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1 – L’importance historique et internationale de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne (UE) marque une accélération qualitative de l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie mondiale. Le Brexit démontre l’impact croissant du populisme, l’expression politique de l’approfondissement de la décomposition capitaliste, qui a également pris la forme de gouvernements populistes en Europe orientale et en Italie, et le renforcement des partis et factions populistes en Europe occidentale et aux États-Unis. Le désordre autour du Brexit est devenu une véritable caricature des crises politiques internationale. Avec l’impasse du Brexit, toute la bourgeoisie britannique, l’État et la société sont plongés dans une crise politique causée par l’irresponsabilité de factions minoritaires de la bourgeoisie, c’est le résultat de la contamination de ces factions par le développement du populisme. A cela s’ajoute les autres manifestations de l’aggravation de la crise historique : l’affaiblissement croissant des institutions de la Pax Americana après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit l’UE, l’OMC, la Banque Mondiale, l’OTAN, et sous-jacente à tout cela, l’insoluble crise économique mondiale.
Les racines historiques
2 – Le Brexit a pu avoir un tel impact en Grande-Bretagne du fait de tensions historiques au sein de la classe dominante britannique au sujet de l’Europe, tensions générées par son déclin en tant que puissance impérialiste. Jusqu’en 1956, la bourgeoisie britannique pensait pouvoir influencer l’Europe de l’extérieur, mais après l’humiliation de Suez, elle a dû accepter la fin de son règne en tant que puissance internationale de premier rang. Faire partie de l’Europe n’était plus seulement une question de stabilité économique, c’était aussi, fondamentalement, la possibilité de poursuivre la politique impérialiste à long terme de l’Angleterre en essayant de maintenir les divisions entre puissances continentales, en particulier de s’opposer à l’influence de l’impérialisme allemand.
Dans le même temps, l’impérialisme britannique a également cherché à équilibrer son implication en Europe par une “relation spéciale” avec les États-Unis, une relation qui n’avait vraiment de substance que si le Royaume-Uni faisait partie de l’Europe.
Fondamentalement, l’impérialisme britannique a toujours été hostile à l’idée de faire partie de l’UE ; il a néanmoins été contraint de ravaler son orgueil afin de défendre son intérêt national.
Le développement du chaos et la question de l’Europe
3 – La fin de la division du monde en deux blocs impérialistes après 1989 a libéré de puissantes tendances centrifuges. Le Bloc de l’Est s’est effondré et le Bloc occidental a perdu toute raison d’être. Toutes les principales puissances impérialistes se sont ainsi trouvées projetées dans une nouvelle période historique où elles cherchent la meilleure façon de défendre leur intérêt national dans un monde toujours plus chaotique. Au niveau impérialiste, cela signifie que toutes les puissances de second rang sont maintenant contraintes de se trouver dans le même marigot international qui voit le déclin des États-Unis, ces derniers d’autant plus déterminés à conserver leur rôle.
Tout cela met la bourgeoisie britannique sous forte pression, exacerbe les divisions déjà existantes en son sein, en particulier dans son appareil politique, sur comment défendre au mieux l’intérêt national par rapport à l’Europe. Le resurgissement de l’impérialisme allemand ces trente dernières années et le poids de l’impérialisme français dans l’UE ont mis en lumière le faible rôle de l’Angleterre. En son temps, Thatcher s’était déclarée préoccupée par l’impact de la montée en puissance de l’Allemagne, ce qui était l’expression d’une peur historique profonde qui hante l’impérialisme britannique, nourrissant l’euroscepticisme au sein du Parti conservateur et la xénophobie au sein de son électorat. Au début des années 2010, la capacité de la bourgeoisie britannique à manœuvrer au sein de l’UE était en fait minée par le poids grandissant de l’euroscepticisme au sein des conservateurs et par les succès électoraux de l’UKIP. C’est ce qui a mené à la décision d’organiser le referendum de 2016.
Le désastre du referendum et son impact sur le populisme
4 – Le pari politique d’un referendum pour s’opposer à l’influence grandissante de l’euroscepticisme et du populisme s’est heurté à un certain nombre de problèmes fondamentaux. En particulier, la bourgeoisie a sous-estimé la profondeur de l’impact du populisme au sein de la population et de certaines parties de la classe ouvrière, conséquence de ;
– la perte de confiance en soi du prolétariat suite à l’impact d’une série de trente ans d’importantes défaites :
– le poids croissant du désespoir et de la lumpenisation dans des régions et des zones qui ont été laissées à l’abandon ;
– le cynisme croissant et la méfiance envers le système parlementaire, non pas dans le contexte du développement d’une alternative prolétarienne, mais plutôt dans celui d’une confusion, d’une frustration et d’une colère qui ont poussé une partie du prolétariat à devenir la proie de l’influence du populisme. Le fait que la campagne pro-Brexit (“Leave campaign”) a été capable de mobiliser 3 millions d’électeurs qui ne votaient plus a rendu possible sa victoire au referendum ;
– l’utilisation de l’euroscepticisme comme remède-miracle à l’austérité, la mise en cause de l’immigration dans la baisse du niveau de vie ouvrier,
– l’idéologie rendant les banquiers et les élites politiques traditionnelles responsables de la récession économique de 2008, plutôt que le capitalisme lui-même.
La profondeur de la crise politique
5 – Le Brexit a plongé la bourgeoisie britannique, l’une des plus anciennes et expérimentées au monde, dans une crise politique profonde. Elle s’est trouvée confrontée à d’autres crises, mais aucune n’a aussi fondamentalement affaibli chacun des aspects de sa vie politique.
Dans ses Thèses sur la décomposition de 1990, le CCI a montré que c’est là une des manifestations de la décomposition :
“Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique. A la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l’infrastructure de la société. L’impasse historique dans laquelle se trouve enfermé le mode de production capitaliste, les échecs successifs des différentes politiques menées par la bourgeoisie, la fuite en avant permanente dans l’endettement généralisé au moyen de laquelle se survit l’économie mondiale, tous ces éléments ne peuvent que se répercuter sur un appareil politique incapable, pour sa part, d’imposer à la société, et particulièrement à la classe ouvrière, la “discipline” et l’adhésion requises pour mobiliser toutes les forces et les énergie vers la guerre mondiale, seule “réponse” historique que la bourgeoisie puisse offrir. L’absence d’une perspective (exceptée celle de “sauver les meubles” de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l’indiscipline et au sauve-qui-peut”.
Il y a 30 ans, lorsque ces Thèses ont été publiées, la principale expression de cette dynamique était l’effondrement du Bloc de l’Est. Cependant, ainsi que nous le disions à ce moment-là :
“La débandade générale au sein même de l’appareil étatique, la perte du contrôle sur sa propre stratégie politique, telles que l’URSS et ses satellites nous en donnent aujourd’hui le spectacle, constituent, en réalité, la caricature (du fait des spécificités des régimes staliniens) d’un phénomène beaucoup plus général affectant l’ensemble de la bourgeoisie mondiale, un phénomène propre à la phase de décomposition”.
6 – La déstabilisation politique de la classe dominante en Grande-Bretagne s’est plus concrètement exprimée dans le chaos qui s’est développé à mesure que la date de la sortie du pays de l’UE se rapprochait. Cela a conduit à la paralysie du parlement. L’État anglais était jusqu’ici considéré comme un maître du contrôle de la situation politique ; aujourd’hui, l’appareil politique est ouvertement moqué, mais surtout objet de méfiance du fait de son incapacité à mener le processus du Brexit.
Suite au referendum, les principales factions de l’État ont compris qu’elles n’avaient pas d’autre option que d’accepter le Brexit. Néanmoins, le capitalisme d’État britannique a fait tout son possible et essayé tout ce qu’il pouvait dans une situation très difficile. Les principales factions des partis Conservateur et Travailliste, autour de May et Corbyn, ont accepté cette politique. Mais avec les tensions de plus en plus profondes générées par la compréhension des implications du Brexit, chacun des partis s’est de plus en plus divisé en différentes factions mettant chacune en avant leurs propres solutions aux insolubles contradictions du Brexit. Même au sein des fractions principales des partis conservateur et travailliste, il y a des divisions sur comment mener un Brexit planifié. May a dû se battre contre les partisans du Brexit les plus acharnés du European Research Group, alors que Corbyn cherchait à concilier le soutien à un projet de Brexit avec un parti massivement anti-Brexit. Cette situation a abouti à plus de deux ans de conflits au sein des deux partis, où toutes les factions se sont battues les unes contre les autres. Autant May que Corbyn ont dû affronter des tentatives de “coup d’État” sous la forme de motions de défiance au parlement.
Cette situation de conflit politique de plus en plus irresponsable a été exacerbée par les luttes entre factions, pendant que l’État cherchait désespérément à éviter d’être proprement éjecté de l’UE. Pendant le gouvernement May, l’État en a été réduit à tenter de soudoyer les députés pour qu’ils soutiennent l’Accord de retrait, en offrant des millions de Livres aux circonscriptions du Labour les plus pro-Brexit, très souvent les plus déshéritées. Cela a entraîné toujours plus de tensions au sein du Parti travailliste, avec des députés anti-Brexit dénonçant d’autres députés pour avoir accepté ces pots-de-vin.
Ces divisions ne se sont pas limitées aux principaux partis politiques, elles se sont étendues aux syndicats et aux groupes gauchistes qui ont ainsi souligné à quel point ils sont intégrés à la structure de l’État.
7 – Les efforts de l’État pour négocier un accord ont non seulement dû affronter la crise politique intérieure, mais ont aggravé la crise politique en Europe. Le résultat du referendum a versé de l’huile sur le feu populiste à travers le continent. Les gouvernements populistes hongrois et polonais sont sortis renforcés par ce résultat. En France, le Front National y a puisé une inspiration, alors qu’en Italie, les populistes de la Ligue du Nord et du Mouvement Cinq Étoiles ont accédé au pouvoir dans le sillage du Brexit. Confrontées au surgissement du populisme, les principales factions bourgeoises dans l’UE n’ont pas eu d’autre choix que de rendre le Brexit le plus compliqué possible. Les parties les plus responsables de la bourgeoisie européenne sont particulièrement furieuses des retombées de l’incapacité de la bourgeoisie britannique à contrôler sa propre situation politique.
8 – Il est très difficile de faire une analyse précise des perspectives ouvertes par cette crise, parce que la bourgeoisie est engagée dans un effort de plus en plus désespéré pour empêcher un Brexit sans accord. Cependant, ce que l’on peut dire de façon certaine, c’est que cette crise et cette instabilité politique vont se poursuivre et s’aggraver. Même si la bourgeoisie était capable de mener à bien un Brexit planifié, elle reste confrontée à la question de plus en plus complexe de trouver son chemin, avec un État affaibli, dans le chaos grandissant de la situation internationale. Vu le chaos déjà infligé à la bourgeoisie britannique par le processus qui a conduit au Brexit, les pressions toujours plus fortes de l’irresponsabilité politique, du “chacun pour soi” et de la fragmentation de l’appareil politique ne peuvent que se poursuivre.
L’impact sur le système bipartite
9 – Tout au long de ces cent dernières années, le capitalisme d’État britannique a maintenu en place un système bipartite dans le but de contrôler et contenir la situation politique. Cependant, même avant le Brexit, ce système avait été affaibli par l’émergence de partis nationalistes en Écosse et au Pays de Galles. Aujourd’hui nous assistons à un processus de fragmentation des partis conservateur et travailliste eux-mêmes. Ces deux dernières années, les tensions se sont exacerbées à un niveau qui menace l’existence même du Parti conservateur. Après le Brexit, ces divisions vont s’élargir, les différentes factions se renvoyant la responsabilité des problèmes de plus en plus profonds qui touchent le capital britannique et ouvrant de nouveaux champs de bataille pour définir quelle politique mener. Cela suppose que le parti ne se fracture pas sous la pression de la réalité du Brexit.
10 – La situation au sein du Parti travailliste n’est pas moins éclatée. Le surgissement de Corbyn avait permis à la bourgeoisie de montrer qu’il y avait une claire “différence” entre le Parti conservateur et les travaillistes. Cette situation est maintenant menacée par la stratégie de Corbyn, qui, en essayant d’obtenir les faveurs de la faction favorable au Brexit, tout en insistant sur la nécessité de conserver des relations aussi étroites que possible avec l’UE afin de contenir les anti-Brexit, fait face à une pression croissante. Le facteur fondamental de ces tensions est le fait que de plus en plus de militants du parti, qui avaient adhéré au soutien à Corbyn, sont à une large majorité partisans d’un second referendum. Les députés anti-Brexit utilisent cette situation pour faire pression sur Corbyn. La faction Blair, notamment, va continuer à utiliser cette tension pour saper l’influence de Corbyn. Comme chez les conservateurs, si le parti survit au Brexit, il y aura en son sein des tensions de plus en plus fortes, du fait que les factions anti-Corbyn cherchent à le destituer pour avoir permis la mise en place du Brexit.
La fragmentation de l’un ou l’autre des deux partis poserait un futur problème à la classe dominante britannique, parce que cela ouvrirait un espace politique pouvant être occupé par les populistes, aggravant ainsi encore les tensions et les difficultés de son appareil politique. Un tel effondrement du système bipartite serait une nouvelle expression de la perte de contrôle toujours plus grande de la situation politique.
11 – À cette instabilité politique, il faut ajouter la perspective du renforcement de l’évolution vers l’indépendance des fractions écossaises de la bourgeoisie britannique. Une telle menace pour l’intégrité du Royaume-Uni pourrait provoquer des tensions sans précédent au sein de la classe dominante, non seulement entre le Parti Nationaliste Écossais (Scottish Nationalist Party) et le reste de la bourgeoisie nationale, mais aussi au sein de la bourgeoisie écossaise, vu qu’elle n’est pas totalement unanime sur la question de l’indépendance, ainsi qu’au sein de la bourgeoisie nationale toute entière, vu que ceux qui refusent le Brexit accusent les partisans du Brexit de saper l’intégrité territoriale du capital britannique.
12 – Ces tensions vont s’aggraver en Irlande du Nord entre les loyalistes et les factions nationalistes irlandaises de la bourgeoisie. L’Accord du Vendredi Saint qui a mis en place le cessez-le-feu était basé sur l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE, ce qui permettait aux nationalistes de faire appel à l’UE pour tout ce qui concerne la Grande-Bretagne. La perte de ce cadre n’est pas discutée par les médias bourgeois. Cependant, la bourgeoisie irlandaise est tout à fait consciente du potentiel d’instabilité que cela pourrait provoquer en Irlande du Nord et c’est pour cela qu’elle insiste sur le plan de retrait qui doit essayer d’assurer qu’il n’y aura pas de frontière physique, et donc pas de possibilité de rallumer les “troubles”.
La majorité en Irlande du Nord a voté pour le maintien dans l’UE pour éviter cela. Mais le Parti Unioniste Démocratique est un très fervent partisan du Brexit alors que le Sinn Fein s’est prononcé contre. Ces divisions dans un contexte d’instabilité politique dans l’appareil politique au sens large accentueront les pressions pour relancer des conflits ouverts entre les différentes factions bourgeoises du Nord.
Les nationalistes gallois qui ont plutôt soutenu le maintien dans l’UE pour s’opposer à la bourgeoisie anglaise vont renouveler leurs appels à l’indépendance.
L’affaiblissement de la position impérialiste et économique anglaise
13 – Quitter l’UE représente un palier qualitatif dans le déclin séculaire de l’impérialisme britannique :
– Être contraint de quitter l’UE du fait de sa propre faiblesse politique signifie que l’impérialisme britannique se retire de l’une des plus importantes zones d’intérêt pour lui. Tout la politique impérialiste de la Grande-Bretagne au sein de l’UE consistait à saper l’influence d’une Allemagne ré-émergente. Par exemple, la volonté de Blair d’étendre l’UE aux pays de l’Est de l’Europe avait pour but d’introduire dans l’UE des États qui étaient historiquement opposés à l’Allemagne. Sortir de l’UE sape cette capacité. L’impérialisme britannique va maintenant se retrouver sur le bord de la route alors que ses principaux rivaux européens, l’Allemagne et la France, ont les mains libres. Il n’aura plus la possibilité d’avoir une influence qu’en provoquant des tensions au sein de l’UE, en soutenant les pays s’opposant à l’Allemagne. Cependant, ces pays se méfient d’une Grande-Bretagne qui s’éloignerait de l’Europe.
– La “relation spéciale” avec les États-Unis se trouve de plus en plus mise en question du fait que, en-dehors de l’UE, l’Angleterre ne sert plus les États-Unis contre les impérialismes allemand et français. Trump a déjà clairement montré qu’il ne voit la Grande-Bretagne que comme un État dont il cherche ouvertement à déstabiliser la vie politique en soutenant le Brexit. Cela a pu contribuer à approfondir la crise politique en Grande-Bretagne et dans l’UE, mais avec son départ, quel rôle peut bien jouer le Royaume-Uni pour les États-Unis dans leurs efforts pour affaiblir l’UE et affronter la Russie et la Chine ? L’impérialisme britannique profondément affaibli va se trouver marginalisé et contraint à des actions désespérées afin d’essayer de s’affirmer.
– Pour la Chine, une Angleterre en dehors de l’UE devient une puissance européenne de second ordre qu’elle essaiera d’utiliser comme contrepoids contre les États-Unis. Dans ce contexte, les tensions au sein de la bourgeoisie vont s’aggraver car la classe dominante cherchera une façon de conserver son influence internationale. L’idée de se rapprocher des États-Unis provoquera une forte opposition du fait de l’amère expérience de la Grande-Bretagne dont le poids impérialiste a été affaibli par les États-Unis depuis un siècle, intensifiée par la perte de sa réputation internationale depuis le soutien du gouvernement Blair à l’invasion américaine de l’Irak et de l’Afghanistan. L’UE maintiendra l’indépendance du Royaume-Uni. L’impérialisme britannique va de plus en plus être considéré comme une puissance impérialiste de troisième ordre.
14 – Le Brexit a déjà un impact important sur l’économie. Une partie fondamentale du secteur manufacturier est l’industrie automobile, qui a vu ses investissements chuter de 50 % depuis 2016. Les principaux secteurs économiques, la City, la Confédération de l’Industrie Britannique, les chambres de commerce, ont tous exprimé leur inquiétude à propos de la crise et de la paralysie politiques. De la même façon que les autres parties les plus responsables de la bourgeoisie et de l’État, ils sont déterminés à empêcher un Brexit sans accord, d’où leur soutien à l’accord de retrait. Cependant, l’instabilité politique causée par les tentatives pour faire accepter cet accord offre une sombre perspective au futur accord commercial avec l’UE et risque de rallumer les tensions à propos du Brexit. La conclusion d’un accord commercial avec l’UE a une importance énorme pour l’économie britannique, pas seulement du fait de la taille de l’UE, mais également, comme le Japon l’a clairement dit, parce que jusqu’à ce que cet accord soit conclu, il n’est pas possible d’en signer un autre avec la Grande-Bretagne. Vu que l’UE et le Japon ont signé en janvier 2019 l’un des plus importants accords commerciaux au monde, l’un comme l’autre ne vont pas accorder quelque avantage que ce soit au capital britannique au détriment de leur accord. La signature de cet accord démontre juste à quel point le Brexit est désavantageux : le capitalisme britannique est contraint de quitter l’une des plus importantes zones de libre-échange au monde. Tous les discours sur une nouvelle “Grande-Bretagne globale” émergente ne sont que du vent. Cela est encore illustré par la situation de la Grande-Bretagne face aux États-Unis. Les partisans du Brexit ont rapidement réussi à signer un traité commercial avec les Américains. L’utilisation très brutale par Trump de la puissance économique, politique et impérialiste des États-Unis pour s’attaquer ouvertement à ses principaux rivaux, pour déchirer les accords de libre-échange existants et pour imposer des accords bilatéraux sont les preuves les plus évidentes que l’idée que ce pays pourrait être “sympa” avec le capital britannique n’est qu’une illusion.
L’impact du Brexit sur le prolétariat
15 – La campagne du referendum et la période qui s’est écoulée depuis ont vu une offensive idéologique sans précédent, hors d’une situation de Guerre mondiale, contre le prolétariat en Grande-Bretagne. Cinq ans à suffoquer sous une chape de plomb d’idéologie démocratique, nationaliste et xénophobe ont entraîné d’importantes divisions au sein du prolétariat. L’atmosphère sociale est saturée par des tensions produites par l’opposition entre “Leave” (quitter l’UE) et “Remain” (rester dans l’UE), entre Nord et Sud, entre villes et campagnes, entre la classe ouvrière blanche pauvre et le reste de la classe. Un climat de haine irrationnelle, de tensions sociales et de violence potentielle bouillonnante envahit la société.
Ces forces destructrices ne sont pas nouvelles mais expriment la progression de la décadence idéologique de la société bourgeoise, les vapeurs nocives qui s’échappent de sa chair pourrie. Le prolétariat ne peut échapper à cette atmosphère délétère. Comme nous le disions à la fin des années 1980, la décomposition de la société bourgeoise, alors que ses contradictions déchirent le tissu social, ne peut qu’avoir un impact sur les qualités qui sont les forces du prolétariat :
“Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :
– l’action collective, la solidarité, trouvent en face d’elles l’atomisation, le “chacun pour soi”, la “débrouille individuelle” ;
– le besoin d’organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;
– la confiance dans l’avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le “no future” ;
– la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque”.
L’impact de ces tendances se manifeste clairement dans la situation actuelle. Avant le referendum, déjà, ces toxines infectaient la classe ouvrière.
16 – Les séries de défaites subies par d’importants bastions de la classe ouvrière dans les années 1970 et 1980, combinées au recul international de la lutte de classe, suite à l’effondrement du Bloc de l’Est, ont mené à un sentiment de désarroi et à une perte de confiance en soi de la classe ouvrière. Tout cela a été renforcé par l’impact grandissant de l’abandon de certaines régions, villes et villages à un processus de décadence sociale qui a suivi la destruction des économies régionales et locales par la crise. Les ouvriers ont été condamnés, par le chômage de longue durée ou par la recherche désespérée d’emplois toujours plus temporaires et précaires, à une pauvreté humiliante. Ces régions sont confrontées de plus en plus à des problèmes destructeurs de consommation de drogue, de rivalités de gangs et de criminalité.
Le poids de cette décadence est renforcé par la bourgeoisie et ses campagnes contre les demandeurs d’asile, les bénéficiaires d’aides sociales, etc. Le message central est que les problèmes de la société ne sont pas causés par le capitalisme, mais par des communautés qui deviennent des boucs-émissaires : resquilleurs, migrants, etc. Cette idéologie est d’autant plus forte vu l’absence de mouvements de classe ouverts dans la période récente (par exemple, l’Office National de la Statistique a indiqué que le nombre de grèves en 2017 a été le plus faible depuis qu’il est comptabilisé, en 1891) ; mais cela peut avoir un impact sur les luttes contre le chômage ou les petits salaires, comme on l’a vu en 2013, lorsque les ouvriers du bâtiment en grève de Lindsay ont repris le slogan : “des emplois anglais pour des ouvriers anglais”, slogan mis en avant par le premier ministre Gordon Brown.
Toute la campagne du Brexit nourrit et approfondit cette atmosphère putride, et toutes les divisions entre factions qui en résultent n’ont eu pour résultat que d’obérer toute autre alternative pour le prolétariat que de s’aligner derrière une faction bourgeoise ou une autre.
La clé de la situation pour la classe ouvrière est de reconnaître qu’elle a des intérêts distincts de toutes les factions de la classe dominante. Une analyse objective de la situation actuelle doit admettre que le sentiment du prolétariat de sa propre identité comme classe révolutionnaire s’est affaibli. Un aspect central de l’activité des organisations révolutionnaires est de contribuer au processus qui mène au renouveau de la lutte de classe consciente.
World Revolution, section du CCI en Grande-Bretagne, janvier 2019