Mouvement contre la “réforme des retraites” (Partie 1): Tirer les leçons pour préparer les luttes futures

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Les vaincus d’aujourd’hui seront les vainqueurs de demain. Car la défaite est leur enseignement”. (1)

La révolution est la seule forme de “guerre” (...) où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de “défaites”. Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme (à considérer les luttes révolutionnaires) est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces “défaites”, où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? Aujourd’hui (…) nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité. (…) Ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (2)

Oui, les mois de grèves et de manifestations de l’automne 2019 et de l’hiver 2020 ont abouti sur une défaite. La “réforme” des retraites est passée. Mais les liens qui se sont tissés durant cette lutte, l’expérience accumulée, la conscience qui s’est développée sont autant de victoires. De nombreuses leçons sont à tirer de ce long mouvement social pour préparer les luttes futures.

Pour ce faire, il faut se regrouper, débattre, écrire. Cet article se propose d’être une contribution à ce nécessaire effort de réflexion collective.

La classe ouvrière retrouve sa combativité

Pour comprendre l’importance et la signification du mouvement contre la “réforme” des retraites en France, il faut le resituer dans la dynamique de la lutte de classe de ces dernières décennies. De 1968 à la fin des années 1980, le prolétariat, à l’échelle internationale, développe sa lutte : Mai 68 en France, l’Automne chaud en 1969 en Italie, les grèves ultra-combatives en Angleterre tout au long des années 1970, la grève massive de 1980 en Pologne, etc. Durant près de vingt ans, les ouvriers vont accumuler une très grande expérience sur la façon de mener leurs luttes, comment tenir des assemblées générales, comment mener l’extension et, surtout, comprendre comment les syndicats sabotent sans cesse toute prise en main des luttes par les ouvriers eux-mêmes.

Seulement, toute cette génération ne va pas parvenir à politiser le mouvement. Si la pratique de la classe ouvrière dans la lutte est grande, la réflexion sur le capitalisme, l’État et l’organisation des ouvriers demeure faible. Dans ce contexte, l’effondrement du bloc de l’Est, présenté frauduleusement comme la “faillite du communisme”, a produit un terrible choc sur les consciences. Par ce mensonge inique, la barbarie du stalinisme, en réalité une forme caricaturale de capitalisme d’État, devient l’aboutissement inéluctable de toute révolution prolétarienne. La bourgeoisie peut donc déclarer la “fin de l’Histoire” (3) et la disparition de la classe ouvrière. Ayant alors honte d’elle-même et de son histoire, la classe ouvrière perd peu à peu, tout au long des années 1990, la mémoire de ses combats et de ses expériences. Au niveau mondial, cette décennie est celle d’un profond recul de la conscience et de la combativité de notre classe, jusqu’à oublier sa propre existence. Le prolétariat perd son identité de classe.

Seulement, l’Histoire ne s’arrête jamais réellement, quels que soient les vœux et déclarations de la bourgeoisie. Parallèlement, la crise économique continue de s’aggraver et, avec elle, les conditions de vie et de travail se dégradent davantage. La colère face à cette situation inacceptable croît donc, jusqu’à se transformer en combativité, particulièrement dans l’Éducation nationale en France et en Autriche, en 2003. Au-delà du ras-le-bol, une véritable réflexion sur l’avenir du capitalisme commence à voir le jour, notamment sur l’avenir du capitalisme mondial, et c’est pourquoi des associations comme Attac élaborent la théorie de l’anti-mondialisme (qui deviendra l’alter-mondialisme).

Certes limitée, cette contestation sociale indique la fin du recul des années 1990. De nouveau, la classe ouvrière exprime une certaine combativité et développe, très lentement, sa conscience.

Trois ans après, en 2006, une nouvelle génération apparaît sur le devant de la scène. Contre une nouvelle attaque gouvernementale, la création d’un statut encore plus précaire pour les jeunes travailleurs (le Contrat Première Embauche), les étudiants précaires se dressent, s’organisent en assemblées générales ouvertes à tous, étendent la lutte en appelant à la solidarité de tous les secteurs et toutes les générations (“Jeunes lardons, vieux croûtons : tous dans la même salade !” est un slogan brandi partout), créant ainsi une dynamique d’extension de la lutte qui pousse la bourgeoisie française à retirer son CPE (rebaptisé “Contrat Poubelle Embauche”).

Mais le développement de la lutte du prolétariat n’est pas une ligne droite. En 2010, un rude coup est porté sur la tête du prolétariat. Baladés chaque semaine durant plus de dix mois de manifestations stériles en manifestations morbides par les syndicats, plusieurs millions de manifestants ressortent de ce mouvement épuisés et découragés, avec ancré en eux un profond sentiment d’impuissance. Cette défaite va marquer au fer rouge toute la décennie suivante ; durant les années 2010, l’atmosphère sociale se caractérise par l’atonie, l’abattement, la résignation.

Mais là encore, les forces profondes qui poussent dans les entrailles de la société continuent leur œuvre, particulièrement la crise économique mondiale qui charrie avec elle le chômage, la précarité, la pauvreté… mais aussi la colère et la réflexion. Voilà ce que représente le mouvement de la fin 2019 contre la “réforme” des retraites : la réémergence de la combativité ouvrière ! Avec ses mois de mobilisation, ses semaines de grève, ses manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes, cette lutte révèle l’envie d’en découdre du prolétariat, la fin d’une longue période marquée par les têtes basses et le repli. Elle laisse entrevoir un futur où de nouveau le prolétariat va refuser d’accepter sans rien dire les incessantes attaques de la bourgeoisie. Il est donc d’autant plus crucial de tirer les leçons de ce mouvement, pour préparer l’avenir.

La solidarité

Dans la lutte, les ouvriers ont exprimé une nouvelle fois la solidarité qui caractérise notre classe. Si la bourgeoisie a tenté de propager le chacun pour soi, la division et même la compétition, en opposant les cheminots (qualifiés d’ “égoïstes privilégiés”) aux autres travailleurs, les vieilles aux jeunes générations (avec le débat pourri sur l’infâme “clause du grand-père”, par exemple), les grévistes aux non-grévistes, les salariés ayant un travail “pénible” aux autres qui, prétendument, auraient un “labeur reposant”, etc. la classe ouvrière a répondu en se serrant les coudes, en soutenant les cheminots, en faisant vivre son vieux cri de ralliement : “Un pour tous, tous pour un”, en luttant pour défendre leur futur et celui des nouvelles générations ouvrières qui vont rentrer sur le marché du travail… Le slogan “nous voulons nous battre tous ensemble” est le symbole de ce ciment qui a lié les ouvriers en lutte entre eux : la solidarité, condition essentielle de la force sociale de notre classe.

Cette force et cet élan étaient palpables durant toutes les manifestations. Dans les cortèges, cette atmosphère empreinte de solidarité a rendu fiers, et même heureux, les manifestants. C’est peut-être l’une des raisons principales qui a fait qu’à la fin du mouvement, loin d’être abattue par la “défaite” (l’adoption de la “réforme”), la classe ouvrière en est sortie grandie et galvanisée.

Le constat de cette fraternité dans la lutte doit être défendu comme un trésor et cultivé pour les luttes futures.

La massivité

Derrière ce “Tous ensemble” a émergé durant ce mouvement la compréhension qu’il est nécessaire d’être nombreux, de s’unir entre tous les secteurs, de mobiliser public et privé, de développer un mouvement massif face au gouvernement pour inverser le rapport de force.

La leçon de ce mouvement est précieuse. Un secteur, aussi déterminé soit-il, aussi crucial soit-il pour l’économie nationale, aussi grand soit son “pouvoir de blocage”, comme aiment le répéter les syndicats, ne peut à lui seul vaincre face à la bourgeoisie et son État. Au contraire, la mise en avant des cheminots de la SNCF et de la RATP était un piège tendu main dans la main par le gouvernement et les syndicats. À eux seuls, ils devaient incarner la lutte, réduisant le mouvement à une grève par procuration, à une grève isolée et impuissante.

Mais ce piège, sans en avoir pleinement conscience, la classe ouvrière s’en est instinctivement méfiée. Dans les cortèges, partout s’affichait la nécessité de s’unir au-delà des secteurs, d’être le plus nombreux possible, les appels à se mobiliser et à ne pas laisser les cheminots seuls, à entraîner le secteur privé… Ce sentiment grandissant que pour être fort il faut être nombreux, qu’il faut une lutte massive, sera une clef pour l’avenir.

La question sera alors “Comment ?”. Comment la prochaine fois parvenir à développer une lutte massive ? Comment entraîner dans le mouvement l’ensemble des secteurs ? La réponse se trouve dans l’expérience de la classe ouvrière, car elle a déjà démontré sa capacité à étendre géographiquement la lutte. L’un des exemples le plus magistral de cette dynamique d’extension et d’unité est sans aucun doute le mouvement qui s’est déroulé en Pologne durant l’été 1980 : “Face à l’annonce des augmentations de prix, la riposte ouvrière va s’étendre progressivement à tout le pays, en se développant de proche en proche, ville par ville et non pas sur la base de la corporation ou du secteur. Déclenché le 14 août par la grève du chantier naval Lénine de Gdansk contre le licenciement d’une ouvrière, le mouvement va se généraliser en 24 heures à toute la ville et en quelques jours à toute la région industrielle autour des mêmes revendications communes : augmentation des salaires et allocations sociales, samedis libres, garantie de non-répression des grévistes, suppression des syndicats officiels… Dès le lendemain du début de la grève au chantier Lénine, la nouvelle s’était répandue dans toute la ville. Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte. Le même jour, la grève démarre au chantier “Commune de Paris” à Gdynia et s’étend à presque tous les chantiers de la baie, mais aussi aux ports et aux différentes entreprises de la région. Les deux grands chantiers Lénine et “Commune de Paris” deviennent des lieux de rassemblement quotidien des grévistes où se tiennent en permanence des meetings rassemblant des milliers d’ouvriers de différentes usines.

L’organisation de la grève se met en place sur la même base, les mêmes principes par lesquels elle s’est étendue. Les assemblées de grévistes des différentes usines, des différents secteurs, élisent des comités de grève et envoient des délégués au “comité de grève inter-entreprises” (MKS) qui met au point un cahier de revendications communes. Toutes les assemblées de grévistes sont mises au courant quotidiennement des discussions et de l’évolution des négociations par leurs délégués qui font le va-et-vient entre leur entreprise et le MKS qui siège au chantier Lénine.

Les tentatives de division orchestrées par le gouvernement, qui cherche à négocier usine par usine et à faire reprendre le travail dans chaque secteur séparément, se heurtent à ce bloc ouvrier soudé et uni. Ainsi, quand le gouvernement cède très vite des augmentations de salaires pour les ouvriers du chantier de Gdynia et que certains délégués hésitants semblaient prêts à accepter le compromis, ils sont contestés par les délégués des autres usines qui appellent à continuer le mouvement tant que toutes les revendications, de l’ensemble des usines en grève, ne sont pas satisfaites. De nouveaux délégués seront élus par les grévistes.

Dans les jours qui vont suivre, l’exemple lancé par Gdansk, se répandra dans les différentes régions de Pologne. Le signal de la grève de masse est donné. Le rapport de force que vont réussir à imposer les ouvriers est sans précédent depuis les années 1920 et va contraindre la bourgeoisie à céder comme jamais aucune lutte ouvrière depuis lors dans le monde n’a réussi à le faire. Plus encore, c’est une expérience formidable qui a été faite et un acquis ineffaçable appartenant au prolétariat international de la force potentielle de la classe ouvrière lorsqu’elle est réellement unie”. (4)

Un passage de cette citation doit particulièrement attirer l’attention : “Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte”. C’est l’exact opposé de ce qu’ont organisé les syndicats lors du mouvement contre la “réforme” des retraites en France : bloquer les transports, particulièrement les jours de manifestations. Dans les cortèges, certains relevaient cette aberration, réclamant au contraire que les trains roulent vers Paris et les grandes villes pour permettre au maximum de salariés, retraités, étudiants précaires, chômeurs de se rassembler. Une manifestante à la retraite, à Paris, nous a même lancé “Je ne comprends pas pourquoi les trains ne sont pas gratuits pour nous permettre de venir, on faisait ça dans les années 1980”. Par cette anecdote, émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats. Autant de préoccupations que ce mouvement amène à la réflexion du prolétariat et que nous traiterons dans la seconde partie de cet article.

Pawel, 13 mars 2020

 

1) Karl Liebknecht, Malgré tout ! (1919).

2) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).

3) Selon l’expression de Hegel reprise par l’idéologue Francis Fukuyama.

4) Extrait de notre article “Comment étendre la lutte” du 1er février 1989 et disponible sur noter site Internet.

 

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Mouvement contre la “réforme” des retraites