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L'élargissement tant
attendu de l'Europe à vingt-cinq pays a enfin eu lieu le Premier mai 2004. Et
il a bien sûr donné lieu à de grandes festivités dans les capitales
européennes. Comme après le sommet de Maastricht fin 1991, on nous a gavé de
grandes déclarations sur cette grande Europe, "continent enfin uni dans sa
totalité"[1]
et de façon pacifique. Et avec la perspective des élections du 13 juin, il est
certain que les trompettes de la propagande bourgeoise vont résoner à nouveau.
Encensé comme un "tournant historique", l'élargissement de l'Union
Européenne (UE), "formidable machine à exporter la paix et la
stabilité"[2]
constituerait "l'acquis principal" et "l'achèvement le plus
remarquable de l'Europe"[3].
L'auto-célébration de la bourgeoisie ne doit pas faire illusion. Lorsque les
bourgeois s'entendent entre eux, c'est sur le dos des ouvriers, sinon ils ne
songent qu'à s'empoigner.
La poursuite de l'intégration européenne, commandée par l'intérêt commun des
puissances de l'Europe de l'Ouest à créer un glacis de relative stabilité pour
endiguer le chaos social et économique généré par l'implosion du bloc de l'Est
en 1989, est loin de signifier "l'unité". Terrain d'affrontement
privilégié des deux guerres mondiales, elle constitue l'épicentre des tensions
impérialistes et il n'y a jamais eu de réelle possibilité de constitution d'une
véritable unité qui permettrait de surpasser les intérêts contradictoires des
différentes bourgeoisies nationales. En effet, "à cause de son rôle historique comme berceau du capitalisme et de sa
situation géographique, (…) l'Europe au 20e siècle est devenue la clé de la
lutte impérialiste pour la domination mondiale."[4]
L'UE, une expression des tensions impérialistes
de l'après Seconde Guerre mondiale…
A une époque, la division du monde en deux blocs impérialistes lui conférait
une relative stabilité, alors que la CEE (Communauté Economique Européenne)
était l'instrument des Etats-Unis et du bloc occidental contre son rival russe,
l'Europe pouvait avoir une certaine réalité. Suite à la Seconde Guerre
mondiale, la construction de la communauté européenne a été soutenue par les
Etats-Unis pour former un rempart contre les velléités d'avancée de l'URSS en
Europe, et conçue pour renforcer la cohésion du bloc occidental. Bien que
contenues et disciplinées par le "leadership" américain face à la
nécessité de faire front à l'ennemi commun, d'importantes divisions n'ont
cependant jamais cessé d'opposer les principales puissances européennes.
L'effondrement du bloc de l'Est en 1989 a entraîné la dissolution du bloc
adverse et la réunification de l'Allemagne qui accédait ainsi à un rang
supérieur de puissance impérialiste, décidée de mettre à profit cette opportunité
de postuler à la direction d'un nouveau bloc opposé aux Etats-Unis. Les raisons
qui contraignaient les Etats d'Europe occidentale à "marcher
ensemble" ont volé en éclats et le phénomène s'est brutalement aggravé
depuis quinze ans. Aussi, contrairement à tout le battage sur la marche en
avant inexorable vers l'unité d'une grande Europe, c'est bien plutôt vers
l'aggravation des tensions en son sein et des divergences d'intérêts qu'elle
va.
Ce bouleversement historique a relancé la lutte pour l'hégémonie mondiale et la
redistribution des cartes sur le continent européen. La lutte acharnée entre
tous ces champions de la paix et de la démocratie pour le partage des
dépouilles de l'ex-bloc russe a conduit, pour la première fois depuis 1945, au
retour de la guerre en Europe au début des années 1990 en ex-Yougoslavie (et au
bombardement par les forces de l'OTAN d'une capitale européenne, Belgrade, en
1999) où France, Grande-Bretagne et Etats-Unis, eux mêmes rivaux, s'opposent,
par alliés interposés, à l'expansion allemande vers la Méditerranée, via la
Croatie. La guerre en Irak a également encore montré l'absence fondamentale
d'unité et les profondes dissensions et les rivalités entre nations
européennes.
…qui s'aggrave encore après la Guerre froide
Depuis 1989, on voit l'Allemagne qui n'a pas cessé de manifester clairement
ses prétentions impérialistes dans son aire d'expansion traditionnelle de la
"Mitteleuropa", sous couvert de la construction européenne. Elle
espère utiliser son poids économique sans équivalent dans les principaux pays
de l'Est européen, ainsi que la proximité institutionnelle créée par
l'élargissement pour arrimer ces pays à sa sphère d'influence. La bourgeoisie
allemande ne peut cependant que se heurter d'un côté au chacun pour soi de ces
différentes nations et de l'autre à la détermination des Etats-Unis d'y
développer leur influence, par le biais en particulier de l'OTAN. "Cinq des nouveaux membres - l'Estonie, la
Lettonie, la Lituanie, la Slovaquie et la Slovénie - ont été accueillis en grande
pompe, le 29 mars, à Washington, dans les rangs de l'OTAN, un mois avant leur
intégration dans l'UE. La Hongrie, la Pologne et la République Tchèque font
partie de l'Alliance depuis 1999. Les Etats-Unis font déjà campagne pour que la
Bulgarie et la Roumanie, les deux autres nouveaux partenaires de l'OTAN, soient
admises, à leur tour, dans l'UE."[5] Les
Etats-Unis comptent sur les pays de la "nouvelle Europe" pour
paralyser son rival le plus dangereux et font le calcul que "plus l'UE s'étend, moins elle s'approfondit,
et que cela complique la formation d'un contrepoids politique à la puissance
américaine"[6],
comme le montrent les tiraillements à propos de l'adoption prochaine de la
Constitution de l'UE.
Si, à l'Est, en dépit du chacun pour soi régnant, l'Allemagne renforce les
potentialités d'accroître à terme son influence impérialiste, à l'Ouest elle se
heurte en revanche à la fois à la France et à la Grande-Bretagne, qui ne
peuvent que réagir à ce développement potentiel de l'impérialisme allemand.
La Grande-Bretagne, qui avait refusé en leur temps les accords de Maastricht,
joue depuis et plus que jamais le rôle de soutien des Etats-Unis, faisant
flèche de tous bois pour alimenter la zizanie entre les puissances européennes.
Principal soutien à l'intervention militaire américaine en Irak, elle subit non
seulement le discrédit de l'échec américain, mais se retrouve de plus en plus
isolée en Europe. L'impact du bourbier irakien a fait voler en éclats la
coalition "pro-américaine" formée par Londres, Madrid et Varsovie
contre les ambitions franco-allemandes d'opposition aux Etats-Unis. L'adoption
d'une orientation pro-européenne par le nouveau gouvernement Zapatero annonçant
son retrait d'Irak, la prive de son principal allié en Europe. Cette défection a
eu pour effet de précipiter la Pologne, ébranlée et divisée sur le choix de ses
orientations impérialistes dans une crise politique qui a débouché sur la
démission de son premier ministre et l'implosion du parti au pouvoir. En dépit
des difficultés qu'elle rencontre, la Grande-Bretagne sera contrainte de
continuer son travail de sabotage de toute alliance continentale durable en
Europe.
Pour la France, qui rêvait de s'émanciper de la tutelle américaine depuis les
années 1950, il n'est pas question de laisser l'Allemagne se fabriquer sur
mesure une Europe sous son influence, ni surtout d'accepter le rôle subalterne
que l'Etat allemand veut lui réserver dans le cadre de l'élargissement
européen. C'est pourquoi elle espère trouver dans le renforcement et l'élargissement
de l'UE les moyens de se garantir un contrôle "communautaire" capable
de brider les ambitions de l'Allemagne. C'est encore pourquoi on la voit
réactiver ses liens "historiques" avec la Pologne et la Roumanie et,
fait plus récent, développer ceux tissés pour s'opposer à l'intervention
américaine en Irak avec la Russie. En la matière, il faut souligner que cette
dernière est tout à fait intéressée à cette "alliance" avec la
France, du fait de sa propre inquiétude à se voir dépossédée de son ex-zone
d'influence à l'Est de l'Europe, les limites de l'UE et de l'OTAN avançant
jusqu'à ses frontières. Ceci afin de prendre l'Allemagne en tenaille sur son
revers. D'autre part, au sein de l'UE, la France se mobilise pour reprendre de
l'influence sur les pays du Sud de l'Europe, notamment l'Espagne, contre la
position hégémonique de l'Allemagne et si elle répond aux sollicitations de la
Grande-Bretagne de développer la défense européenne et de construire en commun
un porte-avions, c'est pour étoffer ainsi face à l'Allemagne l'atout que
constitue la puissance militaire dont cette dernière est dépourvue.
A quoi rime dans de telles conditions toute cette campagne sur la mythique
"unité européenne" ? A servir de propagande idéologique et entretenir
l'illusion sur un monde capitaliste qui sue par tous ses pores la mort et la
misère.
La tendance au chaos et le règne du "chacun pour soi" ne sont en rien
l'apanage des pays de l'ex-bloc de l'Est ou du "tiers-monde". La
disparition de la division de la planète en deux blocs, en donnant le signal du
déchaînement de la guerre de tous contre tous, place l'Europe elle-même au
coeur des antagonismes impérialistes et rend déjà totalement illusoire toute
idée d'une unité de l'ensemble des capitaux nationaux qui la composent. Plus
encore, entre d'un côté‚ la détermination des Etats-Unis avec dans leur
sillage, la Grande-Bretagne qui défend ici ses propres intérêts, de maintenir à
tout prix leur suprématie sur le monde et de l'autre la montée en puissance de
l'Allemagne, qui tend à se poser de plus en plus en rival des Etats-Unis,
l'Europe ne peut que devenir l'enjeu ultime de cet affrontement.