LA GRÉVE DE MASSE

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Les luttes ouvrières de Pologne, de par leur ampleur, leur dimension, leur unité, constituent l'événement le plus important depuis la vague révolutionnaire de 1917-23 et, par là même occasion, remettent à l'ordre du jour la question de la grève de masse et imposent aux révolutionnaire d'aborder à nouveau l'examen de cette arme fondamentale du prolétariat.

CE QU'EST VRAIMENT LA GREVE DE MASSE

Avant d'aborder cette forme de lutte de la classe ouvrière, il est nécessaire de la différencier des conceptions des anarchistes ainsi que des syndicalistes et gauchistes.

Les anarchistes n'emploient pas les termes de grève de masse, mais plutôt de grève générale. La grève générale mise en avant dans le programme de Bakounine est le "levier" qui sert à déclencher la révolution sociale. Il suffit qu'à un jour "J", tous les ouvriers d'un pays ou du monde entier s'arrêtent de travailler, pour que le monde des oppresseurs chavire et qu'une société nouvelle se mette en place. Cette conception est totalement extérieure à la réalité. Il ne prend en compte aucun facteur matériel, aucune situation sociale déterminée. C'est une conception totalement abstraite, utopique, basée sur la bonne volonté des ouvriers, sans aucune lutte de la classe ouvrière.

La conception des syndicalistes en Allemagne, à l'époque où Rosa Luxembourg écrivait "Grève de masse, partis et syndicats", ou bien celle des gauchistes de nos jours, rejoignent d'une certaine façon la conception des anarchistes. Pour eux aussi la grève de masse est le déclencheur, est une arme qui permet de créer une situation. C'est davantage un facteur numérique, quantitatif qui entre en jeu, comme un débrayage massif pour donner du poids â une revendication, qu'un processus, un mouvement spontané au sein de la lutte de classe issu de conditions économique, politiques et sociales déterminées.

  • "Si le déclenchement des grèves dépendait de la "propagande" incendiaire des "romantiques de la révolution", ou des décisions secrètes ou publiques de comités directeurs, nous n’aurions eu jusqu'ici aucune grève de masse importante en Russie." (Rosa Luxembourg "Grève de masse ..." Œuvres I, Ed. Maspero, p. 99).

La révolution russe a mis fin pratiquement à cette conception et le mouvement en Pologne aujourd'hui est là pour nous le montrer après 50 années de contre-révolution. Comme l'écrit encore Rosa Luxembourg :

  • "la grève de masse n’est ni "fabriquée " artificiellement, ni "décidée" ou "propagée" dans un éther immatériel et abstrait, mis elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d'une situation sociale à partir d’une nécessité historique”. (Ibid.)

LES CONCEPTIONS DES ANARCHISTES SYNDICALISTES ET GAUCHISTES

La grève de masse est un phénomène mouvant et ne suivant pas un schéma rigide et vide. Elle n'est pas un moyen inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne dans des conditions historiques déterminées. C'est un mouvement spontané qui, par son extension, son auto-organisation, ses avancées, ses reculs, connaîtra une évolution, prendra une ampleur.

  • "C'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants".

Comme on peut le voir en Russie à partir de 1905 ou en Pologne aujourd'hui, la grève de masse n'est pas un acte unique mais toute une période de lutte.

Toutes ces caractéristiques se retrouvent en 1905 en Russie, mais aussi dans les événements de Pologne, où l'on peut voir un mouvement partir sur des revendications économiques -revendications qui peuvent paraître banales au départ, telles que des augmentations de salaires ou des luttes contre la pénurie de nourriture, mouvement parti d'une ville précise ou même d’une usine, faire tâche d'huile, s'étendre à toute la Pologne, déstabiliser un Etat aux allures et à la lourdeur d'un tank et mobiliser la bourgeoisie mondiale contre lui. Il connaîtra des arrêts, même des reculs face aux promesses de la bourgeoisie, mais il reprendra avec autant d'ampleur, de force, dans d'autres usines ou dans les mêmes, par solidarité avec d'autres ouvriers en grève, ou parce que la bourgeoisie n'a pas tenu ses promesses.

Une des caractéristiques de la grève de masse c'est l'enchevêtrement des revendications économiques et politiques. L'un n'exclut pas l'autre, le mouvement ne s'oriente pas uniquement dans un sens. On peut voir la lutte politique et économique se développer en même temps, l'un dynamisant l'autre et vice versa. Même si à un moment donné, l'élément politique a plus d'importance que l'économique, cela n'exclut pas qu'à un autre moment, des luttes dures pour des revendications économiques ne ressurgissent et posent avec de nouvelles forces la question politique, c'est à dire la question des perspectives, à un niveau supérieur.

Comme l'écrit Rosa Luxembourg :

  • "la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques."

GREVE DE MASSE ET AUTOORGANISATION

Cet enchevêtrement de luttes politiques et économiques montre bien la vie du mouvement, sa force qui est loin de ressembler au schéma que nous laissent voir les sociaux-démocrates, anarchistes et gauchistes, et même les bordiguistes, schéma statique et vide de réalité.

Cette force se retrouve aussi dans l'auto-organisation de la classe. Au. sein de la lutte naissent des comités de grève, des comités inter-entreprises qui permettent d'éviter l'isolement des luttes, avec des délégués élus et révocables en assemblée générale.

Cette auto-organisation traduit la capacité qu’à la classe ouvrière â s’organiser lorsqu'elle lutte. La grève de masse est un mouvement qui tend vers une unité consciente de la classe ouvrière.

Ce processus, de par leur expérience de lutte des années passées, les ouvriers polonais ont su le voir. La force du mouvement est la participation même des ouvriers, qui ne se replient pas derrière les bonzes syndicaux, derrière les professionnels de la négociation, c'est la volonté d'auto-organisation ; cet aspect essentiel de la lutte, les révolutionnaires doivent particulièrement le mettre en avant dans leur intervention.

Qu'une classe exploitée, dominée économiquement et idéologiquement, brimée et humiliée quotidiennement, prenne son destin et sa lutte en mains, l'organise et la dirige collectivement, constitue justement le premier acte révolutionnaire de la classe ouvrière.

Toute cette expérience de prise en main des luttes, l'auto-organisation, les ouvriers sauront s’en resservir quand le moment sera venu de reprendre la lutte. Et ce n’est que plus fort, plus conscient que le mouvement reprendra, tout en évitant les pièges tendus par la bourgeoisie avec toutes ses mystifications.

En tant qu'"océan de phénomènes", la grève de masse met en avant à certains moments les faiblesses des ouvriers, tout comme l'océan dans la tempête fait remonter des profondeurs des épaves, des déchets, etc., la grève de masse fait que les ouvriers poussent à bout leurs illusions, par exemple en Pologne la religion, le nationalisme. Mais le cadre de la grève de masse permet de dépasser ces faiblesses. Toutes ces mystifications ne tombent pas sur la tête de prolétaires atomisés, divisés, indifférents, mais dans une classe en mouvement qui saura "railler impitoyablement ses faiblesses et ses erreurs".

Mettre en avant les avancées du mouvement pour éliminer ses faiblesses, c'est le rôle indispensable de l'organisation politique de la classe dans la grève de masse aujourd'hui.

E.V.

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