Les États-Unis, superpuissance dans la décadence du capitalisme, aujourd'hui épicentre de la décomposition sociale (Partie II)

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Le premier volet de cet article[1] a décrit la montée en puissance de l’impérialisme américain, qui devient dans la phase de décadence du capitalisme l’impérialisme dominant, leader du bloc occidental qui finit par triompher du bloc concurrent, le bloc soviétique, à la fin des années 1980. Dans l’introduction de cette première partie, il était déjà souligné que « L'effondrement du bloc de l'Est marque le début d'une phase terminale dans l'évolution du capitalisme : la décomposition sociale », qui va accélérer non seulement l’enfoncement du système bourgeois dans le chaos et la barbarie, mais va entraîner par la même occasion le déclin du leadership américain. Le deuxième volet de cet article se centrera précisément sur la mise en évidence de ce processus qui débute dans les années 1990 : « En 30 ans de pourrissement de la société bourgeoise, les États-Unis sont devenus un facteur d'aggravation du chaos, leur leadership mondial ne sera pas récupéré, peu importe que l'équipe Biden le proclame dans ses discours, ce n'est pas une question de souhaits, ce sont les caractéristiques de cette phase finale du capitalisme qui déterminent le cours des tendances et l'abîme vers lequel le capitalisme nous mène si le prolétariat n'y mettait pas fin par la révolution communiste mondiale »[2].

1. L’implosion du bloc soviétique exacerbe le chacun pour soi et le chaos mondial

L’implosion du bloc de l’Est marque l’ouverture de la période de décomposition du capitalisme, une période où s’accélère dramatiquement la débandade des différentes composantes du corps social dans le « chacun pour soi », l’enfoncement dans le chaos. S'il est un domaine où s'est immédiatement confirmée cette tendance, c’est bien celui des tensions impérialistes : « La fin de la "guerre froide" et la disparition des blocs n'a donc fait qu'exacerber le déchaînement des antagonismes impérialistes propres à la décadence capitaliste et qu'aggraver de façon qualitativement nouvelle le chaos sanglant dans lequel s'enfonce toute la société (...) »[3].

De fait, la totale désagrégation de bloc soviétique mène aussi à l’implosion de l’Union soviétique elle-même, mais elle entraine en corolaire le délitement du bloc US concurrent. Le texte d’orientation « Militarisme et décomposition »[4] examine quel est l’impact de l’entrée du capitalisme décadent dans sa période de décomposition pour le déploiement de l’impérialisme et du militarisme. Il met d’emblée en évidence que la disparition des blocs ne remet pas en cause la réalité de l’impérialisme et du militarisme. Au contraire, ceux-ci deviennent plus barbares et chaotiques : « En effet, ce n'est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l'origine du militarisme et de l'impérialisme. C'est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n'est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n'est pas nécessairement la seule) de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. (…) la fin des blocs ne fait qu'ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l'impérialisme »[5].

Cette exacerbation de la barbarie guerrière s’exprimera plus concrètement par le biais de deux tendances majeures, qui marqueront le développement de l’impérialisme et du militarisme pendant ces trois dernières décennies :

  • Une première caractéristique importante est l’éclatement des appétits impérialistes tous azimuts, ce qui aura pour conséquence la multiplication des tensions et des foyers de conflits : « La différence avec la période qui vient de se terminer, c’est que ces déchirements et antagonismes, qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. (…) du fait de la dis­parition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible »[6]. Cette multiplication des antagonismes est par ailleurs une entrave majeure à la reconstitution de nouveaux blocs dans la période actuelle.
  • La deuxième tendance qui découle de l’exacerbation du chacun pour soi est l’explosion d’un chaos sanglant et en corollaire les tentatives de contenir celui-ci, qui constituent tous les deux des facteurs d’aggravation de la barbarie guerrière : « le chaos régnant déjà dans une bonne partie du monde et qui menace maintenant les grands pays développés et leurs rapports réciproques, (…) face à la tendance au chaos généralisé propre à la phase de décomposition, et à laquelle l’effondrement du bloc de l’Est a donné un coup d’accélérateur considérable, il n’y a pas d’autre issue pour le capita­lisme, dans sa tentative de maintenir en place les dif­férentes parties d’un corps qui tend à se disloquer, que l’imposition du corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens mêmes qu’il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d’aggravation consi­dérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme »[7].

De fait, face à cette tendance historique prédominante au chacun pour soi, les États-Unis, seule superpuissance subsistante, vont mener une politique visant à contrecarrer cette tendance et à maintenir leur statut déclinant en exploitant en particulier leur supériorité militaire écrasante pour imposer leur leadership sur le monde et en particulier sur leurs « alliés » : "Confirmed as the only remaining superpower, the USA would do everything in its power to ensure that no new superpower - in reality no new imperialist bloc - could arise to challenge its 'New World Order'"[8]. Ainsi, l’histoire des 35 dernières années est caractérisée non seulement par une explosion du « chacun pour soi », mais aussi par les tentatives continuelles de la part des États-Unis de maintenir leur position hégémonique dans le monde et de contrer le déclin inévitable de leur leadership. Ces initiatives incessantes des États-Unis pour maintenir leur leadership face à des menaces qui surgissent de toute part ne feront cependant qu’accentuer le chaos et la plongée dans le militarisme et la barbarie, dont Washington est en fin de compte l’instigateur principal. De plus, ces initiatives feront apparaître des dissensions internes au sein de la bourgeoisie américaine sur la politique à mener, qui s’accentueront avec le temps.

2. Un « nouvel ordre mondial » contre l’expansion du chaos

Face à la disparition des blocs et à l’intensification du chaos, le président des États-Unis, Georges W. Bush senior suscite l’invasion du Kuweit par les forces irakiennes, afin de permettre à Washington de mobiliser une large coalition militaire internationale autour des USA pour « punir » Saddam Hussein.

2.1. La première guerre du Golfe vise à contrer la montée du « désordre mondial »

La 1ère guerre du golfe (1991) vise en réalité à faire un « exemple » : face à un monde de plus en plus gagné par le chaos et le « chacun pour soi », le gendarme mondial américain veut imposer un minimum d'ordre et de discipline, en premier lieu aux pays les plus importants de l'ex-bloc occidental. La seule super­puissance qui se soit maintenue veut imposer à la « communauté internationale » un « nouvel ordre mondial » sous son égide, parce que c'est la seule qui en ait les moyens mais aussi parce que c'est le pays qui a le plus à perdre dans le désordre mondial : " En 1992, Washington adopte consciemment une orientation très claire pour sa politique impérialiste dans la période d’après-guerre froide, à savoir une politique basée sur "l'engagement fondamental de maintenir un monde unipolaire dans lequel les États-Unis n'aient pas d'égal. Il ne sera permis à aucune coalition de grandes puissances d'atteindre une hégémonie sans les États-Unis" (prof. G. J. Ikenberry, Foreign Affairs, sept-oct. 2002). Cette politique vise à empêcher l’émergence de toute puissance en Europe ou en Asie qui puisse remettre en cause la suprématie américaine et jouer le rôle de pôle de regroupement pour la formation d’un nouveau bloc impérialiste. Cette orientation, initialement formulée dans un document de 1992 (1992 Defense Planning Guidance Policy Statement) rédigé par Rumsfeld, durant la dernière année du premier mandat Bush, établit clairement cette nouvelle grande stratégie"[9].

En vérité, la politique de Bush senior, loin de faire entrer la planète dans un « nouvel ordre mondial » sous la supervision de Washington, ne représente qu’une tentative désespérée des États-Unis de contenir l’expansion foudroyante du « chacun pour soi » ; elle va fondamentalement aboutir à une accentuation du chaos et des confrontations guerrière : six mois seulement après la guerre du Golfe, l'explosion de la guerre en Yougoslavie, venait déjà confirmer que le "nouvel ordre mondial" ne serait pas dominé par les Américains, mais par le « chacun pour soi » rampant.

La guerre civile sanglante résultant de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie (1995-2001) voit se manifester et s’opposer les appétits impérialistes des différents « alliés de l’ex-bloc américain : la France et l’Angleterre soutiennent la Serbie, l’Allemagne la Croatie et la Turquie la Bosnie : « 6) Le conflit dans l’ex-Yougoslavie, enfin, vient confirmer une des autres caractéristiques majeures de la situation mondiale : les limites de l'efficacité de l'opération « Tempête du Désert » de 1991 des­tinée à affirmer le leadership des États-Unis sur le monde. Comme le CCI l'a affirmé à l'époque, cette opération de grande envergure n'avait pas comme principale cible le régime de Saddam Hussein ni même les autres pays de la périphé­rie qui auraient pu être tentés d'imiter l'Irak. Pour les États-Unis, ce qu'il s'agissait avant tout d'affirmer et de rappeler, c'était son rôle de « gendarme du monde » face aux convulsions découlant de l'effondrement du bloc russe et particulièrement d'obtenir l'obéissance de la part des autres puissances occidentales qui, avec la fin de la menace venue de l'Est, se sentaient pousser des ailes. Quelques mois à peine après la guerre du Golfe, le début des af­frontements en Yougoslavie est venu illustrer le fait que ces mêmes puissances, et particulièrement l'Allemagne, étaient bien détermi­nées à faire prévaloir leurs intérêts impérialistes au détriment de ceux des États-Unis »[10]. Finalement, c’est en enserrant de façon croissante l'ensemble du monde dans le corset d'acier du militarisme et de la barbarie guerrière, en intervenant militairement, d’abord aux côtés de la Croatie, puis de la Bosnie contre la Serbie, que le président Clinton va contrer les appétits impérialistes des pays européens en imposant sous son autorité la « pax americana » dans la région (accords de Dayton, déc. 1995).

L’opération « Tempête du désert », loin d’avoir réprimé la contestation du leadership US et les divers appétits impérialistes, a exacerbé la polarisation. Ainsi, les moudjahidines qui combattaient les russes en Afghanistan s’élèvent contre les « croisés » US (constitution de Al-Qaïda sous la direction de Osama bin Laden) et s’inspirent de l’échec de l’intervention américaine en Somalie (opération "Restore Hope" de 1993 à 1994) pour entamer dès la fin 1998 une campagne d’attentats djihadistes anti-américains. Après l’échec de son armée lors de l’invasion du Sud-Liban, la droite israélienne dure monte au pouvoir en 1996 (1er gouvernement Netanyahu) contre la volonté du gouvernement américain qui soutenait Shimon Peres, laquelle droite fera tout à partir d’alors pour sa­boter le processus de paix avec les Palestiniens (les accords Israélo-palestiniens d’Oslo), qui constituait un des plus beaux succès de la diplomatie de Washington dans la région. Enfin, le massacre de centaines de milliers de Tutsis et de Hutus en 1994 au Rwanda lors de la guerre entre clans locaux, soutenus chacun par des impérialismes occidentaux, exprime de manière dramatique à quoi mène l’intensification du « chacun pour soi » impérialiste.

Une des expressions les plus manifestes de la contestation du leadership américain est l'échec lamentable en février 1998 de l'opé­ration « Tonnerre du désert », qui visait à infli­ger une nouvelle « punition » à l'Irak et, au-delà de ce pays, aux puissances qui la sou­tiennent en sous-main, notamment la France et la Russie. Les entraves posées par Saddam Hussein à la visite des « sites présidentiels » par des inspecteurs internationaux ont conduit la superpuissance à une nouvelle tentative d'affirmer son autorité par la force des ar­mes. Mais cette fois-ci, contrairement au lancement de missiles sur l’Irak qu’elle imposa encore en 1996, elle a dû renoncer à son entreprise face à l'opposition résolue de la presque totalité des États arabes, de la plupart des grandes puissances et au soutien (timide) de la seule Grande-Bretagne. Le contraste entre la « Tempête du désert » et le « Tonnerre » du même nom met en évidence l’approfondissement de la crise du leadership des États-Unis. Bien sûr, Washington n'a nul besoin de la permission de quiconque pour frapper quand et où il le veut (ce qu’il a d’ailleurs fait fin 1998 au moyen de l’opération "Renard du Désert"). Mais en menant une telle politique, les états-Unis se placent précisément à la tête d'une tendance qu'ils veulent contrer, celle du chacun pour soi, alors qu’ils avaient momentanément réussi à l’éviter durant la guerre du Golfe. Pire encore : pour la première fois depuis la fin de la guerre du Vietnam, la bourgeoisie américaine (les partis Républicain et Démocrate) s'est montrée incapable de présenter un front uni vers l'extérieur, alors qu'elle était en situation de guerre.

2.2. Le surgissement de tensions explicites au sein de la bourgeoisie US

L’érosion de la capacité de la bourgeoisie américaine à gérer adéquatement le jeu politique se manifeste à la fin de la "guerre froide" et à l’entrée dans la période de décomposition du capitalisme, au début des années 1990, en particulier à travers la candidature « indépendante » de Ross Perot en ’92 et en ’96. " Cette tendance générale à la perte de contrôle par la bourgeoisie de la conduite de sa politique, si elle constitue un des facteurs de premier plan de l'effondrement du bloc de l'Est, ne pourra que se trouver encore accentuée avec cet effondrement, du fait:

  • de l'aggravation de la crise économique qui résulte de ce dernier;
  • de la dislocation du bloc occidental que suppose la disparition de son rival;
  • de l'exacerbation des rivalités particulières qu'entraînera entre différents secteurs de la bourgeoisie (notamment entre fractions nationales, mais aussi entre cliques au sein d'un même État national) l'éloignement momentané de la perspective de la guerre mondiale"[11].

Cette tendance à la perte de contrôle du jeu politique s’exprimera ouvertement en 1998, en pleine opération "Renard du Désert". Pour la première fois depuis la fin de la guerre du Vietnam, la bourgeoisie américaine va se montrer incapable de présenter un front uni vers l'extérieur, alors qu'elle est en situation de guerre. Au contraire, la procédure d'« impeachment » contre Clinton, intensifiée durant les événements, met en évidence combien les politiciens américains, plongés dans un véritable conflit interne, au lieu de désavouer la propagande des ennemis de l'Amérique selon laquelle Clinton avait pris la décision d'intervenir militairement en Irak à cause de motivations personnelles (le "Monicagate"), y ont apporté leur crédit.

3. La croisade contre les « États voyous »

La résolution du congrès de RI en 1998, après l’échec de l’opération « Tonnerre du désert », était prémonitoire : « Si les États-Unis n'ont pas eu l'occasion, au cours de la dernière période, d'employer la force de leurs armes et de participer direc­tement à ce « chaos sanglant », cela ne peut être que partie remise, dans la mesure, no­tamment, où ils ne pourront pas rester sur l'échec diplomatique essuyé en Irak »[12].

3.1. L’attaque terroriste de 9/11 engendre la « war against terror » 

Avec la venue au pouvoir de Georges W. Bush junior et de son équipe de « néoconservateurs » (le vice-président D. Cheney, le secrétaire à la défense D. Rumsfeld, son adjoint Paul Wolfowitz et J. Bolton), Washington concentre son attention sur les « États voyous », tels la Corée du Nord, l’Iran ou l’Irak, qui menaceraient l’ordre mondial par leur politique agressive et leur soutien au terrorisme. Les attentats d’Al-Qaïda du 11 septembre 2001 sur le sol américain amènent le président Bush junior à appeler à une « croisade contre le terrorisme » et à déclencher une « War against terror » conduisant à l’invasion de l’Afghanistan et surtout de l’Irak en 2003. Malgré toutes les pressions américaines et la présentation de « fake news » à l’ONU visant à mobiliser la « communauté internationale » derrière leur opération militaire contre « l’axe du mal », les États-Unis échouent en fin de compte à mobiliser les autres impérialismes contre Saddam et doivent envahir quasiment seuls l’Irak avec pour seul allié significatif l’Angleterre de Tony Blair. « Si les attentats du 11 septembre ont permis aux États-Unis d'impliquer des pays comme la France et l'Allemagne dans leur intervention en Afghanistan, ils n'ont pas réussi à les entraîner dans leur aventure irakienne de 2003, réussissant même à susciter une alliance de circonstance entre ces deux pays et la Russie contre cette dernière intervention. Par la suite, certains de leurs "alliés" de la première heure au sein de la "coalition" qui est intervenue en Irak, tels l'Espagne et l'Italie, ont quitté le navire. Au final, la bourgeoisie américaine n'a atteint aucun des objectifs qu'elle s'était fixés officiellement ou officieusement : l'élimination des "armes de destruction de masse" en Irak, l'établissement d'une "démocratie" pacifique dans ce pays, la stabilisation et un retour à la paix de l'ensemble de la région sous l'égide américaine, le recul du terrorisme, l'adhésion de la population américaine aux interventions militaires de son gouvernement »[13].

Malgré un engagement colossal de soldats, d’armes et de moyens financiers, ces interventions inconsidérées des « neocons » mènent à un enlisement et à l’échec final, souligné par le retrait d’Irak (2011) et d’Afghanistan (2021). Elles mettent particulièrement en lumière que la prétention des USA de jouer au « shérif mondial » n’a fait qu’intensifier le chaos guerrier et barbare : "L’attaque des Twin Towers et du Pentagone par Al Qaeda le 11 septembre 2001 et la riposte militaire unilatérale de l’administration Bush ouvre toute grande la « boîte de pandore » de la décomposition : avec l’attaque et l’invasion de l’Irak en 2003 au mépris des conventions ou des organisations internationales et sans tenir compte de l’avis de ses principaux « alliés », la première puissance mondiale passe du statut de gendarme de l'ordre mondial à celui d'agent principal du chacun pour soi et du chaos. L’occupation de l’Irak, puis la guerre civile en Syrie (2011) vont puissamment attiser le chacun pour soi impérialiste non seulement au Moyen-Orient mais sur toute la planète"[14]. Cette ouverture de la boîte de Pandore de la décomposition s’est manifestée en particulier par la multiplication des attentats terroristes  dans les métropoles occidentales (Madrid, 2004, Londres, 2005) et par une multiplication tous azimuts des ambitions impérialistes de puissances telles la Chine et la Russie, bien sûr, de l’Iran, de plus en plus audacieuse et agressive, mais aussi de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, voire des Émirats du Golfe ou du Qatar, qui déboucheront sur des conflits barbares, comme les guerres civiles en Lybie ou en Syrie dès 2011 et au Yémen à partir de 2014, le surgissement d’organisations terroristes particulièrement cruelles comme l’OEI provoquant une nouvelle vague d’attentats et la « crise des réfugiés » causée par l’afflux soudain et incontrôlé de personnes non identifiées en l’Europe en 2015.

3.2. L’aventurisme des « neocons » révèle les contradictions croissantes entre factions bourgeoisies.

Si l’impasse patente de la politique des États-Unis et la fuite en avant aberrante dans la barbarie guerrière soulignent le net affaiblissement de leur leadership mondial, elles font aussi plus que jamais apparaître au grand jour les contradictions internes et les fractures entre factions de la bourgeoisie américaine. Déjà, G. Bush junior avait obtenu la présidence à travers des « élections volées », qui illustraient le caractère instable de « l’appareil démocratique américain » : son adversaire, Al Gore, avait obtenu 500.000 voix de plus que lui, mais la décision concernant la répartition des grands électeurs ne tomba que 36 jours plus tard, plus spécifiquement en Floride, dont le frère de Bush était le gouverneur. "Une parodie populaire de l'élection a commencé à circuler sur Internet, demandant ce que les médias diraient si, dans un pays africain, il y avait une élection controversée dans laquelle le candidat gagnant était le fils d'un ancien président, qui avait été directeur des forces de sécurité de l'État (CIA), et où la victoire était déterminée par un décompte contesté des bulletins de vote dans une province gouvernée par un frère du candidat à la présidence".[15] Les péripéties marquant les élections de 2000 exprimaient déjà clairement la difficulté de la bourgeoisie à gérer son système politique face aux tendances centrifuges de plus en plus manifestes.

Ceci est d’autant plus vrai que des factions liées au fondamentalisme chrétien, ont commencé à peser sur la scène politique américaine. Déjà présentes dans le parti républicain à l'époque de Reagan, elles se sont renforcées et radicalisées dans les « États ruraux » du fait du chaos croissant et du manque d'espoir pour l'avenir. Ainsi, il y a eu l’émergence du « Tea Party », qui jouera un rôle important dans le torpillage des projets de l’administration Obama, accusant le président d’être « marxiste » et un « agent musulman ». Le Tea Party n’était pas seulement composé de fondamentalistes chrétiens, mais aussi de suprémacistes blancs, de militants anti-immigrés, de membres de milices, etc., tout un cocktail qui a infiltré le Parti républicain et menaçait de plus en plus la stabilité du système politique. Fédérées autour de l’opposition à « l’establishment à Washington », ces factions sont à la base de la propagation de l’idéologie populiste, sur laquelle va surfer Donald Trump.

Ces tensions centrifuges au sein de la bourgeoisie américaine se sont nettement manifestées à travers la fuite en avant dans l’aventure irakienne catastrophique adoptée par les « pieds nickelés » de l’administration Bush jr pour assurer le maintien de la suprématie américaine : « L'accession en 2001 à la tête de l'État américain des "neocons" a représenté une véritable catastrophe pour la bourgeoisie américaine. La question qui se pose est : comment a-t-il été possible que la première bourgeoisie du monde ait fait appel à cette bande d'aventuriers irresponsables et incompétents pour diriger la défense de ses intérêts ? Quelle est la cause de cet aveuglement de la classe dominante du principal pays capitaliste ? En fait, l'arrivée de l'équipe Cheney, Rumsfeld et compagnie aux rênes de l'État n'était pas le simple fait d'une monumentale "erreur de casting" de la part de cette classe. Si elle a aggravé considérablement la situation des États-Unis sur le plan impérialiste, c'était déjà la manifestation de l'impasse dans laquelle se trouvait ce pays confronté à une perte croissante de son leadership, et plus généralement au développement du "chacun pour soi" dans les relations internationales qui caractérise la phase de décomposition »[16].

3.3. La présidence d’Obama : une tentative vaine de restaurer le multilatéralisme

L’administration Obama a tenté de réduire les conséquences catastrophiques de l’unilatéralisme aventuriste promu par Bush junior. Tout en rappelant au monde la supériorité technologique et militaire absolue des États-Unis à travers l’exécution de Ben Laden en 2011 par une opération commando spectaculaire au Pakistan, elle a essayé de remettre le multilatéralisme à l’ordre du jour en tentant d’impliquer les « alliés » de Washington dans la mise en œuvre de la politique américaine. Cependant, elle n’est pas arrivée à contrer véritablement l’explosion des ambitions impérialistes diverses : la Chine a mis en œuvre son expansion économique et impérialiste à travers le déroulement des « nouvelles routes de la soie » à partir de 2013 ; quant à l’Allemagne, si elle a évité toute confrontation directe avec les États-Unis, vu la supériorité militaire écrasante de Washington, elle a renforcé de manière masquée ses prétentions à travers une  collaboration économico-énergétique croissante avec la Russie ; la France et l’Angleterre pour leur part ont pris l’initiative d’intervenir en Lybie pour chasser Kadhafi ; la Russie et l’Iran ont renforcé leurs positions au Moyen Orient en profitant de la guerre civile en Syrie ; enfin, en Ukraine, confronté à la victoire des partis pro-occidentaux lors de la « révolution orange », Poutine a occupé militairement la Crimée et soutenu des milices pro-russes dans le Donbass en 2014. Face à l’ascension de la Chine comme le principal challenger menaçant l’hégémonie US, des débat intenses se sont engagés au sein de l’administration Obama, de l’appareil étatique et plus largement de la bourgeoisie américaine sur une réorientation de sa stratégie impérialiste.

Bref, « La politique du « passage en force », qui s’est particulièrement illustrée durant les deux mandats de George Bush fils, a conduit non seulement au chaos irakien, un chaos qui n’est pas près d’être surmonté, mais aussi à un isolement croissant de la diplomatie américaine (…). De son côté, la politique de « coopération », qui a la faveur des démocrates, ne permet pas réellement de s’assurer une « fidélité » des puissances qu’on essaie d’associer aux entreprises militaires, notamment du fait qu’elle laisse une marge de manœuvre plus importante à ces puissances pour faire valoir leurs propres intérêts »[17].

4. La politique « America First » rompt avec l’ambition d’instaurer un nouvel ordre mondial

Tandis que la politique de « gendarme du monde » engloutissait à pure perte des budgets pharamineux et entraînait un déploiement massif de militaires dans le monde (des « boots on the ground ») et des pertes conséquentes, et alors que les masses ouvrières ne sont pas prêtes à se laisser embrigader (cf. les grosses difficultés à recruter des soldats sous Bush junior pour la guerre en Irak), Donald Trump est élu président en 2017 après une campagne centrée sur le mot d’ordre « America First ». Celui-ci exprime fondamentalement une reconnaissance officielle de l’échec de la politique impérialiste américaine des 25 dernières années et un recentrage de celle-ci sur les intérêts immédiats des États-Unis : « L’officialisation par l’administration Trump de faire prévaloir sur tout autre principe celui de la défense de leurs seuls intérêts en tant qu’état national et l’imposition de rapports de force profitables aux États-Unis comme principal fondement des relations avec les autres États, entérine et tire les implications de l’échec de la politique des 25 dernières années de lutte contre le chacun pour soi en tant que gendarme du monde et de la défense de l’ordre mondial hérité de 1945.(…) »[18].

4.1. La « vandalisation » des rapports impérialistes

La politique « l’Amérique d’abord », mise en œuvre par le populiste Trump, va de pair avec une « vandalisation » des rapports entre puissances. Traditionnellement, afin de garantir un certain ordre dans les relations internationales, les États fondaient leur diplomatie sur un principe, résumé par la formule latine suivante : "pacta sunt servanda" - les traités, les accords sont supposés être respectés. Lorsqu’on signe un accord mondial -ou multilatéral- on est censé le respecter, du moins en apparence. Les États-Unis, sous Trump abolissent cette convention : "Je signe un traité, mais je peux l'abolir demain". Cela s'est produit avec le Pacte transpacifique (PPT), l'Accord de Paris sur les changements climatiques, le traité nucléaire avec l'Iran, l'accord final sur la réunion du G7 au Québec. A leur place, Trump prône des négociations entre États, favorisant le chantage économique, politique et militaire pour imposer sans détour ses intérêts (cf. la menace de représailles contre les entreprises européennes qui investissent en Iran). « Ce comportement de vandale d’un Trump qui peut dénoncer du jour au lendemain les engagements internationaux américains au mépris des règles établies représente un nouveau et puissant facteur d’incertitude et d’impulsion du chacun pour soi. Il forme un indice supplémentaire de la nouvelle étape que franchit le système capitaliste dans l’enfoncement dans la barbarie et l’abîme du militarisme à outrance »[19].

  • Les décisions imprévisibles, les menaces et les coups de poker de Trump ont pour effets :de saper la fiabilité des USA comme allié : les rodomontades, les coups de bluff et les brusques changements de position de Trump non seulement ridiculisent les États-Unis, mais mènent au fait que de moins en moins de pays leur font confiance. En Europe, Trump remet l’OTAN en question, s’oppose ouvertement à l’UE et plus spécifiquement à la politique de l’Allemagne ;
  • d’accentuer le déclin de la seule superpuissance : l’impasse de la politique américaine est accentuée de manière éclatante à travers les agissements de l’administration Trump. Lors du G20 en 2019, l’isolement des États-Unis était évident sur les questions du climat ou de la guerre commerciale. Par ailleurs, l’engagement russe en Syrie pour sauver Assad a fait reculer les USA et a renforcé l’agressivité militaire et la force de nuisance de Moscou dans le monde, alors même que les États-Unis n’ont pu contenir l’émergence de la Chine du statut d’outsider au début des années ’90 vers celui d’un challenger sérieux qui se présente comme le champion de la mondialisation à travers l’expansion des « nouvelles routes de la soie ».
  •  de déstabiliser la situation mondiale et d'augmenter les crispations impérialistes, comme on le voit au Moyen-Orient, où le refus américain de s’engager trop directement sur le terrain exacerbe l’action centrifuge des différentes puissances, petites et grandes, de l’Iran à l’Arabie Saoudite, d’Israël à la Turquie, de la Russie au Qatar, dont les appétits impérialistes divergents entrent constamment en collision : la politique de Washington est devenue plus que jamais un facteur direct d’aggravation du chaos sur un plan global.

En conséquence, « La situation actuelle se caractérise par des tensions impérialistes partout et par un chaos de moins en moins contrôlable, mais surtout par son caractère hautement irrationnel et imprévisible, lié à l’impact des pressions populistes, en particulier au fait que le pouvoir le plus fort du monde est aujourd’hui dirigé par un président populiste aux réactions capricieuses »[20].

Cependant, sous l’administration Trump, une polarisation de plus en plus nette contre la Chine se dessine dans la politique impérialiste américaine visant à contenir et à briser l’ascension du challenger chinois. En 2011 déjà, l’administration Obama avait décidé d’accorder une importance stratégique plus élevée à la confrontation avec la Chine qu’à la guerre contre le terrorisme : « Cette nouvelle approche, appelée « pivot asiatique », fut annoncée par le président américain au cours d’un discours prononcé devant le parlement australien le 17 novembre 2011 »[21]. Encore remise en question par l’émergence de l’Organisation de l’État Islamique sous Obama, la réorientation stratégique de la politique impérialiste américaine vers l’Extrême-Orient s’impose clairement sous Trump, malgré une dernière poche de résistance des tenants de la « croisade » contre les "États voyous", tels l’Iran (le Secrétaire d’Etat Pompeo et J. Bolton). La « Stratégie de Défense Nationale » (SDN), publiée en février 2018, stipule que « la guerre globale contre le terrorisme est suspendue » tandis que la « compétition entre grandes puissances » devient une orientation cardinale[22]. Ceci va impliquer un tournant important dans la politique américaine :

  • La guerre commerciale avec la Chine est intensifiée en vue de ralentir son développement économique et de l’empêcher de développer les secteurs stratégiques menaçant directement l’hégémonie américaine.
  • La course aux armements est relancée par les États-Unis (remise en cause des accords multilatéraux de limitation des armements FNI et START) afin de conserver leur avance technologique et d’épuiser ses rivaux (selon la stratégie éprouvée ayant entrainé l’effondrement de l’URSS). Une VIe composante de l’US Army est constituée, destinée à "dominer l’espace", afin de contrecarrer les menaces de la Chine dans le domaine satellitaire.

Quoi qu’il en soit, « La défense de leurs intérêts en tant qu’état national épouse désormais celle du chacun pour soi qui domine les rapports impérialistes : les États-Unis passent du rôle de gendarme de l’ordre mondial à celui de principal agent propagateur du chacun pour soi et du chaos et de remise en cause de l’ordre mondial établi depuis 1945 sous leur égide »[23].

4.2. Les tendances centrifuges au niveau de l’appareil politique américain s’intensifient

L’arrivée au pouvoir de Trump a fait pleinement éclater au grand jour l'énorme difficulté de la bourgeoisie de la première puissance mondiale à « gérer » son cirque électoral et à contenir les tendances centrifuges qui croissent en son sein : « La crise de la bourgeoisie américaine n'est pas le résultat de l'élection de Trump. En 2007, le rapport constatait déjà la crise de la bourgeoisie américaine en expliquant : « C'est d'abord cette situation objective -situation qui exclut toute stratégie à long terme de la part de la puissance dominante restante- qui a permis d'élire et réélire un régime aussi corrompu, avec à sa tête un président pieux et stupide [Bush junior]. (...), l'administration Bush n'est rien d'autre que le reflet de l'impasse dans laquelle se trouve l'impérialisme américain ». Cependant, la victoire d'un président populiste (Trump), connu pour prendre des décisions imprévisibles, n'a pas seulement mis en lumière la crise de la bourgeoisie américaine, mais a également mis en évidence l'instabilité croissante de l'appareil politique de la bourgeoisie américaine et l'exacerbation des tensions internes »[24]. Le vandalisme populiste de Trump ne fait donc qu’exacerber les tensions déjà existantes au sein de la bourgeoisie américaine.

Différents éléments vont mener ces tensions à un paroxysme : (a) Le besoin constant d’essayer de cadrer l’imprévisibilité des décisions présidentielles mais surtout (b) l’option de Trump de se rapprocher de Moscou, l’ancien ennemi qui n’hésite pas à s’immiscer dans la campagne électorale américaine (le « Russiagate »), une perspective totalement inacceptable par une majorité de la bourgeoisie US, et (c) son refus d’accepter le verdict électoral mettent en évidence une situation politique explosive au sein de la bourgeoisie américaine et son incapacité croissante à contrôler le jeu politique.

(a) une lutte incessante pour "cadrer" le président a marqué toute la présidence et s’est jouée à plusieurs niveaux : une pression exercée par le Parti Républicain (échec des votes sur la suppression de l’Obamacare), une opposition aux plans de Trump par ses ministres (le ministre de la Justice qui refuse de démissionner ou les ministres des affaires étrangères et de la défense qui « nuancent » les propos de Trump), une lutte constante pour la prise de contrôle du staff de la Maison Blanche par les « généraux » (les ex-généraux Mc Master et ensuite Mattis). Toutefois, ce cadrage n’empêche pas les « dérapages », comme lorsque Trump conclut un « deal » avec les Démocrates pour contourner l’opposition des Républicains à l’augmentation du plafond de la dette ;

(b) Trump et une faction de la bourgeoisie américaine envisageaient un rapprochement, voire une alliance avec la Russie de Poutine contre la Chine, une politique qui avait divers partisans au sein de l’administration présidentielle, comme le premier Secrétaire d’État Tillerson, le ministre du commerce et Ross ou même le beau-fils du président, Kushner. Cette orientation s’est toutefois heurtée à l’opposition de larges parties de la bourgeoisie américaine et à une résistance de la plupart des structures de l’État (l’armée, les services secrets), qui n’étaient nullement convaincues par une telle politique pour des raisons historiques (l'impact de la période de la « guerre froide ») et à cause de l’immixtion russe lors des élections présidentielles (le « Russiagate »). Si Trump n’a jamais voulu exclure une amélioration de la coopération avec la Russie (Trump a par exemple suggéré de réintégrer la Russie dans le Forum des pays industriels), l’approche des fractions dominantes de la bourgeoisie américaines, concrétisée aujourd’hui par l’administration Biden, a au contraire toujours considéré la Russie comme une force hostile au maintien du leadership des États-Unis.

(c) Lors des élections présidentielles de novembre 2020, les oppositions entre fractions bourgeoises prennent quasiment un tour insurrectionnel : des accusations de fraude électorale sont lancées de part et d’autre et finalement, Trump refuse de reconnaître le résultat des élections. Le 6 janvier 2021, à l’appel de Trump, ses partisans marchent sur le parlement, le prennent d’assaut et occupent le Capitole, le « symbole de l'ordre démocratique », pour faire annuler les résultats annoncés et déclarer Trump vainqueur. Les divisions internes au sein de la bourgeoisie américaine se sont aiguisées au point où, pour la première fois dans l'histoire, le président candidat à sa réélection accuse le système du pays « le plus démocratique du monde » de fraude électorale, dans le meilleur style d'une « république bananière ».

5. La politique de provocation envers le challenger chinois

Malgré le vandalisme et l’imprédictibilité du populiste Trump et la fragmentation croissante  au sein de la bourgeoisie américaine sur la manière de défendre son leadership, l’administration Trump a adopté une orientation impérialiste en continuité et en cohérence avec les intérêts impérialistes fondamentaux de l’État américain, qui font globalement consensus au sein des secteurs majoritaires de la bourgeoisie américaine : défendre le rang de première puissance mondiale indiscutée des États-Unis en développant une attitude offensive envers leur challenger chinois. Cette polarisation envers la Chine, désignée comme une « menace constante »[25], devient incontestablement l’axe central de la politique étrangère de J. Biden. Ce choix stratégique des États-Unis implique une concentration des forces américaines en vue de la confrontation militaire et technologique avec la Chine. Si déjà en tant que gendarme mondial, les États-Unis exacerbaient la violence guerrière, le chaos et le chacun pour soi, la polarisation actuelle envers la Chine n’est en rien moins destructive, bien au contraire. Cette agressivité se manifeste :

  • sur le plan politique à travers des campagnes démocratiques en défense des droits des Ouïghours et des « libertés » à Hong Kong, la défense de la démocratie à Taïwan, ou encore par des accusations systématiques d’espionnage et de piratage informatique envers la Chine, avec de lourdes mesures de rétorsion en représailles ;
  • sur le plan économique, par des lois et décrets, tels que la « Inflation Reduction Act » et la « Chips in USA Act », qui soumettent les exportations de produits de firmes technologiques chinoises (par exemple, Huawei) vers les États-Unis à de lourdes restrictions sur le plan de tarifs douaniers protectionnistes, à des sanctions contre la concurrence déloyale, mais qui imposent surtout un blocage du transfert de technologie et de la recherche vers Pékin ;

- au niveau militaire par des démonstrations de force assez explicites et spectaculaires visant à endiguer la Chine : une multiplication d’exercices militaires impliquant la flotte US et celles d’alliés en mer de Chine du Sud, l’engagement par Biden d’un soutien militaire à Taïwan en cas d’agression chinoise, l’établissement d’un cordon sanitaire autour de la Chine par la conclusion d’accords de soutien militaire (l’AUKUS, entre les USA, l’Australie et la Grande-Bretagne), de partenariats clairement orientés contre la Chine (le Quad impliquant le Japon, l’Australie et l’Inde), mais aussi en ravivant des alliances bilatérales ou en signant de nouvelles avec la Corée du Sud, les Philippines ou le Vietnam.

D’autre part, la fragmentation considérable de l’appareil politique américain s’est encore étendue, malgré la victoire démocrate aux présidentielles et la nomination à la présidence de J. Biden. Les élections de mi-mandat en 2022, la candidature de Trump pour un nouveau mandat et les tensions entre Démocrates et Républicains au Congrès ont confirmé que les fractures sont toujours aussi profondes et exacerbées entre les partis, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps. Le poids du populisme et des idéologies les plus rétrogrades, marquées par le rejet d’une pensée rationnelle et cohérente, loin d’être enrayé par les campagnes visant la mise à l’écart de Trump, n’a fait que peser de plus en plus profondément et durablement sur le jeu politique américain et tend constamment à entraver la mise en œuvre de l’offensive contre la Chine.

Ces deux tendances, l’intensification d’une offensive polarisée vers la provocation du challenger chinois d’une part et l’accentuation du chaos et du chacun pour soi que cela provoque, mais aussi les tensions internes entre factions de la bourgeoisie américaine de l’autre, vont marquer les deux événements majeurs des rapports impérialistes de ces dernières années, la guerre meurtrière en Ukraine et la boucherie entre Israël et le Hamas.

5.1. La guerre en Ukraine accentue la pression sur le challenger chinois

Si la guerre en Ukraine a bien été initiée par la Russie, elle est la conséquence de la stratégie d’encerclement et d’étouffement de celle-ci mise en place par les États-Unis. A travers le déclenchement de cette guerre meurtrière, ces derniers ont réussi un coup de maître dans l’intensification de leur politique agressive contre les challengers potentiels. « A Washington, beaucoup attendaient cela depuis belle lurette : une occasion pour l’Amérique d’exhiber ses états de service de grande puissance dans un duel avec un concurrent de poids, plutôt que dans des opérations incertaines contre des fanatiques religieux pauvrement armés »[26]. En effet, cette guerre s’inscrit dans des objectifs bien plus ambitieux qu’un simple coup d’arrêt signifié aux ambitions de la Russie : « L’actuelle rivalité américano-russe ne s’explique pas par une quelconque crainte que Moscou puisse dominer l’Europe, mais plutôt par le comportement hégémonique de Washington »[27].

Certes, de manière immédiate, le piège fatal tendu à la Russie vise à infliger un affaiblissement important de sa puissance militaire subsistante et à la dégradation radicale de ses ambitions impérialistes : « Nous voulons affaiblir la Russie de telle manière qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine » (le ministre de la défense américain Lloyd Austin lors de sa visite à Kiev le 25.04.22)[28]. La guerre a aussi pour objectif de démontrer la supériorité absolue de la technologie militaire américaine par rapport aux armes rustiques de Moscou.

Ensuite, l’invasion russe a permis de resserrer les boulons au sein de l’OTAN sous le contrôle de Washington en contraignant les pays européens réticents à se ranger sous la bannière de l’Alliance, en particulier l’Allemagne, alors qu’ils avaient tendance à développer leur propre politique envers la Russie et à ignorer l’OTAN, qu’il y a quelques mois encore, le président français Macron avait prétendu être en « état de mort cérébrale ».

Mais surtout, l’objectif prioritaire des Américains était incontestablement d’adresser un avertissement non équivoque à leur challenger principal, la Chine (« voilà ce qui vous attend si vous vous risquez à tenter d’envahir Taiwan »). Cela constituait le point d’orgue d’une dizaine d’années de renforcement de la pression sur le challenger principal menaçant le leadership US. La guerre a affaibli le seul partenaire intéressant pour la Chine, celui qui pouvait en particulier lui fournir un apport sur le plan militaire, et a de surcroît mis en difficulté le projet d’expansion économique et impérialiste de Pékin, la nouvelle route de la soie, dont un axe important passait par l’Ukraine.

Les centaines de milliers de victimes civiles et militaires, l’extension de la barbarie guerrière en Europe centrale, les risques de dérapage nucléaire, le chaos économique mondial ne sont pour les États-Unis que des « effets collatéraux » négligeables de leur offensive pour garantir le maintien de leur leadership.

5.2. La guerre de Gaza intensifie le chacun pour soi et perturbe la polarisation américaine envers Pékin

Après l’attaque surprise et les massacres barbares perpétrés par le Hamas et la riposte sanguinaire d’Israël écrasant sous les obus et les bombes des dizaines de milliers de civils, la présence quasi permanente de dirigeants américains à Tel Aviv (le président Biden s’y est rendu en personne et le Secrétaire d’État A. Blinken ou le ministre de la Défense L. Austin y passent presque chaque semaine) souligne la fébrilité et la perplexité de la superpuissance américaine sur la meilleure manière de gérer la situation. En exerçant une pression permanente sur le gouvernement israélien tout en gardant le contact avec les gouvernements arabes, ils tentent de limiter la soif de vengeance barbare des Israéliens dans Gaza ou en Cisjordanie et d’éviter un embrasement général de la région.

Lorsque les États-Unis ont opéré, depuis l’ère Obama, leur « pivot asiatique », ils n’ont pas pour autant abandonné toute ambition d’influence au Proche et Moyen-Orient. Washington a œuvré, avec les Accords d’Abraham notamment, à établir un système d’alliance entre Israël et plusieurs pays arabes, en particulier l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, pour contenir les aspirations impérialistes de l’Iran, déléguant à l’État hébreu la responsabilité du maintien de l’ordre dans la région. Mais c’était sans compter avec la dynamique d’instabilité croissante des alliances et la tendance profonde au chacun pour soi. Car la bourgeoisie israélienne n’hésite plus à faire passer ses propres intérêts impérialistes devant son allégeance traditionnelle envers les États-Unis. Alors que Washington privilégiait une « solution » à deux États, Netanyahou et les factions de droite de la bourgeoisie israélienne, encouragés par Trump, ont multiplié les annexions en Cisjordanie tout en mettant les Palestiniens totalement hors-jeu. Ils jouaient clairement avec le feu dans la région, mais comptaient sur le soutien militaire et diplomatique américain en cas d’aggravation des tensions. En conséquence, les États-Unis se retrouvent aujourd’hui mis au pied du mur par Israël, contraints de soutenir la politique irresponsable de Netanyahou et de remettre en question la stratégie du « Pivot asiatique » qui visait précisément à extirper les États-Unis des conflits sans fin qui ravagent le Proche-Orient afin qu’ils puissent se centrer sur l’endiguement du challenger chinois. Or, aujourd’hui, ils se voient obligés d’envoyer des forces navales conséquentes en Méditerranée orientale, d’intervenir en Mer Rouge, de renforcer leurs contingents en Irak et en Syrie.

La réaction pour le moins volontaire de l’administration Biden montre le peu de confiance qu’elle accorde à la clique de Netanyahou et son inquiétude face à la perspective d’un embrasement catastrophique du Moyen-Orient. Le conflit israélo-palestinien constitue un nouveau point de tension pour la politique impérialiste des États-Unis, qui pourrait s’avérer calamiteux en cas d’élargissement. Washington devrait alors assumer une présence militaire considérable et un soutien à Israël qui ne pourraient que peser, non seulement sur l’économie américaine, mais également sur son soutien à l’Ukraine et, plus encore, sur sa stratégie pour endiguer l’expansion de la Chine. Par ailleurs, le discours propalestinien de la Turquie, membre « incorrigible » de l’OTAN, va également contribuer à accroître le risque d’élargissement des confrontations, tout comme les critiques virulentes des pays arabes comme l’Égypte ou l’Arabie Saoudite. Washington tente donc d’empêcher que la situation échappe à tout contrôle… ambition parfaitement illusoire, à terme, compte tenu de la dynamique funeste dans laquelle sombre le Moyen-Orient.

5.3. L’explosion des contradictions au sein de son appareil politique mine la politique impérialiste des États-Unis

Pendant ce temps, les États-Unis entrent dans une période de campagne électorale et la déstabilisation de l’appareil politique américain accentue l’imprévisibilité de ses orientations politiques sur les plans intérieur et extérieur. Les blocages récurrents au Congrès ont confirmé que les fractures sont toujours aussi profondes et exacerbées entre Démocrates et Républicains, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps, comme l’attestent l’élection compliquée du « speaker » Républicain à la chambre des représentant ou le débat parmi les Démocrates sur l’âge avancé de J. Biden pour une éventuelle réélection. En même temps, les campagnes visant la mise à l’écart de Trump (e. a. les différents procès intentés contre lui), n’ont fait que diviser de plus en plus profondément et durablement la société américaine et rendre « the Donald » plus populaire que jamais dans une frange non négligeable de l’électorat américain.

La nouvelle candidature présidentielle de Trump pour les élections de 2024, toujours plébiscité par plus de 30% des américains (soit près des 2/3 des électeurs républicains) et donné largement favori pour l’investiture républicaine, fait peser dès à présent une dose d’incertitude sur la politique américaine et joue un rôle dans le positionnement de Washington dans les deux conflits analysés ci-dessus : en Ukraine, le soutien militaire massif à Zelenski est dès à présent mis en question par le refus de la majorité républicaine d’entériner les budgets pour l’Ukraine et Poutine compte sur le fait qu’une réélection de Trump changera la donne sur le terrain ; en Israël, Netanyahou et les factions de droite misent sur le soutien inconditionnel de la droite religieuse républicaine pour contrer la politique de l’administration Biden en attendant, eux aussi, le retour du « messie » Trump.

Bref, cette imprédictibilité de la politique américaine n’engage pas d’autres pays à prendre pour argent comptant les promesses des États-Unis et constitue en elle-même (en plus de sa politique de polarisation) un facteur d’intensification du chaos dans le futur.

Conclusion

La guerre actuelle au Moyen-Orient n’est donc pas le résultat de la dynamique de formation de blocs impérialistes, mais du « chacun pour soi » ; Tout comme la confrontation en Ukraine, cette guerre confirme la tendance dominante de la situation impérialiste mondiale : une irrationalité croissante alimentée d’une part  par la tendance de chaque puissance impérialiste à agir pour elle-même et d’autre part, par la politique sanglante de la puissance dominante, les États-Unis, visant à contrer son inévitable déclin en empêchant le surgissement de tout challenger potentiel.

Quoi qu’il en soit et quel que soit l’aboutissement de ces conflits, l’actuelle politique de confrontation de l’administration Biden, loin de produire une accalmie dans les tensions ou d’imposer une discipline entre les vautours impérialistes,

  • accentue les tensions économiques et militaires avec l’impérialisme chinois ;
  • exacerbe les contradictions entre impérialismes, que ce soit en Europe centrale ou au Moyen-Orient ;
  • intensifie les contradictions au sein des diverses bourgeoisies, aux États-Unis, en Russie, en Ukraine ou en Israël bien sûr, mais également en Allemagne ou en Chine.

Contrairement au discours de ses dirigeants, la politique offensive et brutale des États-Unis est donc à la pointe de la barbarie guerrière et des destructions de la décomposition.

La lutte de l’impérialisme américain contre son inévitable déclin est depuis plus de 30 ans plus que jamais un facteur central d’accentuation des tensions et du chaos. Le succès initial de l’actuelle offensive américaine était fondé sur une caractéristique mise en évidence dès le début des années 1990 dans le Texte d’Orientation « Militarisme et décomposition»[29], la surpuissance économique et surtout militaire des États-Unis, qui dépasse la somme des puissances potentiellement concurrentes. Aujourd’hui, les USA exploitent à fond cet avantage dans leur politique de polarisation. Celle-ci n’a cependant jamais amené plus d’ordre et de discipline dans les rapports impérialistes mais a au contraire multiplié les confrontations guerrières, a exacerbé le chacun pour soi, a semé la barbarie et le chaos dans de nombreuses régions (Moyen-Orient, Afghanistan, Europe centrale, …), a intensifié le terrorisme, a provoqué d’énormes vagues de réfugiés et a multiplié tous azimuts les appétits des petits et des grands requins.

Depuis plus de 30 ans également, les tensions politiques croissantes au sein de la bourgeoisie US sont exploitées pour mystifier la lutte du prolétariat américain, en tentant de mobiliser ce dernier dans la lutte contre les « élites au pouvoir », en essayant de le diviser entre ouvriers « autochtones et « immigrés illégaux », ou alors en voulant le mobiliser pour la défense de la démocratie contre la droite raciste et fasciste. Les luttes ouvrières de 2022 et 2023 aux États-Unis constituent, dans un tel contexte une claire expression du refus de la classe ouvrière américaine de se laisser entraîner sur le terrain bourgeois et de leur volonté de se défendre de manière unitaire en tant que classe exploitée contre toute attaque contre leurs conditions de vie et de travail.

20.12.2023 / R.H. & Marsan


[2] Id.

[3] Résolution sur la situation internationale, pt 6, 9e congrès du CCI, Revue internationale n°67, 1991.

[4] Revue internationale 64, 1991.

[5] Texte d’Orientation Militarisme et décomposition, Revue Internationale 64, 1991.

[6] Id.

[7] Id.

[8] Résolution sur la Situation Internationale, pt 4, 15ième Congrès International du CCI, Revue internationale 113, 2003.

[10] Résolution sur la situation internationale, 10e Congrès International du CCI, Revue Internationale 74, 1993.

[12] Résolution sur la situation internationale, pt 8,  13e congrès de Révolution Internationale, Revue internationale 94, 1998.

[13] Résolution sur la situation internationale, pt 8, 17ième Congrès International du CCI, Revue internationale 130, 2007.

[15] Internationalism 116, winter 2000-2001.

[16] Résolution sur la situation internationale, pt 9, 17ième Congrès International du CCI, Revue internationale 130, 2007.

[17] Résolution sur la situation internationale, pt 7, 18ième Congrès International du CCI, Revue internationale 138, 2009.

[18]  Résolution sur la situation internationale, pt 13, 23e Congrès International du CCI, Revue internationale 164, 2020.

[19] Ibid.

[21] Le repli américain aura duré six mois … », Monde diplomatique, mars 2022.

[22] Déclaration du ministre de la Défense James Mattis le 26.04.2018 devant le Comité des forces armées du Sénat des États-Unis.

[23] Résolution sur la situation internationale pt 10, 23ième Congrès International du CCI, Revue internationale 164, 2020.

[24] Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie, 23ième congrès du CCI, 2019, Revue internationale 164, 2020. La citation dans l’extrait est tirée du rapport (non publié) sur la vie de la bourgeoisie du 17e congrès.

[25] Lloyd Austin, Memorandum for all department of defense employees, mars 2021.

[26] Le repli américain aura duré six mois … », Monde diplomatique, mars 2022.

[27] « Pourquoi les grandes puissances se font la guerre », Monde diplomatique, août 2023.

[28] La fraction Biden voulait aussi par ailleurs « faire payer » la Russie pour leur ingérence dans les affaires internes américaines, par exemple leurs tentatives de manipuler les dernières élections présidentielles.

[29] Revue internationale 64, 1991.

Questions théoriques: 

Rubrique: 

Conflits impérialistes