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Nous publions ci-dessous des extraits de l’autobiographie de Léon Trotsky, Ma vie. (1) Après avoir été arrêté et déporté par le Guépéou de Staline dans le lointain Kazakhstan vers Alma-Ata, qui fût l’ancienne capitale de ce territoire durant l’ère soviétique, Trotsky s’est vu progressivement coupé de toute correspondance, censuré puis poussé à l’exil forcé en peu de temps vers la Turquie. Contraint de mener son combat en demandant l’asile, les démocraties occidentales lui refuseront ce privilège.
L’intérêt de ce témoignage, outre celui du talent d’une plume mordante et savoureusement ironique, est de mettre en évidence plusieurs aspects politiques de premier ordre. Dans les faits, ce témoignage montre que les démocraties étaient complices des régimes les plus réactionnaires et autoritaires, comme celui du tsar de Russie, en étant capables d’utiliser tous les prétextes et l’arme de la bureaucratie tatillonne pour refuser systématiquement le droit d’asile, créant ainsi un “front unique international contre le marxisme révolutionnaire”. Les refus des grandes démocraties montrent clairement un soutien et même un certain niveau de complicité avec Staline contre l’Opposition de Trotsky.
L’autre enseignement est celui de la pratique des gouvernements dits “ouvriers”, que ce soit celui du parti social-démocrate en Allemagne, arrivé au pouvoir après le massacre des ouvriers à Berlin en 1919 et l’assassinat des révolutionnaires (comme Rosa Luxemburg), ou le Parti “travailliste”, le Labour party de Grande-Bretagne. Outre l’hypocrisie de la classe dominante, c’est la réalité crue de ce que signifie le droit d’asile dans les démocraties bourgeoises qui est dénoncé ici avec brio et pugnacité.
Le droit d’asile (au moins sur le papier) consiste en ceci qu’un gouvernement donne une retraite même à ses adversaires, à condition qu’ils se soumettent aux lois du pays. Bien entendu, je ne pouvais entrer en Allemagne que comme l’adversaire intransigeant du gouvernement social-démocrate. Au représentant de la presse social-démocrate allemande qui vint chez moi à Constantinople pour me demander une interview, je donnais les explications indispensables que je reproduis ici dans une forme où je les ai rédigées moi-même immédiatement après l’entrevue :
“Comme je demande actuellement à être admis en Allemagne, où la majorité du gouvernement se compose de sociaux-démocrates, je suis tout intéressé à définir mon attitude à l’égard de la social-démocratie. Dans ce domaine, rien n’est changé. Mon attitude à l’égard de la social-démocratie reste ce qu’elle était auparavant. Bien plus, ma lutte contre la fraction centriste de Staline n’est qu’un reflet de la lutte que je mène en général contre la social-démocratie. Ni vous, ni moi, n’avons besoin d’incertitudes ou de réticences.
Certaines publications social-démocrates s’efforcent de trouver une contradiction entre mon attitude de principe à l’égard de la démocratie et ma demande de visa pour l’Allemagne. Il n’y a là aucune contradiction. Nous ne “nions” nullement la démocratie comme la nient les anarchistes (en paroles). La démocratie bourgeoise a des privilèges comparativement aux régimes gouvernementaux qui l’ont précédée. Mais elle n’est pas éternelle. Elle doit céder sa place à la société socialiste. Le pont pour arriver à la société socialiste, c’est la dictature du prolétariat.
Les communistes dans tous les États parlementaires participent à la lutte parlementaire. L’utilisation du droit d’asile, en principe, ne se distingue nullement de l’utilisation du droit de vote, des droits de liberté de la presse, de réunions, etc”.
Autant que je puisse savoir, cette interview ne fut pas publiée. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Dans la presse social-démocrate, à ce moment, des voix s’élevaient, réclamant pour moi le droit d’asile. Un des avocats social-démocrates, le docteur K. Rosenfeld se chargea, de sa propre initiative, de m’obtenir le droit d’entrer en Allemagne. Cependant, il rencontra aussitôt une résistance, car, quelques jours après, il me demanda, par télégramme, à quelles restrictions je consentirais pendant mon séjour en Allemagne.
Je répondis : “J’ai l’intention de vivre dans un complet isolement, en dehors de Berlin ; en aucun cas, je ne me montrerai dans les réunions publiques ; je me bornerai à écrire, dans les cadres de la loi allemande”.
Ainsi, il ne s’agissait plus d’un droit d’asile démocratique, mais du droit de vivre en Allemagne dans une situation exceptionnelle. La leçon de démocratie que se disposaient à me donner les adversaires reçut, d’un coup, une interprétation négative.
Mais nous n’en restâmes pas là. Quelques jours après, je reçus un nouveau télégramme : ne consentirais-je pas à me rendre en Allemagne uniquement pour me soigner ? Je répondis par dépêche : “Je demande qu’au moins on me donne la possibilité d’une cure absolument indispensable en Allemagne”.
Ainsi, le droit d’asile à cette étape, était réduit au droit de faire une cure. Je nommai un certain nombre de médecins allemands réputés qui m’avaient soigné dans les dix dernières années et dont le secours m’était plus que jamais indispensable. Vers Pâques, il y eut une nouvelle note dans la presse allemande : dans les sphères gouvernementales, on estime que Trotsky n’est pas tellement malade qu’il ait absolument besoin de traitement des médecins allemands et des stations thermales allemandes.
Le 31 mars, je télégraphiai au docteur Rosenfeld : “D’après les journaux, ma maladie n’est pas tellement désespérée que je puisse obtenir l’entrée en Allemagne. Je demande si Löbe m’a offert le droit d’asile ou le droit de cimetière. Je suis prêt à subir l’examen de n’importe quelle commission médicale. Je m’engage, après avoir fait ma cure, à quitter l’Allemagne”.
Ainsi, pendant plusieurs semaines, le principe démocratique donna lieu, par trois fois, à des interprétations limitatives. Le droit d’asile devint d’abord le droit de vivre dans une situation exceptionnelle ; ensuite, ce fut le droit de se soigner ; enfin, ce fut le droit d’aller au cimetière. Mais cela signifiait que je ne pouvais apprécier les avantages de la démocratie dans toute leur ampleur qu’en qualité de défunt.
Il n’y eut pas de réponse à mon télégramme. Après avoir attendu quelques jours, je télégraphiais de nouveau à Berlin : “Je considère l’absence de réponse comme une forme déloyale de refus”. C’est seulement après cela que je reçus, le 12 avril, c’est-à-dire deux mois après, cette information que le gouvernement allemand rejetait ma demande de visa. Il ne m’est resté qu’à télégraphier au président du Reichstag, Löbe : “Je regrette de n’avoir pas eu la possibilité d’apprendre par la pratique quels sont les avantages du droit démocratique d’asile”.
Telle est brièvement rapportée l’histoire édifiante de ma première tentative d’obtenir en Europe un visa “démocratique”.
Bien entendu, si l’on m’avait donné le droit d’asile, cela n’aurait entraîné au moindre degré le renversement de la théorie marxiste d’un État de classe. Le régime de la démocratie, qui provient non de principes dominants, mais des besoins de la classe dirigeante, en vertu de sa logique intérieure, comprend aussi le droit d’asile. Le fait d’accorder un asile à un révolutionnaire prolétarien n’est pas du tout en contradiction avec le caractère bourgeois de la démocratie. Mais, actuellement, il n’y a aucune nécessité d’insister sur cette argumentation, étant donné qu’aucun droit d’asile ne m’a été accordé dans l’Allemagne que dirigent les sociaux-démocrates.
Staline, par l’intermédiaire du Guépéou, m’avait proposé, le 16 décembre, de renoncer à toute activité politique. La même condition fut posée du côté allemand, comme une chose qui s’entendait d’elle-même, quand on discuta dans la presse du droit d’asile. Cela signifiait que le gouvernement de Müller-Stresemann considérait comme dangereuses et nuisibles les idées que combattaient Staline et Thaelmann, Staline en diplomate, et Thaelmann, en agitateur, exigeaient du gouvernement social-démocrate qu’il ne me reçût pas en Allemagne (sans doute faut-il penser, au nom de la révolution prolétarienne). Sur un autre flanc, Chamberlain, le comte Westarp et autres pareils exigeaient qu’on me refuse le visa, dans l’intérêt de l’ordre capitaliste. Hermann Müller pouvait de cette façon donner des satisfactions indispensables à ses partenaires de la droite et à ses alliés de la gauche. Le gouvernement social-démocrate devint le lien d’un front unique international contre le marxisme révolutionnaire. Pour trouver l’image de ce front unique, il suffit de se reporter aux premières lignes du Manifeste communiste de Marx et Engels : “Pour une croisade sacrée contre ce spectre (le communisme), toutes les forces de la vieille Europe sont unies, (le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands)”.
Les noms ne sont pas les mêmes ; le fond est le même. Ce fait que les policiers allemands sont actuellement des sociaux-démocrates ne change rien à l’affaire. En somme, ils protègent ce que défendaient les policiers du Hohenzollern.
La diversité des motifs que la démocratie invoque pour refuser le visa est très grande. Le gouvernement norvégien, voyez-vous, se fonde exclusivement sur des considérations de sécurité pour moi. Je n’aurais jamais pensé que j’avais à Oslo des protecteurs si dévoués, à des postes si responsables. Le gouvernement norvégien, bien entendu, se déclare tout entier pour le droit d’asile, de même que les gouvernements allemand, français, anglais et tous les autres. Le droit d’asile, comme on sait, est un principe inébranlable. Mais l’exilé doit, préalablement, présenter à Oslo un certificat comme quoi il ne sera pas assassiné. Dans ce cas, on lui accordera l’hospitalité… à condition, bien entendu, qu’on ne découvre pas d’autres obstacles.
Les débats qui eurent lieu par deux fois au Storting (parlement norvégien, NDLR) au sujet de mon visa, constituent un document politique sans précédent. La lecture de ce texte me dédommagea d’au moins à moitié du refus qui fut opposé aux démarches de mes amis en Norvège.
Le Premier ministre du pays, à cette occasion, s’était entretenu avant tout avec le chef de la sûreté, dont la compétence, en matière de principes démocratiques (je le reconnais tout de suite) est incontestable. Donc le chef de la sûreté, d’après le récit de M. Mohwinkel, fit valoir qu’il serait plus raisonnable de laisser les ennemis de Trotsky lui régler son compte ailleurs que sur le territoire norvégien. Ce n’était pas dit si nettement, mais c’était bien l’idée. Le ministre de la justice, d’autre part, expliqua au parlement norvégien, que la protection de Trotsky serait une charge trop lourde pour le budget. Le principe de l’économie dans l’administration des affaires publiques, qui est aussi un des principes démocratiques incontestables, se trouva pour cette fois en opposition irréductible avec le droit d’asile.
En tous cas, la conclusion fut que celui qui a le plus besoin d’un asile est aussi celui qui a le moins de chance d’en avoir un.
Le gouvernement français se montra beaucoup plus spirituel : il allégua simplement que l’arrêté d’expulsion signé par Malvy n’avait pas été rapporté. C’est là un obstacle absolument insurmontable sur le chemin de la démocratie ! J’ai raconté comment, après cette expulsion, et bien que l’arrêté de Malvy fût toujours en vigueur, le gouvernement français avait mis à ma disposition des officiers français, comment j’avais reçu la visite de députés, d’ambassadeurs et d’un des Premiers ministres français. Mais ce sont là des faits qui, de toute évidence, se sont déroulés sur des plans sans aucun point d’intersection entre eux. Actuellement, donc, la situation est telle : le droit d’asile en France me serait accordé à coup sûr s’il n’existait pas dans les archives de la police un arrêté d’expulsion pris sur la demande de la diplomatie du tsar. On sait qu’un ordre de police est quelque chose dans le genre de l’étoile polaire : il n’y a aucune possibilité de l’abolir ou de le déplacer. Qu’il en soit ainsi ou autrement, le droit d’asile est pourtant accordé aux exilés en France. Où est donc le pays dans lequel ce droit aurait trouvé… son refuge ? Ne serait-ce pas en Angleterre ?
Le 5 juin 1929, l’Independant Labour Party, dont Mac Donald est membre, m’invitait, officiellement et de sa propre initiative à venir en Angleterre faire une conférence à l’école du parti ; l’invitation, signée par le secrétaire général du parti, portait ceci : “en raison de la formation ici d’un gouvernement ouvrier, nous ne pouvons supposer que des obstacles s’élèvent à l’occasion de votre venue en Grande-Bretagne dans ce but”.
Néanmoins, des obstacles s’élevèrent. Non seulement il ne me fut pas donné de faire une conférence devant les partisans de Mac Donald, mais je ne devais même pas profiter de l’assistance des médecins anglais. Le visa me fut refusé purement et simplement. Clynes, ministre de la police du Labour Party, argumenta en faveur de cette interdiction à la Chambre des Communes. Il expliqua l’essence philosophique de la démocratie avec une spontanéité qui aurait fait honneur à n’importe quel ministre de Charles II. Le droit d’asile, selon Clynes, n’est pas pour un exilé le droit de demander un refuge, c’est pour l’État le droit de lui en refuser un. La définition de Clynes est remarquable en ce sens que d’un seul coup, elle en finit avec les bases mêmes de ce qu’on appelle la démocratie. Le droit d’asile comme l’entend Clynes a toujours existé dans la Russie tsariste. Lorsque le Shah de Perse, n’ayant pas réussi à pendre tous les révolutionnaires de chez lui, dut quitter le territoire de sa chère patrie, Nicolas II lui accorda le droit d’asile, et de plus, l’installa assez confortablement à Odessa. Cependant, aucun des révolutionnaires irlandais n’aurait eu l’idée de chercher un refuge en Russie tsariste dont la constitution se ramenait toute au “principe” de Clynes ; les citoyens doivent se contenter de ce que leur donne ou leur enlève le pouvoir de l’État. Mussolini, récemment encore, accordait au padishah d’Afghanistan le droit d’asile en exacte conformité avec ce même principe.
Le pieux M. Clynes devrait du moins savoir que la démocratie a hérité, en un certain sens, le droit d’asile de l’Église chrétienne, laquelle, à vrai dire, tenait ce droit, comme tant d’autres, du paganisme. Un criminel poursuivi n’avait qu’à pénétrer dans un temple, parfois même seulement à toucher l’anneau de la porte, pour être mis à l’abri de ses poursuivants. Ainsi, l’Église entendait le droit d’asile précisément dans le sens du droit de l’homme poursuivi, et non pas comme une mesure arbitraire des curés païens ou des sacrificateurs chrétiens. Jusqu’à présent, j’avais cru que les pieux travaillistes, peu renseignés en matière de socialisme, devraient du moins être de grands connaisseurs en traditions ecclésiastiques. Je constate maintenant qu’il n’en est rien.
Pourquoi cependant Clynes s’arrête-t-il dès le début dans sa théorie du droit politique ? Il a tort. Le droit d’asile n’est qu’une des parties composantes du système de la démocratie. Ni par ses origines historiques ni par sa nature juridique, il ne se distingue de la liberté de parole, des réunions, etc. M. Clynes, il faut l’espérer, en viendra bientôt à déduire que la liberté de parole ne consiste pas dans le droit des citoyens d’exprimer telles ou telles idées, mais que c’est un droit, pour l’État, d’interdire à ses sujets d’avoir pareilles idées. À l’égard du droit de grève, cette déduction a déjà été faite d’une façon patente par la législation britannique. Le malheur de Clynes est en ceci qu’il a dû expliquer ses actes à haute voix parce que, dans la fraction travailliste du parlement, il s’est trouvé des députés pour poser au ministre, quoique respectueusement, des questions gênantes. Le premier ministre de Norvège s’était trouvé dans une situation tout aussi désagréable. Le cabinet allemand ne connut pas de tels ennuis. Il ne se trouva pas un seul député, au Reichstag, pour s’intéresser au droit d’asile. Ce fait acquiert une saveur particulière si l’on se rappelle que le président du Reichstag, aux applaudissements de la majorité, promit de m’accorder ce droit alors que je ne l’avais pas encore demandé.
(…) Je ne puis me dispenser de reconnaître que les échanges de vues des démocraties de l’Europe occidentale qui eurent lieu au sujet du droit d’asile m’ont procuré, entre autres choses, bien des minutes de gaîté. (…) Inutile de parler de l’Amérique. Les États-Unis ne sont pas seulement le pays le plus puissant ; c’est aussi le pays qui a le plus peur. Récemment, Hoover expliquait sa passion pour la pêche par le caractère démocratique de cette distraction. S’il en est ainsi, ce dont je doute, Hoover est en tout cas une des rares survivances de la démocratie que l’on puisse encore découvrir aux États-Unis. Le droit d’asile n’existe plus là-bas depuis longtemps. L’Europe et l’Amérique sans visa. Mais ces continents sont les maîtres des trois autres. Il en résulte donc que c’est : la planète sans visa.
Léon Trotsky, 1930.
1 Trotsky, Ma vie.