Sur la nature des Partis Communistes (suite) - La Russie et le prolétariat mondiale

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Après avoir constaté l'existence de partis bourgeois fondamentalement anti-nationaux tels que les PC et après s'être servi de ce fait pour expliquer les événements politiques actuels, il faut essayer d'expliquer le fait lui-même.

Du côté bourgeois la base de l'explication se trouve, comme je l'ai dit plus haut, dans le fait que le patriotisme a cessé de correspondre aux intérêts de la bourgeoisie elle-même dans tous les pays qui ne sont pas des grands, c'est-à-dire dans la plus grande partie du monde : la bourgeoisie ne croyant plus elle-même à la "patrie", cette idéologie finit par être dévaluée aux yeux du prolétariat (à force de se dire entre soi "il faut une religion pour le peuple", le peuple finit par le savoir).Il lui faut alors inventer d'autres prétextes idéologiques pour justifier la guerre, des idéologies dépourvues au moins en partie de caractère national et qui, par suite, peuvent s'étendre dans le monde entier, y compris chez les "grands" ennemis eux-mêmes. Évidemment, ce n'est pas un hasard que le PC des USA soit très faible : au centre du bloc impérialiste opposé à l'impérialisme russe les conditions sont particulièrement défavorables pour le développement d'un parti russe. Il n'en reste pas moins que ce parti existe.

Cependant les conditions précédentes ne sont pas suffisantes. Pour qu'un parti puisse se développer, jouer un rôle dans la vie d'un pays, il faut qu'il trouve une couche de la population sur laquelle il puisse s'appuyer en défendant ou en paraissant défendre ses intérêts. Dans ce but, les partis nazis par exemple se sont le plus souvent appuyés sur des minorités nationales pas toujours allemandes (parti rexiste flamand en Belgique, parti croate en Serbie, etc.). Mais pour avoir une arme efficace dans le but de lutter contre la bourgeoisie nationale, un parti bourgeois anti-national doit s'appuyer sur la principale force qui s'oppose à la "propre" bourgeoisie, à savoir sur le prolétariat – en se disant le "parti du prolétariat" – en se mettant de temps en temps "à la tête de la classe ouvrière pour la défense de ses intérêts" (quand cela ne présente aucun danger pour la domination mondiale de la bourgeoisie). C'est ce que font, mieux que tous autres, les partis staliniens.

Cela appelle une remarque et une question. D'une part nous voyons que les conditions de développement de partis bourgeois anti-nationaux tels que les PC se trouvaient dans l'incapacité du prolétariat à s'imposer en tant que classe à la bourgeoisie mondiale. De tels partis n'auraient pas pu se développer si l'expérience n'avait pas montré à la bourgeoisie qu'il est possible de manœuvrer le prolétariat, de le mener à se battre pour une bourgeoisie – et cela non pas même au nom de la "nation" ou de la "race" dont il fait partie mais au nom de sa classe – en s'opposant à sa "propre" bourgeoisie. Il fallait une longue expérience pour que la bourgeoisie arrive à apercevoir cette possibilité. Dans ce domaine, l'impérialisme russe a joué le rôle d'expérimentateur et d'initiateur, d'avant-garde de la bourgeoisie à la recherche de nouveaux moyens de lutte.

Et alors une question se pose. On comprend bien pourquoi l'impérialisme russe a joué ce rôle d'avant-garde. Issu d'une révolution soi-disant prolétarienne - et dont effectivement le principal moteur était le prolétariat -, se nommant lui-même "dictature du prolétariat", dirigé par un parti, des hommes qui se sont eux-mêmes crus les représentants du prolétariat, cet impérialisme n'avait comme principale force, dans sa lutte contre les autres impérialismes, que l'appui d'une partie importante du prolétariat mondial. Mais ce qui se comprend moins facilement, c'est pourquoi la Russie est restée pratiquement le seul impérialisme à pouvoir créer, dans toutes les parties du monde, de prétendus partis ouvriers entièrement à son service.

Ce fait arrive à égarer beaucoup d'esprit dans ce que l'on appelle le mouvement ouvrier, au sujet de la nature sociale de la Russie actuelle. Puisque la Russie lutte contre la bourgeoisie, disent-ils, c'est qu'elle n'est pas elle-même bourgeoise ! Et si on leur fait remarquer que les bourgeois luttent entre eux, ils répondent que c'est en tant que nations et non avec des partis anti-nationaux tels que les PC… On aura reconnu là un raisonnement trotskiste classique (assez bizarrement allié d'ailleurs avec l'idée que les PC sont des partis "opportunistes", "capitulant" devant "leur" bourgeoisie nationale, analogue aux partis social-démocrates… de 1914 !). Mais, même sans insister sur les trotskistes, on sait que Vercesi, un des dirigeants du PCI d'Italie, continue à justifier l'étiquette d'«État prolétarien» appliquée à la Russie (sans d'ailleurs en tirer les conséquences politiques qu'en tirent les trotskistes : "défense de l'URSS", etc.) par le fait que la Russie peut encore aujourd'hui regrouper autour d'elle une partie importante du prolétariat mondial.

Bien entendu la discussion théorique de telles thèses est inutile. Il suffit de constater qu'elles sont en contradiction avec les faits. Que le capitalisme d'État russe soit – quelles que soient les discussions qui peuvent légitimement s'élever au sujet de sa nature économique – un régime de classe aussi anti-prolétarien que tout autre, c'est un fait. Que ce régime soit capable, et cela bien mieux que tout autre, de manœuvrer le prolétariat dans une grande partie du monde, c'est un autre fait. Si la conjonction de ces deux faits semble à certains camarades "contradictoires", c'est leur théorie qui est en contradiction avec la réalité. Il reste que la conjonction de ces deux faits demande une explication.

Je ne pense pas que ce soit une explication suffisante que d'invoquer le "souvenir" d'Octobre et le mensonge qui consiste à se prétendre socialiste. Car il reste à savoir pourquoi le souvenir ne s'est pas effacé et pourquoi ce mensonge n'a pas aussi bien réussi à d'autres.

L'explication que je propose est la suivante : grâce à sa centralisation étatique, le capitalisme russe possède moins de liens étroits avec les capitalismes étrangers qu'il n'en existait, par exemple, entre le capitalisme américain et le capitalisme allemand (sociétés à capital mixte, liens personnels, etc.). Par suite, la Russie est plus libre pour attaquer les bourgeoisies concurrentes, tandis que par exemple une grève en Allemagne risquait d'affecter immédiatement et directement les rentrées de profit à New-York, Londres et Paris. Cela explique, en passant, l'attitude souvent "radicale" prise par la Russie et les PC envers les bourgeoisies ennemies vaincues ("expropriation des traîtres", exécution des criminels de guerre", etc.). Mais cela explique surtout que les partis russes dans tous les pays soient capables d'une démagogie "ouvrière" et "anticapitaliste" que les autres partis bourgeois n'arrivent pas à égaler.

Je ne crois pas qu'il soit possible de répondre à la question posée si on se refuse à voir que les PC sont effectivement des représentants de la bourgeoisie russe.

LA NATURE DE L'INTERNATIONALE COMMUNISTE

Dans tout ce qui précède, je n'ai fait qu'exprimer sous une forme consciente et schématique des idées que la plupart des militants révolutionnaires utilisent en fait quotidiennement dans leur appréciation des événements actuels, même s'ils s'y opposent en théorie. A l'exception des éternels rêveurs qui, tels les trotskistes, sont perdus dans la contemplation nostalgique d'époques révolues, chaque militant raisonne, analyse, prévoit comme s'il pensait que les PC sont des agents de l'impérialisme russe et non des diverses bourgeoisies nationales, quelles que soient par ailleurs leurs conceptions théoriques. Un tel décalage entre la théorie et la pensée vivante est d'ailleurs loin d'être une exception dans le mouvement ouvrier où les anachronismes abondent.

Un tel anachronisme est la conception que la GCF – d'accord sur ce point, semble-t-il, avec les fractions "officielles" de la GCI – se fait de la nature de l'Internationale Communiste, de sa "mort" et de la "trahison" des PC.

On sait que la Fraction Italienne - après avoir proclamé en 1933, après l'arrivée de Hitler au pouvoir, la "mort" de l'IC (pourquoi "mort" ? pourquoi 1933 ?) – dénonçait en 1935 la trahison des PC (pas de l'IC puisqu'elle était "morte"). La raison de cette dernière appréciation ? La déclaration de Staline approuvant "les efforts faits par la France pour mettre sa défense au niveau de sa sécurité", l'entrée de la Russie dans la Société des Nations, la nouvelle ligne des PC qui les amenait à voter les crédits militaires en France, etc.

Tout cela semble bien étrange quand on y réfléchit tant soit peu. La FI a tellement attendu la répétition des événements de 1914 qu'elle a fini par la voir ! En 1914 effectivement, la 2ème Internationale était morte, disloquée par la trahison – effective, quelle que soit sa portée profonde, que je n'ai pas l'intention d'examiner dans le cadre présent – des partis socialistes, chacun reniant ses déclarations antérieures pour se ranger derrière sa bourgeoisie nationale dans la guerre. Rien de pareil ne s'est produit dans la 3ème Internationale. Quand les bordiguistes (et les trotskistes aussi bien) parlent de sa "mort" en 1933, c'est par une image littéraire : "morte" signifie "morte pour le prolétariat". Cette appréciation était basée sur l'idée que, le cours révolutionnaire qui se manifestait (?) en Allemagne étant interrompu par la victoire des nazis, on entrait dans une époque de réaction, de cours vers la guerre impérialiste où il n'y avait plus de place pour un Internationale prolétarienne. Mais l'IC n'était pas pour cela réellement morte, disloquée ; elle subsistait au contraire, en réalité plus centralisée et plus forte que jamais.

En 1935, lorsque les PC se sont rangés du côté de leur "propre" bourgeoisie… dans les pays alliés à la Russie, la FI a proclamé la "trahison" de ces partis en y voyant une justification de ses perspectives antérieures. Mais la FI n'a pas semblé voir combien son schéma de "trahison" à la manière de 1914 était en contradiction avec la réalité puisque, en 1935, le tournant ne dépendait pas d'une dislocation de l'Internationale mais au contraire d'un ordre venu de la direction de l'IC et en rapport évident avec l'orientation de la politique étrangère de la Russie.

Il est clair que dans ce cas la conception traditionnelle de "la trahison des partis ouvriers" – se manifestant essentiellement par le rattachement à la "propre" bourgeoisie – aboutissait à un anachronisme évident. Mais cette idée fausse n'était pas isolée : elle était liée, chaque erreur soutenant l'autre, à l'incompréhension profonde de la nature sociale de la société "soviétique". En effet, même après 1935, après la proclamation de "la trahison" des PC et l'abandon de "la défense de l'URSS", jusqu'en 1942 (jusqu'à aujourd'hui pour la tendance Vercesi), la FI n'a pas compris l'existence en Russie du capitalisme d'État ni, en général, d'une société de classe anti-prolétarienne. L'idée même du capitalisme d'État était absente de toute son idéologie. On parlait de l'État russe comme "État prolétarien" ("dégénéré") ou simplement comme "État russe". On disait simplement que cet État était "intégré dans le système capitaliste mondial" et cela en se fondant seulement sur les actes politiques de cet État (entrée dans la SDN, alliances, etc.). Mais les camarades de la FI ne semblaient pas avoir l'idée que cet État devait être l'organe d'une classe existant physiquement en Russie même ou, dans tous les cas, ils ne semblaient pas très curieux en ce qui concerne les rapports de classes existant économiquement et socialement en Russie. En somme, ils traitaient l'État russe comme s'il avait été un appendice de l'IC alors que le contraire était évidemment la réalité.

Avec de telles lacunes théoriques, on s'explique que le schéma anachronique de "la trahison" ait pu être appliqué avec rigueur par la FI. Cet anachronisme n'était en somme qu'un petit côté d'une théorie qui flottait toute entière dans l'air. Mais nous voyons l'anachronisme parvenir en quelque sorte, au second degré, dans les positions actuelles de la GCF.

Ces camarades comprennent bien que les diverses politiques de l'IC et des PC, avant comme après 1935, étaient déterminées essentiellement par les intérêts de l'État russe ; ils comprennent également que l'État russe actuel est l'organe d'une classe exploiteuse russe qu'ils considèrent d'ailleurs comme identique dans son fond avec la classe bourgeoise. Cependant, ils maintiennent, avec fermeté et quelques fois avec arrogance (voir "Internationalisme" N° 10), la position traditionnelle de la fraction, suivant laquelle les PC auraient "trahi" en 1934-35, le fait essentiel de cette "trahison" étant leur passage du côté des "propres" bourgeoisies nationales.

Alors, il faudrait tout de même s'entendre. Ou bien l'État russe était, dès avant 1934-35, un État de classe anti-prolétarien et, alors, on ne voit pas en quoi l'IC et les PC, dont la politique était essentiellement dirigée vers la défense de cet État, étaient moins "traîtres" que lorsqu'ils se sont mis à soutenir les armements de la France, etc. Ou bien on pense que le capitalisme d'État n'a été instauré en Russie que justement en 1934-35. Mais alors on ne comprend plus. L'instauration d'un régime de classe, d'un régime d'oppression et d'exploitation des travailleurs dans un pays où aurait existé auparavant "la dictature du prolétariat" suppose, semble-t-il, au moins certaines transformations politiques, sociales et économiques profondes dans le pays même dont on devrait trouver quelques traces dans l'histoire de la Russie. Effectivement il y a eu des périodes de grands changements, de crise politique et sociale en Russie en 1921 (Cronstadt, NEP, etc.) et en 1927-28 (liquidation de l'opposition trotskiste, plan quinquennal, etc.) et divers groupes ou camarades ont voulu trouver ici ou là le passage décisif entre "la dictature du prolétariat" et le capitalisme d'État. - Je pense quant à moi qu'ils ont tous tort et qu'il n'a jamais existé en Russie de chose telle que "la dictature du prolétariat" ou "l'État ouvrier" ; mais la question n'est pas là pour le moment -. Mais en 1934-35 ? Il s'agit justement d'une période de calme relatif dans l'histoire interne de la Russie. Si l'ouvrier était exploité et opprimé après, il l'était aussi bien avant. Ou alors faudrait-il dire que le même système économique et social – la même extraction de plus-value, les mêmes prisons – ont subitement changé de caractère de classe parce que l'État qui maintenait ce système a préféré s'allier à la France plutôt qu'à l'Allemagne (raison de l'entrée dans la SDN et cause essentielle du "tournant" du PCF et de divers autres PC).

Il me semble que, si les camarades de la GCF ne veulent pas arriver à une telle idée, ils seront obligés de conclure que leur appréciation de "la trahison" des PC en 1934-35 n'est qu'un anachronisme fondé sur une conception largement périmée des rapports des partis avec la classe bourgeoise. Dans tous les cas, quelle que soit la conclusion à laquelle ils doivent aboutir, ils feront bien de réfléchir de nouveau à ce problème sur la base de leurs conceptions actuelles (et non de celles de la FI il y a 10 ans).

Pour ma part, il me semble clair que la nature de l'IC (qui, en réalité, n'est pas "morte" en 1933, ni même en 1943) n'a pas changé profondément lors du tournant de 1934-35. Avant comme après, elle était une arme qui servait à l'impérialisme russe pour manœuvrer le prolétariat mondial dans les seuls intérêts de la Russie.

Une remarque importante est ici nécessaire. On définit généralement l'évolution politique de l'IC comme un "opportunisme croissant. C'est partiellement exact, mais partiellement seulement ; et cette appréciation, fondée sur la conception classique des rapports des partis avec la classe bourgeoise, laisse échapper justement la caractéristique essentielle de la politique de l'IC.

En effet , d'un point de vue descriptif, l'opportunisme – envers les bourgeoisies non-russes bien entendu – n'est qu'un aspect des "erreurs" de l'IC. Trotsky, par exemple, ne parle pas seulement de l'opportunisme mais de l'alternance (ou de mélange) d'opportunisme et "d'aventurisme". Et, d'un point de vue descriptif, il a raison. L'insurrection de Hambourg (1923), l'insurrection de Canton (1927), certains aspects de la politique de "la troisième période" ne peuvent pas être qualifiés d'"opportunistes". Mais – et c'est là que le point de vue trotskiste se montre grossièrement descriptif et profondément incompréhensif – ces "erreurs" n'étaient pas, en général, déterminées par "un aveuglement bureaucratique" mais par les intérêts de la Russie. La politique de la "3ème période", en particulier, était déterminée essentiellement par la recherche d'un appui sur la bourgeoisie allemande, même nazie ; d'où la lutte à mort contre les social-démocrates ("social-fascistes") anglophiles ; la capitulation de janvier 1933 n'était pas l'envers mais la poursuite de la 3ème période.

Si on remonte plus haut, en Chine (1925-27), en Allemagne (1923), etc., on verra toujours les intérêts de l'État russe – du capitalisme d'État russe – déterminer toute la politique de l'IC.

La Russie est entrée dans la SDN quand elle a recherché l'alliance anglaise et française contre l'Allemagne ; elle avait dénoncé la SDN quand elle recherchait l'alliance allemande contre l'Angleterre.

En 1934 les communistes français ont découvert qu'«ils aimaient leur pays» ; les communistes allemands pensaient dans le même temps à "combattre Hitler". Mais en 1930 et même en 1923, les communistes allemands avaient fait campagne contre "l'opposition nationale" de l'Allemagne. Dans tout cela, où est la différence essentielle ?

Évidemment il n'est pas douteux qu'il y a une évolution de l'IC. En 1919 la plupart des révolutionnaires du monde entier se trouvaient dans l'IC ; en 1946 pas un seul ne peut s'y trouver. Mais cela n'empêche pas que le rôle effectif de l'IC a toujours été le même, depuis sa formation jusqu'à aujourd'hui : celui de "5ème colonne" du nouvel impérialisme russe.

Je sais bien que la plupart des camarades, et en particulier tous ceux de la GCF, s'insurgeront contre cette idée que les révolutionnaires, des groupes révolutionnaires porteurs d'une idéologie révolutionnaire - dont le prolétariat a des enseignements à tirer – aient pu faire partie d'une organisation essentiellement impérialiste et même lui donner en apparence tout son contenu de pensée. Mais la contradiction, si "contradiction" il y a, est dans la réalité et non dans une pensée.

L'explication en est double. D'une part, ce fait s'intègre dans ce caractère général de notre époque que j'ai indiqué plus haut : une bourgeoisie peut manœuvrer le prolétariat, l'utiliser contre les bourgeoisies concurrentes. Entre détruire "la" bourgeoisie (la bourgeoisie ennemie) et composer avec elle, il n' y a qu'une différence de tactique.

La deuxième partie de l'explication explique la première partie elle-même et explique également l'évolution de l'IC. Si la bourgeoisie est ainsi capable de manœuvrer le prolétariat, c'est que celui-ci ne possède pas une idéologie qui lui permette de prendre en mains la direction de la société. Plus précisément, il existait une idéologie qu'on pouvait penser être une idéologie prolétarienne car elle permettait au prolétariat de lutter pour ses intérêts contre la bourgeoisie et, par suite, cette idéologie exerçait une forte influence sur le prolétariat : c'était l'idéologie marxiste telle qu'elle existait dans la 2ème Internationale. Mais dans l'application, quand il s'agit de diriger la société et non plus d'obtenir des avantages immédiats, cette idéologie a montré qu'elle contenait la justification du capitalisme d'État, que sa réalisation était le capitalisme d'État. Plus exactement, on pouvait penser que la doctrine du capitalisme d'État – de l'étatisation des moyens de production par "l'État ouvrier" – était une doctrine du prolétariat tant que l'expérience n'avait pas montré que sa réalisation mène à l'esclavage du prolétariat. Des théories rassurantes, telles que celle de Engels sur "le dépérissement" automatique de "l'État ouvrier", étaient là pour calmer les doutes. Mais le caractère éminemment dialectique de ces théories ne les a pas empêchés de se révéler fausses.

Alors il a fallu que les révolutionnaires prolétariens d'une part et la bourgeoisie d'autre part comprennent que le capitalisme d'État, c'est toujours du capitalisme. Et c'est là la clé de la longue évolution de l'IC.

Il a fallu longtemps au nouvel impérialisme russe pour comprendre, d'une manière générale et pleinement consciente, que son sort est lié à celui de la bourgeoisie mondiale et que, par suite, toute tendance authentiquement révolutionnaire doit être combattue à mort. Quant aux tendances révolutionnaires, la compréhension de ces mêmes faits leur a été également difficile ; exclues successivement de l'IC, elles ont généralement commencé par protester contre leur exclusion et certaines n'ont pas encore compris aujourd'hui…

Le premier congrès de l'IC était dominé par l'idée de rassembler toutes les organisations révolutionnaires pour la défense de la Russie. Au 2ème congrès il ne s'agissait plus seulement des organisations révolutionnaires mais de rassembler les masses par n'importe quel moyen (syndicats, parlements, défense des peuples coloniaux, fusion avec des partis du centre). Au 3ème congrès il s'agissait toujours de rassembler les masses mais plus pour la révolution, seulement pour faire pression sur la bourgeoisie, d'où le Front Unique. Au 4ème congrès il ne s'agissait plus de faire pression sur la bourgeoisie mais de la soutenir quand elle veut marcher avec la Russie : "Gouvernement Ouvrier et Paysan". Et chaque fois, c'était des coups sur la pauvre gauche qui n'y comprenait rien et qui était obligée de s'en aller (Gauche allemande) ou de capituler (Gauche italienne).

Ce sont sans doute les péripéties de la lutte contre l'opposition trotskiste qui ont fait comprendre clairement à la direction de l'État russe le lien qui existe entre toute idée tant soit peu à gauche et le danger interne (ce lien n'étant pas encore clair en 1924 : les propositions faites par la direction de l'IC aux bordiguistes – faire ce qu'ils veulent en Italie à condition de condamner Trotsky – en témoignent). D'où la campagne d'exclusions.

Enfin, en 1934-35, le changement d'orientation de la politique extérieure fournissait une bonne occasion de détruire la racine de toute tendance révolutionnaire possible en abandonnant les phrases révolutionnaires.

On peut résumer cette évolution, d'une manière en quelque sorte philosophique, en disant que le rapport entre Lénine et Staline est analogue au rapport de l'être à la conscience.

Quant au changement survenu en 1934-35, il est réel mais il ne faut pas non plus s'en exagérer l'importance. Jusqu'à cette date, des tendances ont pu se détacher de l'IC pour évoluer vers des positions révolutionnaires, tandis qu'ensuite les tendances de "gauche" qui se sont formées ne sont pas allées plus à gauche que le PSOP (Ferrat). Mais de grandes différences existent entre ces tendances suivant le moment où elles se sont détachées. Je parle du détachement effectif, de l'époque à laquelle elles n'avaient plus leur place dans l'IC et où elles ont été exclues (ou sont sorties) ; je ne parle pas de l'époque où elles ont cessé de se réclamer de l'IC qui est souvent différente.

Ainsi la tendance communiste des conseils-KAPD, qui s'est détachée de l'IC en 1920-23, a pu subsister jusqu'à nos jours sans très grands changements idéologiques et être aujourd'hui encore la plus consciente en général.

La tendance bordiguiste, qui s'était détachée en 1927, a pu conserver en général des positions révolutionnaires mais elle a eu plus de chemin à parcourir. Et il s'agit d'une vieille tendance de gauche qui avait la possibilité de reprendre les positions révolutionnaires qu'elle avait dû abandonner ou adultérer pour rester dans l'IC.

La tendance trotskiste s'est détachée vers la même époque mais elle s'était formée en 1923-27 sur la base de divergences dans la question de savoir comment mieux défendre l'impérialisme russe et comment mieux exploiter le prolétariat russe ; elle n'a jamais pu se détacher de sa base primitive ni du respect intégral des 4 premiers Congrès de l'IC ; et finalement elle est définitivement perdue pour la révolution, à l'exception de quelques groupes qui ont dû justement se détacher d'elle.

Je ne connais pas d'exemple de tendances qui se soient détachées plus tard de l'IC et qui n'ont eu une évolution plus favorable. Le dernier groupe, à ma connaissance, qui se soit détaché de l'IC pour évoluer vers des positions révolutionnaires, était celui du RKD (sorti en 1935). Or ce groupe a dû passer par une évolution lente et difficile, marquée par de multiples scissions qui n'ont pas laissé grand-chose du groupe primitif, pour parvenir finalement à ses positions actuelles.

L'étude de la question particulière concernant la nature du PC m'a ainsi entraîné à discuter des problèmes fondamentaux posés par la révolution russe. Cela était inévitable dans la mesure où le rôle du PC nous dévoile certaines caractéristiques fondamentales de notre époque alors que cette époque ne peut être comprise qu'en fonction des problèmes posés en général par la révolution russe et l'orientation du mouvement ouvrier.

BERGERON


 

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