Soumis par Revue Internationale le
Comme nous l’avons esquissé dans les précédents articles de cette série, la dégénérescence de l’IC ne resta pas sans réponse. Face à celle-ci, se dressèrent des Fractions de Gauche qui défendirent énergiquement les principes abandonnés par l'IC et, en même temps, essayèrent de répondre aux nouvelles questions posées par l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Ces groupes furent tous exclus et réprimés les uns après les autres, à mesure que la dégénérescence opportunisme gagnait les rangs de l’Internationale et que les partis communistes trahissaient le camp prolétarien.
L’ultime article de cette série vise à mettre en exergue la trajectoire de ces principaux groupes et surtout les leçons fondamentales que l’on peut tirer de leur combat.
1. La réaction à l’opportunisme au sein de l’IC : l’acte de naissance de la Gauche communiste
Dans la deuxième partie de cette série nous avons mis en évidence les bases sur lesquelles surgirent les groupes de gauche au sein de l’Internationale communiste. Comme nous l’avons rappelé, le congrès de fondation fut marqué par des avancées fondamentales dans la compréhension des conditions de la nouvelle période historique. Cependant, dans leur majorité, les révolutionnaires restaient marqués par le poids du passé et déjà des régressions se faisaient jour dans les congrès suivants sur un certain nombre de questions. Cette évolution annonciatrice de la dégénérescence opportuniste de l’IC eut des conséquences désastreuses sur la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière internationale.
Mais, de la même manière que le développement de l’opportunisme au sein de la Deuxième Internationale avait suscité une réponse prolétarienne sous la forme de courants de gauche, la montée de l’opportunisme dans la Troisième Internationale allait rencontrer la résistance de la Gauche communiste – dont beaucoup de ses porte-paroles, tels que Pannekoek et Bordiga, avaient déjà prouvé, dans l'ancienne Internationale, qu’ils faisaient partie des meilleurs défenseurs du marxisme. La Gauche communiste était essentiellement un courant international et avait des expressions dans de nombreux pays, depuis la Bulgarie jusqu’à la Grande-Bretagne et des Etats-Unis à l’Afrique du Sud. Cependant, ses représentants les plus importants allaient se trouver précisément dans les pays où la tradition marxiste était la plus forte : l’Allemagne, l’Italie et la Russie.
Et si ces groupes n'atteignirent pas le même niveau de clarté et de cohérence, tous cherchaient une alternative à la dégénérescence de l’IC en s’efforçant de défendre les principes et le programme communistes tout en se confrontant aux questions nouvelles induites par l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence : est-ce que les syndicats restaient des organes de la classe ouvrière ou bien étaient-ils happés dans l'engrenage de l'Etat bourgeois ? Fallait-il en finir avec la tactique "parlementaire"? Comment comprendre la lutte de libération nationale dans l'ère globale de l'impérialisme ? Quelle était la perspective pour le nouvel État russe ? La mise en évidence de tous ces problèmes exprimait la volonté d’armer l’Internationale, alors que celle-ci ne parvenait pas à comprendre toutes les implications de la nouvelle période de "guerres et de révolutions".
Mais ces gauches au sein de l’IC demeuraient dispersées, ayant peu de liens les unes entre les autres. Par conséquent, elles ne furent pas en mesure de s’assumer réellement en tant que courant international de la Gauche communiste et ainsi mener une réelle lutte de fraction au sein de l’IC. Ces gauches se virent d’ailleurs éliminées peu à peu des rangs de l’IC sous le joug de la répression stalinienne. Ce fut particulièrement le cas, du Groupe ouvrier, formé en 1922, qui était la seule véritable réaction au sein du Parti communiste de Russie à s’apparenter à une fraction conséquente en formulant ces critiques, non pas dans le cadre russe, mais à l’encontre de l’IC en tant que telle.[1], exprimant ainsi une claire volonté d'inscrire son combat à l'échelle internationale. Mais il fut très vite victime de la répression puisque dès 1923, ses principaux animateurs furent emprisonnés par la Guépéou, ce qui ne permit pas au groupe de se développer et de continuer à jouer son rôle par la suite.
Cette fragmentation s’accrut davantage à mesure de l’exclusion des différents groupes : "Quand l'IC est morte, la Gauche allemande est déjà dispersée en plusieurs morceaux, tombant dans l'activisme, l'aventurisme, et est éliminée sous les coups d'une répression sanglante; la Gauche russe est dans les prisons de Staline ; les faibles Gauches anglaise et américaine ont disparu depuis longtemps. En dehors du trotskysme, c'est essentiellement la Gauche italienne, et ce qui restait de la Gauche hollandaise qui vont, à partir de 1928, maintenir une activité politique prolétarienne, sans Bordiga et sans Pannekoek, en partant chacune de bilans différents de l'expérience vécue."[2] On voit bien à quel point, le reflux de la vague révolutionnaire au cours des années 20 et les premiers coups de boutoir de la contre-révolution furent une épreuve terrible qui décima une large partie des minorités révolutionnaires. Mais quelles que soient les forces et les faiblesses des contributions des Gauches, il est néanmoins essentiel de les considérer toutes comme des efforts du prolétariat pour développer, à l'échelle de l'histoire, la conscience des conditions de son combat révolutionnaire pour le renversement du capitalisme. De plus, elles ont toutes en commun la caractéristique de s'inscrire dans la défense intransigeante du terrain de classe du prolétariat. De même, le communisme de gauche ne surgit pas ex nihilo au mouvement révolutionnaire de l’époque. Au contraire, il constitue une réaction organique à l’abandon des principes de la part de l’IC et de son ancienne avant-garde, le parti bolchevik. Il est donc normal qu’en Russie, en Italie, en Allemagne et ailleurs les différents groupes de la Gauche communiste aient surgi à l’intérieur même des partis communistes. L’heure était donc à la lutte de fraction afin de redresser l’IC en train de ployer sous le poids grandissant de l’opportunisme : "C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La Fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de l’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manœuvres sordides."[3]
Il ne s’agit pas ici de se demander pourquoi les fractions de Gauche n’ont pas été en mesure de "gagner" ce combat. Ou encore pourquoi, alors que l’IC constatait le reflux de la vague révolutionnaire, la nécessité de se replier en bon ordre et préparer les conditions pour le surgissement d’un futur parti n’a pas été comprise plus largement dans les rangs de l’IC. Avec des si, on mettrait Paris en bouteille comme on dit ! Ce qui nous importe concerne plutôt la manière dont les fractions de Gauche vont mener la lutte contre la dégénérescence opportuniste de l’IC. Comme nous le savons, toutes ne vont pas apporter la même contribution à la lutte historique du prolétariat contre l’exploitation capitaliste et la domination de la bourgeoisie.
Il est donc indispensable de pouvoir tirer toutes les leçons de leurs trajectoires et de l’évolution que chacune d’elle va connaître au cours de la période contre-révolutionnaire qui s’ouvrait à la fin des années 1920.
2. L’apport fondamental de la Gauche italienne
"Face à la mort de l’I.C. se pose le problème de la formation des cadres capables de reconstruire l’organisation internationale du prolétariat. Dans ce but il est nécessaire de fonder des fractions de gauche dans chaque pays. La base politique de celles-ci doit être trouvée, en tout premier lieu, dans les fondements mêmes de l’I.C. et se parfaire, à la suite d’une critique de tous les événements d’après-guerre. Cette critique représenterait l’apport spécifique de chaque prolétariat aux problèmes que l’I.C. n’a pu résoudre lors de sa fondation."[4] Telle était l’orientation préconisée par la Fraction de gauche du PC d’Italie à toutes les forces d’opposition prolétariennes. Nous étions alors en 1933, et la Fraction italienne, constatant la mort de l’IC, appelait à tirer toutes les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire afin d’armer le prolétariat pour les batailles futures et assumer la continuité politique jusqu’à ce que les conditions favorables au surgissement du nouveau parti de classe soient réunies. Autrement dit, il s’agissait d’assumer un véritable travail de fraction. Parmi tous les groupes de gauche s’orientant, dès le début des années 20, dans le combat contre la dégénérescence opportuniste de l’IC, la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie, apporta de très loin la plus riche contribution. Pourquoi ? Parce qu'elle fut la seule à assimiler en profondeur l’apport de la fraction bolchevik au sein de la IIe Internationale entre 1903 et 1917. Et qu’elle comprit qu’il s’agissait de mettre en œuvre un travail similaire face à l’évolution suicidaire que prenait l’IC. Il s’agissait donc de se présenter comme "une organisation à l’intérieur du parti, qui est unie non par le lieu de travail, par la langue ou par quelque autre condition objective, mais par un système de conceptions communes sur les problèmes qui se posent au parti." Ce qui nous paraît essentiel ici ne réside pas dans le contenu même des débats mais plutôt dans la méthode avec laquelle la gauche italienne tenta de défendre ses positions dans le but de "redresser" l’Internationale. Les désaccords entre l’IC et le PC d’Italie surgissent très tôt, dès 1920-1921, au moment où l’IC décréta les mots d’ordre de "Front unique", de "gouvernement ouvrier" et la création de "partis de masses" par la fusion des PC avec le courant centriste. Jusqu’en 1925, la majorité du PC d’Italie animée notamment par A. Bordiga s’avéra la plus déterminée pour contrer toute cette politique opportunisme. Mais la mise en œuvre de la "bolchévisation" des partis communistes changea les conditions dans lesquelles la Gauche allait pouvoir mener le combat puisque l’Exécutif élargi de l’IC de mars-avril 1925 mit à l’ordre du jour l’élimination de la "tendance bordiguiste" pour le IIIe congrès du PC d’Italie. Malgré cette politique manœuvrière totalement scandaleuse, la nouvelle "minorité" du PC d’Italie allait essayer de se donner tous les moyens de poursuivre le combat AU SEIN de l’IC. C’est ce qu’elle fit lors du congrès de Pantin en avril 1928 en se constituant en "Fraction de gauche de l’Internationale communiste" et non pas seulement du PC d’Italie. Face aux pressions, aux manœuvres, aux dénigrements en passe de devenir la norme au sein des partis communistes, la Fraction n’abdiqua jamais et fut en mesure de défendre les principes et le programme communiste tant par voie de presse, qu'à travers la publication tous les 15 jours (tous les mois à partir de 1933) du journal Prometeo mais aussi à travers des interventions dans les usines ou les manifestations. Elle fut aussi très active pour œuvrer au travail en commun des groupes de gauche à l’échelle internationale à travers la confrontation des positions en vue du regroupement des forces révolutionnaires sur la base de principes et d’un programme clairs. Ce travail devint même d’autant plus crucial à partir de 1933 où le désarmement du prolétariat international face à la victoire du nazisme en Allemagne consacrait d’une certaine manière la victoire de la contre-révolution. L’heure n’était plus à lutter pour le redressement de l’IC mais à tirer les leçons de la défaite de la révolution et de la dégénérescence de l’IC afin de renforcer le prolétariat mondial et préparer les conditions pour le surgissement du futur parti. Pour cela, il s’agissait de ne mettre de côté aucune question et d’aborder de front les problèmes fondamentaux auxquels s’étaient confrontés le prolétariat et ses organisations depuis Octobre 1917. Ce travail théorique et politique, incarné par Bilan n’aurait pas été possible sans une compréhension profonde des exigences du travail de fraction. En 1935, prenant acte du passage définitif des PC dans le camp contre-révolutionnaire, elle se concevait désormais comme une fraction externe afin de continuer à mener le combat pour le communisme : "Cette situation spéciale de la Troisième Internationale a déjà déterminé grand nombre de capitulations qui viennent surtout de ce que les militants croient que l’essentiel c’est de garder la liaison organique avec les partis communistes, et qui n’ont pas compris que l’essentiel c’est de construire l’organisme qui est appelé, par la nouvelle situation, à établir la solution communiste aux mêmes problèmes qui ont donné naissance au centrisme[5]."[6]
La contribution théorique et politique de la Fraction italienne jusqu’en 1944-1945 sera par la suite poursuivie et enrichie par la Gauche communiste de France jusqu’en 1952 et par le Courant Communiste International depuis 1975[7]!
3. L’échec du KAPD à mener la lutte de fraction
Malheureusement, la Gauche allemande n’a pas été en mesure de suivre la même trajectoire. Si le KAPD a très tôt défendu des positions très claires sur le rejet du travail parlementaire ou la participation aux syndicats[8], il n’a pas été en mesure de mettre en œuvre la même cohérence organisationnelle que la gauche italienne, ni de se considérer comme une organisation ayant une continuité organique avec l’ancien parti. Au contraire, toute sa trajectoire après son exclusion de l’IC lors du IIIe congrès en septembre 1921, allait même se caractériser par une remise en cause de la nature purement prolétarienne de la révolution en Russie (et du parti bolchevik) au profit de la vision d’une "révolution double" : à la fois bourgeoise et prolétarienne. Bourgeoise car elle supprimait le féodalisme pour introduire le capitalisme à la campagne. Prolétarienne car elle supprimait le capitalisme dans les villes. La même incompréhension du processus graduel de dégénérescence se retrouvait dans l’analyse de la IIIe Internationale considérée déjà comme totalement absorbée par l’État russe. Ce faisant, le KAPD considérait toutes les sections de l’IC (les partis communistes) comme définitivement perdues. Ceci impliquait qu’il ne pouvait naître de fractions révolutionnaires en son sein comme au sein des partis communistes. Tout cet échafaudage théorique permettait en fait de justifier la proclamation d’une Internationale communiste ouvrière (KAI). Cette fondation totalement artificielle et volontariste d’une internationale alternative entraîna la scission du parti (entre partisans et opposants à cette KAI) et sa désagrégation numérique. Révélant par là une incompréhension du rôle du parti au sein de la classe et du rapport parti-fraction, elle ne pouvait mener qu’à la déroute. Cette politique suicidaire fut très lourde de conséquences pour le mouvement révolutionnaire puisqu’elle affaiblit considérablement la capacité des fractions communistes de gauche à se regrouper afin de mener jusqu’au bout le combat contre la dégénérescence de l’IC.[9] La gauche hollandaise, qui reprit par la suite l’héritage théorique de la gauche allemande, allait amplifier ces errements sur la question organisationnelle. Le courant conseilliste, à l’image du Groupe des communistes internationalistes ( GIK, fondé en 1927), en vint donc à nier purement et simplement la nécessité de l’organisation des révolutionnaires comme facteur actif de la lutte de classe et du développement de la conscience. Ceci au profit d’une fédération de "groupes de travail" réduite à un simple rôle d’opinion. Il s’agissait là d’une véritable régression de la conception de l’organisation au sein du communisme de gauche, puisque celle-ci était réduite à un simple objet de décor au sein de la classe. D’ailleurs, le dernier siècle écoulé est là pour témoigner de la faillite du courant conseilliste face aux défis posés aux révolutionnaires dans la décadence du capitalisme.
4. Trotsky et l’Opposition de gauche : une politique catastrophique
"Dans le passé, nous avons défendu la notion fondamentale de la "fraction" contre la position dite "d’opposition". Par fraction nous entendions l’organisme qui construit les cadres devant assurer la continuité de la lutte révolutionnaire, et qui est appelée à devenir le protagoniste de la victoire prolétarienne. Contre nous, la notion dite "d’opposition" a triomphé au sein de l’Opposition Internationale de gauche. Cette dernière affirmait qu’il ne fallait pas proclamer la nécessité de la formation des cadres : la clef des évènements se trouvant entre les mains du centrisme et non entre les mains de la fraction. Cette divergence prend actuellement un aspect nouveau, mais il s’agit toujours du même contraste, bien qu’à première vue il semble que le problème consiste aujourd’hui en ceci : pour ou contre les nouveaux partis. Le camarade Trotsky néglige totalement, et pour la deuxième fois, le travail de formation des cadres, croyant pouvoir passer immédiatement à la construction de nouveaux partis et de la nouvelle internationale". Ce constat établit par la Fraction de gauche du parti communiste d’Italie dans le premier numéro de sa revue théorique Bilan contient la question centrale se posant à toutes les organisations engagées dans la réaction à la dégénérescence de l’IC : "Quelle était la tâche de l’heure ? Le combat de fraction ou la création d’un nouveau parti ?" Ces deux voies discordantes exprimaient la grande divergence entre la Fraction de gauche et l’Opposition de gauche emmenée par Trotsky.
Comme nous l’avons décrit dans le précédent article, les années 1921-1922 sont marquées par le combat mené par Lénine contre l’affirmation, au sein du Parti communiste de Russie, puis de l’IC, de la fraction bureaucratique dirigée par Staline. Bien que les moyens utilisés exprimaient une claire impuissance pour redresser la situation, Lénine comprenait bien que la direction prise par le PCR s’éloignait chaque jour un peu plus du camp prolétarien.
Il mit cependant toute son énergie politique dans cette bataille désespérée contre la montée du stalinisme et proposa à Trotsky de faire bloc avec lui contre le bureaucratisme en général et Staline en particulier.[10]
Mais à partir de 1923, et son retrait forcé de la vie politique, une véritable crise ouverte éclata dans le PCR. D’un côté, la fraction bureaucratique consolidait son emprise, initialement sous la forme d’un “triumvirat” formé par Staline, Zinoviev et Kamenev, dont le principal ciment était la volonté d’isoler Trotsky. Cette entreprise se manifestant sous la forme d’une véritable cabale à l’encontre du "meilleur des bolcheviks" comme il le raconte lui-même dans son autobiographie : "Lénine était couché à Gorki ; moi au Kremlin. Les épigones élargissaient les cercles du complot [...] Toute une science nouvelle fut créée : fabrication de réputations artificielles, rédaction de biographies fantaisistes, de réclames pour des leaders désignés d’avance. [...] Lorsque plus tard, Zinoviev et Kamenev combattirent Staline, les secrets de cette première période furent révélés par les complices mêmes du complot. Car c’était bien un complot. Un bureau politique secret fut créé, dont firent partie tous les membres du bureau politique officiel, sauf moi [...] Les responsables dans le parti et dans l’Etat, étaient systématiquement choisis d’après un seul critère : "contre Trotsky". [...] C’est ainsi que fut déterminé un certain genre de "carriérisme" qui plus tard s’appela ouvertement "l’anti-trotskisme". [...] Le même travail se fit, depuis la fin de 1923, dans toutes les sections de l’Internationale communiste : des leaders furent destitués, d’autres occupèrent leurs places, selon l’attitude qu’ils avaient pu prendre à l’égard de Trotsky."[11]
Dès lors, une opposition se fit jour dans les rangs du PCR au cours de l’année 1923. Elle prit la forme d’une plate-forme politique, signée par 46 militants, soit proches de Trotsky, soit émanant du groupe Centralisme démocratique. Cette "Plate-forme des 46" exprimait avant toute chose deux préoccupations :
- la nécessité d’une plus grande planification étatique dans le domaine économique ;
- un avertissement sur l’étouffement de la vie interne du parti.
Mais dans le même temps, la plate-forme prenait publiquement ses distances avec les groupes de la Gauche communiste au sein du PCR, les qualifiant de "malsains".[12]
Bien que Trotsky n’ait pas signé la plate-forme, il prit part ouvertement à cette opposition de gauche tout en montrant à plusieurs reprises des hésitations à engager la lutte contre la fraction stalinienne de manière déterminée et intransigeante, révélant par là une tendance au centrisme le rendant de plus en plus incapable de défendre les principes. Cette indécision se manifesta par exemple au Ve congrès de l’IC (juin 1924) lorsque Bordiga le pressa de devenir le porte-parole d’une Opposition de gauche au niveau international. Trotsky refusa, demandant même à Bordiga d’approuver la motion du 13e congrès du PCUS condamnant l’opposition, afin de ne pas se faire exclure.
Si l’on peut toujours invoquer des caractéristiques individuelles, la raison essentielle de la frilosité de Trotsky demeure dans son incapacité :
- à comprendre que le stalinisme constituait la contre-révolution bourgeoise en Russie,
- à tirer les leçons de la politique menée par le parti (à laquelle il avait largement participé) ayant accéléré le cours à la dégénérescence.
Autrement dit, Trotsky et l’opposition en Russie ne comprenaient absolument pas le sens du combat à mener, à savoir un travail de fraction en vue de redresser le parti de son cours opportuniste. Au lieu de ça, l’Opposition continuait à défendre bec et ongles "l’interdiction des fractions" adopté au XIe congrès du PCR en 1921. Par conséquent, "dans la mesure où elle se conçoit elle-même, non comme une fraction révolutionnaire cherchant à sauvegarder théoriquement et organisationnellement les grandes leçons de la Révolution d’Octobre, mais comme une opposition loyale au Parti Communiste Russe, elle ne sortira pas d’un certain "manœuvrièrisme" fait d’alliances sans principes en vue de changer le cours d’un Parti presque totalement gangrené (c’est ainsi que Trotsky cherchera le soutien de Zinoviev et de Kamenev qui ne cessent de le calomnier depuis 1923). Pour toutes ces raisons, on peut dire que l’ "Opposition de gauche" de Trotsky en Russie restera toujours en deçà des oppositions prolétariennes qui s’étaient manifestées dès 1918."[13]
La tendance oppositionnelle parvient cependant à s’organiser internationalement mais de façon dispersée et sans une véritable rigueur sur le plan organisationnel. Ce n’est qu’à partir de 1929 et l’expulsion de Trotsky d’URSS qu’une Opposition Internationale de Gauche (OGI) s’organise de façon plus centralisée sans pour autant être en mesure de dépasser les erreurs et les confusions véhiculées au sein de l’IC[14].
Par conséquent, elle "constitue à plus d’un titre le prolongement de ce qu’avait représenté la constitution et la lutte de l’"Opposition de Gauche" en Russie. Elle en reprend les principales conceptions et se réclame des quatre premiers congrès de l’I.C. Par ailleurs elle perpétue le "manœuvrièrisme" qui caractérisait déjà l’"Opposition de Gauche" en Russie. Par beaucoup d’aspects cette "Opposition" est un regroupement sans principes de tous ceux qui, notamment, veulent faire une critique "de gauche" du stalinisme. Elle s’interdit toute véritable clarification politique en son sein et laisse à Trotsky, en qui elle voit le symbole vivant de la Révolution d’Octobre, la tâche de s’en faire le porte-parole et le "théoricien". Elle s’avérera rapidement incapable dans ces conditions de résister aux effets de la contre-révolution qui se développe à l’échelle mondiale sur la base de la défaite du prolétariat international."[15]
L’incapacité du courant trotskiste à s’inscrire dans un travail de fraction de gauche au profit d’une simple "opposition" au stalinisme l’amena également à concevoir la construction du parti comme une simple affaire de "volonté" sans prendre en considération "les conditions de la lutte de classes telles qu’elles se trouvent données contingentement par le développement historique et le rapport de forces des classes existantes"[16].
Ainsi, loin d’apporter une contribution crédible dans les rangs de la classe ouvrière, alors que celle-ci subissait de plein fouet les assauts de la contre-révolution, le trotskisme reprenant à son compte un bon nombre de positions opportunistes développées au sein de l’IC, participa activement au déboussolement du prolétariat mondial pour finir par capituler en abandonnant l’internationalisme prolétarien au cours de la IIe Guerre mondiale au nom de l’antifascisme et la défense de "l’Etat prolétarien".[17]
Conclusion
La fondation de l’Internationale communiste en mars 1919 fut l’expérience la plus profonde entreprise par les révolutionnaires afin de doter la classe ouvrière d’une organisation susceptible de la mener à la victoire. Un siècle après, l’histoire de ce moment héroïque de la lutte du prolétariat et les leçons que les révolutionnaires en ont tiré, ne doivent pas être rangées au magasin des accessoires. Bien au contraire, tout ce patrimoine doit être au cœur de la préoccupation des révolutionnaires d’aujourd’hui afin d’être en mesure de défendre la conception la plus claire avec laquelle l’on doit entreprendre la construction du parti de demain. Nous espérons que l’effort d’approfondissement entrepris tout au long de cette série d’articles offre une contribution pertinente à la réflexion et à la discussion dans l’ensemble du milieu révolutionnaire sur ce sujet d’une si grande importance pour les combats futurs. Pour l’heure, nous pensons pouvoir affirmer quelques grandes leçons en ce qui concerne les conditions politiques dans lesquelles le parti devra surgir :
- La fondation du parti doit être déterminée par les conditions de la lutte de classes.
- La nécessité que le parti soit fondé avant l’éclatement de la vague révolutionnaire.
- Le regroupement des forces révolutionnaires doit s’effectuer sur la base de la clarification des principes et du programme et non sur une simple volonté de participer au combat révolutionnaire. Comme le disait Bordiga, le parti est avant toute chose "un corps programmatique et une volonté d’action".
- Dans la période précédant la fondation du parti, le travail de type fraction est la seule et unique forme organisationnelle permettant aux révolutionnaires de préparer les conditions pour sa construction.
Nadjek (11 novembre 2022).
[1] Pour une vision plus complète et globale des Fractions de Gauche en Russie voir :
- "La Gauche communiste en Russie : 1918 – 1930 (1ere partie)", Revue internationale n°8.
- "La Gauche communiste en Russie (1918-1930, 2eme partie)", Revue internationale n°9.
[2] "Convulsions dans le milieu révolutionnaire : le PCI (Programme Communiste) à un tournant de son histoire", Revue internationale n°32 (1er trimestre 1983).
[3] "Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, I - La fraction italienne et la gauche communiste de France", Revue internationale n°90, (3e trimestre 1997).
[4] "Projet de Constitution d’un bureau international d’information", Bilan n°1, novembre 1933.
[5] À cette époque, ce qui est appelé improprement le "centrisme" au sein de l’IC est représenté par la fraction bureaucratique stalinienne qui dans la réalité était l'incarnation de la contre-révolution.
[6] "La nécessité de la fraction de gauche du Parti communiste", Bulletin d’information de la Fraction de gauche italienne n°6.
[7] Voir notamment "Rapport sur le rôle du CCI en tant que "Fraction"", Revue internationale n°156, (hiver 2016).
[8] Voir "Cent ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ? (2e partie)", Revue internationale n°163, (deuxième semestre 2019).
[9] Il ne s’agit pas ici de s’arrêter en détails sur l’histoire du KAPD. Pour de plus amples développements voir :
- "La conception de l’organisation dans les gauches allemande et hollandaise", Revue internationale n°37, (2e trimestre 1984).
- "Thèses sur le rôle du parti dans la révolution", Revue internationale n°41, (2e trimestre 1985).
- La Gauche hollandaise. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, "Chapitre V : Gorter, la Gauche communiste et la fondation de la KAI", brochure du CCI.
[10] Pour plus de détails voir l’article "Comprendre la défaite de la révolution russe, 1922-1923 : les Fractions communistes contre la montée de la contre-révolution.", Revue internationale n°101,
[11] Léon Trotsky, Ma vie, "Chapitre XL : Le complot des épigones", Gallimard, 2013.
[12] En réalité, la Gauche communiste russe, en particulier le Groupe ouvrier de Miasnikov exprimait en Russie la vision la plus claire du combat à mener contre la dégénérescence du PCR et de l’IC.
[13] "Le trotskisme, fils de la contre-révolution" in Le trotskisme contre la classe ouvrière, brochure du CCI.
[14] L’Opposition de gauche se réclamant notamment des quatre premiers congrès de l’IC.
[15] "Le trotskisme, fils de la contre-révolution" in Le trotskisme contre la classe ouvrière, brochure du CCI.
[16] "Les méthodes de la Gauche communiste et celle du trotskisme", Internationalisme n°23, (juin 1947).
[17] Pour plus de précisions sur l’évolution du courant trotskiste voir notre Brochure : "Le trotskisme contre la classe ouvrière."