Soumis par Révolution Inte... le
La formation d’un nouveau gouvernement à Londres sous la direction de Boris Johnson ne résout pas la crise politique et la lutte de pouvoir au sein de la classe dominante britannique, qui est devenue un facteur prépondérant dans la vie politique du pays depuis le référendum sur le Brexit en juin 2016. Au contraire : avec la désignation de Johnson par les conservateurs comme leur nouveau leader et Premier ministre, cette crise a atteint une nouvelle étape et la lutte de pouvoir, un nouveau degré d’intensité. La nouvelle phase de cette lutte de pouvoir n’est ni une lutte entre Johnson et ses soi-disant opposants modérés du parti conservateur, ni entre Johnson et l’opposition travailliste, ou avec le Premier ministre écossais, Nicola Sturgeon, fervente partisane du maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Comme le journal du dimanche britannique The Observer et le quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung l’ont affirmé, l’opposant que Johnson et les conservateurs essayent principalement de neutraliser est “Mister Brexit” lui-même : Nigel Farage. Le calcul (ou le pari) de Johnson est d’ “assurer la livraison du Brexit” d’ici au 31 octobre, avec ou sans deal (“le faire ou mourir”) et si possible sans avoir, au préalable, recours à des élection s générales. Faute de quoi, afin de pouvoir “livrer” son Brexit, il risquerait d’avoir à former un gouvernement de coalition avec le nouveau Parti du Brexit de Farage. Ce dernier, outsider insouciant de la politique britannique, aurait ainsi un droit de regard direct sur la politique gouvernementale (ce que les soi-disant élites établies veulent éviter). D’autre part, si le Parlement actuel l’empêchait de livrer son Brexit à temps, comme promis, cela donnerait probablement un élan supplémentaire et considérable à la carrière politique comme aux ambitions de Farage. Le problème que cela pose à Johnson (au moment où ces lignes ont été rédigées) est qu’il n’est pas certain que le Parlement actuel accepte le deal (ou le no deal) qu’il est susceptible de présenter. Le Premier ministre pourrait également détourner l’attention du Parlement en le suspendant temporairement, par exemple. Cependant, certains de ses opposants ont d’ores et déjà déclaré que telle procédure serait considérée comme un coup d’État (en français dans le texte), un véritable putsch. En un mot : le désordre devient un bourbier. Cette situation est une expression claire de la fragmentation qu’engendre le capitalisme dans sa phase de déclin et du chacun pour soi à tous les niveaux : économique, militaire, social et politique. Les acteurs de ce processus, bien que n’étant pas passifs, sont largement conditionnés par celui-ci.
La situation politique (qui, pour l’instant, est pire que l’économique) va de mal en pis. La paralysie progressive de ces trois dernières années menace d’échapper à tout contrôle. Il est important de souligner que, dans ce contexte, si le nouveau Premier ministre mise tout sur un Brexit rapide et à n’importe quel prix, ce n’est pas parce qu’il pense que cette orientation va forcément dans l’intérêt du capitalisme britannique. En réalité, il est de notoriété publique que Johnson était loin d’être convaincu des bienfaits du Brexit au moment du référendum dont le résultat l’avait à la fois surpris et rempli d’une certaine consternation. La principale raison de son soutien au camp pro-Brexit semble avoir été son désir de construire sa propre base d’influence au sein du Parti conservateur afin de pouvoir défier son leader et Premier ministre d’alors : David Cameron. Coincé par la victoire du camp du Leave au référendum, il a rapidement réalisé que la mise en pratique de ce verdict serait une tâche ingrate. Il a donc momentanément renoncé (ou plutôt : reporté) à briguer la tête du parti, préférant laisser le sale boulot à quelqu’un comme Theresa May. La principale préoccupation de Johnson semble donc n’avoir jamais été le Brexit mais sa propre carrière politique. Trois années plus tard, il a réussi à se placer à la tête du parti et de l’État, ce qui nous éclaire sur les changements qui, depuis 2016, ont bouleversé l’équilibre des forces au sein de la classe dominante. Au moment du référendum, les deux camps qui s’opposaient alors étaient clairement dessinés, chacun derrière leur leader respectif : Cameron et Farage.
Farage était un arriviste, évoluant hors du parti et de l’appareil politique établi. Cameron, par contre, en plus d’être Premier ministre, avait beaucoup d’appuis au sein des instances dirigeantes. Ses soutiens provenaient de son propre parti, du Parti travailliste (le principal parti d’opposition), mais aussi des libéraux-démocrates et des nationalistes écossais, tous deux fervents partisans du maintien du Royaume-Uni au sein de l’UE (Remain). Le résultat semblait donc, à première vue, acquis d’avance. Pourtant, plus la campagne de l’UKIP (Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni, extrême-droite) de Farage prenait de l’ampleur, plus les conservateurs (Johnson inclus) se mettaient à rejoindre les partisans du Brexit. Pour la plupart, ce n’était sans doute pas parce qu’ils avaient été convaincus par les arguments d’UKIP. Non pas qu’ils n’aient pas partagé le ressentiment de ce dernier à l’égard de l’Europe pour avoir poussé la Grande-Bretagne à tourner le dos à son ancien Empire mais leur principale motivation semble avoir été tactique : celle de couper l’herbe sous le pied de Farage et le détourner vers une voie de garage.
Mais les conservateurs ont fait une erreur de calcul et les partisans du Remain ont perdu. Ce qui, à son tour, a modifié l’équilibre des forces au sein de la politique bourgeoise britannique. Il suffit de rappeler que Theresa May (alias : “le Brexit signifie le Brexit”) 1 qui a succédé à Cameron, était à l’origine partisane du Remain, comme beaucoup de membres du Parti conservateur qui aujourd’hui se disent partisans d’un Brexit pur et dur. D’ailleurs, au sein du Parti conservateur, les partisans du Remain (les “hauts placés” comme Heseltine ou les députés actuels comme Dominic Grieve) passent un mauvais quart d’heure. Pour le moment, les partisans du Brexit ont plus ou moins pris les rênes du parti, mais surtout, ils ont fait main basse sur le gouvernement. En effet, l’un des architectes de la campagne du Brexit, Dominic Cummings, est désormais le conseiller principal du gouvernement.
Un environnement politique bouleversé par le résultat du référendum
Avant le référendum, il fallait choisir entre quitter ou bien rester au sein de l’Union européenne. Tant que c’était le cas, une majorité de la classe dominante était clairement en faveur de cette dernière option. Cependant, après le référendum, ce choix n’était désormais plus possible. Théoriquement, bien entendu, il serait toujours envisageable d’organiser un second référendum dans le but d’obtenir une majorité de voix en faveur du Remain. C’est une manœuvre bien délicate, cependant. En effet, il n’est absolument pas certain que l’issue serait cette fois différente et une telle tentative serait même périlleuse : elle risquerait d’aggraver les dissensions déjà existantes autour du Brexit ainsi que celles présentes au sein de la classe dominante. C’est pourquoi, parmi la classe exploiteuse, cette option n’est actuellement pas très populaire. Aujourd’hui, la dynamique est à un Brexit sans accord, même si, comme l’ont montré les élections européennes, il existe une polarisation entre le no-deal et le maintien du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne. Theresa May, lorsqu’elle était Premier ministre, a passé le plus clair de son temps à essayer de persuader la “classe politique” que son Brexit négocié devait être considéré comme un moindre mal. Sans succès. Du point de vue de la classe dominante, l’accord proposé par May est sans conteste beaucoup moins avantageux que le fait de rester dans l’UE. Un moindre mal ? Pour la plupart des responsables politiques et “faiseurs d’opinion” du pays, cette option n’en est absolument pas une. Pour eux, le Royaume-Uni devait encore suivre la politique de l’UE sur de nombreuses questions même sans avoir son mot à dire.
Ce dilemme a engendré une désorientation grandissante au sein de l’appareil d’État. Un des produits de cette désorientation est l’émergence de ce que l’on pourrait appeler les “hésitants”. Leur état d’esprit est mis en lumière par le discours et le comportement électoral de nombreux parlementaires : certains défendent une chose puis son contraire le lendemain, d’autres ne savent tout simplement pas quelle position adopter et semblent vouloir laisser leur indécision en l’état le plus longtemps possible. Impossible de deviner quel camp sera, au final, le leur.
Autre conséquence de cette désorientation : la cristallisation, au sein du Parti conservateur, d’une faction grandissante de partisans d’un véritable Brexit dur. “Véritable” car ils défendent le Brexit sans accord, non par opportunisme ou par considération tactique, mais parce qu’ils sont réellement d’accord avec Nigel Farage. Ce noyau dur se regroupe autour de personnes telles que Jacob Rees-Mogg, qui soutient qu’un no-deal est la meilleure chose qui puisse arriver. Ce groupe a indubitablement joué un rôle prépondérant dans la chute de May (après avoir maintes fois saboté ses tentatives pour que son deal soit accepté) et son remplacement par Johnson. Bien qu’il soit probablement encore minoritaire au sein du parti, il a l’avantage, par rapport aux autres conservateurs, de savoir exactement ce qu’il veut. De fait, leurs opposants au sein du parti sont fortement acculés à la défensive, leur rayon d’action étant limité par la crainte que leur vénérable Parti conservateur ne soit en danger existentiel. En effet, ils craignent que les partisans de la ligne dure, s’ils n’arrivent pas à leur fin, se rebellent et qu’ils rejoignent Farage d’une manière ou d’une autre. Scénarios possibles : une scission au sein du parti, ou son “détournement”, dans l’esprit de ce qu’a pu faire Trump avec le Parti républicain aux États-Unis.
Populisme et manipulation de la grogne sociale
Au moins, une chose ressort clairement : la soi-disant élite établie a sous-estimé le facteur du populisme politique en général et le rôle de Farage en particulier. Nous pouvons facilement convenir que le terme “populisme” n’est pas très précis et requiert d’être approfondi. Cela étant, le terme “populisme” lui-même contient déjà une part de vérité, comme l’illustre clairement la situation actuelle de la Grande-Bretagne. L’une des principales raisons du succès de Farage a été sa capacité à tirer parti du mécontentement populaire, à exacerber un ressentiment diffus et à manipuler les préjugés les plus répandus dans le but de contrer la propagande des factions dominantes de sa propre classe. La Grande-Bretagne était loin d’être le seul pays européen où la classe dirigeante, chaque fois qu’elle le pouvait, imputait à “Bruxelles” les effets de ses attaques contre sa “propre” population ouvrière. Cependant, en Grande-Bretagne, ce stratagème était systématiquement utilisé (sur une très longue période), avec une intensité et un degré d’hystérie qui ne se voyait quasi nulle part ailleurs.
De plus, cette politique a atteint un nouveau cap au début du siècle, lorsque certains pays de l’Europe de l’Est ont rejoint l’Union européenne. Une des conditions de leur intégration était que les États membres d’alors soient autorisés à limiter l’afflux de main-d’œuvre en provenance de l’Est pendant une phase de transition pouvant aller jusqu’à huit ans. Il s’agissait de faire en sorte que la pression à la baisse des salaires en Europe occidentale, que la concurrence de l’Est sur le marché du travail allait inévitablement exercer, puisse être introduite progressivement, afin d’éviter une aggravation trop brutale des tensions sociales. Trois pays seulement ont renoncé à ce mécanisme transitionnel : la Suède, l’Irlande et le Royaume-Uni. La principale raison, dans le cas de ce dernier, était évidente. Des pans entiers de l’industrie anglaise souffraient de la concurrence des entreprises allemandes qui bénéficiaient, entre autres, de salaires extrêmement bas grâce à la politique d’austérité de l’ “Agenda 2010”, mis en place par le gouvernement social-démocrate/vert de Gerhard Schröder. Face à cela, un afflux énorme de main-d’œuvre bon marché d’Europe de l’Est était exactement ce dont le capitalisme britannique avait besoin pour contrer cette offensive allemande. Au niveau de la politique du marché du travail, la mesure était un succès total. De nombreux ouvriers en Grande-Bretagne perdirent alors leur travail, remplacés par des “citoyens importés de l’Union européenne” qui se trouvaient dans une situation de détresse économique plus ou moins importante, obligés de travailler plus pour gagner moins. Ces derniers étaient non seulement “très motivés” (comme aime à le dire l’euphémisme capitaliste) mais nombre d’entre eux étaient également très qualifiés.
Cette politique n’a pas fait qu’aider à baisser les salaires réels. Cela a, au niveau social, entraîné une succession de mesures draconiennes, mieux décrite sous le terme : anarchie capitaliste. Presque rien n’avait été prévu pour faire face à l’afflux de centaines de milliers de nouveaux habitants. L’état déjà critique du logement, de la couverture médicale et des services publics tels que les transports et la santé, était désormais au bord de l’effondrement. Et ce, non seulement dans les environs de Londres, mais aussi dans des régions qui, jusqu’alors, étaient moins impactées par le flux migratoire des travailleurs européens. Afin d’illustrer l’ambiance qui régnait à cette époque, citons l’exemple du National Health Service de Londres, qui, au vu de la sur-affluence d’infirmières étrangères déjà compétentes, envisageait de ne plus en former.
Mais ce n’est pas tout. De manière plus ou moins unitaire, le gouvernement britannique et les médias démocratiques et pluralistes ont présenté cet afflux comme une chose que l’Union européenne avait imposé à la Grande-Bretagne et sur lequel Londres n’avait pas eu son mot à dire : un bel exemple de “fake news” ! Ainsi, lorsque Cameron commit l’erreur capitale d’organiser son référendum sur le maintien ou non de la Grande-Bretagne au sein de l’UE, Farage savait exactement ce qu’il faisait en plaçant “le contrôle de nos frontières” au centre de sa stratégie. En procédant ainsi, il fit d’une pierre deux coups : en dirigeant la frustration populaire contre ses propres rivaux bourgeois et, en même temps, en dressant les ouvriers les uns contre les autres, sapant ainsi la solidarité de la classe ouvrière. La seule différence, par rapport à ses homologues populistes en Europe tels que Salvini en Italie ou l’AfD (Alternative für Deutschland) en Allemagne, est qu’il s’est davantage mobilisé contre les migrants de l’Union européenne que contre les réfugiés.
Une coopération transatlantique contre l’Union européenne
Néanmoins, un second point a permis à Farage de prendre ses opposants politiques par surprise : le soutien de puissantes factions bourgeoises hors du Royaume-Uni. Beaucoup de choses ont été dites au sujet du rôle de la Russie dans la campagne sur le Brexit. Il est évident que Moscou avait un intérêt à ce que le camp de l’UKIP sorte gagnant du référendum et il a probablement fait tout ce qui était en son pouvoir pour influer sur le résultat. Cependant, il n’est un secret pour personne que la classe dominante britannique aime blâmer la Russie pour tout et n’importe quoi et a, en réalité, un intérêt direct à exagérer son rôle. Non, l’aide étrangère à laquelle nous faisons ici référence vient d’Outre-Atlantique. Ce n’est pas pour rien que les médias américains comparaient le référendum du Brexit à une sorte de répétition générale de la victoire de Trump aux élections présidentielles américaines de 2016. Ces deux événements furent, en grande partie, pris en main par les mêmes structures, telles que les algorithmes électoraux (aujourd’hui disparus) de la firme Cambridge Analytica appartenant au mathématicien et milliardaire américain Robert Mercer, ou l’empire médiatique de l’Australien Rupert Murdoch, fervent partisan de Trump.
Il y a, entre les factions bourgeoises dominantes américaines et britanniques, une longue tradition d’étroite collaboration et ce même sur les questions économiques. Tristement célèbre est le rôle majeur joué par les efforts combinés de Margaret Thatcher (Royaume-Uni) et Ronald Reagan (États-Unis) dans la mise en place d’un ordre économique mondial “néo-libéral”. Plus récemment, précisément face au référendum sur le Brexit, Barack Obama tentait de venir à la rescousse de David Cameron en mettant son poids politique et ses talents d’orateur de son côté. Mais à cette occasion (peut-être pour la première fois à une telle échelle), le soutien “officiel” de l’administration Obama au gouvernement britannique fut contrecarré par un autre soutien transatlantique, “non officiel” celui-ci : celui des futurs “trumpistes” aux partisans du Brexit. Cette dernière collaboration fut motivée par la conviction commune que, dans la phase historique actuelle, “le multilatéralisme”, qu’il se présente sous la forme de l’Union européenne ou, par exemple, sous celle de la Nouvelle route de la soie chinoise, est de plus en plus susceptible d’être utilisé comme bélier contre les intérêts de la plus grande puissance mondiale, les États-Unis, mais également contre ceux de l’ancien leader mondial, le Royaume-Uni. Par dessus-tout, ils soupçonnent des entités comme l’Union européenne d’être sujettes à la manipulation par des rivaux potentiels tels que la Chine et l’Allemagne. Ces deux dernières puissances, en particulier, sont considérées à Londres et à Washington comme profitant du marché unique de l’UE pour étendre leur influence au travers de toute l’Europe continentale. De ce point de vue, partagé par Trump et d’autres, dans un monde plus fragmenté et privé d’une grande partie de sa structure “multilatérale”, les États-Unis s’en sortiraient mieux, étant plus à même de s’imposer aux autres. Mais, d’après les partisans du Brexit, le Royaume-Uni pourrait également tirer avantage d’un (dés-)ordre unilatéral ou bilatéral grâce à son expérience historique, à ses connexions de longue date dans le monde entier et à son statut de puissance financière mondiale.
Dans ce contexte, l’objectif, à long terme, de la droite dure des partisans du Brexit ne saurait se limiter à la seule éviction du Royaume-Uni de l’Union européenne. Comme cela a été maintes et maintes fois dénoncé (déjà par Cameron lors de la campagne sur le référendum), dans un monde dans lequel la Grande-Bretagne coexiste avec l’UE, mais se trouve en dehors de celle-ci, Londres risque de se trouver considérablement désavantagé par rapport à l’UE. Pour cette raison, la droite dure des partisans du Brexit ne peut se satisfaire du retrait du Royaume-Uni de l’UE. Leur but ultime est de contribuer à l’effondrement de l’Union européenne, du moins sous sa forme actuelle. Le Brexit représente donc, à leurs yeux, un premier pas dans cette direction.
Il va de soi que cette stratégie est un pari des plus risqués. Pas étonnant que ce ne soit pas du tout ce que la classe politique traditionnelle voulait. C’est la situation historique mondiale objective (l’effondrement de l’ordre capitaliste existant) qui confère à ce projet improbable une certaine crédibilité.
La réponse de l’UE
Il n’est assurément pas passé inaperçu à Londres que, ces dernières années, l’Allemagne a pris d’importantes mesures dans le but d’affirmer ses ambitions de leader au sein de l’Union européenne. À cette fin, elle a notamment utilisé des moyens économiques. Elle a ainsi largement réussi à transformer l’Europe de l’Est en une sorte de chaîne de montage élargie de l’Europe de l’Ouest, mais surtout de l’industrie allemande. Elle a également profité de son rôle clé de garant de l’Euro (monnaie commune à la majorité des États membres de l’UE) pour imposer, au moins partiellement, ses politiques économiques en Europe du Sud. Ces mesures ont aidé, pendant quelque temps, à contrer les tendances centrifuges au sein de l’Union européenne.
Cependant, ces dernières années, de nombreux événements sont venus menacer cette cohésion. Comme nous l’avons abordé dans cet article, le Brexit ainsi que la politique de Trump représentent, dans une certaine mesure, une attaque contre l’UE. Au sein de l’Union européenne également, en Europe continentale, la cohésion déjà précaire s’est vue de plus en plus fragilisée : par la montée du populisme, par exemple, qui tend en général à être plus ou moins hostile envers Bruxelles, ou encore par le mécontentement croissant des autres États membres à l’égard de la politique économique allemande (dont les deux autres poids lourds que sont la France et, en particulier, l’Italie).
L’interaction entre ces différentes tendances et contre-tendances est compliquée et réserve toujours des surprises. En effet, les 27 pays membres restants de l’Union européenne se sont étonnés d’avoir jusqu’à présent réussi à serrer les rangs lors des négociations autour du Brexit, résistant, jusqu’ici, à toute tentative de Londres de les monter les uns contre les autres. De fait, les turbulences mondiales, comme le Brexit et en particulier l’explosion de guerres commerciales centrées, mais pas seulement, sur les deux géants américain et chinois, ont rappelé aux 27 les avantages de faire partie d’une même zone commerciale qui a un réel poids sur la scène économique mondiale. Cela vaut d’autant plus pour les petits pays membres de l’UE qui, en outre, sont privés des avantages économiques et politiques sur lesquels la bourgeoisie britannique peut au moins placer ses espoirs. De plus, un certain nombre de gouvernements populistes se sont rendu compte à quel point il pouvait être difficile de quitter l’UE, comme c’est le cas actuellement pour le Royaume-Uni, d’où la position intransigeante de l’UE sur la question.
Un autre facteur de la résilience actuelle de l’UE est la préoccupation de beaucoup de ses États membres face aux succès que la Russie rencontre ces dernières années. L’Allemagne, qui ne dispose pas d’un poids militaire suffisant pour s’imposer sur le continent européen, est donc obligée de développer des partenariats et de rechercher des intérêts communs pour accroître sa domination, face à cela, elle a mis au point une politique étrangère extrêmement hostile envers la Russie (avec qui elle pourrait également avoir des intérêts communs). Ce faisant, elle tente de relancer le fameux “moteur” franco-allemand et d’améliorer ses relations tendues avec la Pologne.
Il est évident que l’évolution de la crise politique à Londres sera influencée par des événements qui prendront place en Europe comme aux États-Unis. Les partisans radicaux du Brexit (comme Farage, Cummings, Rees-Mogg) n’ont pas d’autre choix que celui d’espérer la réélection de Trump en 2020. Mais que se passera-t-il s’il n’est pas réélu ? Et même si c’était le cas, comment les partisans du Brexit peuvent-ils être certains que l’homme dans le Bureau Ovale ne finira pas par penser que l’éclatement, pas seulement de l’Union européenne, mais aussi du Royaume-Uni serait dans l’intérêt des États-Unis ?
Le capitalisme a toujours été, dans un sens, un véritable jeu de hasard, une loterie et Londres est l’un de ses chefs-lieux. Aujourd’hui, avec un capitalisme en pleine phase de décomposition, c’est plus que jamais le cas. Un jeu dangereux au détriment de la stabilité et de l’avenir de l’humanité toute entière. Quand ce jeu de hasard devient-il une sorte de “roulette russe” ? Nous ne tenterons nullement de prédire quelle sera l’issue du jeu du “Brexit”. En revanche, ce dont nous pouvons être sûrs, c’est que cette dernière ne sera certainement pas en faveur de la classe ouvrière britannique, ni de celle d’aucun autre pays.
Steinklopfer, 6 août 2019
1) Le surnom “Brexit means Brexit” a été donné à Theresa May par la presse britannique suite à la conférence de presse du 30 juin 2016 où elle annonçait sa candidature à la tête du Parti conservateur, déclarant : “Le Brexit signifie le Brexit et nous en ferons un succès” et s’opposant fermement à un second référendum. Theresa May a ensuite inlassablement répété et tenté d’appliquer ce mantra, “Brexit means Brexit”, jusqu’à sa démission. (Note du traducteur).