Politique et philosophie de Lénine à Harper ou une critique de l'œuvre de Harper : "Lénine Philosophie" -III-

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"La Révolution réserve une chaire d’histoire ancienne à Kautsky…" et de philosophie à HARPER

Après les quelques critiques que nous avons pu adresser à la philosophie de Harper, nous voulons maintenant montrer comment le point de vue politique qu'il en dégage s'éloigne, dans les faits, des positions des révolutionnaires.

(Nous n'avons pas voulu, d'ailleurs, approfondir mais simplement bien montrer que toutes les critiques de Harper, faites à un matérialisme soi-disant mécaniste, partaient d'une exposition assez juste, quoique par trop schématique, du problème de la connaissance humaine et de la praxis marxiste et révolutionnaire, et aboutissaient, dans leur application politique pratique, à un point de vue mécaniste vulgaire.)

Pour Harper,

1) la Révolution russe, dans ses manifestations philosophiques (critiques de l'idéalisme), était uniquement une manifestation de pensée matérialiste bourgeoise… typiquement empreinte du milieu et des nécessités russes

2) la Russie, du point de vue économique colonisée par le capital étranger, éprouve le besoin de s'allier avec la révolution du prolétariat, et même, dit-il "Lénine a été obligé de s'appuyer sur la classe ouvrière ; et, comme la lutte qu'il menait devait être poussée à l'extrême, sans ménagement, IL A AUSSI adopté la doctrine la plus radicalisée du prolétariat occidental[1] en lutte contre le capital mondial : le marxisme". Mais, ajoute-t-il, "comme la Révolution russe présentait un mélange des deux caractères du développement occidental : la révolution bourgeoise quant à sa tâche et la prolétarienne quant à sa force active, aussi la théorie bolchévique qui l'accompagnait était un mélange du matérialisme bourgeois quant à ses conceptions fondamentales et du matérialisme prolétarien quant à la doctrine de la lutte de classe…"

Et, de là, Harper de nommer les conceptions de Lénine et de ses amis de marxisme typiquement russe…"Seul, dit-il, Plekhanov est peut-être le marxiste le plus occidental, quoiqu’encore pas dégagé complètement du matérialisme bourgeois."

S'il est effectivement possible qu'un mouvement bourgeois puisse s'appuyer sur "un mouvement révolutionnaire du prolétariat en lutte contre le capitalisme mondial" (Harper) et que le résultat de cette lutte soit l'établissement d'une bureaucratie comme classe dominante qui a volé les fruits de la révolution prolétarienne internationale, alors la porte est ouverte à la conclusion de James Burnham, conclusion selon laquelle la techno-bureaucratie établit son pouvoir, dans une lutte contre l'ancienne forme capitaliste de la société, en s'appuyant sur un mouvement ouvrier, et selon laquelle le socialisme est une utopie.

Ce n'est pas par hasard que le point de vue de Harper rejoint celui de Burnham. La seule différence est que Harper "croit" au socialisme et que Burnham "croit" que le socialisme est une utopie. Mais où ils se rejoignent, c'est dans la méthode critique qui est tout à fait étrangère à une méthode révolutionnaire et à la fois objective.

Harper, qui a adhéré a la IIIème Internationale, qui a formé Parti Communiste hollandais, qui a participé à l'IC pendant les années cruciales de la révolution, qui a participé à entraîner le prolétariat de l'Europe à la participation de cet État russe contre-révolutionnaire, Harper s'explique là-dessus en disant :

  • "…si on l'avait connu à ce moment-là…" (Matérialisme et Empiriocriticisme de Lénine), "…on aurait pu prédire…" (le sort de la dégénérescence de la révolution russe et du bolchevisme en un capitalisme d'État appuyé sur les ouvriers).

On peut répondre à Harper que des marxistes "éclairés" avaient prédit et étaient arrivés aux mêmes conclusions que Harper sur la Révolution russe, et cela bien avant lui ; nous voulons parler de Karl Kautsky.

La position de Kautsky au sujet de la Révolution russe a été suffisamment rendue publique par le large débat qui eut lieu entre lui, Lénine et Rosa Luxemburg, pour qu’il ne soit nécessaire d'insister là-dessus.

[1918 – Lénine - "Contre le courant", "Le Socialisme et la Guerre", "L'impérialisme stade suprême du

- Kautsky - "La dictature du prolétariat"

1921 - Rosa Luxemburg - "La Révolution Russe"

1923 – Kautsky - "Rosa Luxemburg et le Bolchevisme"]

Dans la suite d’articles de Kautsky, "Rosa Luxemburg et le Bolchevisme" (Kampf de Vienne), publiés en brochure en français, en Belgique, en 1923, on peut très largement montrer comment, en plus d'un point, les conclusions de Harper peuvent lui être comparées.

"…Et cela ("La révolution Russe" de Rosa Luxemburg) nous (Kautsky) met dans cette posture paradoxale, d'avoir, ici ou là, d’avoir, à défendre les bolcheviks contre plus d'une accusation de Rosa Luxemburg…" (Kautsky - "Rosa Luxemburg et le Bolchevisme")

Cela, de la part de Kautsky, pour défendre les "erreurs" des bolcheviks (que Rosa critique dans sa brochure), comme des conséquences logiques de la révolution bourgeoise en Russie, et de bien montrer que les bolcheviks ne pouvaient pas faire autre chose que ce à quoi le milieu russe était destiné, à savoir la révolution bourgeoise.

Pour citer quelques exemples, disons que Rosa critique l'attitude des bolcheviks dans le mot d'ordre et dans la pratique de la prise individuelle de possession dans le partage des terres par les petits paysans, ce qui amènerait, pensait-elle, des difficultés inouïes ensuite à cause du morcellement de la propriété foncière ; elle préconisait, au contraire, la collectivisation immédiate des terres.

  • Lénine avait déjà répondu à ces arguments que Kautsky avait, d'un autre point de vue, déjà avancé (chapitre : "Servilité à l'égard de la bourgeoisie sous prétexte d'analyse économique" - "La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky").

Kautsky :

  • "…Pas de doute que cela (la propriété parcellaire) ait suscité un obstacle puissant pour le progrès du socialisme en Russie. Mais c'est une marche des choses qu'il était impossible d'empêcher ; elle aurait pu seulement être mise en train plus rationnellement que cela ne fut fait par les bolcheviks. Preuve justement que la Russie se trouve essentiellement au stade de la révolution bourgeoise. C'est pourquoi la réforme agraire bourgeoise du bolchevisme lui survivra, tandis que ses mesures socialistes ont été déjà reconnues, par lui-même, incapables de durer et préjudiciables…"

On sait que la "puissante" vue de Kautsky a été totalement infirmée par cet autre "socialiste", Staline, qui a collectivisé les terres et "socialisé" l'industrie alors que la révolution était déjà totalement étouffée.

Et voici un long échantillon de Kautsky sur le développement du marxisme en Russie, qui se rapproche étrangement de la dialectique de Harper (voir "Lénine Philosophe" – chapitre "La Révolution Russe").

  • "…Comme il était arrivé chez les français, les révolutionnaires, parmi les russes, reçurent des réactionnaires cette croyance à l'importance exemplaire de leur nation sur les autres nations…
    Lorsque le marxisme vint de l'Occident pourri en Russie, il dut combattre très énergiquement cette illusion et démontrer que la révolution sociale ne pouvait sortir que d'un capitalisme supérieurement développé. La révolution, à laquelle marchait la Russie, serait forcément d'abord une révolution bourgeoise sur le modèle de celle qui s’était produite en Occident.
    Mais à la longue, cette conception parut vraiment, aux plus impatients des éléments marxistes, trop restrictive et trop paralysante, surtout à partir de 1905, de la première révolution où le prolétariat russe avait combattu si victorieusement, remplissant d'enthousiasme le prolétariat de toute l'Europe. Chez les plus radicaux des marxistes russes, se forma dès lors une nuance particulière de marxisme. La partie de la doctrine qui fait dépendre le socialisme des conditions économiques, du haut développement du capitalisme industriel, alla désormais pâlissant de plus en plus à leurs yeux. En revanche, la théorie de la lutte de classe revêtit des couleurs de plus en plus fortes. Elle fut toujours davantage considérée comme la seule lutte pour le pouvoir politique par tous les moyens, détachée de sa base matérielle. Dans cette manière de concevoir les choses, on arriva finalement à voir dans le prolétariat russe un être extraordinaire, le modèle de tout le prolétariat du monde. Et les prolétaires des autres pays commencèrent à le croire et à saluer dans le prolétariat russe le guide de l'ensemble du prolétariat international vers le socialisme. Il n'est pas difficile de se l'expliquer. L'Occident avait ses révolutions bourgeoises derrière lui et, devant lui, les révolutions prolétariennes. Mais celles-ci exigeaient une force qu'il n'avait encore atteinte nulle part. C'est ainsi qu'en Occident, nous nous trouvions dans un stade intermédiaire entre deux époques révolutionnaires, ce qui mettait, dans ces pays, la patience des éléments avancés à une dure épreuve.
    La Russie, elle, au contraire, était si en retard qu'elle avait encore devant elle la révolution bourgeoise, la chute de l'absolutisme.
    Cette besogne n'exigeait pas un prolétariat aussi fort que la conquête de la domination exclusive par la classe ouvrière en Occident. Le Révolution russe se produisit donc plus tôt que celle de l'Occident. Elle était essentiellement une révolution bourgeoise, mais cela put, un certain temps, ne éclater aux yeux par le fait que les classes bourgeoises sont aujourd’hui, en Russie, bien plus faibles encore qu'elles n'étaient en France à la fin du XVIII
    ème siècle. Si l'on négligeait le fond économique, à ne considérer que la lutte de classe et la force relative du prolétariat, il pouvait, durant un temps, réellement sembler que le prolétariat russe fut supérieur au prolétariat de l'Europe occidentale et destiné à lui servir de guide…" ("Rosa Luxemburg et le Bolchévisme" - Karl Kautsky).

Harper reprend un a un, philosophiquement, les arguments de Kautsky ; Kautsky oppose deux conceptions du socialisme :

1) La première selon laquelle le socialisme n'est réalisable qu'à partir de bases capitalistes avancés… (La sienne et celle des mencheviks, valable pour la critique de la Révolution russe des sociaux-démocrates allemands parmi lesquels s'est trouvé un Noske…, conception qui conduisait réellement à faire la politique capitaliste d'État en s'appuyant sur "une partie de la masse populaire" contre le prolétariat révolutionnaire).

2) Une autre conception selon laquelle la lutte pour le pouvoir politique "par tous moyens, détachée de sa base matérielle" permettait, "même en Russie", de construire le socialisme… (ce qui aurait été, déformée à souhait, la position des bolcheviks).

En réalité, Lénine et Trotsky disaient : la révolution bourgeoise en Russie ne peut être faite QUE par l'insurrection du prolétariat - l'insurrection du prolétariat ayant une tendance objective à se développer sur une échelle internationale -, il nous est permis d'espérer, de par le degré de développement des forces productives MONDIALES, que cette insurrection russe provoque un mouvement général.

La révolution russe poussant à la révolution bourgeoise du point de vue du développement des forces productives en Russie, la réalisation du socialisme est très possible à condition d'un déclenchement mondial de la révolution. Lénine et Trotsky, de même que Rosa Luxemburg, pensaient que le niveau de développement des forces productives dans le monde entier, non seulement rendait le socialisme possible, mais encore le rendait nécessaire, ce niveau ayant atteint un stade qu'ils qualifiaient, en commun accord, "l'ère des guerres (mondiales) et des révolutions", en désaccord seulement sur les facteurs économiques de cette situation. Il fallait, pour que le socialisme fut possible, que la révolution russe ne restât pas isolée.

Kautsky répond, avec les mencheviks, que Lénine et Trotsky ne voyaient, dans la révolution, qu'un seul facteur "volontariste" de prise de pouvoir par un "putsch" bolchevik, allant même jusqu'à comparer le bolchevisme au blanquisme.

Tous ces marxistes et socialistes "éclairés" étaient justement ceux que Harper semble citer en exemple, ceux qui avaient "multipliés les avertissements", qui étaient contre "la direction du mouvement ouvrier international par les russes", comme Kautsky :

  • "Mais que Lénine n’avait pas compris le marxisme en tant que théorie de la révolution prolétarienne, qu'il n'avait pas compris la nature profonde du capitalisme, de la bourgeoisie, du prolétariat dans l'ultime phase de leur développement, on en a la preuve immédiatement après 1917 quand le prolétariat international devait être conduit à la "révolution prolétarienne" par la IIIème Internationale sur les ordre de la Russie et quand les avertissements des marxistes occidentaux restèrent sans écho…"

Comparé à toute la distinction savante de Kautsky entre Russie retardataire et Occident, entre "marxistes russes" et occidentaux, on retrouve ici toutes les critiques des marxistes "centristes" apparentés à Kautsky.

Ils reprochaient tous, Kautsky en tête, de ne pas avoir considéré le fait de l'état arriéré de l'économie russe, alors que Trotsky avait, depuis longtemps, et le premier dès 1905, répondu d'une façon magistrale, à tous ces "honnêtes pères de famille" (Lénine), comment l'état AVANCÉ de la concentration industrielle en Russie d'une part et, d'autre part, sa situation retardataire du point de vue social (retard dans la révolution bourgeoise), en faisait un pays prédisposé à un état révolutionnaire constant et où la révolution NE POUVAIT QU'ÊTRE PROLETARIENNE OU NE PAS ÊTRE.

Bâtissant sa théorie et sa critique philosophique sur la théorie et la critique historico-économique de Kautsky, Harper dit que, du fait de la situation arriérée de l'économie russe et du fait de l'inéluctabilité de la révolution bourgeoise en Russie, du point de vue économique, la philosophie de la révolution russe était obligée de prendre le marxisme Ière manière, c'est-à-dire révolutionnaire-démocrate-bourgeois-feuerbachien - "la religion est l'opium du peuple" (critique de la religion) -, et que c'était normal que Lénine et ses amis n'aient pas pris le marxisme 2ème manière, dialectique-révolutionnaire-prolétarien - "l’existence sociale conditionne la conscience" -. [Il oublie seulement de dire - et il est impossible que Harper ne sache pas cela - que la lutte essentielle des bolcheviks était axée contre tous les courants à leur droite dans la social-démocratie, gouvernementaux et centristes, avant 1918 ; et cela très largement, à travers toute la presse européenne et des brochures dans toutes les langues, alors que "Matérialisme et Empiriocriticisme" n'a été connu que très tard par un large public russe, traduit encore plus tard en allemand et encore plus tard en français, et presque pas lu en dehors de la Russie ; on est en droit de se demander si l’esprit de "Matérialisme et Empiriocriticisme" était contenu dans ces articles et brochures, choses que Harper n’a même pas tenté de démontrer et pour cause !]

Et il conclut de là, comme Kautsky, que "malgré" la conception volontariste de la lutte de classe de Lénine et Trotsky - qui voulaient "faire du prolétariat russe le chef d'orchestre de la révolution mondiale" - la révolution était fatalement vouée à être bourgeoise philosophiquement, du fait que Lénine et ses amis avaient émis un mode de pensée philosophique-critique-matérialiste-bourgeois-feuerbachien (Marx Ière manière).

Ce fait fait rejoindre, dans leur critique de la Révolution russe, Kautsky et Harper, quant au fond du problème mais aussi quant à la forme qu'ils donnent à leur pensée et à leur critique des bolcheviks, où ceux-ci sont accusés d'avoir voulu diriger la révolution mondiale du Kremlin.

Mais il y a mieux ; Harper démontre, dans son exposé philosophique, que Engels n'était pas un matérialiste dialecticien, mais encore profondément attaché, quant à ses conceptions dans le domaine de la connaissance, aux sciences de la nature et au matérialisme bourgeois. Cette théorie, pour être vérifiée, demanderait une exégèse que Harper n'a pas fournie au passif de Engels, alors que Mondolfo, dans un ouvrage important sur le matérialisme dialectique, semble vouloir démontrer le contraire, ce qui prouve que cette querelle n'existe pas d'aujourd’hui ; quoi qu'il en soit, je crois que les jeunes générations pourront voir, dans les générations qui les ont précédées, ce que nous pouvons constater chez Lénine ou chez Engels, qui faisaient une critique des philosophies de leur temps, en partant d'un même niveau de connaissance scientifique et parfois par trop schématisé, alors qu'on doit surtout étudier leur attitude générale non en tant que philosophes ; mais d’abord vérifier s'ils se situent sur le terrain de la praxis, des thèses de Marx sur Feuerbach, dans leur comportement générale.

Dans ce sens, on admettra comme se rapprochant beaucoup plus de la réalité ce que Sydney Hook dit de l'œuvre de Lénine dans "Pour comprendre Marx" :

  • "Ce qui est bien étrange, c'est que Lénine néglige l'incompatibilité entre son activisme politique et sa philosophie dynamique d'action réciproque exprimée dans “QUE FAIRE ?” d'un côté, et la théorie de la connaissance selon une correspondance absolument mécanique, défendue si violemment par lui dans son "Matérialisme et Empiriocriticisme" de l'autre. Ici, il suit, mot pour mot, Engels dans son affirmation que les "sensations sont les copies, les photographies, les images, les reflets de miroir des choses”, et que l'esprit n'est pas actif dans la connaissance. Il semble croire que si l'on soutient la participation de l'esprit, comme un facteur actif à la connaissance, conditionné par le système nerveux et toute l'histoire du passé, il s'en suit que l'esprit crée tout ce qui existe, y compris son propre cerveau. Cela serait de l'idéalisme le plus caractérisé, et idéalisme signifie religion et croyance en Dieu.
    Mais le passage de la première à la seconde proposition est le NON SEQUITUR (elle ne suit pas) le plus manifeste que l'on puisse imaginer. En réalité, dans l'intérêt de sa conception du marxisme, comme théorie et pratique de la révolution sociale, Lénine dut admettre que la connaissance est une affaire active, un processus dans lequel matière, culture et esprit réagissent réciproquement les uns sur les autres, et que les sensations ne constituent pas la connaissance mais une partie des matériaux travaillés par la connaissance.
    C’est la position prise par Marx dans ses "Thèses sur Feuerbach" et dans sa "Deutsche Idéologie". Quiconque considère les sensations comme les copies exactes du monde extérieur, amenant elles-mêmes à la connaissance, ne peut éviter le fatalisme et le mécanisme. Dans les écrits politiques et non techniques de Lénine, on ne trouve aucune trace de cette épistémologie dualiste lockéenne ; son "QUE FAIRE ?", ainsi que nous l'avons déjà vu, contient une acceptation franche du rôle actif de la connaissance de classe dans le processus social. C'est dans ses écrits pratiques s'occupant des problèmes concrets d'agitation, révolution et reconstruction que l'on trouve la vraie philosophie de Lénine…"
    ("Pour comprendre Marx" - Sydney Hook - p.57-8)[2] 2

Le témoignage vivant et l'expression la plus vraie de ce que dit Sydney Hook et qui rejette Harper du côté des Plekhanov–Kautsky est cette illustration de Trotsky ("Ma Vie"). Parlant de Plekhanov, il dit : "Ce qui le démolissait c'était précisément ce qui donnait des forces à Lénine : l'approche de la révolution. Plekhanov fut le propagandiste et le polémiste du marxisme, mais non pas le politique révolutionnaire du prolétariat. Plus la révolution devenait imminente, plus il sentait le sol lui glisser sous les pieds."

On voit donc que ce n'est pas tant la thèse philosophique de Harper qui est originale (elle est au contraire une mise au point après tant d’autres), mais surtout la conclusion qu'il en tire.

Cette conclusion est une conclusion fataliste du genre de celle de Kautsky. Kautsky, dans sa brochure "Rosa Luxemburg et le Bolchevisme", cite une phrase que Engels lui aurait écrite dans une lettre personnelle :

  • "Les fins véritables et non les fins illusoires d'une révolution sont toujours réalisées par suite de cette révolution."

C'est ce que Kautsky veut démontrer dans sa brochure ; c'est ce que Harper arrive à démontrer (pour ceux qui veulent le suivre dans sa conclusion) dans "Lénine Philosophe" ; et, après avoir combattu le matérialisme bourgeois chez Lénine et chez Engels, il en arrive à une conclusion mécaniste des plus vulgaire de la révolution russe, "produit fatal", "fin véritable et non illusoire", "la révolution russe a produit ce qu'elle devait produire, c'était écrit dans "Empiriocriticisme..." et dans les conditions de développement économique russe", "le prolétariat mondial devait simplement lui servir de couverture idéologique marxiste..."

"(…) la nouvelle classe au pouvoir s'emparant tout naturellement de cette forme de penser du Léninisme, matérialiste bourgeoise, pour s'emparer du pouvoir et lutter contre les couches de la bourgeoisie capitaliste établie, qui sont philosophiquement retombées vers le crétinisme religieux, le mysticisme et l’idéalisme, en même temps qu’elles sont devenues conservateurs et réactionnaires ; ce vent frais, cette nouvelle philosophie, cette nouvelle classe capitaliste d'État, d'intellectuels et de techniciens, trouve sa raison d'être dans "Empiriocriticisme..." et dans le Stalinisme, et elle "monte" dans tous les pays, etc., etc."

Donc, en quelque sorte : Marx première manière=Lénine, Empiriocriticisme=Staline !!!

C'est ce que Burnham a très bien compris sans connaître Harper ; c'est ce que de nombreux anarchistes se plaisent à répéter sans en rien comprendre. Il est évident que Harper ne dit pas cela avec autant de brutalité, mais le fait qu'il ouvre la porte à toutes les conclusions des apologistes bourgeois et anarchistes de Burnham suffit à démontrer la tare constitutive de son "Lénine philosophe".

Ensuite, quand il est amené à tirer les enseignements "prolétariens purs" de la révolution russe (je fais remarquer qu'on dit toujours, dans le langage Harper-Kautsky, "la révolution russe" et rarement "la révolution d'Octobre", distinction qui doit leur écorcher la plume), quand il tire cet enseignement "prolétarien pur" en séparant l'action de la classe ouvrière russe et "l’influence bourgeoise des bolcheviks", il en arrive à dire que c'est surtout dans ses grèves généralisées et dans les soviets (ou conseils) "en soi" qu'a produits la révolution russe, qu'elle est un enseignement positif pour le prolétariat :

  1. Le prolétariat doit se détacher idéologiquement "homme par homme" de l'influence bourgeoise.
  2. Il doit apprendre progressivement à gérer seul les usines et à organiser la production.
  3. Les grèves généralisées et les conseils sont les armes exclusives du prolétariat.

 

Le détachement "homme par homme" de l’idéologie bourgeoise, en plus que si il était réalisable remettrait le devenir du socialisme à la fin des siècles et ferait apparaître la doctrine de Marx comme une belle légende qu'on raconte aux enfants des prolétaires pour leur donner du courage à envisager la vie ; de plus, nous sommes dans une société bourgeoise dont le caractère social primordial est que chaque homme, pris homme par homme, dans le prolétariat lui-même, ne se détache pas homme par homme, mais pas du tout de l'idéologie dominante, ce qui fait de cette idée une "idée" qui garde éternellement sa qualité d'idée. Au contraire, la classe ouvrière, dans son ensemble, parvient à s'en détacher dans certaines conditions historiques où elle entre plus violemment en heurt avec le vieux système que dans d'autres. Il n'y a pas de socialisme réalisable "homme par homme", à la manière des vieux réformistes qui croyaient "qu’il fallait réformer d'abord l'homme avant de réformer la société", alors que les deux ne sont pas séparables ; la société change quand l'humanité entre en mouvement pour la faire changer, et le prolétariat entre en mouvement non "homme par homme", mais "comme un seul homme", quand il se trouve placé dans des conditions historiques spéciales.

Le fait que Harper répète, sous une forme apparemment nouvelle, les vielles sornettes réformistes, lui permet, sous un verbiage philosophico-dialectique, d'escamoter les problèmes principaux, axes de la révolution russe, et de les reléguer dans les oubliettes des "raisons d'État russes", qui ont tout de même un peu bon dos en ce moment. Il s'agit de la position de Lénine contre la guerre et de la théorie de Trotsky sur "la révolution permanente".

Eh bien oui, Messieurs Kautsky-Harper ! On peut toucher des points justes dans une critique purement négative des théories philosophies ou économiques de Lénine et de Trotsky. Mais, cela ne veut pas dire que vous ayez acquis pour cela une position révolutionnaire ; et, dans leurs positions politiques au cours de la révolution russe, dans la phase cruciale de l’insurrection, c'étaient Lénine et Trotsky qui étaient vraiment des révolutionnaires marxistes.

Philosophiquement, il ne suffit pas, vingt ans après la bataille et après y avoir participé soi-même parmi les chefs de file, de s'apercevoir que tout cela n'a eu pour résultat que l'État stalinien et de dire que ceci est le produit de cela. Il faut aussi se demander COMMENT Lénine et Trotsky pouvaient s'appuyer sur le mouvement ouvrier international et POURQUOI ; et nous dire franchement si c'est le stalinisme qui est le produit fatal de ce mouvement.

Cela, Harper est, avec Kautsky, incapable de nous le dire parce que, dans leurs positions politiques, face a la bourgeoisie, dans la guerre impérialiste ou dans une période révolutionnaire montante, ils n'ont pas de conceptions qui leur permettent d'aborder ces problèmes ; ils ne les connaissant pas. Ils connaissent ainsi Lénine "en tant que philosophe" ou en tant que "chef d'État", mais ils ne connaissent pas Lénine en tant que marxiste révolutionnaire, le vrai visage de Lénine face à la guerre impérialiste et celui de Trotsky face à la conception mécaniste du développement capitaliste "fatal" de la Russie. Ils ne connaissent pas le vrai visage d'Octobre, qui n'est pas celui des grèves de masses, et pas non plus uniquement celui des soviets, soviets auxquels Lénine n'était pas attaché d'une manière absolue (comme Harper) parce qu'il jugeait, lui, que les formes du pouvoir du prolétariat sortaient spontanément de sa lutte en même temps qu'elle. Et, en cela, je crois que Lénine était aussi plus marxiste parce qu'il n'était pas attaché aux soviets ni aux syndicats ni au parlementarisme (même s'il se trompait), d'une manière définitive, mais d'une manière appropriée à un moment de la lutte de classe, crée par et pour elle.

Tandis que l'attachement quasi théologique de Harper à ses conseils le fait aujourd’hui, de ce côté également, prendre une forme de cogestion des ouvriers dans le régime capitalisme, comme un apprentissage du socialisme. Ce n'est pas le rôle des révolutionnaires de perpétrer un apprentissage de ce genre ; avec celui de l'apprentissage "homme par homme" de la théorie du socialisme, l'humanité est condamnée à être l'esclave éternelle et éternellement aliénée, avec ou sans conseil, avec ou sans "raden-kommunisten" et leurs méthodes d'apprentissage du socialisme en régime capitaliste, vulgaire réformisme, l'envers de la médaille kautskysme.

Quant à la lutte de classe "propre", "par les moyens appropriés", la grève etc., on en a vu les résultats ; elle rejoint la théorie de la gréviculture des trotskistes actuels et des anarchistes, qui perpétuent actuellement la vielle tradition des "trade-unionistes" et des "économistes", que le "Que faire ?" de Lénine critiquait si violemment. Ce qui fait que la position anti-syndicale des “Raden-Kommunisten", pour être juste, pour nous, du point de vue purement négatif, n’en est pas moins fausse "en elle-même" parce que les syndicats sont remplacés par des petits frères, les soviets, et jouent le même rôle. On croit qu'il faut remplacer le nom pour changer le contenu. On n'appelle plus le parti, parti, les syndicats, syndicats. Mais, on les remplace par les mêmes organisations qui ont les mêmes fonctions et qui portent un autre nom. Qu'on appelle un chat "Raminagrobis", il aura, pour nous, la même anatomie et le même rôle sur la terre, sauf pour certains pour qui il sera devenu un mythe ; et c'est curieux que des philosophes, des matérialistes “dialecticiens” aient l'esprit aussi borné et les vues aussi étroites pour tenter de nous faire avaler, comme un monde nouveau, le monde de leurs constructions mythologiques, de "Raminagrobis" par rapport au monde des chats.

C’est dans le fond assez normal. Dans l'ancien monde, un Kautsky était un vulgaire réformiste ; dans le monde nouveau, trotskistes, anarchistes et raden-communistes sont des "révolutionnaires authentiques", alors qu'ils sont beaucoup plus grossièrement réformistes que le fin théoricien du réformisme, Kautsky.

Le fait que Harper reprenne des arguments classiques du réformisme bourgeois -mencheviks et kautskistes (et, plus récemment, la rencontre de ce point de vue et de celui de Burnham)- contre la révolution russe peut ne pas tellement étonner. Au lieu de chercher dans cette époque révolutionnaire à tirer des enseignements en marxiste (tel que Marx et Engels ont, par exemple, tiré des enseignements de la Commune de Paris), Harper veut condamner "en bloc" la révolution russe et le bolchevisme qui y est attaché, (tout autant que le blanquisme et le proudhonisme étaient attachés à la Commune de Paris).

Harper s'approche très près de la réalité et si, au lieu de chercher à condamner "les bolcheviks appropriés au milieu russe", il s'était demandé quel était le niveau de pensée de cette gauche de la social-démocratie, dont tous étaient issus, il aurait pu tirer de toutes autres conclusions dans son livre, parce qu'il aurait vu que ce niveau (même chez les plus développés du point de vue de la dialectique) ne permettait pas de résoudre certains problèmes auxquels se heurtait la révolution russe (dont le problème du Parti et de l'État), problèmes sur lesquels, à la veille de la révolution russe, aucun marxiste n'avait des idées précises (et pour cause).

Dans l'ensemble des connaissances philosophiques, économiques et politiques - nous l'affirmons et nous allons tenter de le démontrer -, ce sont les bolcheviks qui étaient, en 1917, parmi les plus avancés des révolutionnaires du monde entier et cela, en grande partie, grâce à la présence de Lénine et de Trotsky.

Si les évènements sont venus apparemment les contredire, ce n'est pas à cause de leur développement intellectuel approprié au "milieu russe", mais cela est dû au niveau général du mouvement ouvrier international, ce qui, également, pose des problèmes philosophiques que Harper n'a même pas voulu aborder. (à suivre)

PHILIPPE


[1] Voir plus loin les citations de Kautsky et "La doctrine du prolétariat occidental"

[2] Et ceci pour le "milieu spécifiquement russe" de Harper-Kautsky : "…la doctrine matérialiste, écrit Marx, affirmant que les hommes sont des produits de leur milieu et de leur éducation, et que les hommes différents sont les produits de milieux et d’éducation différents, oublie que le milieu lui-même a été transformé par l'homme et que l'éducateur doit à son tour être éduqué. C'est pourquoi elle sépare la société en deux parties, dont l'une est élevée au-dessus de l'ensemble. La simultanéité des changements parallèles dans le milieu et dans l’activité humaine ne peut être rationnellement comprise qu'en tant que pratique révolutionnaire…" (D’après Marx-Engels "Thèses sur Feuerbach" – Sydney Hook- "Pour comprendre Marx", p.76).

Conscience et organisation: 

Courants politiques: 

Approfondir: 

Heritage de la Gauche Communiste: