante authentique du courant de la Gauche communiste. Il est resté fidèle à l'internationalisme prolétarien pendant la seconde guerre mondiale tandis que beaucoup d'anarchistes et tout le courant trotskiste prenaient position pour le camp impérialiste des alliés, voire s'engageaient dans la résistance pour certains. Pannekoek est resté un marxiste véritable lorsque, dans Lénine philosophe, il critique la vision mécaniste qui apparaît dans Matérialisme et empiriocriticisme avec la théorie du reflet et vous avez raison d'affirmer que Lénine "oublie le matérialisme historique tel que Marx l'a exposé dans les Thèses sur Feuerbach ". Mais Pannekoek quitte lui-même le terrain du matérialisme historique lorsqu'à partir d'une erreur théorique qu'il détecte à juste titre chez Lénine, il en déduit la nature bourgeoise de la révolution russe. Nous avons republié dans notre Revue internationale un texte de la Gauche communiste de France qui répond dans le détail à ce texte de Pannekoek paru tardivement en 1938 ([30] [41]). C'est pour nous une erreur grossière de confondre une révolution prolétarienne qui dégénère et une révolution bourgeoise. Telle n'a jamais été la position de Gorter et de Miasnikov, ce ne fut pas celle de Pannekoek au début. Pour tous les militants, l'écrasante réalité des faits révélait sans aucun doute possible la nature prolétarienne de la vague révolutionnaire qui fit surgir des conseils ouvriers dans toute l'Europe centrale et orientale. (...)

Gorter et Miasnikov ([31] [42]), Pannekoek dans un premier temps, ont la même attitude face à la dégénérescence, ils combattent jusqu'au bout en vrais militants communistes, sans répudier la révolution prolétarienne ni conclure hâtivement au passage du parti bolchevik dans le camp de la bourgeoisie. Combattre le cours opportuniste en tant que Fraction du parti, poursuivre ce combat même après l'exclusion et jusqu'à ce que les faits démontrent avec certitude que le parti a fait siens les intérêts du capital national, telle est la seule attitude responsable pour sauver le programme révolutionnaire originel et l'enrichir, pour gagner à sa cause une partie des militants, pour tirer les leçons de la défaite. Pannekoek va rompre avec cette attitude qui pourtant avait été la sienne, comme elle avait été celle de Lénine et de Rosa Luxemburg lorsqu' ils furent confrontés à la trahison de la social-démocratie en 1914.

Nous ne sommes pas léninistes ([32] [43]), mais nous nous réclamons de Lénine, en particulier de son internationalisme intransigeant au moment de la première guerre mondiale. Les bolcheviks et le courant de Rosa Luxemburg, auquel appartint Pannekoek, qui combattirent le centrisme et l'opportunisme au sein de la social-démocratie d'avant guerre, ont représenté un phénomène historique et international de la plus haute importance. C'est la même tradition qu'on retrouve au sein de la Gauche de l'Internationale communiste et qui, dans des conditions beaucoup plus dramatiques, va se transmettre de génération en génération jusqu'à aujourd'hui. Les courants les plus créatifs, ceux qui nous ont transmis les leçons les plus riches, sont ceux qui sont restés fermes sur la nature prolétarienne de la révolution russe et qui ont su rompre avec l'opposition de gauche de Trotsky qui a sombré très vite dans l'opportunisme ([33] [44]). Vous avez raison de rappeler l'existence d'un courant centriste au sein de la social-démocratie d'avant-guerre représenté par Kautsky. Mais pour nous le centrisme n'est qu'une variante de l'opportunisme. D'autre part, le fait que Lénine n'ait pas identifié le centrisme de Kautsky aussi vite que Rosa Luxemburg ne contredit pas l'appartenance des bolcheviks au courant marxiste de la seconde Internationale.

Nous voyons deux contrevérités dans ce passage de votre lettre : "A la conception de Lénine d'une minorité agissante de révolutionnaires professionnels s'oppose celle d'Otto Ruhle, marxiste antiautoritaire exclu du KAPD sur ordre de Moscou... " L'Internationale communiste intervient sur deux problèmes, celui posé par Ruhle et les éléments plus proches du syndicalisme révolutionnaire que du marxisme, celui posé par le courant "national-bolchevik" de Laufenberg et Wolffheim. Mais sur ces deux questions, le KAPD est en plein accord avec l'IC. Pannekoek est le premier à pousser à l'exclusion des Hambourgeois dont les relents antisémites étaient inacceptables. Son attitude se distingue radicalement de Ruhle, il adopte clairement une position de parti lorsque, avec le KAPD, il se considère comme membre à part entière de l'IC, symbole de l’internationalisme et de la révolution mondiale. Et c'est conformément à cet esprit de parti que le KAPD va lutter au sein de PIC contre la montée de 1'opportunisme, pour faire triompher ses positions et non pas déserter le combat.

Les "ordres de Moscou" relèvent ici de la légende, tout comme la description du parti bolchevik faite par Rùhle et que vous reprenez. Ce parti a été traversé par de nombreuses discussions et beaucoup de crises qui montrent la richesse de sa vie politique interne. La conception élitiste est complètement étrangère à Lénine et vous faites un contresens sur les termes de "révolutionnaire professionnel". Pour la Fraction bolchevique, il s'agissait tout simplement ici de combattre le dilettantisme et les conceptions affinitaires des mencheviks. C'était revendiquer un minimum de cohérence et de sérieux dans les affaires du parti. Le substitutionnisme est un autre problème et effectivement il prend parfois l’aspect de travers jacobins chez Lénine. Nous avons longuement critiqué cette conception dans notre presse. Signalons simplement que c'était une conception partagée par tous les marxistes de la seconde Internationale, y compris Rosa Luxemburg ([34] [45]).

Cela nous amène à la seconde contrevérité. Vous dites que Lénine partage la conception d'une "minorité agissante". On accable Lénine de tous les péchés de la terre, mais là il n'y est pour rien car cette position appartient à l'anarchisme. Celui-ci ne reposant pas sur le matérialisme historique qui reconnaît au prolétariat une mission historique mais sur la révolte des masses opprimées contre l'autorité, il est nécessaire qu'une minorité éclairée puisse orienter cette masse hétérogène vers le royaume de la liberté absolue. Alors que le mouvement ouvrier était en train de rompre avec la période des sociétés secrètes, l'Alliance internationale de la démocratie socialiste de Bakounine maintient la conception d'une élite éclairée et conspiratrice. Alors que pour le marxisme, en s'émancipant le prolétariat émancipe du même coup l'humanité tout entière, pour l'anarchisme c'est l'humanité qui utilise la lutte du prolétariat comme un moyen pour s'émanciper. Alors que l'avant-garde révolutionnaire est pour le marxisme une partie d'un tout, la fraction la plus consciente du prolétariat, pour l'anarchisme la minorité agissante transcende la classe, elle exprime des intérêts "supérieurs", ceux de l'humanité vue comme entité abstraite. Cette conception est explicite chez Malatesta et Kropotkine et Max Nettlau la résume très bien : "Connaissant les habitudes autoritaires des masses [Kropotkine] pensait que celles-ci nécessitaient une infiltration et une impulsion de la part de militants libertaires, telle que celle de l’Alliance dans l’Internationale ([35] [46]). " Vous qui relevez les défaillances jacobines de Bakounine, vous savez combien l'Alliance était organisée de façon hiérarchique. Même si elle a pris des formes différentes, la théorie de la "minorité agissante" est restée une caractéristique constante dans l'histoire de l'anarchie. Encore une fois, ici la révolution n'est pas l'œuvre d'une classe consciente mais celle de forces élémentaires, celle des couches les plus déshéritées de la société, paysans pauvres, sans-travail, lumpenprolétariat, etc., et cette élite éclairée, qui va s'infiltrer dans les organes de la révolution pour donner l'impulsion dans la bonne direction, est totalement extérieure, elle ne repose sur rien d'autre que les "principes éternels". Ainsi disparaissent les mille liens qui unissent la classe ouvrière et les communistes, qui font de ceux-ci une sécrétion collective de celle-là et qu'on a vu s'exprimer dans les luttes politiques franches et ouvertes au sein des conseils ouvriers et des organisations communistes lors de la vague révolutionnaire. Dans la vision anarchiste deux types d'organisation se combinent : une minorité éclairée qui dissimule ses positions et ses objectifs, ici on tombe dans le monolithisme et on se prive du contrôle et de l'élaboration collective par l'assemblée générale des militants ; une organisation large et ouverte où chaque individu, chaque groupe est "libre et autonome" et n'a pas à assumer la responsabilité de ses actes et de ses positions. C'est cette conception qui explique pourquoi Mùhsam et Landauer ont accepté de cohabiter avec les pires opportunistes dans la première République des Conseils de Bavière. La confrontation politique, la responsabilité militante collective, qui permettent de corriger les erreurs commises par l'organisation, de faire triompher une position minoritaire si elle s'avère juste, de rassembler sur des bases claires les forces qui pourront résister à la dégénérescence de l'organisation, toutes ces bases organisationnelles saines sont rejetées par l'anarchisme. Cette conception organisationnelle de la "minorité agissante" est à l'opposé des conceptions antihiérarchiques, de la centralisation "organique", de la vie politique intense, qui caractérisent les organisations marxistes. (...)

CCI.



[1] [47] Comme par exemple la brochure de Balius Vers une nouvelle révolution.

[2] [48] Sur ce point central notre position n'est pas la même que celle d'Agustin Guillamon qui a publié une brochure sur ce groupe Le groupe des Amis de Durruti, 1937-39 ; ce travail est un effort important et sérieux de documentation sur l'expérience et les publications de ce groupe qui n'avait jamais été fait à notre connaissance. C'est pourquoi dans cet article nous faisons plusieurs fois référence à cette source. Mais si l'auteur met en avant que les événements d'Espagne 1936 ont signé la mort de l'anarchisme, il défend en même temps l'idée qu'une option révolutionnaire peut quand même en sortir.

[3] [49] Pour une analyse plus détaillée de juillet 1936 et de mai 1937, voir la brochure Espagne 1936 publiée par la section du CCI en Espagne.

[4] [50] Groupe des communistes internationalistes, principalement situé en Hollande, représentants du communisme de conseils. Un travail de ce groupe Révolution et contre-révolution en Espagne est publié dans notre brochure Espagne 1936 en espagnol.

[5] [51] Sur la position de ces courants, voir notre brochure Espagne 1936 en espagnol.

 

[6] [52] Et contrairement à ce que fera après le trotskisme, en s'engageant dans la défense de l'URSS dans la 2e guerre mondiale.

[7] [53] On peut voir la variante cinématographique de cette thèse dans des films, par exemple «Terre et liberté» du réalisateur anglais Ken Loach, qui ont eu droit à une forte promotion commerciale.

[8] [54] Courant au sein de la CNT, dirigé par Angel Pestana, qui voulait créer un «parti syndicaliste».

 

[9] [55] Fragment de réponse de Garcia Oliver, dirigeant célèbre de la CNT en 1936, fournie à l'enquêteur américain Bolloten en 1950, cité dans le livre de Guillamon.

[10] [56] Au comble du cynisme, une des dirigeantes de la CNT d'alors, Federica Montseny, a appelé les ouvriers à envoyer «des baisers pour les gendarmes» qui étaient en train de les massacrer.

[11] [57] Bilan n° 36, «La leçon des événements d'Espagne", octobre-novembre 1936.

[12] [58] «Le mouvement actuel», dans l’Ami du peuple n° 5, p. 3, tiré du livre de F. Mintzet M. Pecina .Les Amis de Durruti, les trotskistes et les événements de mai.

[13] [59] Guillamon explique dans son livre le rapprochement du groupe avec les idées exprimées par Buenaventura Durruti, particulièrement dans un de ses derniers discours du 5 novembre 1936.

[14] [60] Jaime Balius dans La Noche, «Attention travailleurs ! Pas un pas en arrière !» 2 mars 1937, cité par F. Mintzet M. Pecina : Les Amis..., op. cité, p. 14-15.

 

[15] [61] L'Ami du peuple n° 1, cité par F. Mintz, op. cité p. 68-69.

[16] [62] Voilà pourquoi Guillamon est obligé de mettre de côté ces considérations (ainsi que l'ensemble de la question de la guerre et de la révolution) quand il prétend démontrer que les Amis de Durruti ont exprimé une alternative révolutionnaire de l'anarchisme.

[17] [63] Jaime Balius, Vers une nouvelle révolution, 1997, Centre de documentation historico-sociale, Etcétera,p. 32-33.

[18] [64] L'Ami du peuple n° 1, cité par F. Mintz, op. cité p. 63..

[19] [65] Agustin Guillamon, Le groupe des Amis de Durruti 1937-1939, Op. cité, p. 70.

[20] [66] Lettre de Balius à Bolloten, 1946, citée par Guillamon, op. cité p. 89, souligné dans l'original.

[21] [67] Manifeste du Parti communiste Champ Libre, Paris 1983, p. 55, puis p. 61.

[22] [68] "La classe possédante et la classe du prolétariat représentent la même aliénation humaine. Mais la première se complaît et se sent confirmée dans cette aliénation de soi, elle éprouve l'aliénation comme sa propre puissance et possède en elle l'apparence d'une existence humaine ; la seconde se sent anéantie dans l'aliénation, elle voit en elle sa propre impuissance et la réalité d'une existence inhumaine. "La sainte famille, La Pléiade, Œuvres III, p. 459.

[23] [69] Au sein de l’AIT, la Fédération jurassienne, composée principalement d'horlogers a constitué un des soutiens les plus importants de "l'Alliance de la Démocratie socialiste" de Bakounine.

 

[24] [70] Vers une société libérée de l'Etat, La digitale/ Spartacus, Quimperlé-Paris, 1999, p. 94 puis p. 134.

[25] [71] Revue internationale n°99, 100 et 101, octobre 1999-avril 2000, "Comprendre la défaite de la révolution russe. " Révolution internationale n° 57, janvier 1979, "La démocratie ouvrière : pratique du prolétariat ".

[26] [72] Au sein des Gauches communistes, Gorter et Miasnikov furent parmi les premiers à s'élever et à lutter au sein de l'Internationale communiste et des partis communistes contre la dégénérescence de la révolution russe.

[27] [73] Anarchiste allemand ayant participé à la République des conseils ouvriers de Bavière en 1919

[28] [74] Cité par Rosmer dans Moscou sous Lénine, Petite Collection Maspero, Paris, 1970, tome I, p. 76.

 

[29] [75] Au sein des Gauches communistes, Gorter et Miasnikov furent parmi les premiers à s'élever et à lutter au sein de l'Internationale communiste et des partis communistes contre la dégénérescence de la révolution russe.

[30] [76] "Politique et philosophie de Lénine à Harper ", Revue internationale n° 25,27, 28, 30, 1981-1982.

[31] [77] Nous retraçons le combat de Miasnikov et de son Groupe ouvrier du Parti communiste-bolchevik dans la Revue internationale n° 101 : "1922-1923 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution ".

[32] [78] " Sommes-nous devenus léninistes?" Revue internationale n° 96 et 97, 1999.

[33] [79] Cf. notre livre : La Gauche communiste d'Italie.

 

[34] [80] Cf. notre brochure : Organisations communistes et conscience de classe.

[35] [81] Histoire de l'anarchie, Éditions du Cercle, Éditions de la Tête de Feuilles, Paris, 1971, p. 254.

 

Courants politiques: 

  • Anarchisme officiel [82]

Approfondir: 

  • Espagne 1936 [83]

Questions théoriques: 

  • Communisme [84]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du ‎jour de l'histoire [9° partie]‎

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1924-28 : le Thermidor du capitalisme d'État stalinien

 

Pendant l'été 1927, en réponse à une série d'articles parus dans la Pravda qui rejette toute possibilité de "dégénérescence thermidorienne" de l'URSS, Trotsky défend la validité de cette analogie avec la révolution française, situation dans laquelle c'était une partie du parti jacobin qui était devenu lui-même le véhicule de la contre-révolution. Malgré les différences historiques entre les deux situations, Trotsky développe l'idée que le régime prolétarien isolé de la Russie peut succomber à une "restauration bourgeoise", non seulement à travers son renversement violent par les forces du capitalisme mais aussi de façon plus insidieuse et graduelle.

"Thermidor, écrit-il, constitue une forme spéciale de la contre-révolution menée à bien au cours de plusieurs épisodes, qui a utilisé, au début, des éléments du parti dominant en les regroupant et en les opposant les uns aux autres ". ("Thermidor", traduit de l'anglais par nous, publié dans The challenge of the Left Opposition 1926-27, PathfinderPress, 1980). Et il souligne que Lénine lui-même avait tout à fait accepté qu'un tel danger puisse exister en Russie : "Lénine ne pensait pas qu'on puisse exclure la possibilité que des changements économiques et culturels en direction d'une dégénérescence bourgeoise puisse avoir lieu sur une longue période, même avec les bolcheviks au pouvoir; cela pouvait arriver via l'assimilation politique et culturelle inconsciente d'une certaine couche du parti bolchevik à une autre couche d'éléments petit-bourgeois qui se développait. "

Parallèlement, Trotsky développe immédiatement qu'au moment présent, Thermidor, tout en constituant un danger croissant posé par le développement de la bureaucratie et d'influences ouvertement capitalistes au sein de l'URSS, est bien loin d'avoir eu lieu. Dans la Plate-forme de l'Opposition unie qui est publiée peu de temps après cet article, lui et ses partenaires expriment l'idée que la perspective de la révolution internationale est loin d'être épuisée et qu'en Russie même se maintiennent des acquis considérables de la révolution d'octobre, en particulier le "secteur socialiste" de l'économie. L'Opposition reste donc engagée dans la lutte pour la réforme et la régénération de l'État soviétique et dans sa défense inconditionnelle vis-à-vis des attaques de l'impérialisme.

Avec le recul de l'histoire cependant, il est clair que les analyses de Trotsky sont en retard sur la réalité. Pendant l'été 1927, les forces de la contre-révolution bourgeoise ne font qu'achever leur annexion du parti bolchevik.

Pourquoi Trotsky sous-estime-t-il le danger ?

Il y a trois éléments clés qui expliquent la mauvaise interprétation par Trotsky de la situation à laquelle est confrontée l'Opposition en 1927.

l. Trotsky sous-estime la profondeur et l'étendue des avancées de la contre-révolution parce qu'il est incapable de revenir sur ses origines historiques, de reconnaître en particulier le rôle joué par les erreurs politiques du parti bolchevik dans l'accélération de la dégénérescence de la révolution. Comme nous l'avons vu dans de précédents articles de cette série, si la raison fondamentale de l'affaiblissement du pouvoir prolétarien en Russie réside dans l'isolement, dans l'échec de l'extension de la révolution et dans les dévastations causées par la guerre civile, le parti bolchevik lui-même aggrave les choses en se confondant avec l'appareil étatique et par sa volonté de substituer son autorité à celle des organes unitaires de la classe (les soviets, les comités d'usine, etc.). Ce processus est déjà discernable en 1918 et atteint un point particulièrement grave avec la répression de la révolte de Cronstadt en 1921. Et Trotsky trouve d'autant plus difficile de critiquer cette politique qu'il a souvent joué un rôle prééminent dans sa mise en oeuvre (comme par ses appels à la militarisation du travail en 1920-21).

2. Trotsky comprend clairement que la montée de la bureaucratie stalinienne a été grandement facilitée par la succession de défaites internationales subies par la classe ouvrière : Allemagne 23, Grande Bretagne 26, Chine 27. Mais il est incapable d'appréhender la dimension historique de cette série de défaites. En cela, il n'est pas tout seul : ce n'est qu'avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne que, par exemple, les fractions de la Gauche italienne comprennent clairement que le cours de l'histoire est renversé et qu'il mène à la guerre. De, son côté, Trotsky n'est jamais capable de voir que ce renversement a eu lieu et, durant toutes les années 1930, il continue à voir des signes annonciateurs d'une révolution imminente alors qu'en fait les ouvriers sont de plus en plus dévoyés de leur terrain de classe et poussés sur la pente glissante de l’antifascisme et donc de la guerre impérialiste (Fronts populaires, guerre en Espagne...). Quoi qu'il en soit, "l'optimisme" infondé de Trotsky sur les possibilités de la révolution le conduit à mal interpréter les causes et les effets de la politique étrangère stalinienne ainsi que les réactions des grandes puissances impérialistes. La Plate-forme de l'Opposition unifiée de 1927 (influencée sans aucun doute par la propagande du moment sur "la menace de guerre" qui met en avant l'imminence d'une guerre entre la Grande Bretagne et la Russie) insiste sur l'idée que les puissances impérialistes seront contraintes de lancer une attaque contre l'Union soviétique puisque cette dernière, malgré la domination de la bureaucratie stalinienne, constitue toujours une menace pour le système capitaliste mondial. Dans ces conditions, l'Opposition de gauche reste engagée sincèrement dans la défense de l'URSS. Elle fait bien sûr beaucoup de critiques incisives contre la façon dont la bureaucratie stalinienne sabote les luttes ouvrières en Grande Bretagne et en Chine. En fait, les résultats désastreux de la politique de l'Internationale vis à vis de ces deux pays constituent un élément déterminant dans la décision de l'Opposition de 1926-27 de se regrouper et d'intervenir. Mais ce que Trotsky et l'Opposition unifiée ne saisissent pas c'est que la politique stalinienne en Grande Bretagne et en Chine où la lutte de classe est clairement sabotée au profit d'alliances avec des fractions bourgeoises `amies' de l'URSS (la bureaucratie syndicale en Grande Bretagne, le Kuomintang en Chine), marque une étape qualitative en comparaison du gâchis opportuniste mené par l'Internationale en Allemagne 1923. Ces événements expriment un tournant décisif dans le sens de l'insertion de l'État russe dans le jeu de pouvoir du capital à l'échelle mondiale. A partir de ce moment, l'URSS est amenée à agir sur l'arène mondiale en tant que nouvelle puissance impérialiste et sa défense d'un point de vue communiste est de moins en moins acceptable puisque la raison d'être de celle-ci -c'est-à-dire que l'URSS serve de bastion de la révolution mondiale- a été liquidée.

3. Etroitement liée à cette erreur est l'incapacité de Trotsky à identifier le véritable fer de lance de la contre-révolution. Sa défense de l'URSS se base sur un critère erroné : non pas, comme le fait la Gauche italienne, sur la prise en considération de son rôle international, ni sur le fait que la classe ouvrière y détienne réellement le pouvoir politique mais sur des critères purement juridiques : le maintien de formes nationalisées de propriété au centre de l'économie et le monopole de l'État sur le commerce extérieur. De ce point de vue, Thermidor ne peut prendre que la forme du renversement de ces formes juridiques et d'un retour à des expressions classiques de propriété privée. Les véritables forces "thermidoriennes", donc, ne peuvent être que ces éléments en dehors du parti qui poussent au retour à la propriété privée (ou plutôt individuelle), tels que les koulaks, les hommes de la NEP, les économistes politiques comme Ustryalov et ceux qui les soutiennent le plus ouvertement dans le parti, en particulier la fraction autour de Boukharine. Le stalinisme est caractérisé comme étant une forme de centrisme, sans véritable politique propre, balançant perpétuellement entre les ailes droite et gauche du parti. Parce qu'il est lui-même attaché à l'identification du socialisme avec des formes nationalisées de propriété, Trotsky est incapable de voir que la contre-révolution capitaliste peut s'établir sur la base de la propriété étatique. Ceci condamne le courant qu'il dirige à ne pas comprendre la nature du projet stalinien et à sans arrêt lancer des "avertissements" contre le retour aux formes de propriété privée qu'on ne verra jamais (en tout cas pas jusqu'à l'effondrement de l'URSS en 1991; et même, à ce moment là, cela va se faire partiellement seulement). Nous pouvons comprendre ainsi l'hésitation fatale dont a fait preuve l'Opposition face à la mise en avant par Staline de l'infâme théorie du "socialisme en un seul pays".

Le socialisme en un seul pays et
la théorie de "l'accumulation socialiste primitive"

A l'automne 1924, dans un long et pompeux ouvrage intitulé Problèmes du léninisme, Staline formule la théorie du "socialisme en un seul pays". Basant son argumentation sur une phrase unique de Lénine rédigée en 1915, phrase qui peut être interprétée de différentes manières de toutes façons, Staline rompt avec un principe fondamental du mouvement communiste depuis son origine : une société sans classe ne peut être établie qu'à l'échelle mondiale. Son affirmation ridiculise la révolution d'octobre elle-même puisque, comme Lénine et les bolcheviks l'ont inlassablement répété, l'insurrection ouvrière en Russie était apparue comme une réponse internationaliste à la guerre impérialiste, de même qu'elle n'était et ne pouvait être que la première étape d'une révolution prolétarienne à l'échelle mondiale.

La proclamation du "socialisme en un seul pays" ne constitue pas une simple révision théorique ; c'est la déclaration ouverte de la contre-révolution. Le parti bolchevik dans son ensemble est déjà pris dans la contradiction d'intérêts entre les principes prolétariens et les besoins de l'État russe qui représente de façon croissante les nécessités du capital contre la classe ouvrière. Staline résout cette contradiction d'un seul coup : dorénavant la loyauté ira seulement aux besoins du capital national russe ; et malheur à ceux qui, dans le parti, s'accrocheront à la mission prolétarienne originelle de celui-ci.

Deux événements cruciaux permettent à la fraction stalinienne de mettre en avant ouvertement ses véritables intentions : la défaite de la révolution allemande en octobre 1923 et la mort de Lénine en janvier 1924. Plus que tout autre revers dans la vague révolutionnaire d'après guerre, la défaite en Allemagne en 1923 a montré que le recul du prolétariat européen est plus qu'un problème temporaire, même si personne à cette époque ne peut deviner à quel point sera longue la nuit de la contre-révolution. Ce résultat ne peut que renforcer la position de ceux pour qui l'idée d'étendre la révolution sur tout le globe n'est pas seulement une plaisanterie mais un obstacle à l'objectif visant à faire de la Russie une grande puissance économique et militaire.

Comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, Lénine a déjà commencé une lutte contre la montée du stalinisme et il n'aurait certainement pas approuvé l'abandon ouvert de l'internationalisme que la bureaucratie a proclamé avec une hâte indécente juste après sa mort. Il est sûr que Lénine seul n'aurait pas pu constituer une barrière suffisante à la victoire de la contre-révolution. Comme Bilan l'a écrit dans les années 30, étant données les limites objectives auxquelles était confrontée la révolution russe, son destin en tant qu'individu aurait sans aucun doute été le même que celui du reste de l'Opposition : "Devant Lénine, s’il avait survécu, le centrisme aurait eu la même attitude qu'il a prise envers les nombreux bolcheviks qui ont payé par la déportation, la prison et l'exil la fidélité qu'ils ont voulu garder au programme internationaliste d'octobre 1917". (Bilan n° 18, avril-mai 1935, p.610, "L'État prolétarien"). De même, sa mort a retiré un obstacle majeur au projet stalinien. Une fois Lénine mort, non seulement Staline a enterré son héritage politique, mais il a également créé le culte du "léninisme". Son célèbre discours "Nous te faisons le serment, camarade Lénine" lors des funérailles de ce dernier donne déjà le ton, modelé sur les rituels de l'église orthodoxe. De façon symbolique, Trotsky est absent à l'enterrement. Il est en convalescence dans le Caucase ; mais il s'est aussi fait avoir par une petite manœuvre de Staline qui a consisté à donner à Trotsky une information erronée sur la date de la cérémonie. Ainsi Staline peut se présenter au monde entier comme le successeur naturel de Lénine.

Aussi cruciale que soit la déclaration de Staline, le parti bolchevik n'en saisit pas immédiatement toute la portée. En partie parce qu'elle a été émise discrètement, quelque peu enfouie dans un indigeste morceau du travail "théorique" de Staline. Mais plus important encore parce que les bolcheviks sont insuffisamment armés théoriquement pour combattre cette nouvelle conception.

Nous avons déjà noté, au cours de cette série, que les confusions entre le socialisme et la centralisation par l'État des rapports économiques bourgeois avaient longtemps hanté le mouvement ouvrier, en particulier pendant la période de la social-démocratie ; et les programmes révolutionnaires de la vague révolutionnaire de 1917-23 n'avaient en aucune manière exorcisé ce fantôme. Mais le flux ascendant de la révolution avait renforcé la vision du socialisme authentique, et avant tout la nécessité de son établissement à l'échelle internationale. Par contre, dans la mesure où le reflux de la révolution mondiale laisse le poste avancé de celle-ci totalement isolé, il apparaît une tendance grandissante à la théorisation de l'idée qu'en développant le secteur "socialiste" étatisé de son économie l'Union soviétique va pouvoir accomplir des pas importants dans la construction d'une société socialiste. La Gauche italienne, dans le même article qu'on vient de citer, note cette tendance dans certains des derniers écrits de Lénine : "...les derniers articles de Lénine sur la coopération expriment le reflet de la nouvelle situation conséquente aux défaites du prolétariat mondial, et il n'est nullement étonnant qu'ils aient pu servir aux falsificateurs qui ont ébauché la théorie du «socialisme en un seul pays»...".

Ces idées sont théorisées ensuite par l'Opposition de gauche, en particulier par Trotsky et Préobrajensky, dans "le débat sur l'industrialisation" au milieu des années 20. Ce débat est provoqué par les difficultés rencontrées par la NEP qui a exposé la Russie à des manifestations plus ouvertes de la crise capitaliste telles que le chômage, l'instabilité des prix et le déséquilibre entre les différentes branches de l'économie. Trotsky et Préobrajensky critiquent la politique économique prudente de l'appareil du parti, son incapacité à adopter des plans à long terme, le fait qu'il se repose trop sur l'industrie légère et l'action spontanée du marché. Pour reconstruire l'économie soviétique sur une base saine et dynamique, disent-ils, il est nécessaire d'allouer plus de ressources au développement de l'industrie lourde, ce qui requiert une planification économique à long terme. Puisque l'industrie lourde constitue le cœur du secteur étatisé et que le secteur étatisé est défini comme "socialiste", la croissance industrielle est identifiée au progrès du socialisme et correspondrait donc aux intérêts du prolétariat. Les "industrialiseurs" de l'Opposition de gauche sont convaincus que ce processus peut être lancé dans une économie russe à prédominance agricole, non en développant une dépendance envers les importations de capital et de technologie étrangers, mais par une sorte "d'exploitation" des couches de la paysannerie (les plus riches en particulier) au moyen d'impôts et de manipulations des prix. Cela produirait assez de capital pour financer l'investissement dans le secteur étatique et la croissance de l'industrie lourde. Ce processus est décrit comme de "l'accumulation socialiste primitive", comparable dans son contenu, sinon par les méthodes proposées, à la période d'accumulation primitive du capital décrite par Marx dans Le capital. Pour Préobrajensky en particulier, "l'accumulation socialiste primitive" n'est rien moins que la loi fondamentale de l'économie de transition et doit être conçue comme un contrepoids à l'action de la loi de la valeur : "N'importe quel lecteur peut compter sur ses doigts les facteurs qui font contrepoids à la loi de la valeur dans notre pays : le monopole du commerce extérieur ; le protectionnisme socialiste ; un plan d'importations sévère établi dans l'intérêt de l'industrialisation ; l'absence d'échange équivalent avec l'économie privée qui assure l'accumulation pour le secteur étatique en dépit des conditions hautement défavorables créées par son bas niveau de technologie. Mais tout cela, étant données leurs bases dans l'économie étatique unifiée, constitue les moyens externes, les manifestations externes de la loi de l'accumulation socialiste primitive." ("Sur l'avantage de l'étude théorique de l'économie soviétique", traduit de l'anglais par nous, d'un recueil d'écrits de Préobrajensky édité par Donald A. Filtzer, The crisis of soviet industrialisation).

Cette théorie est fausse sur deux plans essentiels :

  • c'est une erreur fondamentale d'identifier la croissance de l'industrie aux besoins et aux intérêts du prolétariat et de développer que le socialisme surgirait de façon quasi automatique sur la base d'un processus d'accumulation qui, bien que dit "socialiste", comporte en réalité les caractéristiques essentielles de l'accumulation capitaliste, fondé qu'il l'est sur l'extraction et la capitalisation croissante de la plus-value. L'industrie, qu'elle soit propriété de l'État ou pas, ne peut être identifiée à la classe ouvrière ; et même, la croissance industrielle menée sur les bases du rapport de travail salarié ne peut signifier que l'exploitation grandissante du prolétariat. Cette fausse identification de la part de Trotsky va de pair avec son identification de la classe ouvrière à l'État de transition qu'il a théorisée pendant le débat sur les syndicats en 1921. Sa logique est de ne laisser au prolétariat aucune raison de se défendre contre les exigences du secteur "socialiste". Et comme pour le problème de l'État, la fraction de la Gauche italienne dans les années 30 réussit à montrer les profonds dangers inhérents à une telle identification. Bien qu'elle partage, à ce moment-là, certaines des illusions de Trotsky sur le fait que le secteur "collectivisé" de l'économie conférerait un caractère prolétarien à l'État soviétique, elle ne partage pas du tout l'enthousiasme de Trotsky pour le processus d'industrialisation en soi ; et elle met l'accent sur le fait que les progrès vers le socialisme ne se mesurent pas au taux de croissance du capital constant mais à la façon dont la production est gérée pour la satisfaction des besoins matériels immédiats du prolétariat (en mettant la priorité sur la production de biens de consommations plus qu'à celle des biens de production, sur le raccourcissement de la journée de travail, etc.). En poussant plus loin cet argument, nous pourrions dire que les progrès vers le socialisme demande un retournement complet de la logique du processus d'accumulation ;
  • deuxièmement, si la Russie est capable d'accomplir des pas décisifs vers le socialisme sur la base d'une vaste paysannerie, quel est le rôle véritable de la révolution mondiale ? Avec la théorie de "l'accumulation socialiste primitive", la révolution mondiale n’apparaît que comme un simple moyen d'accélérer un processus déjà en cours dans un seul pays, au lieu d'être une condition sine qua non pour la survie politique du bastion prolétarien. Dans certains de ses écrits, Préobrajensky arrive quasiment à cette conclusion périlleuse ; et ça va le laisser totalement vulnérable à la démagogie du "tournant à gauche" de Staline pris à la fin des années 20, lorsque ce dernier apparaît comme le maître d’œuvre du programme des industrialisateurs au sein du parti.

Comme il est lui-même porteur de ces confusions, ce n'est pas par hasard que le courant de gauche autour de Trotsky ne saisit pas immédiatement la signification totalement contre-révolutionnaire de la déclaration de Staline.

1925-27 : la dernière résistance de l'Opposition

En fait, la première attaque explicite contre la théorie du socialisme en un seul pays provient d'une personne inattendue : l'ancien allié de Staline, Zinoviev. En 1925, le triumvirat Staline-Zinoviev-Kamenev éclate. Le seul véritable facteur qui a fait son unité, était "la lutte contre le trotskisme", comme Zinoviev l'admettra plus tard; cette bête noire du trotskisme était vraiment l' oeuvre de l'appareil qui avait essentiellement pour but de préserver la position du triumvirat dans l'appareil du parti contre la figure qui, après Lénine, incarne de la façon la plus évidente l'esprit de la révolution d'octobre, Léon Trotsky. Mais, comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, la position initiale de l'Opposition de gauche autour de Trotsky est brisée du fait de son incapacité à répondre à l'accusation de "factionalisme" que l'appareil lui a lancée, accusation soutenue par les mesures que toutes les principales tendances du parti ont votées au 10e congrès en 1921. Confrontée au choix de se constituer en un groupement illégal (comme le Groupe ouvrier de Miasnikov) ou de se retirer de toute action organisée au sein du parti, l'Opposition adopte cette dernière attitude. Mais au fur et à mesure que la politique contre-révolutionnaire de l'appareil devient de plus ou plus ouverte, ceux qui conservent une loyauté envers les principes internationalistes du bolchevisme -même si, dans certains cas, il s'agit d'une loyauté très fragile- sont contraints de montrer plus ouvertement leur opposition.

L'émergence de l'Opposition autour de Zinoviev en 1925 est une expression de cela, même si ce brusque tournant à gauche qu'il fait reflète également son souci de maintenir sa propre position personnelle au sein du parti ainsi que la base de son pouvoir sur l'appareil du parti à Leningrad. Assez naturellement Trotsky -qui en 1925-26 est entré dans une phase de semi-rétrait de la vie politique- est très soupçonneux envers cette nouvelle Opposition. Et au début, il reste très neutre dans les premiers échanges entre les staliniens et les zinovievistes, comme au 14e congrès par exemple durant lequel ces derniers admettent qu'ils se sont largement trompés dans leurs diatribes contre le trotskisme. Néanmoins, il existe un élément fondamental de clarté prolétarienne dans les critiques de Zinoviev envers Staline : comme nous l'avons dit, il dénonce en réalité la théorie du socialisme en un seul pays avant Trotsky et commence à parler du danger du capitalisme d'État. Et comme la bureaucratie renforce son emprise sur le parti et sur l'ensemble de la classe ouvrière, et qu'en particulier les résultats catastrophiques de sa politique internationale deviennent évidents, la poussée vers un front commun entre les différents groupements d'opposition devient de plus en plus urgente.

Malgré ses doutes, Trotsky et ses partisans joignent leurs forces aux zinovievistes dans l'Opposition unifiée en avril 1926. Au début, l'Opposition unifiée comprend aussi le groupe Centralisme démocratique (les "décistes") de Sapranov ; en fait Trotsky reconnait que "l'initiative de l'unification est venue des centralistes démocratiques. La première conférence avec les zinovievistes a eu lieu sous la présidence du camarade Sapranov" ("Nos différences avec les centralistes démocratiques", 11 novembre 1928, traduit de l'anglais par nous, du livre cité plus haut.) Cependant, il semble que les centralistes démocratiques sont exclus à un moment donné en 1926, probablement parce qu'ils appellent à la formation d'un nouveau parti bien que cela ne soit pas en accord avec les revendications contenues dans la plate-forme du groupe en 1927 sur laquelle nous reviendrons plus tard[1] [85].

Malgré son accord formel pour ne pas s'organiser en tant que fraction, l'Opposition de 1926 est obligée de se constituer comme organisation distincte, avec ses propres réunions clandestines, ses gardes du corps et ses courriers ; et en même temps, elle fait une tentative bien plus déterminée que l'Opposition de 1923 pour diffuser son message, pas seulement vers la direction du parti mais vers la base. Cependant à chaque pas qu'elle fait pour se constituer en fraction, l'appareil du parti multiplie les manœuvres, les calomnies, les rétrogradations et les expulsions. La première vague de ces mesures répressives a lieu après que les espions de l'appareil ont démasqué une réunion de l'Opposition dans les bois près de Moscou pendant l'été 1926. La première riposte de l'Opposition est de réitérer ses critiques de la politique intérieure et étrangère du régime et de défendre sa cause face à l'ensemble des membres du parti. En septembre et en octobre, des délégations de l'Opposition interviennent dans les réunions des cellules d'usine à travers tout le pays. La plus marquante est celle qui se déroule dans l'usine d'aviation de Moscou où Trotsky, Zinoviev, Piatakov, Radek, Sapranov et Smilga défendent le point de vue de l'Opposition contre les interpellations et les insultes des sbires de l'appareil. La réponse de l'appareil stalinien est en fait encore plus brutale. Elle évolue vers l'élimination des dirigeants de l'Opposition des postes les plus importants qu'ils occupent dans le parti. Ses avertissements contre l'Opposition deviennent de plus en plus explicites, faisant allusion non seulement à l'expulsion du parti mais à l'élimination physique. L'ex-oppositionnel Larin exprime tout haut les pensées cachées de Staline à la 15e conférence du parti en octobre novembre 1926 : "Soit l'Opposition doit être exclue et supprimée légalement, soit la question sera réglée à coups de pistolet dans les rues, comme l'ont fait les socialistes révolutionnaires à Moscou en 1918" (traduit de l'anglais par nous -cité dans Daniels, The Conscience of the Revolution : Communist Opposition in Soviet Russia).

Mais comme nous l'avons déjà dit, l'Opposition de Trotsky est aussi entravée par ses propres faiblesses fatales : sa loyauté obstinée par rapport au bannissement des fractions adopté au congrès du parti de 1921 et ses hésitations à voir la nature véritablement contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne. A la suite de la condamnation de ses manifestations dans les cellules d'usine en octobre, les leaders de l'Opposition signent une prise de position admettant qu'ils ont violé la discipline du parti et abjurant toute activité "fractionnelle" ultérieure. A la réunion plénière de l'Exécutif de PIC en décembre, la dernière fois où l'Opposition a l'autorisation de défendre son point de vue dans l'Internationale, Trotsky est de nouveau affaibli par sa volonté de ne pas mettre en question l'unité du parti. Comme l'écrit Anton Ciliga : "Cependant, malgré l'éclat polémique de son discours, Trotsky enveloppa de trop de prudence et de diplomatie l'exposé du débat. L'assistance ne put comprendre toute la profondeur, tout le tragique des divergences qui séparaient l'Opposition de la majorité (..). L'Opposition -j’en fus frappé- ne se rendait pas compte de sa faiblesse; elle allait de même sous-estimer l'importance de sa défaite et négliger d'en tirer les enseignements. Pendant que la majorité de Staline-Boukharine manœuvrait pour obtenir l'exclusion totale de l'Opposition, celle-ci recherchait constamment le compromis, l'arrangement à l'amiable. Cette timidité de l'Opposition décida sinon du fait même de sa défaite, du moins de la faiblesse de sa résistance." (Au pays du grand mensonge).

Le même schéma se répète vers la fin de 1927. Poussée à l'action par le fiasco de la bureaucratie en Chine, l'Opposition avance une plate-forme formelle pour le 15e congrès. Sa tentative rencontre une manœuvre typique de l'appareil. Il oblige l'Opposition à avoir recours à une imprimerie clandestine pour produire sa plate-forme ; et le guépéou qui y fait une descente découvre "par hasard" qu'un "officier de Wrangel" en lien avec des contre-révolutionnaires à l'étranger y joue un rôle actif. Bien que l'officier s'avère être un agent provocateur de la Guépéou, le discrédit jeté sur l'Opposition est exploité au maximum. Sous une pression croissante, l'Opposition décide une nouvelle fois de faire un appel direct aux masses, en prenant la parole dans différentes manifestations et réunions du parti, en intervenant en particulier dans les manifestations en l'honneur de la révolution d'octobre (novembre 1927) sous sa propre banderole. En même temps, elle fait finalement une tentative pour soulever la question du testament de Lénine. En fait, c'est trop peu et trop tard. La masse des ouvriers s'enlise dans l'apathie politique et ne comprend pas grand-chose aux différences entre l'Opposition et le régime. Comme Trotsky lui-même en prend conscience, contrairement à Zinoviev qui est aveuglé provisoirement par l'optimisme à ce moment-là, les masses sont lasses de la lutte révolutionnaire et sont plus probablement influencées par les promesses de socialisme en Russie faites par Staline que par n'importe quel appel à de nouveaux soulèvements politiques. Mais de toutes façons, l'Opposition est incapable de présenter une alternative révolutionnaire claire et distincte, ce que souligne la timidité des banderoles dans la manifestation de novembre quand elles lancent des slogans tels que "A bas l'Ustryalovisme", "Contre une scission", etc. ; en d'autres termes, elle souligne la nécessité d'une "unité léniniste" dans le parti au moment où le parti de Lénine est annexé par la contre-révolution ! Une fois de plus, les staliniens ne montrent pas la même timidité. Ses voyous tabassent beaucoup de manifestants ce jour-là et, peu après, Trotsky et Zinoviev sont grossièrement expulsés du parti. C'est le début d'une spirale d'expulsions, d'exils, d'emprisonnement et finalement de massacres contre les restes prolétariens du parti bolchevik.

Plus démoralisant que tout est l'effet que la répression grandissante a sur le moral de l'Opposition elle-même. Presque immédiatement après leur expulsion, l'alliance Trotsky-Zinoviev vole en éclat, la composante la plus faible rompant avec la première : Zinoviev, Kamenev et la majorité de leurs partisans capitulent de façon minable, confessent leurs "erreurs" et vont mendier leur réadmission dans le parti. Beaucoup de trotskistes de l'aile droite capitulent également à ce moment-là[2] [86].

Ayant détruit la gauche au sein du parti, Staline se tourne rapidement vers ses alliés de droite, les disciples de Boukharine dont la politique est plus ouvertement favorable aux capitalistes privés et aux koulaks. Confronté à une série de problèmes économiques immédiats, en particulier la famine et la pénurie de biens, mais surtout poussé par la nécessité de développer les capacités militaires de la Russie dans un monde orienté vers de nouvelles conflagrations impérialistes, Staline annonce son "tournant à gauche" -un virage soudain vers une industrialisation rapide- et "la liquidation des koulaks comme classe" l'expropriation forcée des paysans riches et moyens.

Le nouveau tournant de Staline, suivi d'une campagne contre "le danger de droite" dans le parti, a pour effet de décimer encore plus les rangs de l'Opposition. Ceux qui, comme Préobrajensky, ont mis tant d'insistance sur l'industrialisation comme élément clé pour avancer vers le socialisme, sont rapidement mystifiés en croyant que Staline peut mettre objectivement en oeuvre le programme de la gauche et ils appellent les trotskistes à revenir dans le giron du parti. Tel est le destin politique de la théorie de "l'accumulation socialiste primitive".

Les événements de 1927-28 marquent clairement un virage. Le stalinisme a définitivement triomphé à travers la destruction de toute force d'opposition dans le parti ; il n'existe plus d'obstacle maintenant à la poursuite de son programme essentiel : la construction d'une économie de guerre sur la base d'un capitalisme d'État plus ou moins intégral. Ceci signifie effectivement la mort du parti bolchevik, sa fusion totale avec la bureaucratie capitaliste d'État. Avec son coup suivant, le stalinisme affirme sa domination finale sur l'Internationale, la transformation complète de cette dernière en un instrument de la politique étrangère russe. En adoptant la théorie du socialisme en un seul pays au 6e congrès en août 1928, l'IC signe son arrêt de mort en tant qu'Internationale aussi sûrement que l'Internationale socialiste l'avait fait en 1914. C'est vrai même si, comme dans la période qui avait suivi 1914, l'agonie mortelle de chaque parti communiste pris séparément en dehors de la Russie est un processus plus long, ne touchant à sa fin qu'au milieu des années 1930 avec la déroute de leurs propres oppositions de gauche et l'adoption ouverte d'une position de défense nationale dans la préparation au second holocauste mondial.

La rupture entre Trotsky et la Gauche communiste

Mais si la conclusion ci-dessus peut sembler claire comme de l'eau de roche avec le recul; cette question est encore chaudement débattue dans les cercles oppositionnels qui survivent alors. En 1928-29, cela prend en grande partie la forme d'un débat entre Trotsky et les centralistes démocratiques dont l'influence croissante sur ses partisans peut sans doute être évaluée à la mesure de l'énergie qu'il met à polémiquer contre leurs erreurs "sectaires ultra-gauchistes".

Les "décistes" existent depuis 1919 et ont critiqué de façon cohérente le danger de bureaucratisation du parti et de l'État. Ayant été expulsés de l'Opposition unifiée, ils présentent leur propre plate-forme signée "Le groupe des quinze[3] [87]" au 15e congrès du parti (un crime pour lequel ils sont immédiatement expulsés de ses rangs). Selon Miaskovsky ce texte n'est pas en continuité directe avec le groupe désiste qui l'a précédé et montre que Sapropel s'est rapproché des analyses du Groupe ouvrier: "Dans ses principaux points, dans son estimation de la nature de l'État en URSS, ses idées sur l'État ouvrier, le programme des quinze est très proche de l'idéologie du Groupe ouvrier." (L'ouvrier communiste)

A première vue cependant, la plate-forme ne diffère pas fondamentalement de celle adoptée par l'Opposition unifiée, même si elle est peut-être plus complète dans sa dénonciation du régime oppressif auquel est confrontée la classe ouvrière dans les usines, de la croissance du chômage, de la disparition de toute vie prolétarienne dans les soviets, de la dégénérescence du régime interne du parti et des effets catastrophiques de la politique du "socialisme en un seul pays" au niveau international. En même temps, elle se situe encore dans la problématique de la réforme radicale, s'identifiant à l'appel à une industrialisation plus rapide et mettant en avant un certain nombre de mesures ayant pour but de régénérer le parti et de restaurer le contrôle du prolétariat sur l'État et l'économie. A aucun moment elle n'appelle à la création d'un nouveau parti ni à une lutte directe contre l'État. Mais ce qui est cependant notable, c'est que le texte tente d'aller à la racine du problème de l'État, réaffirmant la critique marxiste du côté faible de l'État en tant qu'instrument de la révolution prolétarienne et mettant en garde contre le danger que l'État ne s'autonomise totalement vis-à-vis de la classe ouvrière. De plus, dans sa façon de traiter la question de la propriété de l'État, il souligne qu'il n'y a rien de fondamentalement socialiste là-dedans : "...pour nos entreprises d'État, la seule garantie contre leur développement dans la direction capitaliste est l'existence de cette dictature prolétarienne. Seulement la chute de cette dictature ou bien sa dégénérescence peut changer la direction de leur développement. Dans ce sens, elles acquièrent dans tout notre système économique une pure base pour l'édification du socialisme. Ce qui ne veut pas dire qu'elles sont déjà socialistes.

(..) Caractériser de telles formes d'organisation de l'industrie, où la force de travail demeure encore une marchandise, comme du socialisme, même comme un mauvais socialisme, c'est enjoliver la réalité de toute manière, discréditer le socialisme aux yeux des travailleurs, c'est présenter comme solides des tâches qui ne le sont pas encore et faire passer la NEP pour le socialisme".

Bref, sans la domination politique du prolétariat, l'économie, y compris sa composante étatisée, ne peut aller que dans une direction capitaliste, point qui n'a jamais été clair chez Trotsky pour qui les formes de propriété nationalisée peuvent par elles-mêmes garantir le caractère prolétarien de l'État. Pour finir, la plate-forme des quinze paraît bien plus consciente de l'imminence d'un Thermidor. En fait, elle met en avant le point de vue que la liquidation finale du parti par la faction stalinienne signifierait la fin de tout caractère prolétarien du régime :

"La bureaucratisation du parti, la dégénérescence de ses éléments dirigeants, la fusion de l'appareil du parti avec l'appareil bureaucratique du gouvernement, l'influence diminuée de la partie prolétarienne du parti, l'introduction de l'appareil gouvernemental dans les luttes intérieures du parti -tout cela montre que le comité central a déjà dépassé dans sa politique les limites du bâillonnement du parti et commence la liquidation- et la transformation de ce dernier en un appareil auxiliaire de l'État. L'exécution de cette liquidation du parti signifierait la fin de la dictature prolétarienne dans l'Union des Républiques socialistes soviétiques. Le parti est l'avant-garde et l'arme essentielle dans la lutte de la classe prolétarienne. Sans cela, ni sa victoire, ni le maintien de la dictature prolétarienne ne sont possibles. "

Donc même si la Plate-forme des quinze apparaît encore sous-estimer le degré de triomphe auquel le capitalisme a déjà abouti en Russie, il est bien plus facile pour les “décistes” ou au moins une partie importante d'entre eux, de tirer des conclusions rapides des événements de 1927-28 : la destruction de l'Opposition entre les mains de la terreur d'État de Staline signifie que le parti bolchevik est devenu un “cadavre puant", comme le déciste V. Smirnov le décrit et qu'il ne reste plus rien à défendre dans le régime. C'est certainement le point de vue que combat Trotsky dans sa lettre "Nos différences avec les centralistes démocratiques" dans laquelle il écrit au déciste Borodai que "Vos amis de Kharkov, d'après ce que je sais, ont adressé aux ouvriers un appel basé sur l'idée fausse que la révolution d'octobre et la dictature du prolétariat sont déjà liquidées. Ce manifeste, faux dans son essence, a fait le plus grand tort à l'Opposition". Sans aucun doute Trotsky définit-il comme "tort" le fait qu'une aile croissante de l'Opposition s'approche des mêmes conclusions.

De même, les “décistes” sont capables de saisir qu'il n'y a rien de socialiste dans le soudain "tournant à gauche" de Staline et de résister à la vague de capitulations qu'il a provoquée. Mais ils ne les laissent en aucune façon indemnes et ces événements provoquent des scissions dans leurs rangs également. Selon Ciliga et d'autres, Sapranov lui-même capitule en 1928, croyant que l'offensive contre les koulaks exprime un tournant vers la politique socialiste. Cependant, il existe aussi des indications selon lesquelles il a rapidement conclu que le programme d'industrialisation de Staline est de nature capitaliste d'État. Entre autres choses, Miasnikov écrit dans L'ouvrier communiste en 1929 que Sapranov a été arrêté cette année-là et annonce aussi un regroupement entre le Groupe ouvrier, le Groupe des quinze et les restes de l'Opposition ouvrière. Smirnov, pour sa part, a perdu la boussole d'une autre façon :

"Le jeune déciste Volodia Smirnov en arriva même à dire : "Il n'y a jamais eu en Russie de révolution prolétarienne, ni de dictature du prolétariat. Il y a eu simplement une "révolution populaire" par le bas et une dictature bureaucratique par le haut. Lénine n'a jamais été un idéologue du prolétariat. Du début à la fin, il a été un idéologue de l'intelligentsia. "Ces concepts de Smirnov étaient liés à l'idée générale que, par des voies directes, le monde va vers une nouvelle forme sociale : le capitalisme d'État, avec la bureaucratie pour nouvelle classe dirigeante. Il mettait sur le même plan la Russie soviétique, la Turquie kemaliste, l'Italie fasciste, l'Allemagne en marche vers l'hitlérisme et l’Amérique de Hoover-Roosevelt. "Le communisme est un fascisme extrémiste, le fascisme est un communisme modéré" écrivait-il dans son article "Le comfascisme". Cette conception laissait quelque peu dans l'ombre les forces et les perspectives du socialisme. La majorité de la fraction déciste, Davidov, Shapiro, etc., estima que l'hérésie du jeune Smirnov dépassait les bornes, et celui-ci fut exclu à grand fracas du groupe. " (Ciliga, op.cit.)

Ciliga ajoute qu'il n'est pas difficile de considérer l'idée de Smirnov d'une "nouvelle classe" comme précurseur de Burnham, de même que son point de vue sur Lénine comme idéologue de l'intelligentsia sera plus tard reprise par les communistes de conseils. Ce qui a pu commencer comme une vision valable -la tendance universelle au capitalisme d'État à l'époque de la décadence du capitalisme- est devenue, dans les circonstances de défaite et de confusion, une voie vers l'abandon du marxisme.

De même, ceux qui dans le milieu de la Gauche communiste russe appellent à la formation immédiate d'un nouveau parti, quoique leur préoccupation soit juste, ont perdu de vue les réalités de la période. Un nouveau parti ne peut pas être créé par un acte de volonté dans une période de défaite de plus en plus profonde du prolétariat mondial. Ce qu'il faut faire avant tout, c'est formé des fractions de gauche capables de préparer les bases programmatiques d'un nouveau parti quand les conditions de la lutte de classe internationale le permettront ; mais c'est une conclusion que seule la Gauche italienne a été capable de tirer de façon vraiment cohérente.

Tout ceci témoigne des difficultés extrêmes auxquelles sont confrontés les groupes d'opposition à la fin des années 1920 qui sont de plus en plus contraints de développer leurs analyses depuis les prisons du Guépéou qui, ironie de l'histoire, constituent un oasis de débat politique dans un pays qui est contraint au silence par une terreur étatique sans précédent. Mais à travers tout le traumatisme des capitulations et des scissions, un réel processus de convergence a lieu autour des positions les plus claires de la Gauche communiste, impliquant les “décistes”, les survivants du Groupe ouvrier et de l'Opposition ouvrière et les "intransigeants" de l'Opposition trotskiste. Ciliga lui-même appartient à l'extrême-gauche de l'Opposition trotskiste et décrit sa rupture avec Trotsky pendant l'été 1932, après qu'il a reçu un important texte programmatique de Trotsky intitulé "Les problèmes de développement de l'URSS : projet de programme pour l'Opposition de gauche internationale face à la question russe" :

“Depuis 1930, ils attendaient que leur chef prit position et déclarât que l’État soviétique actuel n'était pas un État ouvrier. Or, voici que dès le premier chapitre du "Programme", Trotsky le définissait nettement comme un "État prolétarien". Une déception encore plus grave attendait l'aile gauche dans l'analyse du plan quinquennal : son caractère socialiste, le caractère socialiste des buts et même des méthodes était affirmé avec insistance dans le "Programme". (..) Il était désormais vain d'espérer que Trotsky ferait jamais la distinction entre bureaucratie et prolétariat, entre capitalisme d'État et socialisme. Ceux d'entre les "négateurs" de gauche qui n’arrivait pas à trouver du socialisme dans ce qu'on édifiait en Russie n'avaient rien de mieux à faire qu'à rompre avec Trotsky et à quitter le "collectif trotskiste". Il s'en trouva une dizaine -dont j'étais- qui s'y résolurent en effet. (..) Ainsi, après avoir pris part à la vie idéologique et aux luttes de l'Opposition russe, j'aboutissais -ainsi que bien d'autres avant et après moi– à la conclusion suivante : Trotsky et ses partisans sont trop intimement liés au régime bureaucratique en URSS pour pouvoir mener la lutte contre ce régime jusqu'à ses conséquences extrêmes. (..)Pour lui, la tâche de l'Opposition était d'améliorer le système bureaucratique, non de le détruire, de lutter contre l'"exagération des privilèges" et l'"extrême inégalité des niveaux de vie" -non pas contre les privilèges ou l'inégalité en général. (..)

"Opposition bureaucratique ou prolétarienne" tel est le titre que je donnai à l'article dans lequel j'exposais, en prison, ma nouvelle attitude envers le trotskisme. Je passais désormais dans le camp de l'Opposition russe d'extrême gauche : "Centralisme démocratique", "Opposition ouvrière", "Groupe ouvrier ".

Ce qui séparait cette Opposition du trotskisme, ce n'était pas seulement la façon déjuger le régime et de comprendre les problèmes actuels. C'était avant tout la façon de comprendre le rôle du prolétariat dans la révolution. Pour les trotskistes, c'était le parti, pour les groupes d'extrême gauche, c'était la classe ouvrière qui était le moteur de la révolution. La lutte entre Staline et Trotsky concernait la politique du parti, le personnel dirigeant du parti; pour l'un comme pour l'autre le prolétariat n'était qu'un objet passif. Les groupes de l'extrême gauche communiste au contraire s'intéressaient avant tout à la situation et au rôle de la classe ouvrière, à ce qu'elle était en fait dans la société soviétique et à ce qu'elle devait être dans une société qui se donnerait sincèrement pour tâche d'édifier le socialisme. Les idées et la vie politique de ces groupes m'ouvraient une perspective nouvelle et posaient des problèmes inconnus de l'Opposition trotskiste : comment le prolétariat doit-il s'y prendre pour conquérir les moyens de production enlevés à la bourgeoisie, pour contrôler efficacement le parti et le gouvernement, pour instaurer la démocratie ouvrière et préserver la révolution de la dégénérescence bureaucratique ?..."

Les conclusions de Ciliga peuvent avoir eu une certaine tonalité conseilliste et des années plus tard, lui aussi allait être désillusionné par le marxisme. Néanmoins, il décrit un processus réel de clarification prolétarienne dans les conditions les plus difficiles. Evidemment, il est particulièrement tragique que bien des fruits de ce processus aient été perdus et qu'ils n'aient pas eu d'impact immédiat sur le prolétariat russe démoralisé. En fait certains rejettent ces efforts comme inutiles et témoignant de la nature sectaire et abstentionniste de la Gauche communiste. Mais le travail des révolutionnaires à l'échelle de l'histoire et la lutte des communistes de gauche russes pour comprendre la terrible défaite qui les a frappés, garde une importance théorique qui est toujours très valable pour le travail des révolutionnaires d'aujourd'hui. Et cela vaut la peine de réfléchir à l'impact négatif du fait que ce ne sont pas les thèses des intransigeants mais les tentatives de Trotsky de réconcilier l'irréconciliable, de trouver quelque chose de prolétarien dans le régime stalinien qui devait prédominer dans le mouvement oppositionnel hors de Russie. Cette incapacité à reconnaître que Thermidor avait eu lieu devait avoir des conséquences désastreuses et contribuer à la trahison ultime du courant trotskiste à travers l'idéologie de "la défense de l'URSS" dans la deuxième guerre mondiale.

Avec la mise au silence de la Gauche communiste russe, la recherche pour résoudre "l'énigme russe" pendant les années 1930 et 1940 fut essentiellement prise en charge par les révolutionnaires hors de Russie. Ce sont leurs débats et leurs analyses sur lesquels nous reviendrons dans le prochain article de cette série.

CDW.

[1] [88] En fait, il y a bien des choses qui restent obscures dans l'histoire des “décistes” et d'autres courants de gauche en Russie, et il y a encore beaucoup de recherches à faire. Le sympathisant du CCI, Ian, qui est décédé en 1997, s'était engagé dans une longue recherche sur la gauche communiste russe, et était en particulier convaincu de l'importance du rôle joué par le groupe de Sapranov. On ne peut que regretter qu'il n'ait pas pu achever ces recherches. Le CCI tente de reprendre certains des fils de ce travail ; nous espérons aussi que la réémergence d'un milieu politique prolétarien en Russie permettra de faciliter l'avancée de cette recherche.

[2] [89] Ce n'étaient pas les premiers des vieux Oppositionnels à faire la paix avec le régime. L'année précédente, les chefs de l'Opposition ouvrière, Mevdiev, Chliapnikov et Kollontai, et même Ossinski qui avait été un centraliste de gauche démocratique et communiste résolu, ainsi que la femme de Lénine, Kroupskaïa, avaient renoncé à toute activité oppositionnelle.

[3] [90] La plateforme du “Groupe des quinze” fut initialement publiée hors de Russie par la branche de la Gauche italienne qui publiait le journal Réveil communiste à la fin des années 1920. Elle parut en allemand et en français sous le titre A la veille de Thermidor, révolution et contre-révolution dans la Russie des soviets -Plate-forme de l'Opposition de gauche dans le parti bolchevique (Sapranov, Smirnov, Obhorin, Kalin, etc.) au début de 1928. Le CCI a l'intention de publier une version anglaise de ce texte dans un futur proche.

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [91]

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