Soumis par Revue Internationale le
L'éclatement de la guerre en Ukraine, aux portes de l'Europe participe dangereusement à l'accumulation explosive des contradictions du capitalisme : désastre écologique, résurgence des pandémies, inflation ravageuse, guerres de plus en plus irrationnelles du point de vue même de la bourgeoisie, alliances de plus en plus circonstancielles dominées par le chacun pour soi, déstabilisation de parties grandissantes du globe, dislocation et fragmentation sociales, exodes migratoires, etc. Dans la situation actuelle, comme face à la Première Guerre mondiale, le but de la lutte de la classe ouvrière ne peut être que le renversement du capitalisme à l'échelle mondiale. La survie même de l'humanité en dépend.
Face à la Première Guerre mondiale, face à la saignée et des sacrifices économiques énormes, la classe ouvrière avait pu se relever de la trahison des partis sociaux-démocrates qui l'avaient embrigadée dans le conflit mondial. Cela n'avait pas été possible face à la Seconde Guerre mondiale, les principaux détachements du prolétariat ayant été laminés par la contre-révolution stalinienne, écrasés lors de la défaite de la révolution en Allemagne et soumis à la férule du fascisme, embrigadés dans la défense de la démocratie et de l'antifascisme.
Depuis la reprise historique des combats de classe en 1968, le prolétariat n'a pas subi de défaite telle que la bourgeoisie serait en mesure de faire accepter aujourd'hui à ses bataillons les plus concentrés et expérimentés du cœur du capitalisme les attaques résultant de l'aggravation de la crise économique mondiale, du coût économique des guerres -en particulier en Ukraine- et du renforcement du militarisme partout dans le monde ; mais aussi les conséquences économiques du dérèglement climatique, de la désorganisation mondiale la production, etc.
Toutes les fractions du prolétariat mondial ne se trouvent pas dans la même relation de force face à la bourgeoisie. Le prolétariat en Ukraine, en se faisant embrigader derrière le drapeau de la défense nationale a subi une défaite politique majeure, amplifiée et aggravée par les massacres de la guerre. Le prolétariat en Russie, dont la situation n'est pas aussi critique, n'a néanmoins pas les moyens de s'opposer sur son terrain de classe à la Guerre en Ukraine, loin de là.
I. L'importance déterminante du prolétariat d'Europe occidentale pour la future révolution
C'est de façon inégale suivant les différentes régions du monde que s'est développé le capitalisme. Il en a été de même pour le prolétariat qui est le produit de ce système. De ce fait, au début du 20e siècle, avec la constitution du marché mondial et l'entrée du capitalisme dans sa crise historique, il existe des disparités considérables entre les différentes fractions du prolétariat mondiale. Dans le cœur historique du capitalisme, en Europe occidentale, là où les concentrations de la classe ouvrièresont les plus anciennes, celle-ci a vécu des expériences historiques irremplaçables conférant à sa lutte de classe une force potentielle qui n'existe dans aucun autre pays au monde. Pas même aux États-Unis qui ont pourtant surpassé les autres puissances durant le 20e siècle et encore moins en Chine malgré son accession fulgurante au 2e rang mondial au 21e siècle.[1] L'Europe occidentale, qui sera le terrain d'affrontement des fractions de la bourgeoisie et du prolétariat les plus expérimentés au monde, sera déterminante pour le processus de généralisation mondiale de la lutte de classe.
L'histoire même de la lutte de classe atteste du rôle déterminant que sera appelé à jouer le prolétariat d'Europe occidentale
Ce qui distingue le prolétariat d'Europe occidentale des autres fractions du prolétariat mondial se rapporte aux expériences historiques, à la concentration, la conscience historique, la résistance aux mystifications de la bourgeoisie et en particulier la mystification démocratique.
Le rappel des expériences les plus "célèbres" est édifiant :
- La Commune de Paris, qui s'est déroulée du 18 mars au 28 mai 1871, constitue la première concrétisation dans l'histoire de la nécessité et la possibilité de la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière[2] ;
- La vague révolutionnaire de 1917-23 : Elle est partie de l'Europe mais elle a eu des répercussions dans le monde entier. Son sommet se situe en Russie avec la prise du pouvoir par le prolétariat en 1917 mais son centre de gravité se déplace ensuite vers l'Europe, en Allemagne en particulier. En fait, la révolution Russe est l'exception qui confirme la règle comme l'illustre ce fait que Lénine a souligné mille fois : c'était par un "accident historique" qu'il était revenu aux Russes de porter l'étendard de la révolution pendant une courte période, l'enjeu de la prise du pouvoir en Allemagne étant déterminant pour le sort de la révolution mondiale.
- La reprise historique des combats de classe en 1968, qui signe la sortie de la contre-révolution, est initiée par le surgissement du prolétariat français en Mai de cette année-là, suivi en 1969 par le prolétariat en Italie, cette vague de lutte de classe se propageant progressivement aux différentes parties du monde, à des niveaux différents. Il faut ici signaler l'ampleur et l'importance des combats de classe menés par le prolétariat en Pologne en 1971, 76 et 80 qui ont constitué une confirmation éclatante du retour de la lutte de classe à l'échelle mondiale. "Il est clair que les ouvriers en Pologne ont tiré beaucoup d'enseignements de leurs expériences précédentes de 1956, 70 et 76. Mais, contrairement à ces luttes et notamment à celles de Gdansk, Gdynia et Szczecin en 1970 où les émeutes dans la rue ont constitué l'aspect le plus marquant, la lutte de 1980 des ouvriers en Pologne a consciemment évité les affrontements prématurés. Ils n'ont pas laissé de mort. Ils ont senti que leurs forces résid[ai]ent avant tout dans la généralisation de la lutte, dans l'organisation de la solidarité".[3]
En fait, les luttes en Pologne ont constitué le point culminant de la reprise internationale des combats de la classe ouverte en 1968 en France. Elles ont témoigné d'un niveau d'auto-organisation de la lutte inégalé depuis la vague révolutionnaire de 1917-23, ce qui, au premier regard, semble invalider notre analyse mettant au cœur de la perspective révolutionnaire l'importance déterminante du prolétariat d'Europe occidentale. En réalité, notre analyse a été confirmée par la manière dont elles ont été défaites par la bourgeoisie mondiale, avec au centre de son dispositif contre la classe ouvrière en Pologne, l'enfermement du prolétariat polonais derrière la mystification du syndicalisme "libre" et des revendications démocratiques, au moyen de la "prise en charge, tant matérielle que politique, par la gauche et les syndicats de l'Ouest, de la mise en place de l'appareil de "Solidarnosc" (envois de fonds, de matériels d'impression, de délégations chargées d'enseigner au nouveau-né les diverses techniques de sabotage des luttes...)"[4]
La manière dont la bourgeoise est venue à bout de cette fraction du prolétariat mondial illustre l'existence de faiblesses profondes de la classe ouvrière, communes à tous les pays de l'ex bloc de l'Est s'exprimant par le poids des illusions démocratiques, et même de la religion. Ces faiblesses sont restées très vivaces après l'effondrement du bloc de l'Est dans la mesure où, bien souvent, ce sont des régimes "autoritaires" de droite qui ont remplacé les régimes totalitaires staliniens.
Ainsi, l'épisode des luttes de classe en Pologne, loin de constituer un contre-exemple à l'importance du prolétariat d'Europe occidentale vient au contraire l'illustrer. C'est la raison pour laquelle nous pensons plus globalement que, pour les raisons historiques avancées précédemment, "l’épicentre du séisme révolutionnaire à venir se trouvera placé dans le cœur industriel de l’Europe occidentale où sont réunies les conditions optimales de la prise de conscience et de la capacité de combat révolutionnaire de la classe, ce qui confère au prolétariat de cette zone un rôle d’avant-garde du prolétariat mondial."[5]
C'est également pour ces raisons que des zones comme le Japon et l’Amérique du nord, bien qu'elles réunissent la plupart des conditions matérielles nécessaires à la révolution, ne sont pas pour autant les plus favorables au déclenchement du processus révolutionnaire du fait du manque d’expérience et de l’arriération idéologique du prolétariat de ces pays. C’est particulièrement clair en ce qui concerne le Japon, mais c’est aussi valable, dans une certaine mesure en Amérique du nord où le mouvement ouvrier s’est développé comme appendice du mouvement ouvrier d’Europe et avec des spécificités comme le mythe de “la frontière”[6] ou encore, pendant toute une période, le niveau de vie de la classe ouvrière le plus élevé du monde, … permettant à la bourgeoisie de s'assurer une emprise idéologique sur les ouvriers beaucoup plus solide qu’en Europe.
Quant au prolétariat en Chine, le plus nombreux au monde (la Chine étant l'atelier de la planète) son nombre ne compense en rien son inexpérience[7] et sa vulnérabilité extrême (plus encore que dans les pays de l'Est) à toutes les manœuvres que la bourgeoisie lui opposera, notamment la mise en place de syndicats "libres", lorsque le besoin s'en fera sentir.
La reconnaissance de telles différences ne signifie pas que la lutte de classe, ou l’activité des révolutionnaires, n’a pas de sens dans les autres régions du monde autres que l'Europe de l'Ouest. En effet, la classe ouvrière est mondiale, sa lutte de classe existe partout où se font face prolétaires et capital. Les enseignements des différentes manifestations de cette lutte sont valables pour toute la classe ouvrière quel que soit le lieu où elles prennent place[8].
Plus que jamais et malgré de très importantes difficultés qu'il connait actuellement et qui affectent l'ensemble du prolétariat mondial, le prolétariat d'Europe occidentale, détient la clé pour qu'un renouveau mondial de la lutte de classe soit capable de prendre la voie de la révolution mondiale. Pour toutes ces raisons et contrairement à ce que Lénine avait généralisé hâtivement à partir de l'exemple de la révolution russe, ce n’est pas dans les pays où la bourgeoisie est la plus faible (le “maillon le plus faible de la chaîne capitaliste”) que se déclenche d’abord un tel mouvement qui s’étendra par la suite aux pays les plus développés.[9] Dans ceux-ci, le prolétariat n'aurait pas seulement face à lui sa propre bourgeoisie, mais sous une forme ou une autre, la bourgeoisie mondiale se chargeant de le museler.
II. “Les guerres “locales” depuis la fin des années ’60 : une confirmation en négatif du rôle particulier du prolétariat d’Europe occidentale
À la fin des années 1960, aux États-Unis, les protestations contre la guerre du Vietnam et le refus de beaucoup de jeunes ouvriers d'aller se battre pour le drapeau constituent un signe indirect avant-coureur de l'ouverture d'un nouveau cours mondial de la lutte de classe marquant la fin d'un demi-siècle de contre-révolution.
Depuis la reprise historique des combats de classe en 1968, et pendant toute la période où le monde a été divisé en deux blocs impérialistes rivaux, si la Troisième Guerre mondiale n'a pas eu lieu c'est parce que la classe ouvrière des principaux pays industrialisés d'Europe et aux États-Unis –non battue, non soumise idéologiquement à la bourgeoisie- n'était pas prête à accepter les sacrifices de la guerre, sur les lieux de production ou au front.[10]
Néanmoins, si la nouvelle dynamique mondiale vers des affrontements de classe décisifs interdisait à la bourgeoisie de marcher vers la guerre mondiale, des guerres "locales" ont éclaté partout où le prolétariat ne représentait pas une force sociale à même d'y faire obstacle. Ces guerres ont opposé entre elles des troupes de professionnels ou de mercenaires au service des grandes puissances, dans des pays où le prolétariat local non seulement n'avait pas la force de s'y opposer par sa propre lutte de classe, mais où il se trouvait enrôlé de force ou par consentement dans l'un ou l'autre des camps en présence. Mais ce n'est nullement un hasard si aucun de ces conflits n'a impliqué le prolétariat sous l'uniforme des pays d'Europe occidentale.
Depuis l'effondrement des blocs, plus encore que dans la période précédente, les guerres locales ont été omniprésentes, meurtrières et dévastatrices. Mais face à aucune de celles-ci le prolétariat des pays d'Europe occidentale n'était mobilisable par la bourgeoisie.
Et lorsque ces pays ont directement fomenté des guerres comme en ex-Yougoslavie en 1991, ce sont toujours des soldats professionnels qui ont été mobilisés, dont une partie, il est vrai, est constitué de fils de prolétaires n'ayant pas trouvé à vendre leur force de travail. Mais le plus souvent et justement de ce fait, ces troupes étaient cantonnées dans le rôle de forces dites "d'interposition".
Il est à cet égard significatif que c'est avec prudence et circonspection qu'aux États-Unis, où le prolétariat ne représente pourtant pas la même force politique qu'en Europe occidentale, la bourgeoisie a pu faire appel à la troupe des conscrits (prolétaires sous l'uniforme) pour ses expéditions guerrières. Néanmoins, dans ce pays, le traumatisme de la guerre du Vietnam n'a pas été effacé et la population (surtout la classe ouvrière en son sein) reste sensible à l'envoi sur des théâtres d'opération des troupes constituées de prolétaires en uniforme. La Deuxième Guerre en Irak (2003) a constitué sur ce plan un nouvel avertissement pour la bourgeoisie qui avait tendance à penser que le syndrome du Vietnam s'était évanoui. Après un an d'occupation de l'Irak par les troupes américaines, "le climat d'insécurité permanente des troupes et le retour des "body bags" ont singulièrement refroidi l'ardeur patriotique -quand même relative- de la population, y compris au cœur de "l'Amérique profonde".[11]
Depuis lors, pour Obama (vis-à-vis de la Syrie) et plus encore pour Trump (partout) c'est la doctrine "no boots on the ground" (pas de troupes sur le terrain) qui fixe leurs limites aux interventions militaires américaines.
Pour toutes les raisons qui précèdent, il est inimaginable que, dans la situation actuelle, un ou des pays de l'Europe de l'Ouest se lancent dans une offensive comme l'a fait la Russie en Ukraine.
III. Le prolétariat de l'Est embrigadé ou impuissant face à la guerre en Ukraine
De la même manière que nous avons expliqué les raisons de la non implication du prolétariat d'Europe de l'Ouest dans des conflits guerriers depuis la fin des années 1960, il convient de comprendre pourquoi le prolétariat de certains pays a directement été embrigadé dans la guerre, comme en Ukraine ou ne s'est pas opposé à celle-ci comme en Russie.
Le contexte du bloc de l'Est
Dans les années 1980, le prolétariat industriel de l'URSS était l'un des plus importants du monde. Les travailleurs du Donbass en Ukraine ont alors (milieu des années 1980) mené des luttes qui pouvaient faire penser que le prolétariat de l'Est prenait l'initiative. Le summum a été atteint avec les luttes en Pologne en 1970, 1976 et 1980 qui ont vu les mobilisations massives dont nous avons parlé plus haut. Dans cette partie du monde, en revanche, le poids de la contre-révolution incarné par l'existence de régimes politiques totalitaires -certes rigides et fragiles- rendait le prolétariat beaucoup plus vulnérable aux mystifications démocratiques, syndicales, nationalistes et même religieuses.
Durant l'été 1989, 500.000 mineurs du Donbass (Ukraine) et du sud de la Sibérie (l'URSS existait encore et l'Ukraine en faisait partie) se sont battus pour leurs revendications sur leur terrain de classe dans le plus grand mouvement depuis 1917. Mais le mouvement était alors marqué (comme cela avait été le cas de la lutte en Pologne en 1980) par les illusions démocratiques qui ont fini par l'emporter vers les impasses de la lutte contre le totalitarisme, de la revendication de l'"autonomie" des entreprises pour qu'elles puissent vendre la partie du charbon non remis à l'État.[12]
Face à l'effondrement du bloc stalinien, au lieu de luttes de classe de masse du prolétariat, on a vu des mouvements marqués par le poids du nationalisme séparatiste vis-à-vis de l'URSS et par des illusions démocratiques. Les mêmes faiblesses ont marqué le chaos qui a régné dans la Fédération de Russie dans les années 1990.
L'un des éléments les plus significatifs de la faiblesse du prolétariat à l'Est était l'incapacité, face aux moments les plus forts de la lutte de classe comme en Pologne en 1980, à susciter une réflexion de la part de minorités leur permettant de s'orienter vers les positions de la Gauche communiste.
Après l'effondrement du bloc de l'Est
Le cas de l'Ukraine
Le prolétariat ukrainien est très faiblement développé. En effet, en dehors du bassin minier et des quelques centres industriels à Kiev, Kharkov ou Dniepropetrovsk, l'agriculture artisanale prédomine. Une telle situation s'est encore accentuée au cours des années 1990, comme nous l'avons signalé dans un article publié en 2006 :
"Selon le recensement de 1989 au moment où le niveau d'urbanisation en Ukraine a atteint un sommet, 33,1% de la population du pays vivait à la campagne. Des seize régions qui allaient soutenir la fraction orange (sans compter Kiev), dans trois d'entre elles seulement cette proportion était inférieure à 41%. Dans cinq régions, elle était entre 43 et 47%, et dans huit, elle dépassait 50% et dans certains cas de façon notable (oblast de Ternopol 59,2% ; oblast de Zakarpate 58,9%). Dans les années 1990, la situation n'a fait qu'empirer : l'industrie a été détruite, le niveau culturel de la population a régressé, les ouvriers ont dû avoir recours à leur jardin potager pour survivre et ont commencé à retourner travailler la terre, à restaurer leurs relations sociales avec les villages où ils ont, de plus, beaucoup de familles. Aussi l'influence de l'atmosphère petite-bourgeoise rurale a immensément augmenté." [13]
En 1993, après l'indépendance de l'Ukraine, les travailleurs de la région industrielle de Pridneprovie, étaient pourtant parvenus à se mobiliser sur leur terrain de classe, forçant la démission du président Kuchma et la tenue d'élections générales. Mais, déjà en 2004, le prolétariat s'est laissé entraîner dans les grèves patronales et la lutte entre fractions de la bourgeoisie dans la soi-disant "révolution orange" où la confrontation entre l'option pro-russe et pro-USA s'est imposée. Depuis l'occupation russe de la Crimée en 2014, cette situation a déjà conduit à des affrontements armés dans lesquels les prolétaires ont été entraînés.
Face à la guerre actuelle en Ukraine, il y a une mobilisation de la population, y compris du prolétariat. La "défense de la patrie" a pris le pas sur toute autre considération.
Le cas de la Russie
L'importance du prolétariat en Russie pour le prolétariat mondial est plus grande que celle du prolétariat en Ukraine. Et si tout ce que nous avons dit sur les faiblesses du prolétariat dans les pays de l'Est peut lui être appliqué, il n'a cependant pas été directement mobilisé dans les affrontements entre fractions de la bourgeoisie ; même s'il existe certainement un poids important des illusions démocratiques, que l'arrivée de Poutine et l'imposition d'un nouveau totalitarisme ont considérablement renforcées.
Malgré de telles faiblesses, ce prolétariat n'était cependant pas mobilisable. C'est à la fois la cause et la conséquence du délitement de l'Armée rouge en Afghanistan : "les autorités ne peuvent compter sur l'obéissance de l'Armée "rouge" elle-même. Dans celle-ci, les soldats appartenant aux différentes minorités qui aujourd'hui réclament leur indépendance sont de moins en moins disposés à se faire tuer pour garantir la tutelle russe sur ces minorités. En outre, les russes eux-mêmes rechignent de plus en plus à assumer ce genre de travail. C'est ce qu'ont démontré des manifestations comme celle du 19 janvier à Krasnodar, dans le Sud de la Russie, dont les slogans montraient clairement que la population n'est pas prête à accepter un nouvel Afghanistan, manifestations qui ont contraint les autorités à libérer les réservistes mobilisés quelques jours auparavant."[14]
En Russie, la guerre n'implique pas encore la mobilisation de l'ensemble de la population et si, en son sein, sont recrutés des soldats "de remplacement", c'est sous couvert de participation à des "manœuvres militaires". L'allusion à la guerre même est censurée dans les médias russes, où l'on ne parle que d'une "opération spéciale" en Ukraine. Et contrairement à l'atmosphère de patriotisme en Ukraine, il n'y a pas de manifestations connues de soutien public à la guerre en Russie (à part, évidemment, les cérémonies officielles orchestrées par la clique poutinienne).
Néanmoins, pour les raisons évoquées ci-dessus, il n'y a actuellement aucune possibilité que le prolétariat en Russie ait seul la force de mettre fin à la guerre, et sa réponse future à la situation reste jusqu'à présent difficile à prévoir précisément.
IV. La situation du prolétariat de l'Ouest face aux attaques économiques de la bourgeoisie avant l'éclatement de la guerre en Ukraine
Durant la période des années 1968/80 jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation de celui de l'Ouest, le développement de la combativité et de la réflexion du prolétariat mondial, dans les pays centraux en particulier, s'était opérée au sein d'une dynamique faite de la succession de trois vagues de luttes, les deux premières stoppées momentanément par les manœuvres et stratégies de la bourgeoisie pour y faire face. La troisième, pour sa part, allait se heurter aux conséquences de l'effondrement du bloc de l'Est provoquant un profond recul de la lutte de classe du fait des campagnes de la bourgeoisie sur "la mort du communisme" et aussi à cause des conditions plus difficiles de la lutte de classe dans la phase de décomposition[15] du capitalisme ainsi ouverte. En effet, comme nous l'avons déjà mis en évidence, la décomposition du capitalisme affecte profondément les dimensions essentielles de la lutte de classe : - l’action collective, la solidarité ; - le besoin d’organisation ; - les rapports qui fondent toute vie en société en les déstructurant ; - la confiance dans l’avenir et en ses propres forces ; - la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie.[16]
Malgré ces difficultés, la classe ouvrière n'avait pas disparu ainsi que l'illustrèrent un certain nombre de tentatives de la lutte de classe pour se frayer un chemin : 2003 (secteur public en Europe, en France en particulier ; 2006 (Lutte contre le CPE en France : mobilisation des jeunes générations de la classe ouvrière contre la précarité) ; 2011 (Mobilisation des "indignés" qui témoigne d'une ébauche de réflexion globale sur la faillite du capitalisme) ; 2019 (France mobilisation contre la réforme des retraites) [17] ; fin 2021 / début 2022 (montée de la colère et développement de la combativité aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée malgré l'effet de sidération provoqué par la Pandémie)[18].
Quelles qu'aient été les difficultés confrontées par le prolétariat durant toute cette période, en particulier depuis 1990, il n'a pas subi de défaite dans les principaux pays industrialisés, ce qui implique qu'il pourra être à même de reprendre son combat de classe pour le porter à un niveau supérieur face la déferlante inédite d'attaques qui vont affecter de plus en plus durement toutes ses fractions dans tous les pays du monde, dans tous les secteurs.
V. Quels chemin et perspective pour le développement de la lutte de classe
L'irruption de la guerre aux portes de l'Europe vient une nouvelle fois alerter le prolétariat mondial par rapport à ce que les révolutionnaires avaient déjà mis en avant face à la Première Guerre mondiale : tant que le capitalisme ne sera pas renversé, l'humanité sera menacée des pires catastrophes et, en fin de compte, de disparition. "Friedrich Engels a dit un jour : "La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie." Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? (…) Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation –sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences" (La crise de la social-démocratie – 1915 ; Rosa Luxemburg). Dans la période actuelle, le dilemme face auquel la société est placée est plus précisément "socialisme ou disparition de l'humanité".
C'est pourquoi l'attitude de l'avant-garde révolutionnaire face à la Première Guerre mondiale doit absolument être aujourd'hui une source d'inspiration pour la défense de l'internationalisme conséquent qui n'a de sens qu'avec la mise en avant de la nécessité de renverser le capitalisme.
L'internationalisme prolétarien n'est pas, comme l'a montré l'expérience de l'effondrement de la IIe Internationale face à la guerre mondiale, une déclaration d'intentions ou un slogan pacifiste. L'internationalisme prolétarien est la défense de la guerre de classe contre la guerre impérialiste et la défense de la tradition historique des principes du mouvement ouvrier, incarnée par la Gauche communiste. La conférence de Zimmerwald[19] -particulièrement les débats et confrontations des différentes positions lors de cette Conférence et la clarification politique qui en a découlé- doit constituer aujourd'hui une source d'inspiration pour les révolutionnaires conséquents pour assumer leurs responsabilités tant dans le regroupement des forces authentiquement prolétariennes que dans la confrontation ouverte, fraternelle et sans concession des divergences qui existent entre eux.
En ce sens il est nécessaire de clarifier que les conditions confrontées aujourd'hui par le prolétariat sont différentes de celle du premier conflit mondial afin d'en tirer les conséquences pour l'intervention des révolutionnaires :
- Si le prolétariat en Ukraine a subi une défaite profonde et celui de Russie se trouve en grande difficulté, ce n'est pas le cas du prolétariat des autres pays et en particulier le prolétariat d'Europe occidentale.
- Néanmoins, toutes les fractions du prolétariat mondial ont été affectées par cet évènement induisant un profond sentiment d'impuissance dans ses rangs. À peine le prolétariat commençait-il à se remettre de l'effet de sidération provoqué par la pandémie, qu'il doit encaisser un deuxième coup, plus rude que le premier et qui, immanquablement, a et aura des conséquences sur sa capacité à se mobiliser face aux attaques économiques considérables qui s'abattent sur lui. Même si déjà les grèves se multiplient, on ignore combien de temps encore il faudra au prolétariat pour se mettre en mouvement face au déluge des attaques.
- Le prolétariat n'aura d'autre choix que de reprendre le chemin historique de sa lutte de classe contre les conséquences de l'exploitation. C'est à travers ces luttes qu'il pourra récupérer la conscience (perdue avec les campagnes sur la mort du communisme) d'être une classe distincte et antagonique au capitalisme, ne pouvant compter que sur la solidarité de ses différentes parties, sur son unité … qu'il retrouvera le chemin de la prise de conscience -ouvert avec Mai 68 en France et les mobilisations qui ont suivi dans le monde- des moyens, des buts et enjeux de son combat.
- La Première Guerre mondiale avait constitué un facteur de prise de conscience de la nécessité de renverser le capitalisme, et en même temps elle avait aussi constitué un facteur de mobilisation. Néanmoins une telle mobilisation ne s'était réellement exprimée (notamment les fraternisations, les mobilisations de femmes ouvrières, …) qu'à partir du moment où elle avait pu s'adosser sur un puissant mouvement du prolétariat parti de l'arrière, des lieux de travail pour la défense de ses conditions de vie.
- Ce serait se leurrer et induire gravement le prolétariat en erreur que de laisser croire que ses fractions en Ukraine ou en Russie peuvent aujourd'hui se mobiliser contre la guerre. Cela ne peut qu'amener à une surestimation irresponsable des possibilités s'offrant au prolétariat de ces deux pays. De plus, un tel mot d'ordre contribue dans la situation mondiale actuelle à dévier le prolétariat mondial de sa tâche de renversement du capitalisme par le développement de sa lutte de classe contre les attaques du capitalisme en crise. Celle-ci représente des conditions beaucoup plus favorables à la révolution que la guerre étant donné que la bourgeoisie ne peut arrêter le développement de sa crise économique alors qu'elle peut mettre un terme à la guerre, en concluant la paix, et désarmer ainsi la dynamique révolutionnaire, diviser le prolétariat des pays vainqueurs et des pays vaincus, comme ce fut le cas dans la vague révolutionnaire mondiale du premier après-guerre[20].
- Le mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire" présente le même défaut de détourner le prolétariat mondial de la révolution mondiale contre le capitalisme en crise. À cela s'ajoute à un autre défaut consistant à préconiser des tactiques différentes pour les fractions différentes nationales du prolétariat face à la guerre. Si certaines doivent souhaiter la défaite de leur propre bourgeoisie, en vue de hâter le processus révolutionnaire, il ne peut pas en être de même pour les prolétaires du camp d'en face. Ce n'est donc pas un hasard si ce mot d'ordre est tant affectionné par les gauchistes et autres rabatteurs de la guerre impérialiste qui exploitent une erreur de Lénine qui était alors tout à fait secondaire dans le contexte de son internationalisme sans faille.[21]
En 1981, la capacité de la bourgeoisie mondiale à infliger une défaite au prolétariat polonais en exploitant les illusions démocratiques et syndicales de cette fraction du prolétariat mondial avait amené le CCI à faire la critique de la théorie de Lénine dite du maillon le plus faible de la chaine impérialiste, pour laquelle un pays où la bourgeoisie est moins développée présente les meilleures possibilités pour une révolution victorieuse. C'est l'inverse qui est vrai. Il reviendra au prolétariat de l'Europe de l'Ouest d'affronter les fractions mondiales de la bourgeoisie les plus expérimentées. C'est du résultat de cette confrontation que dépendra l'embrasement révolutionnaire mondial.
Silvio, 02-07-2022
[1] Lire notre article, Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe (1982) ; Revue internationale n° 31
[2] Lire notre article A propos du 140e anniversaire de la Commune de Paris, Revue internationale n° 146.
[3] Lire notre article Grève de masse en Pologne 1980: une nouvelle brèche s'est ouverte, Revue internationale n° 23.
[4] Lire notre article Après la répression en Pologne : perspectives des luttes de classe mondiales. Revue internationale n° 29.
[5] Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte des classes (1982)
[6] Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis fut l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine – aux dépens, évidemment, des tribus indiennes autochtones. L’espoir que représentait la Frontière a marqué fortement l’esprit et l’idéologie en Amérique.
[7] Les communes de Shanghai et Canton, écrasées dans le sang en 1927 par le Kouo-Min-Tang avec la complicité de l'Internationale Communiste stalinisée n'a pu laisser que des traces infimes dans la mémoire de la classe ouvrière. Il faudra des bouleversements sociaux considérables pour que ces expériences redeviennent des facteurs actifs du développement de la conscience de classe du prolétariat en Chine.
[8] Comme les luttes en Argentine en 1969 (Le cordobazo), en Égypte, en Afrique du Sud tant sous l'Apartheid que sous Nelson Mandela, …
[9] Lire notre article Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte des classes (1982)
[10] Lire notre article Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019) ; Revue internationale n°164.
Il y a cinquante ans, Mai 68, 2ème partie - Les avancées et les reculs de la lutte de classe depuis 1968 ; Revue internationale n°161.
[11] Arrestation de Saddam Hussein, pourparlers de paix sur la Palestine : Il n'y aura pas de paix au Moyen-Orient. Revue internationale n° 116
[12] Editorial : Chine, Pologne, Moyen-Orient, grèves en URSS et aux Etats-Unis ; Revue internationale 59
[13] À propos de la "révolution orange" en Ukraine : la prison de l'autoritarisme et le piège de la démocratie. Revue internationale n° 126.
[14] Lire notre article Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos ; Revue internationale n° 61
[15] Lire les thèses : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste ; Revue internationale n° 107
[16] "L’action collective, la solidarité, trouvent en face d’elles l’atomisation, le 'chacun pour soi', la 'débrouille individuelle' ; le besoin d’organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ; la confiance dans l’avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le 'no future' ;
la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, Revue internationale n° 107)
[17] Lire nos articles :
- Il y a cinquante ans, Mai 68, 2ème partie - Les avancées et les reculs de la lutte de classe depuis 1968 ; Revue internationale n° 161.
- Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019) ; Revue internationale n° 164.
- -Résolution sur la situation internationale (2021) ; Revue internationale n° 167.[18]
Tract international du CCI, Contre les attaques de la bourgeoisie, nous avons besoin d’une lutte unie et massive!
[19] Zimmerwald (1915-1917) : de la guerre à la révolution
[20] TO sur Militarisme et décomposition (mai 2022)
[21] "Ce mot d'ordre a été mis en avant par Lénine au cours de la première guerre mondiale. Il répondait à la volonté de dénoncer les tergiversations des éléments "centristes" qui, bien que d'accord "en principe" pour rejeter toute participation à la guerre impérialiste, préconisaient cependant d'attendre que les ouvriers des pays "ennemis" soient prêts à engager le combat contre celle-ci avant d'appeler ceux de "leur" propre pays à en faire autant. A l'appui de cette position, ils avançaient l'argument que, si les prolétaires d'un pays devançaient ceux des pays ennemis, ils favoriseraient la victoire de ces derniers dans la guerre impérialiste. Face à cet "internationalisme" conditionnel, Lénine répondait très justement que la classe ouvrière d'un pays n'avait aucun intérêt en commun avec "sa" bourgeoisie, précisant, en particulier, que la défaite de celle-ci ne pouvait que favoriser son combat, comme on l'avait déjà vu lors de la Commune de Paris (résultant de la défaite face à la Prusse) et avec la révolution de 1905 en Russie (battue dans la guerre contre le Japon). De cette constatation, il concluait que chaque prolétariat devait "souhaiter" la défaite de "sa" propre bourgeoisie. Cette dernière position était déjà erronée à l’époque, puisqu'elle conduisait les révolutionnaires de chaque pays à revendiquer pour "leur" prolétariat les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne, alors que c'est au niveau mondial et, dans un premier temps, dans les grands pays avancés (qui étaient tous impliqués dans la guerre) que la révolution devait avoir lieu. Cependant, chez Lénine, la faiblesse de cette position n'a jamais conduit à une remise en cause de l'internationalisme le plus intransigeant". Polémique : le milieu politique prolétarien face à la guerre du golfe ; Revue internationale n° 64.