Les grandes puissances impérialistes sont les fauteurs de guerre dans l'ex-Yougoslavie, tout comme dans le reste du monde
L'hiver, et particulièrement le mois de février 1994, a vu la guerre impérialiste en Yougoslavie passer à un stade supérieur, plus dramatique, aux enjeux plus élevés encore pour le monde capitaliste, avec le massacre du marché de Sarajevo et l'intervention militaire directe des Etats-Unis et de la Russie. Mais la folie guerrière et les conflits régionaux gagnent aussi toute la planète : les anciennes Républiques méridionales et orientales de l'ex-URSS, le Moyen-Orient, l'Afghanistan, le Cambodge, l'Afrique.
En même temps, la crise économique étend et aggrave ses ravages sur des milliards d'êtres humains. Là aussi, l'impasse, la catastrophe et la perspective d'une chute dramatique dans la misère gagnent toute la planète, ce qui ne pourra qu'alimenter encore plus les conflits et les guerres.
Le capitalisme mène le monde à la désolation et à la destruction. La guerre dans l'ex-Yougoslavie n'est pas une guerre d'un autre temps, du passé, ni d'une période transitoire, le prix à payer pour la fin du stalinisme, mais bel et bien une guerre impérialiste d'aujourd'hui, de la situation qui fait suite à la disparition du bloc de l'Est et de l'URSS. Une guerre de la phase de décomposition du capitalisme décadent. Une guerre qui est l'annonce du seul devenir que peut offrir le capitalisme à l'ensemble de l'humanité.
Au bas mot 200 000morts -combien de blessés, d'invalides ? - tel est le tribut payé par la population en Bosnie et dans l'ex-Yougoslavie aux nationalismes et aux intérêts impérialistes. Les vies déchirées, « la purification ethnique » massive, les familles chassées de chez elles et déportées dont les membres sont séparés - se reverront-ils un jour ? - voilà la réalité du capitalisme. Il faut dénoncer la terreur exercée par chaque camp, par des milices et une soldatesque ivres de sang, de viols, de tortures. Il faut dénoncer la terreur qu'exercent les Etats bosniaque, serbe et croate, sur les réfugiés dont on exige la mobilisation forcée dans les différentes armées, sous peine de mort en cas de désertion. Et bien sûr, dénoncer la misère et la faim, crier son horreur devant les vieillards réduits à la mendicité, assassinés par un « snipper » parce qu'ils ne courent pas assez vite, devant ces parents partis chercher du ravitaillement et déchiquetés par les obus qui tombent aveuglement, devant les enfants traumatisés à vie dans leur chair et dans leur coeur. Il faut dénoncer la barbarie du capitalisme. Il est responsable de ces tragédies.
Il faut dénoncer aussi, dans cette folie guerrière, dans cette barbarie dont la population ne voit pas la fin, les nouvelles « valeurs », les nouveaux « principes », qui émergent du « nouvel ordre mondial » que la bourgeoisie nous avait promis après la chute du mur de Berlin : le chaos et le chacun pour soi. Les retournements d'alliance, la trahison, sont la règle : à peine signés, les accords de cessez-le-feu sont systématiquement bafoués ; les Bosniaques, les Croates, et les Serbes, se sont tour à tour alliés avec l'un contre l'autre, pour ensuite se retourner contre l'allié de la veille. Les Croates et les Bosniaques se sont entre massacrés à Mostar sous l'oeil bienveillant des miliciens serbes alors qu'ils s'opposaient ensemble aux Serbes à Sarajevo. Jusqu'aux « Musulmans » de l'enclave de Bihac qui se sont entre-tués alors qu'ils étaient encerclés !
Une fois terminé le conflit actuel, s'il doit se terminer un jour, jamais la situation d'avant-guerre ne pourra revenir. Les Etats qui subsisteront seront dévastés et ne pourront se relever dans une situation de crise économique mondiale. Même si les bourgeoisies locales ne pouvaient y échapper, et n'y ont pas échappé, aveuglées par leur propre nationalisme, par les différents intérêts particuliers, par le « chacun pour soi », la guerre en Yougoslavie ne débouchera pas sur des Etats renforcés et viables. Tout au plus certains seigneurs de la guerre, certains roitelets locaux, vont pouvoir jouir de leur pouvoir et de leur racket, jusqu'à ce qu'un rival vienne les supplanter. C'est ce qui s'est passé au Liban, en Afghanistan, au Cambodge. C'est ce qui se passe en Géorgie, en Palestine, au Tadjikistan, et ailleurs. La Yougoslavie s'est « libanisée » à son tour.
L'INTERVENTION IMPERIALISTE DES GRANDES PUISSANCES EST RESPONSABLE DU DEVELOPPEMENT DE LA GUERRE ET DE SON AGGRAVATION
Si l'explosion de la Yougoslavie tenait directement des effets de la décomposition, l'impérialisme a trouvé dans cette même décomposition généralisée, et en Yougoslavie même, un terrain fertile à son action funeste. A l'origine, c'est l'Allemagne qui a poussé les Slovènes et les Croates à l'indépendance. Et ce sont les Etats-Unis et la France, entres autres, qui ont appuyé, à l'époque, les Serbes pour qu'il réagissent et donnent une leçon à la Croatie, et à l'Allemagne.
« Il n'y pas de soutien désintéressé, dès que le problème de la Bosnie est devenu le problème des Balkans, il s'est transformé en un problème de rapport de forces politiques, et les intérêts des grandes puissances ont pris le pas sur la réalité du conflit. » ([1] [1])
Aujourd'hui, deux ans d'interventions directes, militaires et diplomatiques, des grandes puissances dans le conflit, sous couvert de l'ONU et de l'OTAN, et si besoin était encore, les derniers événements de février, la menace de frappes aériennes, l'envoi de casques bleus russes, les chasseurs F16 de l'OTAN abattant des avions serbes, révèlent clairement, sans ambiguïté, le caractère impérialiste du conflit où les grandes puissances défendent leurs intérêts les unes contre les autres : « Une politique internationale effective continue d'être contrecarrée par les intérêts rivaux des principales puissances européennes. Avec la Grande-Bretagne, la France et la Russie protégeant effectivement les Serbes, et les Etats-Unis faisant ce qu'ils peuvent en faveur du gouvernement musulman, ceux-ci mettent maintenant la pression sur la troisième partie en lutte, les Croates, dont le protecteur traditionnel, l'Allemagne, trouve peu politique de se dresser contre les autres puissances. » ([2] [2])
Il y a longtemps que le masque de « l'humanitaire » est tombé. La presse bourgeoise internationale, on vient de le voir, ne l'évoque plus. Du coup apparaît au grand jour la nature et l'objectif des grandes proclamations des pacifistes et autres « humanistes » du monde bourgeois qui appelaient à sauver la Bosnie, à arrêter le massacre. Ils ont servi durant deux ans à essayer de mobiliser les populations, et particulièrement la classe ouvrière des grandes puissances industrialisées, derrière les interventions militaires, derrière l'impérialisme de leur propre bourgeoisie nationale. Une fois de plus, les grands pacifistes, qu'ils soient « philosophes », écrivains, artistes, curés, ou (h écologistes, se sont révélés, avec leur double langage, comme de dangereux va-t-en-guerre au service de l'impérialisme.
Les Etats-Unis a la contre-offensive
Depuis la guerre du Golfe où les Etats-Unis avaient fait la démonstration éclatante de leur leadership mondial, la bourgeoisie américaine a vécu de sérieuses déconvenues, un échec même, en Yougoslavie. D'abord incapables de s'opposer au démembrement de cette dernière, et donc à l'indépendance de la Croatie qui manifestait une ouverture et une avancée pour l'Allemagne, les Etats-Unis se sont appuyés sur la Bosnie pour avoir un point d'ancrage dans la région. Mais là, ils se sont révélés incapables de garantir l'intégrité et l'unité de ce nouvel Etat malgré leur puissance. Résultat : une Slovénie et une Croatie indépendantes sous influence allemande, une Serbie sous influence française d'abord, et aujourd'hui surtout russe, une Bosnie démantelée, un Etat-croupion sur lequel il était difficile de s'appuyer. Le bilan était négatif pour la première puissance impérialiste mondiale. Les Etats-Unis ne pouvaient rester sur un échec qui mettait en cause leur « crédibilité » et leur leadership et les affaiblissait aux yeux du monde. Les Etats-Unis ne pouvaient rester sur un échec qui allait encourager encore plus les grands rivaux impérialistes, européens et japonais, et les petits impérialismes des pays « secondaires », à s'affirmer et à remettre en cause le « nouvel ordre mondial » américain.
Impuissants dans les Balkans, leur contre-offensive s'est développée autour de deux axes au niveau mondial : leur intervention en Somalie et au Moyen-Orient avec l'ouverture - au prix de l'action militaire meurtrière d'Israël au Liban en juillet 1993 - des négociations de paix entre l'Etat Hébreu et l'OLP ([3] [3]). Ils faisaient la preuve de leur capacité militaire et diplomatique, de leur capacité à « régler des conflits » ce qui, parallèlement, mettait en évidence... l'incapacité des Européens à régler la guerre en Bosnie. D'autant que les Etats-Unis faisaient tout pour saboter les différents plans de partition au profit des Serbes, que mettaient en avant les Européens : en poussant le gouvernement bosniaque à l'intransigeance et en réarmant son armée. Ce qui a permis à celle-ci de reprendre l'offensive contre les Serbes et les Croates durant l'hiver.
Cependant, cela ne pouvait suffire à faire regagner le terrain perdu à la première puissance mondiale, à effacer l'impression d'affaiblissement. Certes, elle réussissait à bloquer l'action des Européens, les négociations de paix en particulier, mais sans pouvoir reprendre l'initiative. A force, la poursuite sanglante du conflit commençait à atteindre, par ricochet, encore plus la «crédibilité» des Etats-Unis eux-mêmes. Le massacre du marché de Sarajevo est venu à point pour relancer la donne du jeu impérialiste.
Alors que Clinton justifiait l'absence d'intervention militaire aérienne américaine par le refus des Français et des Britanniques, des voix de plus en plus nombreuses de l'appareil d'Etat américain poussaient à l'action : « Nous continuerons à avoir un problème de crédibilité si nous n'agissons pas » lui a répondu Tom Foley ([4] [4]), « Speaker » à la Chambre des Représentants. On le voit, Tom Foley est plus soucieux de la crédibilité militaire des Etats-Unis que des considérations « humanitaires » qui sont avancées au « prime time » des télévisions à l'usage des populations et de la classe ouvrière.
L'ultimatum de l'OTAN redonne l'initiative aux Etats-Unis
L'ultimatum de l'OTAN qui a fait suite au carnage du marché de Sarajevo, a sanctionné l'impuissance européenne, de la France et de la Grande-Bretagne en particulier, obligées d'approuver les frappes aériennes qu'elles avaient toujours refusées et sabotées depuis le début du conflit. Il manifestait la prépondérance de l'OTAN, dont les Etats-Unis sont les maîtres, sur l'ONU et les casques bleus sur place, où le poids de la France et de la Grande-Bretagne était plus grand. Le retrait des canons serbes, obtenu par la menace aérienne de l'OTAN a été un succès pour les Etats-Unis. L'ultimatum leur a permis de reprendre l'initiative, d'avoir un pied dans la place, tant au plan militaire que diplomatique. Néanmoins, ce succès restait encore limité. Il n'était qu'un premier pas. Il ne gommait pas le recul des mois précédents, en particulier la partition de la Bosnie.
« Les gouvernements européens ont joué un rôle cynique. (...) Les Européens voulaient utiliser le bombardement de Sarajevo et d'autres villes, pour faire pression sur le gouvernement bosniaque afin qu'il accepte un mauvais plan de partition qui leur dénie tout territoire vital et toutes routes de commerce. S'ils acceptent maintenant de souscrire aux frappes aériennes de l'OTAN contre les canons des assiégeants, ils attendent au moins en retour que Washington se joigne à leur manoeuvre diplomatique au moment même où le gouvernement bosniaque a commencé à retrouver une force militaire et à récupérer certaines de ses pertes initiales. » ([5] [5])
Par ailleurs, la démonstration de force américaine était amoindrie par un retrait des Serbes en traînant les pieds et la protection que leur a fournie l'arrivée de casques bleus russes. «L'alliance (l'OTAN) n'a pas fait ses preuves. Et l'on continuera à douter de sa volonté et de sa capacité. » ([6] [6]). L'aviation américaine allait essayer de corriger quelque peu cette mauvaise impression, en abattant quatre avions serbes qui survolaient le territoire bosniaque malgré l'interdiction qui leur en était faite, et alors que près de mille infractions avaient été relevées auparavant, sans provoquer de réaction de l'OTAN. La « crédibilité » des Etats-Unis leur imposait de saisir la bonne occasion au bon moment pour eux. Ils l'ont saisie.
Après l'ultimatum, les Etats-Unis mettent les Européens sur la touche
Le retour en force des Etats-Unis s'est concrétisé par la signature de l'accord croato-musulman. Dès le début du mois de février, la pression des Etats-Unis s'est faite sentir sur la Croatie: « Il est temps maintenant de faire payer la Croatie, économiquement et politiquement. » ([7] [7]), la menace avant le chantage. Ce que les Croates ont compris tout de suite, comme en témoigne le limogeage du chef croate de Bosnie ultra-nationaliste, Mate Boban, et son remplacement par quelqu'un de plus « raisonnable » et de plus contrôlable. Après la menace est venue le « deal », le marché, et la proposition : « Le seul moyen pour que la Croatie puisse obtenir un soutien international pour réclamer la Krajina est de reformer son alliance avec la Bosnie. » ([8] [8])
Est-il besoin de souligner que cette nouvelle alliance sous l'égide américaine qui promet à la Croatie la récupération de la Krajina occupée par les Serbes, est directement dirigée contre ceux-ci ? Un pas vers la « paix » qui est porteur d'une aggravation encore plus terrible de la guerre, tant au plan « quantitatif» - l'embrasement de toute l'ex-Yougoslavie-, qu'au plan «qualitatif» si l'on ose dire - une guerre « totale » entre les armées régulières de Serbie et de Croatie.
A l'heure où nous écrivons, l'accord entre Croates et Bosniaques n'a pas éteint les affrontements autour de Mostar en particulier. Mais pour sûr, c'est un succès pour les Etats-Unis dans la mesure où les pays européens, la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, qui sont obligées de « saluer » l'initiative, la voient d'un très mauvais oeil. Exit les négociations de Genève sous l'égide de l'Union Européenne. L'accord vient confirmer et leur impuissance et leur mise sur la touche, au moins pour le moment. La signature de l'accord à Washington même, la photo de Warren Cristopher, le Secrétaire d'Etat américain, debout derrière les signataires, est une douce revanche pour la bourgeoisie américaine après plus de deux ans de pieds de nez européens: «L'Europe en tant que principal arbitre de la crise yougoslave a fait son temps. » ([9] [9])
l'agressivite imperialiste de la Russie
Le retour en force de la Russie « dans le concert des nations », sa ferme opposition à l'ultimatum de l'OTAN, puis le succès de sa diplomatie qui sauve la face des Serbes « en obtenant» le recul de leur artillerie des hauteurs de Sarajevo, l'envoi de casques bleus russes, sont une autre expression de la redistribution des cartes impérialistes depuis le massacre du marché de Sarajevo. Elle marque un réveil de « l'arrogance » impérialiste de la Russie. Cette aspiration à rejouer un rôle de premier plan sur la scène internationale s'était déjà clairement affirmée ces derniers mois.
Jusqu'à présent, l'attitude des Etats-Unis à l'égard de la Russie, était un soutien sans faille à Eltsine, tant sur le plan intérieur contre les fractions staliniennes conservatrices, que sur le plan extérieur. L'intervention russe dans son ancien empire s'est faite avec l'assentiment américain.
Que, dans les ex-républiques soviétiques, la Russie fasse pièce aux aspirations impérialistes de l'Iran « islamiste » et de la Turquie qui penche toujours plus vers l'Allemagne, que la Russie impose à une Ukraine, toujours troisième puissance nucléaire du monde, mais dont l'économie est en pleine déconfiture, ses conditions et donc l'abandon de son flirt avec l'Allemagne, qu'une Russie s alliée s'arroge une zone d'influence sur le territoire de l'ancienne URSS, voilà qui ne pouvait que convenir à la bourgeoisie nord-américaine.
Mais que la Russie ait des visées plus précises sur les pays de l'ex-Pacte de Varsovie, quand elle s'oppose à leur intégration à l'OTAN, voilà qui inquiète les bourgeoisies européennes, l'Allemagne au premier chef, et qui provoque des interrogations au sein même de la bourgeoisie américaine, même si Clinton cède à sa demande en repoussant l'adhésion. Que la Russie enfin accède militairement pour la première fois de toute son histoire dans les Balkans, même sous la forme symbolique - mais quel symbole ! - de quelques centaines de casques bleus, c'est-à-dire qu'elle ait franchi un pas important vers la réalisation de cet objectif historique vieux de plusieurs siècles, et jamais atteint, d'une ouverture sur la Méditerranée, voilà qui alerte la bourgeoisie américaine. Car point trop n'en faut. Cette vieille aspiration à la Méditerranée de la part de la Russie, tout comme la même aspiration de la part de l'Allemagne, ne peut être acceptée par les impérialismes américain, britannique et français qui, eux, y sont déjà présents, même avec un Eltsine et des « réformateurs » au pouvoir. « Nous n'avons pas affaire à du noir et du blanc, mais du gris. Il y aura forcément des choses que nous n'aimerons pas » a dit Clinton à propos de la Russie. ([10] [10])
Mais de plus, dans la situation incontrôlable et incontrôlée qui se développe chaque jour un peu plus en Russie, le chaos et l'anarchie qui s'approfondissent, les départs du gouvernement Eltsine des « réformateurs » proaméricains comme Gaïdar, au profit des fractions « conservatrices » de la bourgeoisie russe dont l'esprit ultra-nationaliste et revanchard s'incarne jusque dans les outrances de Jirinowski, ne peuvent qu'alarmer les puissances occidentales. Le risque est réel de voir une Russie incontrôlable, aux mains de néo-staliniens revanchards ou d'un Jirinowski.
Soyons clair, quelle que soit la fraction au pouvoir, ce retour de la Russie au premier plan dans les antagonismes impérialistes, ne signifie pas un retour à la situation de « stabilité » internationale qui avait prévalu de Yalta à la chute du mur de Berlin, et qui avait alimenté tous les conflits impérialistes de l'époque. Il ne signifie pas la réapparition de deux grandes puissances capables d'imposer à leurs protégés respectifs les limites à ne pas dépasser. Il n'y aura pas de retour à la reconstitution d'un bloc impérialiste de l'Est mené par la Russie opposé à un bloc de l'Ouest. Le retour de la Russie, alimenté et dangereusement exacerbé par la situation de chaos dans le pays et la fuite en avant de la bourgeoisie russe, est porteur d'aggravation terrible des tensions et des antagonismes impérialistes, porteur de chaos et de guerres encore plus accentués au plan international.
L'utilisation de l'OTAN (qui avait été créée en 1949 pour faire face à l'URSS) pour imposer aujourd'hui l'ultimatum à la Serbie, a constitué « une gifle magistrale ». Elle a signifié un avertissement à la Russie, à Eltsine bien sûr, mais aussi aux autres fractions de l'appareil d'Etat russe, aux revanchards et aux nostalgiques de la grandeur de l'URSS. «L'ultimatum de l'OTAN, en soi, était déjà suffisamment mortifiant » pour la Russie. ([11] [11]) Les Etats-Unis ont voulu adresser un message clair à leur «partenaire» russe (la presse américaine ne parle plus d'« allié ») : attention, il y a des limites à ne pas dépasser. Au cas où le message n'aurait pas été bien entendu, l'attaque par l'aviation américaine des avions serbes est venue mettre les points sur les « i ». N’est-ce pas la première fois de son histoire que l'OTAN tire une seule balle en 45 ans d'existence ?
Tout comme cette intervention militaire directe des Etats-Unis en ex-Yougoslavie, l'intervention militaire russe, tout aussi directe, est un nouvel élément d'extrême importance dans la situation internationale. Les deux marquent un pas de plus dans la guerre, un pas de plus dans l'exacerbation ^des tensions impérialistes, un pas de plus dans le chaos et le « tous contre tous », tant dans les Balkans - pauvres populations qui ne sont pas au bout de leurs souffrances -que sur le reste de la scène internationale.
L’EUROPE IMPUISSANTE
Si la nouvelle donne de la situation internationale au plan des rivalités impérialistes s'illustre par le retour en force des impérialismes des Etats-Unis et de la Russie en exYougoslavie, elle est caractérisée aussi par son corollaire : l'impuissance et l'affaiblissement des puissances européennes, tout particulièrement de la France et de la Grande-Bretagne. Celles-ci, qui avaient réussi durant deux ans, à saboter les intentions d'intervention militaire américaine, à narguer ouvertement les Etats-Unis, et à occuper un rôle de premier plan sur les terrains militaire et diplomatique, ont dû ravaler leurs prétentions et se ranger finalement derrière ce qu'elles avaient systématiquement refusé : les frappes aériennes de l'OTAN sur les Serbes. De son côté, l'Allemagne n'a pu qu'assister impuissante à la contre-offensive américaine, qui signifiait certes une pression sur les Serbes dont elle ne pouvait qu'être satisfaite, mais aussi une pression sur la Croatie, son allié, ce dont au contraire, elle ne pouvait se réjouir.
L'avancée allemande est bloquée
En fait, avec les derniers événements, l'Allemagne voit se multiplier les obstacles à son affirmation comme puissance impérialiste « leader », comme pôle impérialiste alternatif aux Etats-Unis. La Russie, avec l'aval américain, tend à lui disputer l'Europe centrale et l'Ukraine. En Yougoslavie, où « l'Autriche, la Croatie et la Slovénie ne peuvent plus compter sur un "leadership" allemand clair» ([12] [12]), l'Allemagne voit les Etats-Unis lui disputer, chose impensable il y a encore deux mois, la Croatie. Incapable qu'elle est de lui offrir ce que les Etats-Unis lui promettent : la Krajina. Elle voit même l'impérialisme américain lui interdire tout rôle réel dans les négociations et dans l'alliance entre les Croates et les Musulmans. Absente sur le terrain, puisqu'elle n'a pas de troupes parmi les soldats de l'ONU, seule grande puissance avec le Japon à ne pas avoir de siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies sur lequel elle ne peut donc peser, et encore moins poser son veto, elle ne peut que jouer en sous-main -elle ne s'en prive pas bien sûr - et assister impuissante, pour l'instant, à la contre-offensive américaine.
Par ailleurs, la nouvelle « arrogance » fusse inquiète l'Allemagne. Car même si celle-ci peut essayer parfois de « flirter » avec la Russie, les deux ayant en commun l'objectif d'accéder à la Méditerranée, sur le long terme, au plan historique, les deux ont aussi des intérêts impérialistes opposés et contradictoires, particulièrement en Europe de l'Est et dans les Balkans. L'Allemagne est donc prise entre son aspiration à devenir une des premières puissances impérialistes, donc à s'affirmer contre les Etats-Unis tout particulièrement, et l'inquiétude d'une Russie chaotique, dont seuls les Etats-Unis peuvent la protéger militairement.
Incapable de suivre la mise américaine, l'impérialisme français est mis hors-jeu
La France, pour qui « le maintien de la coopération politique franco-allemande comme noyau de la Communauté Européenne continue d'être la priorité de la diplomatie française » ([13] [13]) au niveau général et historique, s'est opposée localement à l'avancée allemande en Croatie et vers la Méditerranée. En même temps, elle s'est opposée à toute ingérence américaine. Elle a donc essayé de jouer seule, avec la Grande-Bretagne, ce qui s'est révélé être au-dessus de ses forces.
Ayant perdu l'écoute de la partie Serbe, menacées par l'offensive militaire bosniaque, les négociations de paix sous leur égide paralysées, la France et la Grande-Bretagne étaient dans l'impasse. Situation inconfortable. La bourgeoisie française ayant épuisé ses atouts, en a tiré les conséquences en priant les Etats-Unis et l'OTAN d'intervenir. Incapable de relancer à hauteur de la mise américaine, elle a du se coucher pour pouvoir rester à la table du jeu impérialiste.
Comme lors de la guerre du Golfe. C'est ce que le Président Mitterrand appelle : « tenir son rang ». C'était ça ou être exclue de la table avec perte et fracas.
La Grande-Bretagne sous la pression américaine
Pour la Grande-Bretagne, la contradiction et l'échec ont été à peu près les mêmes. Lieutenant historique des Etats-Unis, leur plus fidèle allié dans les rivalités impérialistes, et hostile, elle aussi, à toute avancée de l'Allemagne dans les Balkans, la bourgeoisie britannique n'en a pas moins, signe des temps, signe du règne croissant du chaos et du chacun pour soi, voulu défendre ses intérêts spécifiques en Yougoslavie, et en particulier ne pas « partager » sa présence politique et militaire dans la région avec la bourgeoisie américaine. La redistribution des cartes qu’a occasionnée le bombardement du marché de Sarajevo et l'ultimatum de l'OTAN, auquel le gouvernement Major s'est déclaré hostile, se sont accompagnés d'une forte pression sur la Grande-Bretagne avant le voyage de son premier ministre à Washington. ([14] [14])
« L'approche à court terme dans le désastre bosniaque orchestré par la Grande-Bretagne, menace de déstabiliser une bonne partie de l'Europe. (...) John Major devrait repartir de Washington sans aucun doute sur le fait que sa politique bosniaque sera étudiée minutieusement et que tout opportunisme supplémentaire qui exacerberait la crise des Balkans, ne sera pas facilement oublié, ni pardonné. » ([15] [15])
Cette pression américaine et la situation difficile dans laquelle la Grande-Bretagne s'est retrouvée en Bosnie, ont imposé à la bourgeoisie britannique de rentrer dans le rang et d'approuver l'ultimatum de l'OTAN (d'autant qu'elle se retrouvait seule depuis l'approbation de la France). Comme le disait The Guardian, «Dans un discours aux Communes, le ministre des Affaires étrangères Douglas Hurd a trahi les motivations cachées de ce revirement. Il a souligné par trois fois la nécessité de rétablir la crédibilité et la solidarité au sein de l'OTAN, et en particulier le soutien des Etats-Unis à cette organisation. » ([16] [16])
Avec l'OTAN, les Etats-Unis imposent aux européens de rentrer dans le rang
Les Etats-Unis viennent avec éclat de réaffirmer à la face du monde leur leadership mondial. Ils ont finalement réussi à refaire le coup de la Guerre du Golfe : faire rentrer dans le giron américain -pour le moins en Yougoslavie et pour le moment en tout cas -les puissances européennes qui voulaient s’en dégager. Et particulièrement, l'Allemagne, la France surtout et des pays (l'Italie, l'Espagne, la Belgique par exemple) qui, bien qu'assumant un rôle secondaire, n'oublient pas de défendre leurs intérêts impérialistes et de jouer la carte européenne, et donc anti-américaine, derrière la France et l'Allemagne. De même, cette impuissance de l'Europe, obligée d'en appeler aux Etats-Unis, prend une signification pour l'ensemble des impérialismes de la planète qui sont poussés d'une manière ou d'une autre à s'élever contre les intérêts américains. C'est une victoire pour la bourgeoisie américaine, une victoire qui porte en elle l'exacerbation des antagonismes impérialistes et des guerres.
VERS L'AGGRAVATION DES TENSIONS IMPERIALISTES ET DU CHAOS
Le succès remporté par les Etats-Unis en ex-Yougoslavie n'est pas encore complet. Ils ne peuvent s'en contenter. L'alliance croato-musulmane qu'ils patronnent, si elle va jusqu'à son terme, va porter l'affrontement avec la Serbie à un niveau supérieur. Les puissances européennes qui viennent de prendre une gifle, ne vont pas manquer de jeter de l'huile sur le feu. Eltsine, poussé par les fractions les plus conservatrices et nationalistes, ne peut qu'accentuer la politique impérialiste de la Russie. Mais pire encore, tous les Etats étant impérialistes, la chaîne des conflits impérialistes entraîne tous les pays dans un processus irréversible et inextricable d'affrontements et d'antagonismes : dans les Balkans, la Grèce, la Macédoine, l'Albanie, la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, et la Turquie ; en Asie ex-soviétique, la Turquie, la Russie et l'Iran ; en Afghanistan, la Turquie, l'Iran et le Pakistan ; au Cachemire, le Pakistan doté de l'arme atomique contre l’Inde, elle aussi, puissance nucléaire ; l’Inde contre la Chine au Tibet ; la Chine et le Japon contre la Russie pour des querelles de frontières et les îles Kouriles, etc. La guerre de tous contre tous. Et la liste est loin, très loin, d'être exhaustive.
La chaîne des conflits en cascade, les uns entraînant les autres, dans le désordre et le chaos, le chacun pour soi le plus complet, se tend de plus en plus. Elle entraîne le monde capitaliste dans la barbarie guerrière la plus noire. Se vérifie ainsi la position marxiste selon laquelle le capitalisme, c'est la guerre impérialiste, la « paix » ne faisant que préparer la guerre impérialiste. Se vérifie ainsi la thèse marxiste selon laquelle dans la période de décadence, tout Etat, petit ou grand, faible ou fort, est impérialiste. Se vérifie aussi la thèse marxiste selon laquelle la classe ouvrière, le prolétariat international, où qu'il se trouve, ne peut apporter son soutien au nationalisme, à sa bourgeoisie, une telle capitulation politique ne menant qu'à l'abandon de ses intérêts de classe, de ses luttes, ne menant qu'aux sacrifices matériels et physiques sur l'autel du nationalisme. Se vérifie l'affirmation marxiste que le capitalisme en décadence n'a plus rien de positif à apporter à l'humanité, que sa décomposition entraîne celle-ci vers le néant, vers sa perte. Se vérifie l'alternative que mettaient en avant les communistes du début du siècle : socialisme ou barbarie.
Au prix d'innombrables et incommensurables souffrances, de larmes et de sang, l'échéance historique décisive se rapproche. Détruire le capitalisme avant qu'il ne détruise l'humanité entière, tel est l'enjeu, dramatique et gigantesque, telle est la mission historique du prolétariat !
[1] [17] Libération, 22/2/94.
[2] [18] The New York Times repris par l'International Herald Tribune, 3/3/94.
[3] [19] Le massacre d'Hébron par un colon fanatique religieux juif que les soldats israéliens présents ont laissé faire de toute évidence, exprime la réalité de la «paix» que les Etats-Unis imposent au Moyen-Orient. Si le crime profite à l'Etat hébreu qui trouve ainsi une justification pour essayer de museler et de désarmer ses propres extrémistes, il aggrave encore plus la situation de chaos dans laquelle les territoires occupés et le territoire israélien lui-même sont en train de s'enfoncer. Si les négociations de paix et la constitution d'un Etat palestinien, en continuité avec la guerre du Golfe, sont, et seront, un succès des Etats-Unis, qui ont éliminé ainsi tout rival impérialiste de la région, la situation de désordre et d'anarchie, de décomposition, des deux Etats, et de la région, continuera à s'aggraver.
[4] [20] Le Monde, 8/2/94.
[5] [21] The New York Times, 9/2/94.
[6] [22] The Guardian, repris dans Courrier International du 24/2/94.
[7] [23] The New York Times repris par Y International Herald Tribune du 8/2/94.
[8] [24] The New York Times repris dans Y International Herald Tribune du 26/2/94.
[9] [25] The Guardian repris dans Courrier International du 24/2/94.
[10] [26] Le Monde, 27/2/94.
[11] [27] La Repubblica, repris dans Courrier International du 24/2/94.
[12] [28] International Herald Tribune, 14/2/94.
[13] [29] 1bid.
[14] [30] Le visa accordé par le gouvernement américain au leader de TIRA, Gerry Adams, et la publicité faite autour de sa visite aux Etats-Unis, son interview par Larry King, célèbre journaliste de CNN à une heure de grande écoute, ont été aussi une expression de la pression américaine sur le gouvernement Major.
[15] [31] International Herald Tribune, 26/2/94.
[16] [32] Repris dans Courrier International, 17/2/94.
L'année 1994 a commencé marquée par une réalité majeure : l'explosion du chômage
L'année 1994 a commencé marquée par une réalité majeure : l'explosion du chômage dans le monde. Les gouvernements des 7 premières puissances économiques occidentales ont pour l'occasion organisé, à grands renforts de propagande médiatique, une réunion exclusivement consacrée à cette question, qualifiée de « problème numéro un ». Le président américain devait solennellement y présenter «c un plan mondial contre le chômage », fondé sur la « réussite » des méthodes américaines. Au coeur de l'Europe, dans la première puissance du continent, le chômage bat des records inconnus depuis les années 1930. Le ministre allemand de l'économie, Gunter Rexold reconnaît : « Le fait que plus de quatre millions de citoyens n'aient pas trouvé de travail constitue pour l'Etat et la société l'un des plus grands défis depuis la fondation de la République Fédérale. » Un rapport de l'Organisation internationale du travail affirme qu'il y a aujourd'hui 30 % des travailleurs dans le monde qui sont chômeurs ou sous-employés. Cela fait 820 millions de personnes : 120 millions sont des chômeurs officiellement « enregistrés », 700 millions sont des « sous-employés ». Quelle est la signification de cette nouvelle aggravation du chômage ? Les méthodes du gouvernement américain sont elles un remède efficace contre la maladie ? Quelles perspectives pour la lutte de classe ?
Une situation sans précédent
Plus l'idéologie dominante, dans la foulée des campagnes sur « l'effondrement du communisme », présente le capitalisme comme la seule forme d'organisation sociale possible pour l'humanité moderne, plus les ravages occasionnés par la subsistance de ce système s'avèrent dévastateurs. Le chômage, source de misère, d'exclusion, de désespoir, ce fléau qui incarne au plus haut point l'impitoyable et absurde dictature du profit capitaliste sur les conditions d'existence de l'immense majorité de la société, constitue sans aucun doute la plus significative de ces calamités.
L'actuelle augmentation du chômage, expression de la nouvelle récession ouverte dans laquelle le capitalisme s'enfonce depuis maintenant quatre ans, ne s'abat pas sur une monde jouissant du « plein emploi ». Loin s'en faut. Cela fait maintenant plus d'un quart de siècle, depuis la récession de 1967, qui marqua la fin de la prospérité consécutive à la reconstruction d'après-guerre, que la lèpre du chômage se répand systématiquement sur la planète. La maladie s'est aggravée et répandue suivant le rythme des ralentissements de la « croissance » économique, avec des moments d'accélération et des périodes de piétinement relatif. Mais les périodes de soulagement ne sont jamais parvenues à annuler les effets de l'aggravation précédente, et à travers des fluctuations diverses, dans tous les pays, le nombre de chômeurs n'a cessé d'augmenter. ([1] [36]) Depuis le début des années 1970, le terme même de « plein emploi » a quasiment disparu du vocabulaire. Les adolescents de deux dernières décennies se sont toujours vu appeler « la génération du chômage ».
L'explosion du chômage qui marque le début des années 1990 ne crée donc pas un nouveau problème. Elle ne vient qu'empirer une situation déjà dramatique. Et elle le fait avec force.
L'Allemagne, première puissance économique européenne, a connu depuis 1991 une très forte augmentation du chômage. En janvier 1994, le chiffre officiel de demandeurs d'emploi a dépassé le cap des quatre millions. Si l'on ajoute à ce chiffre celui des chômeurs « en traitement social », on atteint les six millions. Il s'agit du niveau le plus élevé connu dans ce pays depuis la dépression des années 1930. Le taux de chômage officiel atteint 17 % dans l'ex-RDA, 8,8 % à l'ouest. Les perspectives pour l'avenir immédiat sont tout aussi catastrophiques : 450 000 chômeurs de plus annoncés par les « experts » d'ici la fm de l'année. Des licenciements massifs sont prévus dans les secteurs les plus compétitifs et puissants de l'économie allemande : 51 000 suppressions d'emplois chez Daimler-Benz, 30 000 dans la chimie, 16 000 dans l'aéronautique, 20 000 chez Volkswagen...
Les dépenses du capital allemand pour l'unification avaient momentanément constitué un marché qui a permis à l'Europe de retarder un tant soit peu son entrée dans la récession ouverte par rapport aux Etats-Unis ou la Grande Bretagne. La plongée de l'économie allemande en récession s'est accompagnée d'une explosion du chômage dans l'ensemble de l'Europe occidentale. Ainsi en un peu moins de trois ans les taux de chômage (officiels) sont passés de 9 à plus de 12 % en France, de 1,5 à plus de 9 % en Suède, de 6,5 à près de 10 % aux Pays-Bas et en Belgique, de 16 à 23,5 % en Espagne.
On estime qu'il faudrait en Europe une croissance d'au minimum 2,5 % par an pour simplement empêcher la poursuite de l'accroissement du chômage. On en est loin. Même les plus optimistes conjoncturistes ne prévoient pas de diminution du chômage en Europe avant l'année 1995, voire 1996. Pour la seule année 1994, l'OCDE prévoit un million de chômeurs en plus sur le vieux continent.
A cet accroissement quantitatif, il faut ajouter une rapide détérioration qualitative, marquée par le développement du chômage dit « de longue durée » et du chômage des jeunes ([2] [37]), accompagnés de la diminution généralisée des allocations de chômage en temps et en valeur.
Le Japon, qui connaît sa plus forte récession depuis la 2e Guerre, voit aussi le chômage se développer. Même si le niveau absolu y reste encore bas en comparaison avec les autres puissances, le nombre de chômeurs « officiels » y est passé en trois ans de 1,3 millions à près de 2 millions. Ces chiffres ne donnent cependant qu'une idée très partielle de la réalité, le gouvernement japonais ayant suivi une politique qui consiste à préférer garder les chômeurs dans les usines, quitte à les payer moins et réduire le temps de travail, plutôt que de les mettre à la rue. Mais cette politique, qui accompagnait celle des « emplois à vie » dans les grands conglomérats industriels, cède le pas à la multiplication des licenciements et suppressions de postes. Toyota a clairement annoncé l'avenir en proclamant la fin de sa politique d'emploi garanti. ([3] [38])
Face à cette situation, le gouvernement des Etats-Unis et, à sa suite, ceux du Canada et du Royaume-Uni, se vantent d'avoir réussi depuis deux ans à créer de nouveaux emplois et à arrêter la croissance du chômage. Il est vrai que dans les puissances « anglo-saxonnes » les statistiques officielles constatent une réduction du chômage. Mais cette affirmation cache deux réalités majeures : la faiblesse quantitative de cette « reprise » de l'emploi et la mauvaise qualité des emplois créés.
Sur le plan purement quantitatif, l'actuelle « reprise » de l'emploi paraît insignifiante par rapport à celle qui suivit la récession de 1979-1982.
Ainsi, dans le secteur manufacturier aux Etats-Unis, le nombre d'emplois n'a fait, au mieux, que se maintenir globalement depuis 3 ans, certains secteurs connaissant même des baisses importants. Les grandes entreprises industrielles continuent d'annoncer des licenciements massifs : dans le seul mois de novembre 1993, Boeing, ATT, NCR et Philip Morris ont annoncé 30 000 suppressions d'emplois pour les années à venir. Au cours de la reprise reagannienne des années 1980, l'emploi industriel avait augmenté de 9 %, alors qu'aujourd'hui cette augmentation ne dépasse pas 0,3 %. Dans le secteur tertiaire, l'administration Clinton se vante d'avoir augmenté de 3,8 % le nombre d'emplois, mais ce chiffre était de 8 % après 1982. Le budget présenté par Clinton pour 1995 est un des plus rigoureux depuis des années : « Il faut distinguer le luxe et la nécessité ». Il prévoit la suppression de 118 000 emplois dans les administrations publiques, une étape vers les 250 000 suppressions annoncées pour les cinq années à venir.
Pour ce qui est du Royaume-Uni et du Canada, la reprise de l'emploi s'y résume pour le moment à des mouvements marginaux, quasiment insignifiants.
Les faits sont simples : il y a aujourd'hui dans l'ensemble de ces trois pays 4 millions de chômeurs de plus qu'il y a 3 ans. ([4] [39])
Quant à la qualité des emplois, la réalité des Etats-Unis illustre dans toute sa profondeur l'ampleur du désastre économique. Les travailleurs y sont de plus en plus plongés dans une situation d'instabilité et d'insécurité permanente. On est chômeur pendant six mois, on travaille pendant trois. La fameuse « mobilité » de l'emploi se traduit dans les faits par une sorte de répartition du chômage. On est chômeur moins longtemps qu'en Europe, mais plus souvent. D'après un récent sondage, parmi les personnes qui ont un travail aux Etats-Unis, 40 % ont déclaré craindre le perdre dans l'année qui vient. Les emplois créés le sont, pour l'essentiel, dans le secteur tertiaire. Une grande partie est constituée par des « services » tels que garer des voitures dans les grands restaurants, promener des chiens, garder des enfants, emballer des paquets aux caisses des supermarchés, etc. A coup de « petits boulots », on transforme les chômeurs en valets à (très) bon marché... 30 millions de personnes, soit 25 % de la population active américaine, sont en-dehors du circuit normal de l'emploi, c'est-à-dire vivent directement sous la pression du chômage.
Quelles que soient les formes que prend la maladie, aux Etats-Unis ou en Europe, dans les pays industrialisés ou dans les pays sous-développés, le chômage est devenu effectivement « le problème numéro un » de notre époque.
Quelle est la portée de cette réalité ?
La signification du développement chronique et massif du chômage
Pour la classe ouvrière la signification négative du chômage est une évidence qu'elle vit quotidiennement. Pour le prolétaire qui ne trouve pas de travail, c'est l'expulsion de ce qui constitue la base des relations sociales : le processus de production. C'est, pendant quelque temps, lorsqu'il a la chance de recevoir des allocations, l'impression de vivre en « parasite » de la société, puis c'est l'exclusion, la misère totale. Pour celui qui travaille c'est l'obligation de supporter toujours plus les «abus» de la classe dominante, au nom du chantage : « si tu n'est pas content, il y a des milliers de chômeurs qui sont prêts à prendre ta place ». Pour les prolétaires, le chômage, en tant que réalité et en tant que menace, constitue une des plus efficaces formes de répression, une des pires aggravations de tout ce qui fait de la machine capitaliste un instrument d'exploitation et d'oppression.
La signification négative du chômage peut apparaître cependant moins évidente pour la classe capitaliste. D'une part, celle-ci subit le classique aveuglement des classes exploiteuses, incapables de percevoir véritablement les méfaits sociaux de leur domination ; d'autre part, elle a besoin de croire et de faire croire que l'irrésistible montée du chômage depuis plus d'un quart de siècle constitue, non pas une maladie propre à la sénilité historique de son système, mais un phénomène presque « naturel », une sorte de fatalité due au progrès technique et aux nécessités d'adaptation du système. « Il faut s'y faire, mes amis, les emplois d'hier ne reviendront pas, » déclarait le secrétaire américain au Travail, Robert Reich, pendant la réunion du G7 sur le chômage.
En fait, la propagande sur « la nouvelle reprise » essaie de théoriser la situation qui se développe dans certains pays (Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada), où la production a recommencé de croître, sans que pour autant le chômage se soit significativement réduit.
Mais il n'y a rien de « naturel » ni de « sain » dans le développement massif du chômage. Même du point de vue de la santé du capitalisme lui-même, le développement chronique et massif du chômage est une manifestation in équivoque de décrépitude.
Pour la classe capitaliste, le chômage constitue une réalité qui, dans un premier temps du moins, par le chantage qu'il permet de pratiquer, renforce son pouvoir sur les exploités et lui permet de mieux les saigner, ne fut-ce que par la pression qu'il exerce à la baisse sur les salaires. C'est une des raisons pour lesquelles la classe dominante a toujours besoin d'un volant de chômage permanent.
Mais ce n'est là qu'un aspect des choses. Du point de vue du capital, au-delà d'un minimum, le développement du chômage constitue un facteur négatif, destructeur de capital, il est la manifestation d'une maladie. Le capital ne se nourrit que de chair prolétarienne. La substance du profit, c'est du travail vivant. Ce ne sont ni les machines, ni les matières premières qui lui fournissent le profit, mais le « sur-travail » des exploités. Lorsque le capital licencie de la force de travail, il se prive de la source véritable de son gain. S'il le fait, ce n'est pas parce qu'il aime ça, mais parce que les conditions du marché et les impératifs de rentabilité le lui imposent.
L'enfoncement chronique dans le chômage massif traduit dans la réalité deux contradictions fondamentales, mises en évidence par Marx, qui condamnent historiquement le capitalisme :
- l'incapacité de ce dernier à créer, par ses propres mécanismes, un marché solvable suffisant pour écouler toute la production qu'il est en mesure de réaliser ;
- la nécessité de « remplacer des homme par des machines» pour assurer sa compétitivité, ce qui se traduit par une tendance permanente à la baisse du taux de profit.
L'actuelle explosion du chômage, qui vient s'ajouter à la masse de chômeurs qui s'est accumulée pendant plus de vingt-cinq ans de 1967 à aujourd'hui, n'a rien à voir avec une « salutaire restructuration » due au « progrès ». Elle représente au contraire la preuve pratique de l'impuissance définitive du système capitaliste.
Les « solutions » capitalistes
La réunion du G7 consacrée au problème du chômage a été un événement typique de la manipulation spectaculaire avec laquelle gouverne la classe dominante. Le message médiatique de l'opération se résumait à ceci : « Vous qui vous demandez si vous allez perdre votre emploi ou si vous allez en trouver un ; vous qui vous inquiétez de voir vos enfants devenir chômeurs, sachez que les gouvernements des 7 principales puissances économiques occidentales s'en préoccupent et s'en occupent. »
Evidemment, il n'en est sorti aucune décision concrète, à part demander au secrétariat de l'OCDE de mieux comptabiliser les chômeurs ou l'engagement à tenir une nouvelle réunion du G7 en juillet, à Naples, pour parler à nouveau sur le problème.
Le « plan mondial contre le chômage » annoncé par Clinton s'est en fait résumé à l'affirmation de la part des Etats-Unis de leur ferme volonté d'intensifier leur agressivité dans la guerre commerciale qui les oppose au reste du monde. En demandant au capital japonais de mieux ouvrir son marché intérieur, en exigeant des européens qu'ils abaissent leurs taux d'intérêts pour relancer leur production (et donc leurs importations en provenance des Etats-Unis), le discours de Clinton ne faisait que confirmer l'avertissement lancé par son représentant au commerce, M. Kantor : « Personne ne doit avoir de doutes sur notre engagement à aller de l'avant, à ouvrir des marchés et à développer le commerce, comme nous l'avons fait depuis que le président Clinton a pris en charge ses fonctions. »
Le spectacle du G7 a au moins mis en évidence que les différents capitaux nationaux sont incapables effectivement de trouver une solution mondiale au chômage, que la seule chose qu'ils savent et peuvent faire, c'est le chacun pour soi et tous contre tous, l'exacerbation de la guerre commerciale.
Les grands principes qui ont été affirmés ne sont autres que les exigences de la compétitivité pour chaque capital national. Et, de ce point de vue, il est certain que le capital américain pouvait offrir sa récente politique économique comme modèle. Celle-ci a en effet mis en pratique toutes les recettes pour tenter de rentabiliser une économie défaillante en l'armant contre la concurrence :
Licencier la main d'oeuvre « excédentaire »
«Si nous sommes honnêtes envers nous-mêmes, la restauration de la compétitivité industrielle est hostile à l'emploi. » C'est ainsi que s'exprimait lors du G7 un haut fonctionnaire de l'Union européenne, un des rédacteurs du Livre blanc présenté par Delors. Nous avons vu comment le capital américain a mis en pratique ce principe en développent la « mobilité de l'emploi. »
Augmenter la rentabilité et la productivité de la main d'oeuvre employée
Pour cela l'administration Clinton n'a fait qu'infliger avec vigueur la vieille méthode capitaliste : payer moins les exploités tout en les faisant travailler plus. Clinton l'a formulé en termes très concrets : « Une plus longue semaine de travail qu'il y a 20 ans, pour un salaire équivalent. » Et c'est la réalité : le temps de travail hebdomadaire dans les industries manufacturières aux Etats-Unis est aujourd'hui effectivement le plus élevé depuis 20 ans. Quant aux salaires, Clinton avait promis pendant sa campagne électorale de revaloriser le salaire minimum, et même de l'indexer sur l'inflation. Il n'en a rien été. Et, comme ce minimum est quasiment gelé depuis le début des années 1980, cela fait plus de dix ans que le salaire minimum réel ne cesse de baisser aux Etats-Unis. Pour ce qui est de la dite « protection sociale », c'est-à-dire cette partie du salaire que le capital verse sous forme de certains services et allocations publiques, l'administration démocrate présente son fameux plan pour établir un système de santé national comme un progrès. En réalité, il ne s'agit pas d'une dépense supplémentaire du capital américain en faveur des exploités, mais au contraire, d'une tentative pour rationaliser une réalité anarchique et absurde qui, en fin de compte, aboutit à ce que les frais de santé par travailleur soient, dans ce pays, parmi les plus élevés du monde.
Intensifier l'exploitation de la force de travail par la modernisation de l'appareil de production
Depuis deux ans les investissements pour l'équipement des entreprises a fortement augmenté aux Etats-Unis (+15% en 1993, un taux analogue est prévu pour 1994). Ces investissements, pour importants qu'ils soient dans certains secteurs, ne s'accompagnent pas pour autant d'une augmentation significative de l'emploi. Ainsi, par exemple, ATT, qui se prépare à investir d'énormes sommes pour la mise en place des « autoroutes de la communication », projet de grands travaux annoncés pour la décennie, vient en même temps d'annoncer 14 000 licenciements.
Les méthodes américaines ne sont en fait que les vieilles recettes de guerre économique du capital contre les concurrents et contre les exploités. Les autres capitaux nationaux n'en ont pas de différentes sur le fond. Les gouvernements de la vieille Europe, qui se vantent tant d'avoir un système exemplaire de protection sociale, mènent depuis des années un travail systématique de réduction des « dépenses sociales ». « Certaines mesures, telles que le volet social (annexé au traité de Maastricht) sont à ranger au musée auquel elles appartiennent », déclarait récemment Kenneth Clarke, Chancelier de l'échiquier du Royaume-Uni. C'est le même discours et la même pratique qui ont été développés par tous les gouvernements, même si ce n'est pas partout présenté de façon aussi provocante.
Dans le meilleur des cas, ces politiques peuvent permettre de reporter les effets de la crise sur des capitaux concurrents ([5] [40]). En aucun cas, elles ne fournissent une solution générale.
L'accroissement de la rentabilité et de la productivité de la force de travail peut favoriser, dans un premier temps, le capital d'un pays aux dépens des autres, mais, du point de vue global, avec la généralisation de cet accroissement de productivité, cela ne fait que reposer de façon encore plus aigus le problème de l'insuffisance des marchés pour absorber la production réalisable. Moins de travailleurs employés avec des salaires moindres c'est autant de débouchés en moins. Plus de productivité c'est autant de marchés supplémentaires à trouver.
Chaque capital national ne peut combattre le problème à son échelle spécifique qu'en l'aggravant à l'échelle générale.
Enfin, last but not least, la reprise des investissements aux Etats-Unis a été financée, une fois de plus, par le crédit. La seule dette publique nette est passée en quatre ans de 30% à 39% du PIB. Un mouvement analogue s'est développé d'ailleurs dans les autres pays pour faire face à la récession. Cela ne fait que venir aggraver la situation financière mondiale, fragile et explosive, rongée par deux décennies de crédits et de spéculations en tous genres.
Pour encourager le recours au crédit, le gouvernement américain à imposé, depuis trois ans, des taux d'intérêt à court terme extrêmement bas. L'augmentation de ces taux est tout aussi inévitable que dangereuse pour l'équilibre financier mondial. Le faible coût de l'argent à court terme a permis la constitution d'énormes capitaux spéculatifs. La bourse de Wall Street, en particulier, en a été inondée ([6] [41]). Le relèvement du coût des crédits risque d'entraîner un véritable krach financier qui ruinerait rapidement les efforts réalisés pour tenter d'endiguer la montée du chômage.
Les « solutions » qu'offrent aujourd'hui les gouvernements pour affronter le problème du chômage, outre qu'elles constituent des attaques directes contre les conditions d'existence des exploités, ont cette particularité de reposer sur les sables mouvants de l'endettement à outrance et de la spéculation sans limites.
Quelles perspectives pour la lutte de classe ?
Même s'il venait à connaître un véritable effondrement économique, le capitalisme ne disparaîtra pas de lui-même pour autant. Sans l'action révolutionnaire du prolétariat, ce système continuera de pourrir sur pied entraînant l'humanité dans une barbarie sans fin.
Quel rôle joue et jouera le chômage dans le cours de la lutte de classe ?
La généralisation du chômage, pour la classe exploitée, c'est pratiquement pire que la présence d'un agent de la police dans chaque foyer, dans chaque lieu de travail. Par le chantage ignoble qu'il permet à la classe dominante sur les travailleurs, il rend plus difficile la lutte.
Cependant, à partir d'un certain degré, la révolte contre cette répression elle-même devient un puissant stimulant du combat de classe et de sa généralisation. A partir de quelle quantité, de quel pourcentage de chômeurs, cette transformation peut-elle se produire? La question est en elle-même sans réponse, car ce qui est en question ce n'est pas un rapport mécanique entre économie et lutte de classe, mais un processus global complexe où la conscience des prolétaires joue le premier rôle.
Nous savons cependant qu'il s'agit d'une situation totalement différente de celle de la grande dépression économique des années 1930.
Du point de vue économique la crise des années 1930 fut résolue par le développement de l'économie de guerre et les politiques keynésiennes (en Allemagne, à la veille de la guerre, le chômage avait presque totalement « disparu ») ; aujourd'hui la véritable efficacité de l'économie de guerre, ainsi que de toutes les politiques keynésiennes se trouve derrière nous. Celle-ci s'est usée jusqu'à conduire à la situation présente, laissant comme solde une bombe financière d'endettement.
Du point de vue politique, l'actuelle situation du prolétariat mondial n'a rien à voir avec ce qu'elle était dans les années 1930. Il y a soixante ans, la classe ouvrière subissait tout le poids des défaites sanglantes et dramatiques qu'elle avait essuyées pendant la vague révolutionnaire de 1917-23, en particulier en Allemagne et en Russie. Idéologiquement et physiquement vaincue, elle se laissait embrigader, atomisée derrière les drapeaux des bourgeoisies nationales, pour marcher vers une deuxième boucherie mondiale.
Les générations de prolétaires d'aujourd'hui n'ont pas subi de défaites importantes. A partir des luttes de 1968 - premières réponses à l'ouverture de la crise économique - elles ont, à travers des hauts et des bas, des avancées et des reculs dans leur combativité et leur conscience, ouvert et confirmé un nouveau cours historique.
Les gouvernements ont raison de trembler devant ce qu'ils appellent « les troubles sociaux » que peut produire le développement du chômage.
Ils ont su, et ils savent utiliser les aspects du chômage qui rendent plus difficile la lutte prolétarienne : son aspect répressif, diviseur, atomisant, le fait qu'il rejette toujours plus une fraction de la classe révolutionnaire, en particulier les jeunes, de plus en plus interdits d' « entrer dans la vie active », dans une marginalisation décomposée et destructrice.
Mais, le chômage, par la violence de l'attaque qu'il représente contre les conditions d'existence de la classe révolutionnaire, par le fait même qu'il prend une ampleur universelle, frappant sans distinction tous les secteurs, dans tous les pays, met en évidence que, pour les exploités, l'issue ne dépend pas d'une question de gestion, de réforme ou de restructuration du capitalisme, mais de la destruction du système lui-même.
L'explosion du chômage révèle dans toute son ampleur l'impasse capitaliste et la responsabilité historique de la classe ouvrière mondiale.
RV.
[1] [42] En 1979, après la «reprise» qui suivit la récession de 1974-75 (dite du «premier choc pétrolier»), il y avait toujours 2 millions de chômeurs en plus qu'en 1973 aux Etats-Unis, 750 000 en Allemagne de l'Ouest. Entre 1973 et 1990, à la veille de l'actuelle récession, le nombre « officiel » de chômeurs dans la zone de l'OCDE (les 24 pays industrialisés d'Occident - y compris le Japon, l'Australie et la Nouvelle-Zélande) - avait augmenté de 20 millions, passant de 11 à 31 millions. Il ne s'agit là que des pays les plus riches. Dans le « tiers-monde » ou dans l'ancien « bloc socialiste», l'ampleur de la catastrophe est incomparablement plus grave. Après la récession de 1980-82, nombreux sont les pays sous-développés qui ne se sont plus relevés et qui ont entamé un enfoncement sans fin dans la misère et le sous-emploi.
[2] [43] Début 1994, 50 % des chômeurs en Europe le sont depuis plus d'un an. Les « experts » prévoient que fin 1994 un quart des chômeurs y auront moins de 20 ans. {International Herald Tribune, 14 mars 1994).
[3] [44] Le Japon doit faire face à une très forte réduction de ses exportations, c'est-à-dire du principal moteur de sa croissance. Cette réalité se fait sentir dans tous les secteurs de son économie. Mais elle est particulièrement significative dans celui des produits électroniques de consommation, domaine où le Japon est très performant. Ainsi les exportations de ce secteur ont-elles chuté de près de 25 % en 1993 et ne représentent aujourd'hui que 50 % de ce qu'elles étaient en 1985. Pour la première fois le Japon a dû, en 1993, importer plus de postes de télévisions couleurs qu'il en a exportés.
Le paradoxe est que ces importations proviennent pour l'essentiel des entreprises japonaises implantées dans le Sud-est asiatique afin de profiter de coûts de main d'oeuvre inférieurs.
Le « boom » économique exceptionnel de certaines économies asiatiques trouve en réalité sa source dans la crise mondiale qui contraint les capitaux des principales puissances, soumis à la plus impitoyable guerre commerciale, à « délocaliser » certaines de leurs productions dans des pays à main d'œuvre bon-marché (...et disciplinée) afin de baisser leurs coûts.
[4] [45] 2,3 millions de plus aux Etats-Unis, 1,2 million au Royaume-Uni, 600 000 au Canada.
[5] [46] Ainsi, par exemple, une partie de la « reprise » américaine récente s'est faite directement aux dépens du capital japonais auquel elle a réussi à enlever certaines parts de marché.
[6] [47] Il en est ainsi des valeurs boursières dites « dérivatives »dont la caractéristique est de reposer non plus sur des critères économiques, liés à la santé desentreprises qu'elles sont supposées représenter, mais sur des équation mathématiques fondées sur des mécanismes purement spéculatifs. (Signe des temps, une grande partie des investissements informatiques des dernières années aux Etats-Unis ont été destinés à moderniser et élargir les capacités des entreprises qui spéculent avec ces systèmes ultramodernes.) Ces valeurs représentent une masse colossale d'argent: le portefeuille de Salomon Brothers en contient pour 600 milliards de dollars, celui de la Chemical Bank 2 500 milliards. A eux deux seuls cela fait 3 100 milliards de dollars, soit l'équivalent du PIB annuel de l'Allemagne, plus la France et le Danemark !
L'exemple des rouages secrets de l'Etat italien
On pourrait croire, à écouter la propagande de la classe dominante, que celle-ci n'a qu'un souci : le bien de l'humanité. Le discours idéologique sur la « défense des libertés et de la démocratie», sur les «droits de l'homme » ou 1' « aide humanitaire » est en complète contradiction avec la réalité. Le battage qui accompagne ce discours est à la mesure du mensonge qu'il véhicule. Comme le disait déjà Goebbels, le maître de la propagande nazie : «r Plus le mensonge est gros, plus il a de chance d'être cru ». Cette « règle », l'ensemble de la bourgeoisie mondiale l'applique avec assiduité. L'Etat du capitalisme décadent a développé tout un appareil monstrueux de propagande, réécrivant l'histoire, couvrant d'un vacarme assourdissant les événements, pour masquer la nature barbare et criminelle du capitalisme, qui n'est plus porteur d'un quelconque progrès pour l'humanité. Cette propagande pèse lourdement sur la conscience de la classe ouvrière. Elle est d'ailleurs conçue pour cela.
Les deux articles qui suivent, «L'exemple des rouages secrets de l'Etat italien » et « La bourgeoisie mexicaine dans l'histoire de l'impérialisme», montrent tous deux comment, derrière les discours propagandistes de circonstance, la bourgeoisie du capitalisme décadent est une classe de gangsters, dont les multiples fractions sont prêtes à toutes les manoeuvres pour la défense de leurs intérêts dans l'affrontement qui les oppose dans l'arène capitaliste et impérialiste et dans le front qui les unit face au danger prolétarien.
Pour bien combattre l'ennemi, il faut le connaître. Ceci est particulièrement vrai pour le prolétariat dont la conscience, la clarté dont il doit faire preuve dans sa lutte, est l'arme principale. Sa capacité à mettre à nu les mensonges de la classe dominante, à voir derrière le paravent de la propagande, notamment « démocratique », la réalité de la barbarie du capitalisme et de la classe qui l'incarne, est déterminante pour sa capacité future à jouer son rôle historique : mettre fin par la révolution communiste à la période la plus sombre que l'humanité ait jamais connue.
Le mensonge de l'Etat « démocratique », II. L'exemple des rouages secrets de l'Etat italien
La première partie de cet article ([1] [50]) a abordé le cadre général qui permet de comprendre le développement totalitaire du fonctionnement de l'Etat dans le capitalisme décadent, y compris dans ses variantes démocratiques. Cette deuxième partie traite d'une illustration de ce fonctionnement, au travers du cas concret de l'Italie.
Depuis de nombreuses années, les scandales à répétition qui ont émaillé la vie politique de la classe dominante en Italie, notamment les affaires dites de la Loge P2 ([2] [51]), du réseau Gladio et des liens avec la Mafia, ont permis de soulever un coin du voile vertueux dont se pare l'Etat démocratique et d'avoir un aperçu de la réalité sordide et criminelle de son fonctionnement. La piste sanglante des multiples attentats terroristes et mafieux, des « suicides » sur fond de faillites financières trouve son origine au coeur même de l'Etat, dans ses manoeuvres tortueuses pour assurer son hégémonie. Une « affaire » chasse l'autre, et la classe dominante sait parfaitement utiliser la nouveauté apparente de chaque scandale pour faire oublier les précédents. Aujourd'hui, les autres grandes « démocraties » occidentales montrent du doigt la bourgeoisie italienne coupable de telles oeuvres, pour mieux faire croire qu'il s'agit là d'une situation particulière et spécifique. Machiavel et la Mafia, tout comme le Chianti et le Parmesan ne sont-ils pas des produits typiquement italiens? Pourtant, toute l'histoire scandaleuse de la bourgeoisie italienne, et les ramifications qu'elle met à jour, montre exactement le contraire. Ce qui est spécifique à l'Italie, c'est que les apparences démocratiques y sont plus fragiles que dans les autres démocraties historiques. Les scandales en Italie, lorsqu'on y regarde d'un peu plus près, mettent pourtant en évidence que ce qu'ils dévoilent n'est pas propre à l’Italie, mais est au contraire l'expression de la tendance générale du capitalisme décadent au totalitarisme étatique et des antagonismes impérialistes mondiaux qui ont marqué le 20e siècle.
L'histoire de l’Italie depuis le début du siècle le démontre amplement.
LA MAFIA : au coeur de l'Etat et de la stratégie impérialiste
Depuis le milieu des années 1920, Mussolini a déclaré la guerre à la Mafia. «Je l'assécherai comme j'ai asséché les marais Pontin » déclare-t-il. Les troupes du préfet Mori sont chargées de cette besogne en Sicile. Mais avec les années qui passent Cosa Nostra résiste et, lorsque se profile la perspective de la 2e guerre mondiale, la Mafia, implantée de manière solide dans le sud de l'Italie et aux Etats-Unis, devient un enjeu stratégique important pour les futurs belligérants. En 1937, Mussolini, intéressé à renforcer son influence parmi les italo-américains afin de tenter d'installer ainsi une « cinquième colonne » en territoire ennemi, accueille à bras ouvert Vito Genovese, l'adjoint de Lucky Luciano, le boss de la Mafia américaine, en délicatesse avec la justice des Etats-Unis. Genovese devient un protégé du régime fasciste, invité plusieurs fois à la table du Duce à partager le spaghetti de l'amitié en compagnie, entre autres, de célébrités telles que le Comte Ciano, gendre de Mussolini et ministre des Affaires étrangères et d’Hermann Goering. Il recevra en 1943 la plus haute distinction du régime fasciste, le Duce en personne lui épinglera l'Ordre de Commandatore sur la poitrine. Genovese rend de menus service au régime fasciste, éliminant des mafieux qui ne comprennent pas les nouvelles règles du jeu, organisant l'assassinat, à New-York, d'un journaliste italo-américain, Carlo Tresca, responsable d'un journal antifasciste influent, Il Martello. Mais surtout, l'adjoint de Lucky Luciano, va mettre à profit sa situation privilégiée pour monter une structure de trafic en tous genres et développer son réseau d'influence : le préfet de Naples, Albini, devient son homme lige, et Genovese réussit à le faire nommer sous-secrétaire d'Etat à l'intérieur en 1943. Ciano, qui s'adonne à la drogue, tombe aussi sous la coupe de Genovese dont il dépend pour son approvisionnement.
Pendant ce temps, aux Etats-Unis, avec l'entrée en guerre en 1941, l'importance stratégique de la Mafia est reconnue. Sur le plan intérieur, il s'agit d'éviter la création d'un front intérieur au sein de l'immigration d'origine italienne, et la Mafia qui contrôle, entre autre, les syndicats des dockers et des camionneurs, secteurs vitaux pour l'acheminement de l'approvisionnement des armées, devient dans ces conditions un interlocuteur incontournable de l'Etat américain. Pour renforcer sa crédibilité, la Mafia organise en février 1942, le sabotage, dans le port de New-York, du paquebot Normandie en cours de réaménagement pour le transport de troupes qui devient la proie des flammes. Peu après, une grève générale des dockers fomentée par le syndicat mafieux paralyse l'activité du port. Finalement, la Marine américaine demande à Washington l'autorisation de négocier avec la Mafia et son chef Luciano, alors en prison ; autorisation que Roosevelt s'empressera d'accorder. Bien que ce fait soit toujours nié par l'Etat américain et les détails de l'Opération Underworld (puisque tel fut son nom) toujours classifiés secrets, bien que Lucky Luciano ait toujours proclamé jusqu'à sa mort que tout cela n'était que «foutaises et galéjades à l'usage des cons » ([3] [52]), après des décennies de silence, le fait que l'Etat américain ait négocié une alliance avec la Mafia est aujourd'hui généralement reconnu. Conformément à la promesse qui sera faite, Luciano sera libéré au lendemain de la guerre et « exilé » en Italie. Pour justifier cette grâce, Thomas Dewey, celui qui, comme procureur, avait organisé l'arrestation et le jugement de Luciano dix ans plus tôt, et qui, grâce à cette publicité, était entre temps devenu le gouverneur de l'Etat de New-York, déclara dans une interview au New York Post : « Une enquête exhaustive a établi que l'aide apportée par Luciano à la Marine pendant la guerre a été considérable et précieuse. »
Des services, la Mafia en a effectivement rendus de très importants à l'Etat américain durant la guerre. Après avoir placé ses billes dans les deux camps, quand à la mi-1942 le rapport de forces bascule plus nettement en faveur des Alliés, la Mafia met ses forces à la disposition des Etats-Unis. Sur le plan intérieur, elle va engager ses syndicats dans l'effort de guerre, mais c'est surtout en Italie qu'elle va s'illustrer. Les troupes américaines durant le débarquement de 1943 en Sicile vont bénéficier du soutien efficace de la Mafia sur place. Débarqués le 10 juillet, les soldats américains font une véritable promenade de santé, rencontrent très peu d'opposition et sept jours plus tard seulement Palerme est sous leur contrôle. Pendant ce temps, la 8e armée britannique qui, elle, n'a probablement pas bénéficié du même soutien mafieux, dut se battre pendant cinq semaines et subir de nombreuses pertes pour atteindre partiellement ses objectifs. Cette alliance avec la Mafia aurait, selon certains historiens, sauvé la vie à 50 000 soldats américains. Le General Patton appellera, à partir de ce moment, le parrain sicilien Don Calogero Vizzini, l'organisateur de cette déroute italo-allemande, le « General Mafia ». En récompense celui-ci, qui avait passé des années en prison, sera élu maire de sa ville, Villalba, sous l'oeil bienveillant des Alliés. Une semaine après la chute de Palerme, le 25 juillet, Mussolini est éliminé par le Grand conseil fasciste et un mois après l'Italie capitule. Dans ce processus qui suit le débarquement en Sicile, le rôle du réseau d'influence constitué par Genovese sera très important. Ainsi, Ciano participe aux côtés de Badoglio à l'élimination de Mussolini. La structure de marché noir mise en place dans la région de Naples travaillera en complète harmonie avec les forces Alliées pour un profit mutuel. Vito Genovese deviendra l'homme de confiance de Charlie Poletti, gouverneur militaire américain de toute l'Italie occupée. Par la suite Genovese, de retour aux Etats-Unis, deviendra là-bas le principal boss mafieux de l'après-guerre.
L'alliance qui s'est nouée durant la guerre entre l'Etat américain et la Mafia ne va pourtant pas s'achever avec celle-ci, l’Honorata Societa est un partenaire qui s'est révélé trop efficace et trop utile pour risquer qu'elle serve d'autres intérêts, alors qu'avec la fin de la 2e guerre mondiale, l'Etat américain voit se profiler l'émergence d'un nouveau rival impérialiste : l'URSS.
LE RESEAU « GLADIO » : une structure de manipulation pour les intérêts stratégiques du bloc
En octobre 1990, le président du conseil Giulio Andreotti révèle l'existence d'une organisation clandestine, parallèle aux services secrets officiels, financée par la CIA, intégrée à l'OTAN et chargée de faire face à une éventuelle invasion russe et, par extension, à lutter contre l'influence communiste : le réseau Gladio. Ce faisant, il provoque un beau tollé. Pas seulement en Italie, mais internationalement dans la mesure où une telle structure a été constituée dans tous les pays du bloc occidental sous le contrôle des Etats-Unis.
«Officiellement», le réseau Gladio a été constitué en 1956, mais son origine réelle remonte à la fin de la guerre. Avant même que la deuxième guerre mondiale ne soit achevée, alors que le destin des forces de l'Axe est déjà scellé, le nouvel antagonisme qui se développe entre les Etats-Unis et l'URSS polarise l'activité des états-majors et des services secrets. Les crimes de guerre et les responsabilités sont oubliés au nom de la guerre qui commence à se mener contre l'influence du nouvel adversaire russe. Dans toute l'Europe les services Alliés, et notamment américains, opèrent un recrutement tous azimuts d'anciens fascistes et nazis, d'hommes de sac et de corde, d'aventuriers de tous poils, au nom de la sacro-sainte lutte contre le « communisme ». Les « vaincus » trouvent là une occasion de se refaire une virginité à bon compte.
En Italie, la situation est particulièrement délicate pour les intérêts occidentaux. Il y existe le Parti stalinien le plus fort d'Europe occidentale qui sort de la guerre auréolé de gloire pour son rôle déterminant dans la résistance face au fascisme. Alors que se préparent les élections pour 1948, conformément à la nouvelle constitution mise en place à la Libération, l'inquiétude grandit parmi les stratèges occidentaux, car nul ne peut être certain du résultat, et une victoire du PCI serait une catastrophe. En effet, alors que la Grèce est plongée dans la guerre civile et que le PC menace d'y prendre le pouvoir par la force, que la Yougoslavie est encore dans l'orbite russe, la chute de l'Italie sous l'influence de 1’URSS signifierait un désastre stratégique de première grandeur pour les intérêts occidentaux, avec le risque de perdre le contrôle de la Méditerranée et donc l'accès au Moyen-Orient.
Pour faire face à cette menace, les divisions de la guerre sont vite oubliées par la bourgeoisie italienne. En mars 1946, le Haut Commissariat pour les sanctions contre le fascisme, chargé d'épurer l'Etat des éléments qui s'étaient trop impliqués dans le soutien à Mussolini, est dissous. Les partisans sont démobilisés. Les autorités mises en place par les Comités de libération, notamment à la tête de la police, sont remplacées par des responsables naguère nommés par Mussolini. De 1944 à 1948, on estime que 90 % du personnel de l'appareil d'Etat du régime fasciste a réintégré ses fonctions.
La campagne électorale censée sanctifier la nouvelle république démocratique bat son plein. L'establishment financier et industriel, l'armée, la police, qui avaient été les principaux soutiens du régime fasciste, se mobilisent et, face au danger « communiste », embouchent la trompette de la défense de la démocratie occidentale, leur ancien ennemi. Le Vatican, fraction essentielle de la bourgeoisie italienne qui, après avoir soutenu le régime de Mussolini, avait joué double-jeu durant la guerre, comme à son habitude, se lance aussi dans la campagne électorale et le Pape devant 300 000 fidèles réunis sur la place Saint-Pierre déclare que « celui qui offrirait son aide à un parti qui ne reconnaît pas Dieu serait un traître et un déserteur ».
La Mafia dans le sud de l'Italie va s'employer activement dans la campagne électorale, finançant la Démocratie-chrétienne, donnant des consignes de vote à sa clientèle.
Tout cela sous l'oeil bienveillant et avec le soutien actif des Etats-Unis. En effet, l'Etat américain ne ménage pas ses efforts. Aux Etats-Unis, une campagne, « lettere à Italia » est mise en place pour que les italo-américains envoient à leur famille en Italie des lettres recommandant le « bon » vote. La radio Voice of America qui, durant la guerre, vilipendait les méfaits du régime fasciste, dénonce dorénavant à longueur de journée les dangers du «communisme». Deux semaines avant les élections, le Plan Marshall est approuvé, mais les Etats-Unis n'ont pas attendu cette échéance pour inonder le gouvernement italien de dollars. Quelques semaines avant, une aide de 227 millions de dollars avait été votée par le Congrès. Les partis et les organisations hostiles au PCI et au Front démocratique qu'il fédère reçoivent une aide sonnante et trébuchante : la presse américaine évalue alors les sommes dépensées dans ces circonstances à 20 millions de dollars.
Mais pour le cas où tout cela ne suffirait pas à faire échec au Front démocratique du PCI, les Etats-Unis vont mettre en place une stratégie secrète destinée à faire face à un éventuel gouvernement dominé par les staliniens. Les diverses cliques de la bourgeoisie italienne opposés au PCI -responsables de l'appareil d'Etat, armée, police, grands industriels et financiers, Vatican, parrains de la Mafia - sont contactés par les services secrets américains qui coordonnent leur action. Un réseau clandestin de résistance à une éventuelle mainmise «communiste» est structuré. Il recrute parmi les «anciens» fascistes, l'armée, la police, le milieu mafieux et, de manière générale, parmi tous les « anti-communistes » convaincus. La résurgence des groupes fascistes est encouragée au nom de la défense des « libertés ». Des armes sont distribuées clandestinement. L'éventualité d'un coup d'Etat militaire est envisagée et ce n'est pas un hasard si, quelques jours avant l'élection, 20 000 carabiniers sont engagés dans des manoeuvres avec du matériel blindé et si le ministre de l'Intérieur, Mario Scelba, déclare avoir organisé une structure capable de faire face à une insurrection armée. En cas de victoire du PCI la sécession de la Sicile est prévue. Les Etats-Unis peuvent compter pour cela sur la Cosa Nostra qui soutient dans cette intention la lutte « indépendantiste » de Salvatore Giuliano, tandis que l'état-major américain prévoit sérieusement une occupation de la Sicile et de la Sardaigne par ses forces armées.
Finalement, le 16 avril 1948, avec 48 % des voix, la Démocratie-chrétienne l'emporte avec 40 sièges de majorité. Le PCI est renvoyé dans l'opposition. Les intérêts occidentaux sont saufs. Mais les premières élections de la nouvelle république démocratique italienne issue de la Libération n'ont rien eu de démocratique. Elles sont le produit d'une gigantesque manipulation. Et de toute façon, si le résultat en avait été défavorable, les forces « démocratiques » de l'Occident étaient prêtes à organiser un coup d'Etat, à semer le désordre, à susciter une guerre civile pour restaurer leur contrôle de l'Italie. C'est sous ces auspices et dans ces conditions rien moins que « démocratiques » qu'est née la république italienne. Jusqu'à aujourd'hui elle en porte les stigmates.
Pour parvenir à ce résultat électoral, loin du cadre officiel du fonctionnement « démocratique », une structure clandestine, regroupant les secteurs de la bourgeoisie les plus favorables aux intérêts occidentaux et formant ainsi la clique dominante au sein de l'Etat italien, a été mise en place sous la houlette des Etats-Unis. Ce qui sera plus tard dénommé le réseau Gladio regroupe ainsi secrètement un cerveau politique : le sommet ; un corps économique : les différents clans intéressés qui en tirent profit tout en le finançant ; des bras armés : la piétaille aux ordres, recrutée par les services secrets de toutes sortes, et chargée des basses besognes. Cette structure a montré son efficacité et elle sera maintenue. En effet, avec le développement des antagonismes impérialistes de la période dite de la « guerre froide », avec la présence d'un PC très puissant en Italie, ce qui était valable du point de vue des intérêts stratégique occidentaux au lendemain de la guerre reste d'actualité.
Cependant, manipuler les résultats électoraux, au travers d'un contrôle serré des partis politiques, des principaux organes de l'Etat, des médias et du coeur de l'économie, ne suffisait pas. Le danger d'un retournement de situation au profit du PCI subsistait. Depuis la fin de la guerre, pour faire face à la « subversion communiste », l'organisation Gladio (ou son équivalent sous quelque nom que ce soit) a préparé l'éventualité d'un coup d'Etat militaire pour le compte du bloc occidental.
- En 1967, L'Expresso dénonce les préparatifs putschistes organisés trois ans plus tôt par les carabiniers et les services secrets. Par la suite, dans leur enquête, les juges vont se heurter au secret d'Etat, à la dissimulation des preuves par les services secrets, à l'obstruction des ministères et d'hommes politiques influents et à une série de décès mystérieux parmi les protagonistes de l'affaire.
- Dans la nuit du 7-8 décembre 1970, un commando d'extrême-droite occupe le ministère de l’Intérieur à Rome. Ce complot avorte et les quelques centaines d'hommes en armes qui se promènent dans la nuit romaine rentreront chez eux à l'aube. Aventurisme de quelques éléments fascistes ? A voir ! L'instruction, qui va durer sept ans, montrera que ce complot a été organisé par le prince Valerio Borghese, qu'il bénéficiait de complicités militaires au plus haut niveau, de complicités politiques au sein de la Démocratie-chrétienne et du Parti social-démocrate, et que l'attaché militaire de l'ambassade américaine était en liaison étroite avec les initiateurs du coup. Là encore, l'enquête sera peu à peu étouffée, même si l'Amiral Miceli, responsable des services secrets, est destitué en 1974 à la suite d'un mandat d'arrêt qui l'inculpe « d'avoir promu, constitué et organisé en concours avec d'autres personnes une association secrète de militaires et de civils destinée à provoquer une insurrection armée. »
- En 1973, un autre complot visant à fomenter un coup d'Etat est découvert par la police italienne, organisé par l'ancien ambassadeur d'Italie à Rangoon, Edgardo Sogno. Encore une fois, l'instruction est empêchée de mener son enquête au nom du « secret d'Etat ».
Cependant, à bien les considérer, ces complots, plus que de réelles tentatives de coup d'Etat qui auraient échoué, semblent au contraire correspondre à des préparatifs « au cas où » et à des manoeuvres pour entretenir une atmosphère politique. En effet, en 1969, Italie est secouée par une vague de grèves, 1'« automne chaud », qui marque le réveil de la lutte de classe et vient aviver, dans la tête des stratèges de l'OTAN, la peur d'une déstabilisation de la situation sociale en Italie. Au lendemain de 1969, une stratégie va être élaborée, destinée à rétablir l'ordre et à renforcer l'Etat : la « stratégie de la tension. »
LA « STRATEGIE DE LA TENSION » : la provocation comme méthode de gouvernement
En 1974, Roberto Caballero, un fonctionnaire du syndicat fasciste Cisnal, déclare dans une interview à L'Europeo : « Quand des troubles apparaissent dans le pays (désordres, tensions syndicales, violences), l'Organisation se met en action pour créer les conditions d'un rétablissement de l'ordre si les troubles ne se produisent pas, ils sont créés par l'organisation elle-même, par le truchement de tous ces groupes d'extrême-droite (quand il ne s'agit pas de groupes d'extrême-gauche) aujourd'hui impliqués dans les procès sur la subversion noire, » et il précise aussi que le groupe dirigeant de cette organisation « qui comprend des représentants des services secrets italiens et américains ainsi que de puissantes sociétés multinationales, a choisi une stratégie de désordre et de tensions qui justifie le rétablissement de l'ordre. »
En 1969, on dénombre 145 attentats commis. Le point culminant, cette année-là, sera atteint le 12 décembre avec des explosions meurtrières à Rome et Milan faisant 16 morts et une centaine de blessés. L'enquête sur ces attentats va s'égarer durant trois ans sur la piste anarchiste avant qu'elle ne s'oriente, malgré tous les obstacles mis sur son chemin, sur la piste noire, celle de l'extrême-droite et des services secrets. L'année 1974 est marquée par deux explosions meurtrières à Brescia (7 morts, 90 blessés) et dans un train, Italicus (12 morts, 48 blessés). Encore une fois, c'est la piste noire qui est mise en évidence. Cependant, à partir de cette année 1974, le terrorisme « noir » de l'extrême-droite laisse la place au terrorisme des Brigades rouges qui atteint son sommet avec l'enlèvement et l'assassinat du président du Conseil, Aldo Moro. Mais en 1980 l'extrême-droite refait son apparition violente avec le sanglant attentat de la gare de Bologne (90 morts) qui lui est finalement attribué. Une fois de plus, les services secrets sont mouillés par l'instruction et de nouveau des généraux responsables de ces services passeront en procès.
La « stratégie de la tension » a été mise en oeuvre avec cynisme et efficacité pour renforcer un climat de terreur et justifier ainsi le renforcement des moyens de répression et de contrôle de la société par l'Etat. Le lien entre le terrorisme d'extrême-droite et les services secrets a été clairement mis en évidence par les enquêtes qui ont été menées, même si celles-ci ont été globalement étouffées. Par contre, en ce qui concerne le terrorisme d'extrême-gauche, mené par des groupes comme les Brigades rouges et Prima Linea, ces liens n'ont pas été démontrés de manière claire par les enquêtes policières. Pourtant, là aussi, avec le recul du temps, les témoignages et les éléments s'accumulent qui tendent à démontrer que le terrorisme « rouge » a été encouragé, manipulé, utilisé, sinon parfois directement impulsé par l'Etat et ses services parallèles.
Il faut déjà constater que les attentats des Brigades rouges ont finalement le même résultat que celui des néo-fascistes : créer un climat d'insécurité propice aux campagnes idéologiques de l'Etat visant à justifier le renforcement de ses forces répressives. Dans la deuxième moitié des années 1970, ils tombent à point pour faire oublier ce que les enquêtes commençaient à mettre en évidence : à savoir que les attentats de 1969 à 1974 n'étaient pas l'oeuvre d'anarchistes, mais d'éléments fascistes utilisés par les services secrets. Justifiés par une phraséologie révolutionnaire, ces attentats « rouges » sont le meilleur moyen pour semer la confusion dans le processus de clarification de la conscience en train de s'opérer au sein de la classe ouvrière. Ils permettent de faire peser lourdement le poids de la répression sur les éléments les plus avancés du prolétariat et sur le milieu révolutionnaire, assimilés au terrorisme. Bref, du point de vue de l'Etat, il est bien plus utile que le terrorisme « noir ». C'est d'ailleurs pour cela que, dans un premier temps, les médias de la bourgeoisie au service de l'Etat attribuent les premiers attentats réalisés par l'extrême-droite à des anarchistes, tel était d'ailleurs le but de la manoeuvre : une provocation.
« Il peut arriver que face à la subversion communiste les gouvernements de pays Alliés fassent preuve de passivité ou d'indécision. L'espionnage militaire des Etats-Unis doit avoir le moyen de lancer des opérations spéciales capables de convaincre les gouvernements des pays Alliés et l'opinion publique de la réalité du danger d'insurrection. L'espionnage militaire des Etats-Unis devrait chercher à infiltrer les foyers d'insurrection au moyen d'agents en mission spéciale chargés déformer certains groupes d'action au sein des mouvements les plus radicaux. ». Cette citation est extraite du US Intelligence Field Manual, manuel de campagne des espions américains, dont les responsables de Washington prétendent qu'il est un faux. Mais il a été authentifié par le Colonel Oswald Le Winter ([4] [53]), ancien agent de la CIA et officier de liaison en Europe, dans un documentaire télévisé consacré à Gladio. Il lui donne aussi un contenu concret en déclarant dans cet interview: «Les Brigades rouges avaient été infiltrées de même que Baader-Meinhof et Action Directe. Plusieurs de ces organisations terroristes de gauche étaient infiltrées et sous contrôle », et précise que « des rapports et des documents émis par notre bureau de Rome attestaient que les Brigades rouges avaient été infiltrées et que leur noyau dirigeant recevait ses ordres de Santovito.». Le général Santovito était à l'époque le chef des services secrets italiens (SISMI). Source plus fiable, Federico Umberto d'Amato, ancien chef de la police politique et ministre de l'Intérieur de 1972 à 1974, raconte avec fierté : « Les Brigades rouges ont été infiltrées. Cela a été difficile parce qu'elles étaient dotées d'une structure très fermée et très efficace. Toutefois, elles ont été infiltrées de façon remarquable, avec des résultats optimaux. »
Plus que tout autre attentat commis par les Brigades rouges, l'enlèvement d'Aldo Moro, l'assassinat de son escorte, sa séquestration et son exécution finale en 1978 vont faire soupçonner une manoeuvre d'un clan dans l'Etat et des services secrets. On s'étonne que les Brigades rouges, composées de jeunes éléments révoltés, très motivés et convaincus, mais sans grande expérience de la guerre clandestine, aient pu mener à bien une opération d'une telle envergure. L'enquête met en lumière plusieurs faits troublants : présence d'un membre des services secrets sur le lieu de l'enlèvement, les balles qui ont été tirées ont subi un traitement spécial utilisé dans les services spéciaux, etc. Alors que le scandale suscité par la découverte de la main de l'Etat dans les attentats de 1969 à 1974, faussement attribués aux anarchistes, commençait à être oublié, le doute renaît dans l'opinion publique italienne sur une manipulation étatique derrière les attentats des Brigades rouges. En effet, Aldo Moro est enlevé à la veille de la signature du « Compromis historique » qui devait sceller une alliance de gouvernement entre la Démocratie-chrétienne et le PCI, et dont Moro était le maître d'oeuvre. Sa veuve déclare : « Je savais par mon mari, ou par une autre personne, qu'aux environs de 1975 on l'avait averti que ses tentatives d'amener toutes les forces politiques à gouverner ensemble pour le bien du pays déplaisaient à certains groupes et à certaines personnes. On lui avait dit que s'il persistait à vouloir mener à bien son projet politique, il risquait de payer son obstination très chère. » L'option du «Compromis historique » aurait eu pour résultat d'ouvrir les portes du gouvernement au PCI. Moro qui était au courant, en tant que président du Conseil, de l'existence de Gladio, pensait probablement que le travail d'infiltration mené depuis des années au sein de ce parti, afin de le soustraire à l'influence de l'Est, et que son éloignement grandissant des options politiques russes, le rendaient acceptable au yeux de ses alliés occidentaux. Mais la manière dont l'Etat le lâcha durant son enlèvement montre que ce n'était pas le cas. Finalement, le « Compromis historique » n'a pas été signé. La mort de Moro correspond donc parfaitement à la logique des intérêts défendus par Gladio. Et lorsque D'Amato parle de « résultats optimaux » obtenus dans l'infiltration des Brigades rouges, pense-t-il à l'assassinat de Moro ?
Les diverses enquêtes butaient toujours sur l'obstruction de certains secteurs de l'Etat, les manoeuvres administratives dilatoires et le sacro-saint secret d'Etat. Mais avec le dévoilement de la Loge P2 en 1981, les juges voient leurs soupçons confirmés quant à l'existence d'une structure parallèle, d'un gouvernement occulte qui tirait les ficelles dans l'ombre et organisait la « stratégie de la tension ».
LA LOGE P2 : le véritable pouvoir occulte de l'Etat
En 1981, la Garde des finances découvre la liste de 963 « frères » membres de la Loge P2. Sur cette liste figurent le Gotha de la bourgeoisie italienne : 6 ministres en exercice, 63 hauts fonctionnaires des ministères, 60 politiciens dont Andreotti et Cossiga, 18 juges et procureurs, 83 grands industriels dont Agnelli, Pirelli, Falk, Crespi, des banquiers tels Calvi et Sindona, des membres du Vatican tel le cardinal Casaroli, de grands noms du secteur de la communication comme Rizzoli propriétaire du Corriere de la Sera, ou Berlusconi propriétaire de nombreuses chaînes de télévision, quasiment tous les responsables des services secrets depuis des années dont les généraux Allavena, chef du SIFAR de juin 1965 à juin 1966, Miceli nommé à la tête des services secrets en 1970, l'Amiral Casardi qui lui succède, le Général Santovito alors patron du SISMI, 14 généraux de l'armée, 9 amiraux, 9 généraux des carabiniers, 4 généraux de l'aéronautique et 4 de la garde des finances, pour ne citer que les officiers les plus capes. Mais il faut aussi citer des universitaires, des syndicalistes, des responsables de groupes d'extrême-droite. A l'exclusion des radicaux, des gauchistes et du PCI, tout l'éventail politique italien est représenté. Cette liste n'est pourtant certainement pas complète. De nombreux autres noms au moment du scandale ont été cités sans qu'une preuve puisse être apportée. Des rumeurs invérifiables ont même couru sur la participation de membres influents du PCI à la P2.
Pourtant, on pourrait penser qu'il n'y a là rien que de très habituel. En effet, il est courant de retrouver au sein de la franc-maçonnerie de nombreux notables qui pratiquent ses rites et qui trouvent là un bon moyen de cultiver leurs relations et de remplir leur carnet d'adresses. La personnalité du Grand-Maître, Licio Gelli, est pourtant troublante.
A la tête de cette loge, Gelli est inconnu du grand public, mais le développement de l'enquête et les révélations qui se succèdent va montrer l'influence déterminante qu'il a exercée sur la politique italienne durant des années. Personnage à l'histoire édifiante, Gelli a commencé sa carrière comme membre du parti fasciste. A 18 ans il s'engage chez les Camicie nere, les « chemises noires » qui vont combattre en Espagne. Pendant la guerre il collabore activement avec les nazis auxquels il livre des dizaines de partisans et de déserteurs. A partir de 1943 il semble qu'il commence à faire double jeu en contactant la Résistance et les services secrets américains. Après la guerre il se réfugie en Argentine et revient sans problèmes en Italie en 1948. Au début des années 1960 il s'inscrit à la Franc-maçonnerie, participe à la loge Propaganda due, dont il devient rapidement le Grand Maître et où il est rejoint par les principaux responsables des services secrets. Sa puissance alors est confirmée par de nombreux témoignages. Lors du mariage d'un de ses enfants, d'éminentes personnalités tels le président du Conseil Amintore Fanfani et, semble-t-il, le pape Paul VI, envoient des cadeaux somptueux. Selon les enquêteurs, en signe d'amitié, Agnelli lui aurait offert un téléphone en or massif. Au début des années 1980, Gelli téléphone presque chaque jour au président du Conseil, au ministre du Commerce et de l'Industrie, à celui des Affaires étrangères, aux dirigeants des principaux partis politiques de la Péninsule (démocrate-chrétien, socialiste, social-démocrate, républicain, libéral et néofasciste). A sa résidence près de Florence et dans les salons privés du luxueux hôtel Excelsior où il reçoit, défile le Gotha de l'Establishment italien, notamment Andreotti, qui est en fait son représentant politique officiel, son âme damnée.
La conclusion de la commission d'enquête sur la Loge P2 ne manque pas d'intérêt. Elle estime que Gelli « appartient aux services secrets dont il est le chef; la Loge P2 et Gelli sont l'expression d'une influence exercée par la maçonnerie américaine et la CIA sur le Palazzo Giustiniani depuis sa réouverture après la guerre ; une influence qui témoigne de la dépendance économique à l'égard de la Maçonnerie américaine et de son chef Frank Gigliotti. » Gigliotti est lui-même un agent de la CIA. En 1990, un ex agent de la CIA, Richard Brenneke, dans une interview à la télévision qui fait scandale, déclare : « Le gouvernement des Etats-Unis finançait la P2 jusqu'à 10 millions de dollars par mois. » Voilà qui est clair. La P2 et Gladio ne font qu'un. L'acte d'accusation du 14 juin 1986 fait état de « l'existence en Italie d'une structure secrète composée de militaires et de civils qui, s'étant donnée comme finalité ultime le conditionnement des équilibres politiques existants à travers le contrôle de l'évolution démocratique du pays, a tenté de réaliser cet objectif en se servant des moyens les plus divers, parmi lesquels le recours direct aux attentats commis par des organisations néo-fascistes » et parle d' « une sorte de gouvernement invisible dans lequel la P2, des secteurs déviants des services secrets, le crime organisé et le terrorisme sont étroitement liés. »
Mais pourtant, ce constat lucide des juges ne va pas changer grand chose au fonctionnement de l'Etat italien. Soupçonné d'avoir commandité l'attentat de Bologne, Gelli s'exile à l'étranger. Arrêté dans une banque suisse le 13 septembre 1982, alors qu'il retirait 120 millions de dollars d'un compte numéroté, le vieil homme sera l'auteur d'une invraisemblable évasion de sa prison genevoise le 10 août 1983, et il s'évanouira dans la nature, jusqu'à ce que, quatre ans plus tard, il vienne se livrer aux autorités helvétiques. De Suisse Gelli sera extradé en Italie. Mais alors qu'en son absence il avait, en 1988, été condamné à 10 ans de prison, il sera rejugé en 1990 et finalement acquitté. Le scandale de la P2 est banalisé, oublié. La Loge P2 a disparu mais, n'en doutons pas, une autre structure occulte a du la remplacer, tout aussi efficace. En 1990, Cossiga, président de la République et ex-membre de la P2, pourra déclarer avec satisfaction à propos de Gladio, qu'il est « fier que le secret ait pu être gardé pendant 45 ans. » Oubliés les dizaines de morts victimes des attentats, oubliés les multiples assassinats. De nouveaux scandales viennent à point faire oublier les anciens.
QUELQUES LEÇONS
Tous ces événements, où la grande histoire de l'Italie voisine avec le crime et le fait divers, n'ont finalement eu que peu d'écho en dehors de la péninsule. Tout cela est apparu comme des « affaires italiennes », sans correspondance avec ce qui se passait dans les autres grandes démocraties occidentales. En Italie même, le rôle de la Mafia a été surtout présenté comme un produit régional du sud de l'Italie, la « stratégie de la tension » comme l'oeuvre de secteurs dévoyés des services secrets, et les scandales politiques comme un simple problème de corruption de certains politiciens. Bref, les véritables leçons ont été escamotées et, de scandales en révélations, de procès médiatisés en démissions de responsables étatiques, l'illusion d'une lutte de l'Etat contre ces atteintes à l'ordre démocratique a été maintenue. Pourtant, ce que met clairement en évidence ce bref historique des « affaires » qui ont ébranlé la république italienne depuis les années 1930 est tout autre.
- Les « affaires » ne sont pas un produit spécifiquement italien, mais le résultat de l'activité internationale de la bourgeoisie, dans un contexte de rivalités impérialistes exacerbées. Dans ces conditions, cela signifie que l'Italie, loin d'être une exception, est au contraire un exemple de ce qui existe partout.
- Elles ne sont pas l'expression d'une minorité dévoyée de la classe dominante, mais elles traduisent le fonctionnement totalitaire de l'Etat du capitalisme décadent, même si celui-ci se cache derrière le masque de la démocratie.
Aussi bien l'histoire de l'ascension de Cosa Nostra que les révélations de l'existence des réseaux Gladio et de la Loge P2, montre qu'il ne s'agit pas d'affaires italiennes, mais bien d'affaires internationales.
Cela est particulièrement évident avec l'affaire Gladio. Le réseau Gladio était, par définition, une structure secrète de l'OTAN, donc internationale. Elle était la courroie de transmission clandestine du contrôle des Etats-Unis sur les pays de leur bloc, destinée à s'opposer aux manoeuvres de l'impérialisme adverse et aux risques de déstabilisation sociale par tous les moyens, y compris les moins avouables. C'est pourquoi elle était secrète,. De la même manière qu'elle a existé et agi en Italie, elle a existé et agi dans les autres pays du bloc occidental. Il n'y a aucune raison qu'il en soit autrement : aux mêmes causes, les mêmes effets.
Avec cet éclairage, on peut mieux comprendre les forces qui étaient à l'oeuvre derrière le coup d'Etat des colonels en Grèce en 1967, celui de Pinochet au Chili en 1973, ou encore tous ceux qui se sont succédés en Amérique latine durant les années 1970. De même, ce n'est pas seulement en Italie que, à partir de la fin des années 1960, des vagues d'attentats terroristes se sont développées, qui ont aidé l'Etat à mener des campagnes idéologiques intenses destinées à déboussoler la classe ouvrière qui reprenait le chemin de la lutte et à justifier le renforcement de son arsenal répressif En Allemagne, en France, en Grande-Bretagne, au Japon, en Espagne, en Belgique, aux Etats-Unis, on peut, à la lumière de l'exemple italien, penser avec raison que, derrière les agissements terroristes de groupes d'extrême-droite, d'extrême-gauche, nationalistes, il y a la main de l'Etat et de ses services secrets, et l'expression d'une stratégie internationale organisée sous les auspices du bloc.
De même, l'exemple édifiant en Italie du rôle de la Mafia révèle que ce n'est pas là un fait très récent, ni un produit spécifiquement local. L'intégration de la Mafia au coeur de l'Etat italien n'est pas un phénomène nouveau : elle date de plus de cinquante ans. Elle n'est pas le produit d'une simple et lente gangrène affairiste qui affecterait seulement les politiciens les plus corrompus : elle est le résultat du bouleversement des alliances qui s'est opéré durant la seconde guerre mondiale. La Mafia, pour le compte des Alliés, a joué un rôle déterminant dans la chute du régime mussolinien et, pour paiement de ses services, a gagné une place centrale dans l'Etat. L'alliance qui est scellée avec la guerre ne va d'ailleurs pas cesser avec celle-ci. La Mafia restera, comme clique de la bourgeoisie italienne, le principal point d'appui des Etats-Unis. Le poids et le rôle important de la Mafia au sein de l'Etat italien est donc, avant tout, le résultat de la stratégie impérialiste américaine.
Alliance contre-nature entre le champion américain de la défense de la démocratie et le symbole du crime au nom des impératifs stratégiques mondiaux ? Alliance, oui, contre-nature, certainement pas. La réalité italienne ne fait que mettre en évidence un phénomène mondial du capitalisme décadent : au nom des sacro-saints impératifs de la raison d'Etat et des intérêts impérialistes, les grandes puissances qui, sur le devant de la scène médiatique, claironnent leurs convictions démocratiques, nouent, dans l'arrière-cour, des alliances qui montrent le mensonge de tous leurs discours officiels. C'est une banalité de constater que les multiples dictateurs qui sévissent à la périphérie sous-développée du capitalisme subsistent grâce au parrainage intéressé d'une puissance ou d'une autre. Il en est de même pour les clans mafieux dans le monde : leur activité peut se développer impunément parce qu'ils savent aussi rendre des services précieux aux divers impérialismes dominants qui se partagent la planète.
Ils sont même le plus souvent partie intégrante des fractions dominantes de la bourgeoisie des pays où ils sévissent. C'est évident pour toute une série de pays dont la production et l'exportation de drogue constituent l'activité économique essentielle, favorisant au sein de la classe dominante l'ascension des gangs qui contrôlent ce secteur de l'économie capitaliste qui prend de plus en plus d'importance. Mais cette réalité n'est pas l'apanage des pays sous-développés et l'exemple vient du haut de la hiérarchie du capitalisme mondial. Ainsi, l'alliance entre l'Etat américain et la Mafia italienne, pendant la deuxième guerre mondiale, trouve aussi son pendant au niveau interne aux Etats-Unis où, par la même occasion, la branche américaine de Cosa Nostra est en fait invitée à participer, avec ses moyens, aux affaires de l'Etat. De même, la situation au Japon n'est pas sans rappeler celle de l'Italie et les récents scandales qui y ont éclaté mettent en lumière l'omniprésence des liens entre les politiques et la Mafia locale. L'exemple italien est donc aussi valable pour les deux premières puissances économiques mondiales où ce qu'on appelle la Mafia a conquis une place de choix au sein de l'Etat. Ce n'est cependant pas seulement dû au poids économique considérable lié à la maîtrise de secteurs économiques extrêmement lucratifs -drogue, jeu, prostitution, racket, etc. - , mais aussi aux services « spécialisés » que ces cliques de gangsters peuvent rendre et qui correspondent parfaitement aux besoins de l'Etat du capitalisme décadent.
Il est vrai que la bourgeoisie la plus « respectable » a toujours su, lorsque cela était nécessaire, utiliser les services d'agents spéciaux, ou ceux de ses fractions les moins fréquentables pour des activités « non-officielles », c'est-à-dire illégales selon ses propres lois. Au 19e siècle, les exemples ne manquent pas : l'espionnage bien sûr, mais aussi l'embauche de gros bras du milieu pour casser des grèves ou l'utilisation de Mafias locales pour favoriser la pénétration coloniale. Mais à cette époque cet aspect de la vie du capitalisme était limité et circonstanciel. Depuis son entrée dans sa phase de décadence au début du siècle, le capitalisme est dans une situation de crise permanente. Il ne peut plus, pour assurer sa domination, s'appuyer sur la réalité du progrès qu'il apporte, car tel n'est plus le cas. Pour perpétuer son pouvoir, de plus en plus, il a du recourir au mensonge et à la manipulation. De plus, au cours du 20e siècle, marqué par deux guerres mondiales, l'exacerbation des tensions impérialistes est devenue un facteur prépondérant de la vie du capitalisme. Dans la foire d'empoigne qu'est devenue la planète, tous les coups, même les plus tordus, sont permis pour assurer la survie. Pour répondre à ces nécessités, le fonctionnement de l'Etat a dû s'adapter. Dans la mesure où la manipulation et le mensonge, que ce soit pour les besoins de la défense impérialiste ou ceux du contrôle social, sont devenus des aspects essentiels de sa survie, le secret et sa préservation sont devenus un aspect central de la vie de l'Etat capitaliste, le fonctionnement démocratique classique de la bourgeoisie et de son Etat, tels qu'il existait au 19e siècle, n'est plus possible. Il n'est perpétué que comme illusion destinée à masquer la réalité d'un fonctionnement étatique totalitaire, qui n'a plus rien de démocratique. La réalité du pouvoir et ses agissements, parce qu'ils devenaient inavouables, ont été occultés. Non seulement le pouvoir effectif s'est concentré au sein de l'exécutif, aux dépens du législatif, dont la représentation, le parlement, est devenu un simple paravent destiné à alimenter les campagnes médiatiques, mais de plus, au sein même de cet exécutif, le pouvoir est concentré entre les mains des spécialistes du secret et des manipulations en tous genres. Dans ces conditions, non seulement l'Etat a dû recruter une abondante main d'oeuvre spécialisée, créant une multitude de services spéciaux, tous plus secrets les uns que les autres, mais en son sein, l'ascension des cliques de la bourgeoisie les plus expérimentées dans le secret et l'activité « illégale » a été, comme conséquence, favorisée. Dans ce processus, l'Etat totalitaire a étendu son emprise sur l'ensemble de la société, y compris ses bas-fonds, aboutissant à une symbiose extraordinaire où il devient difficile de distinguer un représentant politique d'un homme d'affaires, d'un agent secret ou d'un gangster, et vice versa.
Telle est la raison de fond du rôle croissant des secteurs mafieux dans la vie du capital. Mais la Mafia n'est pas le seul exemple. L'affaire de la Loge P2 montre que la Maçonnerie est un instrument idéal, par son fonctionnement occulte et ses ramifications internationales, pour être utilisée comme réseau d'influence par les services secrets pour les besoins de la politique impérialiste. Cela fait d'ailleurs longtemps que les diverses obédiences maçonniques dans le monde ont été investies par le pouvoir d'Etat et mises au service des puissances impérialistes occidentales qui les utilisent selon leurs plans. C'est d'ailleurs probablement le cas de la majeure partie des sociétés secrètes d'une quelconque importance.
Mais la Loge P2 n'était pas seulement un outil de la politique impérialiste américaine. Elle était d'abord une partie du capital italien et elle montre, au-delà du verbiage démocratique, la réalité du fonctionnement de l'Etat et de son totalitarisme. Elle regroupait en son sein des clans de la bourgeoisie qui dominent de manière occulte l'Etat depuis des années. Cela ne veut pas dire qu'elle regroupait toute la bourgeoisie italienne. Déjà, à priori le PCI en était exclu, représentant une autre faction à l'orientation en politique étrangère tournée vers l'Est. Il est également probable que d'autres cliques existent au sein du capital italien, ce qui pourrait expliquer que le scandale ait éclaté. En son sein de la Loge P2 cohabitaient d'ailleurs plusieurs clans soudés par les intérêts convergents sous la houlette américaine face au danger commun représenté par l'impérialisme russe et le danger de subversion «communiste». La liste trouvée dans la résidence de Gelli permet d'identifier certains de ces clans : les grands industriels du nord, le Vatican, un secteur très important de l'appareil d'Etat, notamment les états-majors de l'armée et des services secrets, et de manière plus discrète, la Mafia. Le lien de cette dernière avec la Loge P2 apparaît avec la présence des banquiers Sindona et Calvi, le premier mort empoisonné en prison et le deuxième étrangement pendu sous un pont de Londres, qui tous deux ont été impliqués dans des scandales financiers quand ils géraient à la fois les fonds du Vatican et de la Mafia. Etranges alliances parfaitement significatives du capitalisme contemporain. La Loge P2 nous présente un cocktail sulfureux qui montre encore une fois que souvent la réalité dépasse la fiction la plus échevelée : sociétés occultes, services secrets, Vatican, partis politiques, milieux des affaires, de l'industrie et de la finance, Mafia, journalistes, syndicalistes, universitaires, etc.
En fait, avec la Loge P2 est dévoilé le véritable centre de décision occulte qui a présidé aux destinées du capitalisme italien depuis la guerre. Gelli se nommait lui-même, avec un humour cynique, le «grand marionnettiste », celui qui, derrière la scène, tirait les ficelles et dont les « marionnettes » étaient les hommes politiques. Le grand jeu démocratique de l'Etat italien n'était donc qu'une habile mise en scène. Les décisions les plus importantes étaient prises ailleurs que dans les structures officielles (assemblée nationale, ministères, présidence du Conseil, etc.) de l'Etat italien. Cette structure secrète de pouvoir s'est maintenue quel qu'ait été le résultat des multiples consultations électorales qui se sont déroulées durant toutes ces années. D'ailleurs, la Loge P2 avait toutes les cartes dans sa manche pour, comme en 1948, manipuler les élections et maintenir le PCI à l'écart. Quasiment tous les leaders des partis démocrates-chrétiens, républicains, socialistes, étaient à sa dévotion et le jeu « démocratique » de 1'« alternance » n'était qu'un trompe-l'oeil. La réalité du pouvoir, elle, ne changeait pas. En coulisse, Gelli et sa Loge P2 continuaient à contrôler l'Etat.
Là encore, il n'y a aucune raison pour qu'il s'agisse d'une spécificité italienne, même si ailleurs, le centre occulte de décision ne prend pas forcément l'aspect quelque peu folklorique d'une loge maçonnique. Depuis quelques années, l'aggravation brutale de la crise et le bouleversement des alignements impérialistes dû à la disparition du bloc de l'Est provoquent un chamboulement des alliances entre les cliques qui existent au sein de chaque capital national. Loin d'être l'expression d'une soudaine volonté de restaurer un fonctionnement démocratique, les campagnes qui se développent aujourd’hui dans de nombreux pays, au nom du nettoyage de l'Etat de ses éléments les plus pourris, ne sont que l'expression de règlements de compte entre diverses cliques pour le contrôle central de l'Etat. La manipulation des médias, l'usage à bon escient des dossiers compromettants, sont les armes de cette lutte qui peut aussi prendre d'autres formes plus sanglantes.
En fait, tout cela montre, avec le recul, que, loin d'être une exception, l'Italie, qui depuis des années voit se succéder les scandales politiques, était l'exemple édifiant et annonciateur de ce qui s'est aujourd'hui généralisé.
JJ.
Quelques références. Sur la Mafia : « Le syndicat du crime », J.-M. Charlier et J. Marcilly, Presses de la Cité, Paris 1980. Sur Gladio et la Loge P2 : « Intelligences secrètes », F. Calvi et O. Schmidt, Hachette, Paris 1988 ; « Gladio », EPO, Bruxelles 1991 ; ainsi que le documentaire télévisé en trois parties « Gladio », BBC 1992. Sur la « stratégie de la tension » en Italie : « Il partito del golpe », G. Flamini, Ferrara, Boloventa 1981.
Différents facteurs, que ce soit le fait d'être une réserve de matières premières (minéraux, pétrole) ou surtout sa situation géographique -une longue frontière avec les Etats-Unis -, confèrent au Mexique une importance particulière au sein des relations impérialistes : il constitue une « priorité » pour la sécurité de la première puissance mondiale. Dans un article sur le Traité de libre commerce ([1] [59]), nous avons souligné que le traité a pour objectif fondamental de préserver la stabilité du Mexique (et au-delà, la stabilité de toute l'Amérique latine), parce que toute situation de conflits sociaux, chaos ou guerre, se répercuterait sur les Etats-Unis. En même temps, il s'agit pour les Etats-Unis, d'éviter qu'une bourgeoisie latino-américaine ne se rapproche d'une autre grande puissance, l'Allemagne ou le Japon par exemple. Mais, par-dessus tout, garantir la stabilité du gouvernement mexicain, sans qu'il y ait trop de désordres, un gouvernement qui soit de plus un allié inconditionnel au sud de sa frontière (et aussi au nord avec le Canada), est une priorité pour la bourgeoisie des Etats-Unis.
Il semble évident que la classe capitaliste du Mexique est alignée sur celle des Etats-Unis. Pourtant, en voyant la situation dans d'autres pays, y compris d'Amérique latine, où les gouvernements remettent en question, à plus ou moins grande échelle, leur fidélité aux Etats-Unis, où les bourgeoisies se tournent de plus en plus vers l'Allemagne (ou le Japon), ou se désintègrent, provoquant des crises politiques qui menacent l'unité de l'Etat capitaliste, nous devons nous poser la question : pourrions-nous voir au Mexique une situation de déstabilisation, ou même de remise en question de la domination américaine semblable à celle qui se produit dans d'autres pays, ou au contraire, le Mexique est-il pour les Etats-Unis, un terrain 100% acquis ?
L'ascension des Etats-Unis dans les dernières décennies du siècle dernier, a signifié une domination économique et politique de plus en plus totale sur les pays d'Amérique latine. Mais cette domination n'a pas été exempte de conflits et de difficultés. De fait, l'application de la dite « Doctrine Monroe », selon laquelle « l'Amérique appartient aux américains » (c'est-à-dire « l'Amérique latine appartient à la bourgeoisie des Etats-Unis »), a signifié, en premier lieu, la liquidation, au début du siècle, de l'influence des vieilles puissances qui avaient dominé l'Amérique latine tout au long du 19e siècle, celle de l'Angleterre en premier lieu. Ensuite, dans la première moitié du 20e siècle, elle a signifié la lutte contre ceux qui tentaient de s'approprier un morceau du gâteau américain, et surtout la lutte contre l'Allemagne. Enfin, après la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont dû combattre les tentatives de déstabilisation menées par 1’URSS. Tout au long de ce siècle, les crises politiques qui ont secoué les pays d'Amérique latine ont eu pour toile de fond - voire pour cause fondamentale- ces affrontements : changements violents de gouvernements, assassinats de responsables gouvernementaux, coups d'Etat ou guerres. L'attitude des bourgeoisies d'Amérique latine ne peut en aucun cas être qualifiée de passive. C'est plutôt que, cherchant à tirer le meilleur profit, elles ont pris le parti, appuyées plus d'une fois par les autres grandes puissances, de mettre en question plus ou moins sérieusement la suprématie américaine, sans jamais naturellement parvenir à se débarrasser d'elle. Le Mexique est une illustration parfaite de ce que nous avançons.
La soi-disant « Révolution mexicaine» ou d'où vient la «fidélité » de la bourgeoisie mexicaine ?
Une des conséquences les plus importantes -pour ne pas dire la plus importante de la guerre de 1910-1920, la soi-disant « révolution mexicaine », fut l'affaiblissement définitif de la bourgeoisie nationale qui avait grandi à l'ombre des vieilles puissances, et son remplacement par une « nouvelle bourgeoisie », alliée inconditionnelle et soumise des Etats-Unis. En effet, pendant la seconde moitié du 19e siècle, puis surtout pendant les trente années de l'ère Porfirio Diaz, s'était développé un capital national agressif et combatif (dans les mines, les chemins de fer, le pétrole, le textile, etc., ainsi que dans le commerce et les finances), sous la houlette de pays comme la France ou l'Angleterre. La bourgeoisie mexicaine de cette époque voyait comme une menace les avancées et les prétentions des Etats-Unis, une menace contre l'Amérique latine et le Mexique en particulier, et essayait de la contrecarrer en ouvrant ses portes à d'autres puissances, dans l'illusion qu'en multipliant les influences politiques en provenance d'Europe, aucune puissance ne pourrait prédominer.
Cependant, vers la fin du 19e siècle, la dictature féroce de Diaz commença à se lézarder. La forme de la dictature militaire de l'Etat capitaliste devenait trop étroite pour le stade de développement atteint par l'économie, et différents facteurs ont poussé à la modification de cette situation. Ceci s'est exprimé par le fractionnement de la classe capitaliste, par une lutte pour la succession du vieux Diaz ; en particulier, une fraction combative de capitalistes propriétaires-terriens du nord aspirait à occuper une place prédominante, en accord avec sa puissance économique, dans le gouvernement. En même temps, un profond mécontentement se développait dans les classes travailleuses de la campagne (peones des haciendas dans tout le pays, rancheros dans le nord, comuneros dans le sud) et dans le jeune prolétariat industriel, qui ne supportaient plus l'exploitation sans pitié qu'ils subissaient. La conjonction de ces facteurs a produit une commotion sociale qui a mené à 10 ans de guerre interne, sans que - contrairement à ce que dit l'histoire officielle- cela constitue pour autant une véritable révolution sociale.
En premier lieu, la guerre de 1910-1920 au Mexique ne fut pas une révolution prolétarienne. Le prolétariat industriel, jeune et dispersé, ne constituait pas, en ce temps-là, une force décisive. En fait, ses tentatives de rébellion les plus importantes, dans la vague de grèves du début du siècle, avaient été complètement écrasées à la veille des événements de 1910-1920. Si certains secteurs du prolétariat ont participé à la guerre, ils l'ont fait comme wagon de queue d'un train d'une des fractions bourgeoises. Quant au prolétariat agricole, privé du guide de son frère industriel et encore très attaché à la terre, il a été intégré à la guerre paysanne.
A son tour, la guerre paysanne n'a pas constitué non plus une révolution. La guerre du Mexique est venue démontrer pour la nième fois que le mouvement paysan se caractérise par l'absence de projet historique propre, et ne peut être que liquidé ou intégré dans le mouvement d'une des classes historiques (le prolétariat ou la bourgeoisie). Au Mexique, c'est dans le sud que le mouvement paysan a pris sa forme la plus « classique ». Les partisans paysans, qui conservaient encore leurs traditions communautaires, se sont lancés à l'assaut des haciendas « porfiristes » ([2] [60]), mais après avoir récupéré la terre, ils ont abandonné les armes, et n'ont jamais été capables de former une armée régulière, ni un gouvernement capable de contrôler pour un certain temps les villes qu'ils avaient prises. Ces partisans furent combattus aussi bien par l'ancien régime que par le nouveau (qualifié de «révolutionnaire»), qui avait surgi de la guerre. Finalement, ils furent complètement écrasés. La bataille des rancheros du nord connut le même destin : leur tactique de prise de villes avec des assauts de cavalerie, propre au siècle dernier, fut efficace face à l'armée fédérale « porfiriste », mais échoua avec fracas devant la guerre moderne des tranchées, des barbelés hérissés et des mitrailleuses, qui était celle de l'armée du nouveau régime. La défaite des paysans (comuneros du sud et rancheros du nord) se solda par la restitution des terres aux anciens propriétaires des haciendas, et la formation de nouvelles latifundia dans les premiers temps du nouveau régime.
Enfin, cette guerre ne saurait être considérée comme une révolution bourgeoise. Elle n'a pas donné lieu à la formation d'un Etat capitaliste, puisqu'il existait déjà; elle n'a fait que substituer une forme d'Etat à une autre. Son seul mérite fut d'avoir jeté les bases d'une adéquation des rapports capitalistes à la campagne, avec l'élimination du système des «tiendas de raya» qui attachait les peones aux haciendas et empêchait ainsi la libre circulation de la force de travail (mais en général, les rapports de production capitalistes existaient déjà pleinement; ils s'étaient développés de façon accélérée et étaient prédominants déjà avant la guerre).
La main des grandes puissances dans la guerre du Mexique
Mais la soi-disant « révolution mexicaine » n'a pas eu pour seul contenu le conflit social interne. Elle était inscrite, pleinement, dans les conflits impérialistes qui ont secoué le monde au début de ce siècle, qui ont conduit à la 1° guerre mondiale de 1914-18 et à un changement dans l'hégémonie des grandes puissances, changement qui mettait les Etats-Unis au premier rang des puissances impérialistes. En fait, la succession de gouvernements qui va de la chute de Diaz au gouvernement et à l'assassinat de Madero, puis au gouvernement et à l'expulsion de Huerta, et jusqu'au gouvernement et à l'assassinat de Carranza, que l'histoire officielle explique comme une succession de mésaventures d'hommes « bons » ou « méchants », « traîtres » ou « patriotes », peut s'expliquer beaucoup plus logiquement par les luttes pour la suprématie économique et politique au Mexique, au travers du contrôle de son gouvernement, et par le parti pris par les différents gouvernements, leurs virages - parfois à 180 degrés - vis-à-vis de ces luttes impérialistes. Plus concrètement, au-delà de ces bouleversements, nous pouvons voir les efforts des Etats-Unis pour établir au Mexique un gouvernement soumis à leurs intérêts ([3] [61]).
Ainsi la décomposition et la chute du gouvernement de Diaz fut activement impulsée par les Etats-Unis, qui appuyèrent les fractions de capitalistes propriétaires d'haciendas du nord (avec à leur tête Madero), dans le but d'obtenir des concessions économiques et politiques, et d'affaiblir l'influence des puissances européennes. Pourtant, Madero ne cherchait ni à détruire en faveur des Etats-Unis l'équilibre des forces entre les différentes puissances qu'avait toujours entretenu Diaz, ni à améliorer réellement la situation des classes exploitées. D'ailleurs Madero, à mesure que s'embrasait l'explosion des révoltes paysannes, devint un obstacle aux yeux des Etats-Unis, qui organisèrent alors la conspiration de Huerta pour l'assassiner et s'emparer du pouvoir.
Plus tard, Huerta essaiera vainement, d'utiliser les affrontements entre grandes puissances à son profit : il finit abandonné de tous. Parallèlement, le mouvement paysan atteignait son apogée et Huerta fût, lui aussi, renversé. Simultanément, la 1° guerre mondiale avait éclaté en Europe, et c'est là qu'ont commencé à influer sur la situation mexicaine d'autres intérêts : ceux de l'Allemagne.
L'Allemagne disputait aux autres puissances sa place dans l'arène impérialiste de la répartition du monde, dans laquelle elle était arrivée avec retard. Elle avait quelques intérêts économiques au Mexique, mais ce n'était pas le principal. L'Allemagne avait compris l'importance stratégique du Mexique et essayait de l'utiliser comme moyen de faire obstacle aux visées américaines. D'abord avec Huerta et ensuite, plus résolument encore, avec Carranza, les services diplomatiques et secrets allemands tentèrent de provoquer un conflit armé entre le Mexique et les États-Unis. L'Allemagne essayait par là de détourner les efforts de guerre des Etats-Unis qui déjà fournissaient en armes les puissances « alliées » et se préparaient à entrer en guerre. A l'extrême, la bourgeoisie allemande rêvait d'une alliance Japon-Mexique-Allemagne qui aurait pu se confronter aux Etats-Unis en Amérique, mais le Japon était plus préoccupé de s'établir en Chine et ne se sentait pas assez fort pour affronter les Etats-Unis. Finalement, les « alliés » parvinrent à renverser les conjurés appuyés par l'Allemagne. Enfin, comprenant l'imminence de la défaite, l'Allemagne amorça un virage dans sa politique, et, grâce à des accords économiques, tenta de se préserver une influence sur le Mexique, en espérant des jours meilleurs.
Au début des années 1920, après la fin de la 1° guerre mondiale et l'étouffement de la guerre interne, une nouvelle bourgeoisie vint au pouvoir, dont les capitaux d'« origine » provenaient directement des butins de la guerre. Malgré le pouvoir croissant des Etats-Unis sur l'ensemble du continent et le net recul des anciennes puissances, Angleterre et France, les conflits ne cessèrent pas totalement. L'Angleterre par exemple, disputa encore aux Etats-Unis pendant deux décennies le contrôle du pétrole. Et les gouvernements « issus de la révolution » postérieurs à celui de Carranza (qui lui aussi finit assassiné) ne remirent plus jamais en question la suprématie du voisin du nord.
Pourtant, l'ancienne bourgeoisie de l'époque « porfiriste », bien que très affaiblie, n'avait pas été complètement détruite. Et avant d'accepter de s'adapter à la nouvelle situation et de reconnaître qu'il n'y avait pas d'autre choix que de coexister et même de fusionner avec la nouvelle bourgeoisie, certains secteurs trouvèrent la force de remettre en question le nouveau gouvernement.
La guerre des « cristeros »
Les règlements de comptes non liquidés entre les deux fractions de la bourgeoisie nationale au lendemain de la guerre de 1910-1920 entraînèrent une nouvelle guerre sanglante de 1926 à 1929, qui dévasta les Etats du centre-ouest de la République (Zacatecas, Guanajuato, Jalisco, Michoacan) dans lesquels, tout récemment, les paysans avaient déjà servi de chair à canon. Quant à l'influence que les grandes puissances exercèrent sur le Mexique, il est hautement intéressant de constater que l’ « ancienne » fraction avait reçu récemment un appui, plus ou moins voilé, de la part de certains secteurs du capital européen (d'Espagne, de France et d'Allemagne) au travers de... l'Eglise catholique romaine. Cette fraction avait pour mot d'ordre la « liberté religieuse » soi-disant menacée par le «régime révolutionnaire» (en réalité, ce dernier ne faisait qu'arracher des parts du pouvoir économique à l'« ancienne» fraction qui incluait l'église catholique). Et derrière ce mot d'ordre, se cachait l'idéologie de la « Synarchie ». Derrière le cri de « Vive le Christ-Roi » (de là leur vient le nom de «cristeros»), poussé par l'armée irrégulière de l'ancienne fraction bourgeoise, se cachait toute la conception d'une recherche d'un nouvel «ordre mondial » qui aurait à sa tête les anciennes puissances (France, Allemagne, Italie, Espagne), prémisse idéologique, comme on pourra le voir par la suite, du fascisme européen des années 1930. Ainsi, de nouveau, nous voyons derrière un conflit interne une tentative de déstabiliser le pays de la part du capital européen (ou tout du moins de certains secteurs) qui, des années plus tard, s'affrontera sur le terrain militaire aux Etats-Unis. Les « cristeros » furent battus, et il ne restait à 1'« ancienne » fraction du capital qu'à imiter la nouvelle, qu'à se fondre en elle et enterrer ses propres aspirations pro-«européennes». Les gouvernements des années 1930-40 se soumirent aux Etats-Unis, transformant le Mexique en fournisseur de matières premières durant la 2e guerre mondiale. Ce fut la position non seulement du gouvernement de Avila Camacho, qui en vint à « déclarer la guerre » aux puissances de l'Axe, mais aussi du gouvernement de son prédécesseur et électeur (au Mexique, la voix du président est décisive pour l'élection de son successeur), Lazaro Cardenas, général qui s'était distingué dans la guerre contre les «cristeros», dont la mythique «expropriation du pétrole», en 1938, conduisit en fait à l'expulsion définitive des compagnies pétrolières anglaises et à la conversion du Mexique en réserve énergétique à l'usage exclusif des Etats-Unis.
La parenthèse du bloc impérialiste stalinien
A la fin de la seconde guerre mondiale, en 1945, s'est ouverte ce que nous pourrions appeler une «parenthèse» historique dans la guerre que se menaient, depuis le début du siècle, les Etats-Unis et l'Allemagne pour le contrôle du monde. Pendant plus de 40 ans, l'impérialisme russe disputa la suprématie mondiale à l'impérialisme américain ([4] [62]). La formation d'un nouveau jeu de blocs plaça les ennemis d'hier du même côté, l'Allemagne aux côtés des Etats-Unis. Quant à l'Amérique latine, les Etats-Unis y renforcèrent leur domination économique et politique, malgré les tentatives d'intervention de 1’URSS dans la région (à travers quelques guérillas et le flirt avec des gouvernements « socialistes »). Ces tentatives ne furent d'ailleurs, à part à Cuba ([5] [63]), que des essais de déstabiliser la région, très semblables à ceux du passé, surtout à ceux de l'Allemagne.
Cette parenthèse a été refermée, au début de cette décennie, par l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est, la dissolution du bloc de l'Ouest et le démantèlement de l'URSS. Mais au contraire de ce qu'affirme la propagande des médias, cet événement ne signifie pas la fin des affrontements entre les grandes puissances, la « fin de l'histoire », ou autres semblables mensonges.
Les relations impérialistes constituent aujourd'hui une source de déstabilisation, de guerres et de chaos qui affectent le monde tout entier. Aucun pays, grand ou petit, n'échappe au jeu sinistre des luttes impérialistes, et surtout à celles qui opposent les deux grandes puissances rivales tout au long de ce siècle : les Etats-Unis et l'Allemagne. Au milieu du « nouveau désordre mondial », se dessinent les tendances à la formation d'un nouveau partage entre blocs impérialistes, ayant comme axe ces deux puissances, autour desquelles se polarisent tous les autres pays, dans lequel les alliés d'hier deviennent ennemis, dans un tourbillon sans frein où le chaos ne fait qu'alimenter ces tendances, lesquelles à leur tour accroissent le chaos. Et le Mexique n'échappe en aucun cas à cette dynamique des relations capitalistes mondiales.
Le Mexique, « toujours fidèle » ?
Nous allons maintenant essayer de répondre à la question que nous avons posée au début de cet article, au sujet de la « fidélité » aux Etats-Unis de la classe capitaliste mexicaine. La bourgeoisie des Etats-Unis s'est assurée de la fidélité de la bourgeoisie mexicaine pendant six décennies, et elle continuera assurément à le faire, en général.
Il subsiste cependant, non une «fraction» (ce qui impliquerait une fissure profonde dans le capital, et ce n'est pas le cas), mais quelques secteurs du capital mexicain qui, traditionnellement, ont toujours résisté à la domination presque exclusive des Etats-Unis. Ces secteurs, bien que relativement minoritaires, ont été capables d'élever un des leurs au fauteuil présidentiel : ce fut le cas, dans les années 1960, du président Diaz Ordaz Claro, et ce ne fut possible que parce que les rivalités entre « pro-européens » et « pro-américains » étaient secondaires à l'époque, le premier plan étant occupé par « l'ennemi principal », le capitalisme russe, et parce qu'il existait une alliance entre l'Europe occidentale et les Etats-Unis. Ceci n'arrivera plus. Les Etats-Unis vont rechercher la garantie d'une fidélité absolue de la part de l'exécutif mexicain, ils vont chercher à éviter toute « erreur » qui pourrait amener au pouvoir un représentant des secteurs les plus favorables aux puissances du vieux continent.
Malgré cela, nous pouvons nous attendre à ce que ces secteurs minoritaires, illusionnés par l'essor de l'Allemagne, commencent à se manifester bruyamment, à s'agiter, à « protester », à « exiger », créant par là des problèmes supplémentaires au gouvernement pro-américain. Nous pouvons aussi prévoir que les rivaux des Etats-Unis vont soutenir ces secteurs, non pour s'emparer du Mexique, mais pour créer une instabilité sociale dans la « chasse gardée » des Etats-Unis, partant du principe que tout ce qui fait obstacle aux Etats-Unis et les oblige à détourner leurs efforts (économiques, politiques, militaires) est de nature à offrir des avantages. Nous pouvons déjà en observer des signes. Par exemple, dans la réactivation ces derniers mois des héritiers de la « synarchie » (le Parti démocrate mexicain, et d'autres groupements qui lui sont proches). A l'intérieur du Parti d'Action Nationale - le PAN, rien moins que la seconde force du pays -, une partie a décidé de s'allier au gouvernement de Salinas, alors que l'autre, dans laquelle sont restés les « leaders historiques», a décidé de former un autre parti, qui se rapproche idéologiquement des « synarchistes ». Significative elle aussi, la lutte à l'intérieur de l'Eglise catholique oppose ceux qui cherchent à concilier avec le gouvernement et ceux qui l'attaquent constamment du haut de leurs chaires. Et enfin, le ressurgissement de la revendication du « Christ-Roi », et des « cristeros », impulsée par le Vatican (dont certains indices font penser qu'il se rapproche de l'Allemagne), n'est pas le fruit du hasard : manifestation religieuse à Guanajuato, dans le lieu qui symbolise le mouvement des « cristeros », présidée par le gouverneur (membre du PAN); manifestation dans la ville de Mexico pour célébrer la béatification récente d'une trentaine de martyrs de la guerre des «cristeros», béatification prononcée par... le Pape.
Nous insistons : les secteurs minoritaires du capital mexicain, partisans d'une attitude « anti-américaine » et donc « pro-européenne » ne peuvent mettre en question la suprématie des Etats-Unis au Mexique, mais ils peuvent par contre créer des problèmes, de plus ou moins grande "ampleur. L'avenir nous le dira.
Le prolétariat doit-il prendre parti pour une des fractions bourgeoises ?
Il est vital pour la classe ouvrière de comprendre que ses intérêts n'ont rien à voir avec les luttes impérialistes. Elle n'a rien à gagner à appuyer une fraction bourgeoise contre l'autre, et tout à perdre. Deux guerres mondiales pour le partage du monde entre les différents bandits impérialistes n'ont apporté à la classe ouvrière que des dizaines de millions de morts. Au Mexique aussi, les guerres bourgeoises de 1910-1920 et de 1926-29 n'ont apporté aux classes travailleuses que des millions de morts et un renforcement des chaînes de l'oppression.
Le prolétariat doit être conscient qu'à travers les appels à défendre la « patrie » ou la « religion » se cache la volonté d'amener le prolétariat à défendre des intérêts qui ne sont pas les siens, voire à s'entre-tuer au nom des intérêts de ses propres exploiteurs. Ces appels vont sûrement s'amplifier, jusqu'à devenir assourdissants, au fur et à mesure que la bourgeoisie aura besoin de façon plus urgente de la chair à canon pour ses luttes internes et ses guerres. Le prolétariat doit rejeter ces appels, et au contraire s'opposer à la continuation des luttes impérialistes, en développant sa lutte de classe, seule voie qui mène à en terminer définitivement avec le système capitaliste, lequel n'a rien à offrir à l'humanité, sinon le chaos et les guerres.
Leonardo, Juillet 1993. Révolution Mundial n° 16.
[1] [64] Revolucion Mundial n° 12, « TLC : El gendarme del mundo asegura su traspatio ». Le TLC est en français aussi appelé ALENA, Accord de Libre-Echange Nord-Américain.
[2] [65] De Porfirio Diaz.
[3] [66] Le livre de F.Katz, La guerre secrète au Mexique, est une étude très complète et révélatrice du degré d'ingérence des grandes puissances dans la « révolution » mexicaine. C'est de ce livre que nous avons tiré une grande partie de nos informations.
[4] [67] Nous ne pouvons revenir ici sur notre conception du stalinisme. Nous recommandons à nos lecteurs le Manifeste du 9e Congrès du CCI et notre Revue Internationale
[5] [68] Sur Cuba, voir Revolucion Mundial n° 9 et 10.
Dans les numéros 90, 91 et 92 de la revue Programme Communiste publiée par le Parti Communiste International (PCI), qui édite aussi les journaux Il Communista en langue italienne et Le Prolétaire en langue française) [1] [70], on trouve une longue étude sur « La guerre impérialiste dans le cycle bourgeois et dans l'analyse marxiste », qui fait le point des conceptions de cette organisation sur une question de première importance pour le mouvement ouvrier. Les positions politiques fondamentales qui y sont affirmées constituent une défense claire des principes prolétariens face à tous les mensonges véhiculés par les différents agents de la classe dominante. Cependant, certains des développements théoriques sur lesquels ces principes sont fondés, et les prévisions qui en découlent, ne sont pas toujours à la hauteur des affirmations principielles et risquent d'affaiblir ces dernières plutôt que de les renforcer. Cet article se propose de soumettre à la critique ces conceptions théoriques erronées afin de dégager les bases les plus solides possibles à la défense de l'internationalisme prolétarien.
Le CCI, contrairement à d'autres organisations qui se réclament comme lui de la Gauche communiste (notamment, les différents PCI appartenant au courant « bordiguiste »), a toujours établi une distinction claire entre les formations qui se trouvent dans le camp prolétarien et celles qui se trouvent dans le camp bourgeois (commes les différents représentants du courant trotskyste, par exemple). Avec ces dernières, il ne saurait être question d'un quelconque débat politique : la responsabilité des révolutionnaires est de les dénoncer comme des instruments de la classe dominante destinés, grâce à leur langage «ouvrier» ou « révolutionnaire», à dévoyer le prolétariat de son terrain de classe afin de le soumettre pieds et poings liés aux intérêts du capital. En revanche, entre les organisations du camp prolétarien, le débat politique n'est pas seulement une possibilité, mais un devoir. Ce débat n'a rien à voir avec un échange d'idées tel qu'on peut le rencontrer dans les séminaires universitaires, c'est un combat pour la défense de la clarté des positions communistes. En ce sens, il peut prendre les formes d'une vive polémique, justement parce que les questions concernées sont de la première importance pour le mouvement de la classe et que chaque communiste sait bien qu'une petite erreur théorique ou politique peut avoir des conséquences dramatiques pour le prolétariat. Cependant, même dans les polémiques, il est nécessaire de savoir reconnaître ce qui est correct dans les positions de l'organisation qu'on critique.
Le PCI (Il Communista) se revendique de la tradition de la Gauche communiste italienne, c'est-à-dire un des courants internationaux qui a maintenu des positions de classe lors de la dégénérescence de 1’Internationale communiste au cours des années 1920. Dans l'article publié par Programme communiste (PC) on peut constater que, sur toute une série de questions essentielles, cette organisation n'a pas perdu de vue les positions de ce courant. En particulier, cet article contient une réaffirmation claire de ce qui fonde la position des communistes face à la guerre impérialiste. La dénonciation de celle-ci n'a rien à voir avec celle des pacifistes ou des anarchistes :
« Le marxisme est complétement étranger aux formules vides et abstraites qui font de "l'anti-bellicisme" un principe supra-historique et qui voient de façon métaphysique dans les guerres le Mal absolu. Notre attitude se fonde sur une analyse historique et dialectique des crises guerrières en liaison avec la naissance, le développement et la mort des formes sociales.
Nous distinguons donc :
a) les guerres de progrés (ou de développe-ment) bourgeois dans l'aire européenne de 1792 à 1871
b) les guerres impérialistes, caractérisées par le choc réciproque entre nations au capitalisme ultra-développé...
c) les guerres révolutionnaires prolétariennes. » (PC n° 90, p. 19)
« L'orientation fondamentale est de prendre position pour les guerres qui poussent en avant le développement général de la société et contre les guerres qui y font obstacle ou qui le retardent. En conséquence, nous sommes pour le sabotage des guerres impérialistes, non parce qu'elles sont plus cruelles et plus épouvantables que les précédentes, mais parce qu'elles se mettent en travers du devenir historique de l'humanité ; parce que la bourgeoisie impérialiste et le capitalisme mondial ne jouent plus aucun rôle "progressiste", mais sont devenus au contraire un obstacle au développement général de la société... » (PC n° 90, p. 22)
Le CCI pourrait signer des deux mains ces phrases qui rejoignent ce que nous avons écrit à de multiples reprises dans notre presse territoriale et dans cette revue. [2] [71]
De même, la dénonciation du pacifisme que fait le PCI est particulièrement claire et percutante :
« ... le capitalisme n'est pas "victime" de la guerre provoquée par tel ou tel énerguméne, ou par des "esprits malins" reliquats d'époques barbares contre lesquels il faudrait périodiquement se défendre. (...) le pacifisme bourgeois doit nécessairement déboucher dans le bellicisme. Le rêve idyllique d'un capitalisme pacifique n'est en effet pas innocent. C'est un rêve tâché de sang. Si l'on admet que capitalisme et paix peuvent aller ensemble de façon non contingente et momentanée, mais de façon permanente, on est obligé, quand montent les cris de guerre, de reconnaître que quelque chose d'étranger à la civilisation menace le développement pacifique, humanitaire du capitalisme; et que celui-ci doit donc se défendre, y compris avec les armes si les autres moyens ne suffisent pas en regroupant autour de lui les hommes de bonne volonté et les "amoureux de la paix". Le pacifisme accomplit alors sa pirouette finale et se convertit en bellicisme, en facteur actif et agent direct de la mobilisation guerrière. Il s'agit donc d'un processus obligé, qui dérive de la dynamique interne du pacifisme. Celui-ci tend naturellement à se transformer en bellicisme... » (PC n° 90, p. 22)
De cette analyse du pacifisme, le PCI fait découler une orientation juste par rapport aux prétendus mouvements anti-guerre qu'on voir périodiquement fleurir à 1’heure actuelle. Avec le PCI, nous considérons évidemment qu'il peut exister un anti-militarisme de classe (comme celui qui s'est manifesté au cours de la première guerre mondiale et qui a abouti à la révolution en Russie et en Allemagne). Mais cet anti-militarisme ne peut se développer à partir des mobilisations orchestrées par toutes les bonnes âmes de la bourgeoisie :
« Par rapport aux "mouvements pour la paix" actuels, notre consigne 'positive' est celle d'une intervention de l'extérieur à caractére de propagande et de prosélytisme en direction des éléments prolétariens capturés par le pacifisme et englobés dans les mobilisations petites-bourgeoises afin de les arracher à ce genre d'encadrement et d'action politique. nous disons en particulier à ces éléments que ce n'est pas dans les parades pacifistes d'aujourd'hui que se prépare l'antimilitarisme de demain, mais dans la lutte intransigeante de défense des conditions de vie et de travail des prolétaires en rupture avec les intérêts de l'entreprise et de l'économie nationale. Comme la discipline du travail et la défense de l'économie nationale préparent la discipline des tranchées et la défense de la patrie, le refus aujourd'hui de défendre et respecter les intérêts de l'entreprise et de l'économie nationale préparent l'antimilitarisme et le défaitisme de demain. » (PC n° 92, p. 61) Comme nous le verrons plus loin, le défaitisme n'est plus un mot d'ordre adapté à la situation présente ou à venir. Cependant, nous tenons à souligner toute la validité de cette démarche.
Enfin, l'article de PC est très clair également en ce qui concerne le rôle de la démocratie bourgeoise dans la préparation et la conduite de la guerre impérialiste :
« ... dans "nos" Etats civilisés, le capitalisme règne grâce à la démocratie (..) lorsque le capitalisme pousse sur le devant de la scène canons et généraux, il le fait en s'appuyant sur la démocratie, ses mécanismes et ses rites hypnotiques » (PC n°91, p. 38) « L'existence d'un régime démocratique permet à l'Etat une plus grande efficacité militaire car il permet de potentialiser au maximum tant la préparation de la guerre que la capacité de résistance du pays en guerre. » (Ibid.)
« ... le fascisme ne peut faire appel pratiquement qu'au sentiment national, poussé jusqu'à l'hystérie raciste, pour cimenter "l'Union nationale" alors que la démocratie possède une ressource encore plus puissante pour souder l'ensemble de la population à la guerre impérialiste : le fait que la guerre émane directement de la volonté populaire librement exprimée lors des élections, et qu'elle apparaît ainsi, grâce à la mystification des consultations électorales, comme une guerre de défense des intérêts et des espérances des masses populaires et des classes laborieuses en particulier.» (PC n°91, p. 41)
Nous avons reproduit ces longues citations de Programme Communiste (et nous aurions pu en donner d'autres, notamment concernant les illustrations historiques des thèses présentées) parce qu'elles représentent exactement notre position sur les questions concernées. Plutôt que de réaffirmer avec nos propres mots nos principes concernant la guerre impérialiste, il nous a paru utile de mettre en évidence la profonde unité de vues qui existe sur cette question au sein de la Gauche communiste, unité de vues qui constitue notre patrimoine commun.
Cependant, autant il convient de souligner cette unité principielle, autant il est du devoir des révolutionnaires de mettre en évidence les inconséquences et incohérences théoriques du courant « bordiguiste » qui affaiblissent considérablement sa capacité de donner une boussole efficace au prolétariat. Et la première de ces inconséquences réside dans le refus de ce courant de reconnaître la décadence du mode de production capitaliste.
La reconnaissance que, depuis le début du siécle, et particulièrement depuis la première guerre mondiale, la société capitaliste est entrée dans sa phase de décadence constitue une des pierres angulaires de la perspective du mouvement communiste. Au cours du premier holocauste impérialiste, des révolutionnaires comme Lénine, pour appuyer la nécessité pour le prolétariat de rejeter toute participation à celui-ci, de « transformer la guerre impérialiste en guerre civile », se basent sur une telle analyse (voir en particulier L'impérialisme, stade suprême du capitalisme). De même, l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence est au cceur des positions politiques de 1`Internationale communiste lors de sa fondation en 1919. C'est justement parce que le capitalisme est devenu un système décadent qu'il ne saurait plus être question de lutter en son sein pour obtenir des réformes, comme le préconisaient les partis ouvriers de la 2e Internationale, mais que la seule tâche historique que puisse se donner le prolétariat est de réaliser la révolution mondiale. C'est en particulier sur cette base de granit que, par la suite, la Gauche communiste internationale et, notamment, sa fraction italienne, a pu élaborer l'ensemble de ses positions politiques. [3] [72]
Cependant, c'est « l'originalité » de Bordiga et du courant dont il a été l'inspirateur que de nier que le capitalisme soit entré dans sa période de décadence [4] [73]. Et pourtant, le courant bordiguiste, notamment le PCI (Il Comunista) est bien obligé de reconnaître que quelque chose a changé au début de ce siècle, tant dans la nature des crises économiques que dans celle de la guerre.
Sur la nature de la guerre, les citations de PC que nous avons reproduites plus haut parlent d'elles-mêmes: il existe effectivement une différence fondamentale entre les guerres que pouvaient mener les Etats capitalistes au siècle dernier et celles de ce siècle. Par exemple, 6 décennies séparent les guerres napoléoniennes contre la Prusse de la guerre franco-allemande de 1870, alors que cette dernière n'est distante que de 4 décennies de celle de 1914. Cependant, la guerre de 1914 entre la France et l'Allemagne est fondamentalement différente de toutes les précédentes entre ces deux nations: c'est pour cela que Marx pouvait appeler les ouvriers allemands à participer à la guerre de 1870 (voir le premier manifeste du Conseil Général de l’AIT sur la guerre franco-allemande) tout en se situant parfaitement sur un terrain de classe prolétarien, alors que les socio-démocrates allemands qui appelaient ces mêmes ouvriers à la « défense nationale » en 1914 se situaient résolument sur le terrain bourgeois. C'est exactement ce que les révolutionnaires comme Lénine et Rosa Luxemburg ont défendu bec et ongle à cette époque contre les socio-chauvins qui prétendaient s'inspirer de la position de Marx en 1870 : cette position n'avait plus cours parce que la guerre avait changé de nature, et ce changement résultait lui-même d'un changement fondamental dans la vie de l'ensemble du mode de production capitaliste.
Programme Communiste, d'ailleurs, ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme (comme on l'a vu plus haut) que les guerres impérialistes « se mettent en travers du devenir historique de l'humanité ; parce que la bourgeoisie impérialiste et le capitalisme mondial ne jouent plus aucun rôle 'progressiste'; mais sont devenus au contraire un obstacle au développement général de la société ». De même, reprenant une citation de Bordiga, il considére que «Les guerres impérialistes mondiales démontrent que la crise de désagrégation du capitalisme est inévitable en raison de l'ouverture de la période oú son expansion n'exalte plus l'augmentation des forces productives, mais en fait dépendre l'accumulation d'une destruction encore plus grande » (PC n°90, p.25). Cependant, enfermé dans les vieux dogmes bordiguistes, le PCI est incapable d'en tirer la conséquence logique du point de vue du matérialisme historique : le fait que le capitalisme mondial soit devenu un obstacle au développement général de la société signifie tout simplement que ce mode de production est entré dans sa période de décadence. Lorsque Lénine ou Rosa Luxemburg faisaient ce constat en 1914, ils ne tiraient pas une telle idée de leur chapeau : ils ne faisaient qu'appliquer scrupuleusement la théorie marxiste à la compréhension des faits historiques de leur époque. Le PCI, comme l'ensemble des autres « PCI » appartenant au courant « bordiguiste », se réclame du marxisme. C'est une très bonne chose : aujourd'hui, seules des organisations basant leurs positions programmatiques sur les enseignements du marxisme peuvent prétendre défendre la perspective révolutionnaire du prolétariat. Malheureusement, le PCI nous administre la preuve qu'il a du mal à comprendre cette méthode. En particulier, il aime employer abondamment le terme « dialectique », mais il nous prouve que, à l'image de l'ignorant qui veut donner le change en employant des mots savants, il ne sait pas de quoi il parle.
Par exemple, concernant la nature des crises, voici ce que l'on peut lire dans PC :
« Les crises décennales du jeune capitalisme n'eurent que des incidences tout à fait mineures ; elles avaient plus le caractére de crises du commerce international que de la machine industrielle. Elles n'entamaient pas les potentialités de la structure industrielle (...). C'était des crises de chômage, c'est-à-dire de fermeture, d'arrêt des industries. Les crises modernes sont des crises de désagrégation de tout le système, qui doit ensuite péniblement reconstruire ses différentes structures » (PC n° 90, p. 28). Suit toute une série de statistiques qui démontrent l'ampleur considérable des crises du 20e siècle, sans commune mesure avec celles du siècle dernier. Ici, en ne percevant pas que cette différence d'ampleur entre ces deux types de crises est révélateur non seulement d'une différence fondamentale entre elles, mais aussi dans le mode de vie du systéme qu'elles affectent, le PCI s'assoie royalement sur un des éléments de base de la dialectique marxiste : la transformation de la quantité en qualité. En effet, pour le PCI, la différence entre les deux types de crises reste du domaine du quantitatif et ne concerne pas les mécanismes fondamentaux. C'est ce qu'il révéle en écrivant : «Au siècle dernier on enregistra huit crises mondiales: 1836, 1848, 1856, 1883, 1886 et 1894. La durée moyenne du cycle selon les travaux de Marx était de 10 ans. A ce rythme 'juvénile" fait suite, dans la période qui va du début du siècle à l'éclatement du second conflit mondial, une succession plus rapide des crises: 1901, 1908, 1914, 1920, 1929. A un capitalisme démesurément accru correspond une augmentation de la composition organique (..) ce qui conduit à une croissance du taux d'accumulation : la durée moyenne du cycle se réduit pour cette raison à 7 ans. » (PC n° 90, p. 27). Cette arithmétique sur la durée des cycles fait la preuve que le PCI met sur le même plan les convulsions économiques du siècle dernier et celles de ce siècle, sans comprendre que la nature même de la notion de cycle a changé fondamentalement. Aveuglé par sa fidélité à la parole divine de Bordiga, le PCI ne voit pas que, suivant les mots de Trotsky, les crises du 19e siècle étaient les battements de coeur du capitalisme alors que celles du 20e siécle sont les râles de son agonie.
C'est le même aveuglement que manifeste le PCI lorsqu'il essaie de mettre en évidence le lien entre crise et guerre. De façon très argumentée et systématique, faute d'être rigoureuse (nous y reviendrons plus loin), PC tente d'établir que, dans la période actuelle, la crise capitaliste débouche nécessairement sur la guerre mondiale. C'est une préoccupation tout à fait louable puisqu'elle a le mérite de vouloir réfuter les discours illusoires et criminels du pacifisme. Cependant, il ne vient pas à l'idée de PC de se demander si le fait que les crises du 19e siècle ne débouchaient pas, pour leur part, sur la guerre mondiale, ou même sur des guerres localisées, ne provient pas d'une différence de fond avec celles du 20e siècle. Là encore, le PCI fait preuve d'un «marxisme» bien pauvre : il ne s'agit même plus d'une incompréhension de ce que veut dire le mot dialectique, il s'agit d'un refus, ou au moins d'une incapacité, d'examiner en profondeur, au-delà d'une fixation sur d'apparentes analogies pouvant exister entre des cycles économiques du passé et d'aujourd'hui, les phénomènes majeurs, déterminants, de la vie du mode de production capitaliste.
Ainsi, le PCI se montre incapable, à propos d'une question aussi essentielle que celle de la guerre impérialiste, d'appliquer de façon satisfaisante la théorie marxiste en comprenant la différence fondamentale qui existe entre la phase ascendante du capitalisme et sa phase de décadence. Et la concrétisation navrante de cette incapacité réside dans le fait que le PCI essaye d'attribuer aux guerres de la période actuelle une rationalité économique similaire à celle que pouvaient avoir les guerres au siècle dernier.
Notre Revue internationale a déjà publié de nombreux articles sur la question de l'irrationalité de la guerre dans la période de décadence du capitalisme [5] [74]. Notre position n'a rien à voir avec une «découverte originale » de notre organisation. Elle est basée sur les acquis fondamentaux du marxisme depuis le début du 20e siècle, notamment exprimés par Lénine et Rosa Luxemburg. Ces acquis ont été formulés avec une très grande clarté en 1945 par la Gauche communiste de France contre la théorie révisionniste développée par Vercesi à la veille de la Seconde Guerre mondiale, théorie qui avait conduit son organisation, la Fraction italienne de la Gauche communiste, à une paralysie totale lors de l'éclatement du conflit impérialiste :
« A l'époque du capitalisme ascendant, les guerres (...) exprimèrent la marche ascendante de fermentation, d'élargissement et de l'expansion du système économique capitaliste. (...) Chaque guerre se justifiait et payait ses frais en ouvrant un nouveau champ d'une plus grande expansion, assurant le développement d'une plus grande production capitaliste. (...) La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l'époque ou ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de ce croulement, qui, sans ouvrir aucune possibilité de dévelopement ultérieur pour la production, ne fait qu'engouffrer dans l'abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines. » (Rapport sur la situation internationale à la Conférence de juillet 1945 de la GCF; republié par la Revue Internationale n° 59.)
Cette distinction entre les guerres du siècle dernier et celles de ce siècle, PC la fait également, comme on l'a vu. Cependant, il n'en tire pas les conséquences et, après avoir fait un pas dans la bonne direction, il en fait deux en sens inverse en cherchant une rationalité économique aux guerres impérialistes qui dominent le 20e siècle.
Cette rationalité, « la démonstration des raisons économiques fondamentales qui poussent tous les Etats à la guerre » (PC n° 92, p. 54), PC essaye de la trouver dans des citations de Marx : « une destruction périodique de capital est devenue une condition nécessaire à l'existence d'un quelconque taux d'intérêt courant (...) Considéré de ce point de vue, ces horribles calamités que nous sommes habitués à attendre avec tant d'inquiétude et d'appréhension (...) ne sont probablement que le correctif naturel et nécessaire d'une opulence excessive et exagérée, la 'vis medicatrix' grâce à laquelle notre système social tel qu'il est actuellement configuré, a la possibilité de se libérer de temps à autre d'une pléthore toujours renaissante qui en menace l'existence, et de revenir à un état sain et solide » (Grundrisse). En réalité, la destruction de capital que Marx évoque ici est celle provoquée par les crises cycliques de son époque (et non par la guerre) à un moment, justement, où ces crises constituent les battements de coeur du système capitaliste (même si elles posent déjà en perspective les limitations historiques de ce système). En de nombreux endroits de son oeuvre, Marx démontre que la façon dont le capitalisme surmonte ses crises réside non seulement dans une destruction (ou plutôt une dévalorisation) du capital momentanément excédentaire mais aussi, et surtout, dans la conquête de nouveaux marchés, particulièrement à l'extérieur de la sphére des rapports de production capitalistes [6] [75]. Et puisque le marché mondial n'est pas extensible indéfiniment, puisque les secteurs extra-capitalistes ne peuvent que se rétrécir jusqu'à disparaître complètement à mesure que le capital soumet la planète à ses lois, le capitalisme est condamné à des convulsions de plus en plus catastrophiques.
C'est une idée qui sera développée de façon beaucoup plus systématique par Rosa Luxemburg dans L'accumulation du capital mais qu'elle n'a nullement inventée, comme le prétendent certains ignorants. Une telle idée apparaît d'ailleurs en filligrane dans certains passages du texte de PC mais, lorsque que celui-ci fait référence à Rosa Luxemburg, ce n'est pas pour s'appuyer sur ses remarquables développements théoriques qui expliquent avec la plus grande clarté les mécanismes des crises du capitalisme et particulièrement pourquoi les lois de ce système le condamnent historiquement, c'est pour reprendre à son compte la seule idée vraiment contestable qu'on puisse trouver dans L'accumulation du capital, la thèse suivant laquelle le militarisme pourrait constituer un « champ d'accumulation » soulageant partiellement le capitalisme de ses contradictions économiques (voir PC n° 91 pages 31 à 33). C'est malheureusement dans une telle idée que s'était justement fourvoyé Vercesi, à la fin des années 1930, ce qui l’a conduit à penser que le formidable développement de la production d'armements à partir de 1933, en permettant une relance de la production capitaliste, éloignait d'autant la perspective d'une guerre mondiale. En revanche, lorsque PC veut donner une explication systématique du mécanisme de la crise, afin de mettre en évidence le lien existant entre celle-ci et la guerre impérialiste, il adopte une vision unilatérale basée de façon prépondérante sur la thése de la baisse tendancielle du taux de profit:
« Depuis que le mode de production bourgeois est devenu dominant, la guerre est liée de façon déterministe à la loi établie par Marx de la baisse du taux de profit moyen, qui est la clé de la tendance du capitalisme à la catastrophe finale » (PC n° 90, p. 23). Suit un résumé, que PC emprunte à Bordiga (Dialogue avec Staline), de la thèse de Marx suivant laquelle l'élévation constante, dans la valeur des marchandises (du fait des progrès constants des techniques productives), de ce qui revient aux machines et aux matières premières par rapport à ce qui revient au travail des salariés, conduit à une tendance historique à la baisse du taux de profit, dans la mesure où seul le travail de l'ouvrier est en mesure de produire un profit (de produire plus de valeur qu'il ne coùte).
Il faut signaler que, dans son analyse, PC (et Bordiga qu'il cite abondamment) n'ignore pas la question des marchés et le fait que la guerre impérialiste est la conséquence de la concurrence entre Etats capitalistes :
« La progression géométrique de la production impose à chaque capitalisme national d'exporter, de conquérir sur les marchés extérieurs des débouchés adéquats pour leur production. Et comme chaque pôle national d'accumulation est soumis à la même règle, la guerre entre Etats capitalistes est inévitable. De la guerre économique et commerciale, des conflits financiers, des disputes pour les matières premières, des affrontements politiques et diplomatiques qui en découlent, on en arrive finalement à la guerre ouverte. Le conflit latent entre Etats éclate d'abord sous la forme de conflits militaires limités à certaines zones géographiques, de guerres localisées où les grandes puissances ne s'affrontent pas directement, mais par personnes interposées ; mais il débouche finalement sur une guerre généralisée, caractérisée par le choc direct des grands monstres étatiques de l'impérialisme, lancés les uns contre les autres par la violence de leurs contradictions internes. Et tous les Etats mineurs sont entraînés dans le conflit, dont le théatre s'étend nécessairement à toute la planète. Accumulation-Crises-Guerres locales-Guerre mondiale. » (PC n° 90, p. 24)
On ne peut que souscrire à cette analyse, qui recoupe en fait ce que les marxistes ont mis en avant depuis la première guerre mondiale. Cependant, là où le bât blesse, c'est que la recherche des marchés extérieurs ne soit vue par PC que comme conséquence de la baisse tendancielle du taux de profit, alors que, au-delà même de cet aspect des choses, le capitalisme comme un tout a un besoin permanent de marchés en dehors de sa propre sphére de domination, comme l'a magistralement démontré Rosa Luxemburg, pour pouvoir réaliser la part de plus-value destinée à être réinvestie dans un cycle ultérieur par le capital en vue de son accumulation. A partir de cette vision unilatérale, PC attribue à la guerre impérialiste mondiale une fonction économique précise, lui conférant une véritable rationalité dans le fonctionnement du capitalisme :
« La crise tire son origine de l'impossibilité de poursuivre l'accumulation, impossibilité qui se manifeste quand l'accroissement de la masse de production ne réussit plus à compenser la chute du taux de profit. La masse du surtravail total n'est plus à même d'assurer du profit au capital avancé, de reproduire les conditions de rentabilité des investissements. En détruisant du capital constant (travail mort) à grande échelle, la guerre joue alors un rôle économique fondamental: grâce aux épouvantables destructions de l'appareil productif, elle permet en effet une future expansion gigantesque de la production pour remplacer ce qui a été détruit, donc une expansion parallèle du profit, de la plus-value totale, c'est-à-dire du surtravail dont est friand le capital. Les conditions de reprise du processus d'accumulation sont rétablies. Le cycle économique repart. (...) Le système capitaliste mondial, entre vieux dans la guerre, mais y trouve un bain de jouvence dans le bain de sang qui lui donne une nouvelle jeunesse et il en ressort avec la vitalité d'un robuste nouveau-né. »(PC n' 90, p. 24)
La thèse de PC n'est pas nouvelle. Elle a été mise en avant et systématisée par Grossmann dans les années 1920 et reprise après lui par Mattick, un des théoriciens du mouvement conseilliste. Elle peut se résumer de façon trés simple dans les termes suivants : en détruisant du capital constant, la guerre fait baisser la composition organique du capital et permet, de ce fait, un redressement du taux de profit. Le hic, c'est qu'il n'a jamais été prouvé que lors des reprises qui ont suivi les guerres mondiales, la composition organique du capital ait été inférieure à ce qu'elle était à leur veille. C'est bien du contraire qu'il s'agit. Si l'on prend le cas de la seconde guerre mondiale, par exemple, il est clair que, dans les pays affectés par les destructions de la guerre, la productivité moyenne du travail et donc le rapport entre le capital constant et le capital variable a très rapidement rejoint, dès le début des années 1950, ce qu'ils étaient en 1939. En fait, le potentiel productif qui est reconstitué est considérablement plus moderne que celui qui avait été détruit. C'est d'ailleurs ce que PC constate lui-même pour en faire justement une des causes du boom d'après guerre (!) : «L'économie de guerre transmet en outre au capitalisme tant les progrès technologiques et scientifiques réalisés par les industries militaires que les implantations industrielles créées pour la production d'armements. Celles-ci ne furent en effet pas toutes détruites par les bombardements, ni - dans le cas allemand - par le démantèlement réalisé par les alliés. (...) La destruction à grande échelle d'équipements, d'intallations, de bâtiments, de moyens de transport, etc., et la réallocation des moyens de production à haute composition technologique venus de l'industrie de guerre... tout cela crée le miracle. » (PC n° 92, p. 38).
Quant aux Etats-Unis, en l'absence de destructions sur leur propre sol, la composition organique de leur capital était bien supérieure en 1945 à ce qu'elle était 6 ans auparavant. Pourtant, la période de « prospérité » qui accompagne la reconstruction se prolonge bien au-delà (en fait jusqu'au milieu des années 1960) du moment où le potentiel productif d'avant-guerre a été reconstitué, faisant retrouver à la composition organique sa valeur précédente. [7] [76]
Ayant déjà consacré de nombreux textes à la critique des conceptions de Grossmaan-Mattick auxquelles PC, à la suite de Bordiga, se rattache, nous ne la reprendrons pas ici. En revanche, il est important de signaler les aberrations théoriques (et aberrations tout court) auxquelles les conceptions de Bordiga, reprises par le PCI, conduisent.
La préoccupation centrale du PCI est tout à fait correcte : démontrer le caractère inéluctable de la guerre. En particulier, il veut rejeter fermement la vision du « super impérialisme » développée notamment par Kautsky lors de la première guerre mondiale et destinée à « démontrer » que les grandes puissances pourraient se mettre d'accord entre elles afin d'établir une domination en commun et pacifique sur le monde. Une telle conception était évidemment un des fers de lance des mensonges pacifistes, voulant faire croire aux ouvriers qu'on pourrait mettre fin aux guerres sans avoir besoin de détruire le capitalisme. Pour répondre à une telle vision, PC donne l'argument suivant :
« Un super-impérialisme est impossible ; si par extraordinaire l'impérialisme réussissait à supprimer les conflits entre Etats, ses contradictions internes le contraindraient à se diviser de nouveau en pôles nationaux d'accumulation concurrents et donc en blocs étatiques en confit. La nécessité de détruire d'énormes masses de travail mort ne peut en effet être satisfaite par les seules catastrophes naturelles. » (PC n'90, p. 26)
En somme, la fonction fondamentale des blocs impérialistes, ou de la tendance vers leur constitution, est de créer les conditions permettant des destructions à grande échelle. Avec une telle vision, on ne voit pas pourquoi les Etats capitalistes ne pourraient pas justement s'entendre entre eux afin de provoquer, lorsque nécessaire, de telles destructions permettant une relance du taux de profit et de la production. Ils disposent de suffisamment de moyens pour opérer de telles destructions tout en gardant un contrôle sur elles afin qu'elles préservent aux mieux leurs intérêts respectifs. Ce que PC se refuse à prendre en considération, c'est que la division en blocs impérialistes est le résultat logique de la concurrence à mort que se livrent les différents secteurs nationaux du capitalisme, une concurrence qui fait partie de l'essence même de ce système et qui s'exacerbe lorsque la crise le frappe avec toute sa violence. En ce sens, la constitution de blocs impérialistes ne résulte nullement d'une sorte de tendance, encore inachevée, vers l'unification des Etats capitalistes mais, bien au contraire, de la nécessité où ils se trouvent de former des alliances militaires dans la mesure où aucun d'entre eux ne pourrait faire la guerre à tous les autres. Le plus important dans l'existence des blocs n'est pas la convergence d'intérêts pouvant exister entre les Etats alliés (convergence qui peut être remise en cause comme le démontrent tous les retournements d'alliance qu'on a vus au cours du 20e siécle), mais bien l'antagonisme fondamental entre les blocs, expression au plus haut niveau des rivalités insurmontables existant entre tous les secteurs nationaux du capital. C'est pour cela que l'idée d'un « super-impérialisme » est un non sens dans les termes.
Par l'utilisation d'arguments faibles ou contestables, le rejet par le PCI de l'idée du « super-impérialisme » perd considérablement de sa force, ce qui n'est pas le meilleur moyen de combattre les mensonges de la bourgeoisie. C'est particulièrement évident lorsque, à la suite du passage cité plus haut, il enchaîne ainsi : «Ce sont des volontés humaines, des masses humaines qui doivent faire les choses, des masses humaines dressées les unes contre les autres, des énergies et des intelligences tendues pour détruire ce que défendent d'autres énergies et d'autres intelligences ». Ici, on constate toute la faiblesse de la thèse du PCI : franchement, avec les moyens dont disposent aujourd'hui les Etats capitalistes, et particulièrement l'arme nucléaire, en quoi les « volontés humaines » et surtout « les masses humaines » sont-elles indispensables pour provoquer un degré suffisant de destruction, si telle est la fonction économique de la guerre impérialiste aux dires du PCI.
En fin de compte, le courant « bordiguiste » ne pouvait que payer par de graves dérives théoriques et politiques la faiblesse des analyses sur lesquelles il fonde sa position sur la guerre et les blocs impérialistes. C'est ainsi que, ayant expulsé par la porte la notion d'un super-impérialisme, il le laisse revenir par la fenêtre avec sa notion d'un « condominium russo-américain » sur le monde :
« La seconde guerre mondiale a donné naissance à un équilibre correctement décrit par la formule du "condominium russo-américain" (..) si la paix a régné jusqu'ici dans les métropoles impérialistes, c'est précisément en raison de cette domination des USA et de l'URSS... » (PC n° 91, p. 47)
« En réalité, la "guerre froide" des années cinquante exprimait l'insolente sûreté des deux vainqueurs du conflit et la stabilité des équilibres mondiaux sanctionnés à Yalta ; elle répondait dans ce cadre à des exigences de mobilisation idéologique et de maîtrise des tensions sociales existant à l'intérieur des blocs. La nouvelle "guerre froide" qui prend la place de la détente dans la deuxième moitié des années 70 répond à une exigence de maîtrise d'antagonismes non plus (ou pas encore) entre les classes, mais entre Etats qui ont de plus en plus de mal à supporter les vieux systèmes d'alliance. La réponse russe et américaine aux pressions grandissantes consiste à chercher à orienter en direction du camp opposé l'aggressivité impérialiste de leurs alliés. » (PC n° 92, p. 47)
En somme, la première « guerre froide» n'avait d'autre motivation qu'idéologique afin de « maîtriser les antagonismes entre les classes ». C'est vraiment le monde à l'envers: si au lendemain de la première guerre mondiale, nous avions assisté à un réel recul des antagonismes impérialistes et à un recul parallèle de l'économie de guerre, c'est que la bourgeoisie avait comme principale préoccupation de faire face à la vague révolutionnaire commencée en 1917 en Russie, d'établir un front commun contre la menace de l'ennemi commun et mortel de tous les secteurs de la bourgeoisie : le prolétariat mondial. Et si la seconde guerre mondiale a immédiatement débouché sur le développement des antagonismes impérialistes entre ses deux principaux vainqueurs, avec le maintien d'un degré très élevé de l'économie de guerre, c'est justement que la menace que pouvait encore représenter un prolétariat, déjà profondément affecté par la contre-révolution, avait été complétement éradiquée au cours même de la guerre et à son lendemain par une bourgeoisie instruite par sa propre expérience historique (cf. notamment « Les luttes ouvrières en Italie 1943 » dans la Revue Internationale n° 75). En fait, avec la vision de PC, la guerre de Corée, la guerre d'Indochine et plus tard celle du Vietnam, sans compter toutes celles du Moyen-Orient opposant un Etat d’Israël soutenu fermement par les Etats-Unis et des pays Arabes recevant une aide massive de l'URSS (et nous ne parlons pas de dizaines d'autres jusqu'à la guerre en Afghanistan qui s'est prolongée jusqu'à la fin des années 1980) n'avaient rien à voir avec un antagonisme fondamental entre les deux grand monstres impérialistes mais à une sorte de « bluff» correspondant, soit à de simples campagnes idéologiques contre le prolétariat, soit à la nécessité, pour chacun des super-grands, de maintenir l'ordre dans son pré-carré.
D'ailleurs, cette dernière idée est contredite par PC lui-même qui attribue à la « détente » entre les deux blocs, entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1970, la même fonction que la guerre froide : «En réalité, la détente ne fut que la réponse des deux superpuissances aux lignes de fracture qui apparaissent toujours plus nettement dans leurs sphères d'influence respectives. Ce qu'elle signifiait, c'était une pression accrue de Moscou et de Washington sur leurs alliés pour contenir leurs poussées centrifuges. » (PC n°92, p. 43)
Il est vrai que les communistes ne doivent jamais prendre pour argent comptant ce que disent la bourgeoisie, ses journalistes et ses historiens. Mais prétendre que derrière la plupart des guerres (plus d'une centaine) qui ont ravagé le monde, depuis 1945 jusqu'à la fin des années 1980, il n'y avait pas la main des grandes puissances, c'est tourner le dos à une réalité observable pour quiconque n'avait pas de crotte dans les yeux, c'est aussi remettre en cause ce que PC affirme lui-même avec beaucoup de justesse : « Le conflit latent entre Etats éclate d'abord sous la forme de conflits militaires limités à certaines zones géographiques, de guerres localisées oú les grandes puissances ne s'affrontent pas directement, mais par personnes interposées » (voir plus haut).
En fait, le PCI peut toujours expliquer par la « dialectique » la contradiction entre ce qu'il raconte et la réalité, ou bien entre ses différents arguments : il nous fait surtout la preuve que la rigueur n'est pas son fort et qu'il lui arrive de raconter n'importe quoi, ce qui n'est pas fait pour combattre efficacement les mensonges bourgeois et renforcer la conscience du prolétariat.
C'est bien de cela dont il est question, et jusqu'à la caricature, lorsque, pour combattre les mensonges du pacifisme, il s'appuie sur un article de Bordiga de 1950 qui fait de l'évolution de la production d'acier l'indice majeur, sinon un des facteurs de l'évolution du capitalisme lui-même: « La guerre à l'époque capitaliste, c'est-à-dire le plus féroce type de guerre, c'est la crise produite inévitablement par la nécessité de consommer l'acier produit, et de lutter pour le droit de monopole de la production supplémentaire d'acier » (« Sa majesté l'acier », Battaglia Comunista n° 18/1950)
Toujours préoccupé par sa volonté d'attribuer une « rationalité » à la guerre, PC en est conduit à laisser entendre que la guerre impérialiste n'est pas seulement une bonne chose pour le capitalisme mais aussi pour l'ensemble de l'humanité, et donc pour le prolétariat, lorsqu'il affirme que : « ... la prolongation de la paix bourgeoise au-delà des limites définies par un cycle économique qui réclame la guerre, même si elle était possible, ne pourrait déboucher que sur des situations pires encore que celle de la guerre ». Suit alors une citation de l'article de Bordiga qui vaut son pesant de cacahuètes (ou d'acier, si l'on veut !) :
« Arrêtons-nous à supposer... qu'au lieu des deux guerres [mondiales]... nous ayons eu la paix bourgeoise, la paix industrielle. En à peu près trente cinq années, la production avait augmenté de 20 fois ; elle serait devenue encore 20 fois plus grande que les 70 millions de 1915, arrivant aujourd'hui [1950-NDLR] à 1400 millions. Mais tout cet acier ne se mange pas, ne se consomme pas, ne se détruit pas sinon en massacrant les peuples. Les deux milliards d'hommes pèsent à peu prés 140 millions de tonnes ; ils produiraient en une seule année dix fois leur propre poids d'acier. Les dieux punirent Midas en le transformant en une masse d'or; le capital transformerait les hommes en une masse d'acier, la terre, l'eau et l'air dans lesquels ils vivent en une prison de métal. La paix bourgeoise a donc des perspectives plus bestiales que la guerre. »
Il s'agit là, bel et bien, d'un délire de Bordiga comme en était affecté malheureusement trop souvent ce révolutionnaire. Mais au lieu de prendre ses distances avec ces divagations, le PCI, au contraire surenchérit :
« Surtout si l'on considére que la terre, transformée en cercueil d'acier, ne serait qu'un lieu de putréfaction où marchandises et hommes en excès se décomposeraient pacifiquement. Voilà, Messieurs les pacifistes, quel pourrait être le fruit du "retour à la raison" des gouvernements, leur conversion à une "culture de paix" ! Mais c'est précisément pourquoi c'est non la Folie, mais la Raison - bien sûr la Raison de la société bourgeoise, qui pousse tous les gouvernements vers la guerre, vers la salutaire et hygiénique guerre. » (PC n° 92, p. 54)
Bordiga, en écrivant les lignes dont se revendique le PCI, tournait le dos à une des bases même de l'analyse marxiste: le capitalisme produit des marchandises, et qui dit marchandise dit possibilité de satisfaire un besoin, aussi perverti soit-il, comme le «besoin» d'instruments de mort et de destruction de la part des Etats capitalistes. S'il produit de l'acier en grandes quantités, c'est effectivement, en bonne partie, pour satisfaire la demande des Etats en armements lourds destinés à faire la guerre. Cependant, cette production ne peut aller bien au-delà de la demande de ces Etats : si les industriels de la sidérurgie n'arrivent plus à vendre leur acier aux militaires, parce que ces derniers en ont déjà consommé en quantité suffisante, ils ne vont pas poursuivre bien longtemps, sous peine de faillite de leur entreprise, une production qui n'arrive plus à se placer: ils ne sont pas fous. Par contre, Bordiga l'est quelque peu lorsqu'il imagine que la production d'acier pourrait se poursuivre indéfiniment sans autre limite que celle imposée par les destructions de la guerre impérialiste.
Il est heureux pour le PCI que le ridicule ne tue pas (et pour sa part, Bordiga n'est pas mort de cela non plus) : c'est avec un grand éclat de rire que les ouvriers risquent d'accueillir ses élucubrations et celles de son inspirateur. En revanche, c'est extrêmement regrettable pour la cause que le PCI s'efforce de défendre : en utilisant des arguments stupides et ridicules contre le pacifisme, il est conduit, involontairement, à faire le jeu de cet ennemi du prolétariat.
A quelque chose malheur est bon, toutefois : par ses arguments délirants pour justifier la « rationalité » de la guerre, le PCI démolit une telle idée. Et ce n'est pas une mauvaise chose lorsque cette idée le conduit à mettre en avant une perspective qui risque de démobiliser le prolétariat en lui faisant sous-estimer les dangers que le capitalisme fait peser sur 1’humanité. C'est une telle idée qui se trouve en particulier résumée dans cette affirmation :
« Il en découle aussi [de la guerre comme manifestation d'une rationalité économique] que la lutte inter-impérialiste et l'affrontement entre puissances rivales ne pourra jamais conduire à la destruction de la planéte, parce qu'il s'agit justement, non d'avidités excessives mais de la nécessité d'échapper à la surproduction. Quand l'excédent est détruit, la machine de guerre s'arrête, quel que soit le potentiel destructif des armes mises en jeu, car disparaissent du même coup les causes de la guerre. » (PC n° 92, p. SS)
Dans la seconde partie de cet article, nous reviendrons sur cette question de la sous-estimation dramatique de la menace de la guerre impérialiste à laquelle conduit l'analyse du PCI, et plus concrétement sur le facteur de démobilisation que représentent pour la classe ouvrière les mots d'ordre de cette organisation.
FM.
[1] [77] Il est nécessaire de faire cette précision car il existe á l’heure actuelle trois organisations qui se nomment « Parti Communiste International » : deux d'entre elles proviennent de l'ancienne organisation du même nom qui a éclaté en 1982 et qui publiait en italien Il Programma Comunista ; aujourd'hui, ces deux scissions publient respectivement ce même titre et Il Comunista. Le troisième PCI, qui s'est formé à la suite d'une scission plus ancienne, publie pour sa part, Il Partito Comunista.
[2] [78] Voir en particulier les articles publiés dans la Revue Internationale n° 52 et 53 « Guerre et militarisme dans la décadence ».
[3] [79] Sur cette question, voir plus particulièrement (parmi de nombeux textes consacrés à la défense de la notion de décadence du capitalisme) notre étude : « Comprendre la décadence du capitalisme » dans la Revue internationale n° 48, 49, 50, 52, 54, 55, 56 et 58. La question du lien entre l'analyse de la décadence et les positions politiques est traitée dans le n° 49.
[4] [80] Voir « Comprendre la décadence du capitalisme ». La critiques des conceptions de Bordiga est abordée en particulier dans les n° 48, 54 et 55 de la Revue Internationale.
[5] [81] Voir notamment « La guerre dans le capitalisme » (n° 41) ainsi que «Guerre et militarisme dans la décadence » (n° 52 et 53)
[6] [82] Voir à ce sujet la brochure sur La décadence du capitalisme ainsi que de nombreux articles dans cette même Revue internationale, notamment dans le n°13 : « Marxisme et théorie des crises» et dans le n° 76 : « Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle».
[7] [83] Sur l'étude des mécanismes économiques de la reconstruction, voir en particulier les parties V et VI de l'étude « Comprendre la décadence du capitalisme » (Revue internationale n° 55 et 56).
Selon la conception populaire erronée que tous les porte-parole de la bourgeoisie, de la presse aux professeurs d'université, reprennent et propagent systématiquement, le communisme serait une société où tout est dirigé par l'Etat. Toute l'identification entre le communisme et les régimes staliniens de l'Est est fondée sur cette présomption.
Et cependant, c'est une totale falsification, un renversement de la réalité. Pour Marx, pour Engels, pour tous les révolutionnaires qui ont suivi leur trace, le communisme signifie une société sans Etat, une société où les être humains dirigent leurs affaires sans qu'une puissance coercitive ne les domine, sans gouvernement, sans armée, sans prisons et sans frontières nationales.
Evidemment, la bourgeoisie du monde entier a une réponse à cette version-là du communisme : « oui, oui, mais ce n'est qu'une utopie, ça ne pourra jamais exister ; la société moderne est bien trop vaste, bien trop complexe ; les êtres humains sont trop peu dignes de confiance, trop violents, trop avides de pouvoir et de privilèges. » Les plus sophistiqués des professeurs (comme J.Talmon, par exemple, auteur du livre Les Origines de la Démocratie Totalitaire) nous expliquent même que la simple tentative de créer une société sans Etat ne peut que mener à la sorte d’Etat-Léviathan monstrueux qui a surgi, sous Staline, en Russie.
Mais voyons : si la vision d'un communisme sans Etat n'est rien de plus qu'une utopie, un vain rêve, pourquoi les maîtres de l'Etat actuel passent-ils tant de temps et d'énergie à répéter le mensonge selon lequel le communisme = le contrôle de l'Etat sur la société ? N'est-ce pas parce que la version authentique du communisme constitue véritablement un défi subversif contre l'ordre existant, et parce qu'elle correspond aux nécessités d'un mouvement réel qui est inévitablement contraint de s'affronter à l'Etat et à la société que celui-ci protège ?
Si le marxisme constitue le point de vue théorique et la méthode de ce mouvement, celui du prolétariat international, il est alors facile de voir pourquoi l'idéologie bourgeoise sous toutes ses formes, même celles qui s'accolent l'étiquette de «marxiste», a toujours cherché à enterrer la théorie marxiste de l'Etat sous l'immense dépotoir de poubelles intellectuelles. Quand il a écrit L'Etat et la Révolution en 1917, Lénine parlait d'«exhumer» la véritable position marxiste des décombres du réformisme. Aujourd'hui, dans le sillage de toutes les campagnes bourgeoises identifiant le capitalisme d'Etat stalinien au communisme, il faut continuer à exhumer. D'où cet article qui est centré sur l'événement considérable, la Commune de Paris,j première révolution prolétarienne de l'histoire, qui a légué à la classe ouvrière les leçons les plus précieuses précisément sur cette question.
La Première Internationale : de nouveau, la lutte politique
En 1864, Marx sortait de plus d'une décennie d'immersion dans un profond travail théorique d'investigation pour revenir au monde de la politique pratique. Dans la décennie qui suivit, il allait orienter l'essentiel de ses énergies sur deux questions politiques par excellence : la formation d'un parti international des travailleurs, et la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Après le long reflux de la lutte de classe qui avait eu lieu, à la suite de la défaite des grands soulèvements sociaux de 1848, le prolétariat d'Europe commençait à montrer des signes de réveil de sa conscience et de sa combativité. Le développement de mouvements de grève sur des revendications à la fois économiques et politiques, la formation des syndicats et des coopératives ouvrières, la mobilisation des ouvriers sur des questions de politique « étrangère » telles que le soutien à l'indépendance de la Pologne ou aux forces anti-esclavagistes dans la guerre civile américaine, tout cela a convaincu Marx que la période de défaite touchait à sa fin. C'est pourquoi il apporta son soutien actif à l'initiative des syndicalistes anglais et français de former l'Association Internationale des Travailleurs ([1] [87]) en septembre 1864. Comme le dit Marx dans le Rapport du Conseil Général de l'Internationale au Congrès de Bruxelles en 1868 : cette Association « n'est fille ni d'une secte, ni d'une théorie. Elle est le produit spontané du mouvement prolétaire, engendré lui-même par les tendances naturelles et irrépressibles de la société moderne ». ([2] [88]) Ainsi, le fait que les raisons de beaucoup d'éléments qui formèrent l'Internationale, n'aient pas eu grand chose à voir avec les vues de Marx (par exemple, la principale préoccupation des syndicalistes anglais était d'utiliser l'Internationale pour empêcher l'importation de briseurs de grève étrangers), n'a pas empêché ce dernier d'y jouer un rôle prépondérant ; il a siégé au Conseil Général la plus grande partie de l'existence de celui-ci et a rédigé beaucoup de ses documents les plus importants. Comme l'Internationale était le produit d'un mouvement du prolétariat à une certaine étape de son développement historique, une étape où il était encore en train de se former en tant que force au sein de la société bourgeoise, il était à la fois possible et nécessaire pour la fraction marxiste de travailler dans l'Internationale à côté d'autres tendances de la classe ouvrière, de participer à leurs activités immédiates dans le combat quotidien des ouvriers, tout en essayant en même temps de libérer l'organisation des préjugés bourgeois et petit-bourgeois, et de l'imprégner autant que possible de la clarté théorique et politique requises pour agir comme avant-garde révolutionnaire d'une classe révolutionnaire.
Ce n'est pas le lieu ici de faire une histoire de toutes les luttes doctrinaires et pratiques qu'a menées la fraction marxiste dans l'Internationale. Il suffit de dire qu'elles étaient basées sur des principes qui avaient déjà été établis dans Le Manifeste Communiste et renforcés par l'expérience des révolutions de 1848, en particulier :
- « L'émancipation des travailleurs doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes » ([3] [89]), d'où la nécessité d'une organisation « établie par les ouvriers eux-mêmes et pour eux-mêmes » ([4] [90]), et la rupture avec l'influence des libéraux et des réformistes bourgeois ; bref, travailler à une politique et une action de classe indépendantes pour le prolétariat, même dans une période où les alliances avec des fractions progressistes bourgeoises étaient encore à l'ordre du jour. Au sein de l'Internationale elle-même, la défense de ce principe devait mener à la rupture avec Mazzini et ses disciples nationalistes bourgeois.
- En conséquence, « la classe en ouvrière ne peut agir en tant que classe qu'en se constituant en parti politique, distinct et opposé à tous les partis formés par les classes propriétaires » et que « cette constitution de la classe ouvrière en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et son but ultime - l'abolition des classes » ([5] [91]). Cette défense d'un parti de classe, une organisation internationale et centralisée des prolétaires les plus avancés ([6] [92]), a été menée contre tous les éléments anarchistes, « anti-autoritaires », fédéralistes, en particulier les disciples de Proudhon et de Bakounine qui pensaient que toute forme de centralisation était par essence despotique et que, de toute façon, I l'Internationale n'avait rien à voir avec la politique, que ce soit dans les phases défensive ou révolutionnaire du mouvement prolétarien. L'Adresse Inaugurale de l'Internationale en 1864 insistait déjà sur le fait que « la conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. » ([7] [93]) La résolution de 1871 a donc constitué une répétition de ce principe fondamental contre tous ceux qui croyaient que les révolutions sociales pourraient réussir, sans que les ouvriers ne prennent la peine de former un parti politique et de se battre en tant que classe pour le pouvoir politique.
Dans la période qui va de 1864 à 1871, le débat sur l'engagement dans la « politique » était en grande partie lié à la question de savoir si la classe ouvrière devait participer à la sphère de la politique bourgeoise (l'appel au suffrage universel, la participation du parti des ouvriers au parlement, la lutte pour les droits démocratiques, etc.), comme moyen d'obtenir des réformes et de renforcer ses positions au sein de la société capitaliste. Les Bakouninistes et les Blanquistes ([8] [94]), champions de la toute-puissance de la volonté révolutionnaire, refusaient d'analyser les conditions matérielles objectives dans lesquelles agissait le mouvement ouvrier, et rejetaient de telles tactiques comme des diversions vis-à-vis de la révolution sociale. La fraction matérialiste de Marx, d'un autre côté, analysait que le capitalisme en tant que système global n'avait pas encore achevé sa mission historique, n'avait pas encore créé toutes les conditions de la transformation révolutionnaire de la société, et qu'en conséquence, il était encore nécessaire que la classe ouvrière lutte pour des réformes aux niveaux à la fois économique et politique. Ce faisant, non seulement elle améliorerait sa situation matérielle immédiate, mais elle se préparerait et s'organiserait pour l'épreuve y de force révolutionnaire qui se produirait inévitablement dans la trajectoire historique du capitalisme vers la crise et l'effondrement.
Ce débat devait se poursuivre dans le mouvement ouvrier dans les décennies suivantes, bien que dans des contextes différents et avec des protagonistes très différents. Mais en 1871, les événements considérables en Europe continentale devaient ajouter une toute autre dimension au débat sur l'action politique de la classe ouvrière. Car c'était l'année de la première révolution prolétarienne de l'histoire, la conquête réelle du pouvoir politique par la classe ouvrière l'année de la Commune de Paris.
La Commune et la conception matérialiste de l'histoire
« Tout pas du mouvement réel vaut mieux qu'une dizaine de programmes » ([9] [95]).
Le drame et la tragédie de la Commune de Paris sont brillamment analysés par Marx dans La guerre civile en France, publié durant l'été 1871 en tant qu'Adresse officielle de l'Internationale. Dans cette diatribe passionnée, Marx montre comment une guerre entre des nations, la France et la Prusse, s'est transformée en une guerre entre les classes : à la suite du désastreux effondrement militaire de la France, le gouvernement de Thiers, établi à Versailles, avait conclu une paix impopulaire et cherché à en imposer les termes à Paris ; cela ne pouvait être fait qu'en désarmant les ouvriers regroupés dans la Garde Nationale. Le 18 mars 1871, des troupes envoyées par Versailles cherchèrent à saisir les canons qui se trouvaient sous le contrôle de la Garde nationale ; ce devait être le prélude d’une répression massive contre la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. Les ouvriers de Paris répondirent en descendant dans la rue et en fraternisant avec les troupes de Versailles. Les jours qui suivirent, ils proclamèrent la Commune.
Le nom de la Commune de 1871 était l'écho de la Commune révolutionnaire de 1793, organe des sans-culotte durant les phases les plus radicales de la révolution bourgeoise. Mais la seconde Commune avait une signification très différente ; elle n'était pas tournée vers le passé, mais vers le futur, celui de la révolution communiste de la classe ouvrière.
Bien que Marx, durant le siège de Paris, ait mis en garde contre un soulèvement dans des conditions de guerre qui serait une « folie désespérée » ([10] [96]), lorsque eut lieu le soulèvement, Marx et l'Internationale s'engagèrent et exprimèrent la solidarité la plus inébranlable avec les Communards - parmi lesquels les membres de l'Internationale jouèrent un rôle d'avant-garde, même si quasiment aucun n'était d'obédience «marxiste». Il ne pouvait y avoir d'autre réaction face aux viles calomnies que la bourgeoisie mondiale lança contre la Commune, et à l'horrible revanche que la classe dominante prit sur le prolétariat parisien pour avoir osé défier sa « civilisation » : après le massacre de milliers de combattants sur les barricades, d'autres milliers, hommes, femmes, et enfants, furent exécutés massivement, incarcérés dans les conditions les plus abjectes, déportés comme forçats dans les colonies. Jamais depuis les jours de la Rome antique n'avait été orchestrée une telle orgie sanglante par la classe dominante.
Mais au-delà de la question élémentaire de la solidarité prolétarienne, il y a une autre raison pour laquelle Marx a été amené à reconnaître la signification fondamentale de la Commune. Même si elle était historiquement « prématurée », dans le sens où les conditions matérielles d'une révolution prolétarienne mondiale n'étaient pas encore mûres, la Commune constituait néanmoins un événement d'une portée historique mondiale, une étape cruciale sur le chemin de cette révolution ; elle constituait un trésor de leçons pour le futur, pour la clarification du programme communiste. Avant la Commune, la fraction la plus avancée de la classe, les communistes, avait compris que la classe ouvrière devait prendre le pouvoir politique comme premier pas vers la construction d'une communauté humaine sans classe. Mais la façon précise dont le prolétariat établirait sa dictature, n'avait pas encore été clarifiée car une telle avancée théorique ne pouvait que se baser sur l'expérience vivante de la classe. La Commune de Paris a constitué une telle expérience, peut-être la preuve la plus vivace que le programme communiste n'est pas un dogme fixe et statique, mais qu'il évolue et se développe en lien l étroit avec la pratique de la classe ouvrière ; pas une utopie, mais une grande expérience scientifique dont le laboratoire est le mouvement réel de la société. Il est bien connu qu'Engels fit un point spécifique, dans son introduction ultérieure au Manifeste communiste de 1848, établissant que l'expérience de la Commune avait rendu obsolètes les formulations du texte qui exprimaient l'idée de s'emparer de l'appareil d'Etat existant. Les conclusions que Marx et Engels ont tirées de la Commune, sont, en d'autres termes, une démonstration et une justification de la méthode matérialiste historique. Comme le dit Lénine dans L'Etat et la révolution :
« Il n'y a pas un grain d'utopisme chez Marx ; il n'invente pas, il n'imagine pas de toutes pièces une société "nouvelle". Non, il étudie comme un processus d'histoire naturelle, la naissance de la nouvelle société à partir de l'ancienne, les formes de transition de celle-ci à celle-là. Il prend l'expérience concrète du mouvement prolétarien de masse et s'efforce d'en tirer les leçons pratiques. Il 'se met à l'école' de la Commune, de même que tous les grands penseurs révolutionnaires n'hésitèrent pas à se mettre à l'école des grands mouvements de la classe opprimée... » ([11] [97])
Notre but n'est pas de refaire l'histoire de la Commune, les principaux événements sont déjà décrits dans La guerre civile en France, ainsi que dans beaucoup d'autres travaux, y compris ceux de révolutionnaires comme Lissagaray qui s'est lui-même battu sur les Joarricades. Ce que nous essaierons de faire f ici, c'est d'examiner exactement ce que Marx ^ja appris de la Commune. Dans un autre article, nous étudierons comment il a défendu ces leçons contre toutes les confusions qui prévalaient dans le mouvement ouvrier de cette époque.
Marx contre l'adoration de l'Etat
« Ce ne fut donc pas une révolution contre telle ou telle forme de pouvoir d'Etat, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Ce fut une révolution contre l'Etat lui-même, cet avorton surnaturel de la société ; ce fut la reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vie sociale. » ([12] [98])
Les conclusions qu'a tirées Marx de la Commune de Paris, n'étaient pas par ailleurs un produit automatique de l'expérience directe des ouvriers. Elles étaient une confirmation et un enrichissement d'un élément de la pensée de Marx qui avait été constant depuis qu'il avait rompu d'abord avec l’hégélianisme pour évoluer vers la cause prolétarienne.
Même avant de devenir clairement communiste, Marx avait déjà commencé à critiquer l'idéalisation hégélienne de l'Etat. Pour Hegel, dont la pensée était faite d'un mélange contradictoire de radicalisme dérivé de la poussée de la révolution bourgeoise et de conservatisme hérité de l'atmosphère étouffante de l'absolutisme prussien, l'Etat, et en cela l'Etat prussien existant, se définissait comme l'incarnation de l'Esprit Absolu, la forme parfaite de l'existence sociale. Dans sa critique de Hegel, Marx montre au contraire que loin d'être le produit supérieur et le plus noble de l'être humain, le sujet rationnel de l'existence sociale, l'Etat, et par dessus tout l'Etat prussien bureaucratique, était un aspect de l'aliénation de l'homme, de sa perte de contrôle sur ses propres pouvoirs sociaux. La pensée d'Hegel était sens dessus dessous : « Hegel part de l'Etat et conçoit l'homme comme Etat subjective ; la démocratie part de l'homme et conçoit l'Etat comme l'homme objectivé. » ([13] [99])
A ce moment-là, le point de vue de Marx était celui de la démocratie bourgeoise radicale (très radicale en fait puisque, comme nous l'avons déjà démontré, la véritable démocratie mènerait à la disparition de l'Etat), un point de vue qui voyait que l'émancipation de l'humanité relevait d'abord et avant tout de la sphère de la politique. Mais très rapidement, comme il commençait à envisager les choses du point de vue de la perspective prolétarienne, il fut capable de voir que si l'Etat devenait étranger à la société, c'est parce qu'il était le produit d'une société fondée sur la propriété privée et les privilèges de classe. Dans ses écrits sur La loi contre les voleurs de bois, par exemple, il avait commencé à adopter le point de vue selon lequel l'Etat est le gardien de l'inégalité sociale, d'étroits intérêts de classe ; dans La question juive, il avait commencé à reconnaître que la réelle émancipation humaine ne pouvait se restreindre à la dimension politique, mais requérait une forme de vie sociale différente. Ainsi, dès les débuts du communisme de Marx, celui-ci était très préoccupé de démystifier l'Etat et il n'en dévia jamais.
Comme on l'a vu dans les articles sur le Manifeste communiste et les révolutions de 1848 ([14] [100]), au fur et à mesure que le communisme émergeait en tant que courant avec une organisation et un programme politique définis, il poursuivait dans le même esprit. Le Manifeste communiste, rédigé à la veille des grands soulèvements sociaux de 1848, avait en perspective non seulement la prise du pouvoir politique par le prolétariat, mais l'extinction finale de l'Etat une fois que ses racines, une société divisée en classes, auraient été extirpées et supprimées. Et les expériences réelles des mouvements de 1848 permirent à la minorité révolutionnaire organisée dans la Ligue communiste de beaucoup faire la lumière sur le chemin du prolétariat vers le pouvoir, mettant en évidence la nécessité, dans tout soulèvement révolutionnaire, que la classe ouvrière conserve ses propres armes et ses propres organes de classe, et suggérant même (dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) que la tâche du prolétariat révolutionnaire n'était pas de perfectionner l'appareil d'Etat bourgeois, mais de le détruire.
Aussi la fraction marxiste n'interpréta-t-elle pas l'expérience de la Commune sans patrimoine théorique : les leçons de l'histoire ne sont pas »spontanées« dans le sens où l'avant-garde communiste les développe sur la base d'un cadre d'idées déjà existant. Mais ces idées elles-mêmes doivent être constamment réexaminées et testées à la lumière de l'expérience de la classe ouvrière, et c'est à la gloire des ouvriers parisiens d'avoir offert une preuve convaincante que la classe ouvrière ne peut faire la révolution en s'emparant d'un appareil dont la structure et le mode de fonctionnement mêmes sont adaptés à la perpétuation de l'exploitation et de l'oppression. Si le premier pas de la révolution prolétarienne est la conquête du pouvoir politique, il ne peut avoir lieu sans la destruction violente de l'Etat bourgeois existant.
L'armement des ouvriers
Que la Commune ait surgi de la tentative du gouvernement de Versailles de désarmer les ouvriers est hautement symbolique : cela a démontré que la bourgeoisie ne peut tolérer un prolétariat en armes. A l'inverse, le prolétariat ne peut parvenir au pouvoir que les armes à la main. La classe dominante la plus violente et la plus impitoyable de l'histoire ne permettra jamais d'être évincée du pouvoir par un vote, elle ne peut qu'y être forcée, et la classe ouvrière ne peut défendre sa révolution contre toutes les tentatives de la renverser qu'en se dotant de sa propre force armée. En fait, deux des critiques les plus rigoureuses portées par Marx à la Commune, c'est que celle-ci n'avait pas suffisamment utilisé la force, ayant manifesté une « crainte superstitieuse » face à la Banque de France au lieu de l'occuper et de l'utiliser comme objet de marchandage, et qu'elle n'avait pas lancé d'offensive contre Versailles quand cette dernière manquait encore de ressources pour mener l'attaque contre-révolutionnaire du capital.
Mais, malgré les faiblesses sur ces aspects, la Commune fit une avancée historique décisive lorsque, dans l'un de ses premiers décrets, elle prononça la dissolution de l'armée existante et introduisit l'armement général de la population dans la Garde nationale qui fut effectivement transformée en milice populaire. Ce faisant, la Commune fit le premier pas vers le démantèlement de l'ancien appareil d'Etat, qui trouve son expression par excellence dans l'armée, dans une force armée qui surveille la population, n'obéit qu'aux échelons supérieurs de l'appareil d'Etat et n'est soumise à aucun contrôle d'en bas.
Le démantèlement de la bureaucratie par la démocratie ouvrière
A côté de l'armée, et en fait profondément interdépendante de celle-ci, l'institution qui concrétise le plus clairement l'Etat comme une « excroissance parasitaire » devenue étrangère à la société, est la bureaucratie, ce réseau byzantin de fonctionnaires permanents qui voient quasiment l'Etat comme leur propriété privée. Là aussi, la Commune prit des mesures immédiates pour se libérer de ce parasite. Engels résume ces mesures très succinctement dans son Introduction à La Guerre civile en France :
« Pour éviter cette transformation, inévitable dans tous les régimes antérieurs, de l'Etat et des organes de l'Etat, à l'origine serviteurs de la société en maîtres de celle-ci, la Commune employa deux moyens infaillibles. Premièrement, elle soumit toutes les places, de l'administration, de la justice et de l'enseignement au choix des intéressés par élection au suffrage universel, et, bien entendu, à la révocation à tout moment par ces mêmes intéressés. Et, deuxièmement, elle ne rétribua tous les services, des plus bas aux plus élevés, que par le salaire que recevaient les autres ouvriers. Le plus haut traitement qu'elle payât dans l'ensemble était de 6 000 francs. Ainsi on mettait le holà à la chasse aux places et à l'arrivisme, sans en appeler aux mandats impératifs des délégués aux corps représentatifs qui leur étaient encore adjoints par surcroît. » ([15] [101])
Marx a également souligné qu'en combinant les fonctions exécutives et législatives, la Commune était « un corps agissant », « non pas un organisme parlementaire ». ([16] [102]) En d'autres termes, elle était une forme supérieure de démocratie vis-à-vis du parlementarisme bourgeois : même dans les beaux jours de celui-ci, la division entre le législatif et l'exécutif faisait que ce dernier tendait à échapper au contrôle du premier et engendrait ainsi une bureaucratie croissante. Cette tendance s'est, bien entendu, pleinement confirmée dans l'époque de la décadence capitaliste au cours de laquelle les organes exécutifs de l'Etat ont fait du législatif une simple apparence, une façade.
Mais sans doute la preuve la plus parlante du fait que la démocratie prolétarienne incarnée par la Commune était plus avancée que tout ce qui pouvait exister sous la démocratie bourgeoise, est le principe des délégués révocables :
« Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait 'représenter' et fouler au pied le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes... » ([17] [103])
Les élections bourgeoises sont fondées sur le principe du citoyen atomisé dans l'isoloir électoral, avec un vote qui ne lui donne aucun contrôle réel sur ses « représentants ». La conception prolétarienne des délégués élus et révocables, au contraire, ne peut fonctionner que sur la base d'une mobilisation permanente et collective des ouvriers et des opprimés. Suivant la tradition des sections révolutionnaires d'où a surgi la Commune de 1793 (sans mentionner les « agitateurs » radicaux élus dans les rangs du Nouveau modèle d'armée de Cromwell, dans la révolution anglaise), les délégués au Conseil de la Commune étaient élus par des assemblées publiques tenues dans chaque arrondissement de Paris. Formellement parlant, ces assemblées électorales avaient le pouvoir de formuler les mandats de leurs délégués et de les révoquer si nécessaire. Dans la pratique, il devait apparaître que la plus grande partie du travail de supervision et de pression sur les délégués de la Commune était réalisé par les « Comités de Vigilance » et des clubs révolutionnaires qui surgirent dans les quartiers ouvriers et qui étaient le lieu où se concentrait une intense vie de débat politique, à la fois sur les questions générales et théoriques auxquelles était confronté le prolétariat, et à la fois sur les questions immédiates de survie, d'organisation et de défense. La déclaration de principe du Club communal qui se réunissait dans l'église de St Nicolas des Champs, dans le troisième arrondissement, nous donne un aperçu du niveau de conscience prolétarienne atteint par les prolétaires de Paris durant les deux mois enivrants de l'existence de la Commune :
« Les buts du Club Communal sont les suivants :
Combattre les ennemis de nos droits communs, de nos libertés et de la République. Défendre les droits du peuple, l'éduquer politiquement de sorte qu'il puisse gouverner lui-même.
Rappeler les principes à nos délégués s'ils devaient s'en éloigner, et les soutenir dans tous leurs efforts pour sauver la République. Mais par dessus tout, soutenir la souveraineté du peuple qui ne doit jamais renoncer à ses droits, à superviser les actions de ses délégués.
Peuple, gouverne toi-même directement, à travers des réunions politiques, à travers ta presse ; fais peser la pression sur ceux qui te représentent - ils ne peuvent aller trop loin dans la direction révolutionnaire... Longue vie à la Commune ! »
Du semi-Etat à la suppression de l'Etat
Fondée sur l'auto mobilisation permanente du prolétariat armé, la Commune comme le dit Engels, «n'était plus un Etat au sens propre » ([18] [104]). Lénine dans L'Etat et la révolution, cite cette phrase et la développe :
« La Commune cessait d'être un Etat dans la mesure où il lui fallait opprimer non plus la majorité de la population, mais une minorité (les exploiteurs) ; elle avait brisé la machine d'Etat bourgeoise ; au lieu d'un pouvoir spécial d'oppression, c'est la population elle-même qui entrait en scène. Autant de dérogations à ce qu'est l'Etat au sens propre du mot. Et si la Commune s'était affermie, les vestiges de l'Etat qui subsistaient en elle se seraient 'éteints' d'eux-mêmes ; elle n'aurait pas eu besoin d"abolir' ses institutions : celles-ci auraient cessé de fonctionner au fur et à mesure qu'elles n'auraient plus rien eu à faire. » ([19] [105])
Ainsi l'« anti-étatisme » de la classe ouvrière opère à deux niveaux, ou plutôt en deux étapes : d'abord, la destruction violente de l'Etat bourgeois ; ensuite son remplacement par une nouvelle sorte de pouvoir politique qui autant que possible évite les «pires aspects » de tous les Etats antérieurs, et qui, en fin de compte, rend possible que le prolétariat se débarrasse complètement de l'Etat, en le consignant, selon les termes évocateurs d'Engels, « au Musée des Antiquités à côté du rouet et de la hache. » ([20] [106])
De la Commune au communisme : la question de la transformation sociale
Le dépérissement de l'Etat est basé sur la transformation de l'infrastructure économique et sociale, sur l'élimination des rapports capitalistes de production et sur le mouvement vers une communauté humaine sans classe. Comme nous l'avons déjà noté, les conditions matérielles d'une telle transformation n'existaient pas à l'échelle mondiale en 1871. De plus, la Commune ne fut au pouvoir que deux mois, et seulement dans une seule ville assiégée, même si elle a inspiré d'autres tentatives révolutionnaires dans d'autres villes de France (Marseille, Lyon, Toulouse, Narbonne, etc.).
Quand les historiens bourgeois essaient de ridiculiser les proclamations de Marx sur la nature révolutionnaire de la Commune, ils mettent en évidence le fait que la plupart des mesures économiques et sociales qu'elle a prises, étaient à peine socialistes : la séparation de l'Eglise et de l'Etat, par exemple, est entièrement compatible avec le républicanisme bourgeois radical. Même les mesures ayant plus spécifiquement un impact sur le prolétariat, l'abolition du travail de nuit des boulangers, l'aide à la formation des syndicats, etc., se concevaient comme une défense des ouvriers contre l'exploitation plutôt que comme la suppression de l'exploitation elle-même. Tout cela a amené certains « experts » de la Commune à y voir plus le dernier souffle de la tradition jacobine que la première salve de la révolution prolétarienne. D'autres, comme l'a noté Marx, ont pris la Commune pour « un rappel à la vie des communes médiévales, qui d'abord précédèrent ce pouvoir d'Etat, et ensuite en devinrent le fondement. » ([21] [107])
Toutes ces interprétations se basent sur une totale incompréhension de la nature de la révolution prolétarienne. Les leçons de la Commune de Paris sont fondamentalement des leçons politiques, des leçons sur les formes et les fonctions du pouvoir prolétarien, pour la simple raison que la révolution prolétarienne ne peut commencer qu'en tant qu'acte politique. Manquant de toute assise économique au sein de l'ancienne société, le prolétariat ne peut s'engager dans un processus de transformation sociale tant qu'il n'a pas pris les rênes du pouvoir politique, et ceci à l'échelle mondiale. La révolution russe de 1917 a eu lieu à une époque historique où le communisme à l'échelle mondiale était une possibilité, et elle fut victorieuse à l'échelle d'un grand pays. Et pourtant là encore, l'héritage fondamental de la révolution russe est lié au problème du pouvoir politique de la classe ouvrière, comme on le verra plus tard dans un autre article. S'attendre à ce que la Commune ait introduit le communisme dans une seule ville, c'était attendre des miracles. Comme Marx le dit : « La classe ouvrière n'espérait pas des miracles de la Commune. Elle n'a pas d'utopie toute faite à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle de par sa structure économique même, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances et les hommes. Elle n'a pas à réaliser d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre. » ([22] [108])
Contre toutes les fausses interprétations de la Commune, Marx insistait sur le fait qu'elle était « essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail ». ([23] [109])
Dans ces passages, Marx reconnaît que la Commune fut d'abord et avant tout une forme politique, et qu'il n'était pas du tout question qu'en une nuit, sous sa domination, soient réalisées des utopies. Et cependant, en même temps, il reconnaît qu'une fois que le prolétariat a pris les choses en main, il doit et peut enclencher, ou plutôt « libérer », une dynamique qui mène à « la transformation économique du travail », malgré toutes les limites objectives placées face à cette dynamique. C'est pourquoi la Commune, tout comme la révolution russe, contient également des leçons valables pour la future transformation sociale.
Comme exemple de cette dynamique, de cette logique vers la transformation sociale, Marx a souligné l'expropriation des usines abandonnées par les capitalistes qui avaient fui la ville, et leur prise en charge par des coopératives ouvrières qui devaient être organisées dans une fédération unique. Pour lui, c'était une expression immédiate du but ultime de la Commune, l'expropriation générale des expropriateurs :
« Elle (la Commune) voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd'hui essentiellement moyens d'asservissement et d'exploitation du travail, en simples instruments d'un travail libre et associé. Mais c'est du communisme, c'est’ l'impossible’ communisme ! Eh quoi, ceux des membres de la classe dominante qui sont assez intelligents pour comprendre l'impossibilité de perpétuer le système actuel, - et ils sont nombreux - sont devenus les apôtres importuns et bruyants de la production coopérative. Mais si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et un piège; si elle doit évincer le système capitaliste ; si l'ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous leur propre direction et mettant fin à l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inévitable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très 'possible' communisme ? » ([24] [110])
La classe ouvrière en tant qu'avant-garde des opprimés
La Commune nous a aussi laissé d'importants éléments de compréhension des rapports entre la classe ouvrière une fois qu'elle a pris le pouvoir, et les autres couches non-exploiteuses de la société, dans ce cas, la petite-bourgeoisie urbaine et la paysannerie. En agissant comme avant-garde déterminée de l'ensemble de la population exploitée, la classe ouvrière a montré sa capacité à gagner la confiance de ces autres couches, qui sont moins capables d'agir en tant que force unifiée. Et pour maintenir ces couches aux côtés de la révolution, la Commune a introduit une série de mesures économiques qui allègent leurs charges matérielles : l'abolition de toutes les sortes de dettes et d'impôts, la transformation de l'incarnation immédiate de l'oppression paysanne, «ses sangsues actuelles, le notaire, l'avocat, l'huissier, et autres vampires judiciaires, en agents communaux salariés, élus par lui et devant lui responsables. » ([25] [111]) Dans le cas des paysans, ces mesures restaient largement hypothétiques puisque l'autorité de la Commune ne s'étendait pas aux districts ruraux. Mais les ouvriers de Paris gagnèrent vraiment, dans une large mesure, le soutien de la petite-bourgeoisie urbaine, en particulier à travers l'ajournement des obligations de la dette et l'annulation des intérêts.
L'Etat comme « mal nécessaire »
Les structures électorales de la Commune ont aussi permis aux autres couches non-exploiteuses de participer politiquement au processus révolutionnaire. C'était inévitable et nécessaire, et devait se répéter durant la révolution russe. Mais en même temps, rétrospectivement vu du 20e siècle, nous pouvons voir que l'une des principales indications du fait que la Commune était une expression « immature » de la dictature du prolétariat, qu'elle était une expression de la classe ouvrière n'ayant pas encore atteint son plein développement, réside dans le fait que les ouvriers n'avaient pas d'organisation spécifique indépendante en son sein, ni un poids prépondérant dans les mécanismes électoraux. La Commune était élue exclusivement sur la base d'unités territoriales (les arrondissements) qui, tout en étant dominées par le prolétariat, ne pouvaient permettre à la classe ouvrière de s'imposer comme une force clairement autonome (en particulier si la Commune s'était étendue pour embrasser la majorité paysanne en dehors de Paris). C'est pourquoi les conseils ouvriers de 1905 et de 1917-21, élus par les assemblées sur les lieux de travail et basés dans les principaux centres industriels, constituèrent une avancée comme forme de la dictature du prolétariat par rapport à la Commune. Nous pouvons aller jusqu'à dire que la forme de la Commune correspondait plus à l'Etat composé de tous les Soviets (d'ouvriers, de paysans, de citadins), qui surgit de la révolution russe, qu'à l'organisation des Conseils ouvriers.
L'expérience russe a rendu possible la clarification du rapport entre les organes spécifiques de la classe, les conseils ouvriers, et l'Etat soviétique dans son ensemble. En particulier, elle a montré que la classe ouvrière ne peut s'identifier directement avec ce dernier, mais qu'elle doit exercer une vigilance constante et un contrôle sur celui-ci à travers ses propres organisations de classe qui y participent sans y être englouties. Nous examinerons cette question plus tard, dans d'autres articles de cette série, bien que nous l'ayons déjà largement traitée dans nos publications. Mais ça vaut la peine de dire que Marx a lui-même entrevu le problème. Le premier brouillon de La guerre civile en France contient le passage suivant :
« ...la Commune n'est pas le mouvement social de la classe ouvrière, et, par suite, le mouvement régénérateur de toute l'humanité, mais seulement le moyen organique de son action. La Commune ne supprime pas les luttes de classes, par lesquelles la classe ouvrière s'efforce d'abolir toutes les classes, et par suite toute domination de classe... mais elle crée l'ambiance rationnelle dans laquelle cette lutte de classes peut passer par ses différentes phases de la façon la plus rationnelle et la plus humaine. » ([26] [112])
Ici, on voit une claire vision du fait que la dynamique réelle de la transformation communiste ne vient pas d'un Etat post-révolutionnaire puisque la fonction de ce dernier, comme pour tous les Etats, est de contenir les antagonismes de classe, de les empêcher de déchirer la société. D'où son aspect conservateur par rapport au mouvement social réel du prolétariat. Même dans la courte vie de la Commune, nous pouvons définir certaines tendances dans cette direction. L'histoire de la Commune de Paris de Lissagaray en particulier contient beaucoup de critiques des hésitations, confusions et, dans certains cas, des positions creuses de certains délégués au Conseil de la Commune dont beaucoup incarnaient, en fait, un radicalisme petit-bourgeois obsolète qui était fréquemment mis en question par les assemblées des quartiers plus prolétariens. Un des clubs révolutionnaires locaux au moins déclara qu'il fallait dissoudre la Commune parce qu'elle n'était pas assez révolutionnaire !
Dans un passage très célèbre, Engels plonge certainement dans le même problème quand il dit que l'Etat, le demi-Etat de la période de transition vers le communisme, « ...est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s'empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu'à ce qu'une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l'Etat. » ([27] [113]) Preuve supplémentaire que, selon le marxisme, la puissance de l'Etat est la mesure de l'asservissement de l'homme.
De la guerre nationale à la guerre de classe
Il y a une autre leçon vitale de la Commune qui n'est pas liée au problème de la dictature du prolétariat, mais à une question qui a été particulièrement épineuse dans l'histoire du mouvement ouvrier : la question nationale.
Comme nous l'avons déjà dit, Marx et sa tendance au sein de la Première Internationale reconnaissaient que le capitalisme n'avait pas encore atteint l'apogée de son développement. En fait, le capitalisme était encore limité par les vestiges de la société féodale et d'autres restes archaïques. Pour cette raison, Marx a soutenu certains mouvements nationaux dans la mesure où ils représentaient la démocratie bourgeoise contre l'absolutisme, qu'ils étaient pour l'unification nationale contre la fragmentation féodale. Le soutien que l'Internationale a apporté à l'indépendance de la Pologne contre le Tsarisme russe, à l'unification italienne et allemande, aux Nordistes en Amérique contre le Sud esclavagiste durant la Guerre Civile, se basait sur cette logique matérialiste. C'étaient aussi les causes qui mobilisaient la sympathie et la solidarité active de la classe ouvrière : en Grande-Bretagne par exemple, il y avait des meetings de soutien à l'indépendance polonaise, de grandes manifestations contre l'intervention britannique aux côtés des Sudistes en Amérique, même si le manque de coton résultant de la guerre apportait de réelles privations pour les ouvriers du textile en Grande-Bretagne.
Dans ce contexte où la bourgeoise n'avait pas encore complètement achevé ses tâches historiques progressistes, le problème des guerres de défense nationale était très réel et les révolutionnaires devaient considérer sérieusement chaque guerre entre Etats ; et le problème se posa avec une grande acuité quand la guerre franco-allemande éclata. La politique de l'Internationale envers cette guerre est résumée dans la Première Adresse du Conseil Général de l'AIT sur la guerre franco-allemande. Dans son essence, c'était une prise de position d'un internationalisme prolétarien fondamental contre les guerres « dynastiques » de la classe dominante. Elle citait un Manifeste produit par la section française de l'Internationale lors de l'éclatement de la guerre :
«Une fois de plus, sous prétexte d'équilibre européen et d'honneur national, des ambitions politiques menacent la paix du monde. Travailleurs français, allemands, espagnols, que nos voix s'unissent dans un cri de réprobation contre la guerre ! (...) La guerre pour une question de prépondérance ou de dynastie ne peut être, aux yeux des travailleurs, qu'une criminelle absurdité. » ([28] [114])
De tels sentiments ne se limitaient pas à une minorité socialiste : Marx rapporte, dans la première Adresse, comment les ouvriers internationalistes français pourchassaient les chauvins pro-guerre dans les rues de Paris.
En même temps, l'Internationale défendait que « du côté allemand, la guerre est une guerre de défense. » ([29] [115]) Mais cela ne voulait pas dire empoisonner les ouvriers avec le chauvinisme : en réponse à la prise de position de la section française, les allemands affiliés à l'Internationale, tout en acceptant tristement qu'une guerre défensive était un mal inévitable, déclaraient aussi: «...la guerre actuelle est exclusivement dynastique... Nous sommes heureux de saisir la main fraternelle que nous tendent les ouvriers de France. Attentifs au mot d'ordre de l'Association Internationale des Travailleurs : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Nous n'oublierons jamais que les ouvriers de tous les pays sont nos amis et les despotes de tous les pays, nos ennemis ! » ([30] [116])
La première Adresse mettait aussi en garde les ouvriers allemands contre le danger que la guerre ne se transformât en une guerre d'agression du côté allemand, et elle reconnaissait également la complicité de Bismarck dans la guerre, même si c'était avant les révélations sur le télégramme d’Ems qui a prouvé à quel point Bismarck avait en fait attiré Bonaparte et son « Second Empire » dans la guerre. De toute façon, avec l'effondrement de l'armée française à Sedan, la guerre est véritablement devenue une guerre de conquête pour la Prusse. Paris fut assiégé et la Commune elle-même surgit sur la question de la défense nationale. Le régime de Bonaparte fut remplacé par une République en 1870, parce que l'Empire s'était avéré incapable de défendre Paris ; maintenant la même République prouvait qu'elle préférait livrer la capitale à la Prusse plutôt qu'elle ne tombe dans les mains des ouvriers en armes.
Mais bien que, dans leur action initiale, les ouvriers de Paris aient encore pensé en termes d'une sorte de patriotisme défensif, de préservation de l'honneur national par la bourgeoisie elle-même, le soulèvement de la Commune marqua en fait un moment historique décisif. Face à la perspective d'une révolution ouvrière, les bourgeoisies prussienne et française unirent leurs rangs pour l'écraser : l'armée prussienne relâcha ses prisonniers de guerre pour gonfler les troupes contre-révolutionnaires françaises de Thiers, et permit à ces dernières de traverser ses lignes pour mener leur assaut final contre la Commune. De ces événements, Marx a tiré une conclusion de portée historique :
« Qu'après la plus terrible guerre des temps modernes, le vaincu et le vainqueur fraternisent pour massacrer en commun le prolétariat, cet événement inouï prouve, non pas comme Bismarck le pense, l'écrasement définitif d'une nouvelle société montante, mais la désagrégation complète de l'ancienne société bourgeoise. Le plus haut effort d'héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre nationale ; et il est maintenant prouvé qu'elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et qui est jetée de côté, aussitôt que cette lutte de classe éclate en guerre civile. La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux ne font qu'un contre le prolétariat ! »([31] [117])
Pour sa part, le prolétariat révolutionnaire de Paris avait déjà commencé à faire un certain nombre de pas au-delà de la phrase patriotique initiale : d'où le décret permettant aux étrangers de servir la Commune, «parce que le drapeau de la Commune est le drapeau de la république Universelle » ; la destruction publique de la colonne Vendôme, symbole de la gloire martiale de la France. La logique historique de la Commune de Paris était d'aller vers une Commune mondiale, même si ce n'était pas possible à cette époque. C'est pourquoi le soulèvement des ouvriers de Paris pendant la guerre franco-allemande, quelles que soient toutes les phrases patriotiques qui l'ont accompagnée, était en réalité le signe avant-coureur des insurrections de 1917-18 explicitement contre la guerre, et de la vague révolutionnaire qui les a suivies.
Les conclusions de Marx ouvrent aussi la perspective du futur. Il pouvait être prématuré de dire en 1871 que la société bourgeoise était réduite en poussière : cette année a pu marquer la fin de la question nationale en Europe, comme Lénine le note dans L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Mais elle continuait à se poser dans les colonies, alors que le capitalisme entrait dans la dernière phase de son expansion. Dans un sens plus profond, la dénonciation par Marx de l'imposture de la guerre nationale anticipait ce qui allait devenir une réalité générale une fois que le capitalisme serait entré dans sa phase de décadence : dorénavant, toutes les guerres seraient des guerres impérialistes, et, en ce qui concernait le prolétariat, il ne pourrait plus être question d'une quelconque défense nationale.
Les soulèvements de 1917-18 ont aussi confirmé ce qu'avait dit Marx de la capacité de la bourgeoisie à s'unifier contre la menace prolétarienne : face à la possibilité d'une révolution mondiale des ouvriers, les bourgeoisies d'Europe, qui s'étaient déchirées les unes les autres pendant quatre ans, découvrirent subitement qu'elles avaient toutes les raisons de faire la paix afin d'étouffer le défi prolétarien contre leur « ordre » dégoulinant de sang. Une fois de plus, les gouvernements du monde furent « un contre le prolétariat. »
Dans le prochain article, nous étudierons la lutte de Marx et de sa tendance contre les éléments du mouvement ouvrier qui n'ont pas compris, ou même ont cherché à minimiser, les leçons de la Commune, en particulier les sociaux-démocrates allemands et les anarchistes de Bakounine.
CDW.
[1] [118] Le nom Association Internationale des Travailleurs, en anglais en particulier, International Workingmen's Association, et non Workers, était évidemment le reflet de l'immaturité du mouvement de la classe, puisque le prolétariat n'a aucun intérêt à instituer dans ses propres rangs des divisions sexuelles. Comme dans les plus grands soulèvements sociaux, la Commune de Paris a vu une extraordinaire fermentation chez les femmes ouvrières qui non seulement ont bruyamment mis en question leur rôle « traditionnel », mais se sont souvent montrées les défenseuses les plus courageuses et les plus radicales de la Commune, dans les clubs révolutionnaires comme sur les barricades. Cette fermentation a aussi donné naissance à la formation de sections féminines de l'Internationale, ce qui, à l'époque, constituait une avancée, même si de telles formes n'ont plus de fonction dans le mouvement révolutionnaire d'aujourd'hui.
2] [119] Quatrième Rapport annuel du Conseil Général de l'ATT, « Le Conseil Général de la Première Internationale », 1866-1868, Ed. de Moscou, p. 281.
[3] [120] Premières lignes des Statuts Provisoires de l'Association, « Le Conseil Général de la Première Internationale », 1864-1866, Ed. de Moscou, p. 243.
[4] [121] Discours au 7e anniversaire de l'Internationale à Londres, 1871.
[5] [122] Résolution de la Conférence de Londres de l'Internationale sur l'action politique de la classe ouvrière, septembre 1871, traduit de l'anglais par nous..
[6] [123] Le terme « constitution du prolétariat en parti » reflète certaines ambiguïtés sur le rôle du parti qui étaient aussi le produit des limites historiques de la période. L'Internationale contenait certaines caractéristiques d'une organisation unitaire, et pas seulement d'une organisation politique, de la classe. Durant tout le 19e siècle, la notion qu'un parti soit représentait la classe, soit était la classe sous sa forme organisée, était profondément enracinée dans le mouvement ouvrier. Ce n'est qu'au 20e siècle que de telles idées furent dépassées, et seulement après jde très douloureuses expériences que la nécessité de /(distinguer organisation unitaire et organisation ^politique devint claire. Néanmoins, il existait déjà une compréhension fondamentale du fait que le parti n'est pas l'organisation de l'ensemble de la classe, mais de ses éléments les plus avancés. Une telle définition est déjà mise en évidence dans Le Manifeste Communiste, et la Première Internationale se considérait elle-même également dans ces termes quand elle disait que le parti des ouvriers était (« la partie de la classe ouvrière qui est devenue consciente de son intérêt commun de classe ») (« La question militaire prussienne » et le Parti ouvrier allemand, écrit par Engels en 1865,).
[7] [124] « Le Conseil Général de la Première Internationale », 1864-66, Ed. de Moscou, p. 241.
[8] [125] Les Blanquistes partageaient avec les Bakouninistes le volontarisme et l'impatience, mais ils furent toujours clairs sur le fait que le prolétariat devait établir sa dictature afin de créer une société communiste. C'est pourquoi Marx, à certaines occasions importantes, a pu faire alliance avec les Blanquistes contre les Bakouninistes sur la question de l'action politique de la classe ouvrière.
[9] [126] Lettre de Marx à Bracke, 1875, traduit de l'anglais par nous.
[10] [127] Seconde Adresse du Conseil général de VAIT sur la guerre franco-allemande, Londres, 9 septembre 1870, Ed.sociales, p. 289.
[11] [128] Oeuvres choisies, Editions du Progrès, Moscou 1968, p. 324.
[12] [129] Marx, La guerre civile en France, Premier essai de rédaction, Ed. sociales, p. 212.
[13] [130] Critique de la doctrine de l'Etat de Hegel, 1843, traduit de l'anglais par nous.
[14] [131] Voir les Revue Internationale n° 72 et 73.
[15] [132] Ed.sociales, p. 301.
[16] [133] La guerre civile en France, Ed. sociales, p. 41.
[17] [134] Ibid ,p. 43.
[18] [135] Lettre à Bebel, 1875.
[19] [136] Oeuvres choisies, Tome 2, Editions du progrès, Moscou 1968, p. 338.
[20] [137] Les origines de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.
[21] [138] La guerre civile en France, Ed. sociales, p. 44.
[22] [139] Ibid, p. 46.
[23] [140] Ibid, p. 45.
[24] [141] Ibid, p. 46.
[25] [142] Ibid., p. 48.
[26] [143] La guerre civile en France, Premier essai de rédaction, Ed. sociales, p. 217.
[27] [144] Introduction à La guerre civile en France, Engels 1891, Ed. sociales, p. 301.
[28] [145] Manifeste « Aux travailleurs de tous les pays », Le Réveil, 12 juillet 1870, cité dans la Première Adresse du Conseil Général sur la guerre franco-allemande, 23 juillet 1870, Ed. sociales, p. 278.
[29] [146] Première Adresse du Conseil Général sur la guerre franco-allemande, Ed. sociales, p. 279.
[30] [147] Résolution adoptée à l'unanimité par un meeting de délégués, représentant 50 000 ouvriers saxons à Chemnitz, citée dans la Première Adresse..., ibid, p. 280.
[31] [148] La guerre civile en France. Ed. sociales, p.62.
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