Grève dans les urgences: le piège de l’isolement !

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Ces dernières semaines, la situation catastrophique des hôpitaux est revenue sur le devant de la scène médiatique après le black-out qui frappait la mobilisation du personnel des urgences depuis mars.

La “crise des hôpitaux” illustre celle du capitalisme

Alors que la vague de grèves dans les services des urgences prend désormais de l’ampleur et touche plus d’une centaine d’établissements, le cri de colère du personnel hospitalier permet au gouvernement de justifier de manière cynique la “nécessité” et “l’urgence des réformes”. Ainsi, les attaques successives contre le secteur de la santé sont présentées non pas pour ce qu’elles sont, une dégradation continue des conditions de travail, mais comme une prétendue “solution nécessaire” pour dépasser les “blocages” et sortir de la “crise des hôpitaux” ! Pour la ministre de la santé, Agnès Buzyn, l’annonce, le 14 juin dernier, du déblocage par ordonnance de 70 millions d’euros pour les seuls services d’urgences cherche donc à donner du crédit à ce mensonge, à faire passer la pilule pour que soient passées, même si c’est aux forceps, les nouvelles attaques programmées par les “réformes”.

Cela fait bien longtemps que la situation ne cesse de se dégrader aussi bien dans les hôpitaux que dans les EHPAD et aucun gouvernement n’a de solution à proposer, si ce n’est de réduire toujours plus les dépenses au détriment de la santé du personnel et de celle des patients. (1) C’est bien là que se trouve le caractère ignoble et cynique du gouvernement et de toute la bourgeoise. À cela s’ajoutent les difficultés d’accès aux soins pour une part croissante du prolétariat. De plus en plus d’ouvriers ne peuvent plus se soigner correctement (manque de médecins, de spécialistes, rendez-vous pouvant parfois attendre une année) et se tournent également vers les urgences, rendant la situation encore plus tendue.

De plus en plus de personnes en difficulté, marginalisées, cumulant souvent les problèmes de santé se retrouvent, faute de mieux, contraintes de se tourner vers les services d’urgences. On ne compte plus les journées de grève et les actions pour dénoncer une situation intenable : manque d’effectifs pour faire face à l’afflux de patients, manque de moyens, suppression d’emplois, de lits, précarité, faibles salaires… la liste est longue ! Le ras-le-bol du personnel hospitalier est immense et l’attitude faussement bienveillante du gouvernement actuellement cache mal son mépris profond.

En mars dernier, l’agression du personnel soignant par des patients dans le service d’urgence d’un hôpital parisien était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Une des premières réponses du gouvernement consistait à mettre en avant la nécessité de “sécuriser” les hôpitaux tout en renforçant la pression sur les salariés, se moquant totalement de la surcharge de travail et de l’épuisement des travailleurs.

Une mobilisation pourrie par l’enfermement corporatiste

La grève s’est élargie à de nombreux établissements à travers le pays, notamment par le biais de collectifs, en particulier : “Inter-Urgences” créé fin mai, “Souffrance Infirmière”, “Infirmières Oubliées”, etc. En fait, il s’agit d’une forme de syndicalisme de base avec toutes ses illusions, le danger et les pièges que cela représente pour la lutte. 2) Ces prétendues “nouvelles formes de lutte” jouent exactement le même rôle que les centrales syndicales et exercent la même fonction, mais de façon plus crédible, à travers leur apparente radicalité, d’encadrement et de canalisation de la colère des éléments les plus combatifs dans la lutte en les poussant à s’enfermer dans le corporatisme et ainsi à s’isoler des autres secteurs et du reste de la classe ouvrière. Comme dans la plupart des secteurs de la fonction publique d’État, le corporatisme est traditionnellement très prégnant dans le milieu hospitalier. La classe dirigeante sait très bien utiliser cette faiblesse pour faire passer ses attaques. Aux urgences, cet isolement et ce cloisonnement corporatiste s’expriment de manière particulièrement caricaturale dans chaque hôpital puisqu’il n’y a aucune tentative des urgentistes d’aller trouver ne serait-ce que le personnel soignant des étages supérieurs pour tenter de les entraîner dans la lutte. De ce huis-clos, ne filtre pas le moindre écho d’assemblée générale ou de simples débats menés au sein du personnel. Seulement s’affichent les interventions publiques et dans les médias des représentants des collectifs.

Bien que le caractère prolétarien de ce mouvement des “blouses blanches” s’exprime par ses revendications (luttes pour les salaires, pour de meilleures conditions de travail, pour les emplois) au travers desquelles l’ensemble de la classe ouvrière peut se retrouver et s’exprimer massivement, son isolement tend au contraire à renforcer un sentiment d’impuissance et de découragement. Une telle situation a permis aux centrales syndicales, souvent en arrière-plan (mais avec des syndicalistes très présents et actifs au sein des collectifs) de se faire relativement discrets dans leur entreprise de “maintien de l’ordre” social.

Il est clair que face aux effets de la crise et de la décomposition de la société capitaliste, face à l’enfoncement dans la misère qui l’accompagne, les services d’urgences sont en première ligne. C’est pour cette raison que la bourgeoisie est d’autant plus préparée à faire face aux expressions de colère qu’elle sait inévitables. Évidemment, la colère des prolétaires en lutte s’est d’abord heurtée à l’opposition résolue du gouvernement et de l’administration hospitalière.

Après plus de deux mois de mobilisation sans réelle perspective et exaspérée par la situation, une équipe entière d’urgentistes s’est mise en arrêt-maladie. Cela s’est tout d’abord produit en Saône-et-Loire et dans le Jura, fin mai, puis début juin à l’hôpital Lariboisière à Paris. Cette décision ne pouvait répondre qu’à une situation devenue intenable. Il est significatif que la seule “solution” proposée aux équipes d’urgentistes soit l’arrêt de travail. Cette méthode est certes un réflexe de survie pour répondre à une situation devenue insupportable mais elle traduit surtout et reflète l’impasse de cette mobilisation, toute l’impuissance, le découragement et la démoralisation générés par l’isolement le plus complet. Ce que le gouvernement n’a d’ailleurs pas manqué d’exploiter avec sa ministre dénonçant “le manque de solidarité” du personnel face aux collègues alors contraints de travailler 18 heures d’affilée. Immédiatement, l’État a fait apparaître son visage au grand jour : “les deux préfectures ont par exemple fait intervenir les forces de l’ordre pour réquisitionner des médecins et des soignants, leur ordonnant de se rendre en poste aux urgences. À Lons-le-Saunier, la police avait sonné à la porte du personnel concerné… en pleine nuit”.

Un mouvement exploité par la bourgeoisie

C’est probablement ce geste de “solidarité” calculée de l’État qui a contribué à amplifier la mobilisation dans les hôpitaux : pendant les deux premières semaines de juin, le nombre d’établissements mobilisés a pratiquement doublé. Le gouvernement a alors pu orchestrer et mettre en place sa manœuvre en faisant dès lors une large publicité à la grève des urgentistes dont le point d’orgue a été l’annonce par la ministre de son ordonnance de 70 millions d’euros, faisant croire que ces miettes représentaient un recul et une “victoire” des urgentistes. (3)

Pour exécuter cette manœuvre qui renforce encore la division des travailleurs entre eux, le gouvernement sait sur qui il peut compter : aussi bien sur les organisations syndicales qui tiennent traditionnellement leur rôle de chiens de garde du capital en favorisant systématiquement les conditions permettant d’isoler les salariés les uns des autres, que sur les collectifs qui assurent aujourd’hui cet isolement par les mêmes moyens et les mêmes méthodes. Le seul et indispensable moyen d’échapper à ce piège, et de pousser le gouvernement à reculer dans ses “réformes” comme lors de la mobilisation massive contre le CPE en 2006, serait, au lieu de se mobiliser comme l’entendent les syndicats, pour les “blouses blanches” comme pour n’importe quel autre secteur du prolétariat, d’aller chercher la solidarité des autres secteurs de la classe ouvrière en les appelant à se joindre à la lutte, d’organiser des assemblées générales ouvertes à tous dans cette perspective. La colère et la détermination d’un secteur particulier, aussi combatif soit-il, ne suffisent pas, en aucun cas. Or, aujourd’hui, la bourgeoisie sait parfaitement que le risque que cela se produise est faible tant la classe ouvrière est engluée dans des difficultés liées à se mobiliser massivement, à unifier ses luttes, à son sentiment d’impuissance face au manque de perspective. La bourgeoisie peut d’autant plus profiter de ces faiblesses et de l’enfermement de la colère dans les hôpitaux, que la période estivale est toujours propice aux attaques contre le prolétariat qui est démobilisé par la “période des vacances”. L’ordonnance vise donc à pourrir la situation jusqu’à l’été afin de permettre à la ministre et à son équipe de défendre et mettre en avant l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM). (4)

Si la bourgeoisie suit de près la situation dans les hôpitaux, c’est qu’elle est parfaitement consciente de son enjeu pour la préparation de la poursuite de ses attaques anti-ouvrières tous azimuts et qu’elle utilise pleinement les faiblesses de la classe ouvrière, en particulier celles des secteurs les plus perméables au poison du corporatisme comme celui des urgentistes. On le voit encore avec l’appel de l’intersyndicale CGT-FO-SUD à un rassemblement devant le ministère des finances, le 2 juillet, date initialement choisie par le collectif “Inter-Urgences” pour appeler à une manifestation nationale. Parce que le prolétariat n’arrive pas à se concevoir comme classe autonome, parce qu’il ne perçoit pas la dimension politique de son combat pour l’instant, ses efforts restent insuffisants et tendent même, finalement, à se retourner contre lui sous l’action malveillante de ses exploiteurs.

Tout cela ne signifie en rien que les luttes et les efforts entrepris soient vains. Au contraire ! Le chemin de la lutte de classe, long et tortueux, passe nécessairement par ce type d’expérience douloureuse et par la nécessaire réflexion sur les difficultés rencontrées. Ce n’est qu’en tirant les leçons de ce type d’expérience et en poursuivant sa volonté de combat que le prolétariat pourra prendre conscience de sa vraie nature : celle d’une classe sociale unie, mais aussi porteuse d’un projet révolutionnaire.

Marius, 19 juin 2019


1 On peut rappeler le cas d’une patiente retrouvée morte sur un brancard de l’hôpital Lariboisière à Paris, douze heures après son admission aux urgences, dans la nuit du 17 au 18 décembre dernier. À lire également : “Restrictions dans les hôpitaux : c’est l’État qui tue les malades !”, RI n° 397 (février 2009).

2 Ces collectifs ne sont pas sans rappeler, mais dans un tout autre contexte, les coordinations de la grève des infirmières en 1988. Voir notre brochure : “Octobre 1988, bilan de la lutte des infirmières : Les coordinations, nouvelle arme de la bourgeoisie”.

3 Précisons au passage que la générosité du gouvernement ne représente que 0,08 % du budget annuel des hôpitaux (82 milliards d’euros).

4 Pour 2019, un ONDAM à 2,5 % vise une économie de près de 700 millions d’euros (dix fois le montant de l’ordonnance annoncée !)

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Lutte de classe