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Incontestablement, les enjeux auxquels la bourgeoisie française devait faire face lors de ces élections étaient particulièrement importants. Lorsque Macron déclarait le 24 février que « les événements [la Guerre en Ukraine] auront des conséquences durables, profondes sur nos vies », il voulait dire que la guerre qui venait de se déclencher en Europe allait impliquer la détérioration du niveau de vie d’une grande partie de la population française, en particulier de la classe ouvrière. Pour ceux qui n’auraient pas compris, Bayrou, l’homme qui a permis à Macron d’être élu en 2017, précisait avec gravité le 3 juillet, que la période allait demander « aux Français » des « efforts considérables » alors que la pandémie de Covid-19 avait déjà détérioré de manière significative les conditions de travail et d’existence.
La perte de maîtrise de la bourgeoisie sur son jeu politique
L’objectif de ces élections était de placer les forces politiques de la bourgeoisie en bon ordre tant pour adopter les orientations permettant de défendre au mieux ses intérêts que pour faire accepter à la classe ouvrière de nouvelles dégradations de ses conditions de vie. Or, cette mise en place souffrait de plusieurs handicaps majeurs, en particulier, l’avancée continue du parti populiste, le Rassemblement national (RN), qui, à l’image du Brexit ou de l’arrivée au pouvoir de Trump, est l’expression de l’irrationalité et de la perte de maîtrise du jeu politique qui ne cessent de se développer au sein de la bourgeoisie, ces forces politiques étant inadaptées à la défense des intérêts de la bourgeoisie nationale.
S’il s’agissait d’abord d’écarter du pouvoir Marine Le Pen et le RN, cela devait se faire malgré la détestation d’une grande partie de la population à l’égard de Macron. Malgré ces handicaps, les élections présidentielles ont été une réussite pour la bourgeoisie puisque Macron a été réélu avec un bon pourcentage des voix, Le Pen ayant une fois de plus échoué.
Mais, les handicaps liés à cette situation, un temps voilés par l’artifice du « front républicain », sont revenus comme un boomerang lors des élections législatives. Ces dernières s’étant conclues par un échec cuisant pour Macron et le regroupement « Ensemble » étant donné l’incapacité du parti du président à obtenir la majorité absolue à l’Assemblée. La fraction la plus lucide de la bourgeoisie a donc échoué puisque l’autre résultat des élections est la progression fracassante du RN qui passe de 8 à 89 députés. Les manœuvres de Macron visant à affaiblir le RN n’ont finalement abouti qu’à son contraire : l’amplification de la popularité des thèmes populistes, en offrant même au RN des gages de respectabilité. Il en est ainsi de toute la campagne médiatique sur les « points de deal » qui visait à montrer que le gouvernement était soucieux de la « sécurité des citoyens ». En réalité, cette campagne a accru le sentiment d’insécurité et a donc été favorable au RN. Alors que la publicité médiatique considérable qui a été donnée à Zemmour lors de la campagne présidentielle visait à diviser le camp populiste, en fin de compte, il s’est produit l’effet inverse puisque le RN est vite apparu comme plus modéré, « normalisé », comme disent les journalistes politiques, ce qui lui a permis de se « dédiaboliser » et, par conséquent, de voir sa base électorale s’élargir. La campagne du parti de droite « Les Républicains » (LR) a apporté sa pierre à l’édifice en focalisant les débats pour la désignation de la candidate LR à l’élection présidentielle sur le programme abject de contrôle le plus strict possible de l’immigration. LR escomptait notamment retenir certains de ses électeurs tentés par le RN. Là encore, l’objectif de la manœuvre s’est mué en son contraire tant les prétendants à l’investiture des Républicains sont apparus comme une pâle copie de la propagande du parti d’extrême-droite.
Cerise sur le gâteau, alors que Macron et ses partisans avaient fait campagne avant l’élection présidentielle sur la nécessité de n’accorder aucune voix à l’extrême-droite, la concurrence imprévue des « Insoumis » lors de ces élections législatives les a amenés à abandonner le credo du « front républicain », en tirant un trait d’union entre la NUPES et l’extrême-droite.
Tout cela montre que les manifestations de la phase de décomposition du capitalisme (1) se développent de manière inexorable et que les petites manœuvres des uns et des autres pour préserver leurs intérêts de clique, au détriment des intérêts de l’État, amplifient cette tendance touchant l’ensemble de la bourgeoisie à l’échelle mondiale, à l’image, par exemple, de l’aggravation de l’instabilité de l’appareil politique au Royaume-Uni suite à la démission de Boris Johnson.
Au final, le système politique français se retrouve dans une situation inédite et anormale sous la Ve République. Aucune majorité absolue ne s’est dégagée et l’Assemblée nationale est divisée en trois blocs. Ceci signifie que le gouvernement ne sera jamais sûr d’obtenir la majorité et l’appareil politique rentre dans une période d’instabilité. Cette situation va même accroître la tendance au chacun pour soi comme le montre le refus des LR de s’allier avec « Ensemble » pour permettre à ce dernier de voir la situation potentiellement se débloquer, LR, qui joue sa survie politique à l’échelle nationale, ne voulant pas apparaître comme un simple supplétif du parti présidentiel.
Il faut ajouter que le regroupement qu’est « Ensemble » est lui-même instable (2) parce qu’il contient des partis dont la concurrence, aujourd’hui mise sous le boisseau, tendra à s’exprimer si l’impopularité de Macron devient trop profonde.
Du coup, alors qu’il s’agit d’attaquer le niveau de vie de la grande majorité de la population et, en particulier, de la classe ouvrière, Macron et son gouvernement parient sur « des majorités de circonstance » selon l’orientation des différentes lois. Un jeu d’équilibriste qui risque fort d’aboutir à l’ouverture d’une crise politique lorsque LR ou le RN penseront tirer avantage d’une telle situation. En tout état de cause, une telle instabilité (et encore plus si elle débouche sur une crise politique) ne peut que gêner, sur le plan intérieur, la capacité du gouvernement à prendre les mesures que la crise du capitalisme impose. Cette instabilité n’est pas favorable non plus à la bourgeoisie française sur le plan extérieur à l’heure où la pression américaine pour que les États européens s’alignent sur leur politique, tant à l’égard de la Russie que partout dans le monde, est devenue particulièrement forte.
La mystification d’une opposition de gauche
Le résultat de ces élections législatives représente cependant une réussite de la bourgeoisie sur un point : le regroupement des partis de gauche (la NUPES), chargé d’empêcher la classe ouvrière de prendre conscience des moyens et des buts de son combat, sort renforcé de ces élections. Le score de Mélenchon aux élections présidentielles l’a fait apparaître comme étant l’homme qui pourrait vraiment changer les choses lors de prochaines élections. Cela lui a permis de dire avant les élections législatives : « Élisez-moi Premier ministre », ce qui sous-entendait qu’il est inutile de mener des luttes car, « moi au pouvoir », la dégradation de vos conditions de vie n’aura pas lieu. Avec 131 députés pour la NUPES (dont 75 pour la seule « France insoumise »), cette apparente capacité d’arriver au pouvoir lors de prochaines échéances électorales a été confirmée. La force capable d’orienter le mécontentement des ouvriers vers les urnes est bien en place. Son programme peut se résumer dans l’idée que la taxation des très hauts revenus va permettre de nous retrouver dans « la France des jours heureux » chère au candidat du PCF, Roussel, et ce, alors que la crise historique du capitalisme étend ses ravages sur l’ensemble de la planète. D’autre part, la prétention à parvenir au pouvoir d’une telle force accroît la capacité des syndicats, déjà en train d’isoler et d’émietter un nombre significatif de grèves, à bloquer l’expression de la combativité de la classe ouvrière puisqu’ils appuieront leur action sur le programme d’un parti prétendant améliorer ses conditions de vie.
Par ailleurs, la bourgeoisie utilise la perte de contrôle de sa propre vie politique pour renforcer les illusions dans les institutions démocratiques. Ainsi, depuis les législatives, on n’arrête pas d’entendre des proclamations venant de tous les partis politiques nous déclamant que le Président n’ayant plus le pouvoir sur l’Assemblée nationale, cette dernière est enfin devenue « la Maison du Peuple » qu’elle aurait toujours due être. Encore une fois, le but est de faire croire que les institutions de la démocratie bourgeoise permettent de protéger le niveau de vie de la très grande majorité de la population. Une telle propagande vise à laisser croire qu’il est absolument inutile, voire néfaste, de vouloir renverser ces institutions et de détruire le capitalisme.
De la même manière, le succès du RN permet aux partis de gauche de remettre au premier plan toute la campagne idéologique antifasciste qui permet également de mobiliser les prolétaires sur des terrains totalement pourris, en les écartant du combat pour la destruction du capitalisme. Et ce, alors que se développent la crise, les guerres, la crise climatique, etc.
Toutes ces manœuvres et ces campagnes idéologiques et médiatiques ne peuvent pas empêcher que la classe ouvrière soit confrontée chaque jour un peu plus à l’inflation qui rabote son salaire réel, à la récession dans laquelle l’économie mondiale est en train de s’enfoncer et qui va provoquer une augmentation du chômage, ni aux attaques que l’État français va mettre en œuvre contre le niveau de vie de la classe ouvrière en vue de récupérer des marges de manœuvre financières. Ces dégradations des conditions de vie provoquent un peu partout dans le monde, et aussi en France, toute une série de grèves démontrant que la classe ouvrière est en mesure de développer ses luttes, bien qu’avec encore beaucoup de difficultés. Mais c’est l’unique direction qui lui permettra de s’affronter à la classe dominante. Car dans les élections, la bourgeoisie sera toujours gagnante !
Vitaz, 8 juillet 2022
1 ) Cf. « Thèses : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107.
2 ) Les rivalités et les concurrences internes ne sont pas l’exclusivité d’ « Ensemble » mais sont aussi à l’œuvre au sein de la NUPES (composée de quatre formations politiques majeures distinctes) et également chez LR.