La place et l'évolution de l'Asie de l'Est dans l'histoire du développement capitaliste

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L'évolution en ciseau de l'Asie de l'Est à l'échelle historique (1700-2006)

Après avoir replacé l'évolution de l'Asie de l'Est dans le contexte historique de l'ascendance et de la décadence du capitalisme, ainsi que dans le cadre du développement du capitalisme d'Etat et de l'intégration aux blocs impérialistes au cours de cette dernière phase, il nous faut maintenant essayer de comprendre pourquoi cette région du monde a pu inverser sa tendance historique à la marginalisation. En effet, le tableau ci-dessous nous montre qu'en 1820, l'Inde et la Chine concentraient près de la moitié de la richesse produite dans le monde (48,9%) et n'en représente plus que 7,7% en 1973 ! Le poids du joug colonial, puis l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, vont diviser la part de l'Inde et de la Chine dans le PIB mondial par un facteur six ! Autrement dit, lorsque l'Europe et les pays neufs se développent, l'Inde et la Chine reculent relativement. Aujourd'hui, c'est exactement l'inverse, lorsque les pays développés entrent en crise, l'Asie de l'Est se développe au point de remonter sa part à 20% de la production mondiale de richesse en 2006. Il y a donc là une très nette évolution en ciseaux à l'échelle historique : quand les pays industrialisés se développent puissamment, l'Asie recule relativement et, lorsque la crise s'installe durablement dans les pays développés, l'Asie connaît un boom économique :

Tableau 4 : Part des différentes zones dans le monde en % du PIB mondial

 

 

1700

1820

1870

1913

1950

1973

1998

2001

 

Europe et pays neufs (*)

22,7

25,5

43,8

55,2

56,9

51

45,7

44,9

 

Reste du monde

19,7

18,3

20,2

22,9

27,6

32,6

24,8

(°)

Asie

57,6

56,2

36,0

21,9

15,5

16,4

29,5

 

Inde

24,4

16,0

12,2

7,6

4,2

3,1

5,0

5,4

Chine

22,3

32,9

17,2

8,9

4,5

4,6

11,5

12,3

Reste Asie

10,9

7,3

6,6

5,4

6,8

8,7

13,0

(°)

(*) Pays neufs = Etats-Unis, Canada, Australie et Nouvelle Zélande

(°) = 37,4 : Reste du monde + Reste Asie

 

Source : Angus Maddison, L'économie mondiale, OCDE, 2001 : 280

 

L'évolution de l'Asie de l'Est après la seconde guerre mondiale

Cette dynamique en ciseau peut encore s'illustrer par l'évolution du taux de croissance de la Chine comparativement au reste du monde après la seconde guerre mondiale. Les tableaux 3 (ci-dessus) et 5 (ci-dessous) montrent que, lorsque les pays développés connaissent une croissance soutenue, l'Inde et la Chine sont à la traîne : entre 1950 et 1973, l'Europe fait deux fois mieux que l'Inde, le Japon trois fois mieux que la Chine et quatre fois mieux que l'Inde, et la croissance de ces deux derniers pays est inférieure à la moyenne mondiale. Par contre, ce sera exactement l'inverse ensuite : entre 1978 et 2002, la croissance annuelle moyenne du PIB chinois par habitant est plus de quatre fois plus élevée (5,9%) que la croissance moyenne mondiale (1,4%), et l'Inde multiplie son PIB par 4, alors que le monde ne le multiplie que par 2,5 entre 1980 et 2005.

Le retour de la crise économique signe la faillite de tous les palliatifs d'après-guerre

Ce n'est donc que lorsque les pays centraux du capitalisme entrent en crise que l'Inde et la Chine décollent. Pourquoi ? Qu'est-ce qui explique cette évolution en ciseau ? Pourquoi, lorsque le reste du monde s'enfonce dans la crise, l'Asie de l'Est connaît-elle un regain de croissance ? Pourquoi cette inversion de tendance ? Comment expliquer cette parenthèse de forte expansion en Asie de l'Est à la faveur de la poursuite de la crise économique au niveau international ? C'est ce que nous allons à présent examiner.

Le retour de la crise économique dès la fin des années 60 viendra balayer tous les modèles de croissance qui avaient fleuri de par le monde après la seconde guerre mondiale : le modèle stalinien à l'Est, le modèle keynésien à l'Ouest et le modèle nationaliste-militariste dans le Tiers-Monde. Elle mettra à bas leurs prétentions respectives à se présenter comme une solution aux contradictions insurmontables du capitalisme. L'aggravation de celles-ci tout au long des années 70 signera la faillite des recettes néo-keynésiennes dans les pays de l'OCDE, mènera jusqu'à l'implosion du bloc de l'Est au cours de la décennie suivante et révèlera l'impuissance de toutes les alternatives ‘tiers-mondistes' (Algérie, Vietnam, Cambodge, Iran, Cuba, etc.). Tous ces modèles qui ont pu faire illusion durant les années grasses des Trente glorieuses sont venus s'échouer sous les coups de buttoir des récessions successives et démontrer ainsi qu'ils ne constituaient en rien un dépassement des contradictions intrinsèques du capitalisme.

Les conséquences et réactions à ces faillites seront fort diverses. C'est dès les années 1979-80 que les pays occidentaux réorienteront leur politique en direction d'un capitalisme d'Etat dérégulé (le ‘tournant néolibéral' comme l'appellent les médias et gauchistes). Par contre, engoncés dans un capitalisme d'Etat d'une rigidité stalinienne, ce n'est qu'à la suite de l'implosion de ce système que les pays de l'Est s'engageront sur un chemin analogue. C'est également sous cette terrible pression de la crise économique que divers pays et ‘modèles' dans le tiers-monde s'enfonceront, soit dans une barbarie sans fins (Algérie, Iran, Afghanistan, Soudan, etc.), soit dans une banqueroute pure et simple (Argentine, nombre de pays africains, etc.), soit dans des difficultés telles qu'elles remettront à leur place leurs prétentions à être des modèles de réussite (tigres et dragons asiatiques). Par contre, en parallèle, un certains nombre d'autres pays en Asie de l'Est, comme l'Inde, la Chine et le Vietnam, parviendront à entamer des réformes progressives qui les ramèneront dans le giron du marché mondial en les insérant dans le circuit de l'accumulation à l'échelle internationale qui va progressivement se mettre en place à partir des années 1980.

Ces différentes réactions auront des fortunes diverses. Nous nous limiterons ici à celles qui ont eu cours dans les pays occidentaux et en Asie de l'Est. Disons que, tout comme le retour de la crise est d'abord apparu dans les pays centraux pour se reporter ensuite dans les pays de la périphérie, ce sera encore le tournant économique opéré au début des années 80 dans les pays développés qui va déterminer la place que prendront les pays du sous continent est-asiatique dans le circuit de l'accumulation à l'échelle mondiale.

L'avènement d'un capitalisme d'Etat dérégulé et d'une mondialisation pervertie

Toutes les mesures néokeynésiennes de relance économique utilisées durant les années 70 ne sont pas parvenues à redresser un taux de profit qui a été divisé par deux entre la fin des années 60 et 1980 (cf. graphique 6 infra [1]). Ce déclin ininterrompu de la profitabilité du capital mènera un bon nombre d'entreprises au bord de la banqueroute. Les Etats, qui s'étaient eux-mêmes largement endettés pour soutenir l'économie, se retrouvèrent en quasi cessation de paiements. Cette situation de faillite virtuelle à la fin des années 70 est la raison essentielle du passage à un capitalisme d'Etat dérégulé et à la mondialisation pervertie qui en est le corolaire. L'axe essentiel de cette nouvelle politique consiste en une attaque massive et frontale contre la classe ouvrière afin de rétablir la rentabilité du capital. Dès le début des années 80, la bourgeoisie se lance dans un programme d'attaques massives contre les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière : nombre de recettes keynésiennes sont démantelées et la force de travail est directement mise en concurrence à l'échelle internationale par le biais des délocalisations et de l'ouverture à la concurrence internationale (dérégulation). Cette régression sociale massive permettra un spectaculaire rétablissement du taux de profit à des niveaux qui, aujourd'hui, dépassent même ceux atteint durant les Trente glorieuses (cf. graphique 6 infra).

Le graphique 3 ci-dessous illustre cette politique de dérégulation tous azimuts, politique qui a déjà permis à la bourgeoisie de diminuer la part de la masse salariale dans le PNB de +/-10% à l'échelle internationale. Cette diminution n'est autre que la matérialisation de la tendance spontanée à augmenter le taux de plus value ou taux d'exploitation de la classe ouvrière [2]. Ce graphique nous montre aussi la stabilité du taux de plus-value durant la période qui précède les années 1970, stabilité qui, conjuguée à d'important gains de productivité ont fait le succès des Trente glorieuses. Ce taux a même diminué durant les années 70 comme produit de la pression de la lutte de classe qui a fait sa réapparition massive dès la fin des années 60 :

Graphique 3. Part des salaires dans le PIB : USA et Union Européenne, 1960-2005

Cette réduction de la part salariale de la classe ouvrière dans le produit total est en réalité bien plus considérable que ne le suggère ce graphique puisque ce dernier inclut toutes les catégories de salaires, y compris ceux rémunérant la bourgeoisie [3] ! Alors qu'il s'était restreint durant les Trente glorieuses, l'éventail des revenus s'accroît à nouveau ; dès lors, ce recul de la part salariale est encore bien plus significatif pour les travailleurs. En effet, les statistiques par catégories sociales montrent que, pour des fractions significatives d'ouvriers - les moins qualifiés en général -, ce recul est de grande ampleur puisqu'il ramène l'état de leurs rémunérations au niveau de celui de 1960 comme c'est déjà le cas aux Etats-Unis pour les travailleurs de production (gains hebdomadaires). Alors que leur salaire réel avait presque doublé entre 1945 et 1972, il est redescendu pour se stabiliser ensuite au niveau atteint en 1960 :

Graphique 4. Gains hebdomadaires d'un travailleur de production (dollars de 1990) : Etats-Unis


 

Nous assistons donc bel et bien, depuis un quart de siècle, à un mouvement massif et de plus en plus généralisé de paupérisation absolue de la classe ouvrière à l'échelle mondiale. L'on peut estimer la perte moyenne de sa part relative dans le PIB à +/- 15 à 20%, ce qui est considérable, et cela sans considérer l'importante dégradation de ses conditions de vie et de travail. Comme le disait Trotski au 3ème congrès le l'IC : « La théorie de la paupérisation des masses était regardée comme enterrée sous les coups de sifflets méprisants des eunuques occupant les tribunes universitaires de la bourgeoisie et des mandarins de l'opportunisme socialiste. Maintenant ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais un appauvrissement physiologique, biologique, qui se présente à nous dans toute sa réalité hideuse ». En d'autres termes, ce que le capitalisme d'Etat keynésien à pu concéder durant les Trente glorieuses - puisque les salaires réels ont plus que triplé en moyenne entre 1945 et 1980 -, le capitalisme d'Etat dérégulé est en train de le récupérer à vive allure. A l'exception de cette parenthèse d'après-guerre, ceci vient confirmer l'analyse de l'Internationale Communiste et de la Gauche Communiste selon laquelle il ne peut plus exister de réformes réelles, mais surtout durables, dans la phase de décadence du capitalisme.

Cette réduction massive des revenus des salariés a une double conséquence. D'une part, elle a permis une formidable hausse du taux de plus-value permettant à la bourgeoisie de rétablir son taux de profit. Celui-ci a désormais retrouvé et même dépassé le niveau qu'il avait atteint durant les Trente glorieuses (cf. graphique 6). D'autre part, en comprimant drastiquement la demande salariale de +/-10 à 20%, elle diminue considérablement le niveau relatif des marchés solvables au niveau mondial. Ce fait est directement à l'origine de la formidable aggravation de la crise de surproduction à l'échelle internationale et de la chute du taux d'accumulation (la croissance du capital fixe) à un niveau historiquement très bas (cf. graphique 6). C'est ce double mouvement de recherche d'une rentabilité croissante afin de redresser le taux de profit, ainsi que la nécessité de trouver de nouveaux marchés où écouler sa production, qui est à la racine du phénomène de mondialisation apparu dès les années 80. Cette mondialisation ne résulte pas, comme veulent nous le faire croire les gauchistes et autres altermondialistes, de la domination du (méchant) capital financier improductif sur le (bon) capital industriel productif, capital financier qu'il faudrait abolir selon la variante présentée par les gauchistes (qui appellent indûment le Lénine de L'impérialisme stade suprême du capitalisme à la rescousse pour se faire), ou réguler et taxer (taxe Tobin) selon la variante altermondialiste ou sociale-démocrate de gauche, etc.

 

La signification historique de la mondialisation aujourd'hui

En effet, toute la littérature sur la mondialisation, qu'elle soit de droite ou de gauche, altermondialiste ou gauchiste, présente celle-ci comme un remake de la conquête du monde par les rapports marchands. Il est même très fréquent d'y retrouver les célèbres passages du Manifeste Communiste où Marx y décrit le rôle progressif de la bourgeoisie et de l'extension du capitalisme à l'échelle planétaire. Elle nous est présentée comme un vaste processus de domination et de marchandisation de tous les aspects de la vie par les rapports capitalistes. L'on nous dit même que ce serait la seconde mondialisation après celle de 1875-1914.

Selon cette présentation de la mondialisation actuelle, toute la période allant de la première guerre mondiale aux années 1980 ne serait qu'une immense parenthèse, isolationniste (1914-45) ou régulée (1945-80), période qui aurait permis de mener des politiques sociales pour la classe ouvrière - selon les dires des gauchistes -, ou qui aurait empêché le capitalisme de donner la pleine mesure de ses moyens, dans sa variante libérale ! Revenons à ces ‘jours heureux' pour les premiers ou ‘dérégulons' et ‘libéralisons' au maximum pour les seconds. Ces derniers proclamant qu'en donnant ‘toute la liberté et le pouvoir aux marchés', le monde entier connaîtrait des taux de croissance comme en Chine ! En acceptant les conditions de travail et les salaires des ouvriers chinois, nous ouvririons les portes d'un paradis de croissance fulgurante ! Rien n'est plus erroné, que ce soit dans sa présentation gauchiste ou libérale, et ce, pour plusieurs bonnes raisons qui peuvent toutes se résumer au fait suivant que les racines actuelles du phénomène de mondialisation n'ont rien à voir avec la dynamique d'internationalisation du capitalisme au XIXè siècle :

1) La première mondialisation (1880-1914) correspondait à la constitution du marché mondial et à la pénétration en profondeur des rapports marchands de par le monde. Elle exprimait l'extension géographique du capitalisme et sa domination à l'échelle de la planète, elle élargissait constamment l'échelle de l'accumulation en tirant les salaires et la demande mondiale vers le haut. Alors que la dynamique du capitalisme au XIXème siècle l'entraînait dans un tourbillon vers des sommets de plus en plus hauts, l'actuelle mondialisation n'est qu'un avatar d'un capitalisme de plus en plus poussif dont les taux d'accumulation et de croissance à l'échelle mondiale ne font que décliner, elle déprime la croissance en comprimant la masse salariale et donc les marchés solvables. Aujourd'hui, la mondialisation et la dérégulation à outrance ne sont que des moyens mis en œuvre pour pallier aux effets ravageurs de la crise historique du capitalisme. Les politiques de dérégulations ‘néolibérales' et de globalisation ne sont que des nièmes tentatives de surseoir aux échecs de palliatifs antérieurs : keynésianisme et néo keynésianisme. Aujourd'hui, nous n'empruntons pas les traces du capitalisme triomphant du XIXème siècle, mais nous continuons le chemin de sa lente agonie depuis les années 1970. Que le nouveau bouclage du circuit de l'accumulation qui s'est installé à l'échelle mondiale depuis les années 1980 passe par le développement localisé du sous-continent asiatique ne change rien à cette caractérisation de mondialisation pervertie, car, ce développement ne concerne qu'une partie du monde, n'est possible que pour un temps donné, et est le corollaire d'une vaste et massive régression sociale à l'échelle internationale.

2) Alors que la première mondialisation marquait la conquête et la pénétration du monde par les rapports capitalistes de production, entrainant dans son sillage de plus en plus de nouvelles nations et permettant de renforcer la domination des anciennes puissances coloniales, aujourd'hui, elle ne concerne fondamentalement que le sous-continent asiatique et elle fragilise et met en péril tant l'économie des pays développés que celle des pays du reste du Tiers-Monde. Alors que la première mondialisation marquait l'extension géographique et en profondeur des rapports capitalistes, aujourd'hui, elle n'est qu'une vicissitude dans le processus général d'aggravation de la crise à l'échelle mondiale. Elle ne développe qu'une partie du monde - l'Asie de l'Est -, tout en laissant les autres à la dérive. De plus, cette parenthèse de développement très localisée dans le sous-continent asiatique ne pourra durer que le temps que perdurent les conditions qui l'ont mise en place. Or, ce temps est compté (cf. infra et les parties suivantes de cet article).

3) Alors que la première mondialisation s'était accompagnée d'une hausse généralisée des conditions de vie de la classe ouvrière, avec un doublement des salaires réels, la mondialisation actuelle engendre une régression sociale massive : pression à la baisse sur les salaires, paupérisation absolue pour des dizaines de millions de prolétaires, dégradation massive des conditions de travail, hausse vertigineuse du taux d'exploitation, etc. Alors que la première mondialisation était porteuse de progrès pour l'humanité, celle d'aujourd'hui répand la barbarie à l'échelle du globe.

4) Alors que la première mondialisation signifiait une intégration de masses de plus en plus larges de travailleurs au sein des rapports salariés de production, celle d'aujourd'hui, même si elle fait naître un prolétariat jeune et inexpérimenté en périphérie, détruit des emplois et déstructure le tissu social parmi les pays et les couches les plus expérimentés de la classe ouvrière mondiale. Si la première mondialisation tendait à unifier les conditions et le sentiment de la solidarité au sein de la classe ouvrière, celle d'aujourd'hui a pour conséquence d'accroître la concurrence et le ‘chacun pour soi' dans un contexte de décomposition généralisée des rapports sociaux.

Pour toutes ces raisons, il est totalement abusif de présenter la mondialisation actuelle comme un remake de la période de gloire du capitalisme et de citer, pour ce faire, les célèbres passages du Manifeste Communiste où Marx décrivait le rôle progressif de la bourgeoisie à son époque. Aujourd'hui, le capitalisme a fait son temps, il a engendré le XXème siècle - siècle le plus barbare de toute l'histoire de l'humanité - et ses rapports sociaux de production n'œuvrent plus dans un sens de progrès pour l'humanité, mais ils enfoncent de plus en plus celle-ci dans la barbarie et le danger d'une destruction écologique planétaire. La bourgeoisie était une classe progressive qui développait les forces productives au XIXème siècle, elle est aujourd'hui obsolète, détruit la planète et ne répand que la misère jusqu'à hypothéquer l'avenir même du monde. C'est en ce sens qu'il faut parler, non de mondialisation, mais de mondialisation pervertie.

La signification politique de la dérégulation et de la mondialisation

Tous les médias et critiques de gauche caractérisent les nouvelles politiques de dérégulation et de libéralisation, menées par la bourgeoisie depuis les années 80, sous les vocables de tournant néolibéral et de mondialisation. En fait, ces dénominations sont chargées d'un contenu idéologique totalement mystificateur. D'une part, la dite dérégulation ‘néolibérale' a été mise en place à l'initiative et sous le contrôle de l'Etat, et elle est très loin d'impliquer un ‘Etat faible' et une régulation par le seul marché comme il est prétendu. D'autre part, comme nous l'avons vu en détail ci-dessus, la mondialisation à laquelle nous assistons aujourd'hui n'a rien à voir avec celle que Marx a pu décrire dans ses ouvrages. Elle correspond à une étape dans l'approfondissement de la crise à l'échelle mondiale et non à une réelle extension progressive du capitalisme comme cela avait cours durant la phase ascendante du capitalisme : c'est une mondialisation pervertie. Ceci n'exclu évidemment pas que les rapports marchands et le salariat puissent ponctuellement et localement se développer (comme en Asie de l'Est par exemple), mais la différence fondamentale est que ces processus se déroulent dans une dynamique radicalement différente de celle qui prévalait durant la phase ascendante du capitalisme.

Ces deux politiques (le capitalisme d'Etat dérégulé et la mondialisation pervertie) n'expriment donc, ni un renouveau du capitalisme, ni la mise en place d'un nouveau ‘capitalisme financiarisé', comme nous le racontent la vulgate gauchiste et altermondialiste. Elles sont avant tout révélatrices de l'aggravation de la crise économique mondiale en ce qu'elles sont l'aveu de l'échec de toutes les mesures de capitalisme d'Etat classiques utilisées jusqu'alors. De même, les appels permanents de la part de la bourgeoisie à amplifier et généraliser encore davantage ces politiques, constituent également un clair aveu de leur échec. En effet, plus d'un quart de siècle de capitalisme dérégulé et mondialisé n'a pu redresser la situation économique au niveau international : depuis que ces politiques sont menées, le PIB mondial par habitant n'a toujours fait que décroître décennie après décennie, même si, localement, et pour un temps donné, cela a permis à l'Asie de l'Est d'en bénéficier et de connaître une spectaculaire croissance.

L'avènement du capitalisme d'Etat dérégulé et de la mondialisation pervertie constitue une claire expression de la décadence du capitalisme

La poursuite de la crise et la chute continue du taux de profit tout au long des années 70 ont mis à mal la rentabilité du capital et des entreprises. Vers la fin des années 70, celles-ci se sont très fortement endettées et bon nombre d'entre elles sont au bord de la faillite. Conjuguée à l'échec des mesures néokeynésiennes pour relancer l'économie, cette situation de banqueroute imposera l'abandon des recettes keynésiennes au profit d'un capitalisme d'Etat dérégulé et d'une mondialisation pervertie, dont les objectifs essentiels seront le rétablissement du taux de profit, la rentabilité des entreprises et l'ouverture des marchés au niveau mondial. Cette réorientation de la politique économique de la bourgeoisie exprimait donc avant tout une étape dans l'aggravation de la crise au niveau international et non l'ouverture d'une nouvelle phase de prospérité portée par la dite ‘nouvelle économie' comme se plaît à nous le raconter en permanence la propagande médiatique. La gravité de la crise était telle que la bourgeoisie n'a eu d'autre choix que d'en revenir à des mesures plus ‘libérales', alors même que celles-ci n'ont fait qu'accélérer la crise et le ralentissement de la croissance ! Vingt-sept ans de capitalisme d'Etat dérégulé et de mondialisation n'ont rien résolu, mais aggravé la crise économique !

Les deux piliers de la mondialisation pervertie qui accompagnent la mise en place du capitalisme d'Etat dérégulé dès 1980 reposent, d'une part, sur la recherche effrénée de lieux de production à faibles coûts salariaux afin de rétablir le taux de profit des entreprises (sous-traitance, délocalisation, etc.), et, d'autre part, sur la recherche débridée d'une demande ‘externe' à chaque pays pour pallier à la réduction massive de la demande salariale interne consécutive aux politiques d'austérité prises pour rétablir ce taux de profit. Cette politique a directement profité à l'Asie de l'Est qui a su s'adapter pour bénéficier de cette évolution. Dès lors, la très spectaculaire croissance en Asie de l'Est, au lieu de contribuer au redressement de la croissance économique internationale, a en réalité participé à la dépression de la demande finale par la réduction de la masse salariale au niveau mondial. En ce sens, ces deux politiques ont puissamment contribué à l'aggravation de la crise internationale du capitalisme. Ceci se perçoit très clairement sur le graphique ci-dessous qui montre un parallélisme logique et constant entre l'évolution de la production et celle du commerce mondial depuis la seconde guerre mondiale, sauf à compter des années 1990 qui voient, et ce pour la première fois depuis une soixantaine d'années, une divergence s'installer entre un commerce mondial qui reprend vigueur, et une production qui reste atone :

Graphique 5. Source : L’invention du marché, Philippe Norel, Seuil, 2004, p.430.

 

Ainsi, le commerce avec le Tiers-Monde, qui avait relativement reculé de moitié durant les Trente glorieuses, reprendra à partir des années 1990 suite à la mondialisation. Cependant, il ne concerne essentiellement que quelques pays du Tiers-Monde, ceux justement qui se sont transformés en ‘ateliers du monde' pour marchandises à bas coûts salariaux [4].

Que la reprise du commerce mondial et de la part des exportations depuis les années 80 ne s'accompagnent pas d'un regain de croissance économique, ceci illustre très clairement ce que nous mettions en évidence : contrairement à la première mondialisation au XIXème siècle qui élargissait la production et la masse salariale, celle d'aujourd'hui est pervertie en ce sens qu'elle comprime relativement cette masse salariale et qu'elle restreint d'autant les bases de l'accumulation à l'échelle mondiale. Que la ‘mondialisation' actuelle se résume à une lutte acharnée pour diminuer les coûts de production par une réduction massive des salaires réels exprime à l'évidence que le capitalisme n'a plus rien à offrir à l'humanité que la misère et une barbarie croissante de la vie. La dite ‘mondialisation néolibérale' n'a donc rien à voir avec un retour à la conquête du monde par un capitalisme triomphant comme au XIXème siècle, mais exprime avant tout la faillite de tous les palliatifs utilisés pour faire face à une crise économique qui mène lentement, mais inexorablement, le capitalisme à la faillite.


[1] Dans le numéro 128 de cette revue, nous avons publié deux graphiques illustrant l'évolution du taux de profit sur un siècle et demi pour les Etats-Unis et la France. Nous pouvons très clairement y distinguer cette chute de moitié du taux de profit entre la fin des années 1960 et 1980. C'est l'une des chutes les plus spectaculaires du taux de profit dans toute l'histoire du capitalisme, et ce, au niveau mondial.

[2] Le taux de plus-value n'est autre que le taux d'exploitation qui rapporte la plus-value (PV) accaparée par le capitaliste à la masse salariale (CV = Capital Variable) qu'il verse aux salariés : Taux d'exploitation = Plus-Value / Capital Variable.

[3] Ce graphique provient de l'étude réalisée par Ian Dew-Becker & Robert Gordon : Where did the Productivity Growth Go? Inflation Dynamics and the Distribution of Income, Washington DC, September 8-9, 2005, et disponible sur le Web à l'adresse : zfacts.com/metaPage/lib/gordon-Dew-Becker.pdf. Le graphique indique l'évolution de l'importance de la masse salariale dans le PNB. Il concerne l'ensemble des salaires pour l'Union européenne et les salaires déduits des 5% les plus élevés aux Etats-Unis.

[4] C'est ce ‘bas coût' des marchandises qui explique la stabilisation à un haut niveau de la part du produit qui est exportée entre 1980 (15,3%) et 1996 15,9%) ; en effet, cette même part explose lorsqu'on la calcule non plus en valeur, mais en volume : 19,1% en 1980 et 28,6% en 1996.

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