La guerre en Ukraine s’enlise dans la barbarie, une spirale irrationnelle et infernale où s’accumulent les morts et les décombres. La guerre de « haute intensité » s’est bien installée en Europe, donnant un monstrueux coup d’accélérateur à tous les maux qui frappaient déjà le monde avant elle. Le militarisme et les tensions impérialistes ne font que s’accentuer, comme nous avons pu le voir, par exemple, entre la Chine et les États-Unis, cet été, à propos de Taiwan, avec pour corollaire le développement du chaos mondial.
La guerre accentue la fragmentation et la désorganisation de la production mondiale et des échanges, elle alimente fortement l’inflation, génère de nouvelles pénuries. La crise économique, également aggravée par l’accroissement des dépenses militaires, conduit à de nouvelles guerres commerciales entre tous les États, au point où certaines décisions stratégiques, comme l’adoption par les États-Unis d’un programme de 369 milliards de dollars destiné à attirer les entreprises sur son sol, est vécu par les concurrents européens comme un véritable « acte de guerre », une situation qui leur fait craindre la désindustrialisation massive du Vieux Continent. Partout, les pénuries frappent et menacent des secteurs vitaux comme ceux de l’énergie ou des médicaments, voire certaines denrées alimentaires.
L’approfondissement de la crise contribue elle-même à l’aggravation du pillage des ressources et, in fine, à la multiplication des catastrophes « naturelles » ou industrielles. C’est ainsi que les incendies qui ont ravagé des régions entières, les sécheresses et les températures records, les inondations et autres phénomènes climatiques extrêmes viennent empirer l’état de la société toute entière.
La pandémie de Covid s’est en même temps étendue avec le variant Omicron. Elle fait peser la menace de nouvelles mutations venant de Chine où les millions de contaminés et les centaines de milliers de victimes supplémentaires témoignent de l’aggravation des conditions déjà désastreuses d’une économie en crise, plombant plus lourdement des systèmes de santé exsangues.
L’année 2022 n’est pas seulement une confirmation spectaculaire de cette dynamique et de ces miasmes, une simple annus horribilis. Elle marque un pas supplémentaire dans la trajectoire morbide du capitalisme. La société est donc en train de sombrer plus profondément et rapidement dans le chaos à tous les niveaux et personne ne peut plus croire le discours véhiculé par la classe dominante demandant de se serrer davantage la ceinture pour un « avenir meilleur » plus qu’hypothétique.
En réalité, la logique qui génère les catastrophes combinées en une véritable spirale de destructions provient de la crise et des limites historiques du mode de production capitaliste et non de « mauvais dirigeants » en mal de « réformes », pas plus que de la « mauvaise gestion néolibérale », tant dénoncée par les partis de gauche de la bourgeoisie. Elle est le produit des contradictions du capitalisme qui, comme tous les modes de production du passé, est un système transitoire, devenu obsolète. C’est par son déclin irréversible que le capitalisme plonge l’humanité toujours davantage dans l’abîme. Après avoir plongé le continent africain ou le Moyen-Orient dans le chaos et la barbarie, la décomposition du capitalisme vient désormais frapper avec brutalité les pays les plus puissants de la planète.
Sans perspective ni solution autre que de voir son propre système sombrer dans la barbarie, la bourgeoisie ne cultive plus que le désespoir et le chacun pour soi, le repli sur la nation en blindant ses frontières, poussant au rejet des migrants, fustigeant les « superprofits » pour mieux justifier et faire accepter l’exploitation et la paupérisation croissante. Les manifestations populistes, miroir de ces idéologies putréfiées typiques de la période de décomposition du capitalisme, ont poussé les partisans fanatisés de Trump à pénétrer violemment dans le Capitole, il y a deux ans, avec pour seul exutoire le vandalisme à l’état pur. Dernièrement, les meutes bolsonaristes revanchardes au Brésil ont saccagé elles aussi des locaux institutionnels, laissant planer toujours en arrière plan le spectre d’une guerre civile aux conséquences incalculables.
Face à ces fléaux, qui rendent le monde invivable et la classe dominante fébrile, seule la classe ouvrière peut offrir une perspective par le développement de ses luttes contre les attaques du capital et contre ce monde en ruines. Ainsi, les manifestations et grèves qui ont dernièrement surgi un peu partout dans le monde, après des années d’apathie, sont venues rappeler qu’il fallait désormais encore compter sur la lutte de classe. Au Royaume-Uni, avec les multiples grèves massives qui se poursuivent, celles aux États-Unis et en Europe qui se sont déroulées dans de nombreux secteurs, les manifestations monstres qui ont mobilisé entre un et deux millions de personnes, le 19 janvier en France, contre la réforme des retraites, tous ces mouvements montrent le chemin à suivre pour prendre confiance en nos propres forces et tenter de retrouver, à terme ,une identité de classe perdue. (1)
Cependant, ce combat difficile est déjà semé d’embûches. Le prolétariat doit, en effet, se méfier des faux amis que sont les syndicats et les partis de gauche et d’extrême-gauche de la bourgeoisie, forces étatiques destinées à encadrer et à saboter les luttes.
Le long chemin de la riposte de classe met, d’ailleurs, en lumière la responsabilité plus particulière de la fraction la plus expérimentée et concentrée du prolétariat mondial, celle des bastions ouvriers de l’Europe occidentale. La classe ouvrière ne pourra s’affirmer que sur la base de cette expérience historique, celle d’un combat autonome, sur un ferme terrain de classe. Elle ne devra pas se laisser entraîner dans des mouvements stériles, sans perspective et dangereux pour son unité et sa conscience. Elle devra, au contraire, se méfier des révoltes « populaires » ou des luttes interclassistes qui noient les intérêts du prolétariat dans le « peuple national » et le livre pieds et poings liés aux règlements de compte entre fractions de la bourgeoisie. La classe ouvrière doit ainsi se détourner de mouvements comme ceux qui ont touché l’Iran, la Chine, cet automne, et le Pérou plus récemment, des mouvements dans lesquels les prolétaires se trouvent piégés sur le terrain de la bourgeoisie : la défense de la démocratie bourgeoise ou de luttes parcellaires comme le féminisme, c’est-à-dire réclamer à la classe dominante de gentiment bien vouloir « réformer » son système pourri jusqu’à la moelle. Si ces mouvements peuvent exprimer des colères légitimes, comme la situation insupportable des femmes en Iran, ils entraînent néanmoins les ouvriers derrière des idéologies petites-bourgeoises ou derrière une clique bourgeoise quelconque, détournant ainsi le prolétariat de ses luttes autonomes, un aspect essentiel au développement de la conscience de classe.
Les révolutionnaires ont ici une responsabilité énorme et un rôle indispensable pour mettre en garde la classe ouvrière face à ces nombreux pièges et dangers. Ils doivent défendre l’avenir qui n’appartient qu’à la lutte de classe et à ses méthodes spécifiques de combat. Regroupons-nous ! Prenons en main nos luttes par des discussions et des initiatives collectives ! Défendons notre propre autonomie de classe ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
WH, 19 janvier 2023
1) Cf. notre tract international : « Comment développer un mouvement massif, uni et solidaire ? », disponible sur le site web du CCI.
« À un moment donné, ça suffit ! », voilà le cri qu’on a pu entendre lors de la première journée de mobilisation du 19 janvier contre la « réforme » des retraites. Ce « ça suffit ! » ne peut que faire écho au « Enough is enough » (« Trop, c’est trop ») qui se propage depuis le mois de juin en Grande-Bretagne, grève après grève.
Depuis plusieurs mois et partout dans le monde, l’inflation atteint des niveaux inédits depuis des décennies. Partout dans le monde, l’augmentation des prix des produits et biens de première nécessité, comme l’alimentation, le gaz, l’électricité ou le logement, touche de plein fouet les exploités dont une partie de plus en plus large n’a plus les moyens de vivre décemment, y compris dans les pays les plus développés. La dégradation accélérée de la situation économique ne peut que déboucher sur des conditions de vie toujours plus difficiles et même misérables pour des millions de personnes.
La colère de plus d’un million de manifestants en France exprimait donc clairement, au-delà de la seule réforme des retraites, un ras-le-bol plus général et la réalité du retour de la combativité des exploités dans de nombreux pays face à l’augmentation du coût de la vie, à la dégradation des conditions de travail, à la précarité. La massivité de cette première journée de mobilisation ne fait que confirmer le changement d’état d’esprit qui s’opère à l’échelle internationale, dont le signal a été donné par les grèves de la classe ouvrière au Royaume-Uni depuis l’été dernier.
Pourquoi, dans ces conditions, la bourgeoisie française entreprend-elle de porter une telle attaque contre la classe ouvrière ? Le retard pris depuis plusieurs années par la bourgeoisie française pour « réformer » le système des retraites demeure une faiblesse de poids vis-à-vis des bourgeoisies concurrentes. Cet impératif s’accroît d’autant plus que l’intensification de l’économie de guerre impose une intensification inexorable de l’exploitation de la force de travail. (1) Après avoir échoué une première fois en 2019, Macron et sa clique font de cette nouvelle tentative un enjeu pour leur crédibilité et leur capacité à jouer pleinement leur rôle dans la défense des intérêts du capital national.
D’abord prévue pour l’été 2023, puis avancée à la fin de l’année 2022 pour ensuite être reportée au mois de janvier 2023, le gouvernement a choisi ce qu’il considérait être le meilleur moment pour porter cette attaque, sachant qu’il peut encore compter sur les multiples « boucliers tarifaires » permettant d’amortir en partie le choc de la crise.
Si la bourgeoisie était déterminée à porter un nouveau coup aux pensions de retraite et à l’allongement de la durée du travail, elle sait aussi que la précédente tentative, en 2019-2020, s’était soldée par des manifestations massives pendant presque deux mois. Et si la colère et la combativité exprimées alors furent stoppées net par le surgissement de la pandémie de Covid-19, cela n’a pas été vécu comme une « défaite » aux yeux de la classe ouvrière. Bien plus, dans l’intervalle, la colère et la volonté de lutter sont restées intactes. Cette nouvelle attaque sur les retraites en France avait donc toutes les chances de mobiliser une large partie de la classe ouvrière dans la rue et lors de grèves. Et ce fut le cas ! C’est, en effet, une attaque directe, plus dure socialement, et qui touche l’ensemble de la classe ouvrière.
Par conséquent, bien que la bourgeoisie soit parfaitement consciente de cette situation et surtout de la combativité s’exprimant à l’échelle internationale (outre-Manche et ailleurs), la réussite de l’attaque portée pourrait s’avérer plus délicate que prévue. C’est pourquoi, depuis des mois, les réunions entre le gouvernement et les syndicats se sont enchaînées, et ce, pour mettre au point la stratégie la plus efficace permettant de s’adapter et de répondre à la réaction ouvrière prévisible.
Après la manifestation interprofessionnelle très suivie du 29 septembre, les syndicats n’ont pas cessé d’enchaîner et de multiplier les journées de grèves, secteur par secteur. Durant l’automne, l’action concertée du gouvernement, des partis de gauche et d’extrême-gauche comme des syndicats, n’avait pas d’autre but que de fragiliser et empêcher autant que possible, aussi longtemps que possible, toute unité réelle, toute solidarité dans les différents secteurs de la classe ouvrière. Ce fut, par exemple, le cas en octobre 2022, au moment de la grève dans les raffineries : en vantant les mérites d’une véritable négociation, les « partenaires sociaux », saboteurs en chef des luttes, permettaient à l’État d’apparaître comme un arbitre responsable face au patronat, et à la CGT et FO d’être présentées par les médias comme déterminées, radicales, inflexibles, donc crédibles pour la lutte… alors que ces officines sont elles-mêmes des organes d’État, parfaitement institutionnalisés. (2)
Alors que les possibilités de solidarité dans la lutte se font jour de plus en plus, les syndicats ont entre leurs mains l’organisation de mouvements qu’ils éparpillent et séparent en autant de corporations, de secteurs et de revendications spécifiques jouant ainsi sur toutes les divisions possibles pour entraver les luttes et enrayer leur développement.
Cette volonté de contrecarrer toute poussée de la classe s’est vérifiée lors de la grève des contrôleurs de la SNCF de décembre dernier. Face à l’arrêt du travail de plus de la moitié des contrôleurs, les syndicats ont tout fait pour que le mouvement se termine le plus vite possible. Ce qui a abouti à des négociations avec la direction de la SNCF et à la satisfaction d’une partie des revendications, cela afin de lever le préavis de grève du week-end du jour de l’An. Les syndicats ont donc oeuvré pour empêcher toute tentative de lutte autonome. Nous avions vu la même chose en 1986 dans la lutte à la SNCF où la naissance de coordinations indépendantes des centrales syndicales avait amené la CGT à créer, au tout début du mouvement, des piquets « anti-grève », s’opposant physiquement aux grévistes, pour finalement retourner sa veste dans un second temps. Ces coordinations, aussi « radicales » furent-elles, n’avaient pu dépasser un corporatisme étroit, celui des conducteurs de train à l’époque, fermement appuyés par l’organisation trotskiste Lutte Ouvrière. Aujourd’hui, malgré une certaine méfiance vis-à-vis des directions syndicales, le poids du corporatisme a maintenu les contrôleurs et cheminots très vulnérables face à d’autres formes syndicales plus « radicales », plus « officieuses », comme le « Collectif National des Agents du Service Commercial Train » (CNASCT), mais tout autant corporatistes.
Depuis le 10 janvier, date de l’annonce de la réforme des retraites, sur tous les plateaux de télévision et les radios, les syndicalistes se relayaient pour appeler « à tous descendre dans la rue », en claironnant « l’unité syndicale », symbole prétendu de leur volonté de repousser l’attaque. C’est, en réalité, les signes indubitables de leur volonté de contenir la colère qui devait s’exprimer dans la rue. Ainsi, à côté de leurs discours mensongers, les syndicats avaient entrepris tout un travail d’émiettement des luttes et de division :
– Appel à la grève et à une mobilisation spécifique d’un secteur important de la classe ouvrière, l’Éducation… mais le 17 janvier, soit deux jours avant la journée d’action du 19, pour mieux démobiliser ce secteur ce jour-là !
– Grève appelée dans les hôpitaux dès le 10 janvier !
– Grève à la RATP le 13 janvier…
– Grève dans le secteur pétrolier fin janvier, puis début février…
– « Journée noire » organisée dans les transports en commun parisiens pour la journée du 19 janvier, à l’appel des syndicats, pour empêcher de nombreuses personnes de se rendre sur les lieux de manifestations.
Après ça, les sonos syndicales eurent beau jeu de hurler un hypocrite : « Tous ensemble, tous ensemble », le 19 janvier !
À cela s’ajoutait, sur les mêmes plateaux de télévision et les mêmes émissions radio, un « débat » assourdissant sur l’injustice de la réforme pour telle ou telle catégorie de la population. Il faudrait la rendre plus juste en intégrant mieux les profils particuliers des apprentis, de certains travailleurs manuels, des femmes, mieux prendre en compte les carrières longues, etc. Bref, toujours le même piège, pousser à ce que chacun se préoccupe de sa propre situation, tout en mettant uniquement en avant le sort des « catégories » les plus défavorisées face à cette attaque !
Mais au final, tous ces contre-feux, mis en place durant les trois dernières semaines, n’ont pas fonctionné. Et la combativité exprimée par un à deux millions de manifestants impose désormais aux syndicats de s’adapter à la situation. D’où le décalage de la prochaine journée de mobilisation du 26 au 31 janvier. Si les « partenaires sociaux » de la bourgeoisie justifient ce changement par la nécessité « d’inscrire le mouvement dans la durée », en réalité, il s’agit pour eux de se donner du temps afin de poursuivre l’entreprise de division et de sabotage de la lutte. D’ailleurs, dès le 20 janvier, ils se sont empressés d’appeler les « bases à s’organiser » en lançant des appels à des méthodes de lutte totalement stériles telles que « aller devant une préfecture faire du bruit », « couper le courant des permanences des députés » ou « aller manifester sa mauvaise humeur devant celles-ci ». Tout cela sans oublier d’isoler les secteurs les uns des autres en appelant, par exemple, à une journée de grève dans les raffineries pour le 26 janvier. Autant de gesticulations qui ne visent qu’à tenter d’organiser la dispersion, d’épuiser et d’amoindrir le rapport de force d’ici le 31 janvier. Nul doute que les mobilisations secteur par secteur vont également se multiplier d’ici là.
Comment, à l’inverse de ce travail de sabotage préventif des luttes, créer un rapport de force permettant de résister aux attaques contre les conditions de vie et de travail ?
– Par la recherche du soutien et de la solidarité au-delà de sa corporation, de son entreprise, de son secteur d’activité, de sa ville, de sa région, de son pays.
– En s’organisant de façon autonome, à travers des assemblées générales notamment, sans en laisser le contrôle aux syndicats.
– Par la discussion la plus large possible sur les besoins généraux de la lutte, sur les leçons à tirer des combats et aussi des défaites. Car il y aura des défaites, mais la plus grande défaite serait de subir les attaques sans réagir.
L’entrée en lutte est la première victoire des exploités. L’autonomie, la solidarité et l’unité sont les jalons indispensables à la préparation des luttes de demain. Car les luttes actuelles ne sont pas seulement des expressions de résistance contre la dégradation des conditions de vie et de travail. Elles sont également la seule voie vers la reconquête de la conscience d’appartenir à une seule et même classe. Elles forment le principal sillon à travers lequel le prolétariat pourra entrevoir une alternative à la société capitaliste : le communisme.
Stopio, 21 janvier 2023
1) À l’image de ses homologues étrangers, Macron vient d’annoncer une augmentation considérable des budgets alloués à l’armement.
2) Cf. « Grèves dans les raffineries françaises et ailleurs… La solidarité dans la lutte, c’est la force de notre classe ! », Révolution internationale n° 495.
« “Enough is enough”, “trop c’est trop”. Voilà le cri qui s’est propagé d’écho en écho, de grève en grève, ces dernières semaines au Royaume-Uni ». Cet extrait de notre tract diffusé fin août 2022 ne s’est pas démenti. Depuis lors, et malgré la pandémie, la guerre en Ukraine et le battage nationaliste après la mort de la reine, la classe ouvrière a poursuivi ses luttes durant l’hiver, refusant les licenciements, la précarité, la dégradation des conditions de travail et l’énorme accroissement du coût de la vie.
Cette longue vague de luttes, dans un pays où le prolétariat semblait fortement résigné depuis les années Thatcher, presque apathique, exprime une véritable rupture, un changement d’état d’esprit au sein de la classe ouvrière, non seulement au Royaume-Uni, mais aussi au niveau international. Ces luttes montrent que face à l’approfondissement considérable de la crise, les exploités ne sont pas prêts à se laisser faire.
Après la chute des salaires de 20 % depuis 2010, 47 000 postes non pourvus et l’effondrement du système de soins britannique, les soignants n’avaient pas connu pareille mobilisation depuis plus d’un siècle. C’est dire l’immensité de la colère ! Mais, au-delà du secteur médical, avec une inflation à plus de 11 % et l’annonce d’un budget de rigueur par le gouvernement de Rishi Sunak, les grèves se sont succédé dans presque tous les secteurs ! Le secteur des transports (trains, bus, métro, aéroports) et celui de la santé, les postiers du Royal Mail, les fonctionnaires du département de l’environnement, de l’alimentation et des affaires rurales, les employés d’Amazon, ceux des écoles en Écosse, les ouvriers du pétrole de la Mer du Nord et bien d’autres employés du privé et du public ont fait grève et sont, parfois, descendus par milliers dans les rues. Les mobilisations sont telles que le gouvernement cherche même à imposer un « service minimum » dans les « secteurs critiques » comme ceux du rail ou de la santé.
Après six mois de grèves soigneusement dispersées par les syndicats, la lassitude pourrait finalement gagner les rangs ouvriers. Aucun nouveau secteur important de la classe n’est, en effet, entré en lutte depuis que les infirmières et les ambulanciers ont débuté leur grève à la mi-décembre. Les cheminots et les postiers commencent à être épuisés et de plus en plus démoralisés par l’interminable série de grèves d’un ou deux jours. Mais il est encore trop tôt, à l’heure où nous écrivons ces lignes, pour déterminer avec certitude l’évolution des luttes. Les enseignants pourraient, en effet, entrer à leur tour en grève. Surtout, les manifestations contre la réforme des retraites en France pourraient donner un nouveau souffle aux revendications des ouvriers au Royaume-Uni.
Quoi qu’il en soit, parce qu’elles ont massivement ouvert la voie, cet été, et fait preuve d’une immense détermination, ces grèves sont l’expression la plus significative de la combativité retrouvée du prolétariat à l’échelle internationale. Face à l’ampleur sans précédent des attaques, la colère et la combativité n’ont, en effet, cessé de croître ces derniers mois, partout dans le monde, particulièrement en Europe :
– en Espagne, où les médecins et les pédiatres de la région de Madrid se sont mis en grève fin novembre, tout comme le secteur aérien et celui du ferroviaire en décembre.
– En Allemagne, où la flambée des prix fait craindre au patronat d’avoir à affronter les conséquences d’une crise énergétique sans précédent. Le vaste secteur de la métallurgie et de l’électro-industrie a ainsi connu plusieurs semaines de grèves au mois de novembre.
– En Italie, mi-octobre, grève du contrôle aérien s’ajoutant à celle des pilotes de la compagnie EasyJet. Le gouvernement a même interdit toute grève les jours de fête.
– Grève nationale en Belgique le 9 novembre et le 16 décembre.
– En Grèce, à Athènes, une manifestation a rassemblé des dizaines de milliers de salariés du privé scandant : « La cherté de la vie est insupportable ! ».
– En France, c’est une multiplicité de luttes et de grèves qui se sont succédé tout le long de l’automne dans les transports en commun et qui vont continuer les unes après les autres à la SNCF, à Air France… Grèves également dans les cantines scolaires. Tout en sachant que la réforme des retraites, que le gouvernement veut faire passer au plus vite, reste une potentielle bombe à retardement.
– Au Portugal, les ouvriers réclament un salaire minimum à 800 euros contre 705 actuellement. Le 18 novembre, c’est la fonction publique qui était en grève. Au mois de décembre, le secteur des transports s’est également mobilisé.
– Aux États-Unis, les élus de la Chambre des représentants sont intervenus pour débloquer un conflit social et éviter une grève du fret ferroviaire. Mais en ce début d’année 2023, 7 000 soignants dénonçant le manque d’effectifs sont entrés en grève dans deux grands hôpitaux privés de New York.
Partout, les ouvriers relèvent la tête et refusent de payer le prix de la crise, avec une volonté grandissante de lutter ensemble ; cela, même si le poids du corporatisme reste encore dominant et s’avère un frein puissant. Au Royaume-Uni, sur plusieurs piquets de grève, le sentiment d’être impliqué dans quelque chose de plus large que son entreprise, son administration, son secteur était cependant palpable, avec une atmosphère d’ouverture et des travailleurs se questionnant parfois sur la « tactique » des syndicats consistant à lancer des appels dispersés à la grève entre les différents secteurs. Les syndicats ont même été contraints de « durcir » leur discours pour coller aux aspirations des ouvriers, avec des appels hypocrites à « l’unité des luttes ». Ce besoin encore embryonnaire d’unité et de solidarité est un pas, certes minime, mais bien réel pour retrouver le chemin de l’identité de classe, c’est-à-dire la conscience que les travailleurs salariés de tous les secteurs, de toutes les nations, au chômage ou au travail, avec ou sans diplôme, en activité ou à la retraite, forment une seule et même classe, la classe ouvrière, seule à même de faire reculer la bourgeoisie et ses attaques.
La bourgeoisie ne craint rien de plus que la réponse unitaire et massive de la classe ouvrière. C’est la raison pour laquelle elle fait son possible pour enfermer les travailleurs dans leur corporation en exploitant leurs préjugés et la faiblesse de la conscience de classe, pour diviser les ouvriers entre catégories, boîtes, secteur public et secteur privé, entre jeunes et vieux, en pointant du doigt les « privilégiés », les « profiteurs »…
Pour effectuer ce sale travail de sape, elle s’appuie sur les syndicats, ces organes de la classe dominante chargés par l’État capitaliste de garder les luttes sous contrôle et de les saboter. De fait, malgré une énorme combativité, les luttes sont restées, pendant six mois, largement séparées les unes des autres. Chacun derrière son piquet et sa journée de mobilisation. Les syndicats ont évité d’appeler à des manifestations de grande envergure (à l’exception d’une en juin) pour empêcher les travailleurs de se rassembler. Le Communication Workers Union (CWU), syndicat des postes et télécommunications, est même allé jusqu’à appeler séparément à la grève les différentes parties du Royal Mail (les conducteurs de fourgons un jour, les postiers le lendemain, etc.) en prétendant faire ainsi pression sur la direction. En France, en 2018, la CGT avait également isolé les cheminots dans une « grève perlée » épuisante et joue sur la dispersion aujourd’hui.
Les syndicats britanniques n’ont d’ailleurs pas hésité à contrefaire les aspirations à l’unité dans des parodies de solidarité ouvrière. L’University and College Union a, par exemple, invité les dirigeants d’un certain nombre d’autres syndicats impliqués dans les grèves à prendre la parole lors d’un rassemblement. C’est le bon vieux coup de la « convergence des luttes », où les travailleurs sont bien saucissonnés, secteur par secteur, entreprise par entreprise, derrière les banderoles syndicales unies, sans discussion ni réflexion. On est loin de la solidarité active, de l’extension des luttes, des délégations massives et des assemblées souveraines dont a tant besoin le prolétariat pour étendre ses luttes.
Dans les années 1980, avec les mêmes recettes corporatistes, le gouvernement de Thatcher et les syndicats avaient porté un immense coup sur la tête à des ouvriers, pourtant très combatifs et massivement mobilisés. Pendant plus d’un an, les mineurs étaient restés enfermés dans les puits pour empêcher la sortie du charbon prétendument « stratégique », se retrouvant totalement isolés des autres secteurs du prolétariat. Cette défaite a marqué un tournant, celui du reflux de la combativité ouvrière au Royaume-Uni pendant plusieurs décennies. Elle annonçait même le reflux général de la combativité ouvrière au plan international.
Aujourd’hui, malgré son immense détermination, le prolétariat est confronté au même danger, celui de l’enfermement corporatiste que les syndicats n’ont cessé de faire peser, pendant six mois, sur chacune des grèves. Quels que soient les prétextes, les « tactiques » corporatistes des syndicats sont un piège destiné à détourner les ouvriers de leur seule force : la recherche de leur unité à travers l’extension massive et active des luttes ! La bourgeoisie fera toujours son possible pour empêcher une telle extension et la concrétisation d’une solidarité réelle, afin d’éviter que soient semés les germes pour que la classe ouvrière se reconnaisse comme telle, comme une force collective, internationale, capable de défendre ses propres intérêts de classe.
Stopio et EG, 14 janvier 2023
La détérioration de la crise sanitaire et le fort ralentissement économique en Chine ont provoqué une explosion du mécontentement populaire, mais aussi l’apparition d’importants mouvements de la classe ouvrière. Après les manifestations de milliers d’acheteurs dupés par l’explosion de la bulle de l’immobilier et l’effondrement de divers grands promoteurs (comme le groupe Evergrande), la poursuite des confinements massifs de centaines de milliers de gens dans toutes les régions de Chine, avec la détérioration épouvantable des conditions de vie qu’elles impliquent, a été l’étincelle qui a fait exploser le ras-le-bol. Il y a d’abord eu la mort, le 18 septembre 2022, de 27 personnes dans un bus de quarantaine dans la région de Guizhou, puis les protestations massives des 200 000 ouvriers de l’immense usine du géant taïwanais Foxconn qui assemble les iPhone d’Apple, protestant contre les confinements inhumains et le non-paiement des salaires, et la mort dans un incendie à Urumqui (Xinjiang) de 10 personnes parce que les conditions de confinement avaient empêché les pompiers d’agir. Dans la continuité de ces protestations, des manifestations ont éclaté à Pékin, Canton, Nankin, Wuhan, Chengdu, Chongqing et aussi Shanghai. Dans la capitale économique de la Chine, une foule compacte s’est réunie dimanche 27 novembre aux cris de « Xi Jinping démission ! PCC démission ! ».
– ces mobilisations ont eu lieu dans un grand nombre de villes chinoises ; cependant, les médias ne font état que de « centaines » de personnes, ce qui laisse penser que, face à la répression et aux menaces policières, il existe effectivement une grande agitation, mais que la participation aux manifestations reste encore relativement limitée ;
– elles sont un mélange, d’une part, de véritables actions de lutte des travailleurs, par exemple à Foxconn, où se sont manifestés de claires revendications salariales et un combat contre les conditions de travail inhumaines, et, d’autre part, des mobilisations étudiantes ou citoyennes protestant contre les mesures scandaleuses d’enfermement et exigeant la fin des contrôles et de la censure ;
– la dynamique qui domine et unifie ces rassemblements n’est pas celle d’un développement massif de la mobilisation et de la solidarité ouvrière, mais celle du rejet du régime stalinien et de la défense d’une alternative démocratique, cela en continuité avec les émeutes de Hong Kong en 2019 ou encore celles de Pékin en 1989.
Il faut donc constater que la perspective ouverte par cette soudaine explosion de manifestations n’est pas celle d’un développement des luttes ouvrières mais bien celle d’une mobilisation sur le terrain bourgeois de la lutte pour des réformes démocratiques (même si des exceptions ponctuelles existent). Certes, ces mouvements posent de sérieux problèmes à la bourgeoisie chinoise : dans la plus grande précipitation, cette dernière a été obligée d’abandonner en quelques jours la politique « zéro Covid » qu’elle maintenait contre vents et marées. Cependant, ils ne présentent en aucun cas une perspective pour le prolétariat. Celui-ci risque au contraire d’être détourné de son terrain de classe et englouti, soit dans un mouvement citoyen désespéré contre le parti stalinien et pour des réformes démocratiques, soit dans une lutte entre fractions bourgeoises au sein du PCC.
La situation des ouvriers chinois est, toute proportion gardée, comparable à ce qui se passe depuis plusieurs mois en Iran, où le meurtre d’une jeune fille par la police des mœurs a provoqué un raz-de-marée d’émeutes, de manifestations et aussi de nombreuses grèves ouvrières. Malgré le caractère très combatif de la classe ouvrière iranienne, la dissolution des luttes ouvrières dans le mouvement populaire contre l’autocratie religieuse et pour les réformes démocratiques est une menace imminente et constante. De fait, l’utilisation des prolétaires comme masse de manœuvre dans la lutte entre fractions bourgeoises (démocrates, religieuses « éclairées », régionales) ou même entre impérialismes (kurde, turc, arabe…) est un danger mortel et il est de la responsabilité des révolutionnaires d’en avertir la classe.
Or, c’est fondamentalement au même danger de dissolution de ses luttes dans des révoltes populaires qu’est confrontée la classe ouvrière en Chine. Il est donc important d’abord de prévenir les ouvriers chinois contre les chants de sirène des révoltes populaires pour plus de démocratie, mais aussi et surtout de les armer contre « l’idée que “tout est possible à tout moment, en tout lieu”, dès que surgissent à la périphérie du capitalisme des affrontements de classe aigus, laquelle idée repose sur l’identification entre combativité et maturation de la conscience de classe ». (1)
En Chine, tous les éléments de la situation laissent présager le début d’une déstabilisation du régime. Même si l’État parvient momentanément à ramener la situation à la normale, la mèche de nouvelles protestations restera allumée. Dans ce contexte, même si le prolétariat chinois développe sa combativité et acquiert un poids dans la situation, son terrible retard politique et sa vulnérabilité aux mystifications démocratiques constituent une entrave considérable. Aussi, il faut être clair sur les perspectives qui s’y présentent pour la classe ouvrière : « Le CCI rejette la conception naïvement égalitariste suivant laquelle n’importe quel pays pourrait être le point de départ de la dynamique révolutionnaire. Cette conception repose sur la croyance anarchiste que tous les pays (à l’exemple de la grève générale révolutionnaire) pourraient simultanément initier un processus révolutionnaire ». (2)
De fait, malgré sa combativité, la classe ouvrière en Chine, comme en Iran ou dans d’autres parties du monde, aura du mal à renforcer ses luttes sur son terrain de classe et développer sa conscience tant que le prolétariat des pays occidentaux ne montrera pas le chemin. Car si toutes les fractions du prolétariat mondial peuvent et doivent apporter leur contribution dans la lutte contre le capitalisme, celles d’Europe occidentale, par leur expérience de la lutte mais aussi des mystifications démocratiques et syndicales de la bourgeoisie, ont une importance déterminante pour le processus révolutionnaire. Cela ne fait que souligner la responsabilité décisive du prolétariat de l’Europe de l’Ouest.
R.H., 14 janvier 2023
1) « Résolution sur la critique de la théorie du maillon faible, adoptée en janvier 1983 par l’organe central du CCI », Revue internationale n° 37 (1984).
2) Idem.
Alors que de nombreux observateurs affirmaient, il y a deux ans, que la Chine était la grande gagnante de la crise du Covid, les événements récents soulignent qu’elle est au contraire confrontée à la persistance de la pandémie, au ralentissement significatif de la croissance économique, à la bulle de l’immobilier, aux obstacles majeurs entravant le développement de la « nouvelle route de la soie », à une forte pression impérialiste de la part des États-Unis, bref à la perspective de turbulences majeures.
Depuis fin 2019, la Chine subit la crise pandémique qui paralyse largement sa population et son économie. Depuis 3 ans, la politique de « zéro Covid », prônée par le président Xi, a provoqué de gigantesques et d’interminables confinements, comme encore en novembre 2022 où pas moins de 412 millions de Chinois étaient enfermés sous des conditions terribles dans diverses régions de Chine, souvent pendant plusieurs mois. En affirmant que la Chine serait la première à dompter la pandémie par sa politique « zéro Covid », Xi et le PCC ont rejeté les stratégies anti-Covid et les recherches médicales sur le plan international. En conséquence, ils se sont retrouvés coincés dans une logique catastrophique du point de vue économique et social, et ceci sans véritable alternative : les vaccins chinois sont largement inopérants, le système hospitalier est incapable d’absorber la vague d’infections résultant d’une politique moins restrictive (Cuba a quatre fois plus de médecins et de lits d’hôpitaux par habitant que la Chine), d’autant plus que la corruption de l’administration politique des provinces ne permet pas d’obtenir des données fiables sur l’évolution de la pandémie (tendance à maquiller les chiffres pour éviter la disgrâce politique).
Les autorités chinoises allaient donc dans le mur. Confrontées à une contestation sociale qui explosait face à l’inhumanité horrible des confinements massifs, elles ont abandonné abruptement la politique « zéro Covid » sans pouvoir proposer la moindre alternative, sans immunité construite, sans vaccins efficaces ou stocks de médicaments suffisants, sans politique de vaccination des plus vulnérables, sans système hospitalier capable d’absorber le choc, et la catastrophe irrémédiable a effectivement eu lieu : des malades font la file pour pouvoir entrer dans des hôpitaux débordés et les cadavres s’accumulent devant les crématoriums surchargés, des dizaines de milliers de personnes mourant à la maison, les morgues débordent de cadavres, les autorités sont totalement dépassées et incapables de faire face à la déferlante : les projections prévoient 1,7 million de morts et des dizaines de millions de personnes lourdement affectées par le raz-de-marée actuel du virus.
Depuis plusieurs années, la Chine subit des pressions économiques et militaires intenses de la part des États-Unis, que ce soit de manière directe à Taiwan ou à travers la constitution de l’alliance AUKUS, mais aussi de manière indirecte en Ukraine. En effet, plus la guerre en Ukraine s’éternise, plus la Chine subit des dégâts importants à travers la déchéance de son principal partenaire sur la scène impérialiste, la Russie, mais surtout à cause de la perturbation des voies européennes du projet de « nouvelle route de la soie ». Par ailleurs, l’explosion du chaos et du chacun pour soi, intensifiés par la politique agressive des États-Unis, pèse aussi lourdement, comme le montre la plongée de l’Éthiopie, un des principaux pivots de la Chine en Afrique, dans la guerre civile. Les projets d’expansion de la « nouvelle route de la soie » sont également en difficulté à cause de l’aggravation de la crise économique : près de 60 % de la dette envers la Chine est aujourd’hui due par des pays en difficulté financière, alors qu’elle n’était que de 5 % en 2010. De plus, la pression économique des États-Unis s’intensifie, avec en particulier les « Inflation Reduction Act » et « Chips in USA Act », des décrets qui soumettent les exportations de produits technologiques de diverses firmes technologiques chinoises (par exemple, Huawei) vers les États-Unis à de lourdes restrictions sur le plan de tarifs douaniers protectionnistes, de sanctions contre la concurrence déloyale, mais surtout du blocage du transfert de technologie et de la recherche.
Les confinements à répétition puis le tsunami des infections menant au chaos dans le système de santé, la bulle de l’immobilier et le blocage de différents itinéraires des « routes de la soie » par des conflits armés ou le chaos ambiant ont provoqué un très fort ralentissement de l’économie chinoise. La croissance au cours du premier semestre de cette année était de 2,5 %, ce qui rend l’objectif de 5 % de cette année inatteignable. Pour la première fois en trente ans, la croissance économique de la Chine sera inférieure à celle des autres pays asiatiques. De grandes entreprises technologiques ou commerciales telles Alibaba, Tencent, JD.com et iQiyi ont licencié entre 10 et 30 % de leur personnel. Les jeunes ressentent tout particulièrement cette détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20 % parmi les étudiants universitaires à la recherche d’un emploi.
Face aux difficultés économiques et sanitaires, la politique de Xi Jinping avait été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :
– sur le plan économique, depuis la gouvernance de Deng Xiao Ping, la bourgeoisie chinoise avait créé un mécanisme fragile et complexe pour maintenir un parti unique tout-puissant cohabitant avec une bourgeoisie privée, stimulée directement par l’État. Or, « à la fin de 2021, l’ère des réformes et de l’ouverture de Deng Xiaoping est de toute évidence révolue, et remplacée par une nouvelle orthodoxie économique étatiste ». (1) La faction dominante derrière Xi Jinping tend donc à renforcer le contrôle absolu de l’État sur l’économie et à clore la perspective d’un renouveau économique et de l’ouverture relative de l’économie aux capitaux privés.
Sur le plan social, avec la politique « zéro Covid », Xi s’assurait non seulement d’un contrôle étatique impitoyable sur la population, mais imposait aussi ce contrôle sur les autorités régionales et locales, qui avaient démontré leur manque de fiabilité et d’efficacité au début de la pandémie. Encore dernièrement en automne, il envoyait des unités de police de l’État central à Shanghai pour rappeler à l’ordre les autorités locales qui libéralisaient les mesures de contrôle.
Cependant, alors que la politique de l’État chinois a été depuis 1989 d’éviter à tout prix toute turbulence sociale de grande ampleur, les mouvements d’acheteurs dupés par les difficultés et faillites des géants de l’immobilier, mais surtout les manifestations et émeutes généralisées dans de nombreuses villes chinoises, exprimant le ras-le-bol de la population face à la politique de « zéro Covid », ont donné des sueurs froides à Xi et ses partisans. Le régime a été obligé de reculer dans la plus grande précipitation face au grondement des troubles sociaux et d’abandonner en quelques jours la politique qu’il maintenait depuis trois ans contre vents et marées. Aujourd’hui, les limites de la politique de Xi Jinping, de retour aux recettes classiques du stalinisme, apparaissent à tous les niveaux : sanitaire, économique et social, alors que celui qui l’imposait, le même Xi Jinping, vient d’être réélu pour un troisième mandat après des tractations complexes en coulisses entre fractions au sein du PCC.
En conclusion, il apparaît aujourd’hui que si le capitalisme d’État chinois a pu profiter des opportunités présentées par son passage du bloc « soviétique » au bloc américain dans les années 1970, par l’implosion du bloc « soviétique » et la mondialisation de l‘économie prônée par les États-Unis et les principales puissances occidentales, les faiblesses congénitales de sa structure étatique de type stalinien constituent aujourd’hui un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux auxquels le pays est confronté et à la pression agressive de l’impérialisme américain qu’il subit.
La situation en Chine est une des expressions les plus caractéristiques de « l’effet tourbillon » de la concaténation et de la combinaison de crises qui marquent les années 20 du XXIe siècle. Ce « tourbillon » de bouleversements et de déstabilisations instille une lourde pression, non seulement sur Xi et ses partisans au sein du PCC, mais plus généralement aussi sur la politique impérialiste de la Chine. Une déstabilisation du capitalisme chinois entraînerait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.
R. Havanais, 15 janvier 2023
1) « Foreign Affairs », repris par Courrier international n° 1674.
Presque un an de guerre en Ukraine… La Russie est bel et bien enlisée, prise au piège. (1) Absorbé par l’engrenage du militarisme, face à une armée ukrainienne préparée à l’avance et à des puissances occidentales qui avaient anticipé, non le moment, mais les visées du Kremlin acculé, l’impérialisme russe aux abois s’est embarqué dans une aventure « spéciale » suicidaire. Il se retrouve aujourd’hui sonné et très affaibli par un conflit qui ne pouvait que l’entraîner sous les décombres.
L’objectif à peine voilé des États-Unis et de l’OTAN, en poussant habilement Moscou au crime, était de briser le fragile lien entre la Russie et la Chine, d’affaiblir et d’isoler davantage Poutine sur la scène internationale. Tout cela, au prix d’une politique de la terre brûlée dont les puissances occidentales sont nettement complices, armant et poussant leur allié ukrainien dans une résistance sanglante, installés dans un chaos dont les conséquences imprévisibles sont potentiellement cataclysmiques.
Dès juillet, les troupes russes ont marqué le pas, laissant paraître des signes d’usure, ne parvenant plus à progresser face à l’armée ukrainienne renforcée par une artillerie dont les armes sophistiquées proviennent largement des alliés occidentaux. Une nouvelle étape est venue accentuer la déconfiture de l’armée russe, lorsqu’en septembre, les troupes ukrainiennes ont obtenu une victoire spectaculaire dans la province de Kharkiv et au nord de Sloviansk. Ce revirement s’est confirmé dès que l’armée ukrainienne s’est emparée de Kherson ; une ville déclarée « russe pour toujours » à peine un mois plus tôt par Poutine, abandonnée ensuite sans résistance.
Aujourd’hui, le bilan de toute cette guerre est effroyable. Début décembre, les belligérants ont tué ou blessé 200 000 personnes. 40 000 civils sont morts en Ukraine et près de 8 millions de réfugiés ont été comptabilisés. (2) Malheureusement, civils et soldats sont d’ores et déjà condamnés a d’autres deuils, d’autres souffrances, aux violences physiques et psychologiques des deux camps : déportations, tortures, viols, exécutions sommaires, bombardements aveugles (en particulier des bombes à sous-munitions très meurtrières). S’ajoutent encore la misère, la faim et le froid au quotidien, la terreur générée par l’État ukrainien, son union patriotique, avec ses contrôles, les quadrillages policiers assurés par ses sbires zélés.
Cherchant désespérément à briser le moral de la population ukrainienne, l’armée russe multiplie, quant à elle, les exactions et les bombardements, privant déjà les habitants de chauffage, d’eau et d’électricité pour l’hiver. L’Ukraine est devenue un charnier et un véritable champ de ruines, un concentré des haines. Une ville comme Marioupol, par exemple, rasée à 90 %, en est un tragique symbole. Des quartiers entiers, des milliers d’écoles, des centaines d’hôpitaux et d’usines sont endommagés ou détruits dans de nombreuses villes, comme celles de Kiev, la capitale, mais également Lviv, Dnipro et Ternopil, en représailles de la destruction du pont de Crimée. Les destructions sont telles qu’il faudrait au minimum 350 milliards de dollars pour reconstruire tout le pays. (3) Le Premier ministre ukrainien, Denys Shmygal, annonce même 750 milliards de dollars. Mais ce zèle patriotique et l’estimation de tels chiffres n’empêcheront nullement l’issue faite de cendres, ruines et cadavres !
Un puissant accélérateur de la décomposition du capitalisme
Alors que la pandémie de Covid-19 est venue torpiller depuis trois ans l’économie mondiale, dont les signaux étaient déjà au rouge, la guerre en Ukraine donne un immense coup d’accélérateur au marasme planétaire, accentuant fortement tous les phénomènes de la décomposition du système capitaliste déjà précipités dans un véritable tourbillon destructeur. Un impact direct sur la situation mondiale qui se manifeste déjà à différents niveaux dans un scénario noir totalement inédit. En premier lieu, par la subite poussée d’une inflation mondiale liée, non seulement à un endettement colossal et à une crise financière, mais aussi et surtout à l’explosion des dépenses militaires destinées au conflit et à de futurs combats de « haute intensité ».
Outre les faillites industrielles en Russie, le bond des dépenses propres à chaque État depuis le début de la guerre, les budgets militaires et civils en soutien à l’Ukraine sont devenus un véritable gouffre financier : « Entre le 24 février et le 3 août, au moins 84,2 milliards d’euros ont été dépensés par quarante et un pays, essentiellement occidentaux ». Les États-Unis ont versé, à eux seuls, 44,5 milliards d’euros (soit près du tiers du PIB ukrainien de 2020). (4)
Bien entendu, cela n’empêche nullement la pauvreté d’exploser dans ce pays en guerre, passant de 2 à 21 % de la population. Une telle situation nécessite des attaques contre tous les ouvriers, générant une paupérisation croissante qui s’installe partout, même dans les pays les plus riches de la planète. Les denrées alimentaires, tout comme les énergies indispensables à la vie courante, sont devenues parfois inaccessibles, de véritables armes de guerre entre voyous au mépris des populations qui doivent péniblement se nourrir et se chauffer. Ainsi, des récoltes de blé en Ukraine, dont les prix explosent, ont été détruites délibérément par l’armée russe. Le marché mondial tend d’ailleurs à davantage se fragmenter, dans une crise qui affecte le commerce et les bases mêmes de la production.
Cette crise et cette guerre alimentent, en plus, la catastrophe climatique et environnementale. L’impact est déjà bien visible en Ukraine. Les véhicules militaires, les bombardements sur les bâtiments civils et industriels, les incendies criminels, ont généré des pollutions très graves : fortes émissions de gaz en tous genres, d’amiante, de métaux lourds et autres produits toxiques. Des rivières sont fortement polluées, comme l’Ikva, contaminée à l’ammoniac. La faune et la flore sont très gravement touchées : « 900 zones naturelles protégées d’Ukraine ont été affectées par les activités militaires de la Russie, soit environ 30 % de l’ensemble des espaces protégés du pays ». Et « près d’un tiers des cultures ukrainiennes pourraient être inexploitables après la guerre ». (5) Le scandale du sabotage des gazoducs russes en mer Baltique révèle, à lui seul, que : « les infrastructures ont relâché environ 70 000 tonnes de méthane, un puissant gaz à effet de serre, soit l’équivalent des émissions de Paris pendant un an ». (6) Les menaces d’une catastrophe nucléaire par les tirs et les frappes des deux camps à Zaporijjia viennent encore assombrir ce sinistre tableau pourtant loin d’être complet.
Même si, en général, les militaires peuvent faire preuve d’expertises indéniables, les États d’habiletés reconnues, même s’ils sont en capacité de marquer des points diplomatiques à tel ou tel moment avec des vues d’ensemble ingénieuses pour défendre leurs propres intérêts, tous leurs savants calculs sont au service d’intérêts étroits, marqués par un mode de production à l’agonie, où la logique du profit et l’économie sont phagocytés par les besoins absurdes de la guerre.
Cette spirale, totalement irrationnelle, de barbarie militaire froidement planifiée par les États, est parfaitement illustrée par les intentions autour de la guerre en Ukraine. Elle confirme pleinement le fait de l’absence de toute motivation ou avantage économique possible : « le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines ». (7) Ainsi, il est désormais parfaitement clair que « la guerre en Ukraine illustre de manière éclatante combien la guerre a perdu non seulement toute fonction économique mais même ses avantages sur un plan stratégique : la Russie s’est lancée dans une guerre au nom de la défense des populations russophones mais elle massacre des dizaines de milliers de civils dans les régions essentiellement russophones tout en transformant ces villes et régions en champs de ruines et en subissant elle-même des pertes matérielles et infrastructurelles considérables. Si dans le meilleur cas, au terme de cette guerre, elle s’empare du Donbass et du Sud-Est de l’Ukraine, elle aura conquis un champ de ruines, une population la haïssant et subi un recul stratégique conséquent au niveau de ses ambitions de grande puissance. Quant aux États-Unis, dans leur politique de ciblage de la Chine, ils sont amenés ici à mener (littéralement même) une politique de la “terre brûlée”, sans gains économiques ou stratégiques autres qu’une explosion incommensurable du chaos sur les plans économique, politique et militaire. L’irrationalité de la guerre n’a jamais été aussi éclatante ». (8)
Face à la débâcle militaire de la Russie, il a existé des signaux diplomatiques discrets qui ont été interprétés comme une disposition de Poutine à peut-être vouloir « négocier ». De même, les occidentaux, en premier lieu les États-Unis, se préoccupent de l’issue d’un conflit qui pourrait, laissé à son libre cours, potentiellement aboutir à une implosion catastrophique de la Russie. Mais quelles que soient les intentions ou la politique des uns et des autres, quelle que soit la durée de cette guerre dont nous ignorons encore l’issue ou les ravages à venir, une chose est certaine : la dynamique d’accélération du chacun pour soi et du chaos, du militarisme, ne pourront que s’exacerber. Seule la révolution mondiale du prolétariat pourra mettre fin à cette folie du capital qui prend désormais les allures de l’apocalypse.
WH, 20 décembre 2022
1) Cf. « Signification et impact de la guerre en Ukraine », Revue internationale n° 168, (Rapport adopté en mai 2022).
2) Mark A. Milley, chef d’État-major américain, cité par Courrier international : « Selon les États-Unis, la guerre en Ukraine a fait 200 000 victimes chez les soldats » (10 novembre 2022).
3) « Ukraine : la reconstruction coûtera au moins 350 milliards de dollars », La Tribune (10 septembre 2022).
4) « Guerre en Ukraine : six mois de conflit résumés en neuf chiffres clés », Les Échos (24 août 2022).
5) « Pourquoi la guerre en Ukraine est aussi un désastre écologique », BFMTV.com (30 octobre 2022).
6) « Les fuites de méthane des gazoducs Nord Stream sont moins importantes qu’annoncé », Le Monde (6 octobre 2022).
7) Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France, repris dans le « Rapport sur le Cours Historique » adopté au 3e congrès du CCI, Revue internationale n° 18 (1979).
8) Cf. « Signification et impact de la guerre en Ukraine », Revue Internationale n° 168, (Rapport adopté en mai 2022).
Nous publions ci-dessous un extrait d’un courrier adressé par un de nos lecteurs, Robert, suite à une permanence en ligne à laquelle il a assisté, suivi de notre réponse.
Concernant les luttes des prolétaires : les révolutionnaires doivent-ils dénoncer les luttes des prolétaires qui se trompent, utilisent des méthodes qui ne sont pas les siennes ou juste faire la critique ? Car à mon avis, il y a une différence entre dénoncer et critiquer. Dénoncer : veut dire signaler comme coupable. Signaler publiquement les pratiques malhonnêtes, immorales ou illégitimes. Condamner : « déclarer (quelqu’un) coupable », « blâmer quelque chose », « Fermer, empêcher », « interdire ». Critiquer : « capable de discernement, de jugement », « séparer », « choisir », « décider », « passer au tamis »)
Si on regarde ces trois définitions, à mon avis, il faut condamner et dénoncer les organisations bourgeoises et petites-bourgeoises qui désorientent le prolétariat. Mais il faut critiquer un mouvement mené par les prolétaires pour plus de clarification, dans un but de le soustraire à l’influence bourgeoise et petite-bourgeoise. Si on dénonce une lutte du prolétariat, on la dénonce auprès de qui ? De la police, de la justice ? De l’Etat en général ? Ou bien dénoncer des prolétaires auprès d’autres prolétaires ? Par exemple, dénoncer les prolétaires noirs, sous prétexte que leur mouvement est embrigadé par les organisations bourgeoises, auprès des prolétaires blancs ? Dire aux prolétaires blancs qu’il faut soutenir vos frères noirs mais sur des bases de classe ? Ou leur dire non, c’est un mouvement interclassiste, il faut le dénoncer ??? Critiquer, c’est passer au tamis une lutte afin de voir les forces et les faiblesses.
Voyons ce que dit Marx à ce propos, et je souligne que c’est le CCI qui m’a appris cette phrase, pour critiquer le PCInt, que je trouve juste. Marx dit : « Par conséquent, rien ne nous empêche de relier notre critique à la critique de la politique, à la prise de partie en la politique, donc à des luttes réelles, et de nous identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires armés d’un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : “renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat”. Tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré ».
Lorsque Marx dit que nous ne lui disons pas : « renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat ». Cela veut dire, à mon avis que Marx ne dénonce pas et même ne condamne pas les luttes des prolétaires, même si les prolétaires se trompent. Mais Marx rajoute : « Tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré ». Cela veut dire, à mon avis que les révolutionnaires doivent faire la critique des luttes des prolétaires et faire en sorte à l’orienter vers des buts de classe, vers le but final qui est la dictature du prolétariat.
Pour les luttes parcellaires et le rôle des révolutionnaires : « Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production » (Karl Marx). Ce que j’ai compris de cette phrase, c’est que les révolutionnaires ne doivent pas se limiter à la façade des luttes, mais à chercher les causes qui poussent les prolétaires à s’engager dans des luttes inter-classistes. Car la signification que donnent les organisations bourgeoises, petites-bourgeoises et les prolétaires à des slogans n’est pas la même. Les prolétaires lorsqu’ils parlent de liberté, égalité, fraternité, cela veut dire dignité, pain, paix… Même si les mots sont ambigus.
Robert
Pour commencer, nous voulons saluer le courrier du camarade qui a souhaité poursuivre le débat et apporter d’autres arguments à ceux développés dans la discussion lors de la permanence. Nous ne pouvons qu’encourager ce type d’initiative et c’est dans cette démarche que nous inscrivons la réponse que nous faisons ici au camarade.
Les questions que soulève le camarade sont d’une grande importance : il s’agit, en effet, de déterminer comment les révolutionnaires doivent orienter leur intervention face à des mouvements de protestation de toutes sortes. La première chose que nous devons mettre en avant ici, c’est la question du terrain de classe.
La société capitaliste offre un nombre considérable de possibilités d’indignation, de colère, de protestation, tellement les horreurs, les violences et la misère qu’elle propage sont innombrables. Ceci entraîne toute une série de mouvements épars dans lesquelles peuvent se retrouver des prolétaires refusant d’accepter sans broncher toutes ces expressions de barbarie. Il arrive aussi que des prolétaires, sincèrement indignés, soutiennent et participent à des mouvements revendiquant des droits et une législation pour des catégories opprimées (les femmes, les minorités ethniques, les homosexuels, etc.). Mais il s’agit là de véritables pièges tendus par la bourgeoisie, bien souvent par ses associations et partis de gauche qui instrumentalisent le dégoût évident que suscitent, par exemple, la situation des Noirs aux États-Unis ou les violences à l’encontre des femmes. Ces prolétaires se retrouvent donc englués dans des mouvements parcellaires, et par conséquent embrigadés derrière des revendications purement bourgeoises.
Deux exemples peuvent illustrer ces situations. Beaucoup de prolétaires sont inquiets pour l’avenir de la planète face au réchauffement climatique, à la multiplication des catastrophes dites « naturelles ». Mais en s’impliquant dans des luttes pour une meilleure action des États dans le respect de la nature, ces ouvriers s’allient avec toutes les couches de la société dans l’illusion que des améliorations au sein du capitalisme sont possibles. Ils passent ainsi à côté du seul combat efficace pour sauver la planète : la lutte pour la destruction du capitalisme ! Un combat que seule la classe ouvrière peut mener.
De même, les violences policières dans beaucoup de pays développés, fortement médiatisées pour certaines, ont profondément indigné nombre de prolétaires ! Mais en allant lutter pour que des lois et des procédures viennent garantir une intervention policière plus « respectueuse des droits individuels », les ouvriers se mettent tout simplement à la merci de la bourgeoisie et de ses États en oubliant que les forces de police sont toujours le bras armé de l’État bourgeois dans la répression des luttes du prolétariat, comme l’histoire du mouvement ouvrier l’a démontré à de très nombreuses reprises.
On ne peut donc pas caractériser un mouvement par le fait sociologique que des prolétaires y participent. En tant qu’individus, les prolétaires sont potentiellement sensibles à toutes les causes et ne représentent rien en termes de force sociale. La seule force sociale capable de combattre le capitalisme, c’est la classe ouvrière et cette classe n’est pas la simple somme des individus qui la composent, elle n’est pas une entité sociologique qui n’existerait qu’à travers les individus qui la composent. La classe ouvrière existe à travers ses dimensions économique et politique au sein du capitalisme, à travers sa lutte contre l’exploitation de sa force de travail par le salariat. Autrement dit, en tant que classe exploitée et classe révolutionnaire. Elle trouve sa force dans son histoire, ses luttes, son caractère international. Par conséquent, c’est en tant que force collective, dont le ciment est la solidarité de classe internationale, qu’elle peut véritablement instaurer un rapport de force avec la bourgeoisie.
De même, les révolutionnaires ne sont pas des missionnaires qui interviennent auprès d’individus prolétaires pour les sauver de l’idéologie dominante, ce serait de toute façon impossible, aucun individu ne pouvant seul résister au rouleau compresseur de l’idéologie dominante. Les révolutionnaires sont la partie la plus décidée et consciente de la classe ouvrière. Ils représentent, de façon organisée, son bras armé pour développer sa conscience de classe et permettre au prolétariat de prendre le chemin de l’affrontement au capitalisme.
Dans ce cadre, l’intervention des révolutionnaires ne peut s’entendre que comme s’adressant à la classe ouvrière en tant que telle. C’est quand la classe ouvrière lutte en tant que classe qu’elle peut le mieux entendre et assimiler ce que les révolutionnaires ont à lui dire, notamment dénoncer les pièges que lui tend la bourgeoisie pour l’amener à la défaite. Mais aussi lui rappeler les outils et méthodes qu’elle a développés dans toute son histoire pour mener ses combats, en particulier le fait que, de manière consciente, seules son unité et son autonomie peuvent la préserver des pièges de la bourgeoisie et générer un rapport de force en sa faveur.
De ce fait, nous devons caractériser un mouvement d’abord par ses revendications et ses méthodes de lutte. Cela ne signifie nullement d’attendre patiemment un mouvement « pur » mais de déceler deux choses nécessaires pour orienter l’intervention :
– sur quel terrain se situe la lutte ?
– dans un mouvement, est-ce la classe ouvrière qui est mobilisée ou des individus indifférenciés et mêlés à d’autres couches sociales de la société ?
À l’heure actuelle, la plus grande majorité des luttes ouvrières sont organisées par les syndicats. Ces derniers, conformément à leur fonction au sein de l’État, n’ont de cesse de diviser les prolétaires afin de conduire la classe ouvrière à la défaite. Si les syndicats se placent aux avant-postes, c’est parce que la bourgeoisie perçoit la colère et la combativité qui s’éveillent. Ainsi, au cours des grèves ou dans les manifestations, sont reprises des revendications qui appartiennent à la classe ouvrière comme de meilleures rémunérations ou de meilleures conditions de travail. C’est en reprenant des revendications se situant sur le terrain de la classe ouvrière que les syndicats parviennent à se présenter comme les professionnels de la lutte et à en garder le contrôle. Il incombe donc aux révolutionnaires de dénoncer ces pratiques de sabotage et de défendre l’auto-organisation de la classe par une véritable prise en main dans des assemblées générales souveraines. En somme, comme le dit le camarade, il s’agit « d’orienter » les luttes vers « des buts de classe » et surtout « vers le but final » qui est le communisme.
Quand, au contraire, des mouvements se situent sur des terrains interclassistes, voire carrément bourgeois, que doivent faire les révolutionnaires ? Ils doivent mettre la classe ouvrière en garde sur la tentation d’y trouver un moyen lui permettant de développer sa lutte et sa conscience. Cela ne veut pas dire, comme le pense le camarade, qu’on « dénonce » ou qu’on attaque nommément les prolétaires qui y participent. Ce qu’on dénonce, ce sont les pratiques menant à des impasses, les revendications qui n’appartiennent pas au terrain de classe du prolétariat. Il ne s’agit pas d’une posture de censeur, il s’agit du seul moyen que nous avons pour faire prendre conscience aux ouvriers déboussolés que la cause qu’ils estiment juste (réclamer des droits à la bourgeoisie) est en fait un piège qui les conduit finalement à défendre le capitalisme (souvent à la remorque de la petite-bourgeoisie). Nous savons aussi que ces mouvements, ne se situant pas sur le terrain de classe, ne permettent pas à la classe ouvrière d’y être présente en tant que classe, du fait qu’elle se retrouve noyée ou diluée, sans force autonome. Notre intervention auprès des prolétaires directement impliqués n’en est que plus inaudible, incompréhensible. Cela signifie que nous devons assumer d’être à contre-courant car les révolutionnaires ont la lourde tâche d’essayer d’orienter la classe ouvrière vers le chemin le plus propice au développement de sa conscience sans jamais perdre de vue le but de la révolution et de la dictature du prolétariat.
Pour autant, la dénonciation de ce type de mouvement, n’exempte pas les révolutionnaires de réfléchir aux raisons pour lesquelles un nombre plus ou moins important d’ouvriers a participé à ces mouvements. C’est notamment ce qu’avait fait le CCI dans son analyse du mouvement des « gilets jaunes » en France.
Bien-sûr, la classe ouvrière n’est pas une entité désincarnée ni, non plus, un être homogène. Elle est traversée de courants, de mouvements, de débats, de réflexions, de combats. En son sein et à chaque période, la propagande des révolutionnaires obtient un écho plus ou moins important sur une partie plus ou moins étendue de la classe. C’est la raison pour laquelle notre intervention doit se concevoir sur une base collective, de classe et non individuelle. Le niveau de conscience de la classe ouvrière à un moment donné n’est pas la somme des consciences individuelles qui la composent mais le résultat de ce bouillonnement permanent de réflexion et de débat qui permet, parfois en quelques semaines comme en 1905 et 1917 en Russie, à des ouvriers analphabètes et sans intérêt pour la politique, de créer les conditions d’une insurrection et inventer les méthodes d’exercice du pouvoir par le prolétariat en faisant surgir des conseils ouvriers.
Il ne s’agit pas d’une science exacte, mais d’une méthodologie pour déterminer la nature de classe d’un mouvement et pour orienter l’intervention des révolutionnaires en son sein. Mais partir de l’individu est, en revanche, une impasse car l’individu sur le plan politique n’existe pas dans le capitalisme. Défendre le contraire reviendrait à nier les conditions réelles de la production capitaliste et donner du crédit à l’idéologie démocratique qui, en partant des votes d’individus dans l’isoloir, construit la légende de la « volonté du peuple ».
Ce qui est le plus important est de partir, au contraire, de la dimension historique et internationale du prolétariat, de déceler en chaque lutte de quelle manière la classe ouvrière s’inscrit dans ce cadre. Dans quelle mesure elle est en capacité de développer sa lutte en défendant ses propres intérêts. Des luttes dont le terrain privilégié reste celui du combat contre l’exploitation capitaliste. Il s’agit de prendre la mesure du développement de la combativité, de la recherche de la solidarité et de l’unité.
GD, 11 novembre 2022
Le vendredi 2 décembre avait lieu à Paris la première réunion en France du comité No war but the class war (NWCW).
L’existence de ces comités dans le monde n’est pas nouvelle, elle a plus de 30 ans. L’idée de créer des groupes NWCW a d’abord surgi dans le milieu anarchiste en Angleterre en réponse à la première guerre du Golfe en 1991. Il s’agissait d’une réaction, d’un refus de participer aux mobilisations « Stop the War » organisées par la gauche du capital et qui avaient pour fonction essentielle de dévoyer le refus de la guerre dans l’impasse du pacifisme. D’ailleurs, le slogan No war but the class war fait référence à une phrase prononcée dans le premier épisode de la série « Days of Hope » en 1975, de Ken Loach, par un soldat socialiste ayant déserté l’armée britannique durant la Première Guerre mondiale : « Je ne suis pas un pacifiste. Je me battrai dans une guerre, mais je me battrai dans la seule guerre qui compte, et c’est la guerre de classe, et elle viendra quand tout ça sera fini ».
De nouveaux groupes NWCW se sont ensuite formés face à la guerre en ex-Yougoslavie en 1993, au Kosovo en 1999, puis lors des invasions de l’Afghanistan et de l’Irak en 2001 et en 2003.
Chaque fois que possible, nous sommes intervenus dans ces comités qui rassemblaient un milieu extrêmement hétérogène, des gauchistes bourgeois aux internationalistes.
Un autre groupe de la Gauche communiste, la Communist Workers Organisation (CWO), qui est aujourd’hui l’organisation en Grande-Bretagne de la Tendance Communiste Internationaliste (TCI), est intervenu à son tour dans les NWCW à partir de 2001. Immédiatement, la CWO est allée plus loin, en participant activement à la création de nouveaux groupes, comme à Sheffield par exemple : « Nous assistons à une reprise significative des actions de grève, y compris celles des pompiers, des cheminots et des actions au-delà des syndicats dans les transports et les hôpitaux de Strathclyde. “No war but the class war” nous donne la possibilité de travailler dans tout le pays avec les forces qui voient un lien entre les deux et souhaitent associer la lutte de classe à la résistance à la guerre impérialiste ». (1)
Quant au CCI, en 2002, nous écrivions : « nous n’avons jamais pensé que NWCW était un signe avant-coureur de la reprise de la lutte de classe ou un mouvement politique de classe clairement identifié que nous devrions “rejoindre”. Il peut au mieux être un point de référence pour une petite minorité qui se poserait des questions sur le militarisme capitaliste et les mensonges pacifistes et idéologiques qui l’accompagnent. Et c’est bien pourquoi nous avons défendu ses positions de classe (bien que limitées) contre les attaques réactionnaires des gauchistes du type Workers Power (dans World revolution n° 250) et insisté depuis le début sur l’importance de ce groupe en tant que forum de discussion, et nous avons mis en garde contre les tendances à “l’action directe” et le fait de rapprocher ce groupe des organisations révolutionnaires ». (2)
C’est pourquoi l’intervention du CCI au sein de ces groupes avait pour objectifs :
– de clarifier les principes de l’internationalisme prolétarien et le besoin d’une claire démarcation de la gauche du capital et du pacifisme ;
– et de se concentrer sur le débat politique et la clarification contre les tendances à l’activisme qui, en pratique, signifiaient se dissoudre dans les manifestations « Stop the War ».
Vingt ans plus tard, face à l’éclatement de la guerre en Ukraine, ces groupes NWCW ont réémergé, d’abord à Glasgow, puis dans plusieurs villes au Royaume-Uni, et aussi dans le monde. Souvent à l’initiative d’organisations anarchistes, certains NWCW ont aussi été lancés parfois directement par la TCI.
Début décembre, nous nous sommes donc rendus à la première réunion de NWCW. Le comité avait lancé un appel authentiquement internationaliste : « Contre la guerre impérialiste, que peuvent les révolutionnaires ? La guerre en Ukraine a bouleversé la situation politique mondiale en alignant, face à face, la Russie d’une part et l’Otan et les États-Unis d’autre part. […] Comme lors des deux autres guerres mondiales, les révolutionnaires internationalistes affirment que la guerre impérialiste et ses fronts doivent être désertés, quels qu’en soient leurs formes. Dans la guerre et le nationalisme, la classe ouvrière a tout à perdre et rien à gagner. Le seul véritable choix qui s’offre à elle reste la transformation de la guerre impérialiste en guerre de classe, en construisant une alternative basée uniquement sur ses propres intérêts immédiats et à plus long terme. Cette alternative implique, d’ores et déjà, le rejet de l’économie de guerre et de l’ensemble des sacrifices qu’il nous faudrait lui consentir ». C’est sur cette base que nous avions encouragé tous nos contacts à venir participer à cette réunion.
En préambule à la discussion, le présidium a annoncé une division de la discussion en deux parties : d’abord l’analyse de la situation impérialiste, ensuite les moyens d’action du Comité.
La première introduction réalisée par le présidium pour lancer le débat a clairement maintenu ce cap de l’internationalisme, sans aucune ambiguïté. Elle a aussi décrit la réalité de la barbarie impérialiste actuelle. Et elle a défendu une perspective que nous ne partageons pas, celle de la généralisation de la guerre, d’un processus en cours vers l’affrontement de blocs dans une guerre mondiale.
Toute la première partie de la discussion a été assez chaotique. Des participants refusaient tout net de discuter de la situation impérialiste, ils rejetaient tout effort d’analyse comme une perte de temps et appelaient à agir ici et maintenant. Ceux-là se sont moqués de toute intervention jugée « théorique », se gaussant de l’âge des intervenants, éclatant de rire à l’évocation de référence historique du siècle dernier, coupant la parole et intervenant par-dessus les autres. Le présidium a dû à maintes reprises en appeler au respect du débat, sans succès. Une partie d’entre eux ont déserté la salle en cours de route.
Au-delà de l’anecdote, cette ambiance et les propos avancés, contre la « théorie » et pour « l’action immédiate », en disent beaucoup sur la composition de l’assemblée, sur qui a répondu à l’appel et pourquoi. Le texte de l’appel finissait par « Débattons ensemble de la situation, réfléchissons aux actions à entreprendre pour intervenir en commun ! Toutes les initiatives internationalistes sont bonnes à envisager et à populariser ! ». En guise d’initiatives bonnes à prendre, nous avons alors eu la proposition d’attaquer la démocratie (comment ? Mystère..), de manifester devant l’ambassade russe, de soutenir financièrement ceux qui résistent en Ukraine, d’héberger les déserteurs russes…
C’est pourquoi, dans notre première intervention, nous avons eu à cœur de défendre que :
– la guerre en Ukraine est de nature entièrement impérialiste. La classe ouvrière ne doit soutenir quelque camp que ce soit dans ce carnage dont elle est la principale victime ;
– la présente période de guerres impérialistes du capitalisme, matérialisée par la guerre en Ukraine, nous rapproche de l’extinction de l’humanité ;
– seul le dépassement du capitalisme peut mettre fin aux guerres impérialistes ;
– Il est donc dangereux de tomber dans l’activisme, illusoire de croire que la situation peut changer par l’action spectaculaire de quelques poignées d’individus ;
– par conséquent, seule l’action consciente et organisée des masses ouvrières peut mettre fin à la barbarie capitaliste. Il s’agit donc pour les révolutionnaires de participer à ce long processus, à cette élévation générale de la conscience de classe, en étant capable de tirer les leçons de l’histoire.
Cette défense intransigeante de l’internationalisme et du rôle des révolutionnaires n’aura certainement pas suffi. Au contraire, ce qui ressort surtout de cette première partie de discussion, c’est la confusion, l’affaiblissement de la défense de l’internationalisme. Car à l’activisme, à l’appel à la résistance est venue encore s’ajouter une intervention en faveur de la possibilité de la lutte ouvrière pour l’autonomie ukrainienne. Le représentant du groupe trotskiste « Matière et Révolution » a en effet défendu cette thèse classique de l’extrême-gauche. Loin de provoquer une réaction extrêmement ferme du présidium, il n’y a pas même eu une remarque. Il a fallu que de la salle, un participant dénonce cette position nationaliste et demande pourquoi le comité avait directement invité ce groupe trotskiste. Pour réponse, l’un des membres du présidium, le militant de la TCI responsable de cette invitation, a fait la moue et prétendu que non, « Matière et Révolution » n’était pas à proprement parler trotskiste. Ce qui a déclenché le cri dudit militant : « Ah, si, je suis trotskiste ! ». Une situation des plus comiques, s’il en est.
Rappelons que l’appel de la TCI, à la source de l’apparition de ces nouveaux comités NWCW, affirme dans son point 11 que cette « initiative internationale […] offre une boussole politique pour les révolutionnaires de différents horizons qui rejettent toutes les politiques social-démocrates, trotskystes et staliniennes consistant, soit à se ranger carrément d’un côté d’un impérialisme ou d’un autre, soit à décider que l’un ou l’autre est un ‘moindre mal’ qu’il faut soutenir, soit à approuver le pacifisme qui rejette la nécessité de transformer la guerre impérialiste en guerre de classe, ce qui sème la confusion et désarme la classe ouvrière pour qu’elle n’entreprenne pas sa propre lutte ».
Nous ne saurions mieux dire à l’égard de cette fameuse « initiative internationale ». Effectivement, elle « sème la confusion et désarme la classe ouvrière » !
Dans notre première intervention, nous avons aussi commencé à exposer notre principal désaccord avec l’initiative NWCW. Comme en 1991, 1993, 1999, 2001, 2003…, il y a l’illusion que face à la guerre peut naître et, même, est en train de naitre une réaction massive de la classe ouvrière, réaction dont ces comités seraient en quelque sorte soit l’expression, soit les prémices. À l’appui de cette thèse, chaque grève actuelle est mise en exergue. Seulement, c’est ici tout mettre la tête en bas.
Au début des années 1990 et des années 2000, la combativité de la classe ouvrière était faible. Il y avait par contre une véritable réflexion face à la barbarie impérialiste dans laquelle les grandes puissances démocratiques étaient toutes directement engagées. C’est pourquoi les fractions de la gauche du capital avaient instauré un contre-feu en organisant de grandes manifestations pacifistes partout en Europe et aux États-Unis. En s’opposant à ce piège, à cette impasse incarnée par le slogan « Stop the War ! », les comités NWCW, au-delà de toutes leurs confusions, représentaient au moins un certain mouvement venu d’éléments qui cherchaient une alternative internationaliste au gauchisme et au pacifisme. C’est cet effort que le CCI essayait de pousser le plus loin possible en intervenant dans ces comités, quand la TCI s’illusionnait sur le potentiel de la classe et de ces comités, et croyait pouvoir étendre son influence sur le prolétariat par l’intermédiaire de ces groupes.
Aujourd’hui, la colère sociale gronde, la combativité de la classe se développe. Les grèves qui ne s’arrêtent plus depuis le mois de juin 2022 au Royaume-Uni sont l’expression la plus claire de la dynamique actuelle de notre classe à l’échelle internationale. Mais le ressort de ces luttes, ce n’est pas la réaction ouvrière face à la guerre. Non, c’est la crise économique, la dégradation des conditions de vie, la hausse des prix et les salaires misérables qui provoquent ces grèves. Il est indéniable que par ces luttes, la classe ouvrière refuse, dans les faits, les sacrifices que la bourgeoisie impose au nom du « soutien à l’Ukraine et à son peuple » ; et ce refus montre que notre classe n’est pas embrigadée, qu’elle n’est justement pas prête à accepter la marche généralisée vers la guerre ; mais elle ne fait pas encore consciemment tous ces liens.
Concrètement, qu’est-ce que la réalité de cette dynamique implique ? Pour le comprendre, il suffit de constater ce qui s’est passé à Paris lors de cette première réunion NWCW.
Ce « comité » n’en a que le nom. Dans la réalité, c’est la TCI qui a constitué ce groupe, épaulé par un groupe parasitaire nommé GIGC. Dans la salle, il y avait presque exclusivement des représentants de groupes et quelques individus politisés qui gravitent autour de ces deux groupes. La CNT-AIT Paris, Robin Goodfellow, Matière et révolution, l’Asap, et donc quelques individus, certains de la mouvance autonome, d’autres de la CGT ou du syndicalisme révolutionnaire. Donc pêle-mêle des militants trotskistes, anarchistes, autonomes, staliniens, et de la Gauche communiste… Le GIGC l’écrit lui-même : « Dès l’Appel de la TCI lancé, ses membres en France et nous-mêmes avons, de fait, constitué un comité dont les premières interventions eurent lieu, par voie de tracts, lors des manifestations de juin dernier à Paris et quelques villes de province ». (3) Il s’agit donc là d’une création totalement artificielle, véritablement hors-sol. Un comité, c’est tout autre chose.
En 1989, nous écrivions : « La période que nous vivons aujourd’hui voit, ici et là, au sein de la classe ouvrière, l’émergence de comités de lutte. Ce phénomène a commencé à se développer, en France au début de 1988 (au lendemain de la grande lutte à la SNCF). Depuis lors, plusieurs comités regroupant des ouvriers combatifs se sont formés dans différents secteurs (PTT, EDF, Enseignement, Santé, Sécurité Sociale, etc.) voire même, et de plus en plus, sur une base inter-sectorielle.
Signe du développement général de la lutte de classe et de la maturation de la prise de conscience qu’il engendre, ces comités correspondent à un besoin (ressenti de plus en plus largement parmi les ouvriers) de se regrouper pour réfléchir (tirer les leçons des luttes ouvrières passées) et agir (participer à toute lutte qui surgit) ensemble, sur leur propre terrain de classe, et cela hors du cadre imposé par la bourgeoisie (partis de gauche, groupes gauchistes et surtout syndicats).
C’est un tel comité (le “Comité pour l’extension des luttes” qui regroupe des ouvriers de différents secteurs de la fonction publique et dans lequel le CCI intervient régulièrement) qui est intervenu à plusieurs reprises dans le mouvement de luttes de l’automne 1988 ».
Il y avait donc, à ce moment là, la vie et l’expérience concrète de la classe. Evidemment, une organisation révolutionnaire doit encourager la création de ces comités, s’y investir, pousser en leur sein pour développer l’organisation et la conscience de la classe, mais elle ne peut les créer artificiellement, sans lien avec la réalité de la dynamique de la classe.
Aujourd’hui, il faut surveiller la situation sociale. La question de la guerre n’est pas le point de départ, le socle sur lequel la classe ouvrière se mobilise, ni ne se rassemble en comités de lutte ; par contre, il est tout à fait envisageable que la possibilité de formation de cercles de discussion ou de comités de lutte mûrisse, compte-tenu du développement en cours de la combativité ouvrière face à l’aggravation de la crise économique et de son cortège d’attaques aux conditions de vie. Et alors, faire le lien avec la guerre, défendre l’internationalisme, sera de la responsabilité des révolutionnaires.
D’ailleurs, c’est ce que font déjà tous les groupes de la Gauche communiste par la diffusion de leur presse et leurs éventuels tracts. Cette voix porterait plus loin, aurait une signification historique bien plus profonde, si tous ces groupes formaient un chœur, en portant ensemble un seul et même appel internationaliste.
Refusant une telle démarche au sein de la Gauche communiste, alors que l’Institut Onorato Damen, Internationalist Voice et le CCI ont été capables de voir qu’au-delà de leurs désaccords, ils portaient le même héritage internationaliste à défendre et à diffuser, la TCI préfère à la place créer, avec l’officine parasitaire du GIGC, des coquilles vides à Toronto, Montréal, Paris… en les appelant « comités ». Elle préfère se regrouper avec des groupes trotskistes, autonomes, anarchistes défendant la résistance et faire croire qu’il s’agit là d’un élargissement de la base internationaliste dans la classe.
La même erreur répétée encore et encore depuis 1991. Marx écrivait que l’histoire se répète, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ». D’ailleurs, depuis la salle, un participant a par trois fois demandé quel bilan le comité faisait de l’expérience NWCW depuis 1991. La réponse du membre de la TCI au présidium a été hautement révélatrice : « Il n’y a pas besoin de faire un tel bilan. C’est comme les grèves, cela échoue et cela ne doit pas empêcher de recommencer ». Les révolutionnaires, comme toute la classe, doivent évidemment faire l’exact opposé : toujours débattre pour tirer les leçons des échecs passés. « L’autocritique, une autocritique impitoyable, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, voilà l’air et la lumière sans lesquels le mouvement prolétarien ne peut vivre » disait Rosa Luxemburg en 1915. (4) Tirer les leçons des échecs de NWCW permettrait à la TCI de commencer à regarder en face ses errements.
Voilà ce que voulait souligner notre seconde intervention et qu’une participante dans la salle a mal comprise, y voyant une forme de sectarisme, quand il s’agissait de montrer que l’absence de principes dans ce regroupement qui n’a de comité que le nom venait non seulement ternir l’étendard internationaliste de la Gauche communiste mais aussi semer la confusion.
Durant cette réunion, le membre de la TCI au présidium a répété plusieurs fois, pour justifier cet appel au regroupement sans principe ni base réelle, que les forces de la Gauche communiste étaient isolées, se réduisant, selon lui, à « un pelé et trois tondus ». Par conséquent, ces comités permettaient de ne pas être seul et de pouvoir détenir une influence dans la classe.
Au-delà du fait qu’il y a là l’aveu de l’opportunisme le plus épuré, « oui, je m’allie avec n’importe qui et n’importe comment pour étendre mon influence », au-delà du fait que cette « influence » est illusoire, ces propos révèlent surtout la motivation réelle de la création de ces comités par la TCI : s’en servir comme instrument, comme « intermédiaire » entre la classe et elle. C’était déjà le cas en 2001 quand elle avait rejoint les comités NWCW au Royaume-Uni. Déjà en décembre 2001, nous écrivions un article intitulé « En défense des groupes de discussion », (5) pour nous opposer à l’idée développée par le Partito comunista internazionalista (aujourd’hui groupe italien affilié à la TCI), et reprise plus tard par la CWO, des « groupes d’usine », définis comme des « instruments du parti » pour gagner en implantation dans la classe et même pour « organiser » ses luttes. (6) Nous pensons qu’il s’agit d’une régression vers la notion de cellules d’entreprises comme base de l’organisation politique, défendue par l’Internationale communiste dans la phase de « bolchevisation », dans les années 1920, et à laquelle la Gauche communiste d’Italie s’est fortement opposée. La récente transformation de cette idée de groupes d’usine en appel à la constitution de groupes territoriaux, puis de groupes anti-guerre, en a changé la forme, mais pas vraiment le contenu. L’idée de la CWO selon laquelle NWCW pourrait devenir un centre organisé de la résistance de classe contre la guerre contient une certaine incompréhension de comment la conscience de classe se développe dans la période de décadence du capitalisme.
Évidemment, à côté de l’organisation politique proprement dite, il existe une tendance à la formation de groupes plus informels, lesquels se constituent aussi bien lors des luttes sur le lieu de travail qu’en opposition à la guerre capitaliste, mais de tels groupes, qui n’appartiennent pas à l’organisation politique communiste, restent des expressions d’une minorité qui cherche à se clarifier elle-même et à diffuser cette clarification dans la classe, et ne peuvent se substituer ou prétendre être les organisateurs de mouvements plus larges de la classe, un point sur lequel, à notre avis, la TCI reste ambiguë.
Or, la pratique actuelle de la TCI par la création artificielle de ces comités a des conséquences catastrophiques. Elle engendre la confusion sur l’internationalisme défendu par la Gauche communiste, elle brouille les frontières de classe entre les groupes de la Gauche communiste et la gauche du capital et, peut-être surtout, elle dévoie la réflexion et l’énergie des minorités en recherche vers une impasse activiste.
Toutes ces aventures que la TCI accumule, décennie après décennie, ont toujours mené à la catastrophe, celle de décourager ou de gaspiller l’effort actuellement immensément difficile et précieux du prolétariat à secréter des minorités en recherche des positions de classe.
Nous appelons donc encore une fois, publiquement, la TCI à travailler avec tous les autres groupes de la Gauche communiste qui le souhaitent pour brandir ensemble plus haut l’étendard prolétarien, défendre et faire vivre la tradition de la Gauche communiste.
CCI, 11 janvier 2023
1) « Communism Against the War Drive », disponible sur le site web de la TCI.
2) « L’intervention des révolutionnaires et la guerre en Irak » dans World revolution n° 264.
3) « Réunion publique à Paris du comité “pas de guerre, sauf la guerre de classe” », disponible sur le site web du GIGC.
4) La brochure de Junius (1915).
5) World revolution n° 250.
6) Le compte-rendu publié par la TCI de l’action du comité qu’elle a créé, encore avec le GIGC, à Montréal est à ce sujet édifiant.
Links
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[2] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/37/grande-bretagne
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/guerre-ukraine
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/guerre-ukraine
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/coronavirus
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/covid-19
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/reforme-des-retraites
[8] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/rishi-sunak
[10] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/62/chine
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/revolte-populaire
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